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L'Homme et la société

Le mode de génération des générations « immigrées »


Abdelmalek Sayad

Abstract
Abdelmalek Sayad, Generation among "Immigrant" Generations
In addition to the age factor and the way in which the passage of time and history can be seen as a succession of
generations, the concept of generation must also be thought of as a mode of classification that is necessarily contested.
Immigration poses a question of generation that is special in that it, firstly, involves the addition of an external factor in the
evolution of a society and, secondly, involves the creation of a new type of generational identification within that society.
The social milieu of immigrants therefore represents a laboratory where all the latent meanings engendered by the
relationships between the individuals and the group and between the different generations may be studied.

Citer ce document / Cite this document :

Sayad Abdelmalek. Le mode de génération des générations « immigrées » . In: L'Homme et la société, N. 111-112,
1994. Générations et mémoires. pp. 155-174.

doi : 10.3406/homso.1994.3377

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1994_num_111_1_3377

Document généré le 04/11/2015


Le mode de génération
des générations « immigrées »

Abdelmalek SAYAD

De la génération (sociale) en général...

En ces temps favorables à un retour en force de l'eugénisme i, le terme de


génération contient en lui le risque de devoir servir de terrain nouveau,
nouveUement offert au socio-biologisme. Les tentations et les séductions de
rapporter les différences sociales à des facteurs d'ordre génétique sont grandes et
resteront toujours grandes : U est à craindre que les progrès actuels, prodigieux,
de la biologie et de la génétique ne soient de nature à conforter aujourd'hui
encore le vieti eugénisme en lui fournissant cette espèce de « halo pseudo-
scientifique » propre à expUquer, à justifier et à légitimer, avec l'autorité de la
science croit-on, les inégalités sociales, justifiant et légitimant du même coup et
objectivement (/. e. à l'insu même des tenants de pareUles thèses) tous les
préjugés racistes. C'est notamment par la médiation de notions comme celles de
filiation et de classes d'âge, que la catégorie de génération a partie Uée, quoi
qu'on fasse, avec le modèle biologique. Malgré toutes les précautions qu'on peut
prendre en permanence, précisément, pour fixer la signification plus proprement
sociologique de la génération, et qui consistent à la qualifier, tantôt de
génération sociale, sans doute pour l'opposer à génération familiale (ou
animale) et, tantôt, de génération historique (par opposition à génération
natureUe, peut-être), on ne peut jamais être sûr d'avoir rompu totalement et
définitivement avec la tentation biologique qui hante toujours la sociologie et vers
laquelle, plus largement, « louchent » toutes les sciences sociales. Bien qu'Us
soient de nature fondamentalement sociale, le problème de l'âge et, avec lui, le
problème de la durée d'une génération (aussi artificiel et aussi convenu que ce
dernier puisse paraître) tendent à perdre de leur signification proprement
sociologique, dès lors qu'U y a périodisation et qu'on y introduit la notion de
cycle de vie (/. e. naître, grandir, vivre, mourir), scheme métaphorique qui n'est
pas seulement propre au mode de pensée « naturaliste » mais reste cher même
aux penseurs nombreux et Ulustres, de la société en termes de physique ou de
dynamique sociale, penseurs qui sont tous, bien sûr, des théoriciens du progrès.
On ne finirait pas de débusquer tous les pièges du biologisme et de démasquer

1. Pour paraphraser le titre de l'ouvrage de Troy DUSTER, Retour à l'eugénisme, Paris,


Kimé, 1992, 303 p. .

L'Homme et la Société, n° 111-112, janvier-juin, 1994


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toutes les formes de pensée qui lui sont associées, et ce n'est pas de lui opposer
le sociologisme, cet autre écueU similaire, qui peut constituer la solution.
Plus vrai encore et plus significatif du Uen toujours vivace avec le biologique,
atteste le besoin ressenti de fonder toutes les formes d'appartenance sociale et
tous les systèmes sociaux sur des constructions généalogiques, c'est-à-dire sur une
superposition, à la manière des couches sédimentaires, d'une succession de
générations se déposant les unes après les autres au fil du temps, la filiation étant,
dans le cas d'espèce, le modèle archetypal, le paradigme de tout Uen social. En
attestent aussi tous les mythes fondateurs qui sont au principe de toutes les
généalogies, que celles-ci soient familiales, parentales, tribales ou qu'eUes soient
de villages, de cités, de nations, etc. Dans cette logique (ou chrono-logique),
c'est l'humanité entière qui ne serait qu'une succession ininterrompue de
générations, à la manière d'une chaîne sans fin dont chaque génération serait un
anneau ; toute solution de continuité étant de l'ordre de l'impensable. Le temps
historique lui-même, si tant est qu'U ait sa place dans la conception cyctique du
temps qui est implicitement contenue dans la notion de génération, ne serait
alors qu'une répétition indéfinie de générations à partir de quelque père
fondateur.
Continuité ou rupture? Là est tout le problème du phénomène
générationnel : la notion de génération met en cause le sens même de l'histoire,
voire la possibilité de l'histoire. EUe fait se télescoper deux autres notions qui lui
sont associées, contemporanéité et simultanéité. Une même génération
engloberait dans une situation donnée et à un moment donné tous les
contemporains ; c'est d'ailleurs la définition commune qu'en donnent tous les
dictionnaires. Mais encore faut-ti s'entendre sur le sens à donner au terme de
contemporains. De quelle contemporanéité s'agit-U ? Quel peut en être le
contenu ? C'est une des questions majeures que pose la notion de génération, et
quand on lui aura adjoint les questions complémentaires, toutes questions
solidaires, dérivant les unes des autres, et Uées entre eUes dans une mutueUe
dépendance, questions qui tournent autour: 1) de la relation entre la
conception de la génération comme abstraction totale et la conception de la
génération comme groupe concret effectivement circonscrit dans des Umites qui
sont ceUes de son mode de production et de son mode de fonctionnement ; 2)
de la relation entre continuité et discontinuité, deux réalités contradictoires, mais
deux réalités nécessaires pour qu'on puisse distinguer dans le flux continu du
temps humain des générations séparées qui se succèdent, se prolongent les unes
les autres et se tiennent les unes derrière les autres ; 3) de ce qui fait l'unité
propre (intrinsèque ou extrinsèque, c'est un autre aspect du débat) de la
génération ou, mieux, de l'ensemble générationnel comme un moment particulier
et localisé dans le déroulement historique et dans le devenir social ; 4) de bien
d'autres problèmes comme les conditions de conservation, au fil des générations,
de transmission d'une génération à l'autre, de réception et d'invention ou de
réinvention et de réinterprétation par chaque génération du patrimoine ou du
capital culturel ce n'est pas un hasard si la sociologie de la génération est avant
tout sociologie de la connaissance ou, pour le moins, fait partie de la sociologie
de la connaissance : on découvre cela à vouloir faire la sociologie de cette région
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de la sociologie qui a aussi son histoire sociale -, on aura fini, en gros, par cerner
l'essentiel de ce que recouvre la sociologie de la génération. Ge qui ajoute aussi à
la confusion, c'est d'une part la relative polysémie du mot génération et, d'autre
part, son déploiement sur deux axes et dans deux dimensions, une dimension
verticale et un axe horizontal. En effet, comme cela arrive souvent avec le
vocabulaire qui nomme les mécanismes ou les dynamismes sociaux, qui nomme
les déplacements dans le temps et l'espace et, plus largement, avec le vocabulaire
qu'on dirait opératoire en ce sens qu'U dit l'action qui s'effectue et qu'U a à dire
les pratiques, le mot génération a fini par désigner, tout à la fois, le processus
générateur ou producteur d'une génération et le résultat de ce processus, le
produit engendré, le modus operandi et Y opus operatum : on a un autre
exemple de ce mécanisme sémantique avec notamment le mot immigration - ce
qui n'est pas sans Uen avec la notion de génération - qui, à sa manière, signifie lui
aussi, tout à la fois, d'abord, le mécanisme en cours, le processus même par
lequel on immigre ; ensuite, le résultat de ce processus, c'est-à-dire la situation
sociale engendrée par le processus en question ainsi que la position ou les
positions qui en résultent ; et, enfin, de plus en plus couramment, la population
ou les populations concernées, saisies comme eUes le sont par le mouvement
d'immigration qui, sans eUes, serait vide de contenu réel et vide de sens. En
outre, ceci découlant en partie de cela, la notion de génération participe dans le
même temps de deux conceptions complémentaires et dialectiquement Uées. D'un
côté, c'est une conception diachronique, selon un axe longitudinal, et dont tout
l'enjeu se situerait en amont et porterait sur l'antériorité qu'on veut la plus
longue, la plus ancienne et surtout la plus continue, une continuité soUdement
assurée et réputée sans solution ; et, ici comme ailleurs, le vocabulaire, surtout le
vocabulaire de la généalogie ou du scheme généalogique, tel qu'il empreint
toute la représentation qu'on a de soi et qu'on a, corrélativement, de l'autre,
atteste de ce désir d'une antériorité originaire 2 et atteste de la continuité d'un
« nous » qui serait comme la résultante d'un haut héritage, d'un « nous »
d'autant plus vigoureux et d'autant plus « authentique » que l'héritage dont 0 se
réclame est ancien et continu : c'est le sens qui s'attache à tout le vocabulaire de
la «souche» («Français de souche», se proclame-t-on), des «racines»,
vocabulaire « du sang et de la terre » (le jus sanguinis), qui est comme une
variante plus populaire, roturière du vocabulaire héraldique et aristocratique de
la haute naissance et des « quartiers » (de noblesse). De l'autre côté, une
conception synchronique, selon un axe transversal, et dont l'enjeu total
s'inscrirait, cette fois-ci, dans le temps présent et porterait alors sur le volume et
sur le degré de cohésion de la masse de tous les contemporains qui se veulent ou
qui prétendent descendre tous de la même origine et participer de la même
histoire. Pour compléter ce tableau des correspondances entre diachronie et
synchronie, longitudinaUté et transversaUté, antériorité et simultanéité, etc., on

