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L’imâm al-Juwaynî

Les fondements
du droit musulman
et des lois de la Charia

Sources, définitions et procédés qui mènent à


l'élaboration des lois et des fatwas en Islam

"Al-Waraqât fî usûl al-fiqh"


Traduit de l'Arabe par Leon Bercher
Présentation

Au début de l’Islam, le mot fiqh signifiait com-


préhension, savoir, intelligence « et s’appliquait à
toutes les branches du savoir. Puis il est devenu le
terme technique servant à designer la jurisprudence,
la science du droit de l’Islam.
Les juristes musulmans ont divisé leur discipline
en deux grandes parties : « usûl al-fiqh » (racine du
droit) et « furû’ al-fiqh) (branche du droit) 1, ces
appellations semblent avoir été inspirées par l’image
utilisée dans le Coran : « N’as-tu point vu comment
Dieu exprime (sous forme) de parabole une belle parole
pareille à un bel arbre dont la racine est solide et la
branche (dressée) vers le ciel » (xix -24).
« Usûl al-fiqh » désigne la partie théorique de la
science du droit qui recouvre à la fois l’étude des
finalités (maqâçid) de la loi et la méthodologie dont

1. La formule « Roots of Law » (racines du droit) est utilisée en


anglais, par exemple par le compte Ostrorog, cité par M. Hami-
doullah dans sa presentation du « Kitab al Mu’tamid fi usûl al-fiqh »
d’Abu’l Husseïn al Basri (le mutazilite). Tiré à part Paris 1965.

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les critères et les modes de raisonnement permettent ar-ra’y » dont l’histoire a été considérée comme l’un
la production de la norme juridique. 2 des points « les plus attachants de cette branche des
La science des « furû'» est consignée dans des études islamiques » (I. Goldziher) 4.
ouvrages de droit pratique fournissant des réponses Mais les tenants de cette « tradition vivante » (J.
aux questions relatives aux cultes ('ibâdât) et aux Schacht) finirent par provoquer la réaction des « ahl
« transactions » (mu'âmalât). al hadîth » (mouvement des traditionistes) qui s’op-
Avant d’en arriver à ces codification, l’Islam est posèrent au ra’y en exigeant que toute conclusion
passé par une période durant laquelle le Coran, la juridico-religieuse soit fondée sur un dire authen-
Sunna et la coutume arabe apportaient suffisam- tique du Prophète .
ment de données pour permettre au législateur de Des hommes comme Ibrahim an-Nakha'i à Kufa
distinguer le licite et d’apporter des solutions aux cas et Saïd Ibn al-Musayyib à Médine cherchèrent, vers
où cette distinction n’etait pas évidente. Durant le la fin du premier siècle de l’Hégire, à donner au droit
premier siècle de l’Hégire le droit - dont les origines une imprégnation éthico-religieuse, durent placer
restent « un mystère », selon l’aveu d’un spécialiste leur réflexion entre, d’un côté la grande liberté de
aussi avertie que G.H. Bousquet 3 - semble avoir pensée revendiquée par ashâb ar-ra’y et, d'un autre
donner la part belle à la réflexion indépendante dont côté, les restrictions introduites par la réaction des
le résultat fut le ra’y (ou opinion), L’istihsân / (appré- ahl al-hadîth.
ciation individuelle fondée sur le principe d’équité), C’est sans doute pour trouver une solution
l’istislâh (prise en compte des principes d’utilité et médiane entre ces deux tendances que les juristes
l’ijtihâd (effort de réflexion) caractérisaient l’acti- des débuts du califat de Bagdad entreprirent une
vité de ce courant de pensée qu’on appela « ashâb systématisation du droit : la science des usûl al-fiqh
2. Selon le juriste andalou Chatibi (1144-1194) la Charia se fixe naquit de cette recherche des fondements du droit et
pour buts ( maqaçid) «  la préservation de la religion, de la vie, de du souci d'une méthode destinée à mettre de l’ordre
la postérité, des biens et de la raison » - Dans Kitab al‘uwafaqât fi
usûl ash-Shariya - Cité par Ma'rûf Dawâbili dans sa thèse sur «  la
jurispredence islamique »- Paris - Sorbone -1941-. 4. Un livre : Kitâb ar-Ra’y (livre de l’opinion juridique) - non
conservé - est attribué à Abû Hanifa (m.150/767), fondateur de la
3. Précis de droit Musulman - Fontana - Alger. 1940. première école juridique du sunnisme. Cf. M Hamidullah, op cit.

