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La terre de I'autre.
Une anthropologie des régimes d'approPriation foncière
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droit tr société
Fondation Maison des Sciences de I'Homme
La constitution d'une anthropologie du droit,
avec ses mutations internes depuis le début
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des années 1960, s'est particulièrement L
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Prix : 35 € ¡
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ISBN : 978-2-27 5-03777 -6 ¡o
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droit tr société
Maison des Sciences de I'Homme
La terre de I'autre
Une anthropol 08 e
des régimes d' APP ropriation foncière
Etienne [e Roy
Série nn tltro¡>ologia
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Dédicace
À fous ceux qui croient
qu'on peut changer Ie monde
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onorr ¡r soclÉrÉ, voL 54, 20t I
Sommaire
(
Une approche
en communs ))..
Généralités...
::î:l:: Ï l::** Ï::::::i:i :::'"*::::: r37
t37
Conclusion au chapitre 4.
CoNct-uslor.l À I-R nsuxtÈN4E pARTtE
231
233
138
Les choix de Troisième part¡e
La terre, objet de propr¡été pr¡vée entre dro¡ts exclus¡fs et absolus
et intervention publique ...235
INrRonucrtoN. UN MyrHE MODERNE, LA pRopRrÉTÉ nRIVÉE .237
CHnptrn-e 5. L'n¡vBNttot¡ DE LA pRopRtÉTÉ pnlvÉe p,q,R <( LE BAS )),
LE CONTRAT ET LES JURIDICTIONS............ 241
Introduction 241
La pré-modemité de I'appropriation foncière en Occident et en pays
d'Islam.. 243
Allmends, ou communs, au profit de la Markgenossenchaft ou I'association
de marché chez les anciens Germains.................... 244
Le ¡nelk musulman..................... 245
Mancipium, dominium et proprietas rcmains : les divers visages de
I'omnipotence du propriétaire et de ses limites. 249
La tenure dans I'expérience feodale française. 253
Conclusion 257
Un marché généralisé pour un droit universel, la propriété abso1ue........257
Le pari cartésien, l'homme maîüe et possesseur de la nature".......'. 258 Incidences de méthode : comment methe en æuwe pratiquement la théorie
Ownership etproperty righls dans le Common Law 266 des maîhise foncières et fruitières ?......................
..........................376
Le Code civil et I'absolutisme du droit de propriété 274 CnnplrnB 8. INsrrrurn UNE cESTroN eATRTMoNIALE. LA FABRTeuE
Conclusion à la section et au chapiFe.... "...281 DU DROIT DE LA BIODIVERSITÉ, DE LA DURABILITÉ ET DE
CH,IpITn¡ 6. LN CÉ¡¡ERAI.ISATION CONDITIONNELLE DE LA PROPRIÉTÉ L'INTERCULTURALITÉ FONCIÈRES... ...............379
PRIVÉE pAR ( LE HAUT ), PAR L'ÉTAT ET PAR LA LoI ..............283 lntoduction.. ........................379
lnûoduction.. ........................283 De la gestion de la tene et des ressources renouvelables comme des
Quatre tentatives de généralisation par l'État colonial et postcolonial patrimoines... .......382
de la propriété privée aux xlxe et xx" siècles (Sénégal, Polynésie, Une sémantique du patrimoine ........................382
Comores et Laos)......... .28s Læs gouvemances pahimonia|es....................... ........................ 387
Le Code civil au Sénégal ou le vertige d'Icare'..'.........",. 286 Quelles politiques juridiques les < bailleurs > doivent-ils préconiser,
Le tomite dans I'archipel polynésien des Australes : un titre foncier sans enûe réformes et refondations ?................ ........399
réelle propriété < privée D ...................... 294 manière.....................
Réformer, I'art et la .......401
Comores, du bon usage du blocage I'un processus de réforme foncière......... 300 Iæs éøpes d'une prise en compte d'un besoin d'une gestion patrimoniale......402
Les Khmou du Nord-Laos, des essarteurs confrontés au colonialisme, au Conclusion à la section deux.... ...........,...,,......417
socialisme puis au capitalisme..... 308 Conclusion au chapitre 8.................... .........419
En conclusion : les difficultés que rencontre la généralisation de la propriété CoNcLusror.¡ À LA euATRrÈME pARTTE ............421
CoNcr,usroN cÉNÉnru-p............ .......................423
Queþes observations. ........424
Pow se projeter dans des avenirs proches ou lointains .425
Lire la complexité transmodeme du rapport foncier .426
En tirer des consfuuences théoriques et pratiques plus globales........ ..............426
Conclusion au chapihe 6.................... 328
A¡I¡.IÐG- LIsrE DES FIGIJRES, REpRÉSENTATION D'ESpACES ET TABLEAUX...43 I
Cor.¡clustoN À le rnotstÈw PlRTIg.......... 331
INnex........... .......43s
Quatrième part¡e
La terre, enjeu patrimonial, dans un contexte de déveloPPement
durable...... 333
INrRooucrloN.<<DELEGEFERENDA).................... .."............335
CHApTTRE 7. FoNoBn uqe,¡TpPRoPRIATIoN DURABLE DE LA TERRE
- suRLArHÉORrn, o¡s ueÎtRrsEs roNclÈn¡s.............. '.............341
Introduction" """"""""""""341
Les fondements de la théorisation des maîtrises foncières 342
Quahe documents fondateurs 342
Une première version de la théorie des maîtrises foncières pour rendre
compte des droits fonciers des pasteurs africains,............'....'..."............'..'.,......'.." 349
En conclusion à cette section.... 354
La théorie des maîtrises foncières, une conüibution à une recherche-
développement reproductible et durable. 355
La matrice des maîtrises foncières, un échiquier pour positionner
les shatégies foncières......... "....'...356
Intégration des représartations d'espaces aux maltrises foncières..'...."..."..'.' 361
Le foncier-environnement, un cadre théorique propice à la prise
en compte dynamique de la gestion des ressources < fruitières ))........."..'.... 367
Le princþ : une approche environnementale 368
À la recherche de la dimension jwidique de I' espace ressource................,...... 370
En conclusion au chapitre 7 .................... 375
Enseignements 375
dans l'usage des spécifique de rapports sociaux qui seront dits fonciers dans le contexte que dé-
crit l'équation, c'est-à-dire en privilégiant quatre variables, l'économique (avec
J,:i:îïåiTl'': la rente foncière), le juridique (avec le droit et les juridictions foncières), les
par la théorie ju- modes d'aménagement de la nature et le politique, surtout le politique.
ridique en relation avec une philosophie <-de
demi, dite idéaliste, et remarquablement théo FIGURE NO I
çois Ost à la fin des années 1970, ce qui nous L'ÉquRrroN ¡oNcrÈns
de transfert des connaissances juridioues du
seconde ambition de I'ouvrage se dessine ici: redéfinir ce qui, dans sa P
plus
t,n,¡
grande généralité, peut être tenu pour ^F: ,S +
qui fait tenir < droit > un groupe huma
ficiente, mais aussi légitime, de sécuri
7"
duction paisible de leurs conditions de ott F:Foncier; S:rapport Social; E:Économie; J: Juridique; A = Aménage-
et plus tard. ments de la nature (modes d'); prtt = Politique aux échelles locale, nationale et ìnter-
e
Je ne cache pas que, depuis mon Jeu des lois de 1999, ma conviction de
la nationale ; T = Terre, comme terrain, terroir et territoire
de la concìption que les Occidentaux modemes tiennent pour
non universalité
La terminologie
< le droit >> n'a fait que se rãnforcêr. Mais je réserve ces développements
à la
troisième partie car ii me faut justifier aussi la seconde dimension de mon surti- le sens II du dictionnaire
Approfondissant Robert < le milieu où vit
tre : la terre. I'humanité n, cette équation foncière opère une distinction entre trois réalités
dont nous empruntons les définitions au langage commun (le dictionnaire Ro-
bert) avant d'en préciser les applications dans le présent ouvrage.
La terre, substrat physico'chimique, support des rapports
juridiques, pot¡t¡ques et économ¡ques ou dé¡té ? Ce que dit le dictionnaire :
le terrain peut être entendu comme < parcelle, espace ou étendue aux
- formes déterminées, ou emplacement aménagé pour une activité particu-
lière > (Le Robert, 1996, p.2235) ;
le terroir est défini (de manière évasive) comme: > loÉtendue de terre
- considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles ; 2o Région rurale,
provinciale considérée comme influant sur ses habitants > (Le Robert,
1996,p.2238) ;
le territoire, dont on ne retiendra pas I'usage médical est : < lo Étendue
- de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain ; 2" Étendue de
ques une < équation foncière > dans laquelle la terre apparaît comme un support
pays sur laquelle s'exerce une autorité, une juridiction; 4"Zone qu,un
animal se réserve et dont il interdit I'accès à ses congénèrestt >>(Ibidem).
Les emplois retenus
Chaque mot a une histoire singulière et chacune de nos histoires de cher-
cheur a des interactions fortes avec certains mots qui constituent notre lexique
plus ou moins partagé au sein d'une communauté épistémique, par ceux qui
partagent un point de vue problématique commun. Le chercheur a ainsi buté sur
des usages malheureux ou inconséquents d'un vocabulaire, surtout lorsque ces
usages ne s'inscrivent pas dans la discipline initiale où il a été formulé comme
concept. C'est, on le sait, le risque premier de I'interdisciplinarité auquel le seul
tégulations différents.
II . On se demande pourquoi le Dictionnaire Robcrt resheint cctte défìnition aux seuls animaux.
onorr Bt soctÉ,tÉ, voL. 54, 2ol I t7 onolt pt socrÉtÉ, vot-, 54, 20l I
16
LA TERRE DE L'AUTRE lNTRODUcl roN cÉNÉRALE
remède à opposer n'est pas de renoncer à cette interdisciplinarité mais de mobi mances sur longues ou courtes distances, de I'agro-pastoralisme ou de I'horto-
liser un bon dictionnaire, puis une vigilance de chaque instant. pastoralisme avec ce qu'on appelait les < terroirs d'attache )) pour finalement
Ainsi en est-il de ces trois termes qui paraissent d'une grande banalité, mais découvrir que ce foncier était principalement redevable d'une représentation
seulement si on reste inscrit à I'intérieur de la discipline, de la culture ou de jusqu'alors ignorée, I'odologie (c1. infra, I" partie, chap. l). Notre marché de
I'immobilier tant rural qu'urbain distingue ainsi une grande diversité de situa-
tions, avec des régulations propres: la valeur et le mode de négociation ne sont
pas les mêmes pour une superficie et des avantages de localisation analogues
pour une villa en pierres meulières ou un pavillon en béton des années 1950:
de même le marché des vignobles et le régimes des appellations à origine
contrôlée (AOC) poussent très loin, parfois à quelques parcelles, la spécificité
vent avoir selon les logiques de ces modes d'organisation de l'espace. d'un terroir (infra) et de ses régulations marchandes.
Contentons nous, pour l'instant, d'identifier les faux amis. La place du territoire dans les analyses foncières n'a pas été simple à
Si le mot terrain apparaît comme < sans histoire ) trop marquée, il n'en va -
apprécier, sans doute, comme le révèle le sens 2 de la définition du Robert,
pas de même des notions de territoire et surtout de terroir. parce que le territoire est associé au politique et que peu de politistes, en dehors
Comme synonyme de parcelle, tenain décrit une unité de base de de Bemard Crousse de la Fondation Universitaire Luxembourgeoise d'Arlon
-
I'intervention de l'homme sur la nature, créant un espace (dimension sociale) (Belgique) ont pris au sérieux, dans le contexte francophone récent, les études
sur lequel il exerce une maîtrise. 'homme suppose foncières, couramment tenues pour < une affaire de juristes >. Pourtant, les dé-
un support qui peut être plus ou spécialisé et qui marches cornme celles de Bertrand Badiels ou de Marie-Claude Smouts illus-
sera déiommé, ãe manière < tran e si ce terrain est trent la relation de complémentarité entre le < foncier > et la < tenitorialité >. Et
appelé localement parcelle, jardin, cours, les modèles de représentations d'espaces I'illustreront ultérieurement. La publi-
peuvent avoir une multifonctionnalité et cation la plus récente de notre démarche fait du territoire l'alpha et I'oméga de
tion si limitée de la nature qu'elle n'est I la recherche. Tout rapport juridique repose initialement sur la reconnaissance
ainsi de l'outback australien qui pour un d'un droit d'accès à une étendue sur laquelle on est susceptible de circuler, plus
ou moins librement, plus ou moins facilement. Mais, sans accès à l'étendue, la
série des droits qui vont pouvoir se différencier progressivement et donner nais-
sance à des rapports fonciers de plus en plus complexes pour aboutir au droit de
propriété < droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus abso-
lue > (art. 544 CC) ne peut être initiée. La représentation du territoire qui lui est
associée et qui fait une place importante à I'imaginaire est donc < première >.
J'avais eu tendance à I'oublier. Ma participation au programme < fédéral > ca-
nadien < Peuples autochtones et gouvemance > (PAG) sur << Les revendications
tenitoriales des premières nations ) est venu remettre les idées en place. Le ter-
ritoire appartient bien aux études foncières dont il est un point d'entrée essen-
tiel. En cette frn de décennie 2000 où se multiplient à l'échelle du globe des ap-
propriations foncières à grande échelle dans des pays du Sud, (infra,4" partie),
on voit, au Cambodge et au Laos par exemple, des Etats voisins comme la
Chine ou des multinationales prendre en charge des territoires sans trop se pré-
occuper des procédures légales et des populations. Ce sont leurs priorités ali-
mentaires ou énergétiques qui s'imposent à leurs yeux sans contestation. J'y
reviendrai en fin d'ouvrage.
Mais le territoire peut aussi être un point de sortie du processus de com-
plexification croissante des rapports fonciers. On a retrouvé cette dimension du
territoire quand il nous a fallu expliquer des situations dans lesquelles des indi-
12. Supra, Étienne Lr Rov, < L'homme et I'espace au regard du droit >' 2009.
13. Ils correspondent au A de l'équation foncière, voir supra.
14. Émile LE BR|S, Étienne L¡ Roy et Paul MATHIEU, L'appropriation de la terre en Afrique 15. Bertrand Beorc, Lafin des territoires, essai sur le dësorclre inlernational et sur !'utilítë du
noi re, Karthala, Paris, I 99 I . respect, Fayard, Paris, I 995.
présentation que nous appelons < géométrique >, (où I'espace est mesurable et
identifiable sur une coord s) pour
décrire une réalité représ rique >
où on découvre n ø strait, non li-
mité >, (selon le critère géométrique) mais en fait structuré selon des principes
differents.
Le choix du terroi I'observation puis de
I'analyse et de la restitu ainsi un européãnocen-
trisme et une manifestat ndront progressivement
si manifestes et si inacc sera d,abord limité aux
opérations de recherche appliquées dites < gestion de terroirs villageois > ou
création de < terroirs d'attache > en milieu pastoral, pour être abandonné et
donner naissance aux plans fonciers ruraux 18.
Si, en dépit de ces critiques, I'usage du terme terroir continue à être retenu,
c'est qu'il est pertinent dans certains contextes (en particulier en Europe occi-
dentale). Il est aussi utile en raison de son imprécision comme ( un mot-
valise > qui permet de transporter, donc de connoter, plusieurs réalités différen-
tes. Il s'agit d'un espace intermédiaire entre terrain et territoire, qui fait I'objet
d'une forme d'organisation qui peut aller, selon des critères africains, de-la
chefferie à la commune. Il est le support d'un pouvoir d'administration du fon-
cier à l'échelle la plus proche de l'utilisateur, en acceptant I'idée en ce début du
xxf siècle que l'occidentalisation des sociétés du sud, en particulier en Afri-
que, rend moins discutable une terminologie qui aurait été estimée, il y a trente
ans, contraire aux règles de I'art.
ce qui, dans
riculture: la
situation, sa
habitants...
une déhnition proposée par Planète-terroirs paraît bien illustrer cette appro-
che: < Le terroir est un espace géographique détimitë, dëfini à parfir ã-une
communauté humaine qui construit qutour de son histoire un ensemble de traits
culturels distinctifs, de sqvoirs, sur un système
d'interactions entre milieunaturel Les terroirs sont
des espaces vivants et innovsnts e à la seule trqdi-
lion >te. La manière selon laquelle ces facteurs interagissent prête à des analy-
ses comparatives enrichissantes, qui ont la double qualité d'ouvrir le foncier sur
l'universel et, inversement, fait prendre conscience de I'enracinement local et
foncier des modes de vie et de consommation.
16.
18. ns dans philippe LAVTGNE DELVTLLE (êd.), euel-
le ? Rëconcilier pratiques, lëgitinité et légalité,
t7. 19. Extrait de la charte des tcnoirs, sous l'ógidc de I'UNESCO. Définition proposóc par Terroirs
et Cuhures, sur la base des rcchcrches d'un groupc dc travail INRA/INAO. Monþellier, 2008.
p. 89-97.
Le foncier n'est Pas que du droit Pourquoi appropriation plutôt que propriété ?
J'ai déjà souligné la prégnance du politique, donc de la science politique La réponse est simple dans son principe : pour bénéfrcier des avantages de
par cette
dans nos tiavaux sur le fonciér. Tout y est substantiellement imprégné généralité et de réalité du fait social total dont nous venons de découvrir É des-
cription sous la plume de Marcel Mauss. Pourtant, cette réponse est concrète-
ment plus difficile à assimiler dans nos sociétés où l'idéologie de la propriété
(en général) et de la propriété foncière (en particulier) inigue nos mentaliiés. Il
24. Marcel MAUSS, ( Essai sur lc don, formc ct raison de l'échangc dans lcs sociétós archarqucs >,
I I 2, 2008' p. 5-85'
in Sociologie et anthropologie,2'éd., PUF, Paris, 1960, p.275-276.
rique africaine, vol.
onorr er soclÉrÉ, voI- 54, 2ol I 22 23 nnorr et socrÉrÉ, vol 54, 20l I
LA TERRE DE L'AUTRE INTRoDUcnoN cÉNÉRALE
25. Étienne LE Roy, < Le mystère du droit foncier. Sens et non-scns d'une polltique volontariste
dc généralisation de la piopriété privée de la tene dans le décollage des économies des socié-
26. Étienne LE RoY,. < Appropriation ct proprióté dans lcs traditions romainc ct civilistc >, jr¡
tés-du ,.Sud" > ,n Chriìto¡h EsÈnHrno (ed.), Law, Land IIse and the Environment: Afro' Emile Le Bnts, Etienne LE Roy et Paul MATHTEu, L'appropriation de la terre en Afrique
noire, (op. cit.) p. 3 I .
Indian Dialogues, Institut Ftançais de Pondichéry, Pondichéry, 2008' p. 6l '
tion de propriétaires coutumiers), des traditions, même au sein d'une seule société, d'une variabilité des disposi-
j'ai rme de droit et ses techniques tifs dans le temps et dans l'espace, et finalement d'une relativité des solutions.
que m'aPParaissant d'emPloi Plus L'ensemble de notre approche s'inscrit ainsi dans une perspective épistémi-
inte non-caPitalistes. que relevant du pluralisme juridique, en particulier dans sa version du multiju-
ridisme 2e.
Juridicité plutôt que droit
J'ai déjà évoqué < ma conviction de la non universalité de la conception que Une pluralité de régimes d'appropriation foncière
les Occidéntaux modemes tiennent pour le droit > et j'ai plusieurs fois déjà
dans d'autres travaux développé I'idée que cette conception n'est qu'unfolk Identifions ce qu'implique I'analyse d'un régime d'appropriation foncière
system,une application particulière d'un phénomène plus général, la régulation avant d'en envisager la combinaison avec les problèmes que cela peut provoquer.
des
repondre à une finalité
Un régime fiuridique) d'appropriation foncière
par tion des conditions de
vie écessairement la Puni- Comme précédemment, il convient de se mettre d'accord sur le sens des
re
tion, mais la procédés ou procédures du carac- mots avant d'en examiner les implications.
tère obligatoire en æuvre. J'applique à la juridicité
cette définition du droit au début des années 1980' Les deux emplois du terme < régime >
On pourra remarquer tout d'abord que le Dictionnaire de la culture juridi-
que (PUF,2003) en haitant de l'entrée < Régime > entend par là une typologie
des systèmes constitutionnels examinés en théorie et en pratique. Alors que la
référence à la notion de régime juridique paraît générale en droit ne serait-ce
Jeu des Lois (1999). qu'avec les régimes matrimoniaux ou successoraux, on peut se toumer vers le
Dans mon < Autonomie du droit, hétéronomie de la juridicité. Généralité du dictionnaire Le Robert pour approfondir la juridicité de la terminologie.
phénomène et spécificités des ajustements > þrécité en note 9), je formule les On y découvre que, selon le sens donné à < régime >, le juridique placé en-
- propositions
quatre suivantes : tre parenthèse dans l'intitulé ci-dessus est ou n'est pas un pléonasme. Régime
broit et juridicité s'inscrivent dans des mondes pfopres dont ils expri- peut en effet désigner < l'ensemble des dispositions légales qui organisent une
- institution, cette organisation> (Dictionnaire Le Robef, 1996, p. 1907). Dans
age, caractéristique de chaque ce cas, l'adjectif juridique est effectivement un pléonasme, les dispositions lé-
* ciétés dits ordonnancements2s gales appartenant nécessairement à un ordre juridique. Par contre, si on retient
¡uridiqu"r. le sens que la physique donne à ce terme, notre interprétation peut changer:
Droit et juridicité partagent les mêmes fondements et les aménagent se- < la manière dont se produisent certains mouvements > peut être associée à la
- lon des montages que spécifient les traditions, puis les usages profes- série des ajustements s'opérant au sein du processus d'appropriation soit en rai-
sionnels. son des contradictions intemes soit par pressions extemes.
Droit et juridicité ont en commun de recourir à la convention pour mettre Si le premier sens paraît aller de soi quand on analyse le droit de la terre,
- en forme leurs rapports juridiques et, éventuellement, mettre des formes encore ne faut-il pas être victime des associations d'idées puis de questionne-
à leurs relations sociales. ments qui sont liés, généralement de façon non critique, à la notion d'insti-
droit
Si tout le être, en particulier dans tution. A propos de lajustice, dans un ouvrage précédent30, je faisais la distinc-
le rapportfoncier, sidérera donc que, dans tion entre institution et Institution pour souligner, par la majuscule de ce second
graphisme, les caractéristiques particulières qu'a pÅsle vitam instituer, instituer
une perspective es aillerons sur une variété
la vie, dans le droit occidental modeme. Par ailleurs, quand on continue à ex-
plorer I'applicabilité de cette définition, les références au légal ou à la légalité
27. aris,1999'
29. Jacques VANDERLTNDEN, < Les pluralismes juridiques >, in AFAD, Anthropologies et droits,
28. couPlé les deux notions
notion d'ordre juridique élat des savoirs et orienlations conlønporaines, op. cit., p,25-76,
, dominant dans la tradi- 30. Étienne LE RoY, Les Africains et I'listitution dà la Justice, entre mimétismes et métissages,
tion occidentale et où il assure I'autonomie du droit. Dalloz, Paris,2004.
onorr er soclÉrÉ, vol,. s4, 20l DRolr ET soctÉTÉ, vol-, 54. 20t
I
28 29 I
Itt'r'nooucrou cÉr.¡Énnlc
LA TERRE DE L,AUTRE
35. Pierre BouRDlEU, Le sens pratique, Éditions de minuit, Paris, 1980, p' 68'
39. < Ainsi, là où travailleront, vivront et joueront de nombrcuscs pcrsonncs, le prochain sièclc
36. LARosE, Paris,3 vol., 1939' sera gouvemé par un systèmc mixte de droits de proprióté individucls ct cn commun >. Cité ct
37. < Tout íait quelconque de I'homme qui cause un dommage à autrui
oblige celui par la faute
duqucl il est arrivé à le réparer >, art. 1382 CC.
e
traduit par Mircille commun, un outil dc protection et de
gestionàlongtcrme, 2003,p. ll,notc3.
:A.
- D;';0.e, ces modalités d'ajustement mc paraissent cortespondre à ce^que-saisissent les
40. Max FALQUE, Henri o, Les ressources foncières, droits de
; pr"i";y rules > du documeit de la Banque mondiale commenté en note 33 (LE RoY' 1996' propriétë, ëconomie et environnemenf, Bruylant, Bruxellcs, 2007.
p. 339).
nants du mouvement des d¡oits de propriété] ayons brandis très haut le dra- l
de la traduction en français des fameux << commons de I'article de Ganet Hardin
peau de qui, en 1968, sous le titre <<The tragedy of the commons Ð, paÍu dans Science
n'a pas avait mis le feu aux poudres. << Il y a eu un malentendu majeur sur la signification
Ostrom de < la tragédie des communs )) comme I'a reconnu Garett Hardin : < Il est main-
trois mo tenunt évident pour moi que le titre de mon premier qrticle aurqit dît être < la
trøgédie des communs non gérés t. Je reconnais quej'ai pu induire des person-
nes en erreur > (communication personnelle de G. Hardin et J. Baden, 1994) Ð
(Falque et Falque, 2003, note 7). Cette erreur d'un chercheur, toujours possible,
s'est transformée en effet en guerre de tranchées entre les < libéraux > et les < ra-
dicaux ) au sens américain, et a retardé d'au moins quinze ans la prise en compte
positive des régimes d'appropriation foncière ( en corrununs ).
d' appropriation foncière. Le tableau suivant, extrait d'un document de travail de la Banque mon-
diale al n'est ni meilleur ni pire qu'un autre. Il est illustratif des besoins de sys-
FtcuR-n, ¡¡" 2 tématisation donc de réduction plus ou moins volontaire, plus ou moins contrô-
( ) lée, de la complexité contemporaine des régimes d'appropriation de la terre.
L¡, PNOPNIÉTÉ COIT¡I¡U'I¡ ET LES AUTRES TYPES DE PROPRIÉTÉ
Coîtls de transaction
TASLSRUNo I
et de Typts or Pnopsnry wrrq
RTGHTS REGTMES OTvNERS AND DurrES
Libre accès
(non propriëté) Regime type Owner Owner Rishts Owner Duties
Socially Avoidance of
Private
Proprìété publique Individual acceptable uses ; socially
properly
control ofaccess unacceolable uses
Propríélé commune Maintenance ;
Exclusion of non
Common propertlt Collective contrainl rale of
owners
Proprìété privée use
Determine Maintain
Slate property Citizens
+ rules certain obiectives
+ nombre d'ayants droit Open access (non
property) None Capture None
Source, Falque et Falque, 2003, non légendé.
Banque mondialc, I 995, p. 29, cxÍait dc La sécurisationfoncière en Afrique, op, cit., p.340.
Commentaires
Les d nts expliquent que nous tenions les expressions Commentaires
propriété publique pour des incorrections car elles se ré- Property devant, selon moi, être traduit par appropriation et non par pro-
vèlént co . Si la propriété est le droit dejouir et de dispo- priété qui estl'ownershþ on voit déjà les difficultés non d'une traduction mais
ser des choses de la manière la plus absolue, elle ne peut être arrêtée par la d'une adaptation d'un tel modèle à une culture juridique civiliste. Ajoutons que
volonté contraire de quelques-uns (dans aux >r) ou im- réduire la réalité à une opposition Owner/non Owner est non seulement sim-
possible à mettre en æuvre en raison de qui est public pliste mais caricatural. Par ailleurs les catégories de bénéficiaires individual,
ãans le domaine public, des choses inc Ces deux ex- collective et citizens sont juridiquement indéterminées. Tout cela est donc va-
pressions, entrées dans I gue et flou, plutôt métaphorique.
horreur pour lejuriste, a On retrouve sous des désignations assez stables les quatre régimes identifiés
hérence terminologique ci-dessus par Mireille et Max Falque. Mais, State property n'est pas
sans en faire excessivement grief à leurs utilisateurs, puisqu'ils ne font que fe- l'équivalent de < propriété publique )) et surtout de notre < domaine public > de
produire ement exploitée mais manifestement fort mal la législation domaniale et foncière francophone. L'État n'est pas la seule col-
soumise sciplinarité et de la critique'
c
Par accès ) est un apport positif qu'il faut cepen-
41. Ilord Bank, A continent in transition: Sub-Saharian Africa in the Mid-l990's, Washington,
dant préciser. Il s'agit là, comme l'expliquent nos auteurs, d'une version corrigée
1995,76 p.
lectivité à devoir faire respecter certains objectifs (maintain certain obiectives) Quelle que soit la vocation < généraliste > de la démarche anthropologique,
et il n'est propriétaire que pour ce qui correspond au domaine privé affecté de la compétence du chercheur est limitée à des domaines d'expériences plus ou
la législation moins prolongées et fecondes. Si ma vocation fut initialement d'asiatiste, elle
Relevons critère qui fait ne put se concrétiser sur le terrain et c'est en Afrique, du nord au sud, d'est en
l'intérêt d'un ces catégories ouest, que j'ai accumulé ces observations qui seront la base de mes arguments.
La France (et ma Picardie natale) dès les années l97O,le Canada et la question
des revendications territoriales des peuples autochtones colonisés avec Alain
Bissonnette, depuis 1973 sont aussi deux ancrages importants m'ayant ouvert
sur la question autochtone dans les trois Amériques et sur I'intégration euro-
péenne et la politique agricole commune (PAC) avec un autre ami, Francis
Snyder. La question aborigène en Australie est aussi un champ d'analyse qui
m'a toujours captivé avec un autre grand ami australien, Marc Gumbert. Les
Wolof du Sénégal restent toutefois ma réference privilégiée, en dépit des aléas
politiques qui m'avaient, de 1970 à 1976, interdit I'accès à ce pays par un mi-
nistre, Jean Colin, peu soucieux de me voir discuter ou contester sa politique de
récupération jacobine de la réforme foncière adoptée en 1964. Les Comores de
1986 à 1996, Madagascar de l99l à 1998,le Mali de 1984 à 1996,le Burkina
Faso de 1983 à 1997 ou le Niger de 1989 à 1997 m'ont fourmis de multiples
sent flrnalement les stéréotypes de la grande querelle des < communs >> que j'ai occasions d'accumuler observations, analyses et propositions de politiques fon-
cières souvent dans le cadre de l'Association pour la Promotion des Recherches
et Études Foncières en Afrique (APREFA) que j'ai présidée de 1987 à 1997.
J'y ai bénéficié de I'apport de mes collègues, amis et coéditeurs des ouvrages
qui ont foumi la base substantielle des connaissances dans le domaine des étu-
des foncières africaines. Je pense en particulier à Émile Le Bris, Gerti Hesseling,
lité plus ou moins grande, constituer des régimes d'appropriation foncière < pra- Bemard Crousse, François Leimdorfer, Danièle Kintz et Paul Mathieu avec les-
tiquès >, tels qu'effectivement mobilisés et exploités par l'ensemble des utilisa- quels nous avons partagé les séminaires d'APREFA à la Fondation Universitaire
teurs. Luxembourgeoise d'Arlon ou à Malève-Sainte-Marie en Belgique.
On un régime Ces travaux feront I'objet d'une exploitation < à géométrie variable > qui
* pas un ensemble tiendra compte au moins autant des difficultés, échecs ou contraintes de la re-
sées et l'entrée e cherche que d'avancées qui apparaissent rétroactivement là où on ne les atten-
des options que proposent tant le droit que lajuridicité' dait pas. On parlera de l'Afrique d'abord, puis de l'Amérique du nord et de
l'Euope avec quelques ouvertures océaniennes qui tiennent plus à des compa-
gnonnages qu'à des pratiques de terrains. Je me référerai aussi plus souvent à la
La problémat¡que question rurale qu'au foncier urbain sur lequel je n'ai travaillé que de 1980 à
1985 en association avec Alain Durand-Lasserve du CEGET-CNRS et Émile
Cet ouvrage se donne pour les montages contempo- Le Bris dirigeant à l'époque le département D < Urbanisation et socio-systèmes
rains des régimes d'appropriati perspective de recherche urbains > de I'ORSTOM.
d'une sécurisation des hommes en contexte de crise éco- Tout ouvrage est nécessairement daté et les questions dont il traite reflètent
logique, institutionnelle et idéologique. non Seulement l'état de la recherche scientifique mais les problèmes que la so-
-
Ñous situant dans une perspective transmodeme, donc selon I'hypothèse ciété rencontre. Dans notre cas, et à la frn des années 2000, la société est < glo-
que les modes pré-modernes, à se ren- bale >, mondialisée depuis vingt ans et en crise avec de multiples facettes dont
contrer, à se compléter voire ispositifs, la principale est celle du marché capitaliste.
nous retrouveronJ les trois e du droit, Le débat dont je vais me faire l'écho, tout en le traitant d'une manière que
une lecture dynamique, une interprétation pluraliste et en respectant la com- j'espère moins conventionnelle et plus productive, a été relancé par Hemando
plexité des montages de pratique et d'institutions'
de soto a2 art de manrer ciété, les Wolof, dont les chefs étaient directement impliqués dans la vente des
paradoxes Pauvres dans caPtifs 4ó'
i'économi ionnement du L'ambition que je frxe à cet ouvrage n'est pas de me substituer aux acteurs
marché. du foncier des Suds et d'apporter à leur place les réponses qui, dans tous les
cas, ne peuvent être qu'incroyablement plus sophistiquées que ce que je pour-
rais imaginer. Elle est de rendre intelligibles les contextes et les ressources que
ces acteurs peuvent mobiliser pour répondre à leurs besoins de sécurisation
foncière.
Le plan que je vais suivre, en quatre parties, va mettre au clair les choix
successifs de cette introduction.
La première partie ( Représentations d'espaces et espaces de représenta-
tions de I'øppropríation foncière : v¡sions du monde, territorìalités et ordon-
de réforme foncière (en faisant confiance au < ciel )) pour que des circonstances nancemenls spatiaux > va approfondir la lecture anthropologique que j'ai ini-
favorables en assurent l'applicabilité) que d'aborder à la base les contraintes de tiée ici avec un accent mis sur les représentations d'espaces pour mieux < libé-
la division intemationale du travail qui produisent la marginalisation et
rer )) les recherches foncières de leurs attaches occidentales initiales.
l'exploitation des < pauvres > La deuxième partie, a pour thème < Les régimes d'appropriatíon en
qui est reproduite par les inst ( communs l. Elle présentera les résultats originaux d'une recherche où la terre
loppement produisant durant t fait l'objet de < maîtrises spécialisées >. Elle fait une place importante à la mo-
Hemando de Soto sans aller délisation, pour des raisons que nous expliquerons.
La troisième partie, sera la plus < classique > puisque sous le titre << Ia terre,
objel de proprìété privée, > elle systématisera les connaissances accumulées sur
les fonctionnements et dysfonctionnements de notre régime < modeme >
d'appropriation.
Enfin une demière partie sera plus prospective en envisageant << La terre,
enjeu patrimonial dans un contexte de développemenl durable l. Avec une
cause I'imaginaire des acteurs du foncier4 et un type de démarche qu'on em- certaine confiance dans la volonté et l'intelligence de nos hommes politiques et
prunte à Benedict Anderson et à I'anthropologue indo-américain Arjun Appa- à partir des heurs et malheurs des politiques foncières contemporaines, je
m'efforcerai de dégager les pistes des régimes d'appropriation foncière du
xxte siècle, avec la prudence du chercheur philanthrope.
Représentations d'espaces
et espaces de représentations
de I'appropriation foncière :
visions du monde, territorialités
et ordonnancements spatiaux
et de I'homme' on Dans < L'Idéel et le matériel Ð, M.Godelier consacre, sous le titre < Terri-
seule sorte. À côtë des reprësentqtions de la nature toires et sociétés dans quelques sociétés précapitalistes >, un chapitre où il ex-
et effets
trouve des ,"preririàiio" d' b't' des moyens' des
étapes
!1 périmente ces niveaux d'analyses. On retrouvera ces analyses dans la suite de
qttendus ¿", o"t¡ln, ¿ir-himme, sur la nature et sur eu)c-mêmes, des
cette partie, à propos des représentations du tenitoire et dans la mesure où notre
organisent une séquence d'actions et
leurs acteurs dans la sociëté' Des re- anthropologie de la juridicité recoupe sa problématique qui est celle d'une an-
doit faire quoi, quand' comment et thropologie économique, c'est-à-dire l'étude des << conditions sociales de pro-
orts mqtériels de l'homme avec lu ns'
duction l. Je crois cependant utile de résumer, pour bien confirmer la plate-
ù s'exercent et se mêlent trois fonc- forme théorique de la recherche ce que cet auteur dénomme être < cinq points
fondamentaux > et que l'on peut traiter comme des postulats.
itimer les rapports des hommes entre
1984, P. 2l) I"- < la propriété peut s'appliquer à n'importe quelle réalité tangible
et intangible I (p. 104) ;
Vingtansplustard,MauriceGodelierrevientSurcettedistinctionàpropos
de ces 2"- < Les règles de propriété se présentent toujours comme des règles
és ntielles
et.s'incarnant normatives (...) simultanément, prescriptives, proscriptives et répressi-
re ves r (p. 105);
et ainsr une cla-
3"- ( Les règles de propriëté se présentent sous la forme de systèmes
rification de la différenciation de I'imaginaire et du symbolique. qui reposent simultanément sur plusieurs principes dffirents, voire op-
et
idéel, fait d'idëes, d'images posés < (p. 107) ,'
nt leur source dans la Pensée' 4"- < Les systèmes de droits de propriëté distinguent toujours avec plus
bien un monde réel mais com- ou moins de précision la qualité (et par suite le nombre) de ceux qui
idées, iugements, raisonnements' in- possèdent des droits et lesquels > (p. I I0) ;
balement des réalités idëelles qui' en 5"- K Une forme de propriétë n'existe que lorsqu'elle sert de règle
inconnues de ceux
tant que confinées dans l'esprit des individus' restent pour s'approprier concrètement la réalité. La propriété n'existe réelle-
peuient donc être partagées par eux et agir sur menl que lorsqu'elle est rendue efþctíve dans un procès d'appropriation
qui les entourent et ne
leur existence. concrète et par lui ) (p. I I l).
e-t des proces-
Le domaine du symbolique, c'est l'ensemble des moygns On constatera que ces points correspondent aux principes que nous avions
s'incarnant à tafois dans des réali-
sus par t"rquat"î"i-iiäitn ¡a¿"U"t
dégagés à propos des régimes d'appropriation dans I'Introduction générale,
tës matérielles et des Pratiques avec une limite et un apport neuf.
concrète, visible, sociale' ("') Peut-on ne pas distinguer entre propriété et propriété privée, donc ne pas
mais il ne Peut acquërir d'ex envisager spécifiquement cette demière quand on traite de I'appropriation de la
sans s'incarner dans des signes nature en général, de la terre en particulier ? Sans doute le propos de I'auteur ne
sortes qui donnent naisssnce à porte-t-il que sur des sociétés précapitalistes où la propriété privée de la terre ne
aussi à des esPqces, ò des édific
se pose pas, en principe. Mais les risques d'ethnocentrisme y sont imp,ortants
nt cette distinction entre l'imaginaire et pour un lecteur non prévenu sl.
Le premier point rappelle une vérité qui semble évidente, mais il est effecti-
vement indispensable de rappeler ce principe qui a des implications essentielles
dans le traitement juridique. Ce n'est pas en effet parce qu'une société contrôle
strictement I'exo-inaliénabilité de la terre donc limite l'exercice d'un droit de
'existence concrète, visible' sociqle ))' propriété foncière qu'elle ignore la propriété privé dans d'autres domaines,
voire même pour des fonctions foncières qui peuvent être détachées du fonds
de terre, tels des services fonciers équivalant à des servitudes. Une étendue peut
49.
5l Peut-être y a+-il aussi là les t¡accs d'une prévention dcs anthropologucs à l'ógard desjuristcs
50. dont Maurice Godelier considèrc dcvoir < laisser leurs thèses et hypothèses de côté > (1984,
p.99). Il partage cette prévcntion avec Claude Lévi-Shauss, mais cllc pcut conduirc à rcjeter
lcs questions juridiques avec lcs thòscs dcs juristes et, cn privilégiant unc conception écono-
mique de la propriótó, à ne rctcnir qu'unc des dimcnsions du problèmc.
53. Christoph EBERHARD et Édennc LE RoY, << Pouvoirs, sociétés et droits, contribution à une lecturc
dynamiquc d'une anthropologie politique du droit >, ,n AFAD, Anthropologies et droits, état des
savoirs et perspectives contemporaines, Dalloz, Paris, 2009, p. I 5 l-203. Il 57- 166].
54' Ju.qo.s VANDERLTNDEN, < Le pluralisme juridique ), ln AFAD, Anthropologies et droits, ëtdt
des savoirs et perspectives contemporaines, Dalloz, Paris, 2009, p. 27 -7 6.
55. Paul Ynvue, Quand notre monde est devenu chrëlien (312-394), Albin Michcl, Paris, coll.
< Bibliothèque Idócs >, 2007, p. 278.
-- Michel ALLtol(etol.),sacralitë,pouvoitetdroitenAfrique,tabletonde¡réparatoireorgani-
52. 56. Olivier Rey, Ilinéraire de l'égarement, du rôle de la science dans l'absurditë contempordine,
r¿" pr. f. iuboìatoiré'd'unthropoiogie juridique de Paris, février 1978, Editions du CNRS',
Seuil, Paris, 2003, p. 237.
Paris, I 979.
59. Benedict ANDERSON, ¿'rmaginaire national. Essai sur I'origine et I'essor du nationalisme, La
Découverte, Paris, 199ó.
57. Luc BOLTANSKI et Laurent THEVENOT, De lajustification, les ëconomies de la grandeut,Pa' 60. A{un Après le colonialisme, Ies consé:quences culturelles cle la globalisation
ris, Gallimard, coll. < NRF. Essais >, l99l'p.266. -APPADURAI,
(trad. française de Modernity at large, Cultural Dimensions of Globalization), Payot, Paris pe-
SA. ftril¡pe Benñoux, < Sociologie des organisations, nouvelles approches >>, Sciences humaí- tire bibliothèque, 2005 il99ó1.
nes, no 64, 1996.
indo-
squ'ils
et une
Chapitre 1
ment de recherche 63 qui synthétise I ants à en vertu duquel une parcelle peut être "tenue", que ce soit sur lq base d'un
ce qui est en train de devenir une < systè- droit ou d'un titre de propriëté, de location, d'un contrat, d'une succession, ou
mes þnciers négro-africai,?,t )) et qu e par- d'une simple possession defait ou de droit n. Tenure a donc la vocation de gé-
tie. J'y joins un commentaire de tro avan- néralité qui lui permet d'être exploitée dans un contexte anthropologique, donc
cées de cet article. interculturel.
En effet, ce texte ne résout pas le mystère du droit foncier en Afrique, mais Notre démarche va consister à déminer la terminologie et les représentations
il foisonne d'observations bonnes à penser. On va donc s'arrêter sur ce texte spontanées qui y sont associées pour illustrer I'existence d'une autre manière,
dans un premier temps, en reprendre les apports plus d'un demisiècle après. pré-modeme plus qu'africaine, de voir le monde < où on vit >.
Puis dani un secondtemps, je décrirai cette (aventure> intellectuelle qui a
conduit de la fin des années 1960 à la fin des années 2000 au développement Sortir d'un occidentalocentrisme ( spontané D
C'est I'auteur qui I'affirme dès les premières lignes, < (l)a réflexion concer-
nqnt la terre a été et demeure encore très ethnocentrique >. Il propose donc au
lecteur d'identifier avec lui les représentations spontanées que les sociétés oc-
cidentales modemes associent à < la terre >, à la manière de la tenir, de
l'approprier, selon le langage du présent ouvrage, et enfin au régime juridique
qui en résulte.
C'est en recherchant << ce que chaque société particulière entend par l'idée
de "terre" et (...) les concepts culturels qu'elle emploie > que P. Bohannan dé-
crit une représentation que je qualifierai de géométrique :
< Les Occidentaux divisent la surface terrestre en utilisant une grille
I'analyse du foncier 64. imaginaire, elle-même sujette ò des manipulations et des redéfinitions.
Nous transposons sur le papier ou sur une sphère et notre problème
Apprendre à lire < la géographie populaire du monde > reste à étqblir la corrélation entre cette grille et les particularités physi-
ques de la terre et de la mer. Nous avons perfectionnë les instruments de
L'article de Paul Bohannan s'intitule << Land, Tenure and Land-Tenure >65 mesure en relation avec la position des astres afin de mieux nous locali-
et la
ser sur la surface du globe. Il existe des règles précises pour symboliser
John
I'information donnée pør nos appøreils de mesure et pour les appliquer
être
à notre csdastre. Chaque portion mesurée devient par cefait une "chose
et le
identifiable".l þ.30)
droit de tenure sur la terre >. L'Oxþrd Dictionnary indique << tenure is a kind of < La carte occidentqle, comme celle des Polynésiens, a été inventée par
title or right by which a land is held > cette définition correspond à celle du des marins navigateurs. La grille est, ajoute-t-il, "parfaitement rigide"
droit féodãl français, où la tenure est la concession d'une terre à titre précaire et poinls " arbitraires". Elle repose moins sur une topologie que sur
ses
un procédé astronomique.
En conséquence, dans notre civilisation, lu tene est, entre aulres cho-
ses, un entité mesurqble et divisible en portions grâce à l'application
d'un procédé mathëmatique de relevé et de cartographie. Cette notion
complexe, qui est essentielle qu modèle occidental, doit être absolument
63. I'analYse matricielle des
comprise avant d'entreprendre une étude approþndie. l (p. 3l)
oration e I vé r iJìc at ion
Ia b
re d'anthropologie juridi- En quelques phrases, P. Bohannan évoque cette révolution qui, après I'accès
que, Paris, 197 l, p. 29-50.
aux instruments astronomiques < chinois >> au Moyen-âge, permit, avec les
64. Cette démarche relève en fait de la sórendipite < qui est le don, grâce à une obscwation surprenante,
d'inve
de faire des trouvailles et la faculté de découvrir, i n'était pas recherché >. voyages des grandes découvertes du xv' siècle, le passage de la cosmographie à
cornmun
Éticnne Lg Rov, << L'émergcnce de pratiques propos d'une démarche la géographie modeme en maîtrisant la capacité à mesurer la surface du globe,
sérenditypique de déroutement en anthropologic du BouRclER et Pek vAN ce qui est littéralement la fonction de la géométrie (cf. infra).
Anont, La sërendipité, Ie hasard heureux,Hermam, Paris, 201 l, p' 299-310.
65. Paul Boner.rNer.r, << Land, Tenure and Land-Tenure >, in Daniel BIEBUYCK (ed.) African
Agrarian Sys tems, Oxford University Press, Oxford, I 963, p. I 0l - I I 0.
Puis, I'auteur décortique les idées sous-jacentes à notre conception de la te- dont les peuples associent ces trois facteurs. Nous découvrirons que si les
nure. ll remarque que : Occidentauxfontune corrélation entre les deux premières hypothèses leur
permettant d'en déduire la troisième, les Africains en revanche ou au
< Le mot contient une plus grande ambigui'té. Il assume le fait que la moins en grande partie þnt une corrélqtion entre la première et la der-
terre, divisible en parcelles comme nous l'avons vu, peut être tenue, ce nière hypothèse leur permettant ainsi de déduire la seconde.il (p. 33)
qui implique une relation entre une personne (individuelle ou groupe
social) et une portion de tewe. J'appellerai cette relqtion "l'unité Si la première de ces deux conclusions renforce les analyses que j'ai déjà
homme-chose". En anglais, on dëcrit cette unité en terme de propriété et présentées, e géographique ou le cadastre, ni le droit de
on utilise des concepts verbaux courants comme propriété, location, propriété et nt la généralité qu'on leur prête, la seconde
vente (...). r (p.3I) conclusion, appliquer, vu sa généralité et la restriction
mentale qui accompagne sa formulation.
Pourtant, cette description est insuffisante en raison de la conception sous- Mais, ce ne sont pas encore la nature des régimes juridiques qui nous inté-
jacente du droit et de la sous-estimation d'une dimension essentielle que révè-
resse mais les représentations d'espaces qui sont susceptibles d'être identifiées
lent les droits africains, le rôle des relations homme-homme. << La particularité sur la base de cette problématique. Nous allons donc mobiliser les trois exem-
la plus importante du système occidental est qu'il assume que les droits des ples (ou << case -studies ü à l'anglo-saxonne) qui viennent compléter notre in-
gens sur I'espace et I'exploitation de I'environnement ont aussitôt comme formation, les Tiv du Nigéria, les Kikuyu du Kénya et les Tonga de I'actuelle
contrepartie des droits sur les terres. De ce fait, nous assurons que pour cha- Zambie pour nous faire découvrir les éléments d'une nouvelle représentation
que unité homme-homme qui implique une dimension spatiale ou un droit que je dénommerai le topocentrisme.
d'exploitation va de pair une unitë homme-chose. Comme nous le verrons ce Les Tiv ont vraisemblablement servi de révélateur pour I'auteur car il s'agit
n'est pas précisément le cas en Afrique. D (p.32) -de son < terrain )) qu'on peut considérer comme un cas d'école. Cette société
L'anth,ropologue déduit de ces remarques trois propositions puis trois critiques :
lignagère du centre du Nigéria ne connaissait pas de carte géographique nous
< Nous avons trouvé que trois facteurs sont importants lorsque nous dit I'auteur et le support utilisé lors des déplacements des villages dans le
étudions la tenure des terres à travers les dffirentes sociétés : contexte d'une agriculture semi-itinérante est < une carte généalogique >
1" un concept de terre, conçue à partir de la localisation de la case du patriarche. Dans la nouvelle im-
2" un mode de corrélation de I'homme avec son environnement, plantation, chaque groupe reprendra la place qu'occupait antérieurement sa
3" et un système social avec une dimensíon spatiale >. propre installation obéissant à la répartition spatiale de la structure lignagère
Trois jugements a priori et au moins discutables de la recherche coloniale : projetée sur le sol, structure qui est, dès lors, la matrice de I'organisation so-
A) le type de carte occidentale peut être introduit dans ces régions ciale dans ses dimensions de temps et d'espace. < Le modèle Tiv est basé sur
ou, plus naivement, qu'il est omniprésent bien qu'inconnu des po- une carte généalogique mouvante sur la surface terrestre au lerme duquel les
pulations ; personnes sont assignées, sur la base de leur position parentale, à des fermes
B) le conceptde propriété est sffisant pour exprimer tous les types spécifiques pendant des périodes de deux ou trois annétes l þ.35). Toute
d'unités homme-chose ; I'organisation sociale est donc conçue à partir de la case du patriarche, le topo-
C) le contrat et la loi successorale sont les modes normqux pour centre de l'organisation spatiale. Paul Bohannan ne parle que de ce seul topo-
accommoder les relations sociales dans un contexte spatial. > centre, ce qui suppose une organisation monofonctionnelle de l'espace, entiè-
(p.32) rement déterrninée par les rapports de parenté. Les autres exemples confirment
que ce modèle d'assignation des droits fonciers par la parenté était loin d'être
vit généralisé dans les sociétés africaines.