2. De cette tendance à faire remonter de plus en plus haut dans le passé les indices de
l'émergence d'une « conscience nationale », Marc Bloch donne une illustration
magistrale qui consiste à retrouver des traces de sentiments nationaux dès l'époque des
invasions germaniques : cf. La société féodale, Paris, Albin Michel, coll. « Évolution
de l'humanité », 1939 (rééd.) p. 600 sq. f
-Le-1
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aurait respectivement, selon chacun des deux points de vue énoncés, tantôt une
vision dynamique du mouvement générationnel où on parlerait de relations
intergénérationneUes et, tantôt, au contraire, une vision statique de l'état de la
génération à un moment donné du temps où sont en cause l'unité, la cohésion de
l'ensemble générationnel et les relations intragénérationnelles. Le modèle
paradigmatique de la relation postulée par l'une et par l'autre conceptions,
conjointement présentes dans la représentation que tout groupe se donne de lui-
même, est pour l'une Yancestralité et, pour l'autre, la fraternité : la première
fonde et légitime la seconde qui, de la sorte, se pense comme pure de toute
altérité et exempte de promiscuité et d'inauthenticité ; à son tour, la seconde,
fondée et légitimée de la sorte, constitue, à chaque moment, comme
l'actualisation, sans cesse répétée de Yancestralité qui se continue à travers eUe,
et qui se rappelle à tous comme l'incarnation vivante de la même origine,
l'origine à laquelle on se réfère. C'est à cela que servent, en tous Ueux et à tous
les moments, les généalogies et les constructions généalogiques ; et plus la base
synchronique qui demande à être fermement intégrée est large, plus la référence à
l'ancêtre, à la mobUisation des ancêtres les plus lointains, ainsi qu'à leur histoire,
c'est-à-dire au pouvoir puissamment intégrateur de cette référence et de cette
mobUisation, remontent haut dans le passé.
Pour reprendre la formule, « non-contemporanéité de la contemporanéité »
de Pinder, cela qui, dans le phénomène des générations, notamment dans
l'histoire de l'art en Europe 3, a intéressé au plus haut point l'esthète et
l'historien, convient à tous les points de vue pour caractériser une des propriétés
fondamentales du problème de la génération au sens le plus large du terme. Pour
comprendre ce que peuvent être dans ce contexte la contemporanéité et,
corrélativement, la non-contemporanéité ou si l'on veut, « la contemporanéité de
ce qui n'est pas contemporain » et, inversement, « la non-contemporanéité de ce
qui peut être contemporain », 0 convient de dissocier la signification
véritablement sociologique de ce qui est l'« être-contemporain » de son sens
littéral, plus naturel et plus immédiat, de simple simultanéité au sens ordinaire du
terme, au sens où les choses simultanées ne sont Uées les unes aux autres que
parce qu'eUes sont situées dans le même intervaUe chronologique, et rien d'autre
que cela ce qui n'est pas peu, U faut en convenir. Il ne suffit pas de partager le
même temps chronologique pour être sociologiquement contemporain. Aussi
peuvent appartenir à des générations sociales différentes, dans la mesure où Us
ont été engendrés par des conations sociales différentes, des hommes qui vivent
simultanément dans le même temps, la même époque - ce qui est une forme
particulière de contemporanéité ; à l'opposé, peuvent être contemporains les
uns des autres, et contemporains autrement que simultanément - et, à l'échelle
humaine, c'est même là quelque chose de banal - des hommes que des écarts
dans la chronologie parfois fort importants séparent dans le temps, mais qui sont
les produits, à des moments différents, d'un même mode d'engendrement, des
mêmes conditions sociales de génération ou de ce qu'on appeUe une même

3. Tel est le titre de l'ouvrage de W. PiNDER, Le problème des générations dans


l'histoire de l'art européen, Berlin, 1926.
Le mode de génération des générations « immigrées »

génération sociale - c'est là une autre forme ou une autre définition dè~la
contemporanéité.
rlUleurs, dans un texte antérieur, ayant à expliquer la genèse de l'émigration
deHravaUleurs algériens vers la France, ainsi que les changements qui se sont
produits dans l'histoire de cette émigration et dans le système de ses attitudes, en
partie sous l'effet même de cette émigration, changements qui en ont assuré la
pérennité, on a été amené à donner sur le mode pratique et de manière tout à fait
empirique une définition de la génération, à partir de l'idée que des individus
peuvent être amenés à agir et à réagir de manière semblable en raison de la
condition sociale qu'Us partagent en commun ; ces individus engendrés par une
condition et engendrant eux-mêmes une même riposte à la condition qui en est
génératrice, forment une même génération ou un même « âge », une autre
manière de nommer ce que Mannheim appeUe l'« être-ensemble de nature
« socio-historique 4£jLa définition implicitement proposée et effectivement mise
en uvre de la génération est qu'une classe particuUère de conditions sociales
engendre une classe particuUère d'individus porteurs de caractéristiques qui leur
confèrent une certaine unité et, à travers eux, une classe particulière de
comportements qui leur sont propres dans la situation où Us sont placés : ici, une
classe particuUère d'immigrés qui, placés en situation d'immigration, donneront
une classe particuUère d'immigrés 5 et, à travers les uns et les autres, en dernière
analyse, une classe particuUère de comportements respectifs, ceux de l'émigré et,
corrélativement, ceux de l'immigré, les uns et les autres parfaitement cohérents
entre eux et relativement bien ajustés aux situations qui les ont engendrés ici et
là. Ce mode de génération et, partant, la génération qui en est le produit, ne se
réalisent pas de la même manière, avec la même intensité et surtout aux mêmes
dates dans toutes les régions (géographiques et sociales) et dans toutes les
couches de la même société : l'émigration des paysans algériens vers le salariat en
France, vers la seule prolétarisation possible, invention principalement, quand ce
n'est pas exclusivement, des populations montagnardes (et de toutes les
populations montagnardes d'Est et d'Ouest, des Aurès, de l'Ouarsenis en partie,
des Monts de Lala Maghnia, etc., et pas seulement de la Kabylie comme on se plaît
à le répéter à loisir) a donné cette première génération dès les débuts de ce
siècle ; ce mode de génération ne se reproduira ailleurs, dans la zone des Hautes
Plaines par exemple, que bien plus tard, parfois avec un décalage de quelque
vingt années, quand, mutatis mutandis, les mêmes conditions d'engendrement
(ou des conditions similaires, homologues des précédentes) auront gagné
d'autres territoires et d'autres populations et auront de cette façon engendré de
nouveaux émigrés et immigrés. Ainsi une même classe de facteurs, une même série
de causes auront produit, à des décennies d'intervaUe et en des Ueux séparés,

4. Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, 123 p., avec
une introduction (p. 7-21) et une postface (p. 85-119) de Gérard Mauger, cotraducteur
avec Nia Perivolaropoulou.
5. Cf. notre tout premier article, à visée programmatique plutôt que conclusive, « Les
trois âges de l'émigration algérienne vers la France », Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 15, juin 1977, p. 59-81.
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une même génération d'émigrés qu'on peut considérer comme contemporains