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dans le maquis des études de cas et à dégager des un juriste shafi'ite aussi autorisé qu’Abû Hâmid
lois générales permettant d’apporter des réponses al-Ghazâlî (m. 1111), les quatre fausses (mawhuma)
aux problèmes nouveaux  ! sources du droit sont : « les législations révélées anté-
Pour le juriste musulman de Paris Abdelmajid rieures à l’Islam ; les dits des Compagnons, l’istihsân :
Turquî, « cette science, typiquement musulmane, et l’istislâh » 7. Mais, tout en écartant ces sources ou
de la méthodologie juridique » a pour finalité « de en en réduisant sensiblement la portée, al-Ghazâlî
permettre au spécialiste d’établir un texte normatif leur accorde, en fait, une certaine place et parfois
de manière rationnelle, en recourant au raisonne- même les intègre, sous certaines conditions, à sa
ment par analogie et en s’efforçant de l’entourer des doctrine » 8.
garanties fournies par le consensus des savants, à une De la même façon le Mustasfa d’al-Ghazâlî, l’un
époque donnée, tout au moins ». 5 des ouvrages d’usûl al-fiqh les plus achevés, inspi-
C’est Shâfi'i (m en 204/820) qui, dans sa Rissâla, rés par la Rissâla de Shafi'i, n’inscrit pas le qiyâs,
systématisa l’étude des usûl al-fiqh. 6 (raisonnement par analogie) au nombre des fonde-
Les sources fondamentales du droit se trouvent ments du droit. Il en fait néanmoins une méthode
ramenées à quatre : le Coran, la sunna, l’ijma’ dans le maniement de laquelle le mujtahid « doit
(consensus de la communauté) et l’istishâb, ce dernier être à l’aise » 9. « Le qiyâs consiste à rechercher la
principe désignant la présomption de continuité en cause (‘illa) d’une règle de droit (hukm) et à étendre
l’absence d’un facteur de changement. Cela conduit cette règle à tous les cas qui participent de la même
à relativiser l’importance des notions érigées parfois cause » 10
en sources de la Loi par les tenants des Ra’y. Selon La ligne orthodoxe des usûl al-fiqh, que principa-
lement Hanafites et Shafi'ites contribuèrent à tracer,
5. Introduction au « Kitâb al-Minhâj fî tartib al Hijaj » ou Art de 7. H.Laoust: La pédagogie d’al-Ghazlî dans le Mustasfa. In plura-
la polémique » par Al Badji - Edité par A.Turki- Maisonneuve. lismes de l’Islam. genthner -Paris 1983.
Larose; Paris 1978
8. H.Laoust, op.cit.
6. L’intérêt de la Rissâla de Shafi'î reste tel que Mâjid Khaddu-
9. H.Laoust, op.cit.
rie a entrepris de la traduire en anglais dans les années 60. cf
M.Hamidullah, op.cit. 10. H.Laoust, op.cit.