Se donner les moyens de maftriser la représentation du monde où on
<< Les Pluteaux Tongø nord Rhodésie présentent une autre variante. Leur
< Nous devons remplacer jugements par d'autres hypothèses plus gé-
ces -carte est constituée d'unedusérie de points, chacun représentant un autel de
nérales et moins ethnocentriques : pluie. (...) Un autel de pluie ne change jamais de position géogrøphique (loca-
l" les peuples ont une représentation propre du pays dans lequel ils vivent lisation), bien qu'il puisse être oublié après l'écoulement d'une ou deux géné-
(carte). rations. Dans les temps anciens, les hommes vivant dans le ressort territorial
2" Ils disposent d'une série de concepts pour parler et traiter des rapports d'un autel étaient requis pour participer à son rituel. La proximité d'un autel
entre etú el les choses. était la bqse des regroupements tetitoriaux; (...) le jeu des allégeances (...)
3" L'aspect spatial de leur organisation sociale trouve, d'une façon ou entraînait obligatoirement la création d'un autel nouveau s'il n'en existait pas
d'une autre, une expression ouverte en paroles et en actes. un ancien ) (p. 35). L'autel de pluie, sur des plateaux particulièrement exposés
Ainsi, la tenure des tewes est, du point de vae ethnographique, la façon à la sècheresse, est donc un topocentre à fonction religieuse, économique et po-
litique essentiel. Des topocentres secondaires, à l'échelle des villages, semblent Le traitement de l'étendue
déterminer I'installation et I'accès aux droits d'exploitation (dits droits sur les Dans la matrice géométrique (MG), l'étendue est dilatée au maximum pour
fermes) mais il faudrait revenir à la monographie originale pour vérifier cette
-couvrir l'ensemble de la sphère terrestre. Elle est considérée comme une mo-
information et les compétences des chefs de village sur les tenes vacantes. saique, un ensemble de polygones qui peuvent être chacun mesurés pour leur
Les Kikuyu enfin proposent un troisième exemple doté d'une complexité donner une valeur d'usage ou d'échange. Les modes de mesures peuvent être
-initiale que ú colonisãtion britannique en généralisant l'agriculture d'expor- basés sur le calcul mathématique des superficies ou des unités de temps propres
tation n'ãvait fait qu'amplifier, rapprochant progressivement leur système du aux fonctions qui sont autorisées.
modèle foncier propriétaiiste britannique. Les Kikuyu disposaient traditionnel- Dans la matrice topocentrique (MT), l'étendue est ramenée à un ensemble
lement de deux-cartes, I'une parentale et économique' centrée sur le domaine
-plus ou moins jointif d'espaces qu'on peut appeler génériquement des territoi-
du sous-clan (mbari),1'autre politique, le Rogongo, conçue à partir de subdivi- res (infra), avec une extension correspondant aux capacités et aux compétences
sions du territoire entre des ( arêtes de crêtes > structurant le pays kikuyu. Ces de circulation des utilisateurs <jusque là où on peut aller>. Cet ensemble est
subdivisions réunissaient des unités plus restreintes dénommées des feux rattaché à un point (topos) dont la fonctionnalité détermine la capacité
(nwacki). Ces feux pour les systèmes d'exploitation, les lieux de réunion des d'attraction des usagers et des espaces. C'est une capacité d'attraction quasi-
òonseils de chefs deã Mbar¡ pour la répartition des terres et leur gestion territo- magnétique mais différenciée selon chaque fonctionnalité. Chaque type de to-
riale sont donc les deux topocentres-types à partir desquels les droits fonciers pos a donc sa < valence ) propre, qui peut être < enrichie ) par I'action organi-
étaient respectivement gérés. satrice de I'homme et peut garder une empreinte particulière (quasi atomique)
sur de longues ou très longues périodes.
Tentative de systématisation Marquage spatial
MG : Chaque espace fait l'objet d'une délimitation précise en terme de limi-
Une obseruation préalable -tes ou de frontières. Le passage non autorisé est une agressiorVtransgression et
Les systèmes que Paul Bohannan dénomme < occidental > et < africain > tout passage suppose un changement de qualité ou de statut (proprié-
sont effeótivement privilégiés dans ces deux aires culturelles mais, comme le taire/occupant, national/étranger, etc.).
suggère I'exemple rinyu, peuvent ne pas être ignorés dans d'autres traditions MT : chaque espace, aimanté à partir de son topos, voit sa fonctionnalité se
jurìãiq.tes et poìitiques. Car le système des Mbari comporte déjà des éléments -réduire avec la distance vis-à-vis du centre pour aboutir à des confins ou à un
äe géómétriciìé (caþacité de mesurer l'espace pour y exercer, ici, une autorité no man's land, zone tampon, territoire ouvert, non revendiqué ou non occupé.
politique) en relation avec une délimitation reconnue de tous, supposant une La délimitation devient de plus en plus précise avec la valorisation des activités
ãxclusion des non-membres (ici selon le critère des lignes de crête)' Les repré- et la pression démographique et/ou foncière, ce qui explique donc la tendance
sentations d'espaces devront donc être dissociées de déterminations culturalis- actuelle de populations à adopter les contraintes d'une matrice de type géomé-
tes, ce qui, dans les pratiques de recherche dont je retrace ici l'économie, ne se trique, sans nécessairement adopter un régime de propriété privée.
fera que lentement et grâce aux avancées d'une démarche résolument compara- Relations avec les autres espaces
tive eì interculturelle. À partir de la fin des années 1990,j'avais déjà vérifié que MG : chaque espace devient une zone d'exclusivité et, tendanciellement,
les trois représentations d'espaces sur lesquelles je travaille alors_sont connues -d'exclusion. Dans les conditions du marché généralisé, au caractère exclusif on
de toutes lès sociétés sur lesquelles j'ai des informations et que chaque société adjoindra le caractère absolu, autorisant la pratique du droit de propriété privée
en aménage les rapports selon un dispositif à chaque fois original, fruit de son débouchant sur la sanctuarisation (Modèle quatre, infra).
histoire inteme et de son insertion régionale. MT : des espaces même fonctionnalité se concurrencent, donc produisent
-des confrns, voire desdelimites. Les espaces de fonctionnalités différentes se su-
Caractérisation des deux représentations dþspaces
perposent, produisant un < feuilleté > qui peut concern€r, dans des exemples
Ces deux représentations ne sont pas à considérer selon le principe du africains, entre cinq à dix types d'espaces superposés, considérés selon les
contraire, où I'une est en opposition trait pour trait avec celle qu'on entend pri- fonctions de production, d'échange, de commercialisation, des pratiques reli-
vilégier. On discutera systématiquement de ce procédé d'exposition dans la gieuses ou initiatiques, des fonctions de résidence selon les périodes et les sta-
troisième partie avec la notion de < référent pré-colonial )) comme une inven- tuts, de domination politique, d'administration, etc.
tion de la modemité. On recherchera donc des paramètres les moins ethnocen-
triques et on traitera la représentation comme une matrice, ce modèle dont on
chérche à reproduire I'empreinte. On a retenu le traitement de l'étendue en es- Support technique, la << carte ¡>
paces pafticùliers, les de marquage spatial et les montages typiques de Paul Bohannan a évoqué la révolution technique et conceptuelle que sup-
-oães -pose l'invention puis la systématisation de la carte géographique entre le XVo
rapports entre matrices.
fonctionnalitós fonctionn¿fltês
droll de perp0$rblÊs
$tJ opposablÉs
oe$lion
õpécialisé
droit de
oestion
þartagé êt
mulflplê
lerri toire
ûut/erl
T
I
¿0nes
trmporìs
lLR {}1rJ1
Nomades de l'époque et ce n'est que dans ses versions r foncier qui relevèrent le déh qu'un chercheur allemand spécialisé sur la territo-
pastoral sédentarisé ou semi-itinérant sera vraiment pris rialitê et ayant travaillé au Nord-Kenya, chez les Gabbra, Gunther Schlee. Lors
Le Mali est dans une situation voisine, avec une de mon arrivée à Niamey, il m'attend dans le hall de I'hôtel, me tend un ma-
meurtrière dans le Nord et des tensions entre agriculteurs et pasteurs dans nuscrit et déclare péremptoire : ( lisez )) et me laisse interloqué. Il s'agit de sa
I'ensemble des régions en lien avec le déliquescence du régime de Moussa communication qui recoupe de multiples façons ma note introductive < Le fon-
Traoré. Associé à différentes missions à l'initiative de la < Caisse Centrale de cier, I'espace, et le territoire dans les sociétés sahélo-soudaniennes >>, Paris,
E, devenue Agence Française du Développe- LAJP, septembre 1997,9 p.
ou sur le devenir de la stratégie cotonnière de Sans citer Bohannan, mais dans I'esprit de ses descriptions, Gunther Schlee
de Développement des fibres Textiles), j'ai introduit une distinction entre trois catégories d'espaces dont il associe les re-
< tropical > puis j'ai été associé aux travaux présentations à un critère que nous n'avons pas vraiment traité jusque mainte-
préparatoires de la nouvelle u gouvemem€nt provisoire, liée îant, la dimensionnalité. En outre, il introduit, presque incidemrnent, d'autres
à'une part à la relance de la et animale, d'autre part à la dé- indications qui aboutiront quelques années plus tard à la présentation systéma-
central-isation. Le tout débo et 1995 sur la montée en puis- tique de deux nouvelles (et actuellement demières) représentations.
sance d'un observatoire Foncier du Mali (oFM), un outil de pilotage des poli-
< Les formes de territorialité se gèrent comme des relations entre des
tiques publiques expérimenté par APREFA avec le fort soutien de responsables personnes et des données géographiques. Ainsi, le sentimenl proþnd
¿e ta iCCBã Bamako, mais systématiquement torpillé par la haute administra- d'appartenir à un coin de terre ou à un pays natal est bien connu en Eu-
tion malienne dont les intérêts risquaient de pâtir du dévoilement des pratiques rope et peut même représenter une valeur morale. Mais on a tendance ò
d'accumulation, de détoumement, de malversations et autres maux chroniques concevoir les unitës géographiques qui induisent de tels sentiments
de cette phase particulière d'accumulation du capital et de généralisation du ca- comme bidimensionnelles et circonscrites. On ne parle guère des formes
pitalisme dans les soci de territorialité zéro-dimensionnelles, celles qu'implique par exemple la
Plus que des conn ont des expériences que je multiplie avec revendicalion d'un lieu sacré par un groupe cultuel. De tels lieux ont
les éleveurs, avec des s la Côte d'ivoire, un retour au Sénégal et bien des coordonnées, mais pas d'extension définie; autrement dit ce
I'arrivée dans I'océan indien, aux comores en 1986, à Madagascar en 1991. sont des points, c'est-ò-dire des unités zéro-dimensionnelles. Il en existe
Il manque un déclencheur. ll aurait pu être la section < Le pastoralisme afri- en Europe comme partout ailleurs, bien qu'ils ne correspondent pas à
cain face àux problèmes fonciers 67( que je rédige en 1994, mais I'intitulé du notrefaçon habituelle de penser le "territoire". >
chapitre < Quelques aspects juridiques du pastoralisme > indique que la de- [On relèvera ici seulement que ces unités zéro-dimentionnelles cones-
ttruñd" des éditeurs scientifiques conceme < le régime juridique du foncier pas- pondent au modèle topocentrique décrit ci-dessus].
toral> où j'illustre, en une dizaine de pages I'extrême diversité des solutions
liées à la vãriété des maîtrises foncières dont je traiterai systématiquement dans < Chez les groupes couchitiques dont il est question ici, on ne peut igno-
la quatrième partie du présent ouvrage. rer cette forme de représentation de I'espace et la manière dont on est
ll faut donc attendre deux ans et la préparation d'un colloque intemational qttaché à celui-ci. C'est ainsi qu'à I'occasion de leurs promotions de
d'abord anisé en novembre 1997 à Niamey sur ( Les classes d'âge, les Gabbra effectuent tous les 14 ou 2l ans des migra-
sociétés Sahélienne > par André Bourgeot, avec le tions rituelles (en quelque sorte des pèlerinages) dans les montagnes et
concour opologie Sociale du Collège de France et de autres endroits sacrés liës aux mythes d'origine de leurs clans. Ces
concre montagnes forment une chqîne qui borde et dépasse la frontière éthio-
nslec pienne. La plupart de ces endroits n'ont pas d'extension déJìnie. L'un
I'idée d'eux est entouré d'une zone où la chasse et lq collecte sont interdites.
Mais, Cette zone, délimitëe par une bande de terre rouge, forme le cône de
base d'une montagne sacrée. Mais ce type d'espace comportant des li-
66. Kiti N AN vllt-328 tcr pris cn application du ZATU an VIII
Jc pcnsc cn particulicr au mites prëcises est I'exception. J'ai décrit d'ailleurs un conflit entre les
n"39bis,articlcs73 à82, l8l & l82,endatcdu4juin l99l' Gabbra et des Boran qui y avaient pénétré et I'avaient profané. >
67. Philippc DAGET ct Michel GOlnOn (coord.), Pasloralisme, troupeaux, espaces et sociétés' (Schlee, 1989b, 1990b)
Haticr, Paris, AUPELF-UREF, 1995, p.487-510.
68. André BOURGEOT (dir.), Horizons nomades en Af ique sahéliente, sociétés, développement el
dëmocratie, Karthala, Paris, 1999, 49lp < Des "points" sont ainsi reliés par une route, une ligne, et il faut pas-
69. Éticnnc LE Roy, < À la rcchcrchc d'un paradigmc pcrdu, lc foncicr pastoral dans les sociótés ser par cette route même sí elle traverse une frontière internalionale, ce
sahólicnncs >, ¡)¡ A¡dró Bourgcot (dir), Horizons nomades en Af ique sahélienne, sociélës, dé-
qui pose des problèmes d'ordre politique, bureaucratique et de sécuritë.
veloppement et démocralie, Karthala, Paris, 1999,491p' [p. 39'7-4121.
Ilfaut passer par cette route, et cette route doit être empruntée : si on ne Une route est indiscutablement une ligne mesurable par sa longueur selon
le fait pas, elle attend, car c'est la route des ancêtres. Il s'agit lò d'une une unité qui peut être une durée combinée ou pas avec le véhicule de transport
possession mutuelle entre un groupe de personnes et une ligne imagi- (tant de jours à cheval, en voiture automobile). ou selon le critère de la vitesse
naire sur le sol, c'est-à-dire une unité géographique uni-dimensionnelle. 1en KnVH),
de la pénibilité (risque de fatigue accru pour des bæufs, des che-
Les < lignes de chansons I (Chatwin 1988) qui traversent I'Australie vaux, des chameaux, selon les cas)...
constituent un phënomène comparable (Ingold, 1986, p. 147 et suiv. ; La caractéristique de la route, que souligne G. Schlee par ailleurs, est
Strehlow, 1965, p. 138). La permanence de ces références identitaires à qu'elle relie deux points en passant au moins par un troisième comme une
I'espace géographique a été observée tout récemmerel (Schlee 1992), ce condition de l'existence d'une route. Il faut trois points pour faire une route et il
qui permet de p la PercePtion faut en fréquenter au moins trois (ainsi que d'autres éventuellelnent correspon-
qu'avaient les nom de territorialité dant à des itinéraires de déviation, des raccourcis, des détours, des étapes possi-
étaient très différen eursTo. tt bles, etc.). Mais là n'est pas le principal pour I'analyse du foncier. La science
des cheminements est d'abord celle des flux d'hommes et de ressources qui
Une représentation odologique de l'espace empruntent ces routes et des ressources dont ces hommes ont besoin pour ré-
pondre aux conditions parfois dangereuses ou extrêmes du milieu naturel qu'ils
On a reconnu avec I'unité bidimensionnelle ce que je dénommais ci-dessus ont à affronter. Que I'on songe aux navigateurs que décrit Bronislaw Mali-
la représentation géométrique reposant sur la référence à des polygones et dans nowski dans /es Argonautes du Pacifique occidental avant I'invention des ins-
I'unité zéro-dimensionnelle la représentation topocentrique, avec une différence truments modemes et affrontant le grand océan avec de frêles pirogues ou aux
que je ne tiens pas pour une divergence, plutôt comme un problème caravanes traversant le Sahara et dépendant de points d'eau ou aux trappeurs
d'interprétation. Gunther Schlee traite le point comme n'induisant pas de di- dans le Grand-Nord canadien. L'accès à ces ressources (fruits, graines, herba-
mension spécifique (zéro-dimension) alors que je considère que ce point pola- ges pour les animaux, eau, combustibles, abris, etc.) est une condition de survie
rise et attire les acteurs et les ressources et se révèle ainsi comme un espace plus ou mois immédiate ou différée de groupes entiers. Leur disponibilité est
sans superficie prédéfinie (donc non bidimensionnel) mais avec un effet de spa- stratégiquement déterminante et, ainsi, les espaces associés à la route et les res-
tialisation original dont on a déjà deviné les conséquences avec les exemples sources qu'ils supportent combinent des contraintes differentes qui en faisaient
proposés par Paul Bohannan. Le problème est sans doute dans la définition de généralement des < communs > dont on retrouvera I'impact dans plusieurs par-
ce qui est pour cette auteur < la dimension >. Si on I'entend, au sens usuel ties de cet ouvrage.
conìme < grandeur réelle, mesurable, qui détermine la portion d'espace qu'oc-
cupe un corps )) (Le Roberl, 1996, p.646) on perçoit que cet auteur fait un lien
nécessaire entre la notion d'espace et la capacité de le mesurer. Or, comme
nous I'avons envisagé dès I'introduction générale, il y a des espaces non mesu-
rables, non seulement les espaces mentaux mais les €spaces physiques non as-
sociés à la détermination d'une valeur métrique, mais à la permanence de
I'organisation lignagère, à la sacralité de la terre et aux autels de pluie, etc., à
travers les activités du quotidien.
Je suis par contre en accord avec I'approche de la représentation odologique
comme unidimensionnelle et, pour bien expliciter ses attributs je cite à nouveau
le passage essentiel de I'auteur '. < Des "points" sont ainsi reliés par une route,
une ligne, et il fout passer par cette route même si elle traverse une frontière
internationale, ce qui pose des problèmes d'ordre politique, bureaucratique et
de sécuritë. Il faut passer par cette route, et cette route doit être empruntée : si
on ne le fait pas, elle attend, car c'est lq route des sncêtres. Il s'agit là d'une
possession mutuelle entre un groupe de personnes et une ligne imaginaire sur
le sol, c'est-à-dire une unité géographique unidimensionnelle. >
70. Gunthcr SCHLEE, < Nomadcs ct État au nord du Kcnya >, in André BouRGEor (dir'), Horizons
nomades en Aj'ique sahélienne, soci dënocral
cxtrai
491p. [p.224-225]. J'ai citó cct (dir.) 200
au rcgard du droit, rapports foncicrs alcs >, in
droits, état cles savoirs et perspeclives contemporaines,Dalloz, Paris, 2009, p. 337.
Caractéristiques
par rapport à l'étendue : la représentation est conçue à partir d'une ligne
- allant d'un point à un autre et incluant ses abords et ses dépendances ;
son marquage : par le chemin, la route et le cheminement ;
- sa relation avec les autres représentations est son trait fonctionnel domi-
- nant, en mettant en contact des lieux, des territoires et des autorités sur
les espaces ;
le support technique est la carte routière, l'itinéraire, le portulan.
-
La sanctuarisation et le territoire, deux représentations contraires
de déshuman¡sat¡on et d'humanisation de l'étendue
point¡ dè passages obltçaloires Quand on revient à la citation de Gunther Schlee, on remarque qu'il
O lerrtto¡rcs trûvêttés
évoque (( notrefaçon habituelle de penser le < tetitoire n et qu'il a une
cheminement ¿ulorisé ds A àB
description d'une montagne sacrée équivalant à ce que j'appellerai la
* eftpåssantpar0
sanctuarisation. < La plupart de ces endroits n'ont pas d'extension déJì-
cheminement de A à I iíterdtt nie. L'un d'eux est enlouré d'une zone où la chasse et la collecte sont in-
rl} ou imposslble / / / zonø hontlère à
terdiles. Cette zone, délimitée par une bande de terre rouge, forme le
polnt do passage posülble
+4( contralntespart¡culières
-
"(}'" cône de base d'une montagne sacrëe. Mqis ce type d'espace comportant
litinér¿ire raccourci) des limites précises est I'exception. J'qi décrit silleurs un conflit entre
fteuue ol fac
^ polnt dê parsage possible les Gabbrq et des Boran qui y avaient pénétrë et I'avaient profoné >.
'{r" (ltlnératre dévið}
monta0nês
zons de orélèvemenls ou
On peut, comme I'auteur, traiter le territoire comme ne relevant pas direc-
tement de notre problématique de l'appropriation ou ces sites sacrés comrne
'-fj -'
a'exptoiial¡oft autorisés
dÊs rAssnilrce$ Ët.R02û? étant une application particulière d'une théorie de la zéro-dimensionnalité ou
une exception (délimitation précise) d'un cas général (non délimitation). Dans
Dans le contexte modeme, la contradiction est plus forte: si l'étendue est les années 1960 et 1970, je tenais ces espaces (bois sacrés, lieux d'initiations,
seulement traversée et donc < publique )) au sens d'ouverte à tous, c'est selon puits ou arbres abritant des génies, autels d'ancêtres), dans mes travaux sur le
des conditions qui sont < politiques ) et qu'on retrouvera avec la notion de ter- régime foncier des Wolof puis des Diolas du Sénégal, comme une application
ritoire comme représentation élémentaire d'espace, les ressources sont, elles, de la représentation topocentrique. De nouveaux travaux de terrain durant les
années 1990 et courant 2000 ont modifié ma perception de la réalité. Je vais à dans les années l970,la circulation à I'intérieur du parc soumise à autorisations
nouveau la caractériser brièvement avant de distinguer ces deux dernières re- (rares) et les activités dans la zone tampon (sur un kilomètre en pourtour de la
présentations. limite du parc national) également contrôlées et non exemptes de tracasseries
allant au-delà de la protection de la faune et de la flore. Enfin, une troisième
Autoriser et interdire I'accès, humaniser ou déshumaniser la nature
partie dite zone périphérique et incluant la communauté rurale de Sélimata voit
En mars 1999, j'accompagne Olivier Barrière dont je suis le directeur de ses activités économiques également influencées par le statut du parc. Ici se
stage à I'IRD (Institut de recherche sur le Développement) dans une mission de joue lejeu dangereux du braconnier et du garde forestier avec de telles tensions
terrain en pays Bassari, entre I'extrême est de la Gambie, la Guinée et le parc que, selon nos auteurs, I'armée sénégalaise est maintenant venue porter assis-
du Niokolo-Koba au Sénégal oriental. Nous sommes reçus dans la communauté tance aux gardes-chasse.
rurale de Sélimata où Olivier Barrière va, les années suivantes, inventer avec Nous avons donc recueilli des témoignages, nécessairement contradictoires,
ses interlocuteurs bassari et peuls un droit local de l'environnement métisse, de gardes menacés dans leurs vies et de chasseurs qui prétendent dépendre en-
susceptible de prendre en charge les valeurs et représentations endogènes dans core, selon leurs témoignages, substantiellement des ressources du parc et or-
un langage et la technique du droit modeme sénégalaisTt. Nous retrouverons phelins de certains lieux < sacrés >.
ces questions dans la quatrième partie. Il y a là une pratique d'interdiction et d'expulsion des populations, fondée
Les Bassari sont souvent tenus par les autres Sénégalais, et en des termes sur des exigences de préservations de richesses fauniques ou floristiques indé-
peu flatteurs, comme les demiers représentants de civilisations agraires qui ont niables mais qui ont pour conséquence de faire perdre à des populations non
partout ailleurs disparu ou se sont folklorisées. Initiations et cultes agraires seulement leurs ressources alimentaires et leurs zones d'activités parfois pluri-
étaient encore marginalement pratiqués et Catherine et Olivier Barrière en ont centenaires mais également des éléments du paysage, des sites ou des espaces
publié de merveilleux témoignages dans un ouvrage somptueux 72. aménagés par leurs ancêtres et qui constituent des éléments déterminants de
Les Bassari sont tenus pour des autochtones. << Le groupe social bqssari se leurs identités. Leur disparition brutale parce que non négociée ni maîtrisée in-
caractérise par une culture participant fortement ò un rapport symbiotique à la duit une destruction de ces identités et un véritable naufrage des sociétés.
nature, où le visible (belyan) et I'invisible (biyil) s'interpénètrent' Son exis- En 2005, je retoume au Canada pour participer à un des < grands travaux )
tence est imprëgnée de la présence des ancêtres et des génies tutëlaires et son frnancé par le gouvernement fédéral canadien et intitulé Peuples autochtones et
organisation interne est þrtement structurée par les classes d'ôge. Dans la gouvernance (PAG) où j'assure la direction d'un volet portant sur les revendi-
contemporanéitë, cette société sorl peu ò peu de sa symbiose au milieu naturel cations territoriales des Premières nations. Quand on interroge les Innu, popula-
pour entrer dans une logique contractuelle avec les génies >73' Leut histoire tions indiennes des réserves du Nord-Québec sur leur rapport au territoire, re-
èst connue depuis le XIII" siècle. Victimes de multiples exactions, il faillirent vient comme un leitmotiv leur amputation d'une part d'eux mêmes à la suite
disparaître à la fin de l'époque pré-coloniale sous les razzias des Peuls du Fouta des grands aménagements hydro-électriques dits de la Baie James et d'accords
Djalon. Ils ne sont que quelques milliers mais manifestent un réel dynamisme et que nombre d'entre eux tiennent pour scélérats parce qu'ils leur interdisent
une forte capacité d'adaptation aux nouveaux enjeux de la modemité, à condi- I'accès à leurs territoires de chasse et au mode de vie qui était celui de leurs an-
tion que cette modernité tienne compte d'un mode de vie singulier. ciens 74. Et leurs voisins Innuit septentrionaux transmettent des messages ana-
Ce sont des chasseurs-collecteurs qui se sont convertis de manière sélective logues pour avoir vécu durant la guerre froide un mécanisme de contrôle et
à l'agriculture et à l'élevage en adoptant la technologie qui les accompagne. d'expulsions dans le cadre militaire. On parlait dans ce contexte militaire, de
Mais ils sont chasseurs dans l'âme et la viande de chasse occupait une place sanctuarisation. Il m'est alors apparu que ce terme pouvait être d'usage plus
importante dans leur régime alimentaire. Or la chasse ne peut se faire que dans large quand, pour des raisons religieuses, militaires ou maintenant écologiques,
le parc du Niokolo-Koba. la présence de I'homme est considérée comme impossible sur les lieux qu'il
Créé en 1926 atteignant en 2003 1.138.000 ha il est, nous disent les auteurs, occupait régulièrement et qu'il se trouve ainsi dépossédé d'un patrimoine qui
<<leplus grand parc national d'Afrique de I'ouest > (C' et O. Barrière,2005, est au moins mémoriel mais qui peut être financier voire remettre en question
p. 137). C'est surtout un site du pahimoine mondial, intégré dans le réseau Man ses conditions de reproduction au moins sur le moyen terme.
and the biosphère (MAB). C'est ainsi une aire protégée intégrale exempte de La définition que j'avais donnée initialement de l'espace comme une frac-
tout résident humain. Les habitants de certains villages ont ainsi été expulsés tion socialisée de l'étendue fait que nous sommes ici en face d'un non espace
puisque les populations en sont exclues et que les formes de spatialité sont dis-
71. Olivicr Benn¡Ènn, < De l'émcrgence d'un droit africain de I'environnement face au plura- soutes pour retrouver artificiellement les formes < initiales > de l'étendue ( na-
EBERHARD et La quête anthropologique
e d'Éüenne Le 006,p.147-172'
72. , Bassari, de I' Éditions et Romain Pages 74. Alain Btssol.INETTE, Karine GENTELET ct Guy RocHET, < Droits ancestraux ct pluralité dcs
Éditions, Paris, 2005. mondesjuridiqucs chez les Innu ct lcs Atikamckw du Quóbcc >>, Cahiers d'anthropologie du
73. Olivier BennlÈnr, < De l'émcrgence d'un droit africain (.'.) >, 2006, p. l6t-164. dro it, << Dloit, gouvemancc ct dóveloppement durablc >, Karthala, Paris, 2005, p. I 56.
DRotr socrÉTÉ, vol-, 54, 20l I DRotr ET socrÉTÉ, voL, 54, 20t
ET
66 67 I
L'AU tRE
REnRÉsttN fÁ,'noNS D'ESpACËs È I ssp¡c¡s ou ttgpttÉsEN tATtoNs DE L'ÀppRopRtATtoN t oNCIÈR¡
LA ]'ERRE DE
espace sanctuar¡sé:
type réserv€ de blosphère
Qu bois sacré, sans r€lelion O espac€ topocentré
avec les autres espaces
espace proté0é : populations
exÞulsées, ¡nterdlction de
pén¿lr€ r
ËLR 02 0t
portant sur tout ou partie des ressources qui s'y trouvent et qu'elle est ]tlodüle ftl'r6
désireuse et cøpable d'exploiter. n (Godelier, 1984, p. ll2)
Mais, cet auteur complète ensuite par une deuxième définition en indiquant : RTPRÉ$EIlJTATIO[l ORIüIt\lILLi DtJ TTHRITO¡RË
< On appellerq donc territoire la portion de la nature et d'espace fi[aîlrise indilf Érenciée : droit d'accès
qu'une sociétë revendique comme un lieu où ses membres trouveront en
permanence des conditions et moyens matériels de leur existence(.'.) Ce
que revendique une société en s'appropriant un territoire, c'est I'qccès, Éte nd u
le contrôle et I'usage, tout qutant des rëalités visibles que des puissan'
ces invisibles qui le composent, el semblent se pqrtager la mqîtrise des
conditions de reproduction de la vie des hommes, la leur propre comme
de celle des ressources dont ils dépendent. Voilà ce que nous semble re-
couvrir la notion de < propriétë d'un territoire >. Mais cette notion 0$pace
n'existe pleinement que lorsque les membres d'une sociëté se servent de pffçlJ
ces règles pour organiser leurs conditions concrètes d'appropriation. >
(Idem,p.ll4)
Cette lecture comparative met en évidence qu'on doit distinguer deux
conceptions du territoire s'imbriquant l'une dans I'autre mais ayant des finalités
spécifiques.
Ces deux conceptions s'imbriquent I'une dans I'autre parce qu'elles ont une
fonction commune d'humanisation de la nature à laquelle on peut accéder en
I
qualité de membre d'un groupe et en respectant toutes les conditions qui sont t
I
associées à ce statut de membre de ce groupe-là, dans cette situationlà. I
La difference tient au fait que dans un sens premier, le territoire est une I
I
onorr er soclÉtÉ, vol-. 54, 20l I 7l onorr ¡r socrÉrÉ, vol 54, 2ot I
70
LA TERRË Dts L'AUTR8 R¡pnÉseNr',cflo¡¡s D'ESpACES Eî ESpAcss ou nupn¡su¡l rA rroNS DE L'Apt'RopRtA't IoN FoNCtÈRE
75. Carolinc PLANÇoN, < Tcrritorialitó ct normativitó (nomos) dans I'histoirc dcs idócs juridiqucs,
politiqucs ct anthropologiqucs. Unc lccturc dc la gouvcmancc autochtonc au Canada >, à¡
Picrrc Nonn¡u (cd.), Gouvernatlce autoclttone (. . .), op. cit., p. 77 -98.
onort er socrÉrÉ, voL. 54, 20l DROIT ETSOCIETE, VOL 54, 20I I
r
72 IJ
LA TERRE DE L'AUTRE RtrpRÉSENTAT|oNS D'ESpAcBs E't' ESPACES DE REpRÉsBNt'A'uoNS DE L'AppRopRtA uoN r.oNctÈRE
Support technique ¡'est pas un boulet et se révèle même déterminante quand il s'agit de compren-
Daãõ les deux cas, les bornes et panneaux de délimitation, d'information ou dre les racines idéologiques des pratiques d'appropriation qui sont les nôtres,
d'interdiction sont essentiels. Sont aussi,essentiels les textes juridiques qui as- Occidentaux de ce début de xxl'siècle, et qu'on tentera de systématiser dans la
surent le fondement des classements ou déclassements, les régimes de police, igence épistémologique est donc la première conclusion
les ce chapitre.
pro est celui du culturalisme qui suppose, parallèlement au
ges précédent refus, de remettre en question I'autre pilier de ma formation intellec-
ruelle, I'anthropologie, son discours sur l'autre qui peut être essentialisé et
au lecteur le compte rendu d'un symposium organisé conjointement par conduire du stéréotype au présupposé, puis au préjugé et par des voies détour-
I'UNESCO, le CNRS et le MNHN en 1998 sur le thème < Sites sqcrés ( natu- nées au racisme. Nous avons repéré dès les premières lignes du texte de Paul Bo-
rels y, diversité culturelle et diversité biologique ll, je voudrais felever une re- hannan le stéréotype supposant que les Occidentaux pensent comme ceci et les
marque de Claudine Friedberg qui pouna être exploitée dans la quatrième par- Africains conìme cela. Dans le même ordre d'idées se développera, mais c'est
Iie:7 Dans tous les cas se pose le problème de savoir qui a la responsabilítë de une autre histoire que je réserve au chapitre suivant, l'un comme le contraire de
ces lieux. En effet, il ne s'agit pas de savoir à qui ils appartiennent dans le sens I'autre, puis I'autre qui devra être éliminé par l'un, au nom de I'UN. Après avoir
occidental du terme, puisque, selon la formule mqintenant bien connue "ce dépassé cette première césure qu'on pourrait qualifier de raciale, j'en ai ren-
n'est pas la terre qui appartient aux hommes mqis ces derniers qui appartien- contré une auhe plus professionnelleTs, qui associe des représentations à des
nent ò lq terre". De la même façon, ce sont ceux qui ont la charge de ces lieux modes de productions ou des activités professionnelles. La compréhension de
sacrés qui leur appartiennent et non l'inversel6. > ce qui fait la force de la représentation géométrique à l'époque moderne est si
substantiellement associée au capitalisme qu'on peut oublier ce qui I'a précédée
avant le xv" siècle. De même, c'est en confrontant les pratiques des chasseurs-
Gonclusion au chap¡tre I : une complémentarité fonctionnelle collecteurs, des pasteurs, des pisteurs et des caravaniers et en mettant I'accent
sur les caractères particuliers de leurs déplacements dans I'espace qu'on a com-
J'ai choisi de présenter ces cinq représentations d'espaces en suivant le fil pris l'originalité de la représentation odologique. Mais elle n'est pas propre à
de ces micro-découvertes qui progressivement ont fait sens en relation avec ces groupes. Elle est seulement privilégiée par eux dans des circonstances qui
d'autres paramètres qu'on i rendent la mobilité incontoumable et la mobilisation de cette représentation ca-
sentation dans la quatrième ractéristique de ces groupes.
et à la gestion patrimoniale Ajoutons, pour compliquer encore notre perspective, que lorsque I'OTAN
en fait trois refus, refus (Organisation du Traité de l'Atlantique Nord) sanctuarise le Grand-Nord cana-
l'historicisme. dien en fixant les Innuit pour installer des stations d'écoute et de surveillance
J'entends bien par juridisme cette mauvaise manie des ethnologues que dé- contre le voisin soviétique, il reproduit des pratiques qui sont celles des bois
- Minuit, 1980) de formu- sacrés où on vient se mettre à l'écoute des esprits et des forces de la nature. Il
ces systèmes de disposi- est d'ailleurs intéressant de constater que les Guinéens, comme le rapporte
onnent sens à la pratique. Moustapha Diop 7e, associent dans une même explication les forêts sacrées pré-
la critique épistémologi- coloniales et préislamiques et les forêts classées de l'époque coloniale : les unes
que de la représentation implicite de l'espace qu'ont les Occidentaux et en et les autres (souvent les mêmes) leur sont interdites pour des motifs qui leur
l;associant à une lecture compréhensive d'une représentation qui interdit tant la sont rationnellement étrangers s'ils sont musulmans (pour les bois sacrés) et
propriété privée que la formulation de normes générales et impersonnelles, je ignorants du droit domanial pour les forêts classées.
me suis mis dans la position de découvrir d'autres explications pouvant donner On pose donc qu'aucune de ces représentations d'espaces n'est caractéristi-
plus de sens à des pratiques qui restaient autrement partiellement incomprises, que d'un type de groupe ou d'un type d'activités. Nous avons colnmencé à
voire incompréhensibles. Malgré les apparences, une bonne formation juridique nous en rendre compte lorsque, travaillant avec le conseil communal de préven-
tion de la délinquance (CCPD) de la ville de Valence (Drome) en 1994-1995
sur les pratiques des bandes d'adolescents à Valence-le-haut, nous avons re-
76. Claudine FRIEDBERG, ( compte rendu de Symposium "Sites sacrés 'naturels"" diversité
culturelle et diversité biologique >>, Natures, Sciences Sociëtës,1999,n" 1,p.79.
77. Éticnne LE Roy, < L'homme, la terrc, le droit, quatre lectures de la juridicité du rapport fon- 78. Celle-ci n'cxcluant pas cellcJà, ainsi dans la famcuse présentation du Tutsi pastcur ct sómitc
cier>>, in Olivicr BennlÈnE et Ala¡n RocHEGUDE, (dir.), Cahiers d'Anthropologie du Droit et du Hutu agriculteur et hamitc au Rwanda du pré-gónocidc.
2007-2008, < Foncier et environnement en Afrique, des acteurs aux droits >, Karthala, Paris, 79. Moustapha DtoY, Réþrnes foncières et gestion cles ressources nalurelles en Guinée, enjeux
2009, p. 129-157 . de patrimonialitë et de propriétë dans le Timbi au Fouta Djalon, Karthala, Paris, 2007.
connu que ce ciaient de manière logique et effrciente les re- sues D83. Faute de matériaux exploitables, nous devons donc nous contenter de
présentations logique et topocentrique en privilégiant cette ã faire parler > les seules données à notre disposition selon les exigences classi-
ãemière. De dans la banlieue parisienne ont permis depuis ques de la preuve scientifique. Cette attitude ne conduit pas seulement à la pru-
d'en systématiser les implications 80. dence quant aux données du passé rnais à I'exigence d'intelligibilité et d'exhaus-
La deuxième conclusion que je tire de ces travaux est que ces cinq représen- tivité pour ce qui conceme la période contemporaine. Dès lors que nous savons
tations sont susceptibles de se retrouver dans toutes les sociétés et à toutes les qu'elles existent et que nous avons appris à observer leurs manifestations, ces
phases de leur histoire, société ne les dé- cinq représentations d'espaces sont susceptibles d'être repérées dans tous les
veloppe et ne les assoc ur un thème com- groupes et dans des situations innovantes non seulement comme le supporl de
mu.t Jont donc suscepti on peine à imagi- pratiques d'appropriation mais aussi comme des marqueurs de I'identité indivi-
ner le nombre et la complexité 81. duelle et collective. La connaissance des espaces de représentation va le favoriser.
Le refus de I'historicisme conduit enfin à ne pas chercher à périodiser le dé-
veloppement de ces représentations et, plus ou moins explicitement, à ne pas
considérer certaines de ces représentations comme plus < primitives )) ou ar-
chaïques que d'autres, ce que
contemporaine, de voir la repré
plus extrêmes du capitalisme et
miner les pratiques de collecte d
ce à ce type de lec-
ontributions succes-
associé la naissance
de la représentation topocentrique au Néolithique et la matrice géométrique au
marché généralisé et au capitalisme. On y est poussé par des corrélations que
I'on découvrira par la suite (infra,3" et 4'parties) et qui conduisent à mettre en
parallèle une complexification progressive des droits d'appropriation et une
õomplexité différentielle des représentations d'espaces. Ces parallèles semblent
pertinents et ont fait progresser la recherche, mais un parallèle reste ce que sa
ãéfir'tition nous dit qu'il est, une ligne ou une surface qui ne recoupe jamais
I'autre.
J'ai eu à affronter cette historicité de I'origine des productionsjuridiques en
fo Sacco 82 se présentant comme un
Quels sont les arguments susceptibles
droits en I'absence de toute source di-
recte ? Comment se construisent ces suppositions qui sont des conjectures, sans
doute les plus crédibles compte tenu de l'état de nos connaissances, mais qui ne
relèvent pas du régime de la preuve historique (document) ou anthropologique
A. Marliac, préhistorien africaniste à I'IRD,
ou de) l'état durci en faits d'artéfacts parfai-
ibles ò tout moment par d'autres archéolo'
80. Éticnne LE ROY et lbra NDIAYE, << Pcnscr lc mincur commc un "aut¡c" mais aussi autrc-
mcnt )), ir Stóphanc TESSIER (dir.), Familles et instilutions : cultures, idenlités et imaginaires,
Ercs, Toulousc,2009 p. 139-156.
81. À supposcr qu'on soit assuró d'avoir idcntifié lcs cinq scules rcpréscntations disponiblcs, cc
qui cst unc assertion impossiblc, vu I'histoirc de cctte rcch
^p.2)' 83. CitódansÉtienncLERoY,<comptc-rcndudcRodolfoSacco,op. cit.,p-240-241
82. Comptc rcndu de Rodolfo Stcco, Anthropologie juridiq macro-histoire du
tlroit,Paris, Dalloz, Paris, 2008, coll. < L'csprit du droit > nale de droit com-
par, 2009, l, p. 2)7 -246.
lntroduction
Après l'ouverture sur I'imaginaire que nous venons de réaliser, nous allons
affronter les difficiles contraintes du symbolisme juridique, dures parce qu'elles
conduisent à des exercices inaccoutumés, nous obligeant à prendre en considé-
ration des phénomènes mentaux et des dispositifs intellectuels que nous
n'avons guère l'habitude d'interpeller et dont, sans doute, pour beaucoup
d'entre nous, nous ignorons l'existence.
Je rappellerai tout d'abord notre distinction de départ, empruntée à Maurice
Godelier : L'Imaginaire n'est pas le Symbolique, mais il ne peut acquérir
d'existence manifeste et d'efficacité sociale sans s'incarner dans des signes et
des pratiques symboliques de toutes sortes qui donnent naissance à des institu-
tions qui les organisent, mais aussi à des espaces, à des édiJìces, où ils
s'exercent. )) (2007, p. 38-39)
Nous sommes donc amenés à aborder la dimension symbolique des modes
d'appropriation de I'espace par simple cohérence logique. Si I'espace, comme
catégorie sociale, est le produit de nos imaginaires, il ne prend une forme cor-
respondant à un stéréotype reconnu par la société que par la médiation d'une
symbolique qui < met en forme et met des formes > disait déjà Piene Bourdieu
à propos de la codification, qui < met en ordre et met de I'ordre > ai-je ajouté
par la suite 84.
Mais si l'incidence d'une telle symbolique semble logiquement incontesta-
ble, les manières de les prendre en considération, c'est-à-dire de les repérer, de
les évaluer et de les critiquer, relèvent de pratiques exceptionnelles car nous
sommes peu préparés à les reconnaître au sens de les identifier et d'accepter
leur présence et leur impact.
84. Sur ces distinctions voir notrc << In ordinem adduccere, ou commcnt tcntcr d'imposcr, par le
droit, "la" civilisation. La misc cn ordrc dc la 'Justicc dcs indigòncs" ct le discours juridiquc
colonial en Afriquc noire française >>, Droits,2006, vol. 43,p.199-219.
pourquoi tant d'esprits- subtils et exigeants renoncent à nous. On dirait mëme que nous passons notre temps à l'éviter et à en
on peut se demander
trouver des expressions détournëes. Il est aisé pourtant de la détecter là
cette approche épistémoiogique doublement fondamentale puisqu'elle est la
où on s'y attendrait le moins. C'est que nous n'avons cessé de reconnaî-
ãã"ir"iii. premièìe de la dZmarche scientifique et la clef de voute de tous les tre des valeurs. Et, dès lors que nous accordons de I'importance à une
raisonnemËnts. Mais, ne tirons pas sur le pianiste. Nous sommes toujours, à
des
par les limites de nõtre intelligibilité et je n'ai cessé d'en idée, elle acquiert la propriété de subordonner, d'englober son
titres divers, affectés
contraire36. >
être le témoin auprès de mes étudiants, m'interrogeant sur les raisons, comme
ãnl'u uu dans le précédent chapitre, pour lesquelles il m'aura fallu attendre dix, Or, c'est ce principe de I'englobement du contraire qui est au fondement du
vingt ou trente ans pour formulèr enfin des questions autrement plus pertinentes < référent foncier précolonial > qui, lors des Journées d'études sur les problè-
d'un point de vue interculturel. mes fonciers en Afrique (sept. 1980) va relancer la recherche francophone en
J'ãurai ici tendance à suivre d'abord I'explication d'Edgar Morin qui re- sciences sociales dans le domaine 87. A un premier niveau, les expériences tra-
marque que; ( (l)'enseignement fournit des connaissances s,éparées, cloison- ditionnelles et modemes des sociétés africaines sont qualifiées de foncières,
nées et ißpersé'e, qui ãevienneit affaire d'experts fonctionnant sur des
pro- semblent identiques et paftagent les rnêmes attributs. Mais, à un second niveau,
de voir les problèmes et ca-
blèmes paiticuliers mais incapables fondamentaux les expériences traditionnelles sont saisies dans un modèle qui les représente,
pitaux.ir Il relève ensuite què ,, ¡o1n nous enseigne l'analyse et la s.éparation.
trait pour trait, cornme le contraire des expériences modemes, celles-ci appa-
'Très
bien, mais on ne nous enseigne ni la synthèse ni la liaison. (...) Mon pro- raissant dès lors comrre les seules susceptibles de répondre aux exigences des
btème étqit de ne pas juxtaposer ii empiler ces connqissances mqis de les
relier politiques de développement. Ainsi, sans avoir postulé une infériorité de prin-
en leur donnant un sens, gt ¿" : < Ne croire qu'en des spécialités,
cipe des expériences endogènes, les chercheurs introduisent un biais de présen-
"onõlrte
c'est ne croire qu'en une vision de l'être humain borné et incapable de se poser tation qui justifie ce qu'on ne peut écrire explicitement mais qui est réellement
des problèmes. C'est du crétinismess. > poursuivi : I'expulsion des solutions dites ( traditionnelles > du < champ fon-
ivlais je suis surtout redevable à Louis Dumont d'avoir mis une formulation cier > 88.
sur un påcédé logique que j'avais repéré à propos du droit foncier coutumier Quand on a pris conscience de I'existence puis des effets d'un tel principe,
africain mais queJe-n" ,uuuir nommer. Il s'agit du principe de l'englobement c'est tout un pan de la recherche qui doit être reconsidéré car cette présentation
du contraire dónt, depuis Le ieu des tois (Le Roy, 1999), je note la présence et au mieux ouvre à la caricature, au pire à I'occultation de tout ce qui sort de
f impact dans nos productions scientifiques. l'épure du modèle ainsi conçu à partir de ce que I'on veut faire advenir. Et ce
Ëor, la construction, Louis Dumont prend I'exemple de la créa- travail de reconceptualisation n'ayant jarnais été mené à terme, faute de volonté
"n "^porår
tion d'Ève à partir d'une côte d'Adam, au premier livre de la Genèse. Après et de patience, la connaissance des approches pré-modernes du foncier en Afri-
avoir rappelé le récit de la Bible, l'auteur en tire les conséquences logiques sur que reste encore lacunaire ou empreinte d'ethnocentrisme à des degrés qu'on a
lesquelles nous nous anêterons. du mal à apprécier chez chacun d'entre nous.
Dans le contexte africain des deux premières décennies des Indépendances,
< À un premier niveau, homme etfemme sont identiques, à un second ni-
on devinait çe que le développeur cherchait à faire advenir sous le paravent du
veau, lL femme est I'opposé et le contraire de I'homme. Ces deux rela-
< référent foncier précolonial >. D'abord la supériorité de la modemité, le prin-
tions prises ensemble caractérisent la relqtion hiërarchique, qui ne peut
cipe de I'englobement du contraire étant, selon Louis Dumont, une manifesta-
être mieux symbolisée que par l'englobement matériel de la future Eve
gé- tion centrale de I'idéologie moderne et de I'individualisme égalitaire, introdui-
dans le corps du premiãr Ãdam. Cene relation hiérarchique est très
(ou un ensemble) et un élément de ce tout sant un effet de masque du rapport hiérarchique. Ensuite, et surtout, la légitimi-
n,lralemeni celleèntre un tout
té de la généralisation de la propriété privée, comme condition du fonctionne-
(ou ensemble) : t'élément fait partie de l'ensemble, lui est en quelque
ment de l'échange généralisé, donc du marché capitaliste, autre grande inven-
sorte consubstantiel ou iclentique, et en même temps il s'en distingte ou
tion de la modernité. Nos analyses étaient, à l'époque, au moins partiellement
s'oppose à lui. >
influencées par le matérialisme historique et le marxisme, mais les conclusions
Louis Dumont conclut ainsi cette analyse : n'ont rien perdu de leur acuité en mettant en évidence la constitution de tnono-
poles fonciers, le rôle des États et de leurs classes dirigeantes. Nous en reparle-
<Iln'yapøsd'autrefaçondel'exprimerentermeslogiquesquedejux-
taposer i d"r, niveaax dffirents ces deux propositions qui' prises en-
"englobement
såmble, se contredisent. C'est ce que ie désigne comme 86. Louis DUMoNT, Essais sur I'indivitfualisne, wrc perspective anthropologique sur I'idéologie
du contraire". cette dfficulté logique et l'inspiration ëgalitaire de notre
modente, Scuil, Paris, I 983, p. I 2 I .
civilisationfont que la-reløtionhiérarchique n'est pøs en honneur chez 87. Émilc LE BRts, Éticnnc Le Rov, François LEIMDoRFER, Enjeux .fonciers en Afrique rtoire,
Karthala, Paris, 1982, p.23-26.
Le Monde,l3 mai 2009' p' 7 88. Iden, pagc 332. Y oir infi'a, 3" scction.