sous ce rapport, malgré le décalage qu'U y a dans les dates.
« Situation de classe et situation de génération sont homologues », dit Gérard
Mauger dans le commentaire qu'U fait de l'ouvrage de Mannheim, Le problème
des générations (op. cit.), ajoutant qu'à toute «situation (de classe ou de
génération) correspond, selon les termes même de Mannheim, une « tendance à
un mode de comportement, une façon de sentir et de penser déterminées »,
« tendance inhérente à chaque situation, définissable à partir de la spécificité de
la situation elle-même 6 ». Est-on de teUe génération ou de teUe autre comme
« on est prolétaire, entrepreneur, rentier, etc. » et, pourquoi pas, émigré ou
immigré (ou enfant d'émigré ou d'immigré) ? Si on connaît partiellement - et fort
peu - le passage de situation de classe (situation dont on relève sans savoir qu'on
relève de quelque situation que ce soit) à la conscience de classe, peut-on en
dire autant, par analogie, du problème de la génération : quand, sous quel effet,
à queUes conations passerait-on d'une situation de génération à une conscience
de génération ? Cependant, pour continuer le parallèle, si la situation de classe,
qui n'impUque pas nécessairement une conscience de classe, aide quand même
au surgissement de celle-ci et, par là, au caractère particuUer qui lui advient de ce
surgissement, U n'est pas sûr que la situation de génération conduise eUe aussi,
dans des conditions similaires à une « conscience de génération » qui soit
l'équivalent de la « conscience de classe ». Quand une nouveUe génération sait-
eUe qu'eUe est génération, quand prend-eUe conscience d'eUe-même en tant que
génération ? Et quels sont alors sur la génération qui prend conscience d'elle-
même les effets propres de cette prise de conscience ? La prise de conscience
n'aurait-elle pas un effet dissolvant sur le phénomène de génération ? À vrai dire,
ce qui est en cause dans ce type de questions c'est la nature même de cet
ensemble qu'on dit générationnel. Il y aurait comme deux manières d'entendre la
génération : d'abord, en tant qu'eUe est une pure abstraction - cela dit au
passage, c'est ce qui donnerait Ueu à une sociologie qui viserait à une « théorie
pure de la génération » ; ensuite, en tant qu'eUe peut prendre des formes
réalisées, objectivées à travers des groupes et dans dès groupes concrets, bien
définis, bien situés dans l'espace et dans le temps. Mais, probablement, en tant
que construction sociale, la génération qui nous occupe n'est ni pure
abstraction, ni simple groupe concret ou ensemble de groupes concrets. Et si eUe
peut accueillir en eUe des groupes concrets dans lesquels les uns et les autres
s'identifieraient mutueUement sur une base empirique constituée par les traits
sociaux et la position sociale qu'Us partageraient ensemble (le Ueu de résidence,
surtout quand U est un Ueu de réclusion, la cité ; l'origine ethnique, surtout
quand eUe se dénonce comme origine étrangère, exotique, encore trop récente et
fortement dévalorisée et stigmatisée ; et, en association avec tout cela, maintes
autres caractéristiques sociales), la génération ne saurait se réduire à l'ensemble
des groupes auxquels eUe sert de socle de formation. Ni « groupe concret » de
quelque nature qu'U soit, naturel ou contractuel, ni dispersion informe, à l'état

6. C'est ce qu'écrit Gérard MAUGER dans la « lecture sociologique » qu'il fait dans la
postface qui accompagne la traduction qu'il donne de Karl Mannheim, Le problème des
générations, op. cit., p. 45 et p. 99.
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de poussières, d'individus n'ayant de Uen entre eux que celui que construit le
classement qu'on en fait dans une même classe d'âge - la génération n'est pas une
classe d'âge ; elle n'est pas non plus un mouvement de génération, comme on l'a
dit, quoiqu'elle en soit proche, plus proche que de la classe d'âge -, la
génération est un ensemble et eUe n'est que cela ; eUe ne peut être autrement que
cela. EUe est alors une abstraction et, en tant que teUe, eUe ne prend vie réeUe et
incarnation qu'à travers des îlots épars de groupes réalisés, mais eUe ne saurait
être la somme de ces groupes et, ici comme aiUeurs, le tout (i. e. l'ensemble
générationnel) semble supérieur qualitativement à la somme des parties. Quelle
est donc l'unité de ce tout ? Sans qu'eUe soit d'ailleurs pleinement consciente du
rôle qu'eUe est amenée à jouer, et plutôt principe unificateur qu'entité unitaire,
la génération ne peut savoir ce qu'eUe est, et ne peut pas même savoir ce qu'eUe
contient en eUe, avant que l'occasion ne lui en soit donnée, c'est-à-dire avant
qu'U ne lui soit donné de mettre en pratique, ici et là, même partieUement et
localement, ce même principe autour nécessairement d'unités restreintes. QueUe
est donc cette forme d'unité constitutive de la génération et de chaque génération
isolément ? De quel Uen social la génération est-elle tissée pour apparaître comme
génération unifiée et pour être traitée comme teUe en son temps même et non,
comme cela est plus facile à faire, après coup, au moyen d'un travaU rétrospectif
de reconstitution ? Comment se fabrique donc ce Uen, nécessairement spirituel
parce que jamais éprouvé concrètement, empiriquement et au niveau de
l'ensemble entier, qui fait que la génération n'est pas un simple agrégat
d'individus mais n'a pas besoin non plus de prendre la forme d'un groupe effectif
ou la forme d'une association concertée ? Sur quoi une génération fonde-t-eUe sa
cohésion et son unité pour être la génération ? Pour être la génération dont on
parle : la « génération-d'avant-guerre », ou « l'après-guerre » (mais de queUe
guerre ?), la « génération-des-congés-payés », la « génération-de-la-guerre-
d'Algérie », la « génération-de-la-pilule », la « génération-du-baby-boom », la
« génération-de-68 », et aussi, ce qui finira par advenir, la « génération-du-
chômage » ou la « génération-du-sida », etc., puisqu'U faut qu'une génération
soit repérée, qualifiée et dénommée par ce qu'eUe a de plus essentiel et de plus
distinctif croit-on, mais, en fait, par ce qu'elle a de plus emblématique. L'unité
d'une génération est-eUe vraiment intrinsèque, ou est-eUe, pour une bonne part
extrinsèque, c'est-à-dire déterminée par quelque facteur qui lui est extérieur ?
Comment et pourquoi se fait-il que dans certaines circonstances, la génération est
élevée au niveau de la conscience l Mais plutôt que conscience d'eUe-même,
comment se constitue l'identité d'une génération ? La communauté des conditions
d'existence suffit-elle, à eUe seule, à susciter l'indispensable identification des uns
aux autres, une identification s'opérant sur la base principalement de
l'expérience commune des conditions communes de vie et identification, par
aiUeurs, reconnue de tous, aussi bien des intéressés eux mêmes que des
observateurs de ces mêmes conditions et aussi des réactions que ceUes-ci
entraînent. Le pouvoir identificateur, ou si on veut, intégrateur des conditions
communément partagées - eUes contribuent à renforcer l'unité présumée de la
génération et aident à la prise de conscience de cette unité -r semble d'autant plus
efficient que ces conditions sont éprouvées comme discriminatoires,. comme étant
162 Abdelmalek SAYAD

autant d'attributs spécifiques, voire exclusifs, et comme autant d'attributs


stigmatisants. Mais la commune conscience que forgent, d'abord, le fait de
découvrir le partage inégal des conditions de vie les plus réprouvées, et ensuite,
le retentissement que cette découverte a sur toute la génération ou fraction de
génération qui doit supporter ces conditions, est-elle de nature à conférer une
vraie unité à la génération concernée par cette situation ? De manière plus large,
que représente, par-delà ce cas particuUer, une identité qui ne serait fondée que
sur des critères, en apparence, tout à fait négatifs, une identité qui ne serait
définie que négativement, par la sommation de traits qui ne peuvent se dire qu'en
termes de manquement et comme par défaut, et qui agissent en fait à la manière
de stigmates. Au nombre de ces traits stigmatisants, on peut citer : la condition
d'enfants d'immigrés ; l'origine ethnique et/ou nationale, même lorsqu'une
grande distance est prise avec cette origine ; l'appartenance, même toute
théorique ou seulement symboUque, à une langue, à une religion, à une culture,
dit-on, et qui, ici, sont toutes langue, religion, culture dominées, parce que,
langue, religion, culture de sociétés dominées à tous les points de vue,
l'émigration étant d'ailleurs tout à la fois l'effet, l'illustration et la preuve, en
dernière analyse, de cette domination - et cela queUe que soit la relation qu'on
entretient, dans le cas qui nous concerne, avec ces langue, reUgion, culture, et
même quand elles seraient totalement ignorées ou oubliées (ce qui n'a rien
d'étonnant, dès lors qu'U n'est rien dans la situation de décontextualisation où
eUes se trouvent, qui vienne les réactiver) ; et, toutes choses Uées les unes aux
autres, la ségrégation spatiale et sociale de l'univers des cités des banlieues,
ségrégation qui risque toujours d'apparaître comme une ségrégation « raciale » ;
en réaction à cela, la violence de ces banUeues et des immigrés dans ces
banlieues, délinquance et violence qui sont, dans ce cas, dénoncées d'autant plus
véhémentement qu'elles sont associées à l'immigration, et qu'à ce titre eUes
apparaissent comme « exotiques », donc violence et délinquance au second
degré, violence et délinquance doublement répréhensibles parce qu'eUe sont, de
surcroît, fondamentalement illégitimes ; l'échec scolaire qui est, à sa manière, une
autre forme de délinquance, car telle en est la représentation que s'en fait
l'imaginaire social qui est aussi un imaginaire national : « On leur donne une
école, on les scolarise et Us ne sont même pas capables d'en profiter !» ; le
chômage qui, ici, prend une signification d'une autre nature et revêt une valeur
symboUque qu'U n'a pas nécessairement ailleurs car, bien qu'U soit, en l'état
actuel des choses largement partagé, bien qu'U soit à l'état endémique, U n'est
pas, dans le cas d'espèce, toujours dissocié ni même dissociable de la vague
accusation qui pèse sur lui et pèse donc sur ses victimes qu'on s'empresse, ici
plus qu'ailleurs, de taxer de paresse, de malignité, d'oisiveté voulue et recherchée
et, en bref, de vice intrinsèque - ne dit-on pas que « l'oisiveté est mère de tous les
vices » - au Ueu de considérer, ce qui est plus juste et plus vrai, l'effet différentiel
de difficultés sociales propres, l'effet d'une position sociale désavantageuse ou,
pire, préjudiciable ; manque de qualification technique, ce qui ne fait
objectivement qu'aggraver l'échec scolaire et le reproche porté en raison de
l'échec scolaire ; etc. Si tout cela pourrait être de nature à constituer l'unité d'un
groupe, U ne faut cependant pas se laisser aUer à confondre, d'un côté, cette
Le mode de génération des générations « immigrées » 163