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était devenue, à peu de variantes près, une sorte sa connexion étroite avec la théologie dogmatique
de bien commun aux quatre madhhab (écoles) du qui est le kalâm proprement dit » 12
sunnisme. 11 Ces quelques exemples suffisent à montrer l’im-
C’est ainsi que le malikite Abû-l-Walîd Muham- portance de la science des usûl dans l’enseignement
mad Ibn Rushd (1126-1198) qui, en tant que philo- traditionnel musulman. Pour la rendre accessible
sophe critiqua sévèrement le livre « l’égarement des aux étudiants, cette discipline prestigieuse a fait
philosophes» d’al-Ghazâlî, mais n’hésita pas à rédi- l’objet de nombreux cours abrégés, dont l’un des
ger un mukhtaçar (abrégé) du traité d’usûl, al-mus- plus célèbres a été rédigé par le shafi'ite Abu’l Ma'âlî
tasfâ, composé par ce grand juriste shafi'ite. et c’est Abdel Malik al-Juwaynî (1028-1085), intitulé « Kitâb
sans doute ce mukhtasar d’al-mustasfâ de Ghazali qui al-waraqât » livres des feuilles 13.
inspira le condensée d’usûl al-fiqh par lequel débute C’est la traduction 14 de ce petit traité, qui était
la traité d’ikhtilâf (divergences) intitulé par Aver- encore commenté au 17ème siècle et que les étudiants
roès « bidâyatou l-mujtahid wa nihâyatu l-muqtaçid  : apprenaient par coeur par le grand arabisant Léon
Début pour qui s’efforce à un jugement personnel ; Bercher15 qui fait l’objet de cette édition.
fin pour qui se contente de l’enseignement reçu). Les
usûl al-fiqh sont appelés par Ibn Rushd « al-kalâm 12. R. Brunschvig, « Averroès juriste » , in «  etudes d’islamologie »
- Tome second - G.P Maisonneuve, Larose- Paris 1976.
al-fiqhî » (théologie dogmatique juridique), et sans
13. Al-Juwaynî, surnommé « Imâm al-Haramayn » pour avoir ensei-
doute pour mieux « mettre l’accent sur l’aspect « rai- gné dans les deux villes saintes La Mecque et Médine, est counu
sonneur » de cette science ( la méthodologie dogma- pour ses ouvrages de kalâm asharite et de droit shafi'ite, comme
tique juridique), et sans doute pour mieux exprimer l’irchad ( traduit par J.D Luciani à Alger dans les années 1920)
et « Ghaythu’ l-umam » (Salut des Nations) récement étudié en
Allemagne.
14. Publié une première fois en 1930 dans la revue Tunisienne.

15. Grand arabisant français mort en 1955 à Tunis où il dirigea


11. Le dictionnaire biographique d’Ibn Khallikan attribue à Abû l’Institut des Hautes Etudes. Après avoir rédigé une thèse sur « les
yûssuf (m.182/798), le premier ouvrage d’usûl de l’école shafi'ite. peines et délits dans le Coran » (1928), il se signala par la traduc-
Le hanbalisme aussi a produit des théoriciens du droit comme le tion d’ouvrages littéraires ou juridiques comme : le collier de la
célèbre Ibn Qudâma (541-620/1146-1223) dont son livre : al-Umda colombe (tawqu l-hamâmat) d’Ibn Hazm, la Rissâla d’Ibn Abi Zayd
a été traduite par H. Laoust à Damas en 1950.
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L’intérêt du sujet traité, la place de l’auteur dans De la clarté de ce débat dépendent, l'intelligence
l’histoire de la pensée musulmane, et la probité jointe leur foi et l'interpretation du legs de l'enseignement
à l’érudition du traducteur justifient largement une traditionnel par les musulmans d'aujourd'hui. Car
telle réédition, sa lecture bénéficiera aux étudiants la relecture de la méthodologie, qui, à partir des fon-
des différents établissements privés d’enseignement dements (usûl) et des finalités (maqaçid), a permis
supérieur musulman ouverts récemment en France. les premières élaborations du droit musulman, fait
Cet exposé des principales notions de la plus atta- partie de l'effort d'adaptation dans la fidélité aux ori-
chante et la plus typiquement islamique des matières gines. C'est dans la mesure où cet ijtihâd - dont les
de l’enseignement traditionnel musulman donnera portes demeurent ouvertes - s'inspire de la vigueur
une idée de l’effort d’élaboration théorique fourni intellectuelle et du sens de la nuance des premiers
par les premiers juristes de l’Islam qui en se réfé- théoriciens du droit musulman, qu'il permet les
rant à « l’état de droit » bâti par le Prophète était dépassements dont a besoin l'Islam contemporain.
convaincu que le niveau d’une civilisation se mesure
notamment par l’importance accordée aux sciences
juridiques. Sadek Sellam*
La lecture attentive de ce cours abrégé apporte des
indications utiles sur le taqlîd (imitation) et - tajdîd
( rénovation)16.