85. Entrcticn avcc Edgar Morin, irr < Dossicr Éducation >>,
rons avec la critique des politiques domaniales et les problèmes d'appropriation sroupements qui seront donc plus ou moins réducteurs de la diversité des situa-
à grande échelle des terres dans la quatrième partie. iions (du < réel >), selon que l'on va de la mise en çause du principe d'unité à
Parallèlement, à ce principe de I'englobement du contraire qui repose sur un celui de pluralité qui, commençant à trois données, peut en associer plus si tou-
dualisme en réduisant la réalité à deux termes dont I'un est pensé comme le tes ces références sont unies par la même symbolique.
contraire de I'autre, j'ai repéré et analysé dans les contextes de la modemité oc- Car c'est bien de symbolique dont il s'agit, non seulement dans le contexte
cidentale un autre procédé symbolique qui repose sur la pseudo triangulation, de la dogmatique chrétienne que nous venons d'évoquer avec le triangle de Ni-
donc qui semble mieux prendre en considération la pluralité des composantes cée mais de tout système de pensée qui recourt à un principe général de classi-
ou des appartenances pour, en fait, les réinterpréter en termes unitaires. frcation et de stratification (le UN, le DEUX ou le TROIS et plus) pour les
Ici, lõrigine en est chrétienne ou, au moins, a été rendu manifeste lors du combiner éventuellement et organiser son système d'institutions et donc, pour
concile de Nicée qui, en 325, a posê les bases de la dogmatique de la nouvelle ce qui nous concerne, les rapports entre les hommes à propos de l'appropriation
Église en cherchant un équilibre ( trinitaire > entre I'arianisme, doctrine qui de la terre et de ses ressources.
diisociait et hiérarchisait le père et le fils, donc tendanciellement dualiste, et Au point de départ de cette recherche, il y a un aphorisme que développe
I'exigence du monothéisme relayée par le monologisme politique de I'empereur Michel Alliot au fondement de sa théorie des archétypes institutionnels : < dis-
Constantin. Le triangle de Nicée affirme donc que < Dieu > est père, fils et es- moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le droit >. Sa
prit, en soulignant l'égalité des composantes de Dieu, en particulier en affir- matière est constituée des croyances que nous disons religieuses parce qu'elles
mant que Jésus-Christ est consubstantiel à son père. On avait alors trouvé un relient le visible à I'invisible et, parfois, des pratiques dites sacrées parce
équilibie entre ce qu'on estimait être les < trois composantes d'une divinité >, qu'elles nous coupent du profane et nous obligent à des rituels particuliers.
équilibre qui sera cependant progressivement remis en question au Moyen Age Mais son objet ce sont les conceptions du monde qui ont conduit M. Alliot à
pár les multiples compétitions entre la papauté et I'Empire romano-gelrnanique distinguer trois grandes traditions. Nous allons caractériser ces trois traditions
puis avec les nouvelles royautés avant que la réforme protestante, entre 1520 et en suivant cet auteur puis j'indiquerai pourquoi on a tenté d'aller plus loin vers
1530, n" scelle la frn, dáns l'espace êuropéen, de funité eschatologique. À une lecture symbolique d'un principe de cohérence dans I'ordonnancement du
I'occasion du concile de Trente, de 1545 à 1563, l'Église romaine reformulera, mondc, donc du droit.
dans le cadre de la Contre-réforme, la dogmatique catholique où le < trois en
un > de Nicée deviendra le < Un en trois >, en introduisant à propos du mystère La théorie des archétypes de Michel Alliot
eucharistique le concept neuf de transsubstantiation du pain et du vin dans le
corps et le sang du christ et justifiant un dépassement (une subsumation) des < Pour toute société, le monde invisible explique le monde visible : il lui
composantes de la divinité dans I'unité proclamée de Dieu. donne cohérence et sens. D'où I'importance de la parole par laquelle
I'invisible se manifeste et celle des rites quí permettent øu visible d'øgir
Dans ces divers exemples, on a repéré I'incidence de manières de penser sur I'invisible. D'où l'ímportance qussi de se réfërer à I'invisible pour
qu'on dénommera unitarisme, dualisme et pluralisme et que nous allons ap- comprendre le monde visible non seulement comme un ensemble møis
prendre à distinguer dans une première section, pour en identifier les implica- aussi dans chacune de ses manifestations. Or, l'invisible des trois uni-
tions dans un deuxième point et développer quelques applications dans une vers en questiott apporte trois explications dffirentes du monde visible :
demière rubrique. monde incréé de la tradition chinoise, monde crée dans la tradition
égtptienne et africaine mais par une divinité qui ne s'est que progressi-
vement distinguée de lui, monde de la tradition du Livre soumis à un
Trois man¡ères de penser I'ordonnancement du monde et la
Dieu radicalement distinct auquel il doit sa création à I'origine et à
symbol¡que de la juridicité de l'appropr¡at¡on chaque instant de façon continue. Une telle divergence ne saurait être
écartée par quiconque cherche à comprendre les phénomène.s juridi-
Le fait que nos manières de penser et d'organiser les catégories de l'esprit ques. r (Alliot, 2003 [983], p. 310)
humain reproduisent de façon stéréotypée des formulations qui tendent, selon
les traditions, à reproduire les principes d'unité, de dualité ou de pluralité était À partir de cette relation entre une représentation d'une origine du monde
apparu dans les années 1970 comme purement accidentel ou circonstanciel. dans le néant, l'incréé ou le chaos et les figures du créateur, respectivement
Lzur répétition dans le temps et dans I'espace, leur présence dans des situations Dieu, le divin ou une instance fécondante, I'auteur distingue trois archétypes
ou des contextes imprévus ont sonné I'alerte. selon lesquels le monde s'est organisé: le principe de soumission dans les so-
Ce n'est pas de la pensée pré-logique à la Lucien Lévy-Bruhl. Ce n'est pas ciétés issues de la tradition abrahamique, de I'identification dans les sociétés
non plus de la pensée totémique car le mécanisme intellectuel ne repose pas sur
des associations par analogie mais sur des processus de groupement et de re-
çonfucéennes et de la différenciation dans les traditions animistes. Et c'est là où que I'univers a une nécessité de créer éternellement des vies, d'évoluer,
on peut commencer à deviner la structure symbolique propre à chaque tradition. de se mouvoir (...) Lø loi d'hqrmoniser signifie le modèle d'existence de
l'univers et son ordre de croissønce et de mouvement (...) L'harmonie
Dans la tradition abrahamique est la loi générale de tout ce qui se fait dans l'univers. > (Li, 1999,
La création du monde à partir du néant par une instance unique, Dieu, exté- p. 533-535)
rieure, supérieure, omnipotente et omnisciente va conduire à la hiérarchisation Là se trouve I'origine d'un mode de pensée qui en recourant à la dualité
des créations pour aboutir à I'homme, conçu à l'image de son créateur puis dé- comme un mode d'organisation < harmonique > des catégories de la pensée va
chu de son statut en raison de la faute originelle qui le condamne au travail et à en développer les applications comme << règles de son agir humain )) (Li, ibi-
I'enfantement dans la douleur. Comme le souligne Michel Alliot, le monde au- dem)'
rait pu être créé autrement, ou ne pas être créé. Cette création est purement dis- Dans la tradition animiste, ici africaine
crétionnaire et elle pourrait être effacée. L'homme est donc en totale dépen-
dance à l'égard de son créateur et, de ce fait, la frgure qui va prendre (tardive- On se rappellera que toute les traditions africaines ne sont pas animistes et
ment) la plãce de Dieu dans le monde profane comme son avatar, l'État mo- que toutes les traditions animistes ne sont pas qu'africaines.
deme, pourra mobiliser I'archétype divin de la soumission à son profit. En ou- < Le monde est le résultat transitoire d'une création. Avant la création,
tre, ce processus repose sur une exo-genèse, I'ordonnancement venant de cette il y avait le chqos. Après la fin du monde il y aura peut-être la stabilité
instance extérieure et supérieure et les humains n'ayant pas d'autre possibilité indéfinie. Le chaos n'est pas le nëant: bien au contraire, il contenait,
que de I'accepter, ou de se révolter. indistinct, tout l'avenir en puissance, qussi bien la création que le créa-
Dans la tradition confucéenne teur lui-même. En son sein, se sont distingués progressivement le dieu
primordial puis les dieux primordiaux qu'il ne faut pas concevoir
Cette tradition, ne I'oublions pas, est loin de résumer les conceptions chi- comme des personnes indépendantes, mais plutôt comme I'inéluctable
noises sur le monde : développement du chaos ou de la divinité dont les puissances apparais-
< Le monde est infini: monde infini dans le nombre (es Occidentaux sent en se différenciant le plus souvent en couples complémentaires. À
découvraient la pensée chinoise de la pluralité des mondes) et monde in- leur tour, elles vont tirer du chaos le monde visible, puis I'homme, sou-
vent après des essais mal réussis. (....)
fini dans le temps (il se fait et se défait sans cesse au cours de périodes
cosmiques que les hommes n'arrivent pas à appréhender), monde infini La création par différenciation progressive des éléments du monde ctc-
dans son unité qui combine les contraires sans les laisser s'exclure I'un tuel doit être distinguée de la création tirant les êtres du néant. Dans le
I'autre (penser la matière sans l'esprit, le bien sans le mal, le rationnel second cas, s'ils sont unis, ce n'est pas par leurs dífférences, mais par
sans le sensible, le yin sans le yang, un corps sqns tous les autres qui re- leur soumission au même Dieu créateur et à sa loi. Mais, dans le pre-
lèvent avec lui de la même énergie universelle, est comme penser un mier, ce sont les difflrences qui rendent complémentaires et solidaires.
crëateur sans création ou I'inverse, c'est appauvrir une réalité qui ne Les sociétés africøines obéissent ainsi à une logique plurale à l'opposé,
saurait s'ctccommoder de ces Jìnitudes), enfin, monde infini dans son semblel-il, de la plupart des sociétés européennes. Que les hommes,
dynamisme que ne vient limiter eucune loi venant de I'extérieur. Sans dans une création sociale progressive, se dffirencient en paysans, þr-
maître, søns lois venues du dehors, le monde infini se gouverne sponta- gerons, chasseurs, guerriers ou griots, les oblige ò vivre les uns avec les
nément comme I'individu quand il agit non pour exécuter un ordre mais autres, les uns par les autres. Que dans un mouvement de dffirenciation
pour suivre son inclinaison. Ce sont là quelques traits grossiers d'une analogue à celui de cosmogonies, se soient peu à peu distingués le maî-
conception dfficile à traduire en termes occidentaux. I (Alliot' 2003 tre de la terre, le chef politique, le maître des trctvaux agricoles collec-
[983], p. 288) tifs, le maître de la pluie, le maître des récoltes et le maître de l'invisible
Xiaoping Li 8e ajoute quelques annotations complémentaires à pro- et nul ne peut exercer son pouvoir sans I'assentiment des autres. Tous
pos de la notion de Dao <<entitti primordiøle et éternelle > et <voie ¿) les mythes de fondation relatent avec soin I'origine de ces différences
suivre, direction à donner à la conduite )) selon Granet. << Pour les créatrices de la solidarité qui assure la cohésion sociale. l (Alliot, 2003
confucianistes, la valeur absolue de la voie céleste se manifeste en deta [983], p.290-29r)
points : la loi de croître et la loi d'harmonie. La loi de croître veut dire Mon maître d'initiation à la pensée africaine, le prince Dika Akwa nya Bo-
nambela de la lignée royale des Kings Duala du Cameroun affinnait que c'est à
trois que commence la pluralité, c'est-à-dire le monde organisé : il faut à un
89 Xioping Ll, ( La civilisation chinoisc ct son droit >>, Revue intenntionale de droit contpaté,
1999, no 3 (uillct septembrc), p. 505-541. couple un enfant pour fonner une farnille et trois copains pour former un
groupe d,âge, trois pierres pour tenir la marmite sur un feu de bois et faire la toriser d'autres dévoilements, en particulier ce que la philosophie idéaliste du
juriste modeme a occulté et que nous devrons restaurer dans sa fonctionnalité.
õuisine... õ'est ce que m'enseignait aussi la légende de fondation de I'Empire
ro. J'examinerai donc successivement la monolâtrie de la pensée moderne oc-
du Djolof à I'originó de la société des Wolof du Sénégal
Mais les visiõns du monde ne se limitent pas à ces trois archétypes et, dans cidentale, I'art de la navette dans la pensée dualiste et I'exigence de la complé-
la pratique contemporaine, nos sociétés multiculturelles et pluriconfessionnelles rnentarité des differences dans I'approche plurale.
arro"i"nt et parfois confrontent ces différentes références avec souvent de gran- La monolâtrie de la pensée moderne occidentale
pas
des difficultés de communication dès lors que les clés d'interprétation ne sont
foumies par une éducation interculturelle appropriée, ce que tente le Canada par Le terme est de Paul Veyne dans un appendice < Polythéisme ou monolâtrie
exemple. dans le judaisme ancien > de son ouvrage sur la christianisation de I'Empire
Däns le chapitre < Visions du monde, théorie des pouvoirs, et représenta- romaine2. Sur le modèle du culte des idoles dont on sait qu'il fut un obstacle
tions du droit> de l'ouvrage de I'AFADel, Christoph Eberhard et moi-même constant à I'affirmation du monothéisme tant avant qu'après Moïse, Paul Veyne
avons ainsi proposé, sans prétendre être exhaustifs, deux archétypes complé- parle d'un culte du < un seul > et il lui attribue un rôle central dans I'expérience
mentaires. L'un est associè, pour prendre en considération l'expérience < in- de la société juive. En effet, à l'inverse de ce qu'on peut supposer, le mono-
dienne >, à la vision dharmique du monde selon un archétype que nous avons théisme est tardif en Israël : <<un monothéisme ffirmé sera attesté dans les tex-
qualiflré âe la < complétude >, I'autre est liée à une approche post-modeme du tes incontestables lorsque, vers 730* par un coup de génie, les deux aspects
Chacun constitue en lui- (...) le dieu cosmique et le dieu jaloux se rejoindront expressément > (2007,
-onde et est dénommé archétype de la rationalisation. p.275). C'est alors que I'auteur ajoute cette phrase déjà citée dans
même une illustration originalé de la créativité et de l'imaginaire de l'homme.
Mais, ils n'apportent pas directement d'innovations à la structure symbolique l'introduction de cette partie : plutôt que de parler tout de suite de mono-
<<
qu" íou, cheiôhons icì à mettre au jour. En effet, tant la conception dharmique théisme il faut reconnaître qu'lsraël a commencé par de la monolâtrie >
que I'archétype de rationalisation combinent les principes,d'unité, de dualité et (p.278) et que cette monolâtrie est portée par un < parti > au sens politique, le
áe pluralité,'le premier par la recherche d'un équilibre qui aboutit finalement à iahvisme selon la relation bilatérale : << le iahvisme est une monolâtrie en vertu
la Ëonjonction plurielle-des composantes et le second par une redécouverte de d'un choix mutuel : Iahve a choisi son peuple et son peuple I'a choisi Ð
la pluialité lorsque le principe moderne de I'unité ne peut plus satisfaire aux (p.281).
Si je me suis arrêté sur ces représentations, c'est parce qn'elles éclairent un
exigences de la complexité.
phénomène autrement incompris et dont traitait mon collègue Gérard Timsite3 en
90. Éticnnc LE Roy, Pouvoit.et société en Sénéganrbie, tlu lannnat Serer au Rgy.awne llolofdu
92. Paul YnvNø, Quancl not,.e nnilde est devenu chrétien (3i,2-394), Albin Michcl, paris,2007,
cajor (xttf au xvttf siècles), notc dc rcchcrchc, LAJP, Paris, 1.979. Eticnnc LE ROY, coll. <Bibliothèquc ldóes >,p.269-311. Dans cct appcndicc, I'autcur apportc dcs argumcnts
n i'lrtiln confrériquc, la traáition politiquc wolof ct I'apparcil dc l'État modemc
du Sénó-
janvier 1980' qui rcnforccnt lcs intc¡prétations pluralistcs dc la cróation du mondc à I'cncontrc dc la vcrsion
gal >, communication au colloquc So"roi¡té, pouvoi, et Droit en Afi'íque,2-5
chréticnne ct, cn particulicr, dc la Biblc dc Jórusalcm. Dans la citation suivantc, on dcvra lirc
LAJP, Paris.
I'astérique dc 730 * commc AC, ante christe¿¡, bicn entcndu.
91. Ar¡i,Anthropologiesetdroits,étatdessavoirsetorieiltatiottscontenpotaines,Dalloz,Paris, 93. Gérard Ttusn, L'orchipel de la norme, PUF, Paris, coll. < Lcs voics du droit >, 1997.
2009,p.140-144.
étant proclamé hors la loi et le nouveau ayant l'effet d'une presse hydraulique tuer I'originalité des expériences de la juridicité dans une approche plurielle.
pour écraser une noix. De là nait une insécurité foncière qui ne peut être contrô- On a déjà mentionné les deux obstacles principaux, le monopole normatif du
lée que par l'invention de nouveaux pluralismes à la hauteur des enjeux écolo- droit exercé par I'Etat occidental et le mode de fonnulation de la juridicité au
giques, économiques et politiques contemporains dont je traite dans la section rnoyen de normes générales et impersonnelles, ce qui fait que tout ce qui
suivante. êchappait à ce monopole ou était exprimé autrement n'était (et n'est) pas tenu
pour du droit.
L'art de la navette du tisserand dans la iuridicité dualiste ll faudra donc, lentement, en arriver à deux propositions qui échappent au
J'emploie cette métaphore du tissage mais je parlais également avec mes mode de présentation du référent pré-colonial tout en restituant une juridicité
étudiants du jeu de ping-pong entre les rites (le li) etla norme autoritaire ou loi plurielle :
(le fa), mouvement que I'on retrouve dans tant d'autres constructions de la pen- -- Tout groupe fait son droit et c'est même la condition de reconnaissance
sée confucéenne dont la plus connue est entre le Yin et le Yang, les dimensions d'un < groupe-en-corps >> (corporate group) donc identifié comme une
complémentaires de la masculinité et de la féminité. Il y a ici un principe cen- unité autonome autour de comportements qui le particularisent, ses
tral chez Confucius dont j'emprunte la traduction à P. Ryckmans : << Quand le membres partageant un minimum de régulations en commun. C'est au
gouvernement repose sur des règlements et que l'ordre est qssuré à force de moins ainsi que j'ai interprété le concept de champ social semi-
châtiments, le peuple se tient à carreau, mais demeure sans vergogne. Quand le autonome proposé par Sally Falk Moore, moins pour la mesure du degré
gouvernement repose sur lø vertu et que I'ordre est øssurë pør les rites, le peu- d'autonomie que pour I'association entre l'idée de groupe et celle de ju-
ple øcquiert le sens de I'honneur et se soumet volontiersg{>. ridicité et les multiples influences qu'elles supposent. Car, selon S. Falk
L. Vandermeerch traduit cette primauté affrrmée des rites sur le droit en no- Moore, les champs sociaux << peuvent gënérer des règles et des coutu-
tant: < dans le domaine du droit, une relation de complëmentarité entre les ri- mes et des symboles de manière interne et sont aussi vulnérables aux
tes qui règlent normalement les rapports sociaux et le droit pénøl qui intervient règles et décisions et autres forces qui émanent du monde qui les en-
dans des situations d'exception où les rites ne suffisent pase5. > toure )) s6. Là où il y a de la sociabilité organisée, il y a un minimum de
Une société auto-régulée par les rites et l'éducation est donc un idéal auquel juridicité, dont le potentiel de développement est dès lors indéfini pour
il faut tendre, idéal qui doit cependant intégrer d'une part la méconnaissance de ne pas dire infini.
ces principes par les mécréants ou les étrangers et, d'autre part, par les circons- Mais cette juridicité est fondée principalement sur des modèles de
tances de crises qui supposent la mobilisation de la force et du fa (droit).
- conduites et de comportements et des systèmes de dispositions durables
Mais le principe reste celui de l'auto-régulation qui dans le domaine des (Le Roy, Le jeu des lois, 1999). Les normes générales et irnpersonnelles
rapports fonciers emporte la supériorité du régime < local )) ou ( coutumier > peuvent y être connues et utilisées rnais elles y ont toujours un rôle mar-
sur des nornes plus générales qui ne paraissent concemer que la sécurité inté- ginal, par application du principe de subsidiarité, chez les Wolof où je
rieure et extérieure de l'Empire, donc la représentation du territoire que nous I'ai observé. Lorsque, dans ses descriptions précédentes, Michel Alliot
avons abordée dans le chapitre précédent. distinguait le chef de terre du maître des récoltes ou du conducteur de la
transhumance, c'est sur la base de modèles de conduites et de compor-
La pluralité ou l'art de penser en termes multiples, spécialrsés et inter- tements propres à chacun de ces statuts.
dépendant On en anive donc à une prernière proposition, au début des années 1990,
qui est de considérer que le trait caractéristique de ces sociétés plurielles est le
C'est la question de la coutume foncière qui a servi de révélateur de la spé-
multijuridismeeT. Puis, dans /e Jeu des lois (Le Roy, 1999), c'est le principe
cificité des modalités de prise en compte de la juridicité dans des visions du
monde fondées sur la pluralité, visions qui ne sont donc pas seulement exoti- d'hétéronomie qui sera mis en évidence en relation avec le concept
ques car elle concement aussi les expériences qui, en Occident, ne se sont pas, d'embedding (incrustation, enchâssement) utilisé par Karl Polanyi à propos de
au moins totalement, inscrites dans I'interprétation monologique que nous l'économie pré-capitalistees et que j'applique à la juridicité. J'identifie ainsi les
avons identifiée ci-dessus.
C'est, en effet, la présentation de la coutume foncière africaine selon le 96. Sally Falk Moone, Law as Process, an Anthropological Approach. Routlcdgc and Kcgan
Paul, London, 1978, p.55, dans la traduction dc Gordon Woodman, < Obscrvations sur lcs li-
principe de 1'englobement du contraire dont on a parlé dans I'introduction qui a
mitcs dc la métaphore >, Christoph EBERHARD (cd.), < Lc droit cn pcrspcctivc intcrcultu-
mis en évidence I'existence d'un mode caricatural de présentation et, au-delà de rcllc >>, Revue Interdisc'iplinaire d'Endes.juridiqrres, vol. 49,2002,p.47.
sa critique, la nécessité de rompre le charme vénéneux et de proposer de resti- 97. Eticnnc LE RoY. < L'hypothèsc dc multijuridismc dans un contcxtc dc sortic dc modcrnité >,
Andréc L¡¡otE, et alii,Théories et énergence du Droit, Plu'alisnte, sut'rléter¡nination et elJèc-
tivité, Thémis, Montréal, Bruylant, Bruxcllcs, 1998, p. 29-43.
94. Cité dans Christoph EBERHARD ct Étienne Ln Rov, < Visions du mondc ... ), 2009, p. 129, n. I 98. Dans Lejeu des lols, jc citc ccttc phrasc dc Louis Dumont dans sa prófacc de I'ouvragc ma-
95. Ibid.,p. 130. jeur dc Karl POLANYI, La grande transJ'ornatiott, aux origines politiques et éconontiques de
nnorr sr soctÉrÉ, vol-. 54, 20t I 89 DRotr ET socrÉTÉ, vol. 54, 20l l
88
LA TERRE DE L'ÀUTRÈ REpRÉsrrN rA noNS D'ESpACES Et' Esp^c¡s no n¡¡nÉsEN r-ATroNs DE L'AlpRolRrAt roN l.oNClÈRË
mécanismes d'interdépendance affectant tant les nornes juridiques entre elles xvf siècle après les voyages de découvertes de nouveaux < mondes > et les
que les diverses dimensions de I'organisation de la société en totalités dynami- bouleversements intellectuels et politiques qu'ils induisirent en terme de < Re-
quesee. J'ai récemment fait une application pratique de cette lecture plurale de naissance > culturelle ou de Réforme. I ,'Europe a vu, entre 1650 et 1789, appa-
la juridicité en reprenant des matériaux d'une note de 1977, pour mettre en évi- raître les trois grandes révolutions, I'Etat centralisé, le marché capitaliste et
dence une grammaire des relations entre pouvoirs, organisation sociale et I'individualisme, qui façonneront la modernité < classique > du xtx" et du pre-
droits 100. rnier tiers du xx'siècle. Après 1945, je suppose que nous commençons à sortir
Enfin, il est clair que la condition de fonctionnement d'un type d'organisation de cette modemité que nous avons découverte mortifere car recelant en son sein
sociale fondé sur la multiplicité et I'interdépendance est une spécialisation des toutes les perversions de I'unitarisme à travers les diverses formes
attributs ou des fonctions d'autant plus précise que les enjeux collectifs supposent d'autoritarismes et de fascismes. J'emploie parfois la métaphore de la dérivc
des réponses sociales explicites et rapides pour prévenir contestations et conflits. des continents pour expliquer la lente évolution de nos représentations, les aléas
L'entrée par le vocabulaire et ses multiples usages est donc la condition de la qui peuvent affecter leurs trajectoires, leur terme, inconnaissable mais inélucta-
connaissance des systèmes de classifications qui assurent dans tous les domaines, ble, alors que leur origine est de mieux en rnieux connue.
de la parenté à la production en passant par les rapports de pouvoirs et les croyan- Nous vivons depuis 1945 des événements qui peuvent être comparés à des
ces, la cohérence du dispositif, donc la cohésion sociale. secousses sismiques, certains libérateurs, comme la chute du mur de Berlin en
1989, d'autres angoissants, coûrme les attentats du ll septembre 2001 àNew
York, d'autres enftn dont l'ambiguité est à la mesure des remises en question
Comment aborder la complexité des situations transmodernes qui y sont associées, ainsi pour notre <joli mai de 1968 D en France et dans le
monde.
Le risque d'une interprétation culturaliste de la théorie des archétypes de Quand j'ai commencé à m'intéresser à ces phénomènes, je supposais que
Michel Alliot est évident pour un lecteur mal informé du statut épistémologique nos sociétés passaient d'un mode d'organisation à un autre pour m'apercevoir
d'un archétype. Y associer des croyances religieuses en redouble le danger, que ce type de < conversion )), comme toutes les autres conversions que j'avais
sans pourtant retirer d'intérêt aux questionnements qui y sont associées. Car, pu observer en Afrique, ne consistait pas à abandonner un référentiel pour un
depuis les années 1980 où ces constructions théoriques ont été élaborées, les autre, mais supposait la mobilisation d'un ou de plusieurs autres référentiels
chercheurs en anthropologie du droit ont pris conscience d'évolutions qui affec- selon une logique non de substitution mais d'enrichissement. Ceci suggérait
tent les catégories référentielles, spécialement de la crise affectant les représen- que nous étions face à un type d'expérience qui, au delà de la complication des
tations de la modernité occidentale et I'entrée dans ce qui fut qualifié, trop ra- montages d'institutions qui en résultaient, devait affronter une réalité infini-
pidement, de postmodemité, et que j'appréhende depuis Le jeu des lois (Le ment plus délicate sous la qualification de complexité dont je reparlerai plus en
Roy, 1999) sous la qualifìcation de transmodemité. détails dans I'introduction de la quatrième partie.
Cette section a donc pour objet d'en préciser la conceptualisation puis les Or la complexité est une manière d'appréhender les expériences de phéno-
implications dans le contexte très particulier du réseau et des incertitudes qu'il mènes et d'instances considérées comme multiples, spécialisés et interdépen-
induit. dants. Elle est donc pour moi directement associée à des visions plurielles du
monde. Le schéma qui s'en déduisait était que nous serions en train de passer
Une entrée dans la transmodernité d'un monde unitariste modeme à un monde postmodeme dans lequel la plurali-
té des composantes appellerait un pluralisme notm¿¡if l0l. C'était d'autant plus
À nouveau je ne fais ici que rappeler des travaux plus anciens, déjà bien séduisant que nous refermions la boucle en revenant à un principe sur lequel
théorisés dans Lejeu des Lois (Le Roy, 1999). Je considère que, dans l'histoire
nos sociétés s'étaient construites lors de la prérnodemité.
de nos représentations occidentales du monde, notre entrée en modemité a dé-
Pourtant un tel schéma est trop linéaire ou déterministe pour intégrer la
buté au xlle siècle avec la querelle des universaux et s'est cristallisée au complexité contemporaine car une caractéristique de la transmodernité est
qu'au lieu d'effacer ses composantes antérieures elle les additionne en rompant
notre te,nps, Paris, Gallimard, 1983. Pour L. Dumont, le comparatismc << revient à refuser jus-
qu'au bout la cornpartimentation que nolre sociëté et elle seule propose et, au lieu de cher- ainsi avec le principe du contraire dont on a déjà décrit les incidences. Sur la
cher dans l'ëconomie le sens de la totalité sociale (...) à clrcrcher dans la totalité sociale le base d'une complémentarité des différences, les représentations prémodemes,
sens de ce qui est chez nous et pour nous économie > (iltienne LE RoY, 1999, p. 32). modemes et postmodemes sont donc appelées à cohabiter, voire à se métisser,
99. Mais non holistcs, mais jc nc m'appcsantis pas sur cettc distinction, au centrc d'un débat cntrc non sans difficultés ni incohérences. On voit donc apparaître de nouveaux
sociologues ct anthropologucs ct socondaire ici car pour moi, le holismc cst une forme
d'unitarismc à l'échellc du collcctif. Voir Louis DuMoNT, Essais sur I'indivídualisne, op. cit. cocktails plus ou moins explosifs. Dans le rnonde occidental, c'est à une lutte
I 00. Éticnne LE Roy, < Pouvoirs ct droit dans une société < pré-étatiquc > à pouvoir politiquc ccn-
halisé, cxcmplc dcs royaumcs wolof du Sénégal >, Arao, Anthropologíes et droits, état des
savoirs et orientatiotls contemporaines, Dalloz, Paris, 2009, p. 157 -166. l0l. Cahiers cl'Anthropologie du droit,2003, < Lcs pluralismcsjuridiqucs r, Karthala, Paris, 2003
entre pluralisme et unitarisme que I'on assiste avec des atteintes aux droits dé- taite, << sous réserve d'inventaire >. Ne nous en étonnons pas car les anthropo-
mocratiques, à des avancées des droits sociaux, des questions sur I'avenir de la logues du droit ont sans doute besoin d'un outillage théorique nouveau mais
planète qui occupent le débat public. Dans le monde oriental, Chine, Japon et aussi doivent, selon la formule finale de Gordon Woodman << mettre en gørde,
lnde en particulier où la modernisation s'est opérée de l'extérieur, par occiden- de manière générale, contre le recours à ces outils attractifs mais trop persua-
talisation, c'est un débat < postcolonial ) entre unitarisme et dualisme qui do- sifs pour augmenter notre compréhension du monde > (Woodman , 2002, p. 48).
mine, avec un retour à Confucius en Chine, aux valeurs indoues en Inde et une Pourtant, dans le contexte particulier du présent ouvrage, la notion de réseau
crise culturelle affectant lajeunesse au Japon. nous pose un vrai problème de recherche qui peut ouvrir des perspectives neu-
Au début des années 1990, deux politistes éclairaient ainsi les transforma- ves. Dans ma contribution à cette publication collectivel04, je supposais que le
tions en cours : réseau était une représentation d'espace dont une particularité est de contenir à
titre < atomique > (à la manière de Claude Lévi-Strauss traitant de l'atome de
< Le retournement du monde s'alimente de cette nouvelle donne [la re- parenté) les trois représentations considérées alors comme constitutives des rap-
vanche de l'acteur sur le systèmel offrant à I'ordre interncttional des ca- ports à l'étendue, les représentations topocentrique, odologique et géométrique.
røctéristiques paradoxales : plus dffis en terme de pouvoir et plus dis- Parmi les arguments mobilisés pour vérifier cette proposition, je me référais
persé en termes d'actions, il émancipe les individus et les groupes mais
-restreint aux travaux que j'avais dirigés dans le cadre d'un observatoire que le LAJP
les souverainetés, libère les particulørismes mais entrave leur avait mis en place à Valence-le-haut (Drome) auprès du Conseil Communal de
institutionnalisation. Ces tensions peuvent s'expliquer par la coexis- Prévention et de Délinquance de la ville de Valence pour comprendre les rap-
tence de ces deux mondes de James Rosebau, le monde multicentré et ports desjeunes aux territoires et les rapports qui s'en déduisaient.
celui des Etatt : un tel paradigme nous donne alors les moyens de com- Sans aborder I'actualité de ces questions quinze ans après et ayant observé
prendre ces oppositions et d'apprécier les possibilités de bâtir un ordre que les deux nouvelles représentations d'espaces découvertes ensuite (sanctua-
international qui les intégrerait. (...) Plus que iamais le ieu internatio- risation et territorialisation) ne font que confirmer I'intérêt d'aborder le phéno-
nal sera déterminé par le choix des valeurs autour desquelles mène de bande en relation avec une dynamique de réseau, je me pose mainte-
s'organiseront - ou se détruiront - les sociét,ls 102. >
nant la question de savoir si le réseau est bien un espace de représentation ori-
Mais, l'obsolescence du monopole du propriétaire foncier et du souverain ginal et contemporain contenant un nombre plus ou moins élevé de représenta-
sur son territoire qu'on croyait deviner avec ( la frn des territoires > donc le dé- tions d'espaces ou s'il ne constitue pas une sixième représentation d'espaces. Si
passement du modèle unitariste classique ne s'est pas réalisé, au moins généra- je n'ai pas suffisamment d'arguments pour conclure ainsi, j'ai assez de doutes
iement et c,est plutôt à une formule composite que nous assistons avec la pour faire du lecteur le témoin de ce problème de recherche.
concrétisation de la logique du réseau. Comme souvent, il est de bonne méthode de partir du langage courant et
d'en pointer les récurrences pour notre objet. Le dictionnaire Robert (1996,
Les configurat¡ons de la logique de réseau p. l9a9) recense six emplois plus ou moins pertinents ici :
Au début des années 2000, les Facultés universitaires Saint-Louis de < l" Tissu à maille très larges, 2o Ensemble de lignes, de bandes, etc.,
Bruxelles et le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris (Université Pa- 3" Bonnet des ruminants, 4" Dispositif d'optique (...), 5" Ensemble de
ris l) se sont associés pour traiter en commun d'une transformation institution- lignes, de voies de communication, des conducteurs électriques, des ca-
nelle dite < de la pyramide au réseau ¡ reposant sur I'hypothèse que la re-
103 e1 nqlisations, etc. qui desservent une même unité géographique, dépen-
présentation positiviste du droit et pyramidale de I'institution modeme cédait la dent de la même compagnie, 6" Rëpartítion des éléments d'une organi-
place à un dispositif plus ouvert dénommé génériquement ( un réseau >. sation en différents points : ces éléments ainsi répartis. >
Je ne reprendrai pas ici les critiques portées à la généralité des catégories, On ne saisit pas facilement une cohérence entre ces différentes significa-
tenues pour des métaphores par Gordon Woodman ou des aspirants-paradigmes tions. Dans la définition que j'adoptais, j'associais les sens 6 et 5 principale-
par Jacques Vanderlinden ou la diffîculté de I'application de la notion de pyra- ment: < un réseau est d'abord un espace dans lequel des points sont le support
mide en common law (G. Woodman), ou dans les contextes africains (E. Le d'éléments mis en relation. Sans points, il n'y a pas de rëseau, mais
Roy). Et si la réference au réseau est plus ou moins acceptée par la quinzaine I'agencement spécifique de ces points doit produire des rapports entre éléments
d'auteurs qui ont contribué à cette publication, c'est, selon une formule de no-
102. Bcrtrand BADIE ct Maric-Claudc SMoUTS, Le relournement du monde, sociologie de la scène I 04. Éticnnc LE RoY, < Lcs rcpréscntations d'cspaccs ct la structurc "atomiquc" du réscau dans lcs
intemationale, FNSP & Dalloz, Paris, 1992, p. 241. pratiqucs de la transmodcrnité >l, i,r Christoph EBERHARD, < Lc droit cn pcrspcctive intcrcultu-
103. Christoph EBERHARD, < Lc droit cn perspcctivc interculturelle, images réfléchics de la pyra- rcllc, imagcs rófléchics dc la pyramidc ct du róscau >>, Revue Interdisciplinaire tl'Encles juri-
midcctduréscau>, Revuelnrerdisciplinaired'Etudesjuridiques,vol.49,2002. diques, vol. 49,2002, p. 49-65,
spécifiques autorisant ainsià distinguer entre tel et tel réseau. n (Le Roy, La seconde question a trait au réseau comme un maillage, un barrage fil-
2002,p.54) tÍant, un grillage ou un filet (le << net > en anglais, qui se décomp ose en intra net
La conséquence tirée était qu'en identifiant ces points on entrait dans une et inter net selon le développement du réseau de communications électroniques
conception topocentrique qui pouvait être aménagée selon les contraintes de devenu en quelques années si indispensable). Gordon Woodman (2002, p.43)
I'odologie et de la géométrie. nous dit que la réalité de la pratique du common law relèverait plutôt du prin-
Je me pose maintenant deux questions. cipe <<d'un entonnoir qui accepte des élëments de partout et les dirige vers
I'ouverture étroite de larule of recognition
105 ¡¡. Deux idées dominent ici,
Premièrement, n'aije pas alors sous estimé la définition no 5 recoupant la celle
définition n" 2 et mettant en évidence la place des lignes, bandes et finalement de sélection qu'autorise le maillage, plus ou moins grand, et, dans son usage ou
un principe d'organisation plus odologique que topocentrique ? Concrètement, ses applications, celle de la communication associant la circulation et
un réseau est-il un ensemble de points ou un ensemble de lignes comme l'échange.
conducteurs ? Ces données sont-elles si originales qu'elles puissent permettre de supposer
Deuxièmement, n'ai-je pas oublié la définition no I qui ferait du réseau le qu'on pourrait y associer une représentation d'espace originale, une sixièrne ?
support du maillage dont I'objet est de retenir ce qui est mouvant ou circulant et Dans la mesure où les pratiques s'inscrivent sur une étendue la question est per-
dès lors non seulement un espace de représentations mais une représentation tinente. Mais je ne vois pas ce qu'elle peut produire de neuf pour ce qui
originale d'espace fondée sur le filtrage, la sélection et l'exploitation des maté- conceme le droit de la terre et de ses ressources.
riaux récoltés ? En effet, deux observations s'imposent. D'une part, les problèmes liés à la
sélection et à la communication sont déjà largement pris en charge par les au-
Des réponses encore incertaines tres représentations, en particulier la sanctuarisation. Sans doute y a-t-il place
pour des développements originaux mais je ne découvre pas la nécessité abso-
La première question ne fait pas substantiellement évoluer la problématique lue de théoriser une sixième situation. Quant à la communication, elle est le ca-
car tous les commentaires antérieurs conduisent, en récusant des dichotomies dre privilégié de I'odologie, science des cheminernents. Donc, il y a risque de
fondées sur un principe d'opposition dit principe du contraire, à conclure que ce répétition et de tautologie. D'autre part, reconnaître une sixième représentation
peut être l'un et l'autre selon que, à un moment donné, on privilégie ce qui suppose un réajustement cornplet du dispositif théorique sous-jacent à cet ou-
constitue la ligne (un ensernble de points) ou ce qui relie les points (une ou plu- vrage et qui s'élaborera progressivement sous les yeux du lecteur pour nous
sieurs lignes). Par ailleurs, préférer comme principe structurant les lignes aux conduire en quatrième partie à un exposé de principes de gestion juridique, po-
points suggère, avec la référence physico-chimique au conducteur, de valoriser litique, économique et écologique selon un modèle actuellement développé se-
les fonctions de passage, de circulation, de transport ou de déplacement en spé- lon cinq registres de représentations, d'usages, de maîtrises, de gouvernances et
cifiant la fonctionnalité de chaque transport, par analogie aux réseaux de gaz, de régulations patrimoniales. Or, pour I'instant, je n'ai pas trouvé de bonne rai-
électricité, téléphone, pétrole, etc., en évitant toute interférence entre chaque son pour aller au-delà de cinq niveaux de maîtrises juridiques et I'utilité d'en re-
réseau pour éviter déperditions et réactions inappropriées. Mais, ce faisant, on lever le défi m'en parait somme tout réduite. C'est déjà ainsi assez compliqué !
reste dans une logique odologique, la spécialisation et la sécurité étant renfor- J'en reste ainsi à ma proposition de considérer le réseau non comlne une
cées. En restant trop frdèlernent inscrits dans la métaphore des dispositifs de nouvelle représentation d'espace mais comme un espace de représentation, un
distribution de l'énergie, on accepte de lire I'organisation de la société comme symbolos, où les cinq représentations d'espaces peuvent être amenées à se ren-
la superposition de réponses, chacune originale et appelée à le rester. Or de tel- contrer, échanger, s'associer, se concuffencer ou se détnrire selon des logiques
les stratifications étanches et non métissables sont contraires aux observations contemporaines qui ne relèvent pas de I'outillage donc de la technologie mais
que nous sommes amenés à faire au quotidien (et pas si éloignés, ce qui est des individus qui I'emploient donc de I'anthropologie.
troublant, de la physique quantique). Nos comportements ne sont pas seulement Cette prise de position ne signifie donc pas que le problème est résolu mais
redevables d'une appartenance à un modèle < atomique > de pratiques mais qu'il n'est pas susceptible d'être résolu en l'état, le chercheur devant alors
s'organisent d'abord selon une dynamique de I'action, de l'intention à la réali- prendre date avec lui-même ou ses collègues pour reprendre ces questionne-
sation, qui, en mobilisant les ressources selon un principe de næuds et de ven- rnents en temps opportun.
tres (infra), les associent à l'un ou à I'autre des cinq dispositifs < atomiques >
identifiés et nommés représentations d'espaces. Cette lecture qui est applicable
aux sociétés de chasseurs-collecteurs (Pourtier, 1986, infra) comme à nos mon-
tages d'institutions les plus contemporains suggère donc d'approfondir le se-
cond questionnement.
105. La règlc dc rcconnaissancc cst, sclon Hart, lc principc dcjuridicisation dcs nonncs, pour cn
fairc < du droit >.
Le jeu symbolique des formes dans la matérialisation des D'une part une forme symbolique peut avoir des significations différentes
espaces des représentations de I'appropriation et I'art des dans les diverses cultures selon ce qu'on y associe comme valeur, fonction ou
jardins orincipe d'organisation. On doit donc se méfier de prétendus << universaux >
ässociés à une pensée dite initiatique ou < symbolique > (mais caricaturée si son
Nous avons déjà reconnu dans les pages précédentes deux manifestations usage fait seulement æuvre d'occultation de ce qu'on entend investir dans les
formelles de ces espaces de représentation. L'un est le triangle qui nous a per- non-dits et spécialement dans le rapport à l'invisible).
D'autre part, la manière d'investir cette symbolique et d'en rendre compte
mis, dans I'introduction de ce chapitre, d'aborder I'importance de la symboli-
que dans une théorie de la représentation d'espaces, I'autre est le réseau sur le- dépend d'un contexte personnel, circonstances de temps et de lieux où on peut
quel nous venons de conclure la deuxième section. dire ou ne pas dire, et du niveau d'information, de formation ou d'initiation
(dont le terme est I'au-delà de la vie dans des situations africaines que j'ai ap-
Comme on l'a constaté, il y a peu de données communes entre un triangle et
prochées).
un réseau sinon que ces deux notions expriment chacune une symbolique parti-
Notre démarche s'apparente ainsi à la recherche de ces < lieux de mé-
culière que nous allons caractériser sans espoir d'exhaustivité car I'objet de
moire > qui ont captivé I'histoire contemporaine en France. Mais les espaces de
cette troisième section est d'attirer I'attention sur la diversité des formes et des
représentations ne sont pas seulement des réceptacles d'informations et de
signifrcations de I'organisation tenitoriale et foncière des sociétés, ce que je
je prendrai I'exemple des jardins, connaissances, des lieux de stockage de nos expériences humaines, Associés
ferai dans un premier paragraphe. Puis,
dans ce que nous avons déjà appelé des < matrices spatio-temporelles >> (supra,
comme expression des matérialisations symboliques des visions du monde pour
Introduction générale) ils sont aussi, par leur mobilisation, des producteurs
en illustrer les conséquences.
d'espaces, des transformateurs de l'étendue en unités sociales dotées de carac-
téristiques propres qu'il appartient à chaque observateur d'identifìer et d'inter-
La diversité des formes symboliques d'appropriation de I'espace préter.
Dans cç domaine également, il n'y a pas de typologies préexistantes nous L'exercice suivant n'a donc d'intérêt que comme un excitateur de nos
permettant de < caler > la description des données. curiosités. I1 n'a pas pour objet de proposer de nouveaux formalismes ou d'en
Je propose donc une distinction en quatre catégories. D'une part il existe critiquer de plus anciens mais d'aborder ces fonnes avec la disponibilité et la
des formes symboliques de type géographiques/géométriques qui autorisent la légèreté du défricheur afin de témoigner de la liberté de l'être humain à conce-
description (graphos) de la terre (gé) et autorisent sa mesure (métros). D'autre voir et à construire les espaces du possible.
part, il y a des symboliques dites cosmologiques parce qu'elles prétendent
Des formes symboliques pour décrire et mesurer l'espace ef son appro-
s'évader des strictes contraintes de description et de mesure pour saisir des en- pr¡ation
sembles ouverts à d'autres unités de mesure d'espaces-temps ou construits se-
lon des conventions d'agrégation qui, comme toutes conventions, peuvent être Nous avons déjà pris connaissance de ces formes puisqu'elles sont à la base
révisables. Ici on use métaphoriquement de la science de description de de la représentation géométrique de I'espace identiflrée dans le chapitre premier.
I'univers, ou cosmologie pour caractériser une appropriation plus conceptuelle Ces formes sont aussi innombrables qu'on peut imaginer de polygones. On ne
que matérielle de l'étendue. Ensuite, certaines catégories symboliques sont saurait prétendre les recenser toutes ni, pour chacune, proposer la symbolique
identifiables par un principe très concret d'attachement, rattachement ou déta- que suggèrent ses applications connues.
chement des individus à des espaces spécifrques et dont rendent compte des On va donc retenir trois formes de base, le triangle, le carré et le cercle au-
métaphores particulières. Enhn, il y a quelques réalités qui échappent à cette torisant des combinaisons de ces formes simples, dont la fameuse pyramide
typologie parce qu'elles expriment les conséquences d'une dynamique, d'un dont on a déjà évoqué la place dans la recherche néo-institutionnelle.
état instable, et ne sont saisissables qu'à travers I'observation à un temps < t > Le triangle, formé par trois droites qui se coupent et sont limitées à leurs
de différentes rencontres, collisions, agrégations, à nouveau comme dans la points d'intersection est sans doute une des figures les plus fréquentes de
physique quantique mais à l'échelle de groupes sociaux. I'architecture. On en trouve des usages en astronomie, en musique, en agri-
Rappelons enfin que ces espaces de représentation ont une fonction essen- culture, en arithmétique et, bien entendu en géométrie. En alchimie, le triangle
tiellement symbolique, au sens ( grec D qu'ils expriment le partage d'une va- est le symbole des trois principes du grand æuvre, le soufre, le mercurç et le sel
leur, d'une fonctionnalité, d'un principe d'organisation permettant d'expliquer (ou I'arsenic). La symbolique, comme nous I'avions déjà appréhendée dans le
ou de justifier comment une part de l'étendue est traitée en espace et, plus ou modèle du concile chrétien de Nicée, est donc d'associer des éléments ou prin-
moins explicitement, selon quels investissements des acteurs, donc selon quels cipes différents pour en faire un produit comrnun, une æuvre, et promouvoir la
rnodes d'appropriation. Ceci a deux conséquences. pluralité dans l'unité.
Le cercle est une surface plane que limite une ligne courbe appelée cir- f idée de spécialisation des produits cultivés dans le premier cas, des muscles
conference dont tous les points sont à égale distance d'un même point intérieur dans le second. En géométrie, étant la figure polygonale la plus simple, > /e
appelé centre. C'est donc ce point qui fait le cercle. Mais c'est la circonférence carré est le terme de comparaison de toutes les surfaces. L'unité de surface esl
qui en fait une forme géométrique. En géométrie, si le point vient à disparaître, tuujours le carré construit sur l'unité linéaire. Il en résulte que la mesure d'un
il est toujours possible de I'identifier à partir de la circonférence et au milieu carrë quelconque est le carré de la mesure de son côté. > (Larousse, circum
d'une ligne réunissant deux points opposés de la circonférence, le diamètre. Par 1900, II, P.522)
contre, dans une représentation topocentrique, si le point dit centre disparaît C'est peut-être la notion de carré magique qui nous livre I'idée symbolique
c'est I'ensemble de sa matérialisation qui s'évanouit. Dans la diversité des usa- la plus utile à comprendre le rôle de cet espace de représentation comme un
ges, sans doute au moins aussi grands que pour le triangle, on voit apparaître idéal de perfection. Non seulement les quatre côtés et les quatre angles sont
deux dimensions de la symbolique du cercle, d'une part ce qui appartient à un égaux mais, en outre, I'inscription de chiffres dans des compartiments égaux,
ensemble (dans le cercle) et ce qui lui est étranger (hors du cercle), d'autre part selon un ordre naturel, produit toujours le même résultat quelle que soit la lec-
et en conséquence le cercle est associé à la notion de partage qui est, rappelons- ture en ligne, en colonne ou en diagonale.
le, à la fois ce qui réunit et ce qui divise ou différencie. Mais la symbolique de
Je me suis limité ici à ne décrire que trois figures de base, lesquelles peu-
ce qui réunit paraît la plus forte.
vent être combinées entre elles et, surtout, donner lieu à des applications d'une
Traitant, à la suite de Robeft Vachon, des conceptions de ceux que nous dé-
extrême diversité. Retenons au moins de ces brèves explications que ces formes
nommons en français des lroquois et qui se disent Haudenosaunee, Christoph
géométriques ont pour intérêt, comme espaces de représentations, de nous met-
Eberhard remarque à propos des nations qui les constituent :
tre sur la piste de ces valeurs et dispositifs qu'une société considère comme
< Plutôt que de s'en remettre à un pouvoir supërieur, ò l'instar du Lé- centraux (cercle) dans sa vision de son organisation et dans la mise en scène de
viqthan de Hobbes, et de s'inscrire dans une matrice pyramidale (...), ses rapports de pouvoir en valorisant ou en niant la pluralité des inscriptions de
c'est vers la symbolique du cercle qu'elles se tournent pour penser leur ses membres (triangle). L'idée de partage ouvre ensuite notre recherche sur la
cohabitation harmonieuse. Dans le cercle, tous sont égaux. Nul ne peut sélectivité des appartenances et la justihcation de principes d'exclusion, per-
imposer sa volonté oux autres. Lq cohësion du cercle vient de mettant ainsi de désigner l'étranger et le membre de la société. Enflrn, ces for-
I'imbricatíon des uns avec les autres (...) et de tous avec I'harmonie mes géométriques, avec I'idée de perfection qui peut y être associée (carré) sont
cosmique plus vaste. Le vivre-ensemble est bas,ë sur l'interdépendance des outils performants pour exprimer la conception sous-jacente de I'exercice
de tous, qui suppose aussi le respect de la dilférence de chacun et du du pouvoir politique. Et de la théorie de I'appropriation fondée sur un droit ex-
respect de son ontonomie. Le centre du cercle est la Grande Paixt06. )) clusif et le plus souvent absolu. Nous y reviendrons à propos des jardins.