unité et, avec eUe, ce qui, positif ou négatif, pourrait être, à l'occasion, à son
fondement, et de l'autre côté, l'unité de la génération proprement dite, lors même
que le groupe concerné est dit appartenir à une même génération identifiée par
les conditions de sa genèse et par la position sociale commune à tous ses
membres, c'est-à-dire tout cela qui contribue à faire que dans le devenir socio-
historique de tout l'ensemble générationnel auquel Us appartiennent (ensemble
au sens morphologique et en tant que moment dans le déroulement du temps),
leur soient offertes en partage les mêmes possibilités.

... Aux générations « ordinales » (la première, la seconde, etc.)


de l'immigration

Sans doute, avant d'avoir à connaître du cas concret de certaines populations


auxqueUes on appUque prioritairement, et trop facUement à notre sens, le mot de
« génération » - probablement faute d'un terme adéquat pour nommer
judicieusement une population et une situation « innommables », inclassables -,
fallait-il passer par ce détour, trop confus à notre gré, nécessaire pour donner
une vague idée de la signification extrêmement complexe du phénomène de
génération. On aurait aimé écrire ce papier et traiter réeUement du problème sans
jamais avoir à parler ni de « première », ni de « deuxième », ni de « énième »
génération (si énième n'était pas contradictoire ou incompatible avec l'idée
même de génération) et moins encore de « génération zéro », encore que ce soit
là le point de départ de tout, et un point de départ non pas seulement d'une
chronologie, d'une série ordinale et série bio-ordonnée, mais surtout d'une
raison, d'un raisonnement qui croit fonder sa validité sur des données
sérieUement attestées (les flux successifs de l'immigration) et, par là, sur une
conception événementielle des différentes générations (au sens de filiations)
scandant le temps de l'immigration et la succession des populations immigrées.
Manière de spectacle qui s'offre à l'observation et au décompte de la société qui
le voit s'accomplir devant elle, l'immigration se laisse très facUement découper en
étapes, en tranches de populations, en générations. Il faut que le temps, et
beaucoup de temps, soit passé pour qu'on oubUe le décompte des générations
(c'est en cela que la « génération, degré zéro », génération originelle, est
quelque chose d'impossible). « On s'intéresse d'autant plus (aux générations)
qu'U y a un déficit de génération, donc d'antériorité historique confirmée »,
explique François Mentré 7, alors même que la notion d'hérédité sociale
s'amenuise, voire cesse d'être d'actualité (U n'y a plus d'hérédité de professions,
de charges, ni même à proprement parler, d'appartenance à quelque ordre que
ce soit, classe ou caste). Est-ce la raison pour laquelle le problème des
générations suscite aux États-Unis, pays sans grande « antériorité historique
confirmée », pays à la recherche d'une tradition nationale, un plus grand intérêt
inteUectuel et une plus grande attention à l'eugénisme qui reste une tentation
constante 8 ? Parce qu'eUe est extériorité, l'immigration qui est un apport de

7. Cf. François Mentré, Les générations sociales, Paris, Bossard, 1920, 470 p.
8. Cf. American and English Genealogies in the Library of Congress, Washington,
1910, 805 p., cité par François Mentré, op. cit^ p. 9.
164 Abdelmalek SAYAD

populations hors des frontières, se prête plus facilement au repérage et, là


encore, on ne sait si « générations » (s'U y a Ueu de parler de génération) veut
dire vagues successives d'immigrés et, exception faite de l'origine nationale,
qu'est-ce qui distinguerait alors, jusqu'au sein de cette même origine, une vague
d'une autre, surtout quand le mouvement d'immigration est continu et qu'U se
déroule sans interruption sur une assez longue période - ou s'U s'agit de
générations au sens proprement familial du terme, c'est-à-dire une génération
d'immigrés qui ne seraient que la postérité de la génération de leurs parents
immigrés. Comme par un curieux hasard, de cette génération de parents
immigrés, on ne parle pas ; ou tout au moins, on n'en parle pas en tant que
génération (ou générations). Sans doute, la représentation ordinaire qu'on a de
l'immigré dans nos vieilles sociétés « étatico-nationales » déjà toutes constituées -
à la différence des sociétés du « Nouveau monde » qui sont toutes, jusqu'à une
date relativement récente, voire jusqu'à ce jour, des sociétés qui ne sont faites
que d'immigrations, et qui ne se sont faites qu'à force d'immigrations successives
-, représentation tout à fait conforme à notre manière de penser l'État (et,
d'ailleurs, à travers l'immigration et la manière de penser l'immigration, c'est
l'État qui se pense lui-même en pensant l'immigration, qui se pense selon la
« pensée d'État »), dispense-t-eUe d'avoir à parler de l'immigration comme réalité
intrinsèque, d'avoir à l'envisager et à la penser comme une donnée endogène,
c'est-à-dire oubUée et débarrassée de son caractère d'extériorité (ou d'altérité),
ainsi que de tout ce qui est Ué à cette extériorité et qui fait la spécificité du mode
de présence que réalise l'immigration au sein d'un ensemble national, au sein
d'un univers qui n'a d'existence que nationalement (i. e. sur un territoire défini
nationalement, sous l'autorité de la souveraineté nationale, dans le respect de
l'ordre pubUc national, et pour des ressortissants nationaux 9). D'une certaine
manière, l'avènement du langage en termes de génération à propos de
l'immigration pourrait témoigner d'un changement de perspective dans le regard
porté sur le phénomène de l'immigration, changement tout relatif d'ailleurs,
coïncidant avec la fin, depuis quelque deux décennies, des temps des
immigrations massives et mobiles pensait-on, de travaiUeurs, et seulement de
travaUleurs et pour le seul travaU, comme si le travaU et l'immigration de travaU
n'appelaient pas, à trop durer, la résidence permanente et l'immigration de
peuplement. Ainsi naît, avec la relative mais combien tardive prise de conscience
de la réalité de l'immigration en tant que présence appelée à devenir définitive (et

9. Les caractéristiques de la présence « immigrée » sont, pour une bonne part, les
effets de nos catégories de pensée, les catégories sociales, les catégories politiques sont
aussi des catégories mentales : ainsi, alors même que la réalité vient démentir de manière
flagrante les représentations habituelles qu'on a, conformément à l'orthodoxie nationale,
de l'immigré et de l'immigration, on continue à penser l'une et l'autre comme étant
responsables d'une présence qui, idéalement, devrait être, en droit et en théorie,
« provisoire » (lors même qu'on lui accorde de durer indéfiniment), subordonnée à
quelque raison autre qu'elle-même (ici, le travail), neutre politiquement (présence « a-
politique », neutralisée politiquement alors qu'elle est fondamentalement politique).
Pour tout ce qui est de ces exigences propres à notre façon de penser (nationalement) le
monde politique et social, ainsi que des nécessaires illusions qu'elle impose, on se
reportera à notre ouvrage, L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, Bruxelles, De
Boeck, 1992, 330 p., notamment p. 49-77 et 291-311.
Le mode de génération des générations « immigrées » 165