al-Qayrawânî, la Tuhfa d’Ibn Âsem, le Mukhtasar de Khudari; des


chapitres de l’Ihya d’al-Ghazâlî comme "Le livre de la commanderie
du Bien, le livre du mariage ou le chapitre de la concupiscience
charnelle. »
*Auteur notamment de "L'Islam et les Musulmans en France" Pré-
16. Cf. «  L’Essai sur la méthode juridique maghrébine (Rabat 1944) face de J.Berque, Édition Tougui Paris, 1987 et "Etre Musulman
dans lequel J. Berque , après avoir étudié le legs de la culture juri- aujourd'hui" Edition Nouvelle cité - Paris 1989
dique andalouse dûment conservé à la Qarawiyîn de Fès, estime
que « la porte de l’ijtihâd n’est pas close. »

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Avant propos du traducteur

La science occidentale, qui s’est intéressée avec


tant de sollicitude et de fruit aux études de droit
musulman, théoriques ou pratiques, et qui a fourni,
sur ce vaste sujet, tant d’œuvres originales, d’édi-
tions et de traductions d’ouvrages qui font autorité
en cette matière, semble avoir négligé une science
pourtant très proche parente de celle du droit pro-
prement dit, et qui, chez les Musulmans, n’est
pas moins en honneur que cette dernière. C’est la
science des uçûl al-fiqh ou méthodologie juridique.
D’un caractère beaucoup plus général et abstrait
que la science du droit proprement dit (fiqh), la
science des usûl est une application de la logique
formelle, de la science de l’exégèse coranique et
de la science des traditions et, dans une certaine
mesure, de la lexicologie et des autres sciences du
langage. Elle prétend expliquer la genèse de la légis-
lation positive en vigueur. Mieux encore, elle offre
les moyens théoriques auxquels on devra recourir
pour formuler, dans les cas non encore prévus, des
dispositions législatives nouvelles. En un mot, elle

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tend à démontrer comment est né et comment on que sa formation a échappé aux influences des fac-
peut encore faire naître le droit de ses sources ortho- teurs d’ordre historique, social ou psychologique
doxes immuables. qui contribuent à la naissance de toutes les lois
Envisagée sous cet angle, la science des usûl se pla- humaines. A la vérité, même dans les législations
cerait au-dessus de la science du droit proprement de source divine, les mœurs ont plus de part que la
dit. Tandis que celle-ci intéresse surtout le juge et raison dans la genèse des lois.
l’administrateur, la première s’adresserait pratique- Pourtant, ce serait une autre erreur de croire que
ment aux seules autorités musulmanes ayant le pou- la méthodologie juridique n’ait jamais eu aucune
voir réglementaire général ou spécial, ou simplement application pratique. Nous pensons, au contraire,
la faculté de donner des avis juridiques autorisés : le qu’elle a dû être utilisée fréquemment pour justifier,
Prince ou ses représentants et les prudents ou mufti. par des raisons juridiques pures et conformes à l’or-
C’est cette constatation qui a amené certains thodoxie, des règles et des pratiques consacrées par
esprits à penser qu’il y avait, dans la méthodolo- l’usage et les mœurs. Ainsi, bien souvent, le droit
gie juridique musulmane, un moyen admirable, à vient sanctionner l’état de fait, et le prestige du droit
la fois pratique et orthodoxe, d’introduire dans la est tel qu’on le tient pour la cause unique des faits
législation islamique les réformes rendues nécessaires qu’il se borne, en réalité, à consacrer.
par l’évolution et le progrès modernes. Savvas-Pacha Le petit ouvrage dont nous donnons aujourd’hui
fut de ces esprits, et son livre-étude sur la Théorie la traduction commentée est très connu chez les
du Droit musulman, publié à Paris en 1902 à une Musulmans. C’est un « classique » que nul étudiant
époque où les pays musulmans, assoiffés de moder- ne peut ignorer. Nous avons pensé qu’il n’était pas
nisme, cherchaient les moyens d’adapter l’Islam à sans intérêt de le mettre à la portée de tous ceux - et
la civilisation occidentale sans sortir du cadre de il sont nombreux - qui s’intéressent aux choses de
l’orthodoxie, est une des manifestations les plus l’Islam. Il est bon, il est indispensable même, que
curieuses de ces efforts touchants mais vains. tous ceux qui se préoccupent de comprendre l’âme
Il y a, en effet, quelque naïveté à penser que la et l’esprit des Musulmans aient une vue précise de
législation est une production de la raison pure et