Si on peut élargir plus ou moins le cercle en étendant son rayon, assurer des Des formes symboliques empruntant à des métaphores cosrniques pour
passages entre de qui en relève et ce qui lui est étranger, supe{poser les appar- se sifuer sur l'étendue et dans le temps
tenances cornme on superpose des cercles, c'est ce qui est mis au centre du cer-
Le GPS nous a, ces demiers temps, rendu sensible à I'utilité de disposer
cle, valeur, principe ou forme d'organisation qui donnera I'interprétation sym-
d'un point d'observation et de référence situé hors de notre globe pour faciliter
bolique la plus directement explicite et pratique. C'est pourquoi la symbolique
nos positionnements et notre circulation sur l'étendue terr€stre. Parmi les caté-
du cercle reste toujours aussi présente dans notre quotidien, sans que nous en gories ou de classes d'objets susceptibles de servir d'espaces de représentation
ayons toujours conscience. Rappelons par exemple que pour exprimer I'idéal de
on en relèvera trois.
la nouvelle démocratie française, I'abbé Sieyès voyait en 1789 la Nation ins-
L'étoile, comme objet singulier peut apportcr des indications de direction
crite sur la circonférence et la valeur d'égalité au centre. (l'étoile polaire au Nord ou la Croix du Sud selon que l'on est au dessus ou au
Le carré est un quadrilatère plan qui a des côtés égaux et ses angles droits. dessous de l'Équateur) ou de temps selon deì périodicités dont traite
Dans ses usages militaires et architecturaux le carré est associé à f inter-
l'astronomie. Elle est associée alors au topocentrisme. Mais ce sont les regrou-
dépendance de ses quatre côtés. Il sr.rfht que l'un faiblisse pour que tout le sys-
pements d'étoiles qui ont à la fois excité I'imagination des hommes et facilité
tème s'écroule. Le carré est dès lors associé à I'idée de base que l'on retrouve
ses déplacements. Elles sont plus ou moins étroitcment associées aux représen-
dans la pyramide. Dans ses usages horticoles ou médicaux, il est assimilable à
tations d'espace que nous avons identifiées, en particulier à la représentation
odologique.
106. Christoph EBERHARD, < Lc ccrcle commc ouvcrture pour la paix. Détour par dcs visions amó- La constellation est ( un groupe apparent d'étoiles présentant une figure
rindicnncs et tibótainc du Droit )), ID., ( Lc droit cn pcrspcctivc intcrculturcllc, imagcs réflé- conventionnelle déterminée, vue de terre >.(Robert, 1996, p.45 l) par exemple
chics dc la pyramidc ct du réseau >>, Revue hterdiic'iplinait'e d'Etudes juridiques, vol.49,
2002, p.313-314. Robcrt Vachon a été dircctcur dc l'lnstitut Intcrculturcl dc Montréal ct un
la Grande Ourse contenant l'étoile polaire ou la Petite Ourse. Le caractère pu-
dcs pionnicrs du dialoguc intcrculturcl à l'óchcllc mondialc.
rement conventionnel de ces regroupements fait des constellations des types cements des ressources ou des hommes. Elle suppose également des principes
très originaux d'espaces de représentations, fondés sur la ftction qui leur a don- j,organisation et le respect d'une discipline, donc une autorité s'exerçant sur
né naissance. Parcelles dispersées dans l'étendue, territoires émiettés peuvent les hommes, avec des obligations et des interdits, mettant ainsi la filière en
mobiliser la métaphore de la constellation pour introduire l'idée d'unité ou de avec des problématiques de sanctuarisation.
récurrences là où un simple coup d'æil constate un désordre. 'ohase
La grappe est un deuxième mode d'agencement. Il est défini par le diction-
La nébuleuse est ( tout corps céleste dont les contours ne sont pas nets )) naire comme < un assetnblage sené de petits objets ou de personnes >. Il a été
Ses deux applications les plus notables sont d'une part la voie lactée, dans notre fréquemment observé dans les études urbaines en Afrique sahélienne où il n'est
galaxie et d'autre part la nébuleuse extra galactique défrnie comme < énorme pas associé nécessairement à une approche de masses hutnaines non autrement
ensemble d'étoiles, d'amas d'étoiles et de matière interstellaire, sa dimension õrganisées que par la manière selon laquelle elles s'accrochent les unes aux au-
comparable à la voie lactée >. tres comme le suggère la défrnition précédente. La grappe met en évidence une
En tant que métaphores, les notions de constellation et de nébuleuse interfe- relation de dépendance personnelle, souvent un mécanisme de patronage ou de
rent avec des catégories proprement géographiques comme I'archipel qui origi- clientélisme, à travers lesquels sont allouées des ressources foncières. L'accès à
nellement désignait la mer Egée caractérisée par ses très nombreuses îles et qui, la terre et aux droits qui en découlent ne sont ainsi compréhensibles qu'en sui-
métaphoriquement, connote I'idée d'une dispersion selon un principe d'unité vant les différents niveaux d'allocation et les dérivations de droits qui sont as-
plus ou moins conventionnel (ainsi pour les douze îles de la Grèce orientale en sociés au passage d'un niveau de hiérarchie à l'autre. A la manière des cités
limite de la Turquie dites Dodécanèse). J'ai eu à en vivre une application parti- grecques de I'Antiquité qui pouvaient se dire < mères >, < filles >, voire < peti-
culière en préparant la réforme foncière de la République Fédérale Islamique tes filles >>, on observe des mécanismes de transmission des droits primaires (ou
des Comores à partir de 1986. Cet État qui a accédé à I'indépendance en 1975 originaux) puis secondaires (ou dérivés) qui s'inspirent tant des procédures
est-il composé de trois ou quatre îles ? Mayotte, en raison de I'ancienneté de d'accès à la terre précapitalistes que des rapports de parentalisation communau-
son rattachement à la République française, est-elle naturellement conduite à taire (Le Roy, 1999) que nous retrouverons dans la deuxième partie. Dans le
devenir un département de plein droit après avoir dû se contenter pendant trente chapitre précédent, le mode d'agrégation des tenures que décrit Paul Bohannan
ans d'un statut vague et inceftain ? Pour certains, les critères d'appartenance chez les Tiv du Nigéria obéit à un tel mécanisme agrégeant les différents ligna-
géographique sont < nébuleux ) et seuls comptent les décisions prises démocra- ges autour de la figure du patriarche. Par I'effet de grappe et par l'entremise des
tiquement. Pour d'autres, j'en parlais avec feu le président Abdallah, les quatre bénéhciaires ou des acteurs, les droits fonciers sont organisés (et généralernent
îles sont comme une constellation et toute soustraction d'une île fait disparaître transmis) selon un principe vertical de hiérarchisation et de différenciation pro-
la cohérence d'ensemble du dispositif; donc altère I'idée même d'une national! gressive pour rester fidèle à I'archétype dit < anirniste > par Michel Alliot (sa-
té comorienne. Nous n'étions pas loin dans nos débats de I'exigence de la re- pre, l'" section).
conquête de I'Alsace-Lorraine en L914. Le tissu, à partir de la définition d'usage courant, a connoté des emplois
plus sociologiques qui ont des applications dans la recherche foncière. Il est
Des formes pour identifier des modes de rattachement ou de détache- << une surface souple et résistante constituée par un assemblage régulier de fils
ment des individus à des espaces spéc,'flgues textiles entrelacés, .soit tisstis, soit maillés l. Sociologiquement, il s'agitd'un
<< ensemble d'éléments de mêmes fonctions, organisés en un tout homogène >.
Nous retrouvons ici la problématique du réseau pour en identiher au moins
trois applications. Je rappelle tout d'abord la définition que j'en donnais en2002l. La lecture des cadastres révèle des principes de cohérence (selon la taille des
<<un rëseau est d'abord un espace dans lequel des points sont le support espaces et les droits qu'ils supportent) renvoyant à I'histoire de la constitution
d'éléments mis en relation. Sans points, il n'y ø pas de réseau, mais I'agencement des tenoirs et impliquant tant la représentation géométrique que celle du tcrri-
spécifique de ces points doit produire des rapports entre éléments spécifiques au- toire. La toile est originellement un tissu dont I'armure (le support) est particu-
torisant ainsi à distinguer entre tel et tel réseau. I (Le Roy, 2002,54) lièrement simple. Analogiquement et en relation avec la notion de réseau, la
Le premier agencement spécifique est la filière. La filière a pour particulari- toile désigne un espace dans lequel les rapports sont entremêlés, offrant sélecti-
té de reposer sur une succession d'états à traverser ou d'étapes par lesquelles on vité et résistance. La toile est ainsi un espace de représentation qui réunit des
doit passer pour aboutir à un résultat. Elle suppose donc des ajustements où les individus dont les intérêts sont croisés mais pour lesquels il n'existe pas d'autre
catégories d'espaces sont nécessairement invoquées. À la diffé.ence du réseau, contrainte institutionnelle.
le nombre d'états ou d'étapes peut être prédéterminé et les relations entre les On peut relever également I'usage de termes tels que cocon ou niche, es-
composantes de la filière sont orientées vers un objectifà atteindre (exportation saim dans des contextes de primauté des inscriptions personnelles de type
de produits agricoles ou miniers, trafic de stupéfiants, migrations clandestines transmodeme, avec I'idée de non communication ou d'enfermement (cocon) ou
dans un pays étranger, espionnage, etc.). La hlière est substantiellement asso- de valorisation du biotope (niche écologique), de regroupement (essaim).
ciée à la représentation odologique par I'incidence des cheminements ou dépla-
nnolr sr socrÉrÉ, voI-. 54, 20l I l0l onorr er socrÉrÉ, voL. 54, 20l l
100
LA TFTRRI' DE L'AU I RE REPRÉsEN'lAi-toNsD'!spACESEt ESPACESDEREpRÉsENTArroNsDEL'AppRopRrAIIoNtoNC¡ÈRE
Des formes symbol¡ques pour saisir des dynamiques d'acteurs dans la demande solvable de terre et de terrains exprimée les par promo-
-teurs, les constructeurs, les industriels, les sociétés de plantation ou
I'espace
d'élevage, s¡ç.tIo. v
Il y a enfin (mais, sans doute, pas < à la fin >) des formes qui, disais-je ci-
dessus, ne sont saisissables qu'à travers I'observation à un temps < t > de diffé- Graphiquement, ces quatre déterminations sont associées par les auteurs aux
rentes rencontres, collisions, agrégations, à nouveau conìme dans la physique oôles d'un losange prêtant aux ressources argumentatives associées an carré
quantique mais à l'échelle de groupes sociaux. Décrivons d'abord le cadre puis isupra\ et faisant du champ foncier un espace de représentation particulière-
le support de phénomènes dont les traits symboliques particuliers connotent le nrent illustratif d'une anthropologie dynarnique. Si, en effet, ces déterrninations
mouvement, le conflit, la concurrence ou la contradiction des intérêts à propos sont liées à une lecture proprement urbaine, africaine et contemporaine des rap-
de I'espace. ports fonciers, des distinctions analogues peuvent être identiflrées pour chacun
Le champ est, avec la sociologie de Pierre Bourdieu 107, entré dans les caté- ães montages observés à un temps < t > de l'évolution des modes d'appro-
gories courantes de la socio-anthropologie dynamique. Dans l'expression priation de la terre et de ses ressources.
< champ scientifrque >>, c'est pour moi une notion clé d'une démarche qui en- La volée, tente de saisir ce rnouvement d'agrégation ou d'éclatement d'un
tend s'émanciper des enfermements disciplinaires et de tenter de rendre compte collectif qui peut être d'oiseaux et qui est ici d'individus et rendant compte
du rnouvement, des confrontations çoncuÍrences et transformations, bref de la d'un changement de position en rapport avec un espace < topique > et une fonc-
vie de I'homme en société. tion, un but ou un objectif particuliers. La notion a été utilisée pour traiter des
Dans un texte récent 108 e1 psu¡ en construire l'assise comme < champ scien- modes d'occupation de territoires urbains par des jeunes de banlieues qu'on
tifique, j'avais relevé quelques occurrences dans les travaux de P. Bourdieu' abordait, malheureusement, de manière schérnatique et arbitraire dans les inter-
Pour cet auteur, dans Le sens pratique, le champ est d'abord << I'espace duieu, ventions des administrations concemées, selon une logique de bande ou de
des règles du jeu, les enjeux, etc.> (1980, p. ll2). Pour ce qui conceme ganglllet une lecture <géométrique> de I'espace, là où toutes les autres re-
l'économie, Bourdieu le définit comme <<un ensemble d'institutions (...) et un présentations peuvent être identifiées et illustrées, en particulier à I'occasion
corps d'agents, dotés d'intérêts et de modes de pensée spécifiques > (Idem, d'un < coup > où un groupe s'agrège selon le principe odologique puis opère sa
2ll). En 1986, et à propos du droit, cet auteur êcrit < les prøtiques et les dis- retraite selon des exigences de sanctuarisation ou de topocentrisme. De nou-
cours juridiques sont en ffit le produit d'un champ dont la logique spécifique veaux travaux sont en cours pour en confirmer les implications.
est la suivante : d'une part, par les rapports de force spécifiques qui lui confè- Le næud est enfin une métaphore susceptible de rendre compte de ce qui
rent sa structure et qui orientent les luttes de concurrence ou, plus exactement, s'est formalisé au moment < t > et peut se délier ou se dénouer dans I'instant
les conflits de compétence dont il est le lieu et, d'autre part, par la logique in- suivant. Roland Pourtier en a fait une application intéressante en décrivant les
terne des æuvres juridiques qui délimitent à chaque instant I'espace des possi- pratiques foncières en Afrique centrale forestière. ll parle d'un>> modèle ondu-
bles et, par là, I'univers des solutions proprement iuridiques t0e. > latoire d'espace, avec ses næuds (village, centre) et ses ventres (confins plus ou
Cette approche correspond à une des principales contributions théoriques moins distendus selon la densité générale) >. Car < (à) I'omnipotence de lafo-
des Joumées d'études sur les problèmes fonciers en Afrique noire, tenues à Pa- rêt correspond une topologique particulière. L'espqce s'y compose de centres,
ris en septembre 1980. Pour Alain Durand-Lasserve et Jean-François Tribillon, de conJìns, d'itinéraires. Au centre de chaque espoce élémentaire, le víllage,
le champ foncier peut se représenter comme le lieu de la confrontation de qua- pointfixe, au moins durant plusieurs années, pivot autour duquel s'effectue la
tre grandes déterminations : rotation des champs. À partir de ce centre, un gradient progressif d'appro-
système des rapports de possession du sol en tant que bien, (...) priation mqtéríelle et mentale. Dans un rayon de quelques kilomètres - qui dé-
<
- lele système de répression et d'exploitation des tiers qui ont besoin de finit le terroir - la þrêt est cowxue de tous les villageois ; champs, jachères,
-la terre pour vivre ou sur-vivre (...) forêt intacte y composent un puzzle embrouillé pour le regard étranger maís
l'autorité publique légiférant, réglementant, gërant, expropriant, rempli de signes pour ses usagers. Les droits fonciers en qttestent la cohé-
-bailleur, attributaire (...)
renceD ll2. Le village est ainsi un næud où se rencontrent les cheminements, IJne harmonie de formes, un classique qui étonne : le jardin à la fran-
les hommes et les ressources de la forêt selon la double contrainte topocentri ça¡se de Vaux-le-Vicomte, selon Le Nôtre
que et odologique. On pourra apprécier dans cet article comment I'auteur intro- Il n'y a sans doute pas de plume plus en accord aveç cette vision d'un
duit le lecteur à une symbolique du vide et de son occupation par des gloupes
monde réconciliant la nature et la gloire d'un maître, l'antiquité revisitée et les
humains qui peuvent jouer de ses avantages mais se trouvent ensuite pris au
contraintes du paraitre que celle d'Erik Orsenna nous décrivant les effets re-
piège d'une autre conception d'un << espace plein de la civilisation européenne
cherchés par André Le Nôtre pour le parc du château de Vaux-le-Vicomte, le
qui-a en quelque sorte "horreur du vide". L'espace doit être dans son intégra'
prototype de celui de Versailles.
liÉ reconnu, détimité, circonscrit, affecté; il ne laisse plus place à la liberté,
n'offre plus d'échappatoire. (Jne société qui se reproduit en iouant sur le libre < Le Nôtre a déjà quarante ans lorsque Fouquet lui confie sesjardins. Il
accès à des ,ltendues vides se trouve dès lors condamnée. > (Idem,p.2l) va y donner le fond de son âme. Un résumé de son art en même temps
Ces quatre types d'< espaces de représentation > conespondent à ce que je qu'un chef d'æuvre, le chef d'æuvre du jardin à lafrançøise. Bien loin
dénommãis, dans I'introduction à cette partie et dans la lignée d'Appadurai des des caricatures qu'on en fait. On le croit ennuyeux, évident, révé\,! au
ethoscapes, ces ( paysages > de comportcments inscrits dans I'espace, justifiant premier coup d'æil, alors qu'il n'aime rien tant que ménager des surpri-
les modes d'appropriation de la nature qu'on partage en termes d'habitudes, de ses. On le croitfigé, pétrifré, éternel alors que ses miroirs d'eau sont les
pratiques au quotidien, ce qu'on a coutume de faire et, plus largement, les usa- logis favoris de l'éphémère. On le croit rigide, glacé, inhumain alors
g"t q"i moduient les rapports aux espaces et permettent d'en identifier les ajus- que la perspeclive bien conduite est le plus apaisant des paysages. On le
tements. croit ennemi de la nature alors qu'il organise son dialogue avec
Malgré une contrainte de place évidente, je vais m'efforcer de saisir à ha- l'intelligence.
u"rt quèlqu"s notices la manière selon laquelle cet outillage se trouve mis en Commençons la promenade et cédons aux apporences : elles vont toutes
æuvre. C'est l'art des jardins qui nous en offrira l'occasion. nous tromper. Dos øu château, marchons vers la ligne de grottes, au
fond, peuplées de statues. L'allée centrale vous paraît rectiligne ? Pre-
Les jardins, ( espaces représentés D par excellence et express¡ons mière erreur : elle s'élargit peu à peu pour corriger I'effet de fuite et sa
de multiples ( v¡s¡ons du monde > tendance à rabougrir I'horizon. L'espace vous semble plan ? Deuxième
pour ce passage de la théorie à la pratique, des catégories conceptuelles à la et troisième erreurs : vous débouchez par deuxfois sur des terrasses qui
description de quelques lieux,j'ai choisi huit sites. Soitje les connais pour les masquent des bassitts. Au moins les grottes vous attendent sagement, à
quatre jardins européens, soit ils me paraissent illustrer (mais non résumer) la hquteur du regard. De nouveau, double erreur. Un pas de plus et vous
tombiez dans I'equ verte d'un très long cønal, invisible I'instant d'avant.
diversité des symboliques qui peuvent être appréhendées. Je me suis efforcé de
varier les implantations et les périodes, J'ai donc retenu deux jardins en Asie et Quant à vos grottes, elles vous sourient dufond d'un creux. À peine pé-
dantes, elles vous rappellent, au milieu du bruissement des feuilles, le
deux aux Amériques. L'ordre adopté nous fait circuler à travers le monde tout
en gardant la France comme point de départ et d'arrivée de ce voyage. Quelque
corollaire du théorème I0 d'Euclide : "les parties les plus éloignées de
qu'èn soit I'intérêt patrimonial, cette promenade n'a pour seul but que de faire surfaces situées au-dessous de l'æil paraissent plus élevées"
partager des expériences de regards que nous pouvons porter sur des espaces Quelque peu agacé d'avoir étë tant trompé, vous contournez le canal en
inéductiblement originaux, regards qui, tout en étant inscrits dans une mondia- vous appuyant sur une cerlitude : les .sculptures, voilò de I'indéniable,
lisation, doivent réapprendre à lire les cohérences et les enjeux de ce qui est de l'irréfutable et du solide. Ultime moquerie. En fait de marbre antique
ainsi représenté. Après une présentation succincte mais qui fait la part du plaisir et solennel, vous découvrez sept stalagmites, sept vulgaires concrétions
esthétique, je résumerai dans un tableau quelques caractéristiques qui donnent à de calcqire. Il est vrai que, de part et d'autre, deux personnes imposan-
mieux comprendre la portée des expériences et des conclusions qu'on peut en tes vous toisenL Si vous ne les avez reconnues, vous manquez I'ultime
tirer pour la suite de la recherche. ironie. L'une est la Jìgure du Nil, le roi des fleuves, et I'autre la divinité
de l'Anqueuil, la rivière minuscule devenue canøl par la bêche de mil-
liers d'ouvriers.
La promenade n'a pas duré une demi-heure et, déjà, vous n'êtes plus
certain de rien.
ll2. Roland POURTTER, <La dialcctiquc du vide, dcnsité dc population ct pratiqucs fonciòrcs en
Afrique ccntrale forcstièrc >>, Politique africaine, vol' 21, 1986, < Politiques þncières et terri'
toriales >,p. l0-21.
les graviers blancs avec application, et laissez lø magie du Ryôan-ji nels des sites à la fois beaux et créatifs. Avec son épouse Nur Jahan,
s'imprégner en vous tls. )) (...) Jahangir conçut certains des plus beaux jardins d'Inde, comme
ceux de Shalimar au Cachemire. (...) Comme dans les autres iardins-
À Tivoti (Latium, ttatie) te jardin à l'itatienne sur /es traces de l'empereur mausolées moghols, le visiteur est particulièrement frappé par
Hadrien et du cardinal Hippolyte ll d'Este I'imposante et constante géométrie, bien que de multiples éléments né-
cessitenl d'être restaurés. Le mausolée lui-même adopte laforme d'une
Avec la villa Adriana, nous remontons aux origines romaines du jardin à table renversée ; il est constitue de grès rouge et blanc crème et hqbillé
l'italienne dont la villa d'Este, dont l'architecte fut Pirro Ligorio, est, selon mon d'un minaret à chaque angle. À I'intérieur, les tombes sont ornées de
ouvrage de référence << le plus beau et le plus flamboyant des jardins haute Re- marbre et de pierres semi-précieuses, oux nombreux motifs floraux.
naissance d'Italie >. Découvrons-la d'abord:
Des axes, autrefois constitués d'un canal et bordé d'arbres taillés dispo-
< Lejardin consiste en un axe central qui relie un terrain plan, au pied sés à intervalles régulíers, p(trtent de la tombe vers quatre imposants
du site, à la villa d'Hippolyte en passant pas une pente raide en ter- bâtiments. (...) (c)haque carré du motif est subdivísé et centré autour
rasse. Cette disposition, somme toute assez simple, est rendue plus com- d'un r,lservoir, duquel partent d'autres axes flanqués d'arbres et de ca-
pliquée par la présence de plusieurs axes transversaux et de huit autres naux.
axes verticaux, créant ainsi une structure invitant le visiteur à pénétrer
dans le jardin. Le promeneur devient bientôt le protagoniste actif qui Aujourd'hui, le jardin est un parc public où les visiteurs peuvent iouer
doit choisir entre diff,lrents chemins ou types de distractions : labyrin- au cricket, pique-niquer et assister à des enseignements religieux en
the, bassins aux poissons exotiques, fontaines complexes, grottes, sta- plein airttT. >
tues et instruments hydrauliques, automates ou encore cascades. Le lan-
gage visuel de Ligorio se référait à I'architecture, qux statues et aux Le château de Srsrnghurst, (Kent, Angleterre), < so british >
fontaines, autant de rëfërences dans unjardin haute Renaissance. Ligo- Il n'y a pas que les jardins qui bougent, mais aussi les derneures pour les-
rio disposa tous les ëlëments de la villa d'Este pour créer un récit qui se
quels ils ont été construits. Sisinghurst est un manoir du xvll" siècle qui s'est
déroule au rythme des pas flv visi¡suv tt6. ¡
déplacé au fil de ces demiers siècles pour suivre son jardin, laissant en arrière
Revenons maintenant à la villa d'Hadrien située à quelques kilomètres. Si une tour en haut de laquelle on peut découvrir le plan d'un domaine bénéflrciant
elle fut pillée pour construire les monuments de Rome, elle donne encore par des qualités du jardin anglais, les clos entourés de haies savamment taillées et
ses ruines une idée de la retraite que s'était aménagée I'empereur Hadrien, avec lejeu des couleurs.
un ensemble de cours, de bassins, de jeux d'eau marqués maintenant par le Ce jardin est d'abord dévoué à la rose puis est apprécié pour son jardin
calme et la sérénité et, sans doute auparavant, par le luxe et la magnificence blanc que les guides n'hésitent pas à qualifrer de légendaire. Dans un mélange
d'un pouvoir absolu. savant d'arbres fruitiers et de fleurs, de plantes aromatiques et de vivaces, le
jardin descend insensiblement vers le fond de vallée en ménageant des décou-
< L'imposante et constante géométrie > du jardin-mausolée de Jahangir vertes olfactives et visuelles et en offrant ar,r visiteur la pédagogie des étiquettes
(Lahore, Pakistan) accompagnant chaque plante (nous sommes dans un lieu relevant de The Natio-
Le jardin < musulman )) ne se résume pas à cet exemple moghol. La Perse, nal Trust), ainsi qu'un accueil d'une grande courtoisie Et on peut rendre hom-
la Turquie, l'Andalousie offrent aussi d'autres lectures du jeu des formes, de la mage, par un porlait en pied exposé dans un salon de la vieille demeure, à celle
lumière et de I'eau. Mais cette référence < géométrique > est une façon de mar- qui, à partir des années 1930, a redonné toute sa magie de couleurs au domaine.
quer la dette que nous avons à l'égard de I'intelligentsia des pays arabo- Lejardin < chinois >, exemple du jardin de tranquillité du docteur Sun
musulmans dans la transmission et le développement des connaissances scienti Yaf-Sen (Vancouver, Canada)
fiques.
<Le mausolée de Jahangir, quatrième empereur moghol qui régnø de < Au xt¡f siècle, Wen Zhengming décrivait ainsi la fonction classique
1605 à 1627, est érigé dans un des plus admirables jardins-mausolées des jardins de la dynastie Ming : "Au milieu de toute cette banalité, un
de I'Inde du Nord. Il illustre la tendance àfaire des lieux de repos éter- lieu libre de toute circulation est particulièrement apprécié ; ainsi, au
cæur d'une ville peuvent exister montagne et Jorêt". Conçus par des
ll5. SallyCREGSoN,<Ryôan-ji>,/nRacSPENCER-JoNES,(éd.),Lesnilleetwtjardînsqu'ilfaut
avoit'vu clans sa vie, Flammarion, Paris, 2008, p. 792.
ll6. Hclcna ATTLEE, <Jardins dc la villa d'Este>, ir¡ Rac SPENCER-JoNES, (ód.), Les mille et u,l I 17. Nocl KrNcsBURv, < Lcjardin-nrausoléc dc Jahangir >, ir¡ Rac SPENcER-JoNEs, (ôd.), op. cit.,
jardins qu'il faut avoir vu dans sa vie, op. cit., p. 688. p. 809.
poètes taoi'stes, ces jardins chinois avaient pourfonction d'apaiser leur Sy¡¡THÈSe METTANT EN ÉVIDENCE LES TROIS PRINCIPALES UTILISATIONS DES
esprit et de les øider à se concentrer sur I'harmonie et l'équilibre - le REPRÉSENTATIONS D'ESPACES (EN MAJUSCULES) ET LES DEUX APPLICATIONS
ying et le yang. Dépouillés et très structurés, de tels iardins fovorisaient DES ESPACES DE REPRÉSENTATTONS (AN UTNUSCUTBS)
la contemplation de la nature dont les forces s'opposent dans un parfait
équilibre: lumière-obscurité, masse-vide, dureté-douceur et ligne
droite-ondulation. RppRÉseNrnrtoN No 7
SvNrnÈss o E s AP P LrcArroNS
L'inscription au-dessus de I'entrée indique que c'est un "iardin de tran-
quillité". Le Qi, ou énergie vitale, que I'on retrouve dans ses éléments *
rochers, eau et plantes - a un effet apaisant. Des sentiers sinueux, un A B C D E a b c d
yun wei ting (amoncellement de rocailles en forme de montagne), des
pavillons de style Suhzou et un double couloir mettent en vøleur un Vaux-le- Vicomte I III II I 2
paysage méticuleusement conçu où les plantes sont utilisées avec parci-
monie et possèdent unefonction mystique ou symboliquetts. ))
Jardin Yanomami I II III I 2
Chiffres en majuscule oersonnelles. Je pense à mes hortillonnages amiénois, aux jardins Yanomami
VIVIII pratiques observées par ordre décroissant de pertinence pour les re- mais aussi aux villas italiennes.
présentations d'espaces La normativité du rapport d'appropriation passera donc, quelle que soit la
Chiffres en minuscules
société, d'abord par la connaissance de son expérience de la juridicité dans la
1/2 pratiques observées par ordre décroissant de pertinence pour les espaces
de représentation
rnise en forme des rapports à I'espace avant d'être éventuellement formelle-
ment inscrite dans les règles du droit (positif). On ne peut ainsi prétendre ré-
À partir d'une observation qu'aucune réponse n'est identique aux autres, former une société, dans le domaine des politiques foncières, sans être entré
dans I'ethos d'une société pour en transcrire de manière dynamique et respon-
donc en reconnaissant la grande diversité des modes d'approche de la construc-
sable les attentes et les trajectoires du futur. L'ère des réformes < clé en main >,
tion des espaces, le tableau précédent illustre deux remarques :
selon un modèle universaliste est donc bien close.
l. Parmi les représentations d'espaces, c'est I'odologie qui est la plus réfé- Mais il y faut aussi de I'imagination et la mobilisation des ethoscapes pour-
rencée (7/8), suivie de la représentation géométrique (6/8), les représentations
rait nous y aider.
topocentrique et de sanctuarisation étant chacune exploitées 4 fois/8.
Je ne prendrai que deux exemples, qui ont pu apparaître précédemment
2. Parmi les espaces de représentations, ce sont les modes de rattachement
quelque peu décalés voire étrangers à notre objet, la < constellation et la < né-
ou de détachement qui arrivent en tête (6/8), devant les références géométriques
buleuse >.
et dynamiques, à égalité (4/8).
J'avais déjà exploité I'image de la constellation pour caractériser les diver-
On peut observer que :
ses manifestations de ce que j'appelais le <droit en action))lle pour rendre
a) ce n'est pas la géométrie, donc un ordre raisonné et associé à la moderni-
compte de < la multiplicité des expériences du droit en action avec des régulari-
té qui I'empofte dans les cas considérés,
tés mais aussi des innovations potentielles selon les dynamiques en cours > (Le
b) ce qui prévaut ce sont les modes de circulation et de communication et
Roy, 2006, p. 9). Je dénommais ainsi nomologie < une science de la règle telle
les liens que peuvent établir les individus. Ce qui se construit sur l'étendue
qu;admise dans ses applications au quotidien >> (idem, p. ll). Ève Chiapello,
c'est bien, d'abord, à travers les symboliques invoquées, de la société.
sociologue, parle quant à elle de < reconstitution d'une nébuleuse réformatrice
dont les fonctions sont n /e déploiement de I'imaginaire, la redécouverte des
Gonclusion au chap¡tre 2 possibilités d'agir, prenant appui sur des mouvements critiques divers, certains
très radicaux, qui documentent les dërives du système économique et délégiti-
Arrêtons-nous enfin sur ces ethoscapes dont nous avons vu apparaître cer- ment les idées dominqntes (...) Des rencontres quparavont improbables entre
taines caractéristiques. Comme productions symboliques, ces ethoscapes sont contestataires et personnes de pouvoir ont lieu. l Je lui emprunte donc la
destinés à faire partager des valeurs pour mettre en forme des comportements conclusion de son article pour en faire celle de ce chapitre, le lecteur appliquant
dans lesquels il n'y a pas de limite nette entre le spatial et le social, puisque le aux modes d'appropriation ce que la sociologue dit du système économique :
spatial est la socialisation de l'étendue et le social la spatialisation hiérarchique < C'est sans doute la priorité d'aujourd'hui: alimenter cette efferves-
des choix de société. Toutes les formes que nous avons présentées et commen- cence aJìn que se construise un monde socialement et écologiquement
tées ont au moins un point commun. Elles visent à rendre perceptibles voire plus responsable, sans se contenter d'un bricolage de solutions hâtives
compréhensible les modes d'appropriation de la nature que contient le projet, qut mosquent seulement les symptômes et calment la fièvre, tandis que
implicite mais prégnant le plus souvent, de société. les contradictions intenses travaillent notre système économique et
Bien que cela puisse heurter l'Occidental contemporain si attaché à la pro- continuent ò le déséquilibrert20. ))
duction normative et sacrifiant à la croyance que parce qu'une notme est dite
elle est appliquée, les ethoscapes mettent en évidence le rôle de I'imaginaire
pour introduire de la flexibilité et de l'adaptabilité là où nous pensons qu'il faut I 19. Éticnnc LE RoY, < La constcllation du nÓmos, contributions à une anthropologic du droit cn
imposer de la régularité ou de l'homogénéité pour produire de la sécurité. Cette action>>, Cahiers d'Anthropologie du clroit,2006, <Le droit cn action>, Karthala, Paris,
2006, p.7 -26.
observation a deux conséquences, déjà reconnues mais qu'on doit souligner.
120. Evc CHIAPELLo, < Une nouvcllc nébulcuse róformatrice pour invcntcr lc monde dc dcnlain >,
D'une part, toute société doit jouer sur une pluralité de référentiels conju- Le Monde, l6 mai 2009, n' 20027, Cahicr économic, p. 2.
guant ordre et désordre, acquis et innovations. Vaux-le-Vicomte, Sisinghurst et
le Ryôan-ji en ont été des exemples.
D'autre part, ce sont des modèles de conduites et de comportements qui
sont logiquement les porteurs de cette mobilisation de l'imaginaire dans la
construction des espaces de représentation, et non des normes générales et im-
cipes qui président aux modes d'appropriations de la terre et aux règles qui s'en
déduisent.
Viendra alors, mais alors seulement, l'heure du droit et, dans nos sociétés
modemes, I'heure de la propriété privée.
Nous découvrirons que le droit foncier ne correspond pas nécessairement,
tant dans d'autres sociétés que chez nous, aux conceptions que nous en avons
développées en Occident et nous nous interrogerons sur les conditions à réunir
pour relever les enjeux du développement durable.
L'homme dispose de ressources variées pour se situer dans l'étenduç et or-
ganiser ses rapports sociaux. C'est donc un certain sentiment de liberté dans les
choix présidant aux conceptions territoriales et foncières qui devrait s'imposer.
Pourtant, la réalité est nettement moins souriante. Roland Pourtier évoquait
à propos des pratiques des chasseurs-collecteurs des forêts d'Afrique centrale
cette dialectique du vide qui de facteur d'adaptation devient une tare face aux
sociétés modernes qui, selon l'expression de R. Pourtier et selon une formule Deuxième part¡e
de chimiste >> ont horreur du vide > et plus généralement de tout ce qui diffère
de leurs modes d'organisation.
On a donc f impression d'une lutte du pot de terre contre le pot de fer et on Le régime
pourrait être conduit à accepter comme inéluctable la domination de ce modèle
de société modeme et capitaliste. d'appropriation foncière
Pourtant, nous avons appris dans le chapihe 2 que cette modernité se pré-
sente maintenant sous des formes originales que j'ai qualifiées de < transmo-
( en communs ))
demes >. De nouvelles expériences émergent, en relation avec le développement
durable, que nous analyserons dans la quatrième partie et qui exigent une redé-
couverte de solutions de rapports aux territoires et de sécurisation foncière qu'on
a hop rapidement qualifiées de haditionnelles, de ringardes puis d'obsolètes.
C'est à cette question que nous allons consacrer la deuxième partie.
Le régime juridique d'appropriation dont nous traitons ici peut être dit, à la
différence de ceux qui seront examinés dans les parties trois et quatre, < archai'-
que ), au sens de très ancien, privilégiant ainsi une continuité dans le temps
rnais sans présupposer un critère de supériorité ou d'infériorité par rapport aux
régimes d'appropriation ultérieurs ni le fait que ce régime d'appropriation ( en
communs > soit à I'origine de toutes les autres expériences.
Ces deux présupposés ont été souvent commentés et on ne fera ici que les
évoquer. Le premier est lié à I'ethnocentrisme caractéristique de l'ethnologie
coloniale et, plus généralement, de tous les modes de traitement du rapport à
I'autre qui n'ont pas fait I'objet d'une approche épistémologique sérieuse. On
s'en est déjà expliqué en Introduction générale et je peux supposer que le lec-
teur me fait crédit de ne pas investir dans cette terminologie autre chose qu'un
souci de resituer la permanence de certains phénomènes d'organisation. Quant
au second présupposé sur I'origine des modes d'organisation des sociétés,
c'était aussi un trait de l'ancienne ethnologie évolutionniste que d'avoir cher-
ché à identifier, avec la << sauvagerie >>, les traits initiaux des sociétés humaines.
La reconstitution d'un état premier des sociétés reste toujours une tentation
pour le chercheur, mais il faut raison garder et accepter l'idée qu'il ne s'agit
que de reconstitutions sur des bases fragiles et qui ne peuvent accéder qu'au
statut du possible, voire du vraisemblable. Mais quant à les supposer vraies, il
manque à ces reconstitutions la possibilité d'appliquer le régime de la preuve
scientifique classique l2l s¡ psu¡ lesquelles on proposera une épistémologie
fondée sur la modélisation (infra, chap.3). On travaille donc ici sur des don-
nées qu'on sait d'une très grande ancienneté, en particulier en Afrique puisque
I'homme, donc l'idée de société, y sont apparues, mais aussi changeantes et
mouvantes sur le très long terme, tout en exigeant une stabilité sur des durées
plus courtes.
C'est cette relation espace et durée queje vais d'abord aborder pour ensuite
caractériser les projets de société qui y sont liés puis les régimes de juridicité
qui s'y développent. Enfin,je caractériserai une démarche scientifique qui veut
saisir le droit < à l'état pratique > et ainsi propose un mode de lecture des habi-
tus fonciers qui seront considérés comme le trait diacritique d'un régime
d'appropriation en ( communs ).
l2l. Ce problème a déjà été óvoqué en conclusion du chapitre l. Voir, sur le régime de la prcuvc
scientifique, mon compte rendu de I'ouvrage de Rodolfo Sacco, précité, note 8 I .
Espace et durée sont pas < économiques > mais < écologiques )) en assurant la valorisa-
tion des usages des lieux et des ressources.
L'Homme pré-modeme fait d'abord confìance dans la durée lorsqu'il s'agit Enfin, I'utilité envisagée n'est pas appréciée à l'échelle de l'individu et
- de la richesse mais à celle du collectif et de sa puissance.
de sécuriser ses droits sur I'espace. Il y a homologie entre les modes de penser
et de représenter I'espace et les manières de penser le temps, en particulier le Et I'ensemble de ces choix, qui sont à la fois des opportunités et des
temps des origines, ce qui a fait croire à plusieurs générations d'apprentis eth- contraintes, est saisi par un nouveau principe structural, la logique des statuts
nologues que les sociétés < traditionnelles > préféraient le passé alors qu'il ne ou positions juridiques reconnues et dont peuvent bénéficier chacun des
s'agissait que d'une construction idéologique d'observateurs extérieurs visant à membres de la société. L'anthropologie du droit a longtemps associé la place
justifrer une conception < prométhéenne > de la vie en société supposée carac- remarquable de la logique statutaire à ce qu'on dénommait dans l'ancienne eth-
téristique de la modemité, fondée sur < les lendemains qui chantent )) pour nologie juridique coloniale I'oralité juridique. En l'absence de l'écriture juridi-
mieux justifier la domination coloniale. que et de la possibilité d'une formulation de nonnes générales et impersonnel-
Dans toute société, passé, présent et futur sont appelés à se compléter et les inscrites < dans le marbre du code > (ou de la loi des douze tables dans
I'attention portée à I'une des trois dimensions ne saurait occulter que les phé- I'ancienne Rome), les dénominations des positions juridiques des acteurs
nomènes sur lesquels nous travaillons s'inscrivent dans la diachronie et ont très avaient une fonction < performatrice )) en désignant à la fois une identité et une
largement les caractéristiques de processus, les enchaînements d'acteurs et de fonctionnalité. Cette explication reste valable à condition qu'on en retire le pré-
facteurs répondant à des fonctionnalités que la recherche est amenée à distin-
jugé dépréciatif associé à la perception, dans les sociétés modemes, du couple
guer et analyser. La sécurisation foncière dans les sociétés précapitalistes et oralité/écriture qui est généralement conçu selon le principe de I'englobement
prémodemes obéit ainsi à un principe de structure qui conjugue dans la du- du contraire et où donc à la sur-fonctionnalité de l'écriture est associée la diffi-
rée le temps des origines (celui des fondations et des fondateurs), le temps de culté de I'oralité à assurer la sécurité juridique en général, foncière en particu-
l'acte (de la permanence de I'usage et de son actualité) et enfltn, le temps du de- lier. Les logiques statutaires ne sont plus, maintenant, associées à un état de dé-
venir, avec le souci d'une utilité de la revendication foncière qui s'apprécie au veloppement ou à un type de mentalité (pré logique dans les travaux de Lucien
sein du collectif et à une échelle qui peut aller d'une unité familiale la plus pe- Lévy-Bruhl, sauvage ou prirnitive dans la littérature ethnologique). Elles sont
tite à des sociétés stratifiées et hiérarchisées à démographies développées. une composante récurrente de la juridicité qui affecte donc toutes les expérien-
Pour un individu, s'il ne dispose pas d'un ancrage dans l'histoire du ou ces sociales d'une manière plus ou moins déterminante. Si, dans nos sociétés
- des groupe (s), et si possible selon une bonne < chronicité ,rtz2,il est dif- occidentales modemes, nous invoquons plus les nonnes codifiées que les sta-
ficile ou hasardeux de s'y faire reconnaître pacifiquement des droits pré- tuts, ceux-ci restent présents et s'ils ne sont pas reconnus spontanérnent comme
éminents ou légitimes qu'on pourrait qualifier de < droits de premier or- un des traits < diacritiques > du système juridique, ils sont invoqués dès qu'il
dre >, et on ne saurait accéder à des droits dérivés dits aussi < droits de convient de préciser une position juridique ou une revendication de droits.
deuxième ordre > qu'en les négociant et en acceptant une position de Nous en reparlerons dans la quatrièrne partie.
débiteur ou de client pour bénéfrcier de droits dérivés des premiers. Ces deux principes (primauté de la première occupation, identification du
J'ai toutefois utilisé l'adverbe < pacifiquement )
pour qualifier ce pro- droit à partir du statut) paraissent, selon l'état des connaissances, être connus et
cessus d'accès à la terre par la première occupation et I'attribution. Il en
reconnus par I'ensemble des sociétés hnmaines tant passées que présentes. Ce
est une seconde fondée sur la conquôte, la violence et la dépossession n'est cependant pas de I'ensemble de ces sociétés dont nous allons parler dans
qui annule ou transforme des droits antérieurs et dont on aura à reparler cette deuxième partie, par prudence. Il me lnanque en effet une expérience in-
en conclusion générale : < qui terre a, guerre a )).
time de terrains asiatiques pour pouvoir parler d'une manière autorisée de situa-
Mais, selon les diverses fonctionnalités qui sont associées au foncier tions foncières où prédominent les droits collectifs, donc où les intérêts du
- (production, transformation des produits, gestion des ressources, gestion groupe I'emportent indiscutablement quand sont nis en balance intérêts de
des populations, etc.) celui qui réclame le bénéfice d'un droit foncier I'individu et ceux d'un collectif 123. Il y a 1à matière à un nouveau principe
doit justifier également d'une compétence ouvrant à une utilité. Dans les
droits < traditionnels > africains qui constitueront l'essentiel de mes 123. Lcs sociétós amérindicnncs du Canada font I'objct dc travaux qui nc sorrt qu'acccssoircment
utilisés ici. Initiés au dóbut dcs annécs 1980, ccs travaux ont dóbouché réccmnrcnt sur un pro-
exernples et de tnes réferences dans cette partie, on attend du requérant
grammc dc rcchcrchc sur lcs rcvcndications tcrritorialcs dcs prenrièrcs nations dans lc cadrc
qu'il contribue à I'accroissement du patrimoine selon des critères qui ne du programmc < Pcuples autochtoncs ct gouvcrnancc )) cn cours dc róalisation où on a cxpó-
rimcntó la transposition dcs conccpts africanistcs à ccs sociótós. Nos prcnricrs rósultats ont óté
publiós dans Eticnnc Le Rov, Carolinc PLANçoN, Jacqucs Lenoux ct Sylvic VtNcENr, ( Rc-
122. lJnc chronicité qui lc placc <( avant )) lcs autrcs, qui préscntc les membrcs dc son groupc préscntations dc I'cspacc ct dc la tcrritorialitó dans lcs rógimcs juridiqucs autochtoncs, nou-
commc ( lcs prcmicrs > ou les qualifìc d'< autochtoncs > donc lcs tignt pour < les sculs > à vcaux modèles, nouvcllcs approchcs >, i¡ Picrrc NOREAU (dir.), Gouvernance autochklrc :
occupcr légitimcmcnt l'étcnduc. reconfiguratìon d'un avenír collectl Editions Thómis, Montróal, 2010, p. 59-133.
structural dit < projet de société >>, dont on va rappeler les éléments constitu- l'individualisne de Louis Dumont (1984) pour en comprendre toutes les impli-
tifs essentiels, en gardant sa formulation ( rustique D 124 à I'origine de la théorie cationsl26. Je relève seulement deux observations. D'une part, la pensée de
de I'analyse matricielle des systèmes fonciers africains qu'on détaillera par la l'époque en mettant en évidence le rôle moteur du couple individualisme v/s
suite. collectivisme reste emprisonnée par le principe de I'englobement du contraire
dont on a déjà dit, à la suite de L. Dumont, I'impact particulièremcnt accablant.
Car, en réduisant à deux termes la question des composantes de la société, les
Un projet de société ( en communs )), entre individualité et révolutionnaires de 1789 niaient la troisièr¡e dimension dont ils étaient issus,
collectivité les communautés, qu'elles soient à pot et à feu dans les campagnes ou d'ateliers
pour I'artisanat et le négoce dans les villes.
Pour assurer sa reproduction, une société doit mobiliser chacun de ses Dès mes premiers travaux au Sénégal, je suis convaincu qu'il existe un troi-
membres et leur fixer une fin commune, donc partageable et qu'on qualifie gé- sième terme entre I'individualisme et le collectivisme, le communautarisme,
nériquement de < projet D 125 ou de projet de société. cette demière formule se distinguant des deux précédentes (qui valorisent res-
L'individu et le collectif sont donc consubstantiels à I'aventure sociale, pectivement les intérêts de I'individu ou du groupe t27) par la recherche d'un
mais les projets qui prétendent les façonner (en se présentant généralement équilibre, toujours sous tension et remis en question, entre les intérêts des uns et
comme une avancée ou un progrès) reconnaissent à chacune de ces deux com- de I'autre. En fait I'un par I'autre, le groupe par I'individu et I'individu par le
posantes de la société une part plus ou moins originale, comme s'il s'agissait de groupe (Le Roy, 1999,p.156,227).
métaux qui, à travers différents alliages vont produire des matériaux chacun J'ai qualifié précédemment cette définition de rustique car elle n'est guère
pertinent dans sa classe de fonctionnalité. sophistiquée et d'une certaine irnprécision. Mais deux faits vont rne conduire à
Tant que la < flrn commune > paraissait donnée de I'extérieur et imposée par m'en tenir là. Quand on compare encore, en la frn des années 1960, les sociétés
< les ancêtres >, < Dieu >>, le << Prophète > (etc.), donc peu discutable tant en africaines et européennes contemporaines, on peut facilement admettre que ces
théorie qu'en pratique, la problématique du projet supposant un choix et une sociétés africaines ne sont, < globalement >, ni individualistes ni collectivistes,
projection sur le devenir était vécue < à l'état pratique )) et sans activisme parti- surtout quand le collectivisme est revendiqué par des régimes socialistesl2s qui
culier. Chacun pouvait constater des variations entre les sociétés et les compa- illustreront leur totale étrangeté par rapport aux modes locaux d'organisation
raisons avec les sociétés contemporaines révélaient parfois des traits communs,
mais aussi des différences souvent tenus pour des oppositions radicales et des 126. lly définit en particulicr le holismc commc ( une icléologie qui valorise la totalité sociale et
néglige ou subordonne I'ittclividu humain, (.,.) Par extension, une sociologie est holiste si elle
états de civilisation.
part de la société globale et non pas de I'indiviclu supposé donné indépendanlaent > (Louis
C'est donc la modernité et plus explicitement encore la philosophie des DuMoNr, 1983, p.263).