pas seulement durable), le besoin de parler désormais de l'immigration en la


désignant du terme de génération. Ce besoin concerne en premier Ueu, bien sûr,
la « génération » qui est née dans l'immigration et, plus sûrement, a grandi, a été
« socialisée » en situation d'immigration ; c'est elle, d'aiUeurs, qui a imposé le
changement de regard porté sur l'immigration en général,- en même temps qu'eUe
est aussi - en tant que génération autonome qui fait l'objet, à ce titre, d'un
discours surabondant et qui, pour partie, n'existe que par ce discours - le
produit de ce changement et du discours qui atteste de ce changement. Cela
expUque sans doute pourquoi ce surprenant renversement de l'ordre logique des
choses : comme par un défi chrono-logique à la raison chrono-logique, c'est,
paradoxalement, cette génération qu'on convient d'appeler « deuxième
génération » qui, par l'adjectif ordinal qui lui est associé, fait exister, a contrario
tt a posteriori, cette autre génération « première » qui n'existe pas ou ces autres
générations « premières » oubUées et dont on ne parle pas ; c'est comme si, par
un total retournement, 0 appartenait aux « enfants de faire exister les parents »,
de les « faire naître » à la vie plus largement pubUque, de les confirmer dans leur
qualité de résidents au sens plein du terme, de les réhabiliter dans leur identité
totale, sociale et poUtique 10.
D'une génération à l'autre, U y a incontestablement rupture ; plus exactement,
U faut qu'U y ait rupture pour qu'on puisse parler d'une génération nouveUe,
d'une génération différente de la précédente. Et tout ce qu'on peut en dire
consiste précisément à marquer cette rupture et à en jouer au gré des arguments
qu'on peut lui trouver. Certains de ces arguments sont, bien sûr, fort pertinents,
mais d'autres le sont beaucoup moins ; Us ne sont seulement que le fait de la
volonté de discriminer entre une génération et la suivante et Us ne font alors que
se surajouter, étant eux-mêmes comme le produit a posteriori, d'un artifice de
pensée, d'un mode de raisonnement sur le modèle du sorite : tel trait réeUement
distinctif (trait A) pouvant contenir en lui ou pouvant être identifié à tel autre qui
l'est moins (trait B), celui-ci à cet autre qui l'est encore moins (trait C), et ainsi
de suite tout au long d'un processus d'associations purement formelles
aboutissant à créditer de la vérité reconnue au trait initial (le trait A) toute la
série des traits ainsi ordonnés (les traits B, C et autres). On ne comprendrait pas,
autrement, l'acharnement qu'on met à trouver à la génération des enfants des

10. En tant qu'il est étranger à la nation, le travailleur immigré n'a d'autre identité sa
vie durant que celle de travailleur et n'a d'existence réelle que celle que lui confère le
travail, c'est-à-dire une existence qui ne prend sens et signification et qui ne tient sa
raison d'être que par le travail, pour le travail et dans le travail, une existence tout entière
confinée dans la sphère du travail, sphère d'activité et sphère de compréhension. D n'est
pas de meilleure illustration de cet étonnant retournement à l'égard de la condition de
l'immigré et à l'égard du statut civil que la loi lui a défini, que l'espèce d'hésitation que
partagent les pouvoirs publics à l'égard des immigrés, pères et mères d'enfants nés en
France et, par conséquent, de nationalité française, virtuellement ou effectivement et quel
que soit le mode d'acquisition de cette nationalité alors qu'en tant qu'immigrés, ils sont
en droit légalement expulsables, en tant que parents d'enfants français, ils peuvent
échapper à l'expulsion : ainsi, ce sont au regard du droit, les enfants qui se portent
garants, qui sont érigés en caution de leurs parents, ceux-ci devant à ceux-là cette notable
modification de leur condition et, partant, une bonne part de leur existence légale, pour ne
pas dire leur existence tout court.
166 Abdelmalek SAYAD

famUles immigrées des caractéristiques qui, à tort ou à raison, sont tenues ou sont
voulues comme suffisamment distinctives et qui, fondées ou non, autoriseraient la
spécification ou l'autonomie dont on se plaît à gratifier cette génération
d'« immigrés » toute différente de la génération (ou des générations) de leurs
parents. Au fond, la confrontation n'est pas seulement entre deux générations,
comme le dit le langage qui parle de « deuxième génération », mais en réalité
entre trois partenaires et de ces partenaires le plus important est encore celui qui
n'est pas nommé, à savoir la société d'immigration ; la relation vraie se joue
projetée sur la toUe de fond constituée, dans le cas d'espèce, par la société
française : ce qui est fondamentalement en cause, c'est la relation réciproque que
chacune des deux formes d'immigration entretient, selon sa manière propre avec
la société française en son entier et en toutes ses structures ou ses instances. Une
des premières manifestations du changement qui s'opère de la sorte se traduit à
travers le langage surabondant aujourd'hui, de Yintégration : l'intégration est ici
non pas seulement ceUe de personnes « extérieures » à la société française lors
même qu'eUes y ont pris place, qu'eUes en ont fait leur espace réel de vie car
cette intégration commence en fait dès le premier moment de l'immigration, voire
antérieurement à l'immigration dès la naissance du besoin et donc de l'idée
d'émigrer (intégration à cette forme d'économie qui a engendré le travaU salarié
monétarisé, intégration par le bas, de manière subie plus qu'agie), mais ceUe du
phénomène lui-même, l'immigration étant « rapatriée », « internalisée » pour ne
pas dire « intériorisée », perdant de la sorte une bonne partie de la
représentation qu'on en avait comme pure « extériorité », comme réalité
totalement et définitivement « extérieure » à la société lors même qu'eUe se trouve
introduite et saisie à l'intérieur de la société. Tout le discours actueUement
dominant tenu sur l'immigration atteste de cela. Et la volonté de rupture que
porte ce discours n'est pas seulement entre générations successives considérées
dans leurs rapports mutuels de continuité et de discontinuité, mais eUe est aussi
et sans doute davantage dans les relations réciproques entre eUes et la société
française : autant une génération est « exclue », tenue à distance et se tenant elle-
même à distance de tout, cantonnée dans une vie quasi instrumentale n, autant la

11. Reflet direct des rapports de force tels qu'ils ont lieu dans la pratique et, à la
limite, outil au service des intérêts des dominants (thèse de l'instrumentalisme), c'est la
conception que le juriste Hans Kelsen, chef de l'École de Vienne, se fait du droit et surtout
de la jurisprudence dans sa tentative de fonder, à la manière de ce que Saussure a fait pour la
linguistique en séparant « linguistique interne » et « linguistique externe » ou
Durkheim pour la sociologie comme « science autonome des faits sociaux », une
« science pure du droit », qui n'est pas à confondre avec le droit * celui-ci se doit de
prescrire (ce qui est l'objet de la politique juridique ou de la philosophie politique) alors
que celle-là a à décrire - car elle se partagerait entre, d'une part, une « science juridique
interne » qui aurait en elle-même son propre fondement et les principes mêmes de sa
compréhension, qui serait comme un système clos autonome par rapport à la réalité
sociale, et dont le développement obéirait à une manière de « dynamique interne » (thèse
du formalisme), et, d'autre part, une « science juridique externe » qui a à tenir compte de
toute une série de données extérieures au droit (données historiques, sociologiques,
psychologiques, culturelles, etc. ; et aussi données de jurisprudence et de pratique
juridique). Pour ce qui concerne plus directement notre propos, on sait que Kelsen
considère l'opposition habituelle entre le national (soumis à la compétence de l'État dont
Le mode de génération des générations « immigrées » 167

suivante fait l'objet d'une intention de récupération, d'une volonté


communément partagée d'annexion en tant que sous-produit endogène (plus
qu'indigène). On ne veut comme preuve de cela que l'ambiguïté qui entoure les
notions classiques (mais classiques seulement au regard de la tradition
strictement juridique où eUes sont décisoirement définies) de Jus sanguinis et de
Jus soli : si le Jus loci est quelque chose d'impensable et donc quelque chose
d'irrémédiablement exclu pour toutes les formes d'immigration, les immigrations
du passé comme les immigrations d'aujourd'hui - et U s'agit alors de vraies
immigrations, c'est-à-dire d'immigrés qui ont, au préalable, émigré de quelque
part ailleurs -, U appartient au Jus soli d'aujourd'hui de devenir le Jus sanguinis
de demain de même que le Jus sanguinis de l'heure actueUe a pu être dans de
nombreux cas le Jus soli d'hier. C'est tout l'objet constitué par la génération ainsi
que l'usage qu'on fait de cette notion qui semblent être dus aux penseurs qui ont
charge de faire la nouveUe génération, de la faire advenir, de l'appeler à
l'existence, l'objet renvoyant ici comme en beaucoup d'autres Ueux à l'apparition
d'agents ayant intérêt (et souvent un intérêt personnel) à cet objet et à
l'appropriation qu'on veut en faire. Le discours sur la génération est un discours
nécessairement performatif, c'est-à-dire un discours visant à constituer comme
légitime la distinction qu'il a charge d'imposer. L'acte de catégorisation, la
génération n'étant rien d'autre qu'une catégorie sociale parmi d'autres, lorsqu'U
est reconnu et repris presqu 'universellement, y compris par ceux qu'U
« catégorise », exerce par lui-même un pouvoir propre : comme dans le cas des
catégories « ethniques », des catégories « régionales » et, plus largement, des
catégories de parenté, les catégories de génération instituent une réalité en usant
du pouvoir d'objectivation de tout discours, pouvoir de construction et pouvoir
de révélation de ce qui, en l'absence de discours autorisé à dore et à faire advenir
ce qu'U se contente apparemment d'énoncer, serait resté enfoui, ignoré de tous, à
l'état de simple virtualité. Mais l'efficacité du discours, acte de magie sociale à
proprement parler consistant à appeler à l'existence la chose nommée, ici le
groupe désigné, ne tient pas seulement au fait que le discours qui annonce de la
sorte au groupe sa propre identité, est fondé dans l'objectivité du groupe auquel
il s'adresse, dans les propriétés objectives, caractéristiques sociales,
économiques, cultureUes communes au groupe, dans la reconnaissance et la
croyance que lui accordent les membres du groupe. Le pouvoir que ce discours
doté d'autorité exerce par soi sur le groupe a, à lui seul, la faculté de faire
apparaître la relation entre toutes les propriétés objectives communément
partagées par le groupe ; et d'énoncer ces propriétés, et surtout l'effet de système

il relève, opposable à d'autres États) et le non-national (soumis différemment à la


compétence de l'État dont il ne relève pas, et soumis à la compétence de cet État étranger
sur le territoire duquel il est présent en raison seulement de cette présence, donc en un sens
tout matériel) comme une opposition purement accidentelle, tout à fait arbitraire (au sens
logique du terme, non nécessaire) et toute décisoire, excluant de la sorte que l'État soit
l'expression juridique d'une communauté (cf. Hans KELSEN, Théorie pure du droit,
Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1988, 288 p. ; et aussi La démocratie : sa nature, sa
valeur, Paris, Economica, 1989 (éd. originale 1929, 130 p.). Voir aussi J. BONNECASSE,
La pensée juridique de 1884 à l'heure présente, les variations et les traits essentiels,
Bordeaux, Delmas, 1933, 2 volumes.
168 Abdelmalek SAYAD

qu'eUes forment toutes ensemble, les unes avec les autres, contribue à les faire
reconnaître et, pour les personnes concernées, à se reconnaître en eUes. Éternel
débat que celui de la place respective, dans la définition de l'identité, des
propriétés dites « objectives » (comme par exemple, l'ascendance, l'origine
ethnique ou nationale, le territoire et le site, la langue, la religion, l'activité
économique, et même les traits physiques et le nom, etc.) et des propriétés qu'on
dirait « subjectives » comme le sentiment d'appartenance et aussi la manière de
porter chacune des caractéristiques objectives et de se comporter avec chacune
d'elles, c'est-à-dire, en gros, les représentations que les agents sociaux se font de
toutes les divisions qui partagent la société et surtout des divisions qui les
engagent personnellement, à titre individuel ou coUectif - « subjectivisme » que la
science sociale, plus à l'aise d'ordinaire avec l'objectivisme mais par aiUeurs
toujours suspecte de trop d'objectivisme même quand eUe s'en défend, tient
toujours en suspicion 12. On a une preuve du pouvoir de nomination - dire le
nom et faire le nom du groupe, c'est aussi faire le groupe lui-même - que le
discours sur le groupe, discours constitutif du groupe, exerce sur le groupe, à
travers l'expression par laqueUe on identifie métaphoriquement de manière
emblématique, toute une génération, la génération des « Beurs ». Dès lors que la
rupture est accomplie, se pose la question du nom à donner à la génération
distinguée, coupée du flux continu dans lequel elle s'inscrit et, ici, de la
succession des générations d'immigrés. Cette question se pose aussi bien aux
observateurs de la nouveUe génération qui en sont aussi, d'une certaine manière,
les véritables artisans, qu'aux intéressés eux-mêmes, ces immigrés pas comme les
autres, ces immigrés qui n'ont émigré de nuUe part, émigrés et immigrés de
l'intérieur. Comment nommer l'innommable? Effectivement, c'est le statut de
toute cette génération qui demande à être défini, à être bien circonscrit et bien
déUmité par rapport au double environnement dans lequel se situe cette
génération sui generis, l'environnement «naturel» des naturels de la société
parmi lesquels elle ne figure pas (ou ne figure pas encore) et l'environnement
extraordinaire et conventionnel constitué par les immigrés dont eUe ne fait déjà
plus partie intégrante. Quel nom donner alors à cet artefact bien réel, manière de
représentation de la réalité sans qu'U Mie pour autant croire à la réalité de cette
représentation ? Division d'une réalité continue, cette division demande à trouver
eUe-même confirmation de sa réalité. L'invention de l'appellation « beur » arrive
à point nommé. Et U faut toute l'attention bienveUlante et condescendante des
penseurs de la « génération » (et de cette génération-là) pour vouloir conférer à
cette dénomination une manière d'authenticité locale et pour signer cette
expression de la marque de production du « verlan » : eUe serait le produit de la
langue populaire, de l'argot des banlieues, territoire d'assignation offert à cette
« génération ». Il n'y a là, pas plus de verlan au premier degré qu'au second

12. Sur toutes ces questions et les enjeux de luttes pour l'affirmation de toutes les
formes d'identité (identité nationale, identité régionale, identité de groupes minoritaires,
identité linguistique, identité religieuse, etc.), on se reportera utilement à Pierre
Bourdieu, « L'identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique sur
l'idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, nov. 1980, p. 63-
72.
Le mode de génération des générations « immigrées » 169

degré : ni en sa forme simple, en tant qu'inversion directe du mot « arabe », ni


double ou triple inversion ou renversement au carré ou au cube, ou à la
puissance n... 13. C'est une chose connue : la dérision est l'arme des faibles ; eUe
est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien
connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de
domination : « Nous, les Nègres... » ; « nous, les Kbourouto... H», (pour dire
nous, les Arabes...) ; « nous les Nanas... » ; « nous, les gens du peuple... » ;
« nous les culs-terreux », etc. : eUe est sur le mode du paradigme « black is
beautiful ». La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent
qu'en règle générale, une des formes de révolte et sans doute la première révolte
contre la stigmatisation, contre la stigmatisation qui soit socialement vraie, ceUe
qui est générique et qui, ce faisant, caractérise coUectivement tout un groupe, qui
est durable - consiste à revendiquer pubUquement le stigmate qui est ainsi
constitué en emblème, revendication qui s'achève souvent par
l'institutionnalisation du groupe qui devient alors inséparable du stigmate qui lui
est attaché et par lequel U est identifié, et aussi des effets économiques et sociaux
de la stigmatisation.
« Confrontation et opposition (...) sont inhérentes à la production d'une
nouvelle génération qui doit, pour exister, s'autonomiser et se différencier de la
précédente. Ainsi se dessinent les premiers contours de l'image sociale d'une
génération. Sa référence ou la contre référence est donnée par la génération
précédente, ceUe dont elle assure la relève et qui est, de ce fait, poussée à
préciser et à compléter sa propre image 15» : deux schemes de pensée, deux
thèmes principaux se conjuguent dans le cas particulier de l'étude des
générations à propos de l'immigration. Il s'agit, d'un côté, des âges de la vie, et
de l'autre du rapport entre générations, et la jonction de ce rapport avec le

13. L'expression heur... pourrait n'être qu'une déformation dans le sens d'une
francisation, ou un jeu de mots sur une interjection familière du type boukh... qui, dans le
langage surtout féminin, signifie quelque chose sans importance, quelque chose de
négligeable, de moins que rien, fumée, insignifiance totale, que les intéressés reprennent
à leur compte pour caractériser leur position dans la société française. La ruse du rapport
de forces symbolique voudrait que, faute de pouvoir échapper à la stigmatisation, à
l'hétéro-stigmatisation qu'on sait inévitable parce qu'inscrite dans la position sociale
qu'on occupe, on prend le parti de la dérision : plutôt que donner à rire et pour ne pas
donner à rire, pour prévenir contre le rire des autres parce qu'on se sait risible ; plutôt que
prêter à moquerie, à dénonciation, à stigmatisation et pour les dissuader toutes, mieux
vaut alors rire de soi, se moquer de soi, se dénoncer soi-même, aller au-devant de la
stigmatisation, etc. Ce n'est pas simplement annoncer qu'on n'est pas dupe de tout ce à
quoi on est socialement exposé, mais, plus que cela, c'est changer ou tout au moins,
tenter de changer la relation qui est au principe de toutes les dépréciations, plus
péjoratives les unes que les autres, qu'on est obligé de subir.
14. On connaît aussi le verbe arabe kharat, terme certainement d'argot qui veut dire
divaguer, délirer, rêver, se complaire dans des pensées, des idées, des images, des attitudes
tout à fait oniriques, ce qui est précisément le propre de la relation typique des plus
dominés au monde social et politique. Cela a donné, par exemple, l'expression commune
et presque injurieuse : kharat à la rouhak qui veut dire : rêve, plaisante, déraisonne à ta
guise (i. e.) aux dépens de ta personne).
15. Cf. Claudine Attias-Donfut, Sociologie des générations, l'empreinte du temps,
Paris, PUF, 1988, p. 10.
170 Abdelmalek SAYAD