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L’imam al-Juwaynî

la façon dont les docteurs de l’Islam ont conçu la Préface du commentateur,


genèse de leur loi. Chaykh al-Hattâb
Que le lecteur ne s’étonne point du caractère
discursif, de l’excessive subtilité et, parfois, de la
pluralité des raisonnements de l’auteur et des com-
mentateurs. Qu’il veuille bien se rappeler que notre
texte date du onzième siècle de l’ère chrétienne et Au Nom d’Allah clément et Miséricordieux, qu’Il
que, plus de deux siècles après, les Glossateurs de répande ses grâces sur notre Prophète et Maître
l’École de Bologne ne travaillaient point, sur les Muhammad, sur sa famille et ses compagnons, et
textes de droit romain, selon des méthodes sensi- leur accorde le salut.
blement différentes. Voici ce qu’a dit le shaykh, le savant, le doctissime,
Je me suis servi, tant pour la traduction du texte le pontife très intelligent, le mufti des Musulmans en
que pour l’établissement des notes, de deux édi- Terre Sainte Abou Abdallah Muhammad, fils du doc-
tions des « Waraqât ». L’une a été publiée à Tunis tissime Abû Abdallah Muhammad ben Abderrahmen
(Imprimerie Tunisienne), avec le commentaire du rite malikite, connu sous le nom de Al-Hattâb,
marginal de l’Imam Al-Hattâb et la glose du savant qu’Allah nous fasse profiter de ses mérites ! Âmîn !
tunisien Mohammad b. Hussin al-Hadda. L’autre Louanges a Allah, Maître des mondes ! Salut et
est une édition marocaine lithographiée, sans indi- bénédiction sur notre Seigneur Muhammad, sur sa
cation d’origine, contenant également le texte des famille et tous ses compagnons  !
« Waraqât » et le commentaire marginal de l’imam Le livre des feuillets (al-Waraqât) traitant de la
Al Hattab, avec une très intéressante glose du Qâdî méthodologie juridique dont l’auteur est le shaykh
b.Hadrâ, savant marocain de la fin du siècle dernier. qui a composé des traités pleins d’intérêt, Abou al-
Ma'âli (Abdel Malik), imâm des lieux saints, est un
ouvrage de petit volume mais de grande science.
L’utilité qu’on en retire est immense. La faveur
divine qui s’y attache est évidente.

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L’imam al-Juwaynî Les Fondements du Fiqh

Plusieurs savants l’ont commenté, certains l’ont C’est à Allah - que Sa Gloire soit proclamée -, que
fait longuement, d’autres succinctement. Parmi les je demande la réalisation de mon espérance. Lui seul
meilleurs commentaires, on trouve celui du maître me suffit, et je ne saurais remettre ma cause en de
de nos maîtres, le doctissime, l’utile Jalâl Dîn Abû meilleures mains.
Abdallah Muhammad b. Ahmed alMahallî ash-Shâ- Commençons par présenter brièvement l’auteur
fi'i. Il abonde en remarques précises et en subtili- des « Waraqât » au lecteur.
tés. Les étudiants s’en sont servis avec profit. Mais C’est le cheikh, l’Imam, le chef des Shâfi'i, l’un
son extrême concision en fait presque un recueil des personnages les plus en vue de son temps, auteur
d’énigmes, en sorte qu’on n’en peut tirer le profit d’ouvrages utiles, Abû’l Ma’âli Abdal-Malik, fils
qu’il comporte qu’avec beaucoup de peine. du shaykh Abû Muhammad Abdallah b. Yûsuf b.
Or de nos jours, le zèle s’est refroidi, les soucis et Muhammad al-Juwaynî, un des plus grands districts
les tristesses abondent  ; l’aide que l’on peut attendre dépendant de Nisapour. Son surnom est Dhayâ Ad-
de ses frères se fait rare. J’ai donc sollicité la grâce dîn (lumière de la religion).
d’Allah pour composer un commentaire des « Wara- Il naquit au mois de muharram de l’année 419
qât » dans un style clair, qui avertirait le lecteur sur (1028 J.C.) et mourut à Bechteghal, bourgade dépen-
les points délicats ou particulièrement intéressants dant de Nishapûr, dans la nuit du lundi au mardi
du susdit commentaire, de telle sorte que mon 25 rabî' second de l’année 478 (1086 J.C). Il demeura
commentaire expliquât à la fois le texte même des dans le voisinage de La Mecque et de Medine pen-
« Waraqât », et celui du précédent commentateur dant quatre années, qu’il consacra à l’étude et à la
et qu’ainsi, avec l’aide d’Allah, le lecteur, novice ou délivrance de consultations juridiques. C’est pour-
non pût en tirer profit. quoi on le surnomma « l’Imam des Lieux Saints ».
Je ne me suis écarté du texte du précédent com- Il devint le chef du corps des savants à Nishapûr, et
mentateur que pour le modifier par certaines expres- la Madrassa Nizamiyya fut construite à son intention.
sions plus claires ou y ajouter quelques remarques Il est l’auteur de nombreux ouvrages originaux.
utiles. Je l’ai appelé « la fraîcheur de l’oeil, explica-
tion des « Waraqât » de l’imam des Lieux Saints ».

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L’imam al-Juwaynî

Qu’Allah le couvre de Sa Miséricorde, et fasse Fondements du fiqh


rejaillir sur nous les faveurs particulières dont il (droit musulman)
jouissait auprès de Lui  ! Amîn.

C’est au Nom d’Allah que je compose cet ouvrage

Voici quelques feuilles contenant différents


groupes de questions touchant aux sciences des
fondements du droit (usûl al-fiqh). Cette expres-
sion est composée de deux mots simples : le fon-
dement asl, c’est ce sur quoi est édifié quelque
chose.

• Commentaire :
Exemple : les fondations d’un mur, la racine d’un
arbre ; c’est là la meilleure définition de l’asl, car elle
tombe sous le sens. Elle est préférable à cette autre
donnée par certains auteurs : « l’asl, c’est ce dont une
chose a besoin (pour exister) ». En effet, l’arbre a
besoin de ses fruits pour être parfait, et pourtant, les
fruits ne sont pas l’asl de l’arbre. Elle doit également
être préférée à la définition suivante : « L’asl, c’est ce
dont fait partie toute chose ». En effet, le nombre

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un fait partie du nombre dix, et pourtant dix n’est Ainsi, dans notre définition, le droit (fiqh) signifie
pas l’asl de un. uniquement la science du mujtahid.
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que le faqîh
Les branches ou dérivations far‘ sont, au connaisse toutes ces règles ; il faut et il suffit qu’il
contraire, ce qui est édifié sur quelque chose. Le y soit apte. Ainsi, l’Imam Mâlik, qui était un des
droit (fiqh) est la connaissance des règles légales plus grands juristes mujtahid, sur quarante-huit
déduites par le procédé d’examen rationnel appelé questions qui lui furent posées, répondit « je ne sais
ijtihâd. pas » à trente-deux d’entre elles.

• Commentaire :
Ainsi, le fait de savoir que l’intention, pour l’ablu- Les qualifications légales sont au nombre de sept :
tion, est obligatoire ; que la prière witr (composée 1. l’obligatoire (wâjib),
d’un groupe de deux rakâ‘a et d’une troisième 2. le recommandé (mandûb),
rakâ‘a) est recommandée ; que l’intention de jeû- 3. l’indifférent (mubâh ),
ner doit être conçue le soir pour que le jeûne du 4. le prohibé (mahzûr ),
lendemain soit valable ; que la dîme est obligatoire 5. le blâmé (mâkrûh ),
sur les biens de l’impubère et sur les bijoux autori- 6. le valide (sahîh) et
sés ; que l’homicide avec un instrument contondant 7. le nul (bâtil).
entraîne le talion... et autres règles sur des points
pouvant faire l’objet de controverses entre les divers • Commentaire :
rites. Au contraire, les règles qui ne sont pas déduites Le fiqh est la connaissance des actes ainsi qualifiés,
par le raisonnement (ijtihâd) et qui sont de simples c’est-à-dire des règles particulières à chacun de ces
articles de foi, comme le caractère obligatoire des actes (une fois sa qualification admise). Mais, le fiqh
cinq prières, l’interdiction de la fornication, l’exis- n’est pas la science qui aboutit à ces qualifications :
tence d’Allah et de Ses Attributs, tout cela ne doit cette dernière science constitue celle des usûl al-fiqh
pas s’appeler fiqh, parce que cela est connu de tous. et non du fiqh. C’est d’ailleurs une impropriété

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d’expression de la part de l’auteur que de dire : « les • Commentaire :


qualifications légales sont : l’obligatoire, le recom- Ce n’est pas là une définition de l’obligatoire en
mandé.. etc.. » Il aurait dû dire : « l’obligatoire, la lui même, mais simplement une manière de le déter-
recommandation, l’indifférence, le blâme et l’inter- miner par un de ses effets. Ainsi, la prière est un acte
diction ». Mais il a voulu concrétiser ces abstractions obligatoire qui ne consiste pas en « une récompense
en les appliquant à des actes concrets. si on l’accomplit », mais en certains actes. Mais, il
Notons, en outre, que cette classification en sept n’était pas possible de donner une définition intrin-
qualifications est propre à l’auteur, car la majorité sèque de l’obligatoire, qui est une qualité abstraite
des docteurs estiment qu’il n’y en a que cinq. En s’appliquant à divers actes. L’auteur a dû se conten-
effet, le valide (sahîh) est obligatoire (wâjib) ou ter de le déterminer par l’un de ses effets qui est
autre chose ; le nul (bâtil) fait partie du prohibé commun à tous les actes obligatoires : la récompense
(mahdhour). quand on accomplit ce genre d’actes, et le châtiment
D’autres auteurs estiment qu’il y a neuf qualifica- quand on les néglige.
tions. Ils ajoutent aux sept précédentes l’autorisation On a fait deux objections à cette définition. On
spéciale à certains actes et à certaines circonstances a dit d’abord : la négligence d’un acte obligatoire
rukhsa et la azîma ou prescription de principe à n’est pas toujours punie. Ainsi les rebelles « uçât » ne
laquelle la rukhsa déroge. sont pas toujours punis. On peut leur faire grâce. A
Après cette énumération des qualifications, l’au- cela, on répond : l’objection ne porte pas, puisque la
teur passe à la définition de chacune d’elles. punition est encourue même si elle n’est pas exécu-
tée. On dit encore : cette définition est trop large ; en
effet, elle pourrait s’appliquer à certains actes simple-
ment traditionnels, comme l’appel à la prière ; car on
1. L’obligation (al-wâjib)  doit combattre par les armes la population de toute
L’obligation (wâjib) est l’acte qui a pour consé- ville qui négligerait cette pratique. Autre exemple :
quence une récompense lorsqu’on l’accomplit et celui qui néglige le witr (prescription simplement
un châtiment lorsqu’on le néglige.