Lumières dans la seconde partie du xvul" siècle qui introduisit I'idée d'un 127. Nombrc dc distinctions doivcnt ôtrc ici opórécs. L'individu n'cst pas simplcmcnt la pcrsonnc
choix possible selon des contraintes qui ne seraient plus imposées par juridiquc modcme, mais aussi l'ôtrc humain à composantc pluralc dcs traditions animistcs
africaincs ou indicnncs. On pcut aussi opércr unc distinction cntrc dcux typcs dc rcgroupc-
I'absolutisme mais acceptées démocratiquement, donc supposant de ruiner
mcnts en ( groupcs > introduitc par Gicrke en latin, rcprisc par Barkcr cn anglais ct populari-
I'ancien ordre de la société fondée sur une inégalité < naturelle r> entre trois séc par Louis f)umont quc jc citc à propos dc I'institution dc la Justicc (Ëticnnc LE Roy,
États lNoblesse, Clergé, Tiers) pour y substituer un principe d'égalité : < Tous 2004): < il nousfaut distinguer universilas, ou tutité organique (corporate), de la societas ou
les hommes naissent libres et égaux en droits > (Art. 1, DDHC, 1789). assocíatiott (parlnershíp) et dans laquelle les membres restent distincts en dépit de leur rcla-
tion et où I'unité est aínsi < colleclive )) est non organique l (Louis DUMONT, 1983, p. 82). Lc
C'est le Tiers État qui formula ce nouveau projet et qui, pour mieux ruiner
collcctivismc au scns du xx" siòclc, tcl qu'cxpórimcntó par lcs dictaturcs fascistcs ou marxistcs
la prétention de ses rivaux Noblesse et Clergé qui revendiquaient une place su- (léninistc ou maoistc), corrcspondrait à la rcchcrchc (tout cn la dónonçant commc lc rappcllc
périeure dans l'organisation de la société au nom de la tradition, associa Dumont) d'une unitó organiquc ct viscrait ainsi plus la fusion holistc dans unc totalité (øøi-
I'individualisme et le progrès, c'est-à-dire I'individualisme comme condition versilas) quc la réunion des mcmbrcs d'un groupc cn societøs.
128. J'ai pcrsontrcllcmcnt cxpérimcnté unc vcrsion < scicntifiquc > du socialismc marxistc tropica-
du progrès tant rnatériel que moral et popularisera un couple bien connu des lisé ou, plus cxactcment < óquatorialisé > puisqu'il s'agissait dc la Rópubliquc populairc du
travaux sociologiques, I'individualisme et le holisme coûlme entité collective Congo durant lcs dcux annócs univcrsitaircs oùj'ai africanisé, à la dcmandc lc I'a¡nbassadcur
radicalement séparée de ses composantes. On pourra consulter les .Ossars sur dc Francc Picrrc Hunt, lcs cnscigncmcnts d'histoirc dcs Institutions à l'Écolc dc droit dc
I'univcrsité dc Brazzavillc, en l97l-1972 ct 1972-1973. L'un dc mcs choix pódagogiqucs était
dc donncr à mcs ótudiants la capacité dc sc mouvoir dans un mondc juridiquc complcxc où
124. Qucllcs qu'cn soicnt les impcrfcctions, ccs analyscs ont conduit mon < Histoirc dcs Institutions l'óconomic forlncllc ct la justicc ótaicnt dominóes par un individualismc juridiquc issu du
d;Afriqué noirc > (Brazzavillc, Écolc de droit, 1973, l" éd.1972) et sont rcstées au fondemcnt dc droit colonial, la vic publiquc organiséc sclon lcs principcs dc la dogmatiquc du collcctivismc
ma plaicformc thóoriquc systémat isée dans Le jeu des lors (Éticnne LE RoY, 1999). soviétiquc ct la vic familialc ct localc toujours organiséc sclon lcs principcs du communauta-
125. Il s;agit plus ici d'un dcssin quc d'un desscin. La notion dc projet suppose dans cc typc dc rismc bantou au nom dc la < tradition >. Pour survivrc dans dc tclles sociótés il faut apprcndrc
société unc architccture mais non unc intentionnalité systématiqucmcnt mise cn æuvre commc à.conjugucr la < pluralité dcs mondcs >, théoric quc jc dóvcloppcrai dans mon Jeu des lois
on I'obscrvc dans les sociétós dites ( prométhéennes ))' (Éticnnc LE Roy, I 999), à la suitc dc Boltanski ct ihévcnot ( I 9é i ¡.
sociale. Pour dire les choses sitnplement, prétendre que les sociétés africaines donc de commun(s). Cette distinction rectrice de la théorie des rapports de
sont cornmunautaires est dans le contexte intellectuel et politique de l'époque I'homme à la terre dans des sociétés çommunautaires sera reprise plus loin.
< acceptable >>, mais à condition de n'y pas rester car la crainte de I'enfer- Auparavant, j'évoquerai mes hésitations pour ce qui concerne la tierce di-
mement dans le primitivisme est toujours présente dans les têtes et I'englo- mension, le collectivisme. lci, la topographie sociale me semble dominée par le
bement du contraire reste une tentation dominante des sciences sociales. Il faut couple haut et bas, Tous les collectifs qui se pensent < en corps > et je pense à
donc contrecarrer la tendance à revenir au couple individualisme versus collec- l'Église catholique et à la Noblesse de la France de I'Ancien Régime, comme
tivisrne. Mais c'est un second fait qui va bouleverser ma perception du pro- de la Justice ou de la fraction conservatrice de I'Université française actuelle-
blèrne : aucune société, au moins à l'époque contemporaine, n'a un projet ment supposent qu'il y a une haute et une basse Église, Noblesse, Justice, etc. Il
( pur D. Dans chacune, on peut trouver des éléments correspondant à I'indivi- n'y a pas seulement des dominants et des dominés, donc une distinction cen-
dualisme, au collectivisme ou au communautarisme, selon les époques, les ac- trale entre les gouvernants et le peuple, mais des distinctions qui s'appliquent
teurs, les enjeux, les contextes, etc. Dès lors, ce n'est plus en les opposant au sein de chaque groupe et signent inéductiblement la nature hiérarchique de
qu'on peut comprendre leurs efficacités mais en analysant leurs complémentari- I'organisation sociale. I1 y a donc le haut du haut et le bas du bas dans la société
tés. Et le communautarisme sur lequel je vais, entre autres, travailler plus ou française. On n'en parle guère et encore moins évoquerait-on un système à cas-
moins occasionnellement en Afrique puis en Europe pendant au moins une tes mais des faits de ce type peuvent être observés, sans qu'ils aient sans doute
trentaine d'années, peut aussi être lu coûtme I'illustration d'une combinaison la généralité que nous leur trouvons dans les sociétés < à castes > comme celles
d'individualisme (en périodes de prospérité) et de collectivisme (en temps de qu'observait Louis Dumont en Inde. De ces discriminations nait une contradic-
crises) avec la recherche constante d'équilibres entre des tensions (ou tenta- tion entre le sens commun et l'énonciation de la norme juridique. Là où le droit
tions) extrêmes. se proclame applicable à I'ensemble des citoyens, émerge I'idée qu'il existe des
règles qui, ( par nature >, donc selon la culture propre à ce groupe, s'appliquent
ou ne s'appliquent pas aux dominants. Un tel système est non seulement inéga-
Des régimes de juridicité inhérents aux d¡vers proiets de litaire mais aussi discrétionnaire et discriminatoire et sa reproduction dans des
soc¡été sociétés qui se prétendent profondément démocratiques selon une règle du jeu
individualiste provoque de véritables scandales. On le voit en 2008-2009 à pro-
Alors, pourquoi en faire tant cas ? 11 y a une relation substantielle entre ces pos de la remise en cause de privilèges et immunités bénéficiant aux élus (Par-
projets de sociétés, plus ou moins purs, plus ou moins métisses, et la qualiflrca- lementaires en particulier) ou aux Ministres, que ce soit en France, en Grande
tion des rapports de droit. C'est nne autre des avancées de la recherche en an- Bretagne ou en Allemagne.
thropologie du droit que d'avoir admis que I'essence de l'individualisme tient Dans des sociétés socialistes qui se disent collectivistes, je vois apparaître
dans la distinction entre le privé et le public, avec un jeu constant sur la part à cette distinction entre l'empereur chinois et ses rnandarins d'une part et le peu-
reconnaître à ces deux dimensions de la juridicité, mais que cette distinction ple de I'autre, les membres du parti communiste soviétique et le prolétariat, les
n'est pas universelle. Elle suppose en effet, avec la référence romaine au publi- caciques du parti unique entourant le chef Führer ou caudilho et la masse po-
cum,laconnaissance de liturgies politiques inscrivant les membres de la société pulaire de l'autre. Mais je reste prudent quant à la généralité du processus et je
dans un proto État de type <\oc¡àtas rrìu.tt la citation de Dumont ci-dessus' À m'en tiendrai, dans les lignes suivantes, au régime en ( communs >, celui qui
d'autres projets correspondent d'autres modes d'énonciation du critère pris en est donc, au sens littéral, lié au communautarismel2e.
considération pour organiser les divers types de rapports qui seront, à un mo-
rnent précis de la vie en société, tenus pour sanctionnables, donc <juridiques >.
Assez vite, j'ai pu généraliser à d'autres groupes que les Wolof du Sénégal,
Des habitus fonciers
puis à d'autres sociétés qu'africaines le trait diacritique du communautarisme
qui tient au partage en réunissant (critère d'inclusion) et en rejetant (critère On qualihe usuellement ces régimes d'appropriation de < systèmes coutu-
miers r>, mais l'adjectif coutumier a perdu une très grande partie de sa capacité
d'exclusion), mais en privilégiant I'endogénèse, ce qui nous vient de I'intérieur.
Au couple privé/public, on oppose donc en 1970 le couple inteme/exteme pour descriptive et interprétative du fait du laxisme des utilisations qui en ont été fai-
s'apercevoir en 1972 qu'il ne s'agit pas ici de deux mais de trois données en
mouvement ; entre I'inteme (unité d'appartenance) et I'exteme (un nombre dé-
129. Prcnons I'cxcmplc de la fóodalité. J'évoqucrai dans la troisièmc partic lc rógimc féodal curo-
terminé de groupements reconnus comme pouvant entrer en relation), on voit pécn mais il ne sera pas traité ici cn tant quc tcl car il rn'apparaît commc un modc politiquc dc
poindre le rapport entre deux groupes fondant la théorie de l'alliance. Interne, domination symboliquc dc I'cspacc, la rclation fóodale (dc ficf1 étant fondéc sur lc rapport dc
inteme-exteme et exteme sont donc les trois niveaux de développement d'un confiancc, d'homme à hommc, puis la sécurité juridiquc dc la tcnurc assuróc par I'appar-
tcnancc aux communautés, donc par lc rógimc dcs communs pour lcs paysans ct par lcs ligna-
appareil juridique dans une société qui se construit autour de I'idée de partage,
gcs pour la noblessc.
DRorr ET soclÉTÉ, vol. 54, 20l 125 DRorr ET socrÉTÉ, vol. 54, 20 I I
I
124
LA fERRE DE L'AU tRÈ
LE RÉctME D'AppRopRIATIoN I.oNCrÈRE ( EN coMMUNS )
tes. Car, à nouveau ici aussi, le syndrome du principe de I'englobement du nière d'être acquise, disposition physique qui ne se dément pas (Gaffiot, 1950,
contraire a frappé et la coutume est appréhendée au prisme de la loi et comme o.732).
son double négatif(Le Roy,2004).
' Le français ne traduit pas ce terrne, sans doute embarrassé par des associa-
Dès 1969, les Wolof du Sénégal m'avaient apporté quelques distinctions es- tions d'idées qui contreviennent à < la manière > d'aborder les problèmes de
sentielles que j'exploite en conclusion de la thèse d'Etat (Le Roy, SFDR, régulation dans la société modeme. Dans le dictionnaire Le Robert et à I'entrée
1970), pour y revenir ensuite en les confrontant avec les matériaux lari et ba- habitus, ces acceptions sont regroupées en deux signifiants, I'un dit médical,
kongo du Congo en 1972, les expériences des Diolas de Casamance en l9l9' I'autre sociologique : I << apparence générale du corps, en tant qu'indication de
Mais, il me faudra attendre les années 1990 pour admettre que le recours à cette l'ëtat général de santé ou de maladie > 2 << Manière d'être d'un individu, liée à
terminologie non seulement n'explique rien mais complique tout, en nous en- un groupe social, se manifestant notamment dans I'apparence physique (vête-
fermant dans une conception du droit (positif, lié au monopole de la loi) qui men¡ maintien, voix, etc.) >. Le signifiant I (médical) d'habitus renvoie à habi-
nous interdit de comprendre ces expériences originales de la juridicité. tude au senslcomplexion, constitution d'un être. Mais nous préférerons par la
Je ne me suis dès lors plus contenté de qualiher telle expérience de coutu- suite le sens II d'habitude : manière de se comporter, d'agir individuellement et
mière ou de définir la coutume selon le régime des sources du droit positif, j'ai en particulier < I'usage d'une collectivité, du lieu > (en renvoyant aux entrées
cherché à comprendre ce que les diverses références à la coutume connotaient coutume, mæurs, règles, tradition et usage) (Le Robert, 1996, p. 1065). Le sens
pour admettre dans Le ieu des lois (Le Roy, 1999) qu'elles véhiculaient deux traditionnel français n'a donc retenu de I'habitus que ce qui traduit I'apparence
réalités différentes, des modèles de conduites et de comportements (MCC) et de l'état d'un corps ou d'un groupe et c'est le sens Il d'habitude qui traduit le
des systèmes de disposition durable (SDD) susceptibles d'être intégrées dans la mieux les connotations associées aux emplois latins et en particulier que ce qui
théorie d'un régime tripode de juridicité avec les norrnes générales et imper- est << en jeu > ce sont des < manières > de dire, faire, se comporter, s'habiller,
sonnelles (NGI) qui sont le cadre d'expression de la loi et de ses dérivés. Si j'ai etc., donc des critères plus formels que substantiels et identifrables par observa-
eu tendance à associer I'expérience africaine aux modèles de conduites et de tion plutôt que par répétition d'une connaissance déjà établie. L'idée d'un long
comportements et l'approche confucéenne de la régulation aux systèmes de usage et d'une observation continue des pratiques < acquises > qui rapproche
dispositions durables, j'avais, là aussi, senti une complexité inéductible faisant I'habitus de la coutume n'est pas valorisé et, encore moins, la reconnaissance
des trois piliers (NGI, MCC, SDD) les composantes de la juridicité susceptibles d'une autorité associée à ce type de pratiques et ouvrant à des engagements dans
d'être connues et exploitées par toutes les sociétés (ou presque) t:0. Et plus je la société. Cette idée, c'est Pierre Bourdieu qui en développe les implications.
reviens à mes matériaux initiaux de terrain, plus il me semble nécessaire de
penser I'organisation de ces régirnes (( en communs )) en terme d'habitude plu- L'habitus dans la soc¡olog¡e de Pierre Bourdieu
tôt que de coutume. Je me réfère ici principalement à un article de 1986 dans lequel P. Bourdieu
Habitude sera tenu par moi comme la traduction < grand public > de la no-
met en parallèle les expériences du droit (la codification) et de la régulation se-
tion d'habitu^s si heureusement exploitée par Pierre Bourdieu dans son anthro- lon le sens pratique (l'habitus) au regard d'une critique du juridisme défini
pologie des Kabyles algériens des années 1950 (Bourdieu, 1980, 1986). Je ne comme < la tendance des ethnologues à décrire le monde social dans le lan-
reviendrai pas sur des analyses déjà menées pour centrer mon propos sur quel- gage de la règle et à faire comme si l'on qvait rendu compte des pratiques so-
ques idées nouvelles et sur la conséquence que j'en avais tirée dès 1969 sur le
ciales dès lors qu'on a énonc,¿ la règle explicite selon laquelle elles sont censés
plan du modèle descriptif de ce régime ( commun > et ( en communs D, mo- être produiteJ )) l3l.
dèle qui ne peut être normatif/prescriptif comme dans la description du droit A la recherchedes principes générateurs des pratiques, il a observé l'habitus
mais formel, en identifiant les corrélations entr€ les données qui < constatent > comme <<système de dispositions à la pratique (...) fondement objectif de
la juridicité des rappofis sociaux étudiés indépendamment de l'énonciation pos-
conduites régulières, donc de la régularité des conduites et sí on peut prévoir
sible de catégories normatives formulées. les pratiques, (...) c'est que I'habitus est ce quifait que les agents qui en sont
dotés se comporteront d'une certaine manière dans certaines circonstances >>
La notion latine de I'habitus et sa non traduction en frança¡s (Idem). Il développe ensuite I'idée, qui me semble moins essentielle, <<que
Ce n'est que récemment que j'ai eu la curiosité d'ouvrir mon dictionnaire I'habitus a partie li'le avec leflou et le vague (...), il obëit à une logique prati-
latin à l'entrée habitus qui a quatre acceptions complérnentaires: lo Manière que, celle duflou, de l'à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde ))
d'être, dehors, aspect extérieur, 2" Mise, tenue, 3" Manière d'être, ëtat, 4" Ma- (Ibidem). Le contexte de la dérnonstration de I'auteur doit situer cet argument
en réaction à une critique du juridisme et de I'impact de la codification, donc
130. J'ai illustré réccmmcnt ccttc analysc dans ma contribution < Pouvoir ct droit dans unc société
"pré-étatiquc" à pouvoir ccntralisé, cxcmplc dcs royaumcs wolof du Sénégal > à I'ouvragc I3I . Pierrc BoURDIEU, < Habitus, codc ct codificatiotr >>, Actes de la recherche en sciences socia-
collcctifdc l'Arao,Anthropologies et droits..., (op. cit.),2009,p.157-166. les, no 64, scptcmbre 198ó, p. 40.
dans une opposition entre une norme explicite, connue à l'avance et formulée teurs, disjoncteurs, etc., peut rendre compte, comme métaphore, d'un dispositif
de manière impersonnelle et ce que l'auteur saisit de l'habitus : son impréci- qui repose essentiellement sur des objets et des techniques mais suppose, tant
sion, sa fluidité. Mais la limite intrinsèque de cette régularité s'applique-t-elle à pour la conception que pour la mise en ceuvre. des régularités et la connais-
tous ou n'est-elle pas seulement valable pour I'observateur extérieur ? Ma ré- sance de ces régularités, sous peine de destruction du réseau.
ponse, basée sur mon travail sur la coutume, est claire : elle ne s'applique pas On retiend¡a donc de ces observations que nous avons à rendre compte de
au membre du groupe qui a été socialisé par et avec ces régularités' Ce qui est rapports qui sont observés à l'état pratique, à travers des gestes et des manières
flou pour I'un, étranger, peut être précis pour I'autre, mais selon des modes de faire, mais aussi de dire, supposant une répétition, avec une certaine élastici-
d'expression originaux et sans doute inattendus, difficiles à expliquer à un té dans le dispositif qui, I'une et I'autre, rendent les conduites probables mais
étranger et qu'il nous appartient de préciser. pas inéluctables ou imposées sans contestation ni discussion. Nous somnles
Dans les défrnitions précédentes proposées par Pierre Bourdieu, c'est, à dans une problématique de pluralisme juridique dans laquelle les opportunités
propos du juridisme, la réference à la nécessité d'une règle explicile qui doit sont choisies selon des stratégies qui permettent d'optimiser au mieux différen-
être examinée et discutée sérieusement. En effet, nous sommes si < habitués > à tes contraintes. Là où le droit exige I'application d'une norme, I'habitus comme
associer une régularité à une règle et une règle à une énonciation systématique fondement de lajuridicité ouvre à divers possibles que chacun connaît et auquel
(tant de forme que de fond) qu'il nous vient difficilement à l'esprit qu'il puisse il est préparé à adapter ses actions, ce qui ouvre une sécurité au moins aussi
exister des règles qui se connaissent seulement par la socialisation au quotidien, grande que la mobilisation d'une norme générale et itnpersonnelle tout en ne
s'identifient par une gestualité spécifique et se transmettent par des moyens qui profitant, c'est là sa contrainte pour l'étranger, qu'à ceux des membres du
ne relèvent pas de I'explicite mais d'un implicite organisé en sorte qu'à toutes groupe (communauté etlou société) socialisés dans ces habitus. Nous I'avions
les récurrences associées à des usages correspondent des occurrences relation- déjà approché, mais il y a lieu de le souligner ici, ce modèle de sécurisation
nelles tenues pour des contraintes et donc sanctionnées. Et, parmi ces moyens, foncière repose sur un principe d'endogenèse. C'est ce qui vient de I'intérieur
le principal est la pression sociale, la crainte de perdre la face, de déroger, de ne du groupe qui est privilégié et lajuridicité n'a pour vocation que de s'appliquer
pas répondre aux obligations liées à son statut, etc. < aux mêmes D, aux ( frères > aux ( communaux )) (selon des degrés variables
Si on veut dire cela de manière plus académique et juridiquel32, on préten- de distinction) et non à tous indifféremment. Au regard des valeurs de la mo-
dra que le droit est autonome alors que la juridicité (dont fait partie I'habitus dernité liées à I'exigence d'universalité, le régime (( commun > d'appropriation
colrme SDD) est hétéronome. Le droit repose non seulement sur des noünes ( en communs )) est sélectif et inégalitaire, a-démocratique sans être anti-
générales et impersonnelles mais celles-ci sont considérées comme constituant démocratique car on évitera de confondre dans nos analyses les principes de
un registre particulier, ( autonome >, qui a la prétention de se reproduire et structure du champ foncier qu'on examine dans cette partie et les choix
contrôler, voire de s'auto reproduire par autopoïésis ainsi queje I'explique dans contemporains de politique foncière qui doivent intégrer la complexité des si-
la référence citée ci-dessus. C'est pour cette raison qu'on poulra dire du droit tuations et où il faut rendre compatibles des expériences de régulation foncière
qu'il est < positif > en reposant sur des sources et des modes de fonctionnement aux logiques substantiellement différentes.
qui lui sont propres, au moins dans la théorie et selon les juristes. Au regard des exigences de pluralisme, de dynarnique et de complexité qui ca-
La juridicité est hétéronome. Elle est comme le bemard-l'ermite, ce crustacé ractérisent une lecture anthropologique du phénomène juridique, la formalisation
qui se loge dans des coquilles abandonnées, à cette différence près que les rè- des habi¡¡s fonciers non seulement exclut la formulation d'une norme comfite nous
gles de lajuridicité s'inscrivent dans des régulations bien vivantes, de la paren- venons de I'expliquer, mais suppose aussi, pour être connue et exploitée par
té, de la religion, des rapports au sacré ou aux pouvoirs, de la morale, etc. Le < I'autre >, celui qui n'est pas socialisé dans cet habitus, d'être modélisée.
signe diacritique de la juridicité n'est donc ni dans la neutralité de la norme
comme le supposait Jean Carbonnier 133 ni dans son autonomie (donc selon des
La modélisation
critères de séparation ou d'opposition), mais au contraire de liaison ou de rela-
tion entre des champs (la parenté, le politique, la production ou la redistribution
des ressources) qui doivent être mis ou ne pas être mis en rapport pour produire
La modélisation est un procédé d'exposition des principes présidant à
l'élaboration puis à I'exploitation d'ensembles que I'on peut considérer, selon
certains effets. L'image d'une installation électrique, de ses câblages, interrup-
leur degré de structuration, comme des phénomènes, des systèmes ou des pro-
cessus 134. La modélisation suppose le respect des certains principes et a des
132. Éticnnc LE Roy, < Autonomic du droit, hétóronomic dc la juridicité >>, in << Le nuove atnbizio- conséquences spécifiques.
ni del sapere del gitu'ista : anthropologica gitu'itlica e t,'aducttologia giuridica, Academia Na-
zionalc dci Lincci, Rorna, Atti dci convcgni Lincci 253, 2009, p. 99-133.
I 33. Éticnnc LE RoY, < Le tripodc juridiquc, variations anthropologiqucs sur un thòmc de "Flcxi-
blc droit" >>, L'année sociologique, ( Autour du droit: la sociologic dc Jcan Carbonnicr >, I 34. La distinction est déjà préscntc dans mon .-/e¿r tles lois (Éticnnc LE RoY, I 999). Nous y rcvicn-
vol. 57, n' 2,2007, p.341-351. drons plus loin.
Les principes d'une modélisation familières ambiguës D. (...) << La définition axiomatique permet de définir, soi-
même et rigoureusement, des concepts adaptés aux problèmes à résoudre, elle
Ces principes sont, pour l'essentiel, empruntés à un logicien, André Ré- élude les queslions de spécificités, elle écarte les tentatives de réductionnisme
gnier, professeur à I'université Paris 7 au temps où j'y finalisais ma thèse et les discussions métaphysiques. > (p. 20)
d'ethnologie sous la direction de Robert Jaulin et Philippe Richard'
André Régnier publiait en l97l une petite merveille sous la forme d'un lV - ( En tant qu'objet abstreit correctement défini, le modèle nous offre
texte de 22 pages < Mathématiser les sciences de I'hommç ? ¡¡ 135 où, tout en þutes les ressources du raisonnement logique. La logique est formelle, elle
répondant par la négative à la question qu'il posait136, proposait une conception prouve en faisant régner une n,écessité dans la syntaxe du discours > (p.21)
de la modélisation que j'ai alors fait mienne et qui a déjà été illustrée implici- Nous n'aurons qu'exceptionnellement à nous réclamer de la logique majs << elle
tement dans la première partie. est indispensable pour garantir le caractère probant d'un discours si le conte-
Cette conception repose sur cinq propositions qu'on peut traiter comme des nu de celui-ci échappe à l'ëvidence intuitive, soit par sa complexité, soit par sa
principes. généralité. r (p.23)
l- Le modèle constitue une représentation ('..) à lafois simplifiëe et glo-
< Y - < EnJìn la construction d'un modèle nous ëpargne les difficultés relati-
bale. On accepte dès le départ I'idée que ce ne sont pas toutes les propriétés ou ves à l'induction. Le modèle est posé décisoirement et les hypothèses n'ont pa.t
toutes les relations qu'on tente de saisir mais qu'on les approche << selon un cer- à être justifiées par des considérations tirées de I'expérience. Le modèle n'est
tain point de vue n, puis que ce point de vue va permettre de spécifier << certains ni vrai nifaux, il est bon ou mauvais par rapport à un champ de questions et on
aspects l, ce qui explique I'idée de simplification. Enfin, ( tous ceux [des as- le juge ainsi. Cela n'exclut pas qu'on essaye de le faire vrai, mais c'est là une
pectsf qui importent de ce point de vue doivent être choisis, ce qui rend globale autre histoire. > (p.23-2a)
la représentationfournie par le modèle. n (p. 18)
Quel est le statut de ce < point de vue n dont I'intervention est si détermi- Les conséquences de méthode
nante ? << Le point de vue est un ensemble de questions et ces questions ne sont
concevoir un modèle c'est donc sélectionner un ensernble de questions que
pas quelconques ; elles sont en nombre restreint, elles ont un sens eu ,âgard aux
I'on traite comme un champ de forces. André Régnier propose de faire les dis-
procédés d'observation ou d'expérimentation dont on peut ffictivement dispo-
tinctions suivantes.
ser, elles ont entre elles des rapports logiques (seulement par I'intermédiaire
Il convient tout d'abord << de séparer la théorie du jugement de sq va-
des réponses qu'elles pourraient recevoir et des termes dans lesquels elles
leur.- Les propositions qui appartiennent à la théorie sont celles du discours
pourraient êtreformulées). r (p. 19)
parlant du modèle, les propositions jugeant la théorie appartiennent à un autre
Enfin, < un modèle doit être tel que les questions d'un champ, qui sontfor-
discours qui parle de la théorie et desfaits >.
mulées dans le langage de la connqissønce empirique, sont traductibles dans le
Comme le reconnait I'auteur, << le raccord entre la théorie et les faits appar-
langage th,lorique qui parle du modèle, et que, dans ce langage, elles peuvent
tient au domaine d'une activité pratique dont le succès ne peut être garaiti par
recevoir des réponses d,ëterminées et entre elles non contrsdictoires, consé- I'emploi de règles ou de méthodes t @. 2$. Ce sera le premier enjeu de la mo-
quences de la définition du modèle. Celui-ci fournit une réponse simplifiée
délisation. sur ce point, l'auteur ajoute << il urge de faire entendre à certains
parce qu'il ne peut répondre qu'aux questions du champ, et globale parce qu'il
qu'un mauvais modèle ne vaut pqs une bonne explication sans modèle, que les
peut rëpondre à toutes les questions du champ. ü (p. 19)
modèles sont une très bonne chose s'ils s'ajoutent à de bons concepts et une
ll - < En tant qu'obiet abstrait, le modèle n'existe que par sa dëfinition et il très mauvaise s'ils prétendent se substituer"à la recherche de bonsion"rpty
ne peut valoir mieux qu'elle. Or une définition exige des termes définis (...). il (p. 30), donc de bonnes questions. Il enfonce le clou : << il vaudra toujours
en résulte qu'on renonce obligatoirement au langage mëtaphorique auquel les mieux avoir une théorie sans modèle bâtie sur de bons concepts qu'une théorie
sciences humaines se confient pour une trop large part. >> (p. 19-20) axiomatisée reposant sur des notions supe(ìcielles l (p.31).
lll- K Lorsqu'elle est possible, la définition axiomatique des termes et des -les Ilsciences
convient ensuite d'accepter I'idée que les modèles que nous faisons << cløns
du réel l n'ont pas la vertu d'être en soi rationnels. < Dans le dis-
relations permet d'introduire des notions nouvelles de manière tout ò fait ri- c.ours théorique, ilfaut distinguer les propositions qui sont vraies à lafois pour
goureuse et de donner un sens bien déterminé, en les remodelant, à des notions le modèle et pour le réel et celles qui sont vraies pour le modèle,
-sans
être
vraies pour le réel, soit qu'elles y soíentfausses, soit qu'elles n'y aient pas de
135. André RÉGNrER, < Mathématiscr les scicnccs de I'homrne ? > in Philippc RICHARD et Robert sens ; j'appellerqi les premières "propositions concrètement significatives" >
JAULIN (éds), ,4r thropologie et calcul, UEG, Paris, I 97 1, coll. ( I 0- I 8 ), séric 7, pagcs I 5-37. (p. 25) et ce sont celles-ci que nous chercherons particulièrernentã formuler.
136. Dc cc fait, jc n'cncornbrerai pas ces raisonncmcnts dcs dévcloppcmcnts concemant I'usagc
dcs modòlci mathématiqucs càr, on lc constatera dans lc chapihe 3, lcs modèlcs cxploités ici
n'ont rien dc mathématiqucs.
Une troisième difficulté tient à la rigueur de l'axiomatisation si, par là, < sn sation. Mais, à la réflexion, le pluralisme dont
je me réclame ne paraissait pas
-suppose des relations réduites à des propriétës formelles n. Y parvenir note assez illustré ici et donc le pluriel s'est imposé en autorisant à désigner à la
l'auteur est << rare >. << Cela n'empêche pas de s'interroger sur les propriétës fois la généralité d'un phénomène < commun >> et la spécificité du régime
formelles des relqtions dont on parle, d'examiner le contenu des concepß sous d'appropriation qui, I'un et l'autre, supposent autant de formes que de critères
I'aspect de leur fonction dans le discours. Mais on n'atteindra jamais d'emblée de þartages, de mises en commun, dans le passé, dans le présent et dans le
une grande rigueur des définitions > þ. 28). Accepter une certaine latence de la futur'
terminologie n'implique pas le laisser-aller. Un lexique susceptible de se trans-
former ensuite en dictionnaire répond à ces exigences.
Finalement, mon objectif premier n'est pas de construire un modèle mais de
-profiter des potentialités formelles de la modélisation pour formuler une théorie
qui, autrement, serait infiniment plus diffrcile à expliquer pour un lecteur qui
n'a pas partagé mes expériences de terrain. Dans le présent ouvrage, nous nous
inscrivons dans une double démarche t:7 qui est à la fois de recherche fonda-
mentale en ce qu'elle implique la liberté la plus large tant de poser des ques-
tions que de formuler des réponses et également de recherche appliquée, en ce
que ma préoccupation, méta disciplinaire, est de trouver, dans la quahième par-
tie, des questions à des réponses observables dans les pratiques des acteurs,
mais qui n'ont pas de cadre théorique satisfaisant pour les expliquer générale-
ment. Dans ce cas, note André Régnier <il s'agit toujours de sortir de
I'empirisme, c'est-à-dire d'une connaissance fragmentaire et dont les frag-
menß ont été recueillis au hasard des circonstqnces, pour qrriver à prévoir
comment on pourra imposer aux choses d'aller à peu près comme on voudrait
qu'elles aillent. Devant de tels impératifs, un modèle, même médiocre, est un
bienfait ; pour le construire il afallu se décider au sujet de ce qu'on veut pren-
dre en considération, et de ce qu'on peut nëgliger, et au sujet des rapports
qu'on peut tenir pour permanents entre les dffirentes variables. Preuve et ré-
sumé de ce travail, I'existence d'un modèle est capitale. )) @.34)
Ces derniers paragraphes tracent le programme de travail de cette deuxième
partie. Dans le troisième chapitre, je vais expliquer ce que j'ai pris en considé-
ration et les rapports entre variables considérés cornme ( permanents >, donc
susceptibles d'offrir une ossature aux modèles qui vont en être déduits.
Puis, dans le quatrième chapitre, j'interrogerai le rapport entre la théorie et
les faits et je chercherai, par I'ethnographie de trois sociétés, à identifier sous
quelles conditions et dans quelle mesure la complexité des situations sur le ter-
rain peut effectivement être saisie et comparée, compte tenu de l'état de don-
nées actuellement exploitables.
Ceci me conduit aussi à préciser le sens de la formule ( en coûrmuns >r dans
l'intitulé de cette partie. J'ai d'abord écrit < appropriation commune ) en trans-
posant le concept anglais de common properties. Cela avait l'avantage de ren-
dre compte que nous sommes en face d'un mode usuel d'appropriation pour au
moins les deux tiers de I'humanité, mais le sens juridique n'était pas immédia-
tement perceptible pour un lecteur francophone. J'ai donc écrit < appropriation
"en commun" >) pour préciser qu'il s'agissait d'un mode spécifique d'organi-
137. Étienne LE RoY, <Du dialogue entre disciplines, un point de vue d'anthropologue dans le
contexte du PIR CNRS Mousson >, Lyon, ENS, 9' conférence internationale des sciences de
lø santë,4 sept. 2008, consultable sur <http ://mousson-complexica.neÞ.
Fondements théoriques
d'une modélisation matricielle
de I'appropriation ( en communs >>
lntroduction
Un régime d'appropriation (( en communs> de la terre et de ses ressources
suppose de respecter quelles contraintes liées à la définition de ce qu'on entend
par l'ensemble commun/communauté/communautarisme. Cet ensemble de trois
termes repose sur le principe du partage au double sens de ce qui tient ensemble
et qui nous réunit et de ce qui nous différencie. Tout régime (( en communs ))
est donc conçu à partir de < biens > (au sens nonjuridique) et de lignes de par-
tage et de clivage selon que le bien réunit ou divise, lignes qui peuvent prêter à
des exclusions et être interprétées comme des frontières dans un contexte où
rien ne peut être tenu pour étanche, où la < porosité > dont parlait Boaventura
de Sousa Santos en analysant I'interlégalité 138 ss¡ u¡ phénomène structurel ex-
primant les multi appartenances des acteurs à autant de groupes que la société
accepte que des < Biens > soient estimés assez polarisants pour constituer réel-
lement ou symboliquement le cadre ou le cæur de la socialisation des individus.
On se rappellera que, dans ce type de société, tout est toujours pensé et or-
ganisé en termes ou instances multiples, spécialisés et interdépendants. Nous
allons en tenir compte pour répondre aux trois questions suivantes.
Quels rapports ( typiques > et quels attributs formels ?
Quelles questions < habituelles > sont prises en considération pour conce-
voir le rapport entre les faits et la théorie ?
Quel ordre on propose pour en traiter la juridicité ?
D'un point de vue documentaire, je me réfère à un ensemble de travaux éla-
borés dans le cadre de l'équipe d'analyses matricielles que j'animais au Labora-
toire d'anthropologie juridique entre 1969 et 1979 puis à quelques documents
synthétiques présentant la démarche dans d'autres enceintes scientifiques. Jus-
qu'en 2008, ils étaient consultables à la Bibliothèques d'études africaines de
I'université Paris l, cenhe Malher.
138. Boaventura DE SousA SANTos, < Droit: une carte de la lecture déformée. Pour unc concep-
tion post-modeme du droit >, Droit et Sociëtë, n" 10, I 988, p. 363-389.
Pour en simplifìer la citation, on adoptera les codages de présentation sui- Ma thèse d'ethnologie, Eléments d'une théorie des rapports de l'homme à la
vantes :
-rcrre en Afrique noire, entièrement consacrée à l'élaboration méthodique et
Étienne Le Roy, Théorie, application et exploitation d'une analyse matricielle épistémologique de I'analyse matricielle, soutenue à l'université Paris 7 en juin
-des systèmesþnciers nëgro-africaines*, LAJ, Paris, l9l0,ll5 p.' TAE 1970. gT2.reposart sur les documents marqués x.
Étienne Le Roy, Systèmeþncier et développement rural, essai d'anthropo-
-logie juridique sur la répartition des terres chez les LVolof ruraux de la zone
arachidière Nord, Sënéga¿ thèse pour le doctorat d'Etat en droit, Faculté de Une approche pluraliste de la structure des rapports
droit et des sciences éconorniques. Paris, 1970, SFDR 1970. d'appropriat¡on ( en communs D
Étienne Le Roy (éd.), John Louzier, Oumar Nchouwat Njoya, François
-Njoungong, Nathanael Tonyé, Documents complémentaires à une théorie d'une Généralités
analyse matricielle des systèmes fonciers négro-africains*, LAJ, Paris, 1971, Les rapports d'appropriation dont nous allons modéliser les occurrences
sérninaire de recherche, ll7 p., DCT 1971.
sont initialement déduits, comme la liste précédente l'illustre, de travaux afri-
Étienne Le Roy (éd.), Denis Fagla Ahouangan, Jacques Lankouandé, Marcel
-Nguéma-Mba, Hervé Sidibé, Le système de distribution des produits de la terre, canistes portant sur les parties occidentale et centrale du continent et concernent
des situations que nous aurions qualifié de traditionnelles ou de coutumières si
modèle particulier d'une anølyse matricielle des rapports de l'homme à la terre
cette terminologie avait la précision qu'on attend d'une modélisation.
en Afrique noire*, LAJ, Paris, 19'72,2" édition 1975, 153 p. ; SDP 1975.
Pour répondre à cette exigence, on posera donc que ce qui réunit ces socié-
Étienne Le Roy Étienne (éd.), Denis Fagla Ahouangan, Germain Adingni,
-Hervé Sidibé, Le système de rëpartition tés c'est le fait que leurs régimes fonciers ne reposent pas l3e sur la propriété
des terres, modèle particulier d'une
privée et donc I'objet de notre recherche est d'identifier puis d'analyser ce qui,
analyse matricielle des rapports de l'homme à la terre en Afrique noire, LAJ, parmi les règles d'appropriation que ces sociétés mettent en æuvre, en tient
Paris, 1973, 143 p. ; SRT 1973. lieu. Les données réunies depuis plus de quarante ans me conduisent, en fait, à
Étienne Le Roy, Histoire des institutions d'Afrique noire,Brazzaville, École de
-droit, centre d'enseignetnent par coffespondance, 1973, (1" ed. 1972)' HIAN distinguer deux situations, les sociétés qui ne connaissent pas encore la proprié-
té et celles qui en démultiplient les implications par des régimes de propriété
1973.
commune/communaux.
Étienne Le Roy, < Modes négro-africains de production et systèmes
ll y a d'une part des sociétés qui ne se posent pas la question de la propriété
-d'exploitation des sols, contributiorls économiques, juridiques et politiques à un
de la tene d'une manière spontanée etprivilégiée. Là où j'ai observé des régi-
modèle anthropologique >>, dans Etud"s sur le Droit de la terre en Afrique mes d'appropriation ( en communs >>, à un moment (à la fin des années 1960 et
noire, vol.I, LAJ, Paris, 1974, p. l-20, EDT 1974-1. au cours des années 1970) et dans des circonstances qui déjà soumettaient
Étienne Le Roy, 1974, << Relations de dépendance personnelle et prestations nornbre de comportements au capitalisme, le droit d'aliéner était connu, mais,
-en travail dans un système d'exploitation des sols >>, É,tudes sur le droit de la
plus ou moins vivement condamné, il n'était pas la principale règle du jeu.
terre en Afrique noire,vol.I, LAJ, Paris, 1974, p.20-40,EDT 1974-2. Dans ces sociétés, nous I'avons appréhendé dès I'introduction générale, la
Étienne Le Roy, Mamadou Niang, 1976, Le régime juridique des terres chez bonne question est celle de I'appropriation de I'usage de la tene à des activités
-les Wolof ruraux du Sénégal, LAJ, Paris, 1976, col. DAJ, 3o éd., [1" ed. 1969],
et selon des fonctions reconnues par la société pour assurer sa reproduction.
190 p., RJW 1976. Et il y a d'autre part nos sociétés contemporaines dans lesquelles les régimes
Étienne Le Roy, < Démarche systémique et analyse matricielle des rapports de propriété privée ont abouti à des contraintes ou des excès tels que sans remettre
-de I'homme à la terre en Afrique noire, lecture épistémologique d'une pratique
en cause la généralité du régime de propriété privée, on a inventé progressivement
de I'anthropologie du Droit >, Communication au séminaire interdisciplinaire depuis le début du xxe siècle deux régimes complémentaires qui, tenninologi-
de I'ORSTOM, Le développement: idéologies et pratiques, ORSTOM' Paris, quement, semblent s'inscri¡e en continuité avec le régime propriétariste alors que,
1983, p. 160-172, DIP 1983. structurellement, ils manifestent des ruptures ou des innovations. Il s'agit ici du
Étienne Le Roy, < Matrices et espaces, Contribution à une théorie des rap- régime civiliste des communaux (art. 542 CC) qui est un régime de propriété < des
-ports entre I'homme et la terre en Afrique noire >>, Bulletin Production pasto- habitants d'une ou de plusieurs communes )) et non d'appropriations (en com-
rale et soci,lté,n" 13, automne 1983, p. 89-97, PPS 1983. muns )). La propriété privée est reconnue rnais son exercice limité. ll relève de la
Étienne Le Roy Étienne (êd.), Le dossier agraire de I'Afrique de I'ouest,Pa- troisième partie de cette recherche. Le second a pour origine les droits de propriété
-ris, LAJP, 1983 Contributions de Denis Fagla Ahouangan (Fon, Bénin), Ma- littéraire et artistique et est dénommé plus généralement régimes de droits de pro-
madou Traoré (Malinké, Mali), Mamadou Wane (Toucouleurs, Sénégal), priété intellechrelle. Ces droits ont le caractère absolu du droit d'aliéner mais leur
515p. DAAO 83, première synthèse de ces travaux. Refusé par deux éditeurs:
trop long, trop critique ?
139. À titrc cxclusif ou substitutif comme on lc vcna plus loiu
onorr er socrÉrÉ, voI-. 54, 20t I 137 onorr sr socrÉrÉ, vol. 54, 20l r
136
LA 'tERRE DE L'AU fRE Lti RÉcrME D'AppRopRlAîoN r.oNcrÈRE ( EN coMMUNS )
exercice suppose le respect de contraintes qui les soumettent à des obligations Le double fléchage indique que nous sommes face à trois lectures possibles
particulières. lls ne relèvent pas directement de ce champ de recherche. Je n'en qui sont par ordre d'importance décroissant pour un anthropologue du droit :
o
dirai donc que quelques mots ci-dessous (p. 140) ainsi qu'à propos de la gestion I stetut/suPPoRT /usAGE
patrimoniale dans la quatrième partie mais il est remarquable de relever dès cette 2o supponr/srATuT/ usAcg
deuxième partie les concordances de dispositiß, donc les continuités de structures 3o us¡cp/supPoRT /srATUT
avec les modes d'appropriations en communs.
Mais, le rapport juridique lui-même est construit sur la base d'une double
Les choix de base articulation entre statut et support et entre usage et support, support qui, rappe-
lons le, peut être un lieu ou un fruit, au sensjuridique, produit de la terre. Selon
L'option que nous prenons ici est de tirer les conséquences du pluralisme ju- le point de vue adopté (enjeu, interlocuteur, contexte...) la formulation peut
ridique que nous posons comme fondement des régimes d'appropriation ( en changer mais, globalement, c'est toujours le même principe de structure qui
communs >. Nous en identifions ici les principes de base pour approfondir leur demeure. Et, par cette double articulation interdisant des manipulations discrè-
économie dans les sections suivantes. tes ou cachées des rapports sociaux, la sécuritéjuridique était assurée.
Le pluralisme commençant à trois dans les pensées juridiques endogènes afri- La somme de ces relations constitue un régime juridique d'appropriation
caines, c'est sur cette base qu'ont été conçus les modèles d'habitus fonciers, cha- que nous représentons sous la forme de matrice.
que rapport juridique supposant la mobilisation d'au moins trois données qui sont
inscrites dans un schéma triangulaire, la somme de ces représentations formant un T¡sLBRu No 2
système qui peut ensuite repondre aux contraintes de dynamique et de complexité PnwCIpBS DE LECTURE MATRICIELLE
que nous illustrerons concrètement dans le quatrième chapitre.
Nous poserons ici en axiome que I'essence du rapport juridique. d'appro-
priation des terres et des ressources en communs repose sur trois variables, un A B C
statut, un usage et un support dont nous représenterons la relation ainsi :
Ftcunp No 3 1
RAPPORT JURIDIQUE ( EN COMMUNS )
z
STATUT
J
Légende
.'., *, Â, c symbolisent ici des termes vernaculaires désignant des lieux, des
lieux-dits ou des produits. Chacun est caractérisable par ses coordonnées matri-
cielles. .'. : Nl, + : B/2, ¡: Cl2, C: Al3 etc. Ils peuvent se lire ainsi : si A est
un mode de contrôle par découverte, B mode de contrôle par conquête, C mode
de contrôle par attribution, si I est un mode d'utilisation de la terre pour
I'agriculture, 2 utilisation pour la résidence, 3 utilisation pour les activités de
SUPPORT USAGE
chasse, pêche ou élevage, alors on peut donc définir .'. cornme un droit portant
sur la terre agricole au titre de la découverte, + comme un droit portant sur une
Légende terre résidentielle au titre de la conquête, n également comme un droit résidentiel
Statut : position et fonction dans le groupe mais au titre de l'attribution. Enfin c porte sur les terres de brousse au titre de la
Usage : Type d'activité privilégié première occupation....
Support: Catégorie d'espace ou de ressource
Extrait du Jeu des lois (Paris, LGDJ, 1999, p. 41)
La plasticité et I'adaptabilité du < modèle > matriciel sont évidentes car il tout en se promettant de la reprendre quand les citconstances le permettraient ou
existe toujours des cases à remplir, même si, pour ce faire, on doit distinguer, en proposant à la jeune génération de chercheurs de reprendre cette question
au sein de I'une ou I'autre des catégories < primaires >, des critères < secondai- comme une tentative de faire avancer le métissage juridique et institutionnel.
res > (entre zones de cultures, entre première occupation et réoccupation, Ces options posées, la deuxième section introduira le lecteur aux différents
conquête militaire ou religieuse, etc.). modèles qui ont été élaborés pour rendre compte de la complexité des rapports
Une dernière notation nous introduit déjà aux problèmes de transposition juridiques.communautaires, selon qu'ils sont considérés par les acteurs/opérateurs
que nous aurons à traiter dans la quatrième partie: trois types d'énoncés sont .omme < intemes, intemes-externes ou externes D aux communautés de réference
utilisés ci-dessus en respectant le principe d'interprétation pluraliste, donc la et selon les contraintes propres à des régimes juridiques d'appropriation < à l'état
temarité. Mais, dès qu'il est remis en cause, d'autres sont possibles et, en parti- -pratique >.
culier la relation directe entre l'acteur et le support (sans référence donc à un Puis une troisième section systématisera la présentation des régimes juridi-
usage convenu et habituel), qui autorise un droit individualisé , ius in re, abstrait ques d'appropriation en sachant qu'on a déjà démêlé certains éléments de leur
des circonstances de temps et de lieu, qui pourra devenir monétarisé, (( mar- complexité. On se rappelle que I'identification du régime juridique doit être
chand > puis < privé >. Cette simplification est une des différences sensibles du prêcêdêe par un repérage des statuts d'acteurs et que la construction du régime
droit de propriété privée avec les droits de propriété intellectuelle qui sont donc doit être accompagnée de la connaissance des modalités d'ajustements syn-
un apport de la période moderne et qui proposent une structure de formalisation chroniques et diachroniques, corrme on I'a repéré dès I'introduction générale.
dont le parallélisme avec le régime d'appropriation ( en cornmuns > est frappant.
devient un héros fondateur en associant à sa lignée tous les droits de première TReLBnu No 5
occupation d'un territoire. C'est une appropriation plénière du territoire, quali- EXCLUSIVITÉ DE L'IMPLANTATION ET LÉSION ÉVENTUBLL¡ DES DROITS ACQUIS
fiée de < droit de premier ordre >>, recherchée comme la situation idéale à partir Exclusivité Lésion Solution
de laquelle toutes les autres situations foncières et les droits résultent des dé- + réservation
membrements de I'appropriation initiale. + + NS
Mais il s'agit d'un processus qui s'inscrit dans le temps, peut connaître des + annexlon
difflrcultés de concrétisation et, à travers les étapes que doit respecter le processus
autorisation
d'appropriation ( en communs >, fait l'expérience de contraintes spécifiques qui
vont donner naissance, en réponse, à trois régimes particuliers d'appropriation,
I'exploitation des sols, la distribution des produits de la terre et la répartition des T¿.gLnRu N" 6
terres. Pour le moment, on ne s'interrogera pas sur le degré d'institution- ASSoCIATION DE CES DEUX CRITÈRES DANS LES TROIS STATUTS TYPES (EN GRIS)
nalisation de I'ensemble de ces réponses mais on s'intéressera aux contraintes DU RECIME DE REPARTITION
qu'il faut maîtriser et aux conséquences qui en sont tirées.
Découverte Réservation Prem
On partira d'un modèle identifiant la séquence et les étapes du processus
Dépossession Annexion Co¡
aboutissant à une appropriation foncière.
Arrangement Autorisation Attr
T¡,gLgau No 3 L'articulation de ces positions juridiques dans les statuts et le régime juridi-
Lns Érnpes D'uNE APPROPRIATION que de la répartition sera précisée dans la section trois.
En 1912, le séminaire d'anthropologie juridique du LAJ organise ainsi son T¡gLBRu N" 7
POSITION PAR RAPPORT AU CROUPE
travail autour de cette question et l'élargit à la distribution des produits dès lors
que la circulation des produits prend des formes qui recoupent la définition
dans hors solution
économique de la distribution comme << ensemble des conditions suivqnt les-
quelles a lieu la répørtition des richesses entre les membres de la société > (Le + + intermédiaire
Robert, 1996,p.665). + utilisateur
On pose alors comme axiome que la distribution des produits de la terre est
I'ensemble des opérations à partir desquelles des produits considérés dès lors + représentant
comme des richesses détenues par le groupe circulent soit à l'intérieur soit à ns
I'extérieur du groupe selon des principes d'organisation qui relèvent d'un mo-
dèle général des rapports de I'homme à la terre (SDP 1975, p. 5)' Légende : ns non significatif; * présence ; - absence
Dans ce document, je cite Georges Balandier dans sa description du marché,
du t,émo (association proche d'une tontine) et le malaki chez les Ba-Kongo Outre cette position juridique, je pose axiomatiquement à partir de
(RPC). Prenons lafête mqlaki : considérations tirées de mes observations de terain que le statut de distri-
< Il s'agit là encore, par des moyens indirects, de < lier > des indivi-
buteur est affecté par deux autres variables que j'introduis dans les deux
dus et des groupements en les faisant participer à un circuit d'échange- tableaux suivants :
Le caractère de renþrcement de la parenté et des alliances est ffirmé
au départ, à la faveur de la fête de sortie de deuil. On voit donc, au
premier abord, que le malakí est destiné à redonner de la vigueur përio- TRsLenu N" 8
diquement aux qlliances existantes et, surtout, à élargir le champ des al- Mopn, o'rxrÉcRATtoN
liances. Les < amis > ou les individus acceptanL ou souhaitant, l'éta-
Parentalisation
blissement de liens plus étroits avec le donneur du malaki viennent ainsi
,ltendre considérablement le domqine limité des qlliances à caractère Alliances matrimoniales
matrimonial que ce dernier a pu nouer. Ce sont les richesses, et non
Alliances politiques et religieuses
plus les qlliqnces qui servent à constituer des relations nouvelles (...)
Les liens qui se créent sont loin d'exclure I'idée de compétition pacifi-
que, de supériorité manifeste à l'égard des individus et groupements en-
T¡.sLsRu No 9
trés dans le circuit des échangest4t. > STATUT D'ACTIF
On pense naturellement aux données réunies par Marcel Mauss dans son cé-
lèbre Essai sur le don à propos de la kula mélanésienne ou du potlatch chez les Producteur
Kwakiult de Colombie britannique. Dans mon analyse (SDP 1975), je relève
Transformateur
deux axes de lecture des données (que nous ferons converger dans la troisième
section), les cadres de circulation des produits qu'on dénommera des réseaux et Consommateur
les statuts des acteurs de la circulation des produits. Commençons par ceux-ci,
en raison de leur simplicité.
Ces trois critères seront exploités dans la matrice des statuts de distribu-
Les statuts-types teurs, infra,3'section. Plus originale est I'analyse des modes d'utilisation des
Pour identifrer les statuts-types des acteurs de la circulation je pose, en ex- produits.
trapolant les données Ba-Kongo (chez qui je travaille à cette époque où
j'enseigne àBrazzaville), trois facteurs essentiels, la place de l'individu dans la Les réseaux de circulation des produits de la terre
société, dans ou hors de son groupe d'appartenance, son statut personnel et sa Prenons une autre citation de Georges Balandier :
place dans I'activité économique.
< En dehors de I'usage banal des biens consommables, qui assure la
subsistance, il convient de mentionner les consommations massives, à
caractère rituel ou somptuaire, imposées par les fêtes des associations
d'initiés, la fondation des march,és ou les cérémonies annuelles hono-
l4l. Gcorgcs BALANDIER, Sociologie acnelle de I'Afrique noire, Pafjs, PUF, 1960, coll. < Biblio- rant les ancêtres.
thèquc dc sociologic contcmporaine >, p. 350.
Quant à la circulation des biens (hors des marchés et des défis écono- TRgr-sRu No 10
miques) elle est principalement rëgie par les échanges matrimoniaux et CnITÈnes DISTINCTIFS DES RÉSEAUX DE CIRCULATIoN DES PRODUITS
par les obligations résultant de la parenté et de I'alliance. Cette énumé-
ration sommaire suffit à montrer qu'une part considérable des biens
produits ne concerne pas la simple subsistance, mais contribue à
,o
l'expression de certains rapports sociaux ou à la recherche d'avantages Critères o
o o o
sociaux. r (Balandier, 1960, p. 349) .Ë'8 o E o '9
63
E o foo
.o d o .oo
Dans ce type de société, la circulation des produits s'effectue au sein de o o ¡8
trois ensembles que l'auteur dénomme des < circuits économiques > ou des o Àõ J o
f¡
òo
o
<réseaux d'échangeD (1960, p.346), cette seconde appellation paraissant o.
préférable et étant retenue par moi pour ce qui concerne la période non capi- Réseaux
taliste du fonctionnement du régime de circulation/distribution des produits.
Dans RDT 1975 (p. 13) j'ajoutais les notations suivantes. Chaque produit Subsistance +
reçoit une certaine valeur en fonction de I'usage auquel il est destiné. Ces Nécessités
+ + +
usages apparaissent étroitement conditionnés par les besoins du groupe et sociales
sont donc contrôlés par lui. C'est pourquoi l'ensemble des produits, dont une
Prestige + + ++ + ++
liste fidèle doit être relevée lors de I'enquête de terrain, est partagé entre ces Mercantile + + + +
réseaux. Chaque réseau répond à des impératifs d'échanges favorisant un Capitalistique # # + + ++
mouvement qui concerne principalement les produits de la terre mais peut Mononolistioue + + + +
impliquer d'autres richesses, les captifs par exemple.
Quatre variables sont considérées ici comme déterminantes : les acteurs, Légende
les lieux, les listes de produits par réseau, les formes de transfert. * présence, - absence, -/+ critère variable, ++ critère particulièrement signi-
Leur rôle est éclairé par la citation suivante de Jean Copans : ficatif.
Les réseaux de subsistance, de nécessités sociales et de prestige sont dits
< L'organisation du travail et donc de la production, la répartition des
élémentaires.
ressources, la r,épartition et la distribution des ressources, enfin
Les réseaux mercantile, capitalistique et monopolistique sont dits complé-
l'accumulation différentielle de ces mêmes ressources þiens de
mentaires.
consommation, biens rares à signification sociale, moyens de prestige
ou de I'alliance, facteurs de production) permettent le développement
Dans les sociétés où le politique est clairement distingué des fonctions liées à
d'inégalités mais au sein de systèmes non politiques 142. , (RDT, l5)
la parenté, le besoin de ressources propres, de type fiscal, conduit à la mise en
Le jeu de ces quatre variables permet d'identifier sept paramètres qui sont place de réseaux originaux contrôlés par le souverain, ses représentants on des ålg
ici, selon notre méthode, axiomatisés et dont la co-variation va structurer cha- men, des promoteurs de tontines ou de caravanes, etc. et qui sont dits < complé-
cun des six réseaux que nous dénommerons < élémentaires > et < complémen- mentaires )) parce qu'ils ne peuvent prétendre se substituer aux réseaux de base
taires > pour mieux apprécier leur utilisation selon les potentialités institu- dits pour cette raison, < élémentaires >. Jean Copans remarque à ce sujet :
Les déhnitions des réseaux sont les suivantes (RDP, 1975, p. 148-la9).
142. Jca¡ CoPANs, < L'anthropologie politiquc >, in Jcan CoPANS (et al.), L'anthropologie,
science des sociétés pt'imitíves ?, DenoëI, Paris, 1972, p. 142.
onorr sr socrÉrÉ, vol. 54, 201 I 147 onorr Er socrÉrÉ, vol. 54, 20l l
146
LA TERRE DE L'AUTRE LE RÉctME D'AppRopRrAÏoN t-oNCtÈRts < EN coMMUNS )
Les alliances fécondatrices ont perdu depuis les années 1960 une part de .-- proto-étatique qui, outre les unités précédentes familiales ou villageoises,
leur intérêt théorique, à une époque où on travaillait encore les religions de ter- intègre les dispositifs administratifs de travail par corvée ou de fiscalité,
roir et les représentations de la terre-mère. On doit cependant rappeler les prin- ..- colonial, un mode de production qui mobilise l'ensemble des unités précé-
cipales distinctions qui peuvent être mobilisées dans les analyses à venir. Dans dentes en y adjoignant l'individu, comme présenté ci-dessus.
TAE 1970, je distinguais entre alliances sacrificielles et alliances politiques. Au Et j'en fais enfin un montage dynamique dans le tableau ci-dessous.
sein des alliances sacrificielles entre alliances fondatrices, fortifiantes et cathar-
tiques. Au sein des alliances politiques, celles à fondement stratégique ou TABLEAUNO 13
confrérique, plutôt économiques. Ces alliances renforcent ou fragilisent le statut
CoMBINAISON DES FORMES DE CooPÉRATIoN ET DES MoDES DE PRoDUCTIoN
des exploitants selon des exemples qui seront présentés ultérieurement.
Les modes de production. C'est donc la grande question de I'anthropologie Formes de coop.
économique, alors florissante, et de sa version marxienne en particulier. Dans Solidarité Mutr¡alité Contribution Convention
TEA 1970, j'en ai une conception simple, littérale comme < manières de foumir Modes. de prod.
des biens matériels par le recours à certains types d'activités >. Sans avoir encore
une vision claire de I'enjeu de la distinction entre communauté et collectivité, je
Familial x
centre I'analyse sur le rapport individu/groupe, la part que le premier prend dans
Local x x
les activités du second en identifiant le degré de liberté (grand ou réduit) dans la
Proto-étatique X X x
participation au travail et le degré de sanction, (faible ou fort).
Colonial X X X x
Nous analyserons comment, dans la section trois, s'articulent les modes de
TReLBeuNo 12 jouissance et les formes de coopération pour caractériser les statuts du régime
FoRMES DE coopÉRATroN ET posITIoNS DU PRoDUCTEUR de I'exploitation des sols.
Desré de participation Existence d'une sanction Position de I'acteur Le zonage comme principe d'organisation de l'exploitaflon des so/s
+ + par contribution
+ par solidarité Là où l'anthropologie économique privilégie le rôle du travail et des notions
+ þar convention telles que << les procès de travail social > correspondant selon E. Tenay, à des
par mutualité catégories de produits (Terray, 1972, p.99), je préférais à l'époque et je crois
ce choix toujours justifié, parler de modes d'utilisation et de procès d'utilisation
Je propose ensuite, dans EDT 1974 (lt.l), de distinguer entre quatre modes afin de ne pas interférer avec des représentations du travail propres aux sociétés
de production selon la combinaison de ces formes de coopération que réalisent capitalistes.
les unités de base de l'exploitation des sols. Le développement différentiel de En 1974, je considérais que seules les données de terrain pouvaient nous
I'appareil juridique de chaque société induit que ce modèle de I'exploitation, donner le matériau nécessaire à des réponses satisfaisantes. Je notais ainsi que
unique dans sa conceptualisation, puisse se prêter à des applications aussi diffé- < les recherches de Schapera sur les Tswana (Botswana) avaient déjà montré
rentes qu'il existe de réponses, au moins typiques. que I'espace exploité était réparti en trois catégories au sein desquelles
Je propose à titre axiomatique de considérer, du plus simple au plus institu- s'effectuaient toutes les activités de production. Une telle distinction se retrou-
tionnalisé : vait dans les travaux de F. Crine sur les Luunda septentrionaux, puis dans ceux
qu'à la famille est associée une forme de coopération par solidarité, effectués dans le cadre du Laboratoire d'anthropologie juridique pour l'Afrique
- au village une forme de coopération par mutualité, de I'Ouest et l'Afrique centrale.
- à l'appareil administratif une forme de coopération par contribution et Dans toutes ces approches, deux critères émergent :
- à I'individu cornme personne juridique et producteur indépendant la forme la présence ou I'absence d'aménagement du sol,
-
de coopération par convention.
- I'attente ou non d'une fertilité de l'espace.
Puis je propose quatre modes de production
- La co-variation de ces critères permet de supposer que les procès
familiat, comprenant les divers types de famille conjugale, restreinte ou d'utilisation de l'espace s'inscrivent dans des catégories spatiales, des zonages,
-élargie, qui ont la fonction de réseaux l4s d'utilisation.
local, comprenant les familles et les classes d'âge ainsi que les groupes de
-producteurs réunis selon des principes de coopérative,
onon gt soclÉrÉ, vol. 54, 20l I l5l onorr ¡t soclÉtÉ, vol. 54, 20l l
1s0
LA 'rERRri DE L'AU'l RE LE RÉcrME D'AppRopRrAl roN r.oNclÈRÈ ( EN cot\1MUNS )
ZoN¡ces
Est depuis longtemps révolu le temps où on tenait toutes les sociétés non
Aménagement Fertilité Solution occidentales pour ( primitives )), sans, pourtant, que la connaissance de leurs
+ + Terres cultivables régulations juridiques ait significativement progressé. La qualification de cou-
+ Terres de résidence tumières largement associée à ces sociétés cache en fait un abime de préjugés et
+ Terres de brousse de simplifications qui ont fait I'objet d'une recherche systématique au sein du
Espaces de passage Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris.
Légende ; * présence, - absence
Ce n'est pas le lieu pour en faire le bilan. Tout au plus doit-on relever la
permanence de deux choix puis une évolution entre les premières publications
Le réseau des terres cultivables, réunissant I'ensemble des espaces qui ont vers 1974 et la représentation qu'on peut en donner maintenant.
Deux idées restent présentes au long de ces quarante ans de recherche.
fait l'objet d'un aménagement, même sommaire, dévolus à I'agriculture ou à
I'horticulture, peut comprendre plusieurs sous-réseaux correspondant à des Tout d'abord, à I'inverse de ce que postulaient les ethnologues coloniaux
produits différents, à des techniques différentes (sous pluie, inigué) ou à des marqués par l'évolutionisme et les chercheurs en droit du développement pré-
périodes différentes d'aménagement. occupés de justifrer I'imposition du droit moderne, donc occidental à l'époque,
Le réseau des terres de résidence, s'il n'occupe pas un volume important les sociétés africaines n'ont cessé et ne cessent pas de bouger et de s'adapter
d'espaces a un rôle essentiel, outre la reproduction simple et élargie des mem- aux contraintes du présent, mais à leur manière. On retrouve ici un des princi
pes du Jeu des lois (Le Roy, 1999) : ( tout change et la seule chose qui ne
bres de I'unité de production, pour la socialisation des membres du groupe
(lieux de pouvoirs, de parole, de pratiques religieuses) et la production artisa- change pas c'est que tout change >.
Deuxièmement, la question qui traverse le domaine complexe de la produc-
nale. ll fait également I'objet de distinctions intemes
Est dit génériquement terres de brousse I'ensemble des espaces qui, sans tion des noÍnes régulant les comportements de la vie en société a été (et reste
pour une part difficile à mesurer) la contribution de la parenté et du politique au
être aménagés (mais en recourant à des techniques spécihques telles que glues,
poisons) ou très sommairement (pièges et filets temporaires pour la chasse et la façonnement de la juridicité. La connaissance de I'appareillage, entendu
pêche), permettent l'exploitation de la nature avec ses ressources en fruits, en comme la manière de faire tenir ensemble des matériaux d'origine différente,
appliquée au phénomène juridique a donc dû trouver des solutions pour faire
bois, en founages et les matières premières minérales ou végétales du sous-sol.
cohabiter des réponses fondées sur la parenté, le politique ou le religieux puis
Ce que je dénornme rnaintenant, de manière générique, ( espaces de pas-
des modèles d'organisation lorsque la complexité de la construction sociale a
sage > était en 1974 une possibilité non exploitée qui ne paraissait pas perli
exigé d'intégrer, selon le principe de la complémentarité des differences, des
nente pour les sociétés à dominante agricole. Mais, depuis, les travaux sur les
montages d'origine diverse. Dès les premières thèses de doctorat au milieu des
sociétés pastorales et leur foncier, puis la prise de conscience de la place parti-
années 1960, la recherche du LAJ est concentrée sur la thématique ( structures
culière à reconnaître à I'odologie comme représentation d'espace (supra,
de parenté et développement )), I'intuition du fondateur du laboratoire, Michel
l"partie) conduisent à intégrer cette réponse comme cumulative ou alternative
Alliot, étant que la parenté est la structure profonde des sociétés africaines
à celle des terres cultivables dans les sociétés de pasteurs ou de chasseurs-
communautaires et qu'elle reste ainsi toujours présente dans les comportements
collecteurs.
juri- et les régulations.
Ces réseaux d'utilisation constitueront une des dimensions des régimes
diques d'exploitation des sols.
Il y a cependant une évolution notable entre la première publication de
1974t46 et ce que nous en présentons maintenant. La démarche des années
Au terme de ces dffirentes phøses et øprès øvoir trouvé et mis en æavte 1970 est marquée par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, par ses référen-
Ies solutions ødøpttíes à leurs besoins de production et d'échange, Ies sociétés ces théoriques comme par sa tenninologie. Les modèles lévi-straussiens sont
vont pouvoír dísposer d'un régíme qui légitinte, tant pour leurs membres que fixes ou figés dans une lecture synchronique alors que les analyses dynamiques
pour lears voísins, Ies normes d'øppropriation de l'espace, Et de ce faít, ce vont prendre progressivement le dessus, introduisant le mouvement, et sinon
régime sera doté d'une øatorité quí autorisere ls sonctìon de ses droíts et I'incertitr.rde, au moins la possibilité d'opportunités ouvrant les réponses des
oblígatìons et serø ainsi tenu pour < juridiqae n. acteurs vers des multiples possibles, voire des improbables. La terminologie
Ces réponses répondent à des régularités qui permettent de prévoir comment
les solutions d'exploitation, de circulatiorVdistribution des produits et de répar-
146. Éticnnc LE RoY, < Justicc africainc ct oralité juridiquc, unc róintcrprótation dc I'organisation
tition des terres vont, ou ne vont pas, s'ajuster dynamiquement, selon un appa- judiciairc "traditionncllc" à la lumiòrc d'unc thóoric génóralc du droit oral d'Afriquc noirc >,
reillage juridique propre. Bulletitt de I'htstihtt Fondamental d'Afi'ique noire,t.XXXY| séric B, no 3, 1974, p.559-591
[p. s7al.
s'en ressent. J'ai distingué dans les pages précédentes trois régimes "n" désigne un nombre, variable selon chaque société mais déterminé, de
d'appropriation selon la nature du rapport juridique, interne (l'exploitation des communautés appartenant à l'ensemble régulé par une norrne commune et dite,
sols), interne-exteme (la circulation des produits) et externe (la répartition des sous cet angle, une société.
terres). Pour qualifier I'appareillage caractéristique de chaque fype de rapports
j'avais emprunté la distinction des Structures élëmentqires de la parenté entre J'ai repris plusieurs fois, durant plus de trente-cinq ans, la présentation d'un
structure élémentaire et structure complexe celle-ci associée par l'auteur à la tel tableau, jamais satisfait parce qu'on ne peut l'être de tenter d'enfermer dans
conception occidentale de la parenté. ll y avait derrière cette terminologie de quelques principes l'infinie capacité des hommes à broder de nouvelles applica-
possibles présupposés ethnocentriques qu'il a fallu explorer et dépasser. Une tions sur le motif de la norme. Il est en effet très troublant de constater des cor-
autre difhculté tenait à la qualification des sources de lajuridicité dont on sen- respondances et des homologies entre des données différentes selon des ni-
tait bien qu'elles n'étaient pas les mêmes chez les Pygmées et chez leurs voi- veaux de lecture qui se recoupent, domaine par domaine. J'avais été frappé par
sins Kongo, chez les Wolof et chez les Peuls au Sénégal. Mais, jusqu'à la cons- ces occurrences en réalisant l'africanisation du cours d'histoire des institutions
truction d'une théorie des fondements de la juridicité se substituant à une ap- à l'École de droit de I'Universitê deBrazzaville en première année en l97l-
proche, plus classique des sources du droit,j'étais enfermé dans un lexique bien 1972 puis dans les quatre années de licence en droit en 1972-1913. La parenté,
simpliste qui nous parlait de coutume, parfois de mythe ou utilisait des < mots le mariage, I'organisation judiciaire, la théorie des biens, les accords juridique-
du droit )) sans en maîtriser I'effet castrateur. La distinction, dans l'introduction ment validés (les contrats en droit civil) et les rapports fonciers en constituaient
de cette deuxième partie, entre les habitus comme systèmes de dispositions du- des applications notables. La présentation la plus récente date de 2004t47.
rables, les modèles de conduites et de comportements puis les norrnes générales
Commentaires ef conséq uences
et impersonnelles me semble mieux coller avec mon matériel de terrain et donc
me donne envie d'approfondir cette esquisse. Avant de commenter cette différenciation progressive des instances sous
I'effet d'une diversification ou d'une spécialisation, je fais remarquer au lecteur
quej'ai cru devoir ajouter entre parenthèses et avec un point d'interrogation des
T¡sI.aeuNo 15
Modèles de conduites et de comportements (MCC ?) dans une case qu'en 2004
NIVEAUX D'APPAREILLAGE JURIDIQUE
j'associais uniquement aux habitus. Quand j'interroge mes matériaux de terrain,
Relations Types de
Fondements de Rapport Régime
ils ne me permettent pas d'avoir une réponse claire parce que les réponses de
parenté et structure
la juridicité juridique d'appropriation mes interlocuteurs wolof sont marquées par la complexité des situations où le
oolitioue sociale politique a intégré la parenté et, ainsi, il y a un jeu d'influences croisées entre
S]¡stðmes de
Parenté Holisme les trois fondements de la juridicité. Il faudrait donc repartir sur le tenain dans
ÐisÐositions Inteme à la Exploitation
absorbe fonctionnel
Durables eommunauté dcs sols un type de société répondant à la définition où la parenté absorbe le politique
le politique pour apprécier la part respective des MCC et SDD à ce niveau de formalisation,
(+Mee f)
SDD + Interne+ Exploitation et tout en reconnaissant qu'il s'agit plus d'une question qui relève de I'esthétique
Parenté
Diversilìcation Modèles de inteme/extçme Distribution des de la recherche que de sa capacité explicative, au moins à l'échelle où nous si-
englobe produits de la
des fonctions Conduites et de entre deux tuons actuellement cette analyse.
le politique
Comoortements communautés tflrÊ
L'enseignement principal de ce tableau est d'illustrer ce principe fondamen-
Intemst-
Politique SDDi-MCC+ inteme./exteme
Exploitation, tal des droits endogènes africains d'une différenciation progressive, passant
Spécialisation Dicríbution et d'une complexité à une autre selon un procédé que Mamadou Wane, associé au
intègre Cunma¡dernenæ + exteme
des institutions ( Rénartition des
la parenté du prince (NGI) enhe "n" DAAO 1983, qualifrait d'empilemsnl 148.
tgnçs
communautés D D'une part, les sources de juridicité ne s'annulent pas mais se complètent
dès lors qu'il n'est pas possible de revenir à l'acte initial et, par une procédure
Légende
parallèle, d'en faire disparaître les occurrences. C'est ainsi que les alliances de
En souligné, les solutions qui sont privilégiées à ce niveau de développe- fondation entre une lignée et un esprit de lieu avaient un caractère de perma-
ment de I'appareil juridique.
Holisme : système d'explication global.
SDD : Système de dispositions durables ou habitus
147. ÉticnneLERoY, LesAfricainsetl'lnstítutiondelaJustice,op.cit.,p.T4.
MCC : Modèles de conduites et de comportements 148. Mamadou WANE, ( La tcchniquc dc I'cmpilcmcnt dans lcs sociótés traditionncllcs >, Jacquc-
NGI : Normes générales et impersonnelles (lois étatiques ou commande- line ct Éticnne Lc Roy (éds.), IJn passeur entt'e les moncles, le lívre cles anthropologuei du
ments du prince dans un contexte proto-étatique. droit, disciples et amis du rectew' Michel Alliot, Publications de la Sorbonnc, Paris, 2000,
p.319-324.
¡norr er soclÉrÉ, voL. 54, 20l I onorr pr soclÉrÉ, vol. 54, 20l l
ts4 155
LE RÉcrME D'AppRopRIAlloN toNCtÈRE ( LN coMMUNS >
LA TERRE DE L,AU'I.RE
chose (iøs in re) et qui ne correspond pas seulement au matérialisme de la so- croissance progressive. On ne I'a repris que de manière simplifiée pour ne pas
ciété moderne mais aussi à la généralisation de l'écriture juridique et d'une surcharger un texte déjà complexe.
conceptualisation du rapport de propriété qui est saisi tant dans son universalité
Les modalités d'ajustements synchroniques et diachroniques, donc à un
(art. 544 CC) que dans sa matérialité (titre foncier ou acte écrit de transmission
moment donné pu,s sur de longues périodes.
des droits). Dans les droits endogènes africains, I'absence d'écriture ne signifie
pas seulement celle d'un document faisant preuve de la matérialité d'un droit, Je les ai qualihées de normes généralistes en ce qu'elles ne sont pas seule-
elle suppose un régime de preuve qui fait tenir dans la relation d'homme à ment identihables dans le modèle général des rapports de I'homme à la terre.
homme ce que la documentation permet d'associer à la relation homme/chose. Par ailleurs, leur traitement ne relève pas principalement des principes de
Ce que j'ai appelé < modes de contrôle des acteurs > est donc un dispositif cen- I'analyse matricielle et leur présentation se fait à partir de tableaux unidimen-
tral d'un régime d'appropriation. En outre, un second facteur interfere, le mode sionnels se lisant généralement en colonne et avec une prétention réduite à
de formulation de la norme juridique, laquelle n'est qu'accessoirement associée l'axiomatisation parce que c'est de la responsabilité de chaque chercheur
à des nonnes générales et impersonnelles ainsi que je f illustrais précédemment d'identifier ce qui, dans cette société, permet au systèrne de fonctionner. Il y a
avec les fondements de la juridicité. toutefois quatre contraintes qui doivent être documentées: les types d'acteurs,
Dans les modèles de conduites et de comportements et dans les systèmes de les actes (avec leur gestualité) et les conflits, donc les sanctions.
dispositions durables, ce sont les manières de dire, de vivre et de penser, tenues
pour les pratiques usuelles du groupe qui sont les enjeux de lajuridicité et dont Le modèle de I'exploitation des sols
la transmission doit être réglée par des procédures d'apprentissage du respect
On reprend ici les différents modèles dont les matériaux ont été réunis anté-
des comportements associés à des positions sociales hiérarchiquement organi
rieurement.
sées et sanctionnées, les statuts.
Matrice des exploitants et tableaux synthétiques
Les sfafufs
Avec la co-variation des modes de jouissance et des formes de coopération
Ce sont donc à partir de ces positions sociales que sont élaborées les expli-
que nous avions identifiés dans la section précédente, on voit apparaître seize
cations qui, comme SDD ou MCC, vont faire fonction de normes, la norme
statuts-types correspondant aux modes d'exploitation des sols. Dans une lecture
étant ce qui permet de mesurer la conformité ou non d'une pratique avec ce que
d'anthropologie du droit, on privilégie le mode de jouissance comme critère
le groupe attend du comportement de l'individu dans la situation donnée. Dé-
premier de distinction.
nommer un statut n'est pas simplement désigner un acteur en le différenciant
des autres acteurs, c'est lui assigner des comportements typiques, donc le char-
ger d'une fonction normative pour lui-même et pour les autres en tant que par- Teel-eeuNo l7
tie d'un ensemble de statuts qui font système au sein de la société. Ceci a au SrRrur ¡unloteuE DES EXPLOITANTS
moins deux conséquences. L'enquête de terrain doit non seulement permettre
de relever les droits et obligations, les visions et les représentations associés à MdJ
Possesseur Détenteur Délégataire Affectataire
chaque acteur dans cette position particulière, elle doit en outre apprécier la FdC par
place de ce statut parmi tous les autres statuts pour respecter la hiérarchie des
solidarité a e I m
normes, reflet de la hiérarchie des statuts, donc de I'organisation de la société.
La sécurité juridique dépendant alors de la sûreté associée au montage des
murualité b f I n
contribution c û k o
statuts, ceux-ci doivent faire I'objet d'un contrôle tel qu'ils ne puissent être fa- convention d h I D
cilement manipulés. C'est la raison pour laquelle un statut est défrni au moins
par deux variables non directernent recoupables et dont la co-variation s'opère | égende
rnentalement par I'usager avec l'énoncé du titre statutaire, mais que nous resti-
tuons par une matrice dès lors que nous n'avons pas été endo-culturés dans ces MdJ: modes de jouissance ; FdC :formes de coopération.
enchaînements de facteurs. À cette matrice des statuts était associée originelle- Nb : toutes ces matrices sont construites selon un principe de hiérarchie dis-
ment une représentation diagrammatique de la transmission de I'autorité dans le criminant les catégories inscrites de la gauche vers la droite et du haut vers le
régime considéré, en particulier pour la répartition des terres, afin d'identifter le bas du plus au moins valorisé.
rang à reconnaître, dans la matrice du régime juridique, aux modes de contrôle Le tableau se lit ici en colonne, la forme de coopération étant rapportée au
exercés par le groupe sur les activités considérées et selon un principe de dé- mode de jouissance privilégié :
(a): possesseur par solidarité; (b) : possesseur par mutualité;(c): posses- cun mais ils sont susceptibles d'être plus nombreux. Le quatrième chapitre nous
seur par contribution; (d) : possesseur par convention; (e) : détenteur par soli- offrira des exemples illustratifs de ces multiples potentialités.
darité ; (f) : détenteur par mutualité ; (g) : détenteur par contribution ; (h) : dé-
tenteur par convention; (i) : délégataire par solidarité; O : délégataire par mu-
T¡.sr-BA.u No l9
tualité; (k) : délégataire par contribution; (l) : délégataire par convention; M¡TRICE OU NÉGIIT,IE ¡URIDIQUE D'EXPLOITATION DES SOLS
(m) : affectataire par solidarité ; (n) : affectataire par mutualité ; (o) affectataire
MooÈle rHÉonteue
par contribution; þ) : affectataire par convention. Ce sont ces définitions qui
sont exploitées en colonne dans la matrice no 19. Col
Des sous-distinctions peuvent toujours être apportées pour spécifier des po-
a b c d f b h I J k I m n o p
U
sitions juridiques originales au sein des seize statuts-types ainsi identifiés.
AI
Structure des sfafufs d'exploitant selon le modèle du mode de production. A2
A3
La combinaison des enseignements tirés du tableau l7 précédent et du tableau B1
no l3 ci-dessus permet de désigner seize modes de contrôle où la combinaison se B2
fait inversement, selon une lecture d'anthropologie économique, à partir des for- B3
mes de coopération auxquelles sont rapportés les modes de jouissance. C1
C2
C3
T¡sI-BA,uNo 18
D1
HlÉReRcHrB DES STATUTS D'EXpLotrANT
D2
sELoN LE oÉvsloppN4eNT DES MoDES DE pRoDUCTIoN
D3
Modes d'exploitation Solidarité Mutualité Contribution Convention
po, dt, dl, af po, dt, dl, af po, dt, dl, af po, dt, dl, af
EDI 1974-l (p.30-31) propose trois opérations d'exploitation de la ma-
Modes de production
trice :
familial x Introduire chaque catégorie d'espace objet d'exploitation dans la case
local X x -
conespondant au type de compétences exercées sur cet espace, selon I'utili-
oroto-étatique X X x
X X X x sation considérée. L'exercice vise à placer I'ensemble des catégories d'espace
colonial
recensées lors de I'enquête de terrain dans une case en en créant autant qu'il
Légende : Modes de prod. : Modes de production tels que définis ci-dessus. peut être nécessaire par subdivision pour que chaque catégorie d'espace soit
X = solution privilégiée; po: possession; dt:détention; dl: délégation; af: située dans une seule case.
affectation Concevoir un lexique de chacun des termes utilisés pour ces espaces, in-
Ce tableau suppose donc un développement inégal des statuts selon la com- - les informations relatives aux compétences identifiées et aux Lrsages
troduire
plexité croissante des modes de production. reconnus, aux variantes, analogies, exemples et contre-exemples. Ces infonna-
tions sont recensées dans une fiche selon la technique du Dictionnaire
La matrice du régime juridique de I'exploitafion des so/s
d'anthropologie juridique dont le corpus juridique wolof (RJW 1976) est une
Le régime juridique est la somme des solutions observées ou observables, application que nous retrouverons plus loin.
ici les modalités de sécurisation de I'exploitation des sols. Remplir autant de matrices que de périodes caractéristiques de l'évo-
Le régime juridique est donc constitué par trois éléments : des modes de - du régime juridique de l'exploitation des sols. À défaut, utiliser une ty-
lution
contrôle (Co), des modes d'utilisation (U) et des catégories d'espaces support pographie permettant d'identifier les âges différents des applications en vue
respectivement d'un mode de contrôle et d'un mode d'utilisation. d'en restituer la profondeur historique.
Les modes de contrôle (Co) sont identifiables à partir des 16 statuts-types
définis dans le tableau no 17. Les modes d'utilisations (U) sont appréhendés à
partir des zonages en quatre catégories d'espaces, terres de cultures (A), tenes
de résidences (B), terres de brousse (C) et tenes de passages (D). Chacun des
zonages est subdivisible en sous-rubriques. On en a introduit ici trois pour cha-
T¡sr-eRu No 2l
MOoeS DE RÈGLEMENT DES CONFLITS ENTRE EXPLoITANTS
Mode soécifique de oroduction
S
T
U
149. Paul MERcIER, Histoire de I'anthropologie, PUF, Paris, 1971, coll. < Sup >,p.172 V
Pour chacun des quatre modes de production identifiables dans la société y: contrôle au titre d'une utilisatior/production
étudiée, les lethes S à V orientent le chercheur à introduire successivement les ô = contrôle au titre d'une représentation/transformation
sources du droit ou de lajuridicité (S), les autorités appelées à trancher (T), la g = contrôle au titre d'une intermédiation/transformation
nature de la décision, ou son absence (U), les effets notoires (V). il les accom-
pagnera de tous les commentaires susceptibles de faire prendre conscience tant
I = contrôle au titre d'une utilisatior/transformation
?ú =
contrôle au titre d'une représentation/consommation
du sens des pratiques des acteurs que des logiques qu'ils mettent à l'æuvre.
0 = contrôle au titre d'une intermédiation/consommation
g = contrôle au titre d'une utilisatiot/consommation
Le modèle de circulation des produ¡ts de la terre
On reportera dans chacune des cases les statuts identifiés lors de l'enquête
La matrice des acfeurs de la circulation-distribution de terrain en détaillant les significations et connotations et en retenant comme
Dans la section précédente, nous avons caractérisé le statut de I'acteur de la variables particulièrement significatives des modes de socialisation de leurs ti-
relation de circulation/distribution par la combinaison de deux variables, la po- tulaires les données du tableau n" 8 qu'on rappelle ci-dessous :
sition par rapport au groupe et la place de I'individu dans l'organisation éco-
nomique. Toute matrice étant organisée par des principes de préférence qui TesI.eeu N" 8 BIS
vont du * ôu -, on doitjustifier l'ordre des critères retenus. MooB o'tNtÉcRATIoN PAR
la place de I'individu dans le groupe, on retient le degré de respon-
- Pour
sabilité de l'acteur dans I'organisation du régime de circulation/distribution. Je Parentalisation
postule donc par ordre décroissant I'incidence des positions de représentant,
Alliances matrimoniales
intermédiaire et utilisateur.
Pour l'impact de I'organisation économique, je postule de même une dé- Alliances politiques et religieuses
-
croissance des statuts de producteur, de transformateur et de consommateur. La
position de transformateur est particulièrement importante par ses incidences
tant économiques que symboliques et fait l'objet d'un traitement qui sépare son Le régime juridique de la circulation/distribution des produits de la terre
bénéficiaire du reste du groupe, surtout s'il est forgeron mais aussi s'il est tisse-
Suivant ici RDT 1975, (p.32 et s.), on peut aborder l'élaboration de ce mo-
rand, travailleur du bois ou joailler. Chez les Wolof par exemple, ces différents
dèle élémentaire d'un point de vue théorique et d'un point de vue pratique.
artisans font l'objet d'une véritable ségrégation et on parle à leur égard d'un
D'un point de vue théorique, il s'agit de porter sur un axe horizontal le
système de castes qui n'a cependant rien à voir avec I'Indouisme. Leur impact
contenu des relations homme/homme conune modes de contrôle et, sur un axe
dans la vie sociale, économique et politique est tel que, comme I'a souvent sou-
vertical, les rapports hommes/choses inscrits dans les réseaux de circula-
ligné Michel Alliot (Alliot , 2003),leur différence avec les autres catégories so-
tion/distribution, comme modes d'utilisation, pour identifier produit par produit
ciales est d'autant plus marquée que leur complémentarité structurelle s'impose
les corrélations observées.
à l'ensemble de la société.
TesLs,Au No 23
TesI.enu No 22
RÉcINle JURIDIQUE DE CIRCULATIoN/DISTRIBUTION
MnrRrcB DES AcrEURs DE LA crRcuLATIoN/DISTRIBUTIoN
Cts ot nÉss;ux ÉLÊMENTATRES
Place dans le groupe
dans l'économie
représentant intermédiaire utilisateur Modes de contrôle O( p v ô t ïì x o I
Réseaux d'utilisation
producteur cL ß Y
Subsistance
transformateur ô t n
consommateur ^Í 0 (D Nécessités sociales
Les lettres grecques déterminent les neuf modes types de contrôle de la cir- Prestige
culation/distribution selon les définitions suivantes :
cr = contrôle au titre d'une représentation/production
B = contrôle au titre d'une intermédiation/production
DRolr socrÉTÉ, vol-. 54, 20t I DRotr ET socrÉTÉ, vol-. 54, 20l I
ET
r66 167
I-A TFìRRF; DÈ L'AUTRE LE RÉcrME D'AppRopRIA1'toN t oNCtÈRE ( EN coMMUNS )
Pour les procédures, on distingue successivement le type de < forum > (as- Le modèle de répartition des terres, troisième modèle particulier
semblée, instance, etc.) où elle peut être observée, son objet (la nature de d'un régime d'appropriation << en communs D
l'obligation), le lieu où elle est exécutée, les prestations qui y sont associées et
J'ai dêjà présenté les élérnents de base d'un régime de répartition en traitant
les bénéficiaires.
Pour l'analyse du conflit, il conviendra d'en énoncer les termes, d'en préciser du scénario de I'appropriation des terres. J'avais associé cette présentation à la
ohase d'implantation sans en développer les implications car si les modalités de
la nature et la portée pour le groupe, d'identifier I'autorité appelée à trancher, de
dégager les fondements de la règle ou du cadre normatif dont elle s'inspire et en- i'implantation influent directement sur les régulations propres de la répartition
des teres, I'existence d'un régime original exigeant le recours à un mode parti-
fin d'apprécier les effets de son intervention, en se rappelant que tous les conflits
n'ont pas pour vocation d'être < réglés > comlne on I'a déjà indiqué. culier n'est, selon mon axiomatisation, associable qu'à un développement ori-
qinal de I'appareillage juridique. Je considère qu'il faut une dissociation de la
Ce modèle est une synthèse d'un ensemble de travaux de terrain qu'il juridicité politique ou-
conviendra de présenter par ailleurs en utilisant la technique des fiches du Dic- iarenté et du politique et donc une differenciation de la
vrant à une politique de la juridicité pour que les questions d'autochtonie et
tionnaire d'anthropologie juridique (DAJ) dont on a déjà indiqué la pertinence
comme outil de validation des résultats.
d'histoires d'occupation fassent I'objet de traiternents propres. Sinon, je sup-
pose qu'ils ne sont pas ignorés mais traités selon d'autres registres associant le
Dans le tableau snivant, le symbole (G) désigne dans chaque réseau le type
religieux, le mythique et le symbolique.
de groupement dont les activités sont ici considérées cornme représentatives
Le trait critique de la répartition des terres est I'organisation de rapports ju-
des pratiques analysées. La taille de l'unité familiale, I'existence de subdivi-
ridiques ( entre > les unités constitutives de la société, grâce à I'existence d'un
sions dans les unités de résidence (quartiers, village, canton...), le degré
relais comtnun, le politique, qui peut énoncer des normes et sanctionner des
d'approfondissement généalogique des organisations lignagères sont autant de
comportements au titre de son autorité propre. Intervenant selon un principe de
facteurs influençant la dynamique des réseaux.
subsidiarité, le régime de répartition ne doit donc pas interférer avec I'exploi-
tation des sols et la circulation/distribution des produits, ce qui est naturelle-
T.cgt-g,{u No 26 ment une proposition tendanciellement démentie par les faits car il n'existe pas
PnocÉouRgs D'AJUSTEMENTS TNTERNES AUX RÉSEAUX une logique de I'institution et de I'institutionnalisation caractéristique de la
DE CIRCULATION/DISTRIBUTION DES PRODUITS DE LA TERRE modernité occidentale, fixant les critères de constitution du groupe. Chaque for-
mule d'organisation peut se prêter à des distinctions ou différenciations qui
peuvent, selon les intérêts en cause, opposer ou unir deux éléments. Ainsi en
Réseaux Sub NéS Pres Merc Capi Mono
est-il de la famille qui, selon sa taille et son organisation peut être une unité
(G) (G) (G) (G) (c) d'exploitation (principe d'intemité prépondérant) ou connaître des droits de ré-
Procédures tG)
partition différenciés à l'échelle des familles restreintes ou étendues si les rap-
Forum
ports juridiques extemes ont réduit le contrôle communautaire ou I'ont transfe-
Obiet
Lieu ré aux unités plus restreintes.
Prestations Cette adaptabilité des catégories de groupes aux différents types de régulation
Bénéficiaires est naturellement un élément important à prendre en considération. I1 fait partie
R GLEMENT D du jeu social en autorisant la dynarnique d'évolution. I1 se devait aussi d'être or-
Termes ganisé pour assurer la sécurité juridique attendue par les membres de la société.
Nature Un régime de répartition est défini (SRT 1973, p. 9) comme < I'ensemble
Autorité des actes de partage de I'espace, mis en ceuvre par les représentants de groupes
Nonnes constitués en communautés, actes coordonnés et juridiquement contrôlés, per-
Décision mettant de promouvoir I'utilisation de ces espaces entre les groupes en vue
d'assurer la sécurité des droits sur la terre >. Nous allons en détailler les trois
Légende : Les six réseaux sont respectivement Sub : subsistance, Né S : né-
modèles élémentaires.
cessités sociales, Pres : prestige, Mer : mercantile, Capi : capitalistique, Mono :
monopolistique Les trois demière colonnes en grisé ne sont susceptibles d'être La matrice des acfeurs de la répartition des ferres
exploitées que dans les sociétés où I'appareil de pouvoir est assez différencié
des hiérarchies liées à la parenté pour autoriser l'exercice d'un pouvoir politi- Le stahrt des acteurs de la répartition des teffes est déterminé par la co-variation
que et juridique autonome. de deux facteurs, les modes d'établissernent dans I'espace et la natrue de I'autorité
dite de régulation foncière qu'ils exercent, indifférenciée ou différenciée.
Les modes d'établissement nous sont déjà connus par le tableau n'6 þ. 143) u = contrôle au titre d'une conquête et d'un pouvoir de police ;
-que nous reproduisons ci-après. v = contrôle au titre d'une attribution et d'un pouvoir de police ;
w = contrôle au titre d'une première occupation et d'un pouvoir de gestion sur
'
TegtBAU No 6 gls
les terres ;
cES oeux cnrrÈngs DANS LES TRots STATUTS TYPES
x: contrôle au titre d'une conquête et d'un pouvoir de gestion sur les tenes ;
CovrsNersoN DE
y = contrôle au titre d'une attribution et d'un pouvoir de gestion sur les terres.
DU RÉGrME oe nÉpnnttrtox
Découverte Réservation Prea Comme on l'avait déjà expérimenté, les statuts des acteurs relevés lors de
Dépossession Annexion c I'enquête de terrain sont reportés dans chacune des cases, en employant la ter-
Arrangement Autorisation Á minologie originale (avec un lexique annexé) et en introduisant autant de sub-
divisions au sein des neufcritères pour que chaque statut bénéficie d'une seule
La régulation foncière est ici approchée par deux critères, la compétence et
case, donc d'un traitement original, sauf homologies dûment justifiées.
les attributions, affectant trois statuts-types identifiés à partir de l'association ou
Dans TAE 1970 j'accompagnais cette identification des statuts d'une repré-
non du contrôle sur les hommes et du contrôle sur les terres.
sentation diagrammatique de la matrice pour mettre en évidence les transferts
d'autorité sur la terre déterminant I'ordre en fonction duquel la société hiérar-
TesLseu N" 27 chise ses statuts, donc organise ses modes de contrôle, ce qui est utile quand la
Srarurs DES ACTEURS oe Le nÉpA,nrtrloN sELoN L'oBJET DE, LA RÉcuLRrloN
société combine plusieurs modes de contrôle de I'autorité sur la terre. La repré-
Homme Terre Statut Compétence Attributions sentation diagrammatique exploite la désignation alphabétique de chacune des
Chefde Suprématie au titre Pouvoir direct sur les neuf cases de la matrice des acteurs.
oul oul
terre de la conservation hommes et sur les terres Sur la base de < qui commande à qui ? >> on décrit la hiérarchie des modes
Seigneur de
Police des hommes Pouvoir sur les hommes, d'organisation de l'autorité sur la terre qu'on présente sous la forme de formule
ou1 non au titre de indirectement sur les de type u/v/y, quand I'autorité réside dans un conquérant qui n'a pu se faire re-
terre
leur adminishation terres connaître que seigneur de terre (u), exerçant son pouvoir sur ses cornmensaux
Production au Pouvoir sur les terres, (v) qui eux-mêmes commandent à des maîtres de terre (y) conquis et intégrés
Maître de
non oul moyen de règles indirectement sur les
terre dans le nouveau dispositif politique.
de sestion hommes
Dans SRT 1973 (ft.26), j'en avais déduit un système de codage des trans-
ferts de l'autorité sur la terre distinguant entre vecteurs verticaux, horizontaux
Ces deux séries de facteurs sont croisées dans la matrice des acteurs de la
et obliques, système qui permettait d'afftner la modélisation et de pousser la
répartition.
comparaison entre sociétés d'une manière assez sophistiquée. On ne la reprend
pas pour ne pas surcharger un ouvrage déjà assez difficile à maîtriser pour le
Tesr-B¡u No 28 lecteur. On ne reprend pas non plus la place des rapports de parenté dans la dé-
MATRICE DEs STATUTS D'ACTEURS DE LA RÉPARTITION termination des statuts en fonction de ce qu'on avait appelé (dans SRT 1973,
Etablissement
p.22-23) les modes de fixation par appartenance à une communauté d'ancêtres,
l"'occupant Conquérant Attributaire de résidence ou de croyance car ces dimensions de I'analyse sont communes
Réeulation aux autres régimes d'appropriation et ont été préalablement identifiées.
Chefde terre q r s
Le régime juridique de la répartition des ferres
Seisneur de terre t u
Maître de terre w x v Nous retrouvons la combinaison entre modes de contrôle, que nous avons
identifiés cidessus avec les acteurs de la répartition et les modes d'utilisation
Modes de contrôle associés aux statuts :
:
q contrôle au titre de la première occupation et d'une suprématie sur les
que nous avons déjà exploités en matière d'exploitation des sols et qui prennent
ici une signification plus territoriale: terres cultivables, terres résidentielles,
hommes et les terres ;
terres de réserve l5s.
r : contrôle au titre d'une conquête et d'une suprématie sur les hommes et
les terres ;
s: contrôle au titre d'une attribution dans le cadre d'une suprématie-sur les
155. Aucun des cherchcurs qui ont participé à la conception et à l'expérimcntation de ccttc démar-
hommes et les terres ; che n'a relevé dc différences significatives dans la tcrminologie dcs modcs d'utilisation des
t: contrôle au titre d'une première occupation et d'un pouvoir de police ; espaces entre exploitation dcs sols et répariition dcs tencs. Mais il est évident que la question
T¡.slseu No 30 africaines et leurs régimes d'appropriation ( en communs >. Ce qui est essen-
PnocÉounss ET pRESTATI0NS D'AJUSTEMENTS tiel, c'est I'architecture de ce dispositif complexe et ceci pour des raisons qui
DANS LA RÉp¿,nrtrtoN DES TERRES ¡'ont rien à voir avec quelque ethnographie nostalgique. Nos sociétés, au Nord
comme au Sud, redécouvrent les exigences d'une gestion ( en communs ))
o
I
parce que c'est une des hypothèses crédibles d'un développement durable que
Normes o
bo E.g -P
a.a R9 ã'associer I'ensemble des parties prenantes à des décisions qui, engageant
cd ÉÉ
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5.e
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oÈ I'avenir, doivent trouver leurs fondements dans la longue histoire de leurs so-
&
Procédures
Prestations
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¡Jr zg (€
zE z9 Òo
ciétés. C'est donc dans cet esprit qu'on découvrira dans le chapitre suivant
,o
k quelques expériences africaines avant d'en comparer les enseignements avec
celles du Nord, dans la troisième partie.
Procódure
Intitulé
Nature
Obiet
Responsable
Parties
Effets
Prestation
Intiruló
Nature
Montant
Responsable
Exécution
Effets sociaux
Territoire et politique
La répartition des terres est le principal domaine de la régulation des socié-
tés où on peut observer, dans sa plus grande spécificité, donc dans sa très réelle
complexité, le régime de I'appropriation des terres ( en communs >. N'oubliant
jamais que la répartition ne peut jamais apparaître indépendamment des deux
autres dimensions de I'appropriation, on dispose avec ce niveau d'analyse, de
I'ensemble des informations qui permettront de répondre aux questions que
nous avons commencées à poser depuis le début de I'ouvrage, en particulier
comment cohabitent diverses représentations d'espaces et comment les diffé-
rents acteurs enjouent pour produire leurs territoires de vie.
lntroduction
Anivé à ce point de la présentation des résultats, I'anthropologue ne peut
cacher au lecteur les difficiles choix qu'il a dû faire pour assumer les réelles
contradictions entre le souci d'illustrer la pertinence des modèles proposés dans
le chapitre précédent et I'exigence d'une démarche qui doit être d'abord ethno-
logique donc sensible à la qualité des matériaux de terrain. Nous devrions, dans
ce chapitre 4, exploiter les applications qui ont été proposées dans chacun des
documents de référence de I'analyse matricielle identifiés dans I'introduction
de cette partie. Or ce choix, logique, n'en pose pas moins des problèmes prati-
ques. Car ces matériaux utilisés dans les documents d'analyse matricielle des
années 1970 souffrent visiblement de diverses limites. Ils sont anciens, incom-
plets, contradictoires et produits par des étudiants en cours de formation. Ce ne
sont pas toujours des données de première main et elles n'ont pas fait I'objet de
tous les recoupements que suppose la prudence scientifique. Des sources utili-
sées par lesjeunes chercheurs de l'époque ne sont pas identifiées. Les transcrip-
tions de termes utilisés ne sont pas coordonnées, faute de connaissance par cer-
tains des principes ayant présidé à la collecte de la terminologie par les auteurs
cités à une période où la linguistique était encore marginalisée. Et on pourrait
continuer ainsi, ad nauseam.