problème de l'immigration fait qu'U se pose dans des termes tout à fait différents.
TravaU de séparation entre les générations, certes, travaU de distinction et travaU
d'autonomisation d'une génération par rapport à l'autre et c'est par ce travaU de
redéfinition (de re-définition au sens de déUmitation, « tracer en Ugnes droites
les frontières 16») que se constitue l'unité d'une génération -, mais tout se passe
comme si ce travail n'était jamais totalement accompU, n'était jamais mené à son
terme. Il ne Test que tendancieUement et assez confusément ; jusque dans sa
formulation, U reste assez flou, l'indétermination - ni rupture radicale, la nouveUe
génération, sorte de création spontanée, apparaissant comme vierge de tout
antécédent et tout héritage du passé ; ni continuité sans faiUe et en toute fidélité,
la « génération-fille » rééditant à l'identique la « génération-mère » - étant ici, on
le pense, la condition de la vérité d'une situation intermédiaire entre deux pôles :
ou l'identification totale à la société française à laqueUe manque le temps de se
réaliser intégralement (on retrouve le vocabulaire de l'intégration) ; ou, au
contraire, la séparation radicale d'avec ceUe-ci, voire l'incompatibilité totale
(c'est ce que dit un certain discours sur l'islam) et, par conséquent, le
renouement quasi fatal, sur le mode de la fatalité générique (ceUe-ci étant plus
puissante et plus déterminante que l'histoire) et aussi sur le mode franchement
raciste de l'appartenance irrévocable à la race, aux «origines» (raciales),
renouement voulu et imposé qui est, en même temps une manière de reniement
de la parenté ou, pour le moins, de la proximité, historiquement et
sociologiquement élaborées et attestées (eUes sont le fait de l'immigration et de
toute l'histoire antérieure à l'immigration) avec la société française. Ainsi se
partage-t-on, sans avoir nettement conscience des contradictions auxqueUes on
s'expose, entre deux conceptions et entre deux lectures totalement antithétiques
d'une génération, que son mode même de génération voue à l'ambiguïté ; et aussi
entre les interprétations différentes qu'on donne de sa position, pour le moins
difficilement identifiable et difficilement classable au sein de la société française.
Et, sans doute, tout le malaise éprouvé face à une telle situation et aussi, ceci
découlant en partie de cela, le malaise que vivent plus ou moins intensément les
intéressés eux-mêmes, tiennent-Us à cette difficulté de classer et de se classer,
d'identifier et de s'identifier, de définir et de se définir, et, pour tout dire, de
nommer et de se nommer. « Le fossé entre les générations » n'est pas simplement
l'effet différentiel, comme cela arrive ordinairement, entre deux générations
séparées dans le temps et séparées par des systèmes d'intérêts qui, tout en n'étant
pas totalement identiques, ne divergent pas fondamentalement ; U est ici d'une
autre nature, on le veut et on le fait d'une autre nature. Il est le fait d'un
changement social qui résulterait d'une véritable opération de chirurgie sociale et
d'une expérience de laboratoire. Aussi comprend-on l'intérêt objectif- un intérêt
qui s'ignore comme tel - qu'on a à distendre au maximum la relation entre, d'une
part, des parents immigrés, c'est-à-dire hommes d'un autre temps, d'un autre âge,
d'un autre Ueu, d'une autre histoire, d'une autre culture, d'une autre morale,

16. C'est la définition qu'Emile Benveniste donne, à propos de l'étymologie du mot


regio (région), de regere fines, l'acte qui consiste à « tracer en lignes droites les
frontières » ; cf . Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969,
L II : Pouvoir, droit, religion, p. 14-15.
Le mode de génération des générations « immigrées 171 *

d'une autre extraction, d'un autre monde et d'une autre vision du monde, et
d'autre part, les « enfants de parents immigrés » qui seraient alors, selon une
représentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire (si ce n'est
celle qu'Us actualisent à travers leur seule personne), etc., et par là même, vierges
de tout, facilement modelables, acquis d'avance à toutes les entreprises
assimUationnistes, même les plus éculées, les plus archaïques, les plus rétrogrades
ou, dans le meiUeur des cas, les mieux intentionnées, mues par une espèce de
« chauvinisme de l'universel ». Participent, bien sûr, de cette représentation toute
une série de clichés, de Ueux communs, de « faUacies » que l'on retrouve dans la
description qu'on donne, jusque dans le langage savant - et sans doute là plus
qu'aUleurs, le langage des scientifiques étant crédité de l'autorité qu'on accorde
à la science -, des relations des « enfants de l'immigration » avec la société
française d'un côté, et avec l'« autre société » que sont les parents de l'autre
côté. C'est par exemple, d'un côté, la célébration du « pouvoir d'intégration » de
l'école française, et spécialement de l'école française plus spécialement (comme
si eUe était lotie sous ce rapport d'un pouvoir plus grand que celui de toute autre
école, aiUeurs ou en d'autres temps), quitte à invoquer pour ce faire, selon une
logique plus proche de ceUe du mythe que de ceUe de la démonstration, quelque
exemple antérieur, celui notamment de « l'école troisième répubUcaine » auquel
tout le monde pense, modèle de référence et modèle garant de « l'intégration à la
française ». Alors que, par antithèse, on peut affirmer sans aucune outrance et
sans aucun outrage à l'école et à la société françaises, que La Santé, Fleury-
Mérogis ou Les Beaumettes pourraient jouer le même rôle, ou, en tout cas,
attesteraient du même rôle : ils « intégreraient » d'une certaine manière plus que
l'école et autrement que l'école dans la mesure où tous ces Ueux d'incarcération,
objectivation et symbole par exceUence de la violence, de la déUnquance, de la
criminalité dont on peut se rendre coupable, attestent d'une autre forme
d'« intégration », intégration par le déUt certes, mais intégration quand même.
Car U faut, à coup sûr, une certaine forme d'audace, une audace qui est en même
temps une incongruité, une audace puisée dans la situation du moment et dans le
type de relation qu'on a avec l'ordre social (celui de l'immigration) et avec soi-
même (en tant qu'immigré ou enfant d'immigrés), pour s'accorder l'autorisation
(ou la Ucence) de se comporter délictueusement alors, pourrait-on penser, qu'on
n'est « pas-chez-soi » mais « chez les autres », la politesse et aussi la politique
(/. e. la neutralité éthique qui est aussi une neutralité poUtique) commandant
d'agir poliment (ce qui est aussi une manière d'agir politiquement) quand on est
« chez les autres », ce que ces « autres » eux-mêmes attendent de ceux qui sont
chez eux et avec eux. C'est aussi le discours sur « l'échec (ou la réussite, selon les
points de vue) scolaire », discours qui peut trahir l'impatience de promotion
sociale attendue de l'école et que tout le monde attend de l'école, l'opinion en
général et l'opinion des intéressés (les famtiles immigrées, les jeunes eux-mêmes
qui disent cela le plus souvent rétrospectivement, après coup, d'où la tendance
qui les porte à «se venger» de l'école... ou, au contraire, à la louer outre
mesure). La croyance qui est au principe de cette posture est inséparable de la
phUosophie sociale, de la conception vaguement évolutionniste, c'est-à-dire, au
fond, de l'idée de progrès qui sont contenues dans la notion d'une génération :
172 Abdelmalek SAYAD

chaque génération est un « progrès » sur celle qui la précède, et ici,


inévitablement, le « progrès » de la « deuxième génération » par rapport aux
générations antérieures. Il n'est pas factie lorsqu'U s'agit d'objets sociaux, de se
débarrasser de tout ethnocentrisme ! C'est encore, pour partie, le discours sur la
religion (ici, sur l'islam) et sur les signes extérieurs de l'appartenance à cette
autre religion (une religion «immigrée»), et surtout d'une appartenance qui
n'est pas ordinaire, banale, discrète, c'est-à-dire polie, si tant est que la discrétion
est possible en cette matière, mais d'une appartenance qu'on veut nécessairement
mUitante et qui, parfois, se veut elle-même comme teUe - c'est la fonction
souterraine, donc la fonction réeUe de la dénonciation de «l'intégrisme»
musulman (ou de « l'islamisme ») ; tous signes ou indices qui sont constitués dès
lors en signum, l'exemple même de ces signes étant le « foulard islamique »
comme on le dit en toute conviction c'est-à-dire sans que nul ne songe tout à fait
impensable en l'état actuel - à s'interroger sur le processus par lequel un
vêtement, mais pas n'importe lequel, devient un emblème au terme d'un travaU de
surinvestissement auquel tout le monde participe n. C'est aussi, pour prolonger

