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13/06/2020 Cor.Metaphys1.

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La réflexion philosophique nous détache - t - elle du monde ?

PLATON rapporte dans le Théétète (Théétète. 174 a) que le philosophe et astronome THALES,
considérant la marche des étoiles, le soir dans son jardin, se serait précipité tête la première dans
un puits à ses pieds qu'il n'aurait pas vu. Sa servante a beau jeu de lui remontrer qu'il ne sert de
rien de passer son temps la tête dans les nuées si cela se fait au détriment du sens de la réalité.
L'anecdote est significative des conséquences prêtées à la réflexion philosophique : attachement
à des objets de spéculation en eux - mêmes inintéressants pour la vie quotidienne : le cours des
étoiles n'est pas le cours des affaires ; renversement du sens des valeurs : le futile est pris pour
l'essentiel ; renversement du temps social puisque le philosophe vit la nuit tandis que se repose
l'homme de l'action ; retour inévitable et douloureux à une réalité omniprésente. Il faudrait pour
compléter le tableau que le philosophe a longtemps été un oisif, un privilégié préservé, par son
statut social et ses revenus, de l'impécuniosité. Mais il s'agit d'une anecdote. Au - delà de ses
traits plaisants, il convient de s'interroger sur la fidélité et l'exactitude de ce portrait de la
réflexion philosophique.

Peut - on définir la réflexion philosophique, en elle - même ou par ses effets, par le détachement
du monde, - et d'ailleurs : de quel monde ?

La réflexion philosophique apparaît conne un détachement du monde en cela qu'elle est apparue
comme une fuite, un refuge contre les désagréments du seul monde tenu pour réel : le monde de
la quotidienneté, le monde des affaires, du monde de la nature et des affections corporelles.

La réflexion philosophique parce qu'elle est recherche de la vérité est détachement du monde de
l'opinion, des croyances et des superstitions qui font souffrir l'homme. Elle conduit à se
déprendre du monde commun, des opinions reçues et que tous partagent. La recherche de la
vérité est donc un détachement à l'égard de l'opinion mais aussi de la plupart des hommes :
vouloir le vrai, c'est ne pas vouloir le vrai des autres hommes. La force d'esprit est force de
caractère puisque se condamne à l'isolement celui qui refuse la vérité héritée des anciens et du
milieu. SOCRATE le paiera de sa vie qui suit la voie de son démon plutôt que celle des
athéniens.

La réflexion philosophique est incompatible avec les impératifs de la vie sociale. Parce qu'elle
est une réflexion sur les premières causes et les premiers principes créateurs de l'univers, sur la
manière de vivre humainement, la réflexion philosophique requiert un temps et un espace qui ne
s'accommodent que difficilement avec les exigences du monde de la vie sociale. La vie sociale
exige que l'on agisse, que l'on agisse avec promptitude et assurance. Rien n'est plus éloigné de la
réflexion philosophique qui, parce qu'elle est réflexion, prend de la distance. Ainsi,
DESCARTES vit aux Pays - Bas : "(…) parmi la foule d'un grand peuple fort actif et plus
soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui" (Discours de la méthode. III)1
comme il s'est enfermé seul dans un poêle, où il avait : "(…) tout loisir de m'entretenir de mes
[ses] pensées" (Discours de la méthode. II)2. La solitude et le retrait nécessaires à la réflexion
philosophique sont d'abord un désoeuvrement : la réflexion philosophique n'est possible que par
une prise de distance à l'égard des activités productives.

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La réflexion philosophique requiert une prise de distance par rapport à la vie des affaires. Le
réflexion philosophique porte à préférer la recherche de la vérité à la satisfaction des intérêts. Le
philosophe est présenté comme un oisif, insouciant et détaché de toute préoccupation matérielle.
ARISTOTE rappelle que la philosophie est née dans la caste des prêtres en Egypte
(Métaphysique. A, 1, 20 sq). Des hommes privilégiés, jouissant de revenus sûrs et confortables,
peuvent s'adonner à une spéculation désoeuvrée. Mais ce sont des prêtres qui inaugurèrent cette
réflexion : un détachement des affaires de ce monde est une condition de la réflexion
philosophique, mais aussi un détachement de ce monde. ARISTOPHANE peindra SOCRATE
suspendu dans un panier et méditant sur les choses divines (Les nuées).

La réflexion philosophique serait un mouvement de fuite envers un monde trop difficile à vivre, -
que cette fuite soit voulue comme celle de DESCARTES ou qu'elle soit implicite et involontaire
mais non moins réelle. Cependant le réel a ses pesanteurs et THALES tombe dans le puits : la
réflexion philosophique peut - elle vraiment détacher de ce monde ?

Le détachement auquel peut d'abord porter la réflexion philosophique n'est qu'un premier
moment. Ainsi l'anecdote du Théétète serait incomplète si elle oubliait de mentionner que
THALES s'enrichit considérablement pour avoir su, grâce à ses connaissances en astronomie,
prévoir une abondante récolte d'olives et ainsi d'acheter à l'avance des amphores pour en contenir
l'huile. De la spéculation à la spéculation financière… L'anecdote fait justice à la réflexion
philosophique.

La réflexion philosophique n'oublie pas de transformer le monde. La politique demeure chez


ARISTOTE la discipline architectonique des sciences de l'action. N'est retenu de l'Allégorie de
la Caverne (PLATON. République. VII) que le mouvement d'ascension vers les Idées à partir des
choses éphémères du monde sensible. La réflexion philosophique culminerait dans la
contemplation de l'Idée du Bien. C'est oublier qu'il faut, selon la même allégorie, revenir dans la
Caverne pour éclaire ses compagnons. La spéculation philosophique s'achève en action politique.
Et MARX s'en souviendra dans l'Idéologie Allemande : la XIe Thèse sur FEUERBACH
demande que la philosophie cesse d'interpréter le monde afin de le transformer. Le monde
politique n'est pas oubliée dans l'exercice de réflexion demandé par la philosophie.

La réflexion philosophique est attachement au monde des hommes. La réflexion philosophique


est aussi une immersion parmi les hommes : elle n'écarte pas des hommes. Tout au contraire, les
stoïciens professaient, les cyniques vivaient dans la Cité. Pourquoi DIOGENE aurait - il fait
montre d'insolence envers ALEXANDRE s'il n'en espérait pas quelque amélioration ? La
réflexion philosophique a un rôle éducatif, moral et social : l'Académie, le Lycée, le Portique, et
même le Jardin, sont des Ecoles où la philosophie étaient oeuvre commune. La réflexion
philosophique pour s'exercer solitairement ne cherche pas l'isolement ; pour être oeuvre
personnelle, elle n'est pas l'oeuvre d'une personne seule.

La réflexion philosophique peut amorcer une transformation du monde de la nature. Les plus
utiles et les plus remarquables applications techniques sont souvent les résultats de réflexions
lointaines. COMTE rapporte le propos de CONDORCET selon qui plus d'un navigateur en péril
doit la vie sauve aux calculs sur la longitude, applications précieuses de très anciennes
spéculations sur les sections coniques (Cours de philosophie positive. 2ème Leçon3 ). Les
spéculations de DESCARTES, même avec ce qu'elles ont parfois de saugrenu, ont néanmoins
proposée une formulation du principe d'inertie.
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Cependant, cet intérêt pour le monde est davantage le fait de philosophes, et encore dans
l'acception très large que ce mot pouvait avoir jusqu'au XVIIe s., que de la réflexion
philosophique. N'est - il pas de la vocation de la réflexion philosophique elle - même de nous
détacher du monde ?

Le détachement n'est pas le renoncement, ni la fuite, ni l'indifférence. Voir les choses avec
détachement, c'est savoir rompre avec ce qui nous retient en elles et avec ce qui nous retient de
les voir et de les comprendre. Elle est donc un retard, une mise à distance et une suspension.

La réflexion philosophique parce qu'elle porte sur le sens de la destinée humaine, sur la manière
de conduire sa vie requiert une prise de distance envers les impulsions du corps et les contraintes
inévitables du monde de la nature. La réflexion philosophique retarde : elle diffère le moment
d'agir ; elle retarde le moment de s'exercer jusqu'à ce que puisse régner la raison maîtresse. Le
philosophe en méditation de REMBRANDT est un austère vieillard. DESCARTES attend sa
quarantième année pour publier le Discours de la méthode et le début de la Première Méditation
éclaire par d'autres raisons que la prudence ce choix. L'âge a ses contraintes qui ne favorisent pas
toujours une réflexion sereine : les passions, les ambitions entravent l'exercice d'une libre
réflexion. Mais avec l'âge mûr arrivent aussi le renoncement et l'indifférence prêtés à la sagesse.
La réflexion philosophique devient alors abandon d'un monde trop pénible à vivre, trop
embarrassant.

Si, avec LUCRECE, celui qui réfléchit philosophiquement peut s'exclamer : "Suave mari
magno", ce n'est pas pour renoncer au monde, ni toujours pour s'en protéger dans un mouvement
de fuite frileux et peureux. Le détachement est recul pour se déprendre de la conviction du sens
ordinairement attribué aux faits du monde. Participer au cours du monde, ce n'est pas être
immergé mais s'immerger. "Nous sommes embarqués" relevait PASCAL, - encore y a - t - il plus
d'un poste dans un navire. Savoir celui qui nous permettra de vivre avec lucidité, - sinon avec
bonheur -, le choisir et s'y tenir par après, telle est l'ambition de la réflexion philosophique.

La réflexion philosophique est donc moins un détachement qu'une suspension. L'examen des
vérités reçues doit se faire semel in vita, dit DESCARTES. Le détachement est absolu mais il est
provisoire dans le temps et limité dans ses objectifs. La réflexion est philosophique : elle est
méditée et préméditée, - elle est voulue et elle est conduite par la raison. Il faut d'abord vivre et
le doute cartésien ne portera jamais que sur des connaissances. DESCARTES ne partagera
jamais les "extravagantes suppositions des sceptiques" pyrrhoniens qui ne se fient à rien de ce
que leurs sens leur font connaître pour l'utilité de la vie commune, ni les imaginations de ces
fous qui prennent leurs corps pour un être de verre.

Le scepticisme de NIETZSCHE doit s'exercer ici. Le détachement auquel nous convie toute
réflexion philosophique n'a pas le même sens ni la même valeur selon qu'elle procède d'une
volonté peureuse de fuite d'un monde insupportable, ou d'une volonté affirmative de mieux
comprendre ce monde auquel nous sommes attachés par notre corps, notre histoire, notre goût.
Le détachement n'est pas l'abandon sous le coup des forces qui, comme le notait SENEQUE,
nous entraînent lorsque nous n'y consentons pas. Il n'est pas l'indifférence à la souffrance ou au
plaisir des hommes avec qui nous sommes. Il est la condition par laquelle chacun pourra ajuster
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son attitude, avec ses exigences et ses valeurs, à ce qu'impose le monde de la nature et à ce que
demande le monde des hommes.

1. Cf. DESCARTES (1953), p. 146.


2. Cf. DESCARTES (1953), p. 132.
3. Cf. COMTE ( 1974), p. 29.

Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale

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