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L’imam al-Juwaynî Les Fondements du Fiqh

traditionnelle) encourt l’indignité testimoniale. A 3. L’indifférent (al-mubâh)


cela, on répond :
L’acte indifférent (mubâh) est celui qui
1. Il s’agit, dans la définition de l’auteur, du châ-
n’est sanctionné ni en cas d’action, ni en cas
timent de l’autre monde ;
d’abstention.
2. Dans les exemples cités, la punition est encou-
rue, non pas précisément parce que l’on a négligé
4. L’interdit ou prohibé (al-mahzûr)
un acte déterminé, mais parce qu’on s’est rendu
coupable d’un relâchement en matière de religion, L’interdit ou prohibé (mahzûr) est l’acte qui a
ce qui est prohibé. pour conséquence une récompense si on ne le fait
Quant à l’indignité testimoniale, ce n’est pas une pas et un châtiment si on le fait.
punition, c’est l’absence d’aptitude à une fonction
légale qui exige la perfection dans la capacité de 5. Le blâmé (al-makrûh)
faire ou de ne pas faire. Ainsi, si le témoignage de Le blâmé (makrûh) est l’acte qui a pour consé-
l’esclave n ’est pas admis, ce n’est pas par punition, quence une récompense si on ne le fait pas, et
mais parce que sa capacité n’est pas parfaite. n’est pas puni si on le fait.

2. Le recommandé (al-mandûb)  • Commentaire :


Le recommandé (mandûb) est l’acte qui a pour Dans l’« interdit » et le « blâmé », il faut ajouter à
conséquence une récompense et n’est pas sanc- la définition de l’auteur, après « si on ne le fait pas »,
tionné par un châtiment si on ne le fait pas. les mots « de son plein gré ». En effet, la simple
abstention des actes blâmés ou interdits, même si
• Commentaire : elle n’est pas intentionnelle (abstention purement
Il est bon d’ajouter qu’il n’est pas puni non plus objective), a bien pour effet d’écarter de celui qui
si on le fait. Cette remarque était nécessaire pour s’abstient la responsabilité des dits actes. Mais elle ne
éviter que la définition du mubâh par l’auteur ne peut entraîner une récompense que si l’abstention
s’appliquât au « blâmé » et à l’« interdit ». est volontaire.

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L’imam al-Juwaynî Les Fondements du Fiqh

On objecte qu’il en va de même pour les actes parce qu’il réunit les éléments légalement exigés
obligatoires et recommandés, puisque celui qui les pour cela, que ce soit un acte contractuel ou un
fait n’a droit à récompense que s’il les fait volontai- acte de dévotion.
rement. Réponse : cela est vrai, mais la plupart des L’exécution est le fait de l’homme soumis à la loi,
actes obligatoires ne peuvent être accomplis que s’il tandis que la prise en considération est le fait du
y a volonté de la part de leur auteur. Ce sont tous législateur. En résumé, le caractère exécutoire s’ap-
les actes qui nécessitent l’intention (prière, jeûne plique aux rapports juridiques entre les hommes,
etc.). Pourtant, il existe certains actes obligatoires tandis que la prise en considération est le fait du
dont on peut s’acquitter valablement même sans législateur.
intention d’accomplir un devoir et de se soumettre
à une prescription légale. Ainsi, la prestation de la 7. Le nul (al-bâtil)
pension alimentaire pour les épouses, la restitu- Le nul (al-bâtil) n’est pas exécutoire et n’est pas
tion des choses usurpées des dépôts, le paiement pris en considération.
des dettes, etc. tous actes valablement faits par la
simple exécution matérielle de la prestation, même
si elle n’a pas lieu du plein gré de son auteur. C’est
pour cette dernière catégorie d’actes seulement que
l’objection est valable.

6. Le valide (as-sahîh)
Le valide (sahîh) est ce qui a pour conséquence
l’exécution (de l’objet de l’acte) et sa prise en
considération.

• Commentaire :
Autrement dit, le sahîh est sanctionné par la loi

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