Tout cela n'est que trop vrai et pourtant !
Je voudrais rappeler ici ce qu'écrivait André Régnier, cité au terme de
l'introduction de cette deuxième partie; <il s'agit toujours de sortir de
l'empirisme, c'est-à-dire d'une connaissance fragmentaire et dont les frag-
menß ont été recueillß au hasørd des circonstances, pour qrriver ò prévoir
comment on poulTa imposer aux choses d'aller à peu près comme on voudrait
qu'elles aillent. Devant de tels impératífs, un modèle, même médiocre, est e¡7 Ácononrique propre à illustrer des modes de production différents. Nous avons
bienfait ; pour le construire il afallu se décider au sujet de ce qu'on veut pren- ilnc d'abord une société de pasteurs, les Nuer, vivant en Afrique de l'Est, dans
dre en considération, et de ce qu'on peut négliger, et au sujet des rapports i^.tu.t Sud-Soudan d'élevage et aussi de polyculture. Ensuite les Fang repré-
qu'on peut tenir pour permanents entre les dffirentes variables. Preuve et ré- .*taient une société de sylvicoles et d'horticulteurs, arrivés à la fin du XtX" siècle
migration
sumé de ce travail, l'existence d'un modèle est capitale. > (197 I , p. 34) ,ui t" riuug" de I'océan Atlantique, entre Cameroun et Gabon après une
Il ne s'agit pas pour moi de vérifier que les modèles conçus il y a quarante niuri-centenaire à travers les forêts de l'Afrique centrale. Enfin, les Wolof, dans
ans sont vrais mais qu'il y a une possibilité de mettre à jour, dans un ensemble i'extrême Occident de I'Afrique, entre Savane et Sahel, sont devenus agriculteurs
précolonial essentiellement
de pratiques d'une telle diversité << qu'on y perd son latin > des réponses propo- iaute de pouvoir continuer à reproduire un modèle
sant des régularités qui pourraient continuer à faire sens pour les acteurs sueffier fondé sur I'exploitation des hommes, I'organisation des territoires et, aux
contemporains et à partir desquelles on pourrait refonder des politiques fonciè- ivll'et xvltle siècles, sur la traite des esclaves.
res soucieuses de développement durable. Chacune de ces sociétés représente une histoire complexe dont on ne saisira
La seule question pertinente n'est donc pas pour le modèle proposé d'être que quelques traits, une histoire qui n'est guère plus typique qu'une autre mais
vrai ou faux mais d'être bon ou mauvais pour faire avancer la connaissance des oui peut nous permettre d'entrer dans ces logiques d'organisation. Si, pour les
pratiques des collecteurs, pasteurs ou agriculteurs qui reproduisent dans Ñu"i, Euant-Pritchard donne pour consigne < cherchez la vache >> (1994,
I'Afrique contemporaine, mais aussi sur d'autres continents, des habitus fon- p. 33), je relevais une préoccupation analogue pour parler des Wolof dans
ciers à la fois archaïques et les plus adaptés aux contraintes des milieux. i'introduction de ma thèse de 1970 en parlant d'une < civilisation du cheval >
Tenu éloigné du terrain depuis une dizaine d'années, je sais que les données eîayant repéré, outre leur amour de I'animal et la place qu'il tient dans leur
que je vais exploiter, ainsi pour les Wolof, ne correspondent plus aux pratiques histoire, I'atnpleur de la terminologie que ceux-là y consacrent. Quant aux
actuelles de ces populations, mais je crois savoir aussi qu'elles en sont comme Fang, ils étaient réputés < sortir de I'arbre ) colnme nous le verrons dans
I'ombre poftée, qu'il y a des continuités dans les représentations et des diffrac- I'introduction de la section deux.
tions ou des dilutions dans les pratiques. Bref, c'est davantage pour mieux ap-
précier le champ des questions à poser lors de retours aux terrains que pour dis-
poser de réponses avérées qu'on va passer à cet exercice d'anthropologie du Les Nuer : le régime de I'exploitation des ressources du sol
droit où, pour reprendre une formule de Rousseau que citait Claude Lév! dans le contexte d'une soc¡été pastorale, ma¡s aussi horti'
Strauss, << il faut d'abord obseryer les dffirences pour d,lcouvrir les proprié- cole et piscicole dans les savanes du Sud'So¡¡d¿¡ tsl
tés > (Essai sur I'origine des langues, cité par Claude Lévi-Strauss, Anthropo-
logie structurale deux, Plon, Paris, 1973,p.47). La manière selon laquelle le Nuer traite son bétail et la place centrale que
Notre argumentation de base repose sur trois colpus utilisés dès I'origine de l'élevage occupe dans la société ont fait de la monographie d'Evans-Pritchard,
ces travaux, mais pas sous la forme où ils seront présentés. rédigée à la suite de plusieurs séjours au Soudan durant les années 1930, r.rne
Pour les Nuer qui représentent la première section de ce chapitre, je ne dis- référence ethnologique mondiale. Mais le centre d'intérêt de l'auteur tenait aux
posais en 1967-68 que de la version anglaise originale dans son édition de institutions politiqués caractéristiques de ces < sociétés sans État > qui I'ont fait
1950. La traduction de Louis Evrard, en 1968, avec une préface de Louis Du- également connaître comme théoricien du structuro-fonctionnalisme. Si donc
mont dans l'édition de 1994, constitue un apport important. ses descriptions du mode de vie des peuples nilotes apportent de bonnes illus-
Ensuite, dans la deuxième section, outre les informations de l97l,j'exploi trations des activités de production, certaines infonnations relatives aux catégo-
terai la thèse de doctorat de spécialité de Marcel Roch Nguema Mba snr les ries utilisées par les Nuer dans I'organisation de leur système d'exploitation des
Fang du Gabon, soutenue en1972 en y associant des informations que j'ai pu sols restent lacunaires. L'ouvrage n'est pas une monographie foncière' Dans
collecter personnellement au Gabon en 1998 et auprès de certains collègues I'attente de nouvelles monographies portant sur le foncier de sociétés pastora-
fang, particnlièrement Isaac Nguema, haut magistrat et ancien ministre, prési- les, ce texte n'en reste pas rnoins précieux, au rnême titre que I'ouvrage de
dent de la commission des droits de l'homme et des peuples de I'OUA, qui Marguerite Dupire sur les Peuls que j'avais exploité à la même époquelss.
m'avait honoré de son arnitié.
Enfin, dans la troisième section, je mettrai de I'ordre dans 1'énorme corpus
de données collectées sur le terrain au Sénégal de 1969 à 1999, relativement
157. Sourccs: Edward Evan Ev¡Ns-PnlTcHARD, The Nuer, a Descríptiott of the Modes ol'Live-
aux rapports des Wolof à I'espace et aux ressources. hootl ancl Political lilstitutions of a NiloÍic People, O.tJ.P. Oxford, 1950 [l't cd. Clarcndon
Le choix de ces trois sociétés correspond dès les premiers travaux d'analyse Prcss, 193?]. Vcrsion française Les Nuer, clescription des nodes de vie et des inslitutions polï
matricielle (TAE, 1970, p.26-29) au souci d'une double répartition des exem- tiques d'un peuple nilote, Gallimard, Paris, 1994, coll. <Tcl>, [1" cd 1968]' Traduit par
ples retenus, l'une d'ordre géographique et écologique et I'autre d'ordre plus Louis Evrard, préfacc dc Louis Dumotrt.
158. Margucritc DuPIRE, Peuls nonndeg Institut d'cthnologic, Paris, I 966.
Après quelques considérations générales sur la société, son écologie et ses Une organisation des rapports qui privilégie l'échette de Ia tribu et une
ctroix d'organisæion sociale et productive, je réunirai des éléments de réponse réponse plus politique que juridique
puis
autorisant ã remplir les matricei des exploitants, du régime d'exploitation
des modalités d' ajustement. < Chøque tribu, chaque section tribale a ses pâturøges et ses points
d'eau. La division politique recoupe étroitement la répartition de res-
sources naturelles dont la propriëté trouve généralement son expression
Gonsidérations générales dans les noms de clans ou de lignages. > (1994,p.34)
Si, dans la version originale, I'auteur parle bjen d'ownership quand il traite du
Des contraintes écotogiques qui dictent les rapports de I'homme à la terre
statutjuridique de la propriété des ressources (1950, p. l6), les développements
que nous avons consacrés à la notion d'appropriation tendent à considérer que
< L'économie des Nuer est à Ia fois pastorale et agricole, mais leur pays
l'usage de la notion de propriété appliquée à la terre est ici métaphorique. Þar
se prête mieux à l'élevage qu'a l'agrículture et ne les encourage pas ò
(1994,p'76) contre, elle est pertinente pour ce qui conceme le bétail (1994, p.34l3i). Cette
,"ir"rr", le rapport auprofit de l'horticulture. >
observation est renforcée par la notation suivante illustrant qu'il n'existe pas de
L'auteur précise Plus loin : système de répartition des terres : << la terre étant assez vaste pour tout le monde
en l'état présent de I'agriculture, les Nuer ne se posent pas de problème de pos-
< IJne vie tout à nomade sont I'une et
fait sédentaire, une vie tout à fait
qui exige la transhu- session. on se tient pour dit que chaque homme a le droit de cultiver derrière
I'autre incompatibles avec l'économie des Nuer,
villages de la sqison hu- chez lui ò moins qu'un autre n'y soit déjà, et qu'il peut choisir hors du village
mance. L'emplacement et les dimensions des
tout emplacement où un autre n'a pasfait son jardinD (1994, p.96). Ce sont
mide, de même que la direction du mouvement de la saison sèche, sont
donc selon des considérations et des perspectives politiques, plutôt que juridi-
déterminés par-l'ëcologie. Le rythme ,lcologique partage I'année en ques, qu'il faut analyser les dynamiques territoriales et les règlements des
deux, la saiion humide où on réside dans le village et la saison sèche où
conflits.
on vit au camp ; la vie au camp se divise elle-même en deux parties,
c'est-à-dire une première përiode de petits camps temporaires, et une
une exploitation des ressources fondée sur Ia solidarité famitiate et ta
période plus nrãive de grandes concentrations dans des sites où on re-
mutualité à l'échelle du village.
vient chaque année. Ð (1994' p. ll6)
Ces indications permettent de comprendre que pour répondre à ces contrain- < Les petits groupes locaux þnt paître et s'unissent pour défendre møi-
tes écologiques, les Nuer font implicitement appel à trois des représentations sons et troupeaux. Leur solidarité s'observe surtout pendant la saison
que nous avons identihées dans la première partie. sèche, quand ils vivent dans un cercle de pare-vent, autour du kraal
commun ; mais on la constate aussi pendant I'isolement de la saison des
La première de ces représentations est celle de I'espace auquel on peut ac-
pluies. Une seule famille, un seul ménage ne sauraient protéger ni faire
céder, ce que nous uuoni déno-mé le territoire. L'auteur présente plusieurs
paître seuls le bétqil : c'est à lø lumière de cette nécessité qu'il faut
cartes des áéplacements de saison humide à la saison sèche tant à I'intérieur du
considërer la cohésion des groupes sociaux. Ð (1994,p. 34).
pays Nuer qù" .ur les marges des pays Dinka ou Shilluk, selon des déplace-
mËnts qui sont réguliers ou iabituelÃ, exprimant cependant au mieux des priori- on voit donc ici justifiée I'existence d'un mode de coopération par solidari-
tés dani I'accès u.r^."rrou.""s qui sont ici d'abord l'herbe, mais aussi le pois- té et son nécessaire dépassement.
son et accessoirement, car le pays Nuer est plat et faiblement arboré, le bois de
construction. Les représentations cartographiques de ces territoires dans I'ou- < Au sens étroit du mot, lq famille élémentaire peut être considérée
vrage (1994,p. 29,8^0,81; suggèrent deJ lignes et des limites, mais les descrip- comme I'unité économique, mais nous evons vzt qu'elle ne se sffit pas à
tioñs dìs u.iiuit¿r tuppor"niplutôt que le territoire est conçu à partir de deux elle-même, et qu'elle o souvent besoin de la participation active d'un
autres représentationi, la représentaiion odologique, surtout évoquée dans la groupe plus large, qu'il s'agisse de bôtir, de pêcher ou de chasser. De
circulatioì des villages aux camps de saison sèche et la représentation_topocen- même, il va de soi qu'une seule famille ne peut pas faire paître son bé-
trique mise en évidence à propos de la vie au village en période humide, autour tail sur des pâturages éloignés et, dans le même temps, soigner les
des parcs à bæufs ou kraals et selon les activités horticoles' veaux à un autre endroit, veiller sur les petits veaux dans le kraal,
traire, bqratter, nettoyer le kraal, préparer la bouse pour lefeu, cuire la
nourriture, etc. On collabore entre voisins, ce qui veut dire aussi entre
parents. On s'assiste mutuellement, même quand il n'est pas essentiel de
coopérer pour accomplir une tache, par exemple pour sarcler ou récol- Commentaires : comme souvent les terminologies sont peu explicites et les
ter, car i[ est tout òfait normal d'appeler à l'aide et I'obligation de prê- traductions courantes pleines d'ambiguïtés. Les << chefs > en particulier ne sont
ter main-forte fait partie d'une relation générale de la parenté. Ð (1994, pas des chefs dotés d'un pouvoir d'autorité, de sanction et de contrainte. Le
p. lla) < chef>r est un < principal >r. J'extraie des analyses de I'auteur quelques indica-
dons destinées à éviter les amalgames les plus flagrants.
Ces observations, largement reprises dans l'ensemble de la monographie,
<< Lorsqu'une communauté locale agit en corps, lorsqu'il est besoin de
expliquent l'importance d'un mode complémentaire de coopération basé sur la
mutualité et ce à l'échelle du village principalement. commandement, et de conseil, ces fonctions reviennent aux aîn,és. Ce
sont ewc qui décident (...) Les jeunes gens acceptent ces décisions de
bon cæur, ne prenqnt d'ailleurs part à la discussion que si I'affaire les
Le statut des exPloitants nuer concerne directement. (...) Ces anciens sont des membres des classes
d'âge centrales (...) L'auteur souligne ensuite < qu'il n'existe pas
Je n'aurai pas la prétention d'en faire une présentation exhaustive car on
d'autorité constituée au sein de chaque classe et que tous les membres
devrait sans doute tenir compte de I'ensemble de deux genres à chacun des âges
des promotions plus jeunes respectent ceux des plus anciennes ;
de la vie. Les données sont insuffisamment précises pour qu'on aille au-delà de
I'autorité des vieux demeure personnelle, ou indéfinie )) car (( l'âge en
généralités rappelées par l' auteur (1994, p. 207).
soi ne donne à I'homme aucune position sociøle. Il luifaut d'autres quø-
Lexique lifications. Les qînés qui disposent de la plus grande influence sont les
tut =homme haut placé, dirigeant social, chef de famille étendue, gqqt twot, gaat twot, les enfqnts de taureaux. ù (1994, p. 208) < L'autorité d'un
les enfants du taureau, únés, tut wet, chef de campement, Kuaar muon, << chef à gaat twot ou, comme on le dit souvent, tut wec, tqureou du camp, n'est
peau de léopard, en relation mystique avec la tene (mun) <<(1994, p.201), wut
jømøß précisée. Il n'a pas de statut exact, ni de pouvoir, ni de sphère de
ghok, l'homme du bétail << qui est en relation rituelle avec le bétail > (1994, commandement. (...) Principal de sa fømille et de sa famille étendue, il
p.206). se charge d'un rôle prëpondërant dans les affaires de ses groupes ; mais
on ne saurqit dire qu'il s'agit là d'øutorité politique, puisque ces grou-
pes domestiques agissent indépendamment des autres groupes du vil-
lage, encore que des soucis communs imposent aux uns et oux autres
TRsI-seu No 3l une certaine coordination. )) (1994, p.209)
MerRIce DES EXPLoITANTS CHEZ LES NUER DU Soup¿'tl
s$Ë äË 5$årË r
æ
è äååi$iäåH$Ë
Eåå åiää äE iå
=
g
åãË *ËËÈå ä
ÈF ääË äiis
ã:;e3åg$gg
=
gååååäåårå
T¡,er-B^Au No 32
Mernrce ou nÉcrvre JURrDIqur o'exlrorrATroN DES soLS
cHEz LEs NUERDU SouDAN,ancua 1930
Terres de
jardins
culture
dwil,
rol crcng dhor mun fetiche pare-vents
eol
æ
(r Terres de ré- case du kuaar étables/
sidence muon kraal
points d'eau
seanes abreuvoirs
permanents
TeeLseu No 33
PRESTATIONS NUER DU NÉCNVIE D'EXPLOITATION DES SOLS
(a) (e) (i) (i) bis (Ð (') (n)
Tribu Famille Famille village village village village
(a) Partage les Participe aux Participe aux Assiste aux
Médiation
Tribu discussions discussions discussions discussion
Travaille pour Échange les Applique les
(e) Famille Ecoute
le groupe expériences décisions
188
onorr ¡t socrÉrÉ, vol. 54, 20l I
189 nnorr er socrÉrÉ, voL. 54, 20l l
LE RÉctME D'AppRopRIAl toN t oNClÈRE ( EN coMMUNs )
LA TERRE Dt] L,AUTRE
volent ou I'obtiennent par perfidie > et < (t)ous les Nuer les regardent - dispositions durables liant les acteurs par la médiation des ressources selon des
à bon droit - comme des voleurs et il semble bien que les Dinka eux- uságes ou des utilisations reconnues au sein du collectif.
mêmes acceptent ce reproche. )) (1994, p. l5l) La troisième spécificité est, comme le relevait Michel Alliot à propos du
droit, d'aborder la régulation des différends comme < la mise en forme des lut-
Les razzias se déroulaient à la fin des pluies, parfois au début de la saison
tes et des consensus sur le résultat des luttes > (Alliot, 2002). Là où nos sociétés
des pluies. L'auteur décrit la tactique employée par un groupe de guerriers se dé-
rnodemes à héritage chrétien supposent que I'ordre préexiste au désordre, ces
plaçant rapidement en pays ennemi, dispersant les partis dinka pour s'emparer du
sociétés que le même auteur qualifiait < d'animistes >, mettent le conflit, assu-
bétail, faire ripaille et tantôt ramener le bétail et leurs prisonniers dans leur vil-
mé, souvent recherché semble-t-il chez les Nuer, au cæur de leurs pratiques so-
lage, tantôt utilisant leur nouveau site pour élargir le champ de leurs opérations.
ciales, donc de leurs systèmes d'exploitation des ressources tirées du sol.
Le partage du butin donnait lieu à ce que l'auteur dénomme une : Au lieu de considérer la stabilité comme le principe de base de la vie en so-
< ,ëtrange coutume qui en dit long sur leur sens de l'égalité et de la jus- ciêtê, ce sont les changements et adaptations continues qui sont exigées par une
tice. Sur le point de lever le camp, on s'accordait à dire que la victoire écologie et un environnement constamment changeants. Parler alors de droit de
était due à I'ensemble des combattants, et qu'il convenait donc de redis- propriété du sol, voire des ressources, est supposer stabilité, pérennité, exhaus-
tribuer le butin. Le prophète dont les révélations consacraient la razzia, iiuité exclusivité des droits là où on repère des rapports flexibles, ouverts à la
"t
négociation et exigeant la solidarité (donc f inclusion) la plus active. Si les
faisait d'abord le tour du camp et choisissait dans chaque maisonnée
une vache pour I'esprit divin dont ¡l étqit le porte-parole. Comme à cette Nuer ne représentent pas une solution pour les sociétés de maintenant, ils illus-
ëpoque une maisonnée possédait quelque cinquante têtes, il n'était pas trent l'importance de devoir toujours rapporter l'explication d'un système juri-
pénible d'en céder une à I'esprit. Puis c'était une empoignade générale, dique à I'environnement qui le façonne.
une ruée vers les bestiaux que chacun essayait de marquer à I'oreille. Cette relation de l'homme à I'environnement va être approfondie avec la
L'homme qui le premier pouvait se saisir d'un animal, l'attacher puis deuxième monographie où nous allons retrouver les situations que décrivait Ro-
lui fendre I'oreille, avait sur elle un droit absolu. (...) Comme on peut land Pourtier dans la première partie du présent ouvrage à propos du vide et de
l'imaginer, il y avait souvent des blessés dqns ces empoignades, car l'étrange implication qu'il peut avoir sur une définition du territoire et des rap-
deux hommes pouvaient mettre la main sur la même vache : ils se but- ports fonciers.
taient à coup de mqssue, pour en obtenir la possession, I'usøge de la
lance ëtant alors prohibé. )) (1994, p. 154)
Les Fang du Gabon : I'exploitation des ressources et la c¡r-
L'anthropologue britannique développe, à la lumière de ces relations em- culat¡on-distribution des produits tirés de la grande forêt
preintes tant de violence que de complémentarités, des réflexions sur les impli- équatoriale
cations des principes de différenciation de portée très générale.
J'ai caractérisé dans I'introduction à ce chapitre les Fang lse comme étant
U ltimes cons¡dérat¡ons < sylvicoles >, dont l'habitat est la forêt. Entrons dans I'histoire de cette société
La société Nuer n'est, en aucune façon, représentative d'un état < primitif > pour en comprendre les réponses qui tiennent à I'exploitation des sols et à la
ou << premier >> de l'organisation sociale. S'ils vivaient nus et manifestaient à distribution des produits, mais non à un système de répartition des terres, au
l'égard de leur bétail des relations de très grande proximité affective, si la moins jusqu'au milieu du xx' siècle pour des raisons que nous allons découvrir.
guerre contre les Dinka restait, par les razzias, un moyen < naturel > de régula-
tion des troupeaux frappés par la peste bovine, ils disposaient d'institutions en Présentation générale
matière de parenté et de règlement des vendettas (supra) qui reliaient entre elles
les differentes parties de la société et leur assuraient continuité et dynamique. <<Le premier pays f"oku",le lieu du départ] habité par les Fang se si-
Par contre, cette société illustre assez bien les spécificités d'un régime tuerqit très loin au Nord-Est, vers la vallée du Nil. Les ancêtres des
d'appropriation de la nature réduit à sa dimension d'exploitation des ressources. Fang, chassés de cet habitat lors de la grande invasion connue sous le
J'en retiens trois. nom Obane, durent traverser le Sanaga [fleuve camerounais] en plu-
La première spécificité est le nombre restreint de types d'acteurs, caractéris-
tique déjà largement connue de sociétés ayant peu de spécialisations intemes. 159. Marcel Roch N'GUÉMA MBA, Droit traditionnel de la tete et développement rural chez les
La deuxième caractéristique est I'absence de normes explicitement formu- Fang du Gaåon, Thèsc pour lc doctorat de spécialité en Droit et économic dcs pays d'Afriquc,
lées et l'identification des rapports juridiques à partir d'habitus, systèmes de Univcrsité Paris l, 1972, Io., < La dishibution des produits de la tcrrc >, iz Eticnne LE RoY
(é:d.), Le système de distribution des produits de Ia tete, LAJ, Paris, 2" éd. 19'15, p.7l-81,
(sDP 7s).
onotr gr soclÉrÉ, voL. 54, 20t I l9l nnorr ¡r socrÉrÉ, vol. 54, 2ol I
190
LE RÉctME D'AppRopRIATtoN FoNctÈRE ( EN coMMUNS D
LA TERRE DE L'AUTRE
sieurs vagues approximqtivement entre Nanga-Eboko et le confluent du quand cela était nécessaire, leurs revendications foncières étaient soutenues sur
Mbam d'une part et les chutes Nachtigal de l'autre. le plan politique. < L'administration coloniale se heurta longtemps à ce qu'elle
avait a.ppelë "la mqnie migratoire des Fang". Le droit ne manque d'ailleurs
Ainsi I'histoire connue des Fang serait celle d'une grande migration en pas de manifester en ce qui les concerne un manque presque effectrf
direction de la mer, migration d'ailleurs qui est en trqin de s'achever d'attachement qux terres de culture que souligne cette instabilitë. Il n'y a pas à
sous nos yeux. (.,.) proprement parler chez les Fang une répartition précise des tenes de cultures,
L'arrivée des Fang au Gabon, pays essentiellementþrestier, est symbo- de chqsse et de pêche, mqis seulement une simple existence de zones
lisée par la légende dite < le trou de I'arbre > qui indique I'obligation d'influence aux limitations d'ailleurs assez floues Ð (1972, p. 102). Les Fang
devait laqueltè s'étaient trouvées à un moment donné toutes les colon- sont patrilinéaires et patrilocaux. Et c'est la parenté qui foumit I'essentiel des
nes de migrationfong de passer qu travers d'un trou creusé dans un ar- structures d'organisation de la société (1972,p.55/104). Nous sommes dans le
bre appelé Adza. (...) Le fait d'avoir dû le creuser expliquerait qu'il cas d'un niveau d'appareil juridique (supra, chapitre 3, tableau n' 15) dans le-
s'agii d'une épreuve de passage pour tout un peuple, épreuue salvatrice quel la parenté (avuma) englobe le politique tout en supposant une differencia-
de nouvelles relations par rqpport à celle de la traversée de lq Sanaga tion et une spécialisation des fonctions sociales.
sur le dos du crocodile et du serpent et qui avait partiellement échoué.
L'exploitation des sols
(...) De même que les Basa du Cameroun sortent du ngok'Lituba, c'est à
dire plus généralement de la terre, et seraient consid'érés ainsi comme << La príncipale activité des Fang reste dirigée vers une simple utilisqtion
de véritables qutochtones, les mqîtres ou chefs de terre, les Fang sorti- des sols qui donnera lieu à des droits dejouissance qui ne seront protëgés que
raient de la forêt. Ils pourront être considérés à ce titre comme les maî- tant que dureront leurs activités. Leur protection variera inévitablement avec la
tres de la forêt, forêt qui ne se répartissait pas comme par exemple une capacité des individus d'y accéder et de les garder et aussi en fonction de leur
sqvane. On ne s'y fixe que pour l'exploiter et on continue, par semi- statut en général D (1972, p. 106). L'auteur distingue ainsi deux statuts d'accès
nomadisme en quelque sorte, la quête de nouvelles terres. > (1972, aux terres < de plein droit > ou ( avec des droits restreints >. ll indique égale-
p.48lae) ment que le système résidentiel repose sur deux traits : une extrême dispersion
et une très grande disproportion entre les populations composant les villages, de
L'auteur explique donc l'absence d'un système de répartition des tenes par quelques unités à plusieurs centaines (1972, p.84). < Le dzal (village) compor-
le fait que les Fang représentent lors de la période des premiers contacts avec tait deux rangées de cases rectangulaires accolées les unes et les autres ; son
les Eurõpéens un groupe << qui, justement, n'était pas encore arrivé à un stade élément essentiel était le corps de garde, êbène. C'est dans cette unique habita-
de fixation qu'on pourrait qualifier de définitif pour qu'ils puissent élaborer
tion qui est d'ailleurs la plus imposante du dzal que vivent à longueur de jour-
une institutlon s'intéressant à la répartition des terres entre les groupes )) née tous les hommes du nda-ebor. Elle était placée au plus près possible des
(1972, p.22). Les Fang disposaient, nous dit-il (1972, p. 49160), avec les struc- coses personnelles du représentant. > (1972, p. 86)
tures dì parenté d'un dispositif qui sera susceptible d'être transposé de
l'exploitation des sols à la répartition des terres dès que les conditions favora- Les sfafufs d'exploitants
bles seront réunies, à la fin de la période coloniale, donc à partir des années
L'auteur souligne que < /a þrce de I'homme découlera de sa qualité de
1950. Et la principale condition sera leurs installations dans les villes faisant du
membre du groupe. L'individu est très peu de chose s'il ne s'appuie pas sur la
Gabon un det pays d'Afrique les plus urbanisés. Car, comme je l'ai observé
hiérarchie qui l'encadre et (...) lø hiérarchie sociale elle-même n'est basée que
dans la provinõe de I'estuaire 160, ce n'est pas en passant de l'horticulture à sur l'interdépendance des membres au sein du groupe dans lequel toute la vie
l'agriculture que les Fang ont rencontré les régimes de propriété de la terre, est une question d'équilibre et d'échange (...) Au départ et øu regard de la
ma-is bien pai l"ur urbanisation, la capitale Libreville contenant au moins la
terre en général, nul n'est considér,ë comme seul propriétaire > (1972, p. 109).
moitié de la population du pays. De ce fait, I'exploitation est basée sur deux modes, << par solidarité, au sein de
Par ailleurs, l'absence de système juridique de répartition des terres ne doit
la famille conjugale et du Nadq-ébor >, par mutualité, < au sein de segments
pas conduire à ignorer des droits territoriaux à partir des représentations topo-
résidentiels nettement plus étendus >> (Idem).
õentrique et odologique de l'espace et sur la base du territoire cornme
I'espacè auquel on pèui accéder saufprescription explicite contraire. Des droits
exisient maiì ils sont des droits d'exploitation des sols (même très anciens) et
160. Éticnne LE Roy, < L'agriculture moderne à la périphérie de Libreville (Gabon) >, in UcAc'
Cítadins et rurqux en Afrique subsaharienne, Karthala-UCAC, Paris, 2000, Cahiers de
I'UCAC, p.41-65.
T¡.sr-BeuNo 35 Ainsi, chaque membre à part entière du village peut en disposer pour
LES ACTEURS DE L'EXPLoITATION DES SOLS CHEZ LES FANC ses dffirentes activités, n'importe quand, n'importe où (sauf respect du
oTRCUMLES oÉsurs DE LA coLoNIsATIoN droit de première installation).
Modes L'emplacement d'un village abandonné (elík) appartient exclusivement
d'exploitation aux membres du groupe qui I'avaient quitté et à leurs descendqnts.
(a) (e) (Ð (m) (b) (n) L'élik ne devait jamais être occupé par les membres d'un groupement
Modes de ,étranger. D (1972, p. 135)
production
adultes L'auteur relève également la dimension religieuse et la place des alliances
Familial esa*
restreint (nda)
esa masculins épouses avec le monde invisible : <<<< lors de la prise de possession d'une terre quel-
célibataires conque, le groupe tout entier par I'intermédiaire du ntôle ou de I'esula-benya-
Familial mie- bore cherchera à s'assurer la protection des ancêtres défunts et conclura à cet
bekui
étendu dzøl*
esula
ffit une alliance avec toutes les puissances invisibles du lieu l (1972, p. 136).
Local membres Elle pouvait comporter un sacrifice humain (Idem, p. 137-138). Résumant son
ntôle benya betote
(villageois) dumvôghe propos, l'auteur conclut : << pour leur permettre de remplir au mieux leurs dffi-
bôre
rentes þnctions, les Fang demanderont I'aide de leurs qncêtres qui, eux,
*Agit comme ntôle :
représentant juridique du groupe à l'échelle considé- s'adresseront aux esprits qu'ils considèrent comme les maîtres incontestés de
rée, aîné. (Sur la notion, essentielle, de représentant,voir 1972-p. I 14 16l). ces différentes "terres". Ainsi, à l'alliance originelle passée avec le monde in-
Rappel des statuts liés aux modes de contrôle : visible à chaquefixation dans un lieu, s'ajouteront en certaines occqsions des
(a) possesseur par solidarité, (e) détenteur par solidarité, (i) délégataire par cultes faits aux ancêtres morts et que nous avons qualifiés d'alliqnces þrtifian-
solidarité, (m) affectataire par solidarité, (b) possesseur par mutualité, (n) affec- tes. > (1972,p. l7l)
tataire par mutualité. Enfin, il
convient de distinguer deux types de normes, selon leur origine di-
Lexique: avtma, ce qu'on partage, la communauté, la parenté, ayon, clan vine (les biyem) ou ancestrales (les Mimbôa). Ces demiers sont équivalents des
<< groupement le plus anciennementformé et aussi le plus dispersé et relqtivement habitus et on notera que I'auteur se refuse à parler ici de coutume (1972,p. 147).
le moins agissant >> (1972-p. 95) ; Zê,les descendants de Nzame ancêtre des Fang
et fils direct du créateur, le groupe des Fang ; nda case, famille conjugale ou:
retreinte ou lignage minimal (1972, p.59176); ndzang-ebor:lignage mineur;
:
etuang: lignage maximal ; esq père; esitare = la terre de mon père; nane :
:
mère ; esinane la terre de ma mère ; mie-dzal: le premier du village, fondateur
ou son héritier ; mie-nda: première épouse du fondateur ou de son successeur,
ayant autorité sur toutes les femmes et les enfants du ou des foyer(s), esølø-
benya-bore: assemblée des anciens ; bekui : pygmées en rapport de dépendance
personnelle ; betôbe: razziés en rapport de servitude.
< Les tetes de résidence appartiennent à tous les membres d'un village
tant qu'ils peuvent se røttøcher parentalement au responsable qui en est
le principal possesseur.
16l. << Le repr¿sentant ne dit pas aux aulres de faire ce qu'il dësire, mais il ne fait qu'exprimer ce
que pense le groupe > (op. cit.). Politiquement, il n'est qu'un intermédiaire entre son village et
les autrcs villages et < son autoritë à I'intérieur d'un village reste soumise à un contrôle toute-
fois très fficace, elle est passible de la critique des autres membres qui se considèrent comme
ses ëgaux > (1972,p. ll7).
nnorr ¡r socrÉrÉ, voI". 54, 2ol I onorr er socrÉrÉ, vol. 54, 20l I
194 195
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LA TÊRRE DE L'AUTRE LE RÉGIME D'APPROPRIATION FONCIÈRE ( EN COMMUNS )
Légende
Tner-seu No 37
signifie ici qu'une telle possibilité est exclue. NSP : Je Ne Sais Pas. De
L,ÉCH¡,T.IGE DES PRESTATIONS ET HABITUS CHEZ TES FENC
(lrcrune eN cor,orwr)
-
manière générale, ces données doivent être considérées comme illustratives du
rnodèle, sans plus, I'auteur n'y ayant pas contribué, du fait que ce modèle ma-
(a) (a) (a) (e) (Ð (m) (b) (n) (n) (n)
triciel a été conçu postérieurement à la rédaction de la thèse.
Fa r. Fa é. local Fa r. Far local local Fa r. Fa é. Fa é.
Quatre types de médiations, deux à l'échelle familiale et deux à l'échelle
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T) les autorités appelées à trancher,
U) la nature de la décision, ou son absence,
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À o. o o V) les effets notoires.
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Þ À l'échelle familiale
rôle du chef de famille mié-dzal.'les nombreuses notations de I'auteur
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illustrent I'idée d'un chef/père/époux dans un rôle d'organisateur et d'ani-
(b) 60 bI) ts a tr É
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mateur plutôt que de pøter familias à la romaine. Dans une société tres égali-
local o o o
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taire, les rôles supposent de valoriser les qualités de représentation du groupe à
l'extérieur tout en en conservant les modes de formalisation au sein de la com-
Eo !
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o munauté familiale, c'est-à-dire au sein du système d'exploitation.
(n) F d ti o.
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L'influence de la première épouse mie-nda du ntôlé à l'échelle principale-
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-ment familiale :
onolr er socrÉrÉ, voI-. 54, 20l I 199 DRolr ET soclÉTÉ, vol. 54, 20l I
198
LE RÉctME D'APPRopnr¡rLoN ¡oNclÈne ( BN coMMUNs )t
LA TERzuj DE L'ÂUTRE
la femme ou la première ,épouse du Ntôle se comporte en représentante Les sfafufs des acfeurs de la circulation des produits
de toutes les autres femmes : c'est la responsøble fëminine des þyers du Partant du rôle central de la parenté et, dans ce système, de la famille res-
groupe ou villageois. > (197 2'p. 7 9) treinte (nda) composée du père-chef de famille (esa), de la ou des épouses
(beyqt) et des enfants (bône), l'auteur développe une représentation de ce
À l'échelle locale groupe avec six ensembles de coéchangistes : (l) les parents patemels, (2) les
La fonction de régulation du Ntôlé : parents matemels, (3) le monde invisible, (4) les amis des lignages étrangers,
- (5) les villages étrangers, (6) les groupes étrangers non Fang.
< Il
qidera souvent le groupe à prendre ses décisions sur les suiets les
plus divers ; il règlera les différends, conseillera dans les affaires sé-
rieuses, etc. (Jn tel système social accordera une importance toute par' FIGURE N" 6
ticulière aux instances de iustice et de conciliation, donc au Ntôle. En LEs STATUTS ASSoCIÉS AUX TROIS POSITIONS FAMILIALES FANG
effet, les Fang possèdent une classificøtion bien précise des infractions :
EsA
ntè (e différend), etom (le litige grave), nsem (l'infraction rituelle).
Pour toutes ces infractions, les peines pouvaient aller iusqu'à la mise en
otage du coupable. Touteþis, rappelons que le principe de leur organi-
sation accorde une place importante à I'existence des arbitres, d'uniury )
(betôle) etfixe souvent les divers moyens d'établir les preuves y compris
plusieurs modalités d'ordalies (minkal) (.'.) Il s'agissait plus iustement
d'un pouvoir disciplinaire que iudiciaire et d'un principe qut permettait 6 J
d'assurer le règlement des infractions et des conflits autrement que par
la violence. )) (1972, p. I l8/119)
La place des bisula et de l' qbeñe 5 4
- Chãque unité résidentielle (< village >) est organisée autour du corps de
garde, abeñe BEYAL
BONE
< Qui est composé du radical øbe qui signifie écouter. C'est un lieu, une
esþèce de hangar où on s'instruit en écoutant parler les anciens. C'est Dans un tel modèle, le statut d'esa est particulièrement important quand il y
là aussi où se règlent les palabres, que se prennent les décisions les plus associe celui de ntôle, comme représentant d'une pluralité de familles restrein-
importantes, C'est là aussi où on reçoit tous les étrangers mqsculins. )) tes au sein d'une famille étendue ou ndq-ébor. Cette fonction de représentation
(1972,p.86, note l) du groupe par un individu est d'essence communautaire et sera à la base de la
conclusion des alliances et des échanges entre les différents partenaires.
< Les membres du mvôghe avaient recours à de grandes reunions þério-
díques dénommëes bisula (singulier esula) au cours desquelles les plus
T¿,st BRu No 39
â[és rappetaient les motifs, les cons,équences, les bienfaits de lq solida' MernrcpDEs AcrEURs DE LA cIRcuLATIoN/DISTRIBUTIoN
rùé qui devait exister entre tous, et qui, malgré le føit que les membres
ENTRE 1839 ET 1842, DONC AU MOMENT DU ( CONTACT ) COLONIAL
se rqttachqient ò des lignøges différents, devait se traduire sous laforme
d'entraide en nature, eniournées de travail, etc. > Place : dans le groupe
Représentant Intermédiaire Utilisateur
.dans l'économie
La circulation des produ¡ts de la terre Producteur esa, ntôle esprits et ancêhes ngôL, bône
<Le mot circulation connote une partie d'un système plus global et tra' Transformateur nda ,êtrangers ? bilop (miêné:) ngôl
duít surtout t'idée d'un mouvement imprimé aux produits de la terre qui
est I'aspect sous lequel le Fang appréhende la distribution et qui rend le parents patemels/ minyôme, bône
Consommateur amts
mieux compte de la réalité. ) (SDP 197 5, p. 7l) matemels betok
Lexique TABLEAU NO 40
RÉcIIT,I g JURIDIQUE DE CIRCULATION/DISTRIBUTION
esa -- père ; ntôle : aîné, < chef > de village ; ngâl : épouse ; bône, enfant,
FANG
(ces on RÉSEAUX Ét-ÉvnNretnes)
bône betok,enfants de - de l5 ans ; minyome = vieillards ; bilop = étrangers ici
des Miéné, groupe non Fang habitant les zones côtières de la région de Modes de contrôle
I'estuaire du Gabon. g ß ô n x ô (0
*Ce réseau recoupe ici principalement I'aire des échanges matrimontaux en- < chefferie >> çhez les Nambikwara, en vérité aussi peu chefferie que cette théo-
tre groupes locaux en position d'exogamie. rie pragmatique de la représentation du groupe par un individu placé en situa-
tion de séniorité ou d'aînesse que nous a présenté M.-R. N'Guérna Mba. Dès
Lexique les années 1970, j'étais convaincu qu'on ne pouvait expliquer la dynamique des
rapports juridiques et l'originalité de I'organisation communautaire sans dispo-
Réseau de subsistance: nda: unité résidentielle famille restreinte ) nnie:
ser d'une théorie de la représentation juridique qui échappe aux tropismes des
faire vivre ; abeñe: corps de garde ; evole = aide en participant aux activités,
esa : père ou ntôle = chef de famille ; mimbao : norrnes ancestrales ; abione,
conceptions civilistes 162.
Deux autres idées émergent fortement de ces analyses, la place de la solida-
mépris, évitement, mise en quarantaine.
rité et le rôle des échanges chez les Fang. Une première représentation apparaît
valorisée chez les Fang, celle de la terre corrure un lieu et un facteur d'inclusion,
Réseau de nécessités sociales : eyame: repas de fête, ekusa: visite proto-
colaire pour solliciter des objets ; dzal : village ; meyagha: cadeaux d'adieu ;
un motif et une occasion de partage. Une solidarité en émerge comme condition
même de la vie en société avec des faceffes originales : une société hiérarchisée
oka: avarice (accusation d').
Réseau de prestige : nsua : la dot ; mevale: biens accompagnant la jeune
selon des critères d'âge et de genre mais aussi très égalisante quant aux consé-
fille en mariage ; bisula: réunions périodiques ; nté : litige : esula-benya-boré
quences pratiques de ces distinctions ; de même, si les prestations sont obligatoi-
: assemblée des anciens. res, elles doivent être accomplies de manière spontanée et volontaire, au risque
d'être accusé d'avarice. C'est pourquoi le rôle des échanges est si crucial dans
une société dont les membres sont dispersés dans la grande forêt. Sans échanges
Pour rendre enfin compte de I'esprit de ces institutions, nous revenons à la
il n'y a pas de société et, sans société, I'homme est avalé par l'environnement de-
thèse de doctorat de Marcel-Roch Nguema-Mba et à la conclusion de son cha-
venu hostile, c'est un des sens du mythe fondateur fang.
pitre 3 de la première partie où il notait ceci :
On va retrouver cette idée de l'échange avec le mythe wolof de fondation de
< À I'origine, pendant qu'était privilégiée la circulation interne, ou en- la société qui nous transporte dans le delta du fleuve Sénégal, à I'extrême ouest
core entre parents, on avait affaire à un système que Mauss appelle < le de l'Afrique.
système de prestations totales >. Lorsqu'un membre du Nda ou du Nda-
,lbor se trouve en présence de ses parents, il n'avait pas le droit de gar-
der pour lui certains biens du type rëseaux de nécessités sociales ou de Les Wolof de Sénégambie : un peuple de cavaliers, entre
prestige. Et quelques fois même du réseau de subsistønce. Ildevait les savane et sahel, à la conquête de I'espace et du temps
donner à ceux-ci suivant le principe admis par la coutume. A cette dis-
tribution des produits correspondenl fdes modalités d'échanges] qui de- Présentation de la soc¡été
viennent toutes autres dès qu'on entre en contact avec des groupes
En associant dans le titre la conquête du temps à celle de l'espace, j'ai cher-
,ltrangers d'une part, le monde invisible de l'qutre.
ché à faire entrer de prime abord le lectenr dans cç qr.ri représentait pour rnoi
Nous dirons avec Marcel Mauss que "la þrme des ,lchanges døns des une sorte de paradoxe au milieu des années 1960 lorsque j'ai découvefi cette
sociétés traditionnelles suppose touiours qu'elles soient volontaires, société. D'un côté, on pouvait I'associer à une très réelle traditionnalité par son
obligatoires mais volontqires. C'est conçu sous laforme du présent, non expérience de systèmes proto-étatiques de royautés soudaniennes < typiques >
sous forme du troc ni du paiement". dans I'imagerie coloniale, son rôle dans le commerçe des esclaves, sa stratifica-
tion sociale très rigide (nobles, hommes libres, captifs, castés) et, de I'autre, elle
Dans un grand nombre de cas, toutes ces institutions aboutissent à des
s'est voulue, dès sa fondation vers le xlvt siècle, < modernç >> au sens où on
év,énements considérables, y compris des formes relatives de marchés.
I'entendait au xvte siècle en France, inscrite dans la réalité des faits les plus
[À propos du marché, I'auteur note] i/ semble à peu près sûr que le Fang contemporains et en prise avec les problèmes régionaux voire continentaux.
d'avant l'ère coloniale l'ignorait complètement. Mais cela n'implique
C'est une société qui fait échapper à ce que certains appellent les dogonneries,
pas qu'il igtorail aussi la monnaie qui semble remonter très loin dqns
tout en étant totalement africaine, mais/et ou parce qr.re radicalement métisse.
I'histoire de chaque société. )) (1912,p.2241225)
C'est le sens de son mythe de fondation.
En guise de transition
L'auteur vient d'évoquer l'æuvre de Marcel Mauss, mais nous pourrions 162. Éticnnc LE RoY, < Lcs chcffcrics traditionncllcs ct lcs problòmcs dc lcur intógration >, à¡ Gó-
aussi citer les Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et sa description de la rard Coxec (êd.), Les inst¡ttúions adntinislratives des États .fi'ancophones d'A/ì'ique noire,
Economica, Paris, 1979, p. 105-132.
Ce mythe se rappofte à des faits qui se sont déroulés au xle siècle, la existence, en se fondant dans I'organisation de la colonie du Sénégal qui sera le
conquête almoravide venant du Maroc en passant par la Mauritanie et qui a laboratoire de la colonisation < à la française >. Ajoutons enfin que si, lors de
abouti à un bouleversement des structures impériales alors en place autour de la f indépendance de 1960, les Wolof constituent plus de 40o/" de la population du
moyenne et de la haute vallée du Sénégal et à une première islamisation de la nouvel État, la langue est parlée par près des trois-quart de la population et la
région. Le mythe présente le héros fondateur de la société Wolof, auquel on culture wolof doit être tenue pour la < culture çollrnune < des Sénégalais.
donnera le nom Ndiadyane N'Diaye, comnle le < flrls > du conquérant almora- J'ai déjà dit des Wolof qu'ils sont un peuple de cavaliers. J'avais en 1970
vide, mais plus vraisemblablement, pour tenir compte des écarts de chronolo- relevé plus de vingt tenres connotant la robe, I'allure, l'âge du cheval alors que
gies on pourïa le considérer colrme un descendant, orphelin de père et qui, ré- la tenninologie pour les autres anirnaux est des plus rustique : à un terme dési-
volté du remariage hypogamique de sa mère, fit semblant de se suicider dans le gnant la catégorie d'espèce Qtak pour les bovins) on ajoute masculin (bu gor)
fleuve Sénégal. Mais, bon nageur, il adopta un mode de vie aquatique qui le ou féminin (bu djgen). Le cheval est nn instrument de conquête puis
conduisit, au fil de I'eau, dans le delta du fleuve, non loin de l'endroit où sera d'administration qui a autorisé la mise en place d'un systèrne politique relati-
construite la ville actuelle de Saint-Louis du Sénégal. vement centralisé même s'il reposait sur des polyarchies ou des instances
Dans un lieu alors abandonné, il fut témoin d'un conflit entre pêcheurs qui d'esprit polyarchique. La représentation d'espace la plus notable est topocentri-
en venaient aux mains, conflit qu'il régla, tout en restant muet, de façon si par- que, à partir des lieux de commandeûrent, des lieux de pèlerinage, des marchés
faite que les pêcheurs convainquirent les autres villageois d'en faire leur chef. et des sièges des chefferies de terres, les larnanats, institutions à I'origine sérer
Pour õe faire, ils lui tendirent un piège et le firent prisonnier. Mais notre héros et qui ont fourni à la société non seulelnent ses soubassements fonciers rnais sa
qui avait encore les apparences physiques d'un génie aquatique refusa de com- fonne communautaire d'organisation.
muniquer jusqu'à ce qu'une jeune femme, Afo, en jouant sur la faim et sans Les Wolof ont développé des formes originales d'organisation qui n'ont pas
doute de ses channes, ne le conduise à parler. Pour préparer sa cuisine elle po- toujours été appréciées à leurjuste valeur car on a trop souvent été impression-
sait intentionnellement sa calebasse sur deux cales, ce qui aboutissait à la ren- né dans d'autres sociétés par les solutions les plus exotiques sans voir
verser. < Trois cales > finit par crier le génie excédé et affamé, montrant ainsi f intelligence de dispositifs des Wolof qui, rnalgré un milieu plutôt diff,rcile,
qu'il était un homme comme un autre. I1 devint fondateur d'un royaume, le Wa- avaient inventé les métissages, I'hybridation institr.rtionnelle et f interculturalité
lô, puis de I'empire du Djolof. Il est surtout un héros civilisateur qui a fondé bien avant que les sciences sociales n€ tentent de les théoriser. Le géographe
uncsociété nouvelle sur une langue, le wolof, composée d'emprunts au socé, au Paul Pélissier a été, en particulier un de ces observateurs à I'exotisrne pré-
peul, à I'arabe et au sérer, et une culture protomodeme fondée sur la recherche gnantl63, donc ethnocentriques, qui cherchaient le terroir à la française 1à où il
du compromis, la pratique de I'arbitrage, le sens du métissage et de l'ouverture fallait investir des formes beaucoup plus originales de rapports à I'espace et de
vers l'étranger. sécurisation foncière.
Nous connaissons les Wolof par les premiers voyages de découverte des < Le grand æuvre )) des Wolof est leur système de répartition des terres au-
navigateurs européens, singr.rlièrement Ca Da Mosto, vénitien au service de la quel j'ai consacré ma thèse d'État en droit (SFDR 1970). Sa sophistication a
courónne du Portugal en 1450. Nous possédons donc des informations écrites représenté pour moi un coup de chance en me faisant d'emblée entrer dans une
concordantes qu'il m'a été donné de recouper avec les récits de fondation de société non seulement néo-modeme mais fondamentalement complexe, ce que
villages ou d'unités politiques plus larges et qui permettent de distinguer quel- j'ai pu ensuite appliquer à d'autres sociétés africaines pour concevoir le cadre
ques grandes périodes en parallèle à une conquête coloniale qui commence théorique d'un modèle général des rapports juridiques de I'homme à la terre.
avec la fondation des premiers comptoirs de traite et qui s'achève vers 1885. Compte tenu de la quinzaine de pages que je puis y consacrer, c'est plus l'esprit
Jusque 1549 ou 1566, nous soûtmes face à un empire segmentaire, le Djolof' de ce modèle général que je tenterai de restituer que de prétendre faire justice
extrêmement décentralisé. Suite à I'arrivée des navigateurs européens et sous de ia complexité des données propres à chacun des trois niveaux d'analyse.
I'effet de I'inversion des courants d'échanges profrtant maintenant aux côtiers,
après la bataille de Danki la province du Cayor prend son indépendance et en- L'exploitation des sols chez les Wolof
traine celle de quatre autres royaumes, Walo, Baol, Sine et Salum, le Djolof Peu développée originellement (TAE 1970), la recherche sur les systèrnes
étant isolé. À la fin du XVrre siècle (1696 pour le Cayor et le Baol), les systèmes d'exploitation des sols chez les Wolof s'est enrichie d'un point de vue théori-
polyarchiques alors dominants cèdent à des régimes de plus en plus monocrati- que entre l91l et 1914 (DCT 1971 etETD 1974 | &.2, CJW 1976) et a fait
ques en réponse aux pressions coloniales, à des guerres religieuses þartis mu-
I'objet d'une présentation large dans Le dossier agraire de I'Afrique de I'Ouest
sglmans¡, ã d", ,onflìtt successoraux ou à des opérations militaires entre États (DAAO, 1983-1, p.921262) dont je m'inspire ici. Résumer soixante-dix pages
concurrents pour le monopole de la traite négrière. Enfin, à partir de 1817, date
ofhcielle de la réoccupation de Saint-Louis par les Français, chaque royaume
163. Pau[ PELISSIER, Les paysans du Sénégal, les cit,ilisations agroires du Cayor ù Ia Casa-
va tenter de présewer son indépendance puis son autonomie puis sa simple nance,Fabrègtc, Saint Yricx, 1966, cartcs.
en quatre ou cinq ne laissera apparaître que le squelette d'une réalité beaucoup oarition des groupes de travail coopératif (xamb) à l'échelle du village. On a
'oarlé d'individualisation. Il aurait mieux valu parler de recomposition cotrunu-
plus riche.
'nautaire à des échelles plus restreintes ou nouvelles (autour des confréries mu-
Première observation : nous sommes en face d'un système juridique qui ¿
progressivement perdu de son impofiance à proportion de la montée en puis- sulmanes). Le chef de maisonnée (borom keur) a d'abord dû reconnaître
ianõe d'un appareil d'État et d'une spécialisation de I'appareillage juridique I'autonomie des chefs de famille polygames comme borom rux, chef de coin
fondant une autonomie du politique et autorisant un régime juridique de réparti- (un coin de la concession commune), puis celui du borom diebol (chef de fa-
tion des terres. Dominant à l'origine, il n'est vraisemblablement plus directe- àille ménage) voire Inaintenant celle des nouveaux mariés (borom sell) puis
ment observable en ce début du xxt" siècle. Mais, faut-il le souligner, il n'a que des célibataires masculins.
rarement été observé en tant que tel (sauf par le naturaliste Adanson en 1752) et Quant aux formes de coopération, elles cornbinent solidarité et rnutualité di-
selon les critères indigènes, c'est-à-dire selon les habitus des groupes locaux. rectement associées au cornmunautarisme et, pour la mutualité, en phase avec
Deuxième observation: I'exploitation des sols est naturellement directement les valeurs coraniques, la coopération par contribution introduite par I'adrninis-
liée ar¡x conditions climatiques (une saison pluvieuse de trois mois), pédologi- tration royale comme instrument de sa fiscalité < en nature > et la convention
qqes (des sols plutôt sableux, mais plusieurs types de sols induisent des condi- liée à I'impact de l'économie capitaliste et des valeurs modernes des périodes
tions parliculières de cultures), techniques (avec l'iler, outil à sarcler debout, re- coloniale et contemporaine.
marquablement adapté aux rnils et sorghos), et les itinéraires techniques, les rota- On a ainsi observé quatre formes typiques de production par solidarité farni-
tions et les rares fumuresl64. liale, mutualité villageoise, contribution étatique et convention interindividuelle
Troisième observation: I'organisation agricole a toujours été guettée par (modeme).
trois dangers principaux, les feux de brousse, I'augmentation de la population et La structure de direction et de contrôie du système d'exploitation combine
I'extension des cultures. Ces deux demiers sont devenus préoccupants durant la donc traditionnellement deux principes d'organisation, I'un "patriarcal" sous la
seconde parlie du xx' siècle. forme < mak mom l, I'aîné possède, I'autre politique selon le principe << bur ye-
lif >,le roi cornmande. Mais ce roi n'est pas propriétaire de son royaume ou des
Le statut des exploitants teres de son royaume ou même des terres du lignage royal qu'il gère directe-
L'organisation sociale repose sur une stratification de trois types de grou- ment comme tout chef de famille. Il est borom søl responsable de la terre
pements, la maisonnée (keur), le village (deuk) et le pays-royaume (rew), qui comme un porte-bonheur car la syrnbolique du couronnetnent royal le souligne,
foumissent I'ossature des modes de production. Pour en souligner l'incidence, il est le garant de la fertilité des sols cornrne de la sécurité des habitants. ll avait
les rapports entre leurs membres sont parentalisés selon le principe d'une pa- donc sans doute originellement certaines caractéristiques de rois-prêtres et était
rentê (mbok) résidentielle çomme une des trois dimensions des systèmes afri- resté jusqu'au xlx" siècle à la fois un intercesseur et une sorte de fusible élec-
cains de parenté (supra,l'exemple Fang et Le Roy, Le jeu des loís, 1999).Par trique susceptible de sauter (rnise à mort secrète) en cas de sécheresses et autres
ailleurs, aux trois types de communautés correspondent trois types de représen- catastrophes naturelles ou militaires.
tant (borom) : borom keur pour les mbok keur, borom deuk pour les mbok deuk Il est par ailleurs remarquable de souligner que la langue wolof dispose
et borom sa/(le souverain représentant la terre) pour les mbok rew. Les niveaux d'une tenninologie spécifiquement adaptée à ce régirne juridique de I'exploi-
du village et du pays voient < idéalement > le pouvoir exercé selon le principe tation des sols. À parlir du substantif ruom, possession/posséder, divers suffixes
du primus inter pares (le premier parmi des égaux) au sein de conseils, respec- viennent d'une part préciser qu'il s'agit d'une position ou d'un statut (Àat) puis
tivement ngadje wa deuk et ngadje rewt6s. Tout individu appartient nécessai- spécifier les rapports juridiques particuliers. Avant de les détailler, il convient
rement à chacun de ces trois regroupements auxquels il doit allégeance et se de préciser qre mom est distingué de øm, avoir la faculté d'user et de lèw, êIre
trouve ipso facto en position de pluralisme juridique. L'organisation lignagère propriétaire avec un droit sur la chose exclusifet absolu s'il ne porte pas sur la
bilinéaire n'est vraitnent privilégiée que dans les familles nobles. Par ailleurs, la terre. Mom désigne r.rne position juridique spécifique ouvrant à un droit de ges-
circulation des individus entre ces différents groupes sur la base de rapports de tion dont on retrouvera les implications théoriques dans la quatrième partie
parenté, d'affinité, de conversion religieuse, de clientélisme, etc' multiplient les avec la théorie des maîtrises foncières.
occasions de multi-appartenances. De tous temps, les processus d'émiettement Malgré I'islamisation ancienne des Wolof qui s'est généralisée à la suite de
et regroupements des unités de résidence ont caractérisé le rapport à l'espace. la conquête coloniale et comme une réponse au démantèlement des organisa-
Depuis une çentaine d'années, c'est surtout l'éclatement de la grande famille tions monarchiques, la fonction sociale de représentation du groupe par I'indi-
colnme unité de base de l'exploitation qui a retenu l'attention, ainsi que la dis- vidu caractérisée par la notion de borom était associée à d'autres représenta-
tions dans lesquelles on voit apparaître le rôle d'intercesseur. J'avais encore ob-
I64. Suzannc JeeN, Les jachères en Afi'ique tropicale, interprétatiotr technique et J'oncière, lnstitut servé en 1969 lerôle des borom keur et borom deuk comme borom xerem (res-
d'cthnologic, Paris, 1975, p.30 ct s. ponsables d'autels d'esprits ou de génies) dans les cultes de fertilité dans la me-
165. Pathé DIAGNE, < Dc la dómocratic traditionncllc >>, Présence aJi'icaine, j]uin 1976' p.29-30.
sure où les esprits locaux étaient conciliables avec les djins ou Jinn musulmans. Le régime juridique de I'exploitation des sols chez les Wolof
Mes informateurs m'ont depuis indiqué que ces < vieilleries > avaient cessé Ce que nous dénommons ici les modes d'utilisation des sols est lié à
d'être pratiquées, remplacées par des prières à la mosquée.
l'existence de trois grandes catégories d'espaces en fonction desquelles les autres
espaces objets d'une exploitation vont être identifiés de A à L puis traités. Nous
T¡.eLeRu No 42 allons en présenter l'éconornie avant de construire la matrice et de la retnplir avec
Srarur
JURIDIQUE DES EXPLOITANTS WoLoF les données résultant de nos enquêtes de terrain.
SupnRposrrloN AU DÉBUT DU xxE stÈcI-g DE RÉctMES ENDOcÈNES eNrÉnleuns Alø, otr la campagne cultivée. Son exploitation est abordée en fonction d'un
cycle de mise en culture que nous synthétisons ainsi : A Sunjan, terre en cours de
MdJ Détenteur Délégataire Affectataire
Possesseur défrichement, B Gor, tene défrichée et utilisée pour une période de 3 à 4 ans ; C
FdC par Momkat Momandokat Momalkat Momlokat Jati, tene en voie d'épuisement ; D Naji, terre épuisée rnais utilisée par les veu-
Solidarité borom dom/surga ves ; E, Nlar (deuxième) terre remise en culture après jachère. La superficie est
borom keur sam u nak
familiale diebot/jabar /jo^ en rapport avec la position sociale, économique, politique ou religieuse du béné-
(a) (Ð
(m)
originelle (e)
ficiaire. Le défrichement et I'essartage sont réalisés par l'homme durant la saison
Mutualité ngaje wadeuk, sèche, jusqu'en avril puis les sols sont ameublis (traditionnellement à l'iler), se-
borom deuk
villageoise Xamb
(b)
(0 mis en début de saison humide en juillet, puis deux à trois sarclages en août
(ante XVI" ?)
/septembre, récoltes fin septembre /début octobre (travaux parlagés par les hom-
Contribution
monarchique
borom suf farba/jaraf badolo mes et les femmes) puis stockage et commercialisation généralisée depuis le
(c) (k) (o) xxt siècle. Ouverture des champs pour vaine pâture aux troupeaux en novembre.
XVII'S
Convention Deuk ou les espaces à usage résidentiel : L'habitat groupé étant privilégié
borom lèw abakat navetene chez les Wolof, c'est le terme désignant le village qui connote le principe résiden-
interindividuelle
c .- - (d) (l) (p)
XX srècle tiel. On utilise aussi la référence au quartier (gox) pour les gros villages et on dit
des hameaux qu'ils sont des deuk bu ndaw (village le petit). C'est la construction
Les positions juridiques au titre des droits de jouissance (source : Diction- de cases (nek), traditionnellement en matières végétales et en banco, qui est la
naire Kobès) : marque de I'affectation de l'espace à la résidence. Organisé autour d'une place,
Momkat,le possesseur < celui qui a la maîtrise sur une chose en raison de la d'un puits ou de la résidence du borom deuk,le village ne connaissait en général
-position qui lui est reçonnue au sein du groupe et dont la fonction est de veiller pas de quartiers spécialisés d'artisans, ceux-ci, castés, étant rattachés à des famil-
sur son intégrité et sur son bon usage >. les dominantes. La subdivision essentielle est donc entre le village (deuk) F et la
Momandokat, ceux qui possèdent ensemble (( sans en être ni s'en prétendre maisonnée enfermée derrière sa tapade en tiges de mil (keur) G. L'islamisation a
-I'unique possesseur )). introduit des habitus nouveaux à l'égard de I'inhumation avec des cimetières mu-
ceux qui possèdent pour quelqu'un, les délégataires, en raison de
-leurMomalkat,
statut ou d'un actejuridique particulier.
sulmans (sëga)H. J'y ai associé en I des espaces dits t,!r,!, frappés d'une interdic-
tion et caractérisant le phénomène de sanctuarisation. On en reparlera avec la
Momlokqt, ceux qni font posséder, les affectataires de tâches particulières. répartition des tenes.
- Jeri, ou les espaces de brousse: On peut regrouper les divers espaces en
Lexique
trois ensembles J ou Gol espace boisé, K deg,l'êtang, les marais ou marigots, L
keur: chef de maisonnée/famille étendue ; borom deuk: chef/maître/
Borom
:
représentant de village ; borom suf le monarque (åør) comme représentant de la
manding, les espaces désertiques avec une pauvre végétation.
tene; borom lèw :
<< propriétaire foncier >> ; borom diebot
: chef de ménage ; J'ajouterai une remarqu€ tirée de travaux de terrain au Sénégal en 1982 et
portant sur la juridicité du régirne ainsi constitué: << l'espace ainsi exploité fait
jabar : épouse ; dom : enfant ; bgaje wa deuk : assernblée des gens du village ;
l'objet d'un double contrôle, technique par le réalisme de l'acte de particularisa-
sam u nak: berger de vaches ; xamb: groupes de travail coopératifvillageois;
tion de l'espace, et social par l'application à cet acte de particularisation de
iara.f: officier royal, adrninistrateur-percepleur et farba, (de far le partisan), la normes culturelles où I'individu s'investit lui-même. Dans I'organisation com-
clientèle politique soutenant le parti au pouvoir auxquels on peut associer les bé-
munautaire, à l'acte individuel d'identificøtion de I'espace s'ajoute I'acte per-
nélrciaires d'apanages royaux '. samba linger: héritiers royaux ; linger: sæur ou
sonnel d'adhésion au groupe. L'íntérêt de I'individu ne peut en aucune manière
tante du souverain, cheftaine des femrnes du royaume ; abakat, I'emprunteur ;
ignorer celui de la communøuté. Le processus de juridicité résulte donc bien de
surga, celui qui est dans un rapport de domesticité, au service de1, jam: source
la combinaison en un même lieu de deux actes þndés chacun sur un type de
de richesse, captif; badolo: sans force, roturier, qui vit de son travail , navetane
: travailleur agricole de I'hivemage (navet, hivemage, saison des pluies). contrôle spécifique. r (DAAO, 1983- p.245)
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LA TERRE DE L'AUTRE LE RÉclME D'AppRopRIATtoN FoNctÈRE <( EN coMMUNS )
La distribution des produits de la terre La deuxième catégorie des transformateurs (d) n'a pas été développée faute
d'informations sur les pratiques à cette époque des différents corps de métiers,
La distribution des produits chez les Wolof a fait I'objet d'un traitement tisserands, travailleurs du bois, forgerons, bijoutiers. On a seulement pris en
systématique dans SDP 1975,p.43171 et ces données ont été reprises dans la compte la relation fondamentale liant le patron (gor), homme libre aux castés
fiche < Le distributeur > du corpus juridique wolof RJW 1976, p.165-178. Ce (nienio).
document décrit en particulier les processus historiques ayant conduit à l'émer- Dans la troisième catégorie on a distingué, par ordre successif d'inter-
gence de réseaux de distribution dans le cadre de l'organisation proto-étatique férence dans la circulation/ distribution, la chefferie originelle (e) sur le modèle
puis la désorganisation des échanges commerciaux internes dans l'économie du lamanat sérer et liant le chef de tene (laman), et les agriculteurs (beykat) par
coloniale. Ce sont en effet ces questions qui ont plus particulièrement retenu un ensemble d'échanges qui assurent une circulation des produits. La deuxième
I'attention des voyageurs européens qui sont nos principales sources. Ce sont catégorie (f¡ conespond aux membres des institutions royales inscrites dans le
ces réseaux dits < complémentaires >>, caractéristiques d'un appareil juridique commerce international : le farba bir keur, est le chef de la maisonnée royale,
où les rapports politiques sont clairement distingués de ceux issus de la parenté, responsable des approvisionnements de la couronne,les alkati sont les percep-
que nous allons privilégier. Du xvlle au xlx" siècle, ces réseaux se complexi- teurs de coutumes pour autoriser le commerce européen et les tiedo la garde
fient comme l'illustrent les récits d'André Brüe, de Le Maire, Labat ou Mollien royale rapprochée, bénéficiant de larges avantages tant pour piller les badolo
(RJW 1976-p. t74lr7s). (paysans sans défense, supra) que pour s'enivrer. La troisième catégorie (g) re-
Le statut des acfeurs de Ia circulation/distribution cense leurs partenaires étrangers, le gouverneur de la colonie, les commerçants
européens (toubab) et les Nar, Maures, réputés pour leurs talents de commer-
T¡,sr-eA.u No 46 çants dans I'import-export et qui seront ultérieurement en partie remplacés par
MATRICE D'ACTEURS TYPIQUES DE LA CIRCULATION/DISTRIBUTION les Libano-Syriens avec le développement de la culture de l'arachide et la "paix
AU XVIIIE SIÈCLE, coloniale".
ROYAUMES DU WALO ET DU CAYOR Le régime juridique de la circulation-distribution
Le contenu des réseaux (* terme utilisé dans les récits de voyages)
Place dans le groupe Réseau d'auto-subsistance : damba = grenier de mil ; sabar : gerbe
dans l'économie
Représentant Intermédiaire Utilisateur -(mil/sorgho) ; dien : poisson séché ; dom guerap* : fruits ; genar = volailles ;
mgobté : récoltes ; xada : la paille.
a bur djawdin Jam Réseau de nécessités sociales (wetji= échanger) : sor, bande de cotonnade,
borom keur borom ntx borom -muten: coton; lam: mil; der: cuír; bay: la chèvre; nak:bovin; dju:
Producteur b
a ß dieul/awo beune ; xandar = parures, habits ; galbq : bracelets de bois ; tégeu: produits
borom deuk xamb forgés. Plus certains légumes exceptionnels.
c
Réseau de prestige : fas : cheval ; ntaké (de tak, le gage nuptial) ou waru-
gor nrcnto -gar, les prestations dotales ; tamaca* : tabac ; loguéné* : produits précieux ;
Transformateur d 6
e n xalis: argent et ses dérivés.
e løman beykat Réseau mercantile (basé sur la vente, djay): barra win* = fer enbane; en-
-dimon* : toile ; cagna* : cire, sandql: gomme, résine ; mat : bois de cons-
truction ;fetal* : fusil de traite ; ndox = eau potable ; gerté : arachides ; ganda
.farba bir keur alkati tiedo
Consommateur f r badolo
a
= bûches ; dugab: mil en sac.
gouvemeur
le sel ; urus* : I'or ; begue unici: ivoire ;
commerçants
v
-moyal,butin, koubal: droit: xorom:
o Réseau monopolistiqve
Þ toubab/nar
de la colonie
de marché, impôt en nature sur les transactions.
Le réseau capitalistique ne semble pas avoir été utilisé jusqu'à la conquête
En colonne, on a introduit dans la catégorie < producteur >, par ordre dé- -coloniale.
croissant d'incidence, des acteurs représentatifs des trois modes de production
royal (a) (åør, souveraín, djawdin, conducteur de travaux ou intendant, iam,
captifs) famitial (b) (borom keur, chef de la maisonnée, borom rux chef de fa'
mille étendue, borom djeul chef de ménage, øwo, première épouse) et villa-
geois (c) (borom deuk, chef de village, xamb, gloupe de travail coopératif)'
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TABLEAU NO 47
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LE RÉctME D'AppRopRrA'LtoN F'oNclÈRE (( EN coMMUNS ))
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220
LE RÉclME D'AppRopRIA'iloN r,oNclÈRft ( EN coMMUNS ))
LA TERRE DÈ L'AUTRE
Lexique des termes nouveaux : dié -- le marché, le lieu où on échange = les se sont successivement rencontrés et progressivement inscrits dans des prin-
wetii;teranga: les devoirs sociaux de l'individu, la considération qui y est as- cipes d'organisation assez unifrés pour qu'on puisse parler d'un régime de ré-
sociée; warougar = l'obligation sociale etjuridique de faire en rapport avec le partition des terres dans chacun des Etats wolof, le royaume du Cayor étant plus
groupe ; woso : l'usage, la coutume ; waral: I'obligation, la garantie i waref = þarticulièrement privilégié puisque c'est là que
j'ai réalisé I'essentiel de mes
l'obligation librement consentie et personnellement contractée. diayukay : le travaux de terrain.
lieu de vente, en général le marché ; wetükuante: échange réciproque, laman = Le modèle originel est le lamanat sérer qu'on peut caractériser, selon une
chef de terce ; mørlo: la réconcili ation; roku: I'arbitage ; weranté: le litige ; terminologie convenue mais guère satisfaisante, comme une chefferie foncière
bax i mam = le bon des ancêtres ; bax i bur: le bon du souverain ;wag i mag= fondée sur la découverte et la première occupation puis I'accueil et I'instal-
lejuste des aînés. lation de migrants. Au moins jusqu'au xvte siècle, ces lamanats constituent la
base de I'organisation sociale, économique et politique de I'Empire du Djolof.
La répartitio¡ dss [s¡¡s5167 La constitution de royaumes indépendants va alors autoriser l'émergence
d'un modèle royal basé sur I'alliance et f interdépendance des grands lamanats
J'ai déjà indiqué que la répartition des terres est, chez les Wolof, la part la et sur la réservation des terres inoccupées (constitution du momel u bur, posses-
plus sophistiquée d'un développement institutionnel remarquable qui s'étire au sions du souverain) dans I'interstice des chefferies foncières. Puis, à la flrn du
moins sur six siècles et dont on ne devine pas qu'il soit disparu, voire même xvile siècle et en particulier sous I'effet de la traite européenne l6e, les pouvoirs
qu'il puisse disparaître puisqu'avec la Loi sur le domaine national de 1964 por- centraux se renforcent, virent à l'autocratie et à I'arbitraire et entrent en concur-
t-t rèfot-. foncière, lê dispositif endogène a été prorogé par l'iltat du Sénégal rence avec les nouveaux pouvoirs musulmans qui émergent dans la région. Une
et qu'il continue à proposer des solutions aux acteurs locaux. administration royale dont on a repéré les interventions dans le paragraphe pré-
Sans doute la période coloniale a-t-elle introduit un modèle concunent basé cédent se généralise et tente d'imposer par la conquête et la dépossession un
sur le droit de propriété privée, afücle 544 d'un Code civil qui, lui-même, fut monopole foncier royal, ce qui n'aboutira pas en raison de la résistance achar-
officiellement introduit en 1830 au Sénégal et dépendances 168. Si la tentative née tant des chefs de terres que des paysans qui, de plus en plus souvent, vont
de généralisation de la propriété se révélera un échec, les effets délétères des se convertir à I'lslam et trouver auprès des marabouts (serigni) les défenseurs
politiques coloniales, en particulier son refus obstiné de reconnaître I'impact de leurs intérêts de travailleurs libres de la terre.
des régimes fonciers locaux en raison d'une prétention à I'universalité de son Le troisième modèle est donc constitué initialement de < domaines de chari-
droit, vont retirer aux acteurs la capacitê d'adaptation dont ils disposaient aupa- tê>> (lèw u sarax) affectés par les souverains au profit de ceux de leurs mara-
ravant, sans rompre toutefois tout dynamisme, grâce à la monoculture de bouts employés dans l'administration et qu'ils entendaient récompenser. De tels
I'arachide qui va assurer la reproduction du régime foncier sur une hybridation domaines où le titulaire n'est en principe qu'un maître de la terre vont ensuite
des formes locales à très large échelle. se multiplier sur le modèle du lamanat, surtout sur les zones frontières Puis,
Au terme de la période pré-coloniale, dans la seconde moitié du xx" siècle, sans doute sous I'influence maure puis toucouleur, un idéal de théocratie isla-
le régime de répartition des terres est construit à partir de trois modèles qui' se- mique tenta de prendre forme, gênêra guerres et destructions et ne fut arrêté au
lon le principe de la complémentarité des différences, se sont ajustés les uns milieu du xtxe siècle que par la pax gallica, la paix française, au profit d'un
aux autres non Sans violences mais en négociant une interdépendance entre ac- pouvoir colonial qui entendait rafler la mise foncière mais ne fut finalement
teurs et facteurs qui assurait la stabilité de l'architecture sociale. Ce qui fonde guère plus heureux que ses prédécesseurs pour des raisons que nous découvri-
cette interdépendance c'est une idéologie communautaire, celle du partage, rons dans la troisième partie de cet ouvrage en parlant de la réforme foncière
mbok, qui veut dire aussi être apparenté. Dans le domaine de la répartition des sénégalaise de 1964.
terres, 1es acteurs partagent quelques représentations centrales, celle de C'est donc cette interdépendance des solutions que nous allons découvrir
I'autorité autour de la notion de représentant (borom), celle de I'espace appré- dans les tableaux suivants dont on ne saurait exploiter entièrement la richesse,
hendé principalement à partir d'une représentation topocentrique et celle de la en renvoyant faute de place le chercheur aux documents de réference.
richessè (djur) au service du collectif. L'histoire politique cornme les modes de
transferts de l'autorité sur la terre (TAE 1970) illustrent le fait que trois modè- Les acfeurs de la répartition des ferres
Les définitions des catégories de base ont été données dans le chapitre 3. H
167. Mes sourccs principalcs sont le corpus juridiquc wolof rédigé avec Mamadou Niang en 1969 désigne les hommes et T les terres. En gris foncé le modèle lamanal originel et
ct révisé ultéricurement (RJw 1976), ma thèse de doctorat en droit sFDR 1970 et < Le sys- en grisé clair la réponse maraboutique. Les autres cellules relèvent du modèle
tème de répartition des terrcs chez les wolof ruraux de I'ancien foyaume du cayor (Républi-
quc du Sénégal) in SRT 1973, p.40-65.
168. ÉticnneLEROy,<LecodecivilauSénógaloulevertiged'lcare>, jnMichelDoUcETetJac-
ques VANDERLTNDEN (dir.), La réception des sysîèmes juridiques ; implantation et destins, 169. Éticnnc LE RoY, ( Mfhcs, violenccs ct pouvoirs, lc Sénógal dans la traitc nógriòrc >r, Politi-
Bruylant, Bruxelles, 1994, p. 29 l -330. que africaine, n' 7, I 98 I , p. 52-79.
monarchique classique (xvltf -xtx'siècle). Pour < seigneur de terre >> on dis- Le régime de répartition des ferres
tingue trois échelles: du souverain l), du premier cercle 2) et du second cercle
3) de ses parents et grands officiers. La ligne < maître de tene >r/monarchie cor- \()
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respond à l'implantation de domaines royaux et de paysans libres sur des terres 'sF
non encore réservées. ai> >
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TABLEAU NO 49 Þ
MATRIcE DES STATUTS D,ACTEURS DE LA RÉPARTITION CHEZ LES WOLOF H
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Seugtef ddjawdin
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monarchie &v É .v .v
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Lexique : lamqn = chef /prête de terre suite à un feu de brousse ; cheix : f¡¡
ü !
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vateurs (serign au sing.) ; linguère, sæur ou tante du souverain, cheftaine des o 6 €o
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femmes du royaume, bénéficiaire d'un apanage particulier ; kangam: chef ter- O
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ritorial ou de circonscription ; djaraf : représentant des hommes libres, admi t-.
nistrateur central (équivalent à un premier ministre) ou local ; laman rock: È- Êa
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chefde terre par la hache lourde de bucheronnage; seugtef: héritier présomp- rì Ë èo x
tit bénéficiaire d'apanage; djawdin: représentant des lamans au conseil de
gouvemement; borom day : maître de terre par le feu courant, statut du laman c.l îa \tr)\Ol\æ o\
dans ses relations avec le borom ngødyo ; borom léw, maître par le pointu du Ëo
sabot du cheval, responsable d'une circonscription administrative chargé de
ËB
õF <J< Qt¡l ÞV A-r¡ìd-
l'exploitation d'un domaine royal (distinguer par l'accentuation du borom lèw,
< propriétaire > ci-dessus) ; borom ngadyo : maître par la hache légère
d'essartage sur une surface déjà dégagée par I'incendie primordial ; borom dok
: maître par la découpure, paysan libre bénéficiaire de droits délégués par une
autorité supérieure.
onon sr soclÉtÉ, vol-. 54, 20l I onorr er socrÉrp, vol-. 54, 20l l
224 225
f, -
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r-l TABLEAU NO 50 E
MATRICE DU RÉGIME JURIDIQUE CHEZ LES WOLOF, MILIEU XIXE SIÈCLE E
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o Statuts Serfac tol Lingère Seugtef B. dok Djaraf Kangam Djawdin B. nga
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Terres UI VI VI IX VI VI VI IX
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1 dok A ngadyo
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L 2 lèw u bur lèw u bur gormom léw u wé léw u wé dok B
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-1 s¿ìrax dok B
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5 tol alarba
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U 6 robukay
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LA TERRE DE L,AUTRE LE RÉctME D'AppRopRtATtoN I.ÐNC¡ÈRE ( EN coMMUNs >
après un feu courant et servant à désigner la partie du lamanat attribuée à un mi- Tesr-e.qu No 5l
grant dans le cadre d'un rapport d'hospitalité et d'une alliance à la fois politique, PnocÉounps D'AJUSTEMENTS DANs LA RÉpARTrrroN DES TERRES cHEz LES
juridique et mystique avec le chef de terre. WoLoF, MILIEU XIxE SIÈCLE
Ces termes sont décrits et analysés dans les fiches spécialisées du corpusjuri- (20 rennn, PnnsrenoNs)
dique wolof RJW 1976. Ce document fait êtat de données portant sur les pério-
Ndalu/ Sedale/
des ultérieures des xtx" et xx" siècle, présentées en fiches auxquelles nous ren- Sedo/ Assaka/ Ate/
cc quc paic partage entrc
voyons le lecteur. Il restitue également la complexité de régimes juridiques que partagc dîme
I'hébcrgé
jugement
plusicurs
nous ne pouvons qu'approcher, faute de place.
en nature ha-
possibilités affectation
Modalités d'ajustemenfs au sern du régime de répartition des ferres Nature en naturc dition- symbolique
d'appcl dcs cspaccs
ncllcmcnt
transmission ajustement
don gratuit action en étåblissement NSP: ne sais pas. La littérature des voyages n'est pas assez précise pour
Naturc pa|l.t./ des droits de
conditionnel justicc d'un étranger pouvoir répondre à cette question. De manière plus générale, l'effet d'induction
matrilinéairc culture
de la documentation dans les cinq régimes juridiques d'ajustement doit être pris
fonction de plus pour une tentative d'illustrer tant la cohérence que la richesse des données
gérant du substitution
transfert
décision
bomage +/- mobilisables que I'exactitude de chaque donnée considérée. Je reprendrai ce
Objet patrimoinc d'une tene à conciliation/ point en conclusion au chapitre.
des droits sommaire
commun au une âutre réconciliation
collectif
L'héritage des terres. Les Wolof connaissaient un système bilatéral de pa-
renté par le cordon du pantalon du père @enyo) et par le sein de la mère (men)
demande
borom keur/ présentee par
qui donnait naissance à un régime successoral bilinéaire privilégiant initiale-
Responsablc chef horom keur horom keur borom keur ment la ligne maternelle dans le système sérer du lamanat et aboutissant actuel-
ardo, forba,
de famille
etc.* lement à un régime paraissant intégralement patrilinéaire sous l'influence de
dom u bay
I'Islam et sans doute de l'économie et de la législation modemes. Au milieu du
(enfants borom auhes xtx" siècle, au moment où I'islamisation va se généraliser pour répondre au défi
Partics patcmcls) diebot et horom k¿ur les parties éhangers colonial, on peut considérer que I'héritage des terres est très majoritairement
(+ neveux voisins ou migrants
patrilinéaire car le principe de base est que les richesses se transmettent par les
utérins ?)
hommes et les fonctions politiques et religieuses par les femmes. Mais la logi-
rétablir les que originelle d'une transmission < à cause de vie > fait que ce sont des fonctions
mom droits à la acquisition de la
Effcb
/possession récolte
définitif rapports
< nationalité > et des responsabilités de gestion de ces ressotuces et non des < biens >r qui sont
sociaux hansmis. Ainsi, si le lamanat semble rester matrilinéaire jusqu'aux années
1960, ailleurs les deux principes de transmission se concurrencent selon des
onorr ¡r soclÉtÉ, vol-. 54, 2ol l onorr Er socrÉrÉ, voL. 54, 20l l
228 229
LA TERRE DE L'AUTRE LE RÉctME D'AppRopn¡¡TtoN ¡ot,¡clÈnE ( EN coMMUNs )
modalités qu'analysait Michel Alliot dans les années 1950 170 pour leurs voisins vilégient d'abord la prévention puis la négociation de la solution, le conflit
était
Sérer et Al Pular. Enfin, les femmes ne sont pas exclues systématiquement des traité dans toute sa rigueur avec des régimes de preuves particulièrement horri-
fonctions de gestion foncière. La linguère, sæur ou tante du roi, a une respon- bles pour ceux qui s'enferraient dans la conflictualité.
sabilité notable dans le système et des entretiens de terrain parlent de femmes Les normes réglementaires. J'ai pris les procédures de délimitation tenito-
comme << borom lèw >, << propriétaires >r, responsables foncières, en cas riale comme exemple d'une intervention d'une administration déjà profession-
d' absence d'héritier masculin. nalisée et ayant des responsabilités importantes dans les affaires foncières. Les
Les normes acquisitives. Si les ventes sont impossibles parce que contrai- récits de voyages ne permettent que de se faire une idée vague de I'intervention
res au principe exo-inaliénabilité, les terres circulent, ne seraient-ce que poì¡r de ces administrateurs surtout connus à propos des abus liés à la perception des
ajuster I'offre de travail et la demande de terres au sein de chaque famille droits de commefcer dits << coutumes >. Une autre difficulté tient au fait que le
cornme unité de production. Après une période de croissance des besoins ali- ¡¿vail écrit de I'administration se faisait en arabe et que cet arabe était surtout
mentaires donc fonciers correspondant à la procréation puis une stabilisation oratiqué par les marabouts qui, selon les périodes de l'histoire, étaient dévoués
d'une capacité maximale de production, les jeunes chefs de famille prennent äux souverains ou stratèges de leur chute. De nouveaux travaux sont donc, ici
leur autonomie et le chef de maisonnée se retrouve sans force de travail, voire aussi, nécessaires'
sans terres si chacun des héritiers a pris la responsabilité exclusive des terres
qu'il cultive. En outre les contraintes des cycles de production supposent Conclusion à la section trois
d'adapter non seulement les surfaces mais aussi les types de sols (supra, exploi-
Cette monographie d'une quinzaine de pages consacrées aux \Volof peine
tation des sols). Les systèmes d'échanges sont donc indispensables. Ils peuvent
évidemment à rendre justice de la complexité de cette société et de ses rapports
se présenter sous forme de prêts sans conditions ou conditionnels et d'échanges
à la terre. On a accepté dès les premières lignes d'en retenir le caractère illustra-
pluì ou moins réciproques et plus ou moins gratuits.
Les normes translatives. Pour nous, modemes, I'idée de gratuité associée à
tif d'un certain type de société et de la manière de traiter I'appropriation en
commun des ressources foncières là où l'appareillage juridique est déjà spécia-
la terre semble une hérésie et le célèbre < Essai sur le don > de Marcel Mauss a
lisé. Je n'ai pas hésité à reconnaître les limites de mon propos et donc I'intérêt
quelque difficulté à échapper à la logique du marché et de l'échange généralisé
d'approfondir cette recherche en lui accordant le temps et la place nécessaires à
ainsi que je I'ai exploré à propos de l'apparition des contrats fonciers au Séné-
gal, à la fin du xlxe siècle et sous I'impact de l'économie arachidière, donc du
un bon traitement. En outre, il y a un problème que je ne maîtrise encore
l7l. J'avais souligné que cette qu'imparfaitement, la relation entre exploitation des sols et répartition des ter-
marché généralisé économie nouvelle des
res au quotidien, donc le passage à l'échelle du village entre l'inteme et
contrats se situait dans une logique qui préfère le partage à l'échange : << le par-
I'externe, et réciproquement. L'externalité des rapports fonciers est liée à
tage est un donné ou un déjà acquis alors que l'ëchange est mouvemen4 ouver-
l'existence d'un pouvoir politique, même sous la forme de cet < empire seg-
ture et prise de risque. La notion de partage implique aussi la pluralité par
mentaire r> qu'était le Djolof avant 1566. C'est donc le degréd'emprise croissant
l'ídée de division et I'unité par le référent commun, I'unité étant dépendante de
des appareili de pouvoiis, d'abord de proto-États puis de l'État colonial qui va
la pluralitë et non pos,ëe d'entrée de jeu comme dqns les pensées monologi-
marquer l'extension progressive de la repartition des terres et la réduction paral-
ques. )) (2007, p. 67)
lèle de I'impact de I'exploitation des sols à la seule fonction économique puis à la
Justice et règlement des différends. Avec Les Africains et I'institution de
production alimentaire. Le vrai critère de développement des appareils juridiques
la justice, (Paris, Dalloz,2004),j'avais tenté de relever l'image de la justice en
des sociétés africaines se situe donc dans I'orbite du politique.
Afrique en réduisant I'ethnocentrisme qui est associé à I'image de la palabre
d'une part, de son inationalité de I'autre. Les Wolof soulignent que I'idéal est
de ramener les rapports sociaux à l'état antérieur au conflit. Ils'ne mésesti- Conclusion au chap¡tre 4
maient pas le rôle innovant du conflit mais c'était la pacification de la société
qui représentait, dans le contexte de l'époque, ce qu'on pourrait dénommer
Qu'ont en commun les Nuer, les Fang et les Wolof ? Au-delà de quelques
avec les mots de maintenant << le bien commun > absolu. Si les procédures pri- apparences qui paraissent rapidement secondaires (habiter le même continent,
partager quelques traits physiques, connaître des modes de production valori-
sant I'autosubsistance) leurs réponses institutionnelles sont d'une grande diver-
170. Michel ALLtor, < Les résistances traditionnelles au droit modeme dans les États d'Afrique
francophone et à Madagascar >, rn Jean PoIRIER (êd), Éudes de droit africain et de droit sité, et encore n'ai-je pas épuisé leur complexité. Je voudrais ici souligner la
malgache, Cujas, Paris, 1964, p.235-256. double originalité que nous avons progressivement reconnue ensemble. Tout
I 71. Éticnne LE Roy, << Formes ct raisons de la place marginale dcs contrats dans les "accords juri- d'abord les differences affectent les sociétés entre elles. Ce n'est pas parce
diquemcnt validés" en Afriquc noire >, in Sandrine CHASSAcNARD-PINET et David Hlnz qu'elles sont africaines que ces sociétés ses ressemblent ou se differencient. C'est
(éds.), Approche critique de la contractualisation,LGDI, Paris,2007, coll. < Droit et société.
Recherches et travaux >, I 6, p. 49-ó8.
parce qu'elles choisissent de traiter en commìrns leurs ressources et de leur faire
servir des fins communes, propres à chaque société à chaque moment de son
histoire. De ce fait, comme je I'explique à propos de la parenté dans Le jeu des
lois (Le Roy, 1999) il y a moins de différence entre les communautés taisibles
picardes du Vermandois et les Wolof au xvue siècle qu'entre ces communautés
taisibles et les villages picards contemporains. Car, d'autre part, les différences
affectent les rapports de ces sociétés avec nos pfopres sociétés non sur le mode Gonclusion à la deuxième part¡e
de l'absence, de la carence ou du manque, mais de I'altérité. Elles font autre-
ment, avec des réponses qui sont au moins aussi complexes, sinon plus, que
celles que nous mettons en æuvre dans des registres similaires en Europe. D'un Cette restitution d'une démarche théorique vieille de quarante ans a finale-
point de vue anthropologique, les réponses foncières que nous avons illushées ment subi l'épreuve de I'exhumation d'une manière satisfaisante non pour sa-
sont au moins aussi sophistiquées que celles qu'ont proposées puis imposées les tisfaire 1'ego de I'inventeur mais pour répondre aux exigences d'une scientifici-
sociétés occidentales (infra,3" partie), sophistication que nous allons devoir té contemporaine qui accepte plusieurs visions d'un même problème à condi-
apprendre à redécouvrir, développement durable oblige, ce qui nous conduira à tion que la topologie de la recherche en ait été constamment maîtrisée, donc
la quatrième partie de cet ouvrage. que la démarche soit réplicable.
La nécessité de faire tenir en une centaine de pages des résultats dont le vo-
lume simplement écrit est dix fois plus important a conduit à réduire le nombre
de sociétés explorées et, pour chacune, à concentrer la restitution sur une pré-
sentation de données seulement remises dans leur contexte mais non approfon-
dies. Je m'en suis tenu à trois obligations.
La première obligation du chercheur est de faire prendre conscience que des
données existent et qu'elles sont interprétables à condition de disposer d'un ca-
dre théorique à la hauteur non des a.mbitions du chercheur mais de la complexi-
té des données. J'avoue qu'ici mon expérience de la fouille archéologique m'a
été précieuse puisqu'il faut donner à voir ce qu'on ne peut saisir que si le cher-
cheur pose < décisoirement > qu'il y a matière à voir et système à percevoir.
J'avoue également que I'expérience anthropologique du << décentrement >> à
l'égard de ma propre culture, et en particulier de ma formation juridique, a été
dès les années 1960 déterminante.
La deuxième obligation du chercheur est ensuite de faire prendre au sérieux
ces résultats sans pour cela succomber au scientisme ou au formalisme quantita-
tif. J'ai procédé ici comme le pêcheur qui amorce puis joue avec sa ligne, son
flotteur, son appât pour attirer son poisson, le lecteur. J'ai ainsi volontairement
< oublié > certaines questions qui pouvaient décourager le néophyte et que le spé-
cialiste pourra ultérieurement retrouver. Je pense en particulier à deux questions.
La première est la place de la sacralité de la terre et des cultes chtoniens, plus gé-
néralement des alliances sacrificielles. Sans doute cela relève-t-il d'une anth'ropo-
logie plus religieuse que juridique mais ce type d'argument n'est maintenant plus
recevable puisque nous sornmes en face de faits sociaux totaux. Au vrai, il est ex-
hêmement difficile d'en parler car les informations sont si indirectes, ( rappor-
tées >r et souvent décontextualisées qu'on peut affrrmer que ces questions sont
incontoumables sans être capables d'en prendre vraiment la mesure. Une autre
question que j'ai négligée conceme les procédures de codage des données, donc
des modèles afin de saisir chaque donnée, de I'enregistrer puis de pouvoir lui
faire subir tous les traitements que la logique formelle autorise selon la concep-
tion d'André Régnier (supra,Introduction 2" partíe).
Troisième part¡e
triptyque de I'usus, dufrucas et de I'abusus qui traduisait < la mystique La seconde explication est, elle, davantage associée à un souci de rationali-
de I'omnipotence du propri'ëtairet72. > sation et de simplification du régime foncier de I'Ancien régime. Comme on le
retrouvera plus loin, à propos du régime féodal français, les droits sw la terre et
Cette mystique va effectivement marquer tout I'imaginaire du xlx" siècle et étaient partagés entre une multiplicité d'ayants droit entraînant
ses r€ssources
d'une partie du XX". Et ce n'est pas seulement la littérature juridique qu'on pour- une grande insécurité juridique.
ainsi
rait convoquer ici, mais la littérature générale et en particulier Balzac, Stendhal,
C'est donc la réinvention du propriétaire qui est le grand apport de la pé-
Martin du Gard, Mauriac ou Giono. Avec finalement cette conviction dont se fait
riode révolutionnaire et qui sera consacré en 1804 dans I'article 537 CC sous la
l'écho la Révolution nationale sous Vichy que seule << la terre ne ment pqß D,
formule des << particuliers qui ont la libre disposition des biens qui leur appar-
donc que le présent et I'avenir de la société reposent sur la propriété, voire sur le
fiennent... >. Comme le remarque Gérard Beaur parlant de l'æuvre révolution-
propriétaire foncier. Perspective rétrospectivement peu exaltante !
îaitet73, << qvant qu'un nouvel éclatement n'intervienne plus tard, elle a redé-
Ces explications et les représentations qui les sous-tendent relèvent de la
couvert le droit de propriété, elle I'a concentré entre les mains d'une personne
mythologie et la conclusion de I'auteur est sans appel. Notons tout d'abord que
unique et I'a ainsi consolidé. Quoi de plus normal pour une société qui a érigé
I'exercice du droit de propriété est encadré par la loi : article 544 CC << la pro-
la propriété en droit inviolqble et sqcré et en afait un des píliers de la nouvelle
priété est le droit de jouir et de disposer des choses de lu manière la plus abso-
sociétë >t1a-
lue pourvu qu'on n'en føsse pas un usage prohíhé par lø Ioí ou par les règle-
La propriété privée, pilier de la nouvelle société moderne va être effective-
ments Ð. Et si nombre d'auteurs, libéraux en particulier, s'en désolent, les régle-
rnent une des lignes de force de cette partie qui ne se contentera pas de raviver
mentations n'ont fait que se multiplier, que ce soit en milieu urbain où la régle-
quelques vieux souvenirs des cours de droit privé consacrés aux biens, mais va
mentation est tatillonne et en milieux ruaux où les problématiques de dévelop-
approfondir des travaux antérieurs mettant en évidence le rapport étroit entre
pement durable généralisent le respect de normes environnementales contrai-
I'invention de la propriété et le développement du capitalisme via le marché
gnantes. Si elle fut absolue, la propriété du sol ne l'est plus, sur ce point les avis
généralisé.
convergent. Mais le fut-elle un jour ? Mais comment aborder cette relation, en évitant la fausse querelle de l'æuf
Relevons d'abord, comme Joseph Comby, le caractère amphigourique de la
et de la poule, c'est-à-dire de surdéterminer deux facteurs interdépendants, le
formule < de la manière la plus absolue, > comme si un << plus > était néces- marché et la propriété ?
saire au caractère absolu que le dictionnaire définit comme < ce qui ne com- Depuis au moins le début de la période coloniale modeme, donc la seconde
porte ni restrictions ni réserves >. Comme Joseph Comby, on pense à Coluche
moitié du xtxe siècle, on a considéré que la propriété était, en soi, un facteur de
commentant la prétention d'une poudre à laver le linge << plus blanc que
civilisation l7s s1 qus c'était le moyen le plus direct pour généraliser le marché
blanc >. << C'est quoi un tissu plus blanc que blanc, s'íntenoge l'humoriste pour et, par là, le capitalisme comme condition centrale d'une économie < mo-
répondre, ça doit être transparent > (Comby, op. cit., p. l3). Dans l'article 544
derne > et d'un Etat développé. Si les Anglais ont pensé la propriété en terme
CC transparaît donc sinon une revendication, au moins une aspiration. Selon de < moralité des institutions britanniques>> (infra), dans leurs colonies africai
notre auteur, << la propriété absolue n'aurø jamais été qu'une aspiration. Elle nes, les Français ont supposé que, par la propriété privée, ils allaient introduire
ne peut s'inscrire dans la réalité car I'espace n'est pas un objet. Il n'est qu'un
< la civilisation )) et les conditions du marché et qu'en imposant directement
lieu où s'exercent des droits > (idem, p. l7).
Mais une aspiration à quoi ? En fait nous en voyons au moins deux.
(par I'obligation de I'immatriculation) ou indirectement þar le régime de la
domanialité à la française) la propriété par des réformes foncières on aboutirait
La première est associée explicitement à la première rédaction de l'article nécessairement à une généralisation de la propriété privée, puis, par voie de
17 de la déclaration des droits de I'homme et du citoyen du 26 août 1789 dont
conséquence, du marché capitaliste.
on a déjà parlé et qui a pour objet de protéger les citoyens contre I'arbitraire de Or cette proposition n'est pas vérifiée ni en théorie ni par les précédents his-
l'administration royale. La version originale emploie le pluriel < les propriëtés toriques européens. On doit donc se demander si l'inverse ne serait pas préféra-
étant un droit inviolqble et sacré > là où, avec I'article 16 de la déclaration du ble à explorer : ce serait la généralisation du marché qui entrainerait celle de
24 juín 1793, on réintroduira un concept plus philosophique : < le droit de pro-
priété est celui qui appartient ò tout citoyen dejouir et de disposer à son gré de
173. Et sous réserve de supposcr avcc < rcdécouverte )) une répétition là où il y a cn partic invcn-
ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie >. Cette tion, cn particulicr à l'égard du modèlc romain (voir infra). Sur toutcs ces qucstions on lira
formulation deviendra ensuite la définition commune, après la fameuse < cor- avec bonheur I'ouvragc très complémentaire, publié après la rédaction dc ccttc partic, et que
rection de la faute d'orthographe > de 1789 (supra et Comby, idem,p. l2). j'exploiterai occasionncllsmcnt, de Gérard CHoUQUET, La terre dans le monde romain, an-
thropologie, droit, gëographie, Éditions Errances, Paris, 2010.
174. Gérard BEAUR, ( L'accession à la propriété en 1789 >, ¡r¡ Christian ATIAS e¡ al., Un droit in-
violable et sacré, la propriété, op. cit., p. 29.
172. Joscph CoMBY, < L'impossible propriété absolue )), ¿r¡ Christian ATIAS e, al., Un droit invio- 175. Selon le présupposó cthnocentrique de l'époque, la civilisation est cellc dcs nations colonialcs
Iable et sacrë, la propriété, ADEF, Paris, I 99 l, p. I 6. et repose sur trois pilicrs, l'ótatisme, le capitalisme et I'individualismc.
nnolr er socrÉrÉ, vol. 54, 20t I 239 onolr pr soctÉrÉ, vol. 54, 20l I
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LA TDRRE DE L'AUTRE