17. On n'a jamais dit la souffrance endurée par cette trop célèbre famille marocaine de
Creil obligée de se barricader derrière les fenêtres de son HLM devant l'assaut permanent
des caméras de toutes les télévisions du « monde occidental », étonnée elle-même de ce
qu'elle « a pu faire à Dieu pour mériter pareil châtiment » alors que ses filles avaient
toujours été vêtues de la même manière depuis les classes maternelles avant qu'on
découvre un certain jour, non sans quelque raison, qu'elles portaient le foulard islamique ;
il est pour le moins surprenant que ce soit l'école laïque, et « laïque à la française », ceci
résultant précisément de cela, qui se soit acharnée à « islamiser » et à confessionnaliser
ce qui n'est après tout qu'un élément vestimentaire qui aurait dû être traité avant tout
comme tel, au lieu de surenchérir sur sa valeur symbolique et de le sacraliser à la grande
satisfaction des uns et des autres, des intéressés qui ne peuvent que se reconnaître dans
cette reconnaissance, et des censeurs qui trouvent là motif à dénoncer les dangers que
courent en cette circonstance les valeurs républicaines comme on les dit : la bienséance,
la civilité, le savoir-vivre, tout cela qui est constitutif de la tradition culturelle d'une
société, suffit pour qu'on exige des élèves qu'ils se découvrent en classe - et cela en des
temps et dans des milieux sociaux où on portait le béret, la casquette et ailleurs la
chéchia ; et là où les femmes se couvraient la tête quand elles se trouvaient dans
l'enceinte d'une église et, sans doute, ces deux obligations contraires solidaires de lieux
que l'histoire a longtemps constitués comme des pôles opposés l'un à l'autre - et l'école
aurait été dans son rôle normal si elle avait su faire de cette pratique un simple barbarisme,
une faute de grammaire comportementale, une incorrection civile et aurait donc, exerçant
seulement la fonction éducative qui est la sienne, contribué à désacraliser et à laïciser une
pratique qui a objectivement (i. e. malgré elle) valeur religieuse, au lieu d'en rajouter,
comme par défi, sur sa signification distinctive et discriminative, faisant de ce qui
n'aurait été qu'un signe un véritable signum. En quoi un couvre-chef, une coiffe (la coiffe
bretonne par exemple), ou une robe qui descendrait jusqu'aux talons ou un chemisier dont
les manches iraient jusqu'aux poignets, quand tout cela, bien sûr, ne serait pas de mode,
seraient-ils « islamistes »? À ce sinistre jeu circulaire de l'anathème et de la
provocation, mais sans qu'on sache des deux lequel a déclenché l'autre, et aussi sans
vouloir jouer les provocateurs, ni jouer au mauvais prophète ou au pourvoyeur de
(mauvaises et assassines) suggestions, n'est-il pas à craindre que, selon la même logique
mais par un effet de total renversement renversement, comme à rebours et a contrario, on
en vienne, par réaction et dans une réflexion d'obsidionalité, qui est aussi un aveu
d'aliénation, à décréter impie le port du soutien-gorge et relapse toute musulmane ou toute
femme réputée musulmane qui en adopterait l'usage. Ainsi se font et se défont les signes
Le mode de génération des générations « immigrées » 173

la Uste, le discours sur la femme, la femme « arabe » ou « maghrébine » ou


« musulmane », immigrée ou non, ce discours sur la conation sociale de cette
catégorie de femmes n'étant qu'une variante du discours sur l'islam qui trouve là
un terrain privilégié d'application, et d'une application assurée d'un fort
rendement social. C'est, enfin, tout ce qui se dit et tout ce qu'on entend dire sur
h, citoyenneté (en sa forme traditionneUe ou «citoyenneté nouvelle»), sur le
mode d'appartenance, qui n'est pas seulement juridique, à la nationalité
française surtout dans le cas des enfants des famines immigrées algériennes, où la
conjugaison des effets de l'immigration (actueUe) et de la colonisation
(ancienne), leur vaut de «naître français», leur vaut (tout au moins jusqu'à
nouvel ordre, jusqu'à ce que cesse l'effet propre Ué à la colonisation) de trouver
la nationaUté française au berceau : c'est ce qu'on appeUe le « double fait de la
naissance », le « double fait du sol » (deux générations nées sur le territoire
français, à la condition de s'entendre sur la nature et sur les limites de ce
territoire). Que n'a-t-on entendu sur cette manière (peu orthodoxe) d'être
français, une manière toujours susceptible d'être suspectée ! La guerre du Golfe et
ses retentissements, réels ou supposés, furent l'occasion d'un grand nombre
d'aveux.
De l'autre côté, du côté de la relation avec la génération des parents, le souci
contradictoire, tantôt d'accentuer tous les indices de la rupture - c'est d'aiUeurs,
logiquement, la rançon à payer pour étabtir le rapprochement qu'on se plaît à
célébrer ou à promouvoir avec la société française - et, tantôt, de déceler toutes
les traces d'un quelconque « héritage culturel » (héritage dit « culturel »,
« ethnique », formules euphémisées pour n'avoir pas à le dire « racial »), voire
de les dénoncer car, nul n'en doute, elles ne peuvent être que préjudiciables à la
« bonne intégration » qui s'en trouve contrariée et, somme toute, préjudiciables,
aime-t-on se convaincre, aux vrais intérêts de la nouveUe génération ; et cela,
quand bien même on s'accorde pour louer, mais seulement du bout des lèvres et
sur le mode de l'hommage que le vice rend à la vertu (mais ici, d'un hommage à
la « vertu » contraint, en raison de la position et de la dynamique dans laqueUe
est engagé ce qui tient Ueu de « vice »), les bienfaits « pluriculturels » qui en
résulteraient. Ce souci contradictoire conduit à des cUchés du type de la « perte
d'autorité », de la « démission », de l'« infériorisation » du père « dépassé »,
« disqualifié » par une histoire qui ne lui appartient plus et qu'U ne maîtrise plus
- tout thème qui ne manque pas de succès en raison du « halo psychanalytique »
qui l'entoure - ; ou encore du type d'une quasi-incommunicabiUté entre les
générations : générations qui ne font que cohabiter ou, plus exactement «
coexister » dans le même espace familial, mais « sans rien partager de commun »,
pas même les rythmes de la vie quotidienne, « sans dialoguer », « sans avoir de
Uens » et « sans avoir le code commun » nécessaire à la bonne transmission,
« sans avoir une langue commune » au double sens du mot langue : la langue au
sens propre du terme - les parents parlant leur langue et les enfants la leur qui
est, bien sûr, le français (on s'entend alors et on se comprend à partir de
registres différents et sur fond de malentendus) - et la langue au sens

extérieurs de la religiosité et, plus grave que cela, les manifestations corporelles de
l'obédience et de l'allégeance à l'orthodoxie religieuse.
174 Abdelmalek SAYAD

métaphorique de « culture » (on ne parle pas seulement une même langue, mais
parlant la même langue on « parle » aussi la même culture), et donc « sans
parler » et « sans avoir à parler » («n'avoir rien à dire », comme on dit) les uns
avec les autres, et dans ce cas, ce sont, bien sûr, les parents qui n'ont pas le verbe
(d'où l'importance de l'alibi de 1* « analphabétisme » caractéristique de la
génération des immigrés, opposé à la scolarisation de la génération de leurs
enfants) et qui, par conséquent, sont « enfants » (infans). Et pour résumer tous
ces écarts dont la langue n'est qu'un cas particuUer, on dit souvent qu'U s'agit de
deux cultures réeUement différentes, la culture des parents, culture totalement
étrangère, et la culture des enfants qui est comme une approximation de la
culture française. La distanciation, réelle ou fictive, des relations entre parents et
enfants apparaît, aux yeux de tout le monde (i. e. aux yeux de l'orthodoxie
sociale et poUtique qui est aussi une orthodoxie nationale, voire nationaUste),
comme un garant d'autant plus sûr de l'efficacité des mécanismes sociaux propres
à l'ordre social et national de l'efficacité des processus de sodaUsation et aussi
comme l'illustration la plus manifeste de cette efficacité, qu'eUe est poussée
jusqu'à créer, chez les uns et les autres, non pas seulement une manière de
« dédoublement sociologique » et de relativisation des dispositions culturelles
sociologiquement différenciées, toutes choses propices à une mutuelle
compréhension des uns par les autres, mais une atmosphère véritablement
schizoïde. S'adapter id, c'est nécessairement se désadapter là ; s'intégrer ici, c'est
nécessairement se « désintégrer » aiUeurs ou qudque part en soi - quand la
chose n'a pas été déjà faite avant de « s'intégrer » ; s'assimUer ou être assimUé
(on utilise rarement la forme active qui consisterait à dire que l'assimUé n'est pas
seulement assimilé mais qu'U assimUe pour s'assimUer), c'est nécessairement se
« dés-assimUer » et être « dés-assimUé » ; « s'indigénéiser », c'est nécessairement
« s'afiogénéiser » aiUeurs, se « dés-indigénéiser » de là où on était anciennement
indigène ; etc. Mais plus grave que tous les présupposés idéologiques qui sont à
l'origine de pareils discours et de la représentation du monde social et poUtique
dont Us témoignent, c'est qu'on puisse tout ignorer (ou feindre tout ignorer) des
règles et des mécanismes dé transmission cultureUe, que ce soit par la médiation
d'un travail conscient, expUcitement élaboré, ou par la médiation d'une
inculcation ordinaire, sur le mode pratique et presque inconsciente de ses formes
et de ses effets ; c'est aussi qu'on puisse faire comme si la génération nouveUe
n'avait pas ses « pieds » trempés dans l'ancienne, n'avait pas grandi immergée
dans les comportements, dans les sentiments, dans les attitudes hérités ; c'est
encore qu'on puisse, de parti pris, écarter toute question sur la mémoire sociale.
Ce sont toutes ces considérations et bien d'autres qu'appeUe toute réflexion sur
la notion de génération.
Ainsi vont au fil du temps et au fil des générations, tous les problèmes relatifs
à l'inépuisable débat sur le changement social, problèmes en amont et problèmes
conséquents au changement constaté.

CNRS - Centre de sociologie de l'éducation et de la culture, EHESS

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