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décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François


LES É C R I V A I N S
EN P E R S O N N E
Entretiens avec...

SIMONE DE BEAUVOIR
ANTOINE BLONDIN
MICHEL BUTOR
LOUIS-FERDINAND CÉLINE
JACQUES CHARDONNE
GRAHAM GREENE

FRANÇOIS MAURIAC
MAURICE MERLEAU-PONTY
ALBERTO MORAVIA
FRANÇOISE SAGAN
JEAN-PAUL SARTRE
ROGER VAILLAND

Un volume : 10,80 F
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décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
QUINZE ÉCRIVAINS
DU MÊME AUTEUR

Chez Julliard :
LES ÉCRIVAINS EN PERSONNE (1960)

Chez Grasset :
VÉRITÉS SUR LES JEUNES FILLES (1960)

Chez Seghers :
Texte de MOURIR A MADRID
Film de Frédéric Rossif (1963)
MADELEINE CHAPSAL

QUINZE
ÉCRIVAINS
ENTRETIENS

RENÉ JULLIARD
30 et 34, rue de l'Université
PARIS
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
SUR PUR FIL DU MARAIS VINGT
EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A

20 PLUS QUELQUES EXEMPLAIRES


D'AUTEUR LE TOUT CONSTITUANT
L ' É D I T I O N O R I G I N A L E

© 1963 by René Julliard


PRINTED IN FRANCE
NOTE DE L ' É D I T E U R

N 1960, Madeleine Chapsal publia sous le titre


Les écrivains en personne un premier recueil d'entre-
tiens avec des écrivains. Parmi eux Jean-Paul Sartre,
François Mauriac, Françoise Sagan, Alberto Moravia,
Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Roger Vailland
et Céline.
Voici aujourd'hui le second recueil, Quinze écrivains
— c'est-à-dire quinze entretiens-portraits choisis parmi ceux
que Madeleine Chapsal fait paraître dans L'Express.
Souvent, son actualité passée, un article de journal perd
de sa valeur. Il nous a semblé qu'il n'en était pas de même
pour ceux-ci, qu'avec le temps, au contraire, ces « portraits
en paroles » gagnaient en intensité et même en ressemblance.
On n'apprécie pas seulement ce qui est dit, et qui a pris désor-
mais une place irremplaçable dans l'explication de certaines
œuvres, on retrouve la personne dans sa façon de parler, de
penser, d'être, dans sa présence totale et remarquablement
vivante.
C'est pourquoi nous avons jugé utile (pour le présent mais
aussi pour l'avenir), justifié (les propos rapportés le sont
avec scrupule et véracité), parfois émouvant (certains de ces
écrivains sont morts et ne parleront plus) de rassembler
quelques-unes de ces interviews et de les publier en recueil.
S'étonnera-t-on de voir ainsi groupés Georges Bataille et
Henry de Montherlant, Jean Giono et Jacques Prévert,
Michel Leiris et Jean Paulhan, Jean Rostand et André Breton,
Jorge Luis Borges et Henry Miller? Si cette confrontation
souligne des différences, elle met aussi en lumière ce que ces
hommes de tous les bords et de plusieurs pays ont profon-
dément en commun, qui n'est pas seulement la célébrité litté-
raire, qui est la littérature.
Gustave Flaubert, dans une lettre écrite en 1852 et adressée
à Louise Colet, écrit : « Je suis un homme-plume. Je sens
par elle, à cause d'elle, par rapport à elle et beaucoup plus
avec elle. » Chacun des écrivains interrogés par Madeleine
Chapsal nous paraît, lui aussi et à sa manière, poser le problème
de l'écriture et de ses rapports personnels et intimes avec lui.
Comment le résout-il? C'est le sujet même, la révélation de
ce livre.
GEORGES BATAILLE
o u s terminez, je crois, u n ouvrage sur l'érotisme,
qui s'appelle Les Larmes d' Érôs ?
V
GEORGES BATAILLE 1 — C'est cela. U n ouvrage
qui me donne beaucoup de mal parce que j'y travaille depuis
assez longtemps et malheureusement je ne peux travailler
que très peu, ma santé n'est pas bonne. Je dois me débattre
dans des circonstances que je n'ai pas choisies... Mais je
finis par y arriver, avec beaucoup de patience.
— Vous avez commencé ce livre depuis quand ?
G. B. — Oh! depuis plus d'un an. Mais c'est un tout petit
livre! Et sur un sujet qui ne demandait pas tellement de
nouvelles connaissances. Quoique, évidemment, je me suis
attaché à commencer par l'érotisme préhistorique, qui est
assez peu étudié.
— D'après quels documents travaillez-vous ?
G. B. — Ceux des cavernes. J'ai fait autrefois un livre
sur la caverne de Lascaux. Et il y a dans la caverne, dans ce
qu'on appelle « le puits », où vous n'êtes probablement pas
descendue parce que d'ordinaire on n'y descend pas, il faut
le demander et essayer d'arranger les choses avec le gardien,

1. Voir en fin de volume note biographique.


il y a là une chose assez belle, très belle même. Peut-être
pas la plus belle. Dans l'ensemble les peintures de Lascaux
sont remarquables, mais celle-ci est la plus curieuse : la
seule en tout cas où un homme y soit figuré, et cet homme,
est, mon Dieu, dans un état qui ne laisse rien ignorer... des
transports qu'il éprouve. Ce que je dis est peut-être trompeur,
en ce sens qu'alors que les animaux sont peints d'une façon
tout à fait réaliste, le seul homme qui soit peint dans la
caverne est, lui, très schématique, tout à fait schématique,
mais, si vous voulez, la seule partie bien précisée touche à
ce qu'il a de masculin.
— Je ne savais pas qu'on trouvait des peintures érotiques
parmi les peintures préhistoriques.
G. B. — On en trouve beaucoup. Mais elles sont généra-
lement, comme c'est le cas de l'homme de Lascaux (on
l'appelle souvent ainsi), simplifiées. On pourrait parler de
caricatures plutôt que de peintures.
— Et dans quel esprit pensez-vous que ces peintures ont
été faites ?
G. B. — C'est difficile à dire... Il y a un homme avec un
animal... en principe on a l'impression que le taureau, non
c'est un bison, que l'animal est en train de tuer l'homme.
Mais ce n'est pas si net que cela. Un taureau, à plus forte
raison un bison, est un animal assez terrifiant. On ne peut
pas savoir ce qu'ils font là. Je l'ai interprété de mon mieux.
Je crois, sur ce point, avoir poussé les explications assez
loin, cependant j'ai été plus prudent que la plupart de ceux
qui en ont parlé et qui ont émis des hypothèses compliquées,
qui ont cru pouvoir y trouver ceci ou cela... Par exemple
on a vu, dans ce personnage à demi endormi et couché, un
personnage en extase. Mais cela n'est, je crois, pas sérieux
du tout. Et, cependant ces gens sont plus sérieux que moi,
parce que moi, comme vous savez, je ne fais pas figure
d'érudit...
— Qu'est-ce que cela représente pour vous, l'érotisme ?
G. B. — C'est une expérience intérieure. Je ne cherche
pas du tout à expliquer le monde par le biais de l'érotisme,
non, mais je crois tout de même que l'érotisme est la voie la
plus puissante qui nous permette d'entrer dans l'instant,
de vivre l'instant. Autrement dit, je crois que la plus grande
partie de l'activité humaine consiste à faire des choses qui
serviront plus tard, tandis que l'érotisme (je ne parle pas
de la conception des enfants qui, malgré tout, n'est pas
l'essentiel) ne débouche sur rien. C'est purement du gas-
pillage, de la dépense d'énergie pour elle-même, une fièvre
où il n'est question que du résultat immédiat, pas du tout
du résultat postérieur comme dans le cas où un ouvrier
travaille.

— L'érotisme serait le contraire absolu du travail,


presque son envers ?
G. B. — Oui, lorsqu'un ouvrier travaille, par exemple, il
ne s'occupe que de l'avenir, tandis que l'érotisme ne s'inté-
resse qu'au présent. C'est en cela qu'on peut parler d'une
expérience tout à fait à part.
— Une expérience heureuse ou malheureuse ?
G. B. — C'est évidemment le plaisir qui mène la danse,
mais enfin cela n'aboutit pas toujours à la pure et simple
allégresse, c'est souvent très lourd... Dans Les Larmes d'Érôs,
je fais la part de tout ce que l'érotisme peut apporter d'infi-
niment pénible, d'infiniment douloureux.
— Comment avez-vous commencé à écrire ?
G. B. — Cela m'embête un peu de vous le dire... Enfin,
mon premier livre a été un livre érotique...
— Comment envisagiez-vous alors votre carrière d'écri-
vain ?
G. B. — Je n'avais pas grande idée... je me voyais plutôt
comme un philosophe. J'ai toujours, avant tout, tourné du
côté de la philosophie. Mais je l'ai envisagée de telle façon
que je ne peux pas dire que je sois vraiment un philosophe,
j'ai failli le devenir, certains de mes livres s'en approchent,
s'y enfoncent, mais je me suis rendu compte qu'il y avait
une distance entre ce que j'écris et la philosophie véritable.

— Pourquoi ?
G. B. — Parce qu'un philosophe digne de ce nom doit
pouvoir enchaîner indéfiniment sa pensée, or je suis inca-
pable de suivre la mienne pendant très longtemps.

— C'est parce que vous avez une autre démarche, qui


n'est pas forcément inférieure... Vous cherchiez quelque
chose...
G. B. — Je cherchais l'angoisse, mais plutôt pour m'en
libérer, je voyais dans l'excès d'angoisse la seule issue à
l'angoisse. Oui, je ne l'ai peut-être pas dit à l'époque, mais
tout en m'y complaisant un peu je la fuyais, cette angoisse.
— N'avez-vous pas tenté une psychanalyse ?
G. B. — Oui, j'ai fait une psychanalyse, qui n'a peut-être
pas été très orthodoxe, parce qu'elle n'a duré qu'un an. C'est
un peu court, mais enfin cela m'a changé de l'être tout à fait
maladif que j'étais en quelqu'un de relativement viable.
— Cela vous a intéressé ?
G. B. — Cela m'a passionné et tout de même délivré.
— Délivrance que vous n'auriez pas obtenue en écrivant
votre œuvre ?
G. B. — Je ne crois pas. Pour une raison facilement expri-
mable : c'est que le premier livre que j'ai écrit, celui dont je

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vous parlais, je n'ai pu l'écrire que psychanalysé, oui, en
en sortant. Et je crois pouvoir dire que c'est seulement
libéré de cette façon-là que j'ai pu écrire.

— On se demande souvent ce que c'est qu'un écrivain.


Comment il parvient à accéder à ses propres sources. Vous
qui avez eu du mal à y parvenir, ne pourriez-vous pas l'expli-
quer ?
G. B. — Je ne sais pas, j'ai eu le plus grand mal à écrire.
Il me semble que l'idéal serait de construire sans pour
autant « alourdir » le mouvement de sa pensée, et je pense
que la plupart des gens qui construisent alourdissent ce
mouvement. L'idéal serait d'écrire comme Platon. Il me
semble qu'il tente d'établir autant qu'il peut un édifice
rationnel, et qu'il y a pourtant quelque chose au-delà...

— Vous ne savez pas ce que vous allez écrire lorsque vous


vous mettez au travail ?
G. B. — Cela dépend. Il y a des livres que je ne peux pas
faire sans savoir à peu près. Mais enfin, bien souvent, alors
même que je crois savoir où je vais, je commence et j'écris
autre chose, cela prend une tournure très différente de ce que
j'avais prévu... En un certain sens, il y a quelque chose en
moi qui est resté malade, mais dont je suis quelquefois assez
malin pour tirer parti. Je ne suis pourtant pas du côté de
Boileau, mais, si vous voulez, le « Souvent un beau désordre
est un effet de l'art » me fait songer à ma façon de composer!
En fait, je ne pourrais pas arriver à maintenir l'ordre, et
dans l'esprit de Boileau il est évident que l'ordre est supé-
rieur au désordre... mais quelquefois on peut retrouver
ce qu'il y a de riche dans le désordre. Ce n'est pas facile,
mais je suis devenu très calé sur ces petits problèmes : faire
tourner le désordre, le désordre fondamental, initial, en
quelque chose qui participe de l'art, cela me paraît un très
bon principe.
— N'avez-vous pas eu des relations très étroites avec le
surréalisme ?
G. B. — Mes rapports avec le surréalisme ont été d'une
certaine absurdité, mais probablement pas plus que toute
ma vie... En tout cas, s'il nous est arrivé, à André Breton
et à moi, d'avoir une certaine hostilité, il n'en est plus ques-
tion du tout... Mes rapports avec le surréalisme je ne pour-
rais mieux les exprimer qu'en parlant d'une idée qui m'est
venue, je crois hier ou avant-hier, de faire un livre qui porte-
rait sur la première page de la couverture Le surréalisme
est mort et sur l'envers de cette couverture Vive le surréa-
lisme...

— En quoi le surréalisme vous paraît-il actuellement


vivant ?
G. B. — Eh bien, le surréalisme me paraît toucher à
l'essentiel. Et je ne saurais mieux le dire qu'en essayant de
représenter l'idée que je m'en fais, pas tellement classique
mais qui, je crois, recoupe celle qu'a exprimée Breton : il
y a dans le surréalisme quelque chose de profondément reli-
gieux, tel que le nom de saint Jean de la Croix ne le déforme
pas à mon avis. Une de mes difficultés, au début, avec le
surréalisme, était que j'étais beaucoup plus dada que les
surréalistes, ou du moins je l'étais encore alors qu'ils ne
l'étaient plus. Il est certain que pour moi il faut aller à
l'extrême, vers ce qu'on pourrait peut-être appeler mysti-
cisme et que j'ai essayé de désigner par le nom de saint
Jean de La Croix. Quand je dis à l'extrême, je veux dire
aux deux extrêmes : que peut-on imaginer de plus contrasté
qu'un monsieur qui affirme à la fois être dada et touché par
la biographie de saint Jean de La Croix ?

— En quoi vous touche-t-il ?


G. B. — C'est un enragé. Voilà le côté qu'il a de commun
avec les surréalistes, et qui à m o n sens est l'essentiel d u
surréalisme : u n e sorte de rage. L o r s q u e A n d r é B r e t o n écri-
v a i t : « Lâchez vos femmes, lâchez d a d a », je pense qu'il a v a i t
à l'esprit cette rage.

— Une rage contre quoi ?


G. B. — Contre l ' é t a t de choses existant. Une rage contre
la vie telle qu'elle est...

— Telle qu'elle nous est imposée p a r une société, ou c o n t r e


la vie elle-même ?
G. B. — Il est très clair que n ' i m p o r t e c o m m e n t , quel
que soit le genre de société que nous ayons, à la limite, c e t t e
rage se r e t r o u v e r a toujours, parce que je ne crois p a s q u ' o n
puisse a t t e i n d r e u n é t a t de choses tel qu'il p e r m e t t r a i t de
venir à b o u t de cette rage.

— Se t r o u v e r dans u n corps est u n e s i t u a t i o n p a r essence


intolérable ?
G. B. — Se t r o u v e r d a n s un corps qui est gouverné p a r la
raison, alors que la raison ne p e u t v e n i r à b o u t de t o u s les
instincts qui existent dans l'être h u m a i n , engendre une rage
q u ' o n p e u t arriver à voir c o m m e indélébile. Quelque chose
qui survivra à t o u t e s les possibilités. C'est peut-être d'ailleurs
en ce p o i n t que je me suis t o u j o u r s senti plus ou moins opposé
a u x surréalistes qui, eux, faisaient la p a r t plus grande que
moi à une possibilité de réforme.

— Est-ce p o u r cela que vous avez parlé d u rire ? Qu'en-


tendez-vous p a r là ?
G. B. — Oui, p o u r moi, le rire est le fond de t o u t . A u n e
condition : c'est qu'il s'agisse de rire de soi-même, et en
a u c u n cas de croire que l'on s'est débarrassé de l'intolérable
en r i a n t d ' u n autre. Rire d ' u n a u t r e parce q u ' o n c o n d a m n e
n a ï v e m e n t quelque chose en lui, ce n'est pas régler le pro-
blème. On ne se débarrasse jamais de rien, et en riant d'un
autre, en fait, on ne supprime pas la complicité profonde
qu'il y a entre celui qui rit et celui qui est l'objet du rire.
— Mais à quoi sert de rire ?
G. B. — Il y a dans le fait de rire de soi un épanouisse-
ment dont le fondement est en somme un effondrement.
C'est quelque chose de difficile à exprimer, excusez-moi, pour
l'instant, de ne pas chercher à venir à bout des difficultés,
de laisser certaines choses ouvertes...

— Si l'on vous demandait ce que vous pensez avoir décou-


vert ou apporté de plus important en tant que penseur, que
diriez-vous ?
G. B. — Je dirais volontiers que ce dont je suis le plus fier,
c'est d'avoir brouillé les cartes... c'est-à-dire d'avoir associé
la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la
plus scandaleuse, avec l'esprit religieux le plus profond.
Remarquez, il ne faut pas s'imaginer qu'on puisse à cet égard
arriver à quelque chose de nouveau, il est certain que les
hommes ont atteint les points extrêmes, je pense à certains
Yogi, à Ramakhrisna.
En fait, je suis persuadé que l'homme vit dans une sorte
de complet divorce entre les idées qu'il professe et ce qu'il
y a véritablement au fond de lui.
— Au fond de lui ?
G. B. — Oui, il faudrait arriver à devenir le plus enragé
possible en gardant une sorte de lucidité. Tout ce à quoi
l'homme peut prétendre c'est à se dire, tout au moins à un
moment donné : eh bien! je n'ai pas pu aller plus loin, et je
ne suis pas sûr qu'un autre ira plus loin. Est-ce clair, ce que
je dis ?
— Assez. Mais vous parlez de choses qui généralement ne
sont pas considérées comme des besoins humains, l'excès, le
mysticisme, dans nos sociétés on laisse cela de côté, à quel-
ques individus... C'est le progrès social et économique qui
importe.
G. B. — L'extase d'un homme n'a jamais servi à personne
d'autre qu'à lui, à moins qu'on ne se mette à glisser sur la
même pente. Le bâillement est contagieux, l'extase l'est
aussi, de la même manière.
— Le livre que l'on réédite de vous, Le Coupable, n'est-il
pas à sa façon un livre sur l'extase ?
G. B. — C'est peut-être le livre qui me ressemble le plus,
qui m'a donné une sorte de satisfaction anxieuse. Peut-être
parce que je l'ai écrit dans une explosion assez rapide et
assez continue, pendant les premiers mois de la guerre, en
1940.

— Et celui qui y fait suite, dans le même volume, L'Alle-


huah ? Cela s'adresse à une femme ?
G. B. — C'est une sorte de lettre adressée à une personne
que je connaissais. Au fond, c'est un petit peu un plaidoyer
pour la vie. Je l'ai écrit il y a longtemps, en 1945, j'ai bien
vieilli depuis, quoique je ne l'aie jamais désavoué.
— Pourquoi l'auriez-vous désavoué ?
G. B. — J'aurais pu être gêné par ce qu'il a de brutal.
C'est un livre un peu à part, quoique je l'aie réuni dans cet
ensemble que j'ai intitulé Somme athéologique.
— Pourquoi « athéologique » ?
G. B. — Tout le monde sait ce que représente Dieu pour
l'ensemble des hommes qui y croient, et quelle place il
occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu'on supprime
le personnage de Dieu à cette place-là, il reste tout de même
quelque chose, une place vide. C'est de cette place vide que
j'ai voulu parler.
— Vous pensez que Dieu manque ?
G. B. — Si vous voulez, l'agitation religieuse de tous les
temps aboutissait toujours à créer des êtres stables, ou plus
ou moins stables, tandis que je voulais introduire à la place
de ces êtres stables la représentation d'un désordre, de
quelque chose qui manque et non pas de ce qui doit être
révéré. Il me semble qu'il est important d'apercevoir ce qui
manque dans le monde, je sais qu'on peut tout simplement
dire que ça ne manque pas, puisqu'on peut s'en passer, mais
cela n'est pas vrai pour tous : il y a certaines gens pour les-
quelles le souvenir de ce que Dieu a représenté... Il faut que
je fasse attention, je crois que je peux dire ici des bêtises,
c'est-à-dire des choses très lourdes, mais enfin il me semble
que l'on peut apercevoir ce que Nietzsche a exprimé par la
formule de la mort de Dieu. Pour Nietzsche, ce qu'il a appelé
la mort de Dieu laissait un vide terrible, quelque chose de
vertigineux, presque, et de difficilement supportable. Au
fond, c'est à peu près ce qui arrive la première fois qu'on
prend conscience de ce que signifie, de ce qu'implique la mort:
tout ce qu'on est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi
nous basons tous les calculs de notre existence est destiné à
se dissoudre dans une espèce de brume inconsistante... Est-ce
que ma phrase est finie ?
— Je crois.
G. B. — Si elle n'est pas finie, cela n'exprimerait pas mal
ce que j'ai voulu dire...

— Vous avez beaucoup parlé de la mort, toute votre vie.


Qu'est-ce que cela représente exactement pour vous ?
G. B. — Je crois que... je vais peut-être me vanter, mais
la mort est ce qui me paraît le plus risible au monde... Non
pas que je n'en aie pas peur ! mais on peut rire de ce dont on
a peur. Je suis même porté à penser que le rire, sur le plan
philosophique ou paraphilosophique, c'est le rire de la mort.
Et l'équivoque humaine est qu'on pleure de la mort, mais
que lorsqu'on rit on ne sait pas qu'on rit de la mort. Parce
qu'au fond, du moment que nous mourons, les choses dont
on rit on devrait plutôt en pleurer, et le contraire...

— Je comprends qu'on puisse rire de la mort, du néant,


mais avant d'en arriver là il y a mourir, et cela peut être
difficile...
G. B. — Ah ! il y a la souffrance, et cela c'est une autre
affaire, et j'imagine très bien que la souffrance pourra
m'atteindre, autant que n'importe qui, mais enfin il me
semble que les hommes pourraient assez facilement se faire
une idée de la mort voisine du grotesque.

— Comme dans l'Antiquité, à l'époque des danses maca-


bres ?
G. B. — En effet, en représentant la mort sous des traits
comiques, les gens cherchaient parfois à échapper à ce qu'elle
a de terrible. Mais il me semble qu'il s'est d'abord agi pour
moi d'avaler la mort sous son côté le plus terrible, sans me
laisser assez impressionner pour ne pas en rire. Il s'agit bien
là de quelque chose de nettement athée, parce qu'on ne peut
pas rire de la mort en présence d'un Dieu qui est un juge.
Tandis qu'à partir du moment où on s'est assuré qu'il n'y
avait pas de jugement, qu'il n'y avait pas de Dieu...
— Assuré ?
G. B. — Ma foi, si je me trompe c'est t a n t pis pour moi !
Il faut à un certain moment, je crois, arriver à résoudre par
la légèreté les questions les plus tragiques, si quelque chose
mérite du respect, c'est bien la légèreté...

— Au fond, si vous avez une morale, c'est celle qui


implique d'aller jusqu'au bout de ses possibilités dans la
condition limitée où l'on se trouve ?
G. B. — Oui, je crois... Ce n'est pas tout à fait une morale
en ce sens que personne n'y est obligé. Mais il me semble que
si cette possibilité d'excès disparaissait, la sphère humaine
ne serait peut-être plus ce qu'elle est, quelque chose de riche
s'effacerait...

— Et le bonheur, où mettez-vous le bonheur ? L'envi-


sagez-vous ?
G. B. — Il me semble que le bonheur est cette espèce de
secret qui veut que l'on soit indifférent au malheur, c'est-à-
dire que l'on puisse en rire. Au fond, je tiens beaucoup à
parler en matérialiste, je me sens d'accord avec tout ce qui
est matérialiste, à une condition : qu'on ne se croie pas, pour
être matérialiste, obligé de supprimer ce qui est tout de même
une richesse, ces émotions extatiques ou religieuses qui ne
sont pas entièrement différentes de la folie, qui ne sont en
tout cas jamais entièrement différentes de ce qu'est l'amour...
JORGE LUIS BORGES
U'ÉCRIVEZ-VOUS en ce m o m e n t ?

-Q JORGE LUIS B O R G E S — Des poèmes.

— P o u r q u o i ne sont-ils pas t r a d u i t s en irançais ?


J. L. B. — Ils sont de plus en plus difficiles à t r a d u i r e ,
parce qu'ils sont rimés. Vous comprenez, je ne vois p r e s q u e
plus, je ne p e u x plus écrire, et je ne p e u x pas faire de brouil-
lon. E n vers libres, c'est plus difficile de composer m e n t a -
lement, d u moins à m o n avis, on ne r e t i e n t pas. T a n d i s
q u ' o n p e u t s'accrocher à la rime. Ces derniers t e m p s , j ' a i
composé des sonnets.
— Ce doit être une poésie e x t r ê m e m e n t difficile...
J. L. B. — Pas le moins d u m o n d e ! Q u a n d j ' é t a i s
jeune, c o m m e t o u s les jeunes gens j'avais le goût des choses
complexes. M a i n t e n a n t , plus cela va, plus je vais vers l a
simplicité. J'utilise les m é t a p h o r e s les plus usées, a u f o n d
c'est cela qui est éternel, qui intéresse t o u t le m o n d e : les
étoiles ressemblent à des yeux, p a r exemple, ou la m o r t
c'est c o m m e le sommeil...

— Qui aimez-vous c o m m e poètes français ?


J . L. B. — J e suis très vieux jeu, vous savez. J ' a i m e . . .
P a u l Verlaine.

1. Voir en fin de volume note biographique.


— Et Victor Hugo ?
J. L. B. — Victor Hugo ? Pourquoi pas Victor Hugo ? On
croit que Victor Hugo est grandiloquent, pourtant voyez
son vocabulaire, il est fort simple : noir, vaste, lumière, terre,
océan...

— Qui encore ?
J. L. B. — Toulet, vous savez, le poète de Rimes et
Contrerimes ? Il y a un petit poème de lui, un peu érotique...
Attendez :
D'un noir éclair mêlés, il semble
Qu'on ne soit plus qu'un seul.
Soudain, dans un même linceul,
On se voit deux ensemble.
(Ce sont les draps...)

Ce n'est pas fait pour couler, ce genre de poésie, c'est fait


pour rester, c'est un objet. Il y a deux genres de poètes : les
poètes inspirés, les poètes qui coulent, comme Walt Whit-
man, et puis les poètes qui font des objets, comme Mal-
larmé. Victor Hugo, lui, fait les deux.

— Et vous, quelle poésie faites-vous ?


J. L. B. — Moi ? Je ne suis pas le poète que je voulais
être...

— Mais encore ?
J. L. B. — Je compose plutôt des méditations. Je m'inté-
resse à l'anecdote, à ce qui est épique. Regardez les Evan-
giles, c'est à la fois l'épique et l'anecdote. D'où leur succès...

— Vous aimez l'épique ? Cela ne ressemble guère à ce que


l'on connaît de vous...
J. L. B. — J'aurais aimé faire le contraire de ce que j'ai
fait! J'aurais voulu faire une poésie qui soit une musique...
Et il paraît qu'il y a peu de musique dans ma poésie! Pour-
tant, je n'aime pas la poésie intellectuelle...

— Et les nouvelles ?
J. L. B. — J'en fais encore, mais elles sont de plus en plus
courtes, de plus en plus libres. Vous comprenez, maintenant,
il faut que je dicte, et cela m'oblige à me surveiller. Ma mère,
par exemple, à qui je dicte beaucoup, a des goûts littéraires :
il faut que je lui explique que ce que je lui dis n'est qu'un
brouillon, que cela va s'améliorer... J'aime mieux dicter aux
jeunes secrétaires de la Bibliothèque nationale : elles ne
disent rien, elles n'en pensent peut-être pas moins ! Mais elles
ne disent rien...

— Vous arrivez à composer mentalement ?


J. L. B. — La mémoire se développe lorsqu'on ne voit
plus. Je peux maintenant donner des conférences de trente
ou quarante minutes, sans notes. Je suis professeur d'anglais,
je fais mes cours sans notes. Et puis, lorsqu'on perd la vue,
le temps coule d'une façon différente. Si on voit, on se croit
obligé de lire tout le temps, par exemple en voyage, en
chemin de fer. Moi aussi je faisais cela autrefois, maintenant
je rêve. Et puis je suis un peu distrait par ce qui m'entoure.
Ainsi, je vous vois à peine, je discerne une forme, vous êtes
en gris ?

— En marine.
J. L. B. — Ah! Les couleurs se ternissent, je vois du gris.
Comme on s'intéresse à la littérature dans votre pays ! Ce
n'est pas du tout comme ça en Argentine. Certains de mes
amis ont appris que j'écrivais lorsque j'ai reçu le Prix
Formentor.
— Que croyaient-ils ?
J. L. B. — Ils savaient que j'étais directeur de la Biblio-
thèque nationale, cela leur suffisait. Hier, ici, on m'a pré-
senté quelqu'un en me disant : « Le poète Untel »; on ne peut
pas faire ça à Buenos Aires, la personne croirait qu'on se
moque d'elle. A Montevideo, peut-être... mais pas à Buenos
Aires. Savez-vous que beaucoup d'écrivains argentins se
sont suicidés ? Ils se sentaient trop isolés.

— Je croyais qu'il y avait en Argentine un milieu très


cultivé et qui s'intéressait beaucoup aux lettres. Vous-même
n'êtes-vous pas très érudit ?
J. L. B. — Moi ? Pas tellement que ça... Je ne parle pas
le latin, par exemple, ou plutôt je l'ai oublié. C'est loin de
nous, c'est inutile... Hier, j'ai vu Jean Paulhan. En voilà
un qui est cultivé! Il parle le malgache, des langues orien-
tales, le japonais...

— Vous avez aussi vos intérêts linguistiques.


J. L. B. — Ils vont plutôt vers les langues germaniques
Et puis, il y a quelque chose qui m'attire : le norrois, c'est
une langue scandinave, je crois que je l'apprendrai l'année
prochaine...
— Lisez-vous encore ? Vous intéressez-vous à la nouvelle
littérature ?
J. L. B. — Schopenhauer disait qu'il fallait ne rien lire
qui n'eût cinquante ou cent ans d'âge et qui n'eût été mis
en place par la postérité (en même temps, il se plaignait
qu'on ne lût pas assez ses œuvres...). Je pense un peu comme
lui : je ne lis pas les auteurs contemporains, je ne sais rien
du nouveau roman...

— Alors, vous relisez ?

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J. L. B. — Je relis, oui, c'est meilleur. Je me dis parfois
que l'avantage du Moyen Age c'était qu'il y avait très peu
de livres : alors on relisait! Un livre qu'on relit est enrichi,
un livre ancien est enrichi par des générations de lecteurs.
Pensez à la Bible : ce n'est plus un livre, c'est une biblio-
thèque, une littérature entière...
— Que relisez-vous ?
J. L. B. — Flaubert. Remy de Gourmont aimait beau-
coup Bouvard et Pécuchet, moi aussi! Je relis aussi Bernard
Shaw, Chesterton.

— Que trouvez-vous à Bernard Shaw ?


J. L. B. — Sous le goût de la blague, de la causticité, il
cache un grand sens religieux, et surtout un sens de l'épique,
Il blaguait pour les besoins de la stratégie, mais il y avait en
lui quelque chose de pathétique.
— L'avez-vous connu ? Lui écriviez-vous ?
J. L. B. — Oh! non, vous savez, nous, en Argentine, on
est un peu loin! On se sent tenus à l'écart! Il y avait un
Français, Paul Groussac! Vous connaissez Paul Groussac ?
— Non.
J. L. B. — Personne, ici, ne le connaît. C'était un ami
d'Alphonse Daudet, de Clemenceau, eh bien! il disait (il
s'était trouvé dans l'obligation de vivre en Argentine), il
disait : « Être célèbre en Amérique du Sud, ce n'est pas
cesser d'être inconnu. » Et Gaudelle, connaissez-vous
Gaudelle ?

— Non...

J. L. B. — Un autre Français! Un chanteur de tangos,


très connu aussi chez nous!...
— Vous n'êtes pas seulement célèbre en Amérique du
Sud, vous le savez bien, vous l'êtes ici. Que pensez-vous de
ce que disent de vous vos critiques français ?
J. L. B. — Qu'ils m'enrichissent! Toutes ces choses
auxquelles je n'avais même pas pensé! Et même mes négli-
gences, ils leur trouvent un sens, ils voient une volonté à
tout ce qui m'a échappé. Rien, pensent-ils, chez moi, ne
peut pas ne pas avoir été voulu! Tant mieux. Très bien.
J'accepte cette donation. Elle est faite d'une façon si géné-
reuse...

— Un écrivain n'est-il pas conscient de tout ce qu'il y a


dans son œuvre ?
J. L. B. — S'il est conscient de tout, il ne vaut rien! Il
faut qu'il soit un peu innocent. Un poète ne doit pas être
intelligent. La création doit avoir lieu comme en rêve.
— Quand faites-vous des poèmes ?
J. L. B. — Tout le temps ! Dans le métro, chez moi, à la
Bibliothèque de Buenos Aires, c'est un bâtiment pompeux
et délabré, plein de couloirs... Lorsque mes poèmes sont
composés, je les dicte...
— Vous n'écrivez qu'en espagnol ?
J. L. B. — Je n'ai écrit ni en allemand ni en français, mais
en anglais, oui, j'ai fait des poèmes en vers. Ils ne sont pas
très forts, mais je les ai faits pour l'expérience. L'anglais
est à la fois une langue latine et une langue germanique. Il
y a souvent deux mots pour désigner la même chose, l'un
est plus sensible, l'autre plus intellectuel. Tenez, « dark »
signifie une obscurité physique, et « obscure », c'est une
obscurité mentale. « Room » et « space » n'ont pas exacte-
ment le même sens et ne désignent pas la même chose.
— Et Shakespeare ?
J. L. B. — C'est vrai, j'aurais dû vous parler de Shakes-
peare! Bien sûr, je l'adore, mais surtout Macbeth. C'est la
plus parfaite de ses tragédies, la plus intense...
— Avez-vous fait du théâtre vous-même ?
J. L. B. — Ni théâtre, ni romans! Pas de fiction, sauf...
du cinéma.

— Du cinéma ?
J. L. B. — Oui. J'adore le cinéma, surtout les westerns.
J'ai fait un scénario, on me l'a refusé avec enthousiasme.
Ou plutôt, non, on m'a dit : c'est parfait, c'est merveilleux,
il faudrait seulement que vous changiez le sujet, les person-
nages... et les décors.
— C'était quoi, un western ?
J. L. B. — C'était un peu épique, cela se passait dans les
faubourgs de Buenos Aires, dans la banlieue, chez les gens
qui jouent du couteau, les « compraditos ».
— Les westerns, Bernard Shaw, Paul Verlaine, Bouvard
et Pécuchet ! La poésie épique ! Savez-vous que vous m'éton-
nez ? Ce n'est pas ainsi que je m'imaginais...
J. L. B. — Ça y est! Je vous ai déçue! J'aurais dû res-
sembler à Borges ! C'est que je suis un peu fatigué...

— Vous ne me décevez pas un instant, seulement...


J. L. B. — Je sais, en Argentine aussi. J'avais une jeune
amie qui venait me voir de temps en temps et on lui disait :
« Mais qu'est-ce que tu peux bien lui trouver à Borges ? A
ton âge! Un vieux qui parle tout le temps de labyrinthe,
d'étymologie, qui vit dans un univers glacé... »
— Quand traduira-t-on votre poésie ?
J. L. B. — Écoutez, je viens de voir mon éditeur, il parlait
de traduire mes œuvres complètes, je lui ai dit : « Surtout pas !
Je risquerais de décevoir. Il y a cinq ou six pages qui m'ont
réussi, restons là-dessus, n'en donnons pas davantage. Qu'on
ne me connaisse pas plus! Sinon, on s'apercevra peut-être
qu'on s'est trompé sur mon compte... »

— Pour qui vous prenez-vous : pour un écrivain ou pour


un poète ?
J. L. B. — Pour un poète, évidemment! Je crois que je ne
suis que cela ! Un poète maladroit, mais un poète, j'espère.
ANDRÉ BRETON
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OURQUOI laissez-vous rééditer les Manifestes ?
- P A. BRETON — Depuis des années ces textes
étaient introuvables en librairie. La critique uni-
versitaire elle-même accorde que l'influence d u surréalisme
a été profonde et s'est é t e n d u e très loin. Il fait a u j o u r d ' h u i
l'objet de cours, il entre d a n s le p r o g r a m m e d ' e x a m e n s . Il
importe donc de pouvoir recourir a u x sources sans avoir à
souffrir de la spéculation qui g u e t t e les volumes devenus
rares. De plus, le surréalisme a connu ces derniers mois u n
très appréciable regain d ' i n t é r ê t . E n témoigne l'accueil
réservé à l'ouvrage de J e a n - L o u i s B é d o u i n : Vingt ans de
Surréalisme, d o n t le grand m é r i t e est d'éclairer les d e u x
dernières décennies de la vie de ce m o u v e m e n t au lieu de se
limiter, p a r routine, a u x d e u x précédentes. Ce regain
d'intérêt, l ' a t t e s t e aussi la publication de d e u x ouvrages plus
spécialement consacrés à la p e i n t u r e surréaliste, c o m m e le
succès des diverses expositions axées sur le surréalisme qui
se sont tenues ces derniers mois à Paris. Enfin le recueil
présenté p a r J e a n - J a c q u e s P a u v e r t a b r i t e — o u t r e des t e x t e s
lyriques depuis l o n g t e m p s hors de portée — certaines inter-
ventions de caractère politique qui, datées d ' u n m o m e n t
crucial (1935) m e paraissent appelées à une t o u t a u t r e

1. Voir en fin de volume note biographique.


résonance, à partir des résolutions du X X I I Congrès. Bref,
j'estime que cette réédition vient à son heure. Il était néces-
saire qu'un pont fût jeté entre le surréalisme initial et les
nouvelles générations.
— Vous republiez ces textes sans y toucher. Ne craignez-
vous pas que certaines attaques personnelles ne fassent
guère plus plaisir aujourd'hui qu'hier à ceux qui en étaient
l'objet ?
A. B. — Je conviens que nombre de ces attaques sont
d'une fâcheuse virulence et, d'ailleurs, largement périmées.
J'en ai fait justice dans la préface à la réédition du Second
Manifeste, en 1946, qui est reprise dans la réédition actuelle.
Des attaques du même ordre ne m'ont pas été épargnées.
Elles s'inscrivent parmi d'autres outrances qu'il ne m'appar-
tient plus d'effacer. Ceux qui en ont été l'objet savent
qu'elles résultent du climat passionnel dans lequel s'est
développé le surréalisme. Il en était ainsi, notamment, de
Georges Bataille dont la toute récente disparition est par
moi durement ressentie. Certes, nous nous opposions au
possible sur certains plans mais, en toute résultante humaine,
il m'était très cher, j'admirais la noblesse de sa pensée et
de sa vie. A maintes reprises Bataille a insisté sur ce qui
pouvait le lier au surréalisme et à moi-même dans la pro-
fondeur.
— Que voyez-vous dans la vie d'aujourd'hui, qui soit
directement la conséquence du surréalisme ?
A. B. — Ce n'est guère à moi de le dire... Observez que
c'est presque toujours à dessein de réduire le surréalisme ou
de le donner pour caduc qu'on répète à satiété qu'il imprègne
les vitrines des grands magasins, etc. Si l'on y tenait, rien
ne serait plus facile que de multiplier, à un niveau moins
subalterne, les signes objectifs de son influence : la peinture
d'aujourd'hui, qu'elle se dise « action-painting », peinture
gestuelle, informelle, etc., procède avant tout de l'automa-
tisme, dérive de la promotion de l'automatisme par le sur-
réalisme. Voulez-vous un autre exemple ? Voyez les titres
sur lesquels comptent les journaux du soir, les hebdoma-
daires à sensation pour appâter leurs lecteurs : il est mani-
feste qu'ils mettent à profit certains jeux surréalistes, tels
que celui qui a eu cours parmi nous sous le nom de « cadavre
exquis », d'ailleurs simple variante de celui dit des petits
papiers... Mais il s'agit là de conséquences objectivables
dans le monde extérieur. Sur le plan conceptuel et sensible,
l'influence surréaliste s'est exercée de manière plus sourde
et plus subtile.
— Vous-même, pratiquez-vous encore l'écriture automa-
tique ?
A. B. — A quoi bon ? Je me suis expliqué là-dessus.
L'écriture automatique ne saurait être une fin en soi. Le
tout est de l'avoir obtenue aussi pure que possible car, à
partir de là, il est facile de reconstituer et de reproduire
la série d'opérations mentales qu'elle suppose au préalable.
Encore faut-il parvenir à se rendre machinal le déroulement
de ces opérations mêmes. On n'est pas loin du tir à l'arc et
du gardiennage des vaches dans la philosophie Zen.
— Écrivez-vous en ce moment ?
A. B. — Je n'écris pas et n'ai jamais écrit en « profes-
sionnel ». Je ne me crois pas tenu à annoncer livre sur livre
et ma conception de la vie n'est pas telle qu'on ait chance
de me trouver, comme Gide ou Mauriac, la plume à la main
à mon heure dernière. Ce à quoi j'entends suffire, ce envers
quoi je ne me pardonnerais nulle déficience, c'est à l'esprit
surréaliste tel que s'en poursuivent la défense et l'illustra-
tion, en liaison intime avec ceux dont les noms, auprès du
mien, figurent au sommaire de la revue La Brèche, dont le
troisième numéro va paraître incessamment.

— Comment avez-vous pris conscience de votre vocation


poétique ? Et d'abord, vous êtes-vous jamais senti une telle
vocation ?
A. B. — Le mot « vocation »... Mes parents — comme alors
bien d'autres — rêvaient pour moi de Polytechnique, de
l'Ecole des Mines : j'ai vite compris que cette voie m'était
fermée : je manquais d'aptitude et, du reste, je n'aspirais
nullement au genre de vie qu'on voulait ainsi m'assurer.
Comme au terme des études secondaires, s'impose la néces-
sité, et même l'urgence, d'un choix, j'ai opté pour la méde-
cine sans très bien savoir si les disciplines qu'elle suppose
pouvaient cadrer avec le tréfonds de mon être. Par élimi-
nation, mais seulement par élimination, c'était, me sem-
blait-il, ce dont je pouvais encore m'accommoder le mieux.
Je pensais aussi que la profession médicale était celle qui
tolérait le mieux auprès d'elle l'exercice d'autres activités
de l'esprit.
— Vous ne pensiez pas alors à écrire ?
A. B. — C'est-à-dire que je n'en concevais pas clairement
le projet, que je ne me le formulais guère en termes d'avenir.
Si j'avais écrit déjà quelques poèmes, c'était bien sûr,
d'abord, pour me révéler à moi-même, ensuite dans l'espoir,
grâce à eux, d'entrer en relation avec les quelques hommes
dont je mettais l'esprit le plus haut, dont certains accents
m'avaient bouleversé. Tel était, entre tous, Paul Valéry. Je
lui avais dédié un sonnet, tout en volutes, sans grand contenu
humain (j'avais seize ans) mais qu'importe : il m 'avait
répondu, c'était merveilleux. Il m'avait reçu, accueilli de
manière inoubliable, invité à revenir. C'est comme s' il avait
fait de moi un autre, comme s'il m'avait donné du prix à
mes propres yeux. Ses critiques, ses conseils à propos des
menus textes que je lui soumettais, j'en ai fait alors mon
profit pour toujours.
— Quel genre de poèmes écriviez-vous à une époque où
vous ne conceviez même pas le surréalisme ?
A. B. — Mallarmé exerçait alors sur moi le plus grand
ascendant, de sorte que j'écrivais des poèmes, ou des proses,
de forme mallarméenne. Je dis de forme car, du fait de mon
inexpérience humaine, encore une fois le fond manquait.
— Et ensuite ?
A. B. — Ensuite, eh bien! la guerre... Nous avons été
quelques-uns, de ma génération, à la voir du plus mauvais
œil. Ce carnage injustifiable, cette duperie monstrueuse,
c'est à partir d'eux que je me suis persuadé que la parole
écrite ne devait pas être seulement instrument de charme
mais encore qu'elle devait avoir prise sur la vie — faute de
mieux la vie sensible — et, par rapport à tout ce qui peut
être tenu pour aberrant, et insupportable, marquer dès le
départ une volonté d'intervention.
— Vous étiez donc en posture de lutte. Disposiez-vous
de certains appuis ?
A. B. — En 1916, j'avais rencontré Jacques Vaché qui
avait exercé sur moi une grande influence. Par son compor-
tement non moins que par ses propos — on peut s'en faire
une idée par ses Lettres de guerre — il m'avait découvert
les régions les moins prospectées de l'humour. Cette influence,
toutefois, était loin de me soustraire à celles, passablement
contradictoires mais finalement conjugables sur le plan
poétique, de Valéry et d'Apollinaire. Je cherchais à trouver
mon chemin entre eux : Valéry, n'est-ce pas, tirait vers la
règle, non sans un clin d'œil complice vers les grands dyna-
miteurs du type Nietzsche et autres esprits aussi peu rassu-
rants. Ce qui, en revanche, me subjuguait chez Apollinaire,
c'est qu'il allait prendre ses matériaux dans la rue, qu'il
parvenait à dignifier, pour peu qu'il s'avisât de les assembler
en poèmes, jusqu'à des bribes de conversation. L'admirable
est que tant de ces poèmes l'engagent dans une aventure
distincte : pensez à L' É migrant de Landor Road, à Zone, au
Musicien de Saint-Merry.
— C'est seulement plus t a r d , je crois, que vous découvrez,
t o u t au moins dans leur ensemble, R i m b a u d et L a u t r é a m o n t ?

A. B. — Plus t a r d , non, disons vers la même époque


R i m b a u d , seulement vers 1918 L a u t r é a m o n t — c'est-à-dire
assez t a r d t o u t de même. Il ne f a u t pas oublier que l'accès
de ces d e u x œuvres était alors bien moins facile qu'aujour-
d'hui. A cette époque les manuels scolaires, qui célébraient
Leconte de Lisle et Sully P r u d h o m m e , t a x a i e n t Baudelaire
de m a u v a i s goût et s'excusaient presque de lui consacrer
quelques lignes, R i m b a u d était t o u t juste mentionné. Une
v é r i t a b l e révolution s'est opérée à cet égard et le surréalisme
y a pris une p a r t p r é p o n d é r a n t e : à mes y e u x ce serait déjà
là u n t i t r e suffisant à sa gloire. Sur le plan poétique, comme
d'ailleurs sur le plan artistique, il a imposé une totale révi-
sion des valeurs. Si l'accès de R i m b a u d n ' é t a i t alors pas
plus aisé, c'est aussi parce que ses biographes — à commencer
p a r son sinistre beau-frère Berrichon — l'avaient défiguré
à plaisir, sans c o m p t e r q u ' u n R e m y de G o u r m o n t a v a i t cru
devoir dénoncer son « t e m p é r a m e n t de fille » ce qui le juge,
et q u ' u n Claudel avait exalté en lui l ' i n s t r u m e n t de sa
conversion au catholicisme. Venaient t o u t juste, en outre,
d'être rendues publiques les lettres de R i m b a u d à Delahaye
de 1872, d ' u n intérêt capital. C'est dans ces conditions q u ' à
Nantes, en 1916, où mes fonctions d'interne au centre neu-
rologique me laissaient de longs loisirs, que je consacrais à
la p r o m e n a d e solitaire dans les quartiers périphériques, je
m ' i m p r é g n a i de l ' œ u v r e de R i m b a u d , que j ' e m p o r t a i s tou-
jours avec moi, et subis a u plus h a u t p o i n t la fascination
de l'énigme qui s'y attache. La voyance, l'expression
« bouffonne et égarée au possible », l' « alchimie du verbe » :
a u t a n t d'injonctions que je me suis fait un devoir d'affronter.
« Il f a u t être a b s o l u m e n t moderne », dit R i m b a u d : cela non
plus n ' a pas été perdu pour moi. L'évolution poétique de
R i m b a u d , à p a r t i r des formes fixes vers toujours plus de
liberté, interdit à la poésie d'après lui t o u t e espèce de r e t o u r
en arrière (à l'alexandrin, par exemple) qui l'expose à être
non située historiquement.
En ce qui concerne Lautréamont, l'ombre qui s'étendait
sur lui était incomparablement plus dense. Bloy et Gour-
mont n'avaient pas été insensibles à son génie mais ils
s'étaient hâtés de conclure à l'aliénation mentale. Autre-
ment clairvoyant, Jarry l'avait mis très haut mais ne s'était
exprimé que laconiquement à son sujet. Presque seuls des
contemporains, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud lui
étaient ouverts et même ce dernier lui avait consacré une
étude pénétrante, la première en date, qui était passée
inaperçue. Toujours est-il qu'il y avait loin de là à l'éblouis-
sement, le mot n'est pas trop fort, que, tout particulière-
ment, Philippe Soupault et moi nous connûmes devant Les
Chants de Maldoror. Des semaines durant, il nous fut impos-
sible de nous détacher de leur lecture, de passer outre aux
interrogations qu'ils posaient. Nous nous en entretenions
sans fin, avec le sentiment d'avoir touché à l'insurpassable
en matière d'expression. Le lyrisme moderne se trouvait là
porté à son plus haut période. Éperdument nous cherchions
à lui arracher ses secrets. L'écriture automatique, telle qu'elle
a été prônée dans le surréalisme, résulte pour une grande
part de cette quête.
— Est-ce à ce moment-là que vous avez senti s'éveiller
en vous quelque chose comme une « vocation littéraire »,
bien que vous n'aimiez pas le mot ?
A. B. — Si vocation il y eut, c'est en tout cas vocation
poétique, et non littéraire, qu'il faut dire. Je continue à ne
rien apercevoir de commun entre la littérature et la poésie.
L'une, qu'elle soit tournée vers le monde externe ou se
targue d'introspection, selon moi nous entretient de sor-
nettes; l'autre est toute aventure intérieure et cette aventure
est la seule qui m'intéresse.
— Cette vocation poétique vous menait à quoi ?
A. B. — Elle me menait, tout d'abord, au refus global des
impératifs et des contraintes que la persistance de l'état de
guerre faisait de jour en jour plus cyniques et plus intolé-
rables ; ensuite à la volonté de dénoncer dès qu'il se pourrait,
c'est-à-dire à moindre risque, les idées et les hommes que je
tenais pour fauteurs d'une telle situation. De la poésie
j'attendais que, farouchement hostile de par son essence
même à ce que nous venions d'endurer, elle m'apportât le
stimulant nécessaire à cette lutte.

— Dans quelles circonstances avez-vous abandonné la


médecine ?

A. B. — Démobilisé, j'ai été versé sur le pavé de Paris


comme bien d'autres, parmi lesquels Aragon et Soupault.
Nous étions dans un état de disponibilité extrême, très peu
disposés à composer même avec les nécessités de la vie.

— Vous dites toujours « nous » et rarement « je », pour-


quoi cela ?
A. B. — J'ai toujours beaucoup plus compté sur l'action
collective que sur l'action individuelle. Une fois constaté
l'accord initial sur un certain nombre de principes, j'estime
que les différences de complexion entre les individus sont
un levain des plus puissants. Ce qui a pu s'accomplir sous
le nom de surréalisme n'a été possible que grâce à cette
composition des forces de plusieurs. Des défections plus ou
moins marquantes se sont produites mais l'essentiel est que
constamment de nouvelles forces sont entrées en action.

— Qu'avez-vous fait tout de suite après avoir arrêté vos


études ?
A. B. — Je vivais dans une grande exaltation qui me laisse,
à distance, sous l'impression d'une crise par laquelle j'ai
passé et qui me demeure assez obscure. Ma famille, outrée
de me voir abandonner mes études, m'avait coupé les vivres :
tant pis. Il m'arrivait de passer la nuit seul sur un banc plutôt
que de rentrer à l'hôtel, dans une sorte de vacance illimitée
de l'esprit.
— Matériellement, comment avez-vous vécu ?
A. B. — Valéry, alerté, est venu à mon secours, ainsi que
Gide. Ils m'ont trouvé un petit emploi chez Gallimard. Sur
leur recommandation, je fus aussi chargé de revoir sur
épreuves un ouvrage de Proust qui, par suite des incessants
ajoutages et surcharges de sa main, présentait, comme vous
savez, l'aspect d'un labyrinthe. L'œuvre de Proust, en raison
du milieu social qu'elle dépeint, ne me sollicitait guère mais
l'homme, qu'ainsi j'ai souvent pu rencontrer, était d'un
grand charme et d'une affabilité extrême. Un peu plus tard,
les mêmes protections me valurent d'être appelé par le coutu-
rier Jacques Doucet à organiser sa bibliothèque de livres
modernes et à l'orienter dans ses achats d'œuvres d'art. Tant
bien que mal, ma subsistance se trouva ainsi assurée.

— Le fait que vous vous soyez trouvé vous occupant


des œuvres d'art de Doucet ne trahit-il pas, chez vous, une
préoccupation constante ? Vos collections personnelles sont
remarquables, et n'avez-vous pas beaucoup fait pour la
découverte de certains peintres et l'intérêt porté aux arts
primitifs ?
A. B. — J'ai eu la chance d'avoir cette corde
à mon arc. Ma curiosité n'a pas sensiblement décru avec
les années. Grande était ma faculté d'enthousiasme et
j'étais avide de nouveauté, de rareté, d'étrangeté, de beauté.
Dénué, en revanche, de toute complaisance envers le quel-
conque, l'inauthentique, le convenu. On ne m'a jamais
dénié le sens de la qualité et je ne crois pas, en effet, l'avoir
pris souvent en défaut.
— Quel a été votre premier acte littéraire décisif ?
A. B. — Les expériences d' « écriture automatique » qui
ont abouti à la publication des Champs Magnétiques, en
collaboration avec Philippe Soupault.

— N'ambitionnez-vous pas, à partir de ce moment-là, la


création d'une œuvre personnelle ?
A. B. — Je ne voyais pas les choses ainsi... J'avais pour
cela trop présent à l'esprit le mot de Rimbaud : « La main à
plume vaut la main à charrue... » et les réticences de Monsieur
Teste. Celui-ci engageait toutefois à se cultiver si l'on voulait
atteindre, comme il dit, « la joie de se sentir unique, grande
volupté particulière ». Rien de commun avec le « culte du
moi » de Barrès, qui postule la « réussite » sur le plan social
et mondain.

— Si je vous ai bien compris, au début de votre existence,


vous n'aviez pas l'ambition de faire une œuvre personnelle
(vous l'avez faite, cependant, et on le reconnaîtra de plus
en plus), mais plutôt de transformer l'ordre humain, ambi-
tion autrement vaste, aidé en cela par ceux qui partageaient
votre révolte et vos espoirs. Ce fut le surréalisme. Et main-
tenant, êtes-vous content ?...
A. B. — Moi ? Je suis profondément mécontent. Avouez
qu'en 1962 les sujets de mécontentement, et c'est trop peu
dire, ne manquent pas...
— Je voulais dire, êtes-vous content, tout compte fait,
de ce qui a eu lieu ?
A. B. — Si la vie, comme à tout autre, m'a infligé quelques
défaites, pour moi l'essentiel est que je n'ai pas transigé
avec les trois causes que j'avais embrassées au départ et qui
sont la poésie, l'amour et la liberté. Cela supposait le main-
tien d'un certain état de grâce. Ces trois causes ne m'ont
apporté aucune déconvenue. Mon seul orgueil serait de n'en
avoir pas démérité.
TRUMAN CAPOTE
RUMAN CAPOTE 1 — Voulez-vous que je m'interroge
T moi-même ?
— Je vous en prie...
T. C. — M. Truman Capote, que faites-vous en ce moment?
Eh bien ! je travaille sur une « expérience » : un livre qui n'est
pas un roman mais un reportage. Le sujet en est un crime
qui s'est passé dans une minuscule ville du Kansas, dans
l'Ouest des États-Unis. Il y a quelque temps, les quatre
membres d'une des familles les plus en vue de la ville ont
été tués : le père, la mère et les deux enfants... Je suis allé
dans cette ville, Garden City, et j'y ai passé sept mois à
interroger tout le monde, meurtriers y compris (ils ont été
retrouvés et arrêtés). Je possède maintenant des tonnes et
des tonnes de matériel, et je vais faire mon livre à partir
de cela. Vous voyez l'idée ? Chaque mot de ce livre sera vrai,
chaque détail réel. Cela s'appellera In Cold Blood, en fran-
çais, je crois que l'on dit « De sang-froid ».
— Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de ce livre ?
T. C. — Le reportage que j'avais fait en Russie en sui-
vant la troupe de Porgy and Bess, et puis d'autres activités
journalistiques. Je crois qu'à partir d'un matériel tiré direc-

1. Voir en fin de volume note biographique.


tement de la réalité, un artiste peut faire une œuvre qui
appartient tout autant au domaine de la création qu'un
roman entièrement d'imagination. Et puis, à mon sens, c'est
la dernière frontière qui reste à explorer. L'autre l'a été
suffisamment, ils sont allés aussi loin qu'ils pouvaient aller,
je crois qu'ils sont maintenant au bout de l'impasse, car, à
mes yeux du moins, c'en est une...

— Qui, « ils » ?
T. C. — Eh bien! ceux qui s'appellent Michel Butor,
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Ionesco, Beckett... Ils
sont merveilleux, j'admire beaucoup ce qu'ils font et je pense
que cela devait être fait. Seulement je ne crois pas qu'ils
prêtent la moindre attention à ceux qui les lisent. Aucun
d'entre eux. Je crois qu'ils se moquent éperdument d'entrer
ou non en communication avec les lecteurs ou les specta-
teurs... Moi, c'est tout le contraire, je désire être en contact
étroit avec le lecteur, je cherche à rendre la communica-
tion la plus parfaite possible, dans une clarté toujours, tou-
jours, et toujours plus grande. Comprenez-vous ? Et après
tout, n'est-ce pas ce que continuait quand même à chercher
Joyce ? Il me semble qu'il y a une sorte de complaisance,
pour un artiste, à exclure le public, à s'absorber complète-
ment en soi et dans des soucis de technique. Comme je vous
l'ai dit, je travaille dans un sens absolument opposé. Voilà,
c'est tout pour ma littérature. Quoi d'autre ?
— Non, ce n'est pas tout, pas tout du tout... Dites-moi
comment vous est venue l'idée d'enquêter sur ce meurtre-là ?
T. C. — Je songeais à ce que je vous ai dit : faire un travail
créateur à partir d'un reportage. Puis j'ai lu l'histoire de ce
crime dans un journal, il occupait une petite place en bas
de page — vous pensez comme ce qui se passe dans le Kansas
intéresse New York! Et soudain j'ai décidé d'aller voir. J'ai
demandé à une amie de m'accompagner — Harper Lee, elle
vient d'écrire un excellent roman, To Kill a Mocking-Bird,
qui est un best-seller aux États-Unis. Nous avons le même
âge, je la connais depuis que j'ai trois ans. Nous sommes
partis pour dix jours et nous sommes restés sept mois. Elle
m'a aidé.

— A quoi ?
T. C. — A interviewer les gens. Je les interrogeais une fois,
puis elle une autre, et nous comparions les résultats de nos
enquêtes.
— Quels gens ?
T. C. — Tous ceux qui avaient approché les victimes, qui
avaient quelque chose à dire sur elles ou sur le meurtre, et
les assassins, bien sûr.

— Vous avez pu les voir ?


T. C. — Oui, j'ai eu une autorisation spéciale. Nous
sommes devenus excellents amis, en fait ils sont les co-
auteurs du livre... Seulement, il faut que je retarde un peu
son achèvement et sa publication parce qu'ils sont condamnés
à être pendus et qu'on ne les a pas encore exécutés. Ils
attendent depuis deux ans.
— C'est épouvantable cette attente...
T. C. — Mais c'est eux qui veulent attendre, ça je vous le
garantis! On les aurait pendus depuis longtemps s'ils
n'avaient pas fait tout ce qu'il faut pour prolonger les
délais... C'est comme cette histoire de Caryl Chessman, vous
savez « le bandit à la lumière rouge » ? Toute l'Europe a
poussé des cris d'indignation : « Faire attendre douze ans
son exécution à quelqu'un! Quelle cruauté... » C'est oublier
que c'est Chessman le premier qui voulait attendre... Il
avait même engagé cinq juristes afin d'utiliser au mieux
toutes les ressources juridiques, ils ont fait appel sur appel
et repoussé tant que possible le jour de l'exécution! Les
Américains cruels ? Moi, je trouve que ces histoires prou-
vent plutôt le contraire : la justice américaine est tellement
terrorisée à l'idée de commettre une erreur judiciaire qu'elle
permet toutes les révisions et prend en considération tous
les appels. Quel est le pays où l'on sursoit douze ans à l'exé-
cution d'un condamné à mort ? C'est aussitôt réglé, en deux
mois, et tout le monde — sauf l'exécuté — est parfaitement
satisfait. Vous trouvez cela moins cruel, vous ?

— Ont-ils une chance d'être graciés, vos assassins ?


T. C. — Non, aucune, ils seront certainement pendus et
ils le savent. Ils ont prémédité leur crime, ils l'ont très soi-
gneusement préparé pendant deux mois et ils l'ont exécuté
avec le plus total sang-froid.
— Mais pourquoi ce crime ?
T. C. — C'est très compliqué. Je crains que vous ne soyez
obligée de lire mon livre pour le savoir! Un gros livre, d'ail-
leurs, près de cinq cents pages. C'est la première fois de ma
vie que j'écris un livre aussi gros...

— En vingt ans, en effet, vous avez très peu publié.


Est-ce exprès ?
T. C. — Je publie très peu parce que je suis un écrivain
lent. Et plus je vieillis plus je deviens lent, c'est-à-dire que
je travaille de plus en plus et que je suis de plus en plus méti-
culeux... Je récris cinq fois tout ce que j'écris.
— Cinq fois ?
T. C. — Oui, cinq fois. C'est une habitude que j'ai prise à
dix-huit ans, en écrivant mon premier roman, Other Voices
Other Rooms. J'écris à la main une première version sur une
feuille de papier jaune, puis une autre sur une feuille de
papier vert, même si je ne dois pas changer un mot au pre-
mier texte. Je recopie cette deuxième version sur une feuille
de papier bleu. Enfin je tape à la machine sur du papier jaune.
Puis je range et je laisse reposer, parfois plusieurs mois.
Lorsque je ressors le manuscrit, je fais, s'il y a lieu, des
corrections à la main sur la version dactylographiée, je
retape le tout une dernière fois sur du papier blanc, et c'est
fait!

— Il semble que vous ayez cessé d'écrire sur le Sud et sur


les enfants. Est-ce exact ?
T. C. — C'est fini, je n'écrirai jamais plus sur le Sud et sur
les enfants ! Voyez-vous, j'ai découvert que je travaillais
avec dix ans de retard sur ce que je vis : j'ai besoin d'incuber
pendant dix ans. A l'heure actuelle, j'ai trente-sept ans et
j'écris sur ce qui s'est passé il y a dix ans, quand j'en avais
vingt-sept. Et lorsque j'ai commencé à dix-sept ans, j'écri-
vais évidemment sur les enfants, puisque c'était tout ce que
je connaissais dix ans auparavant... Mon esprit est de dix
ans en retard sur ma vie...

— Cela veut dire que vous avez connu Holly Golightly,


l'héroïne de Breakfast at Tiffany 's, il y a dix ans ?
T. C. — Exactement. Cela dit, Holly Golightly n'est pas
unique, tous les ans arrivent à New York une poignée de
filles absolument identiques à elle. D'où viennent-elles ?
Personne ne le sait. Elles commencent à sortir, on parle
d'elles dans les chroniques mondaines, on les photographie
beaucoup, elles ont de l'allure, de l'élégance, des accompa-
gnateurs en vue, et puis soudain, au bout de quelques mois,
elles disparaissent complètement. Que sont-elles devenues ?
Sont-elles mortes ? Ont-elles épousé un dentiste ? Se sont-
elles mises à travailler ? Sont-elles parties pour la province ?
On ne le saura jamais. Elles me font penser à ces espèces
de papillons qui tournent un moment autour des réverbères,
puis qui cessent d'exister, probablement métamorphosés en
quelque chose d'autre... A Paris aussi, on voit ces filles-là,
je présume.

— Qu'avez-vous pensé du film tiré de Breakfast at


Tiffany' s ?
T. C. — Le film est passé à côté de l'histoire, ne serait-ce
que pour la raison que je vous dis là. Il est inimaginable que
l'héroïne épouse le narrateur! Il faut qu'elle disparaisse
comme a disparu Holly Golightly et comme la personne —
elle s'appelait Anna-Maria — qui m'a servi de modèle, et qui
a été absorbée, un jour, par le Congo belge...

— Avez-vous directement travaillé pour le cinéma ?


T. C. — J'ai fait deux films. L'un, il y a plusieurs années,
pour John Huston et Humphrey Bogart, qui s'appelait
Beat the Devil et qui était un film complètement insensé,
complètement fou... Et puis je viens d'écrire le scénario d'un
film qui sera présenté à Cannes, The Innocents, d'après Le
Tour d'Écrou de Henry James.

— Qu'allez-vous faire après la sortie de votre livre expé-


rimental ?
T. C. — Une autre expérience, mais très courte celle-là,
un livre tout en dialogues. Je ne pourrais pas le faire si je
n'avais pas écrit le dernier. Les livres s'engendrent les uns
les autres.

— Où écrivez-vous ?
T. C. — D'habitude à New York, mais pas cette fois-là.
J'ai travaillé en Suisse sans voir personne, et puis je pars
maintenant pour la Corse.

— Vous pouvez écrire à New York ?


T. C. — J'y possède une maison merveilleuse, dans le
quartier de Brooklyn Heights, de l'autre côté de l'East
River. C'était la maison d'un pilote fluvial, on l'a restaurée
telle qu'elle était, par les fenêtres on voit tout Manhattan.
Il y a un jardin, des pommiers, des poiriers. J ' y vis d'une
façon très tranquille. Sinon, pour ceux qui viennent y passer
quinze jours, vivre à New York c'est vivre à l'intérieur d'une
ampoule électrique...
— Comment avez-vous fait pour vous ajuster à l'exis-
tence ? Lorsqu'on a été, comme vous ou comme Françoise
Sagan, prodigieusement célèbre à vingt ans, cela ne doit pas
être facile.
T. C. — J'ai toujours su que je voulais être un écrivain,
et de ce côté-là je n'ai pas varié. De dix-huit à vingt ans j'ai
travaillé pour le New Yorker, puis cela a été fini, je n'ai plus
fait qu'écrire, et j'ai vécu de ce que j'écrivais. Seulement il
fallait mûrir, et plus l'on s'est précocement voué aux arts et
à eux seuls, plus il est difficile, je crois, de mûrir. Il a fallu
que je fraye mon chemin à travers moi-même, que j'écarte
de lourdes influences littéraires, je pense à Henry James,
que j'avance. Je lis beaucoup, à peu près deux cents livres
par an. Je vais peu au cinéma, jamais au théâtre... Au fond,
je crois que je n'aime rien sauf parler à mes amis, lire et
écrire. C'est tout. Maintenant je vais aller m'occuper de
mon chien bull-dog, qui m'attend là-haut...
MARGUERITE DURAS
ANS Dix heures et demie du soir en été, ne retrouve-
- t-on pas certains thèmes de Moderato Cantabile ?
MARGUERITE DURAS 1 — Je n'y avais pas pensé...
Mais c'est certainement vrai. Je tourne en rond dans tous
mes livres.
— A la poursuite de quoi ?
M. D. — Vous me posez une drôle de question! Je ne sais
pas... J'ai l'impression que le jour où je saurai, je n'écrirai
plus. C'est parce que je ne le sais pas que j'écris.
— Comment se commence un roman ?
M. D. — Par une nervosité... un ennui... En vacances, en
général. Que pensez-vous de Dix heures et demie ?
— Et vous ?
M. D. — C'est un roman climatique, tout en considérations
sur le temps. Il est deux fois plus long que les autres. Ce n'est
plus un roman silencieux, comme Moderato. J'ai osé écrire
les humeurs des gens, qui étaient seulement supposées
jusque-là. C'est la leçon d'Hiroshima, je crois, ce film m'a
1. Voir en fin de volume note biographique.
donné un peu de courage : j'avais une sorte de pudeur mala-
dive à m'exprimer. Il me semble que cette fois-ci j'ai osé
être lyrique. N'avez-vous pas trouvé ?
— Que cherchez-vous à rendre dans vos livres ?
M. D. — Les situations ambiguës ou inextricables. Il y a
à écrire une situation sans issue un assouvissement qui est
la littérature.
— Qu'est-ce qui vous fait écrire ?
M. D. — Si je pouvais le nommer, je ne ferais pas de livre...
Pour Dix heures et demie, c'est peut-être la situation de Maria
au balcon, tandis qu'elle aperçoit sur le toit ce criminel qui
a tué par amour, et qu'elle sent derrière elle, dans la chambre,
l'infidélité de Pierre, et qu'elle se voit elle-même assistant à
cela, et dans l'incapacité de tuer. C'est ce moment-là qui
m'intéresse. Le nœud, qui a fait que le livre est parti de tous
les côtés ensuite. Cette situation de Maria, qui est bien un
nœud inextricable.
— Quel est le « nœud inextricable » de Moderato Cantabile?
M. D. — Très précisément, l'effet sur Anne Desbarèdes,
lorsqu'elle regarde dans le café, de la tendresse folle de
l'assassin pour la femme qu'il venait de tuer.
— Qui lui aurait donc tellement manqué ?
M. D. — Non. Mais c'est une tendresse d'un genre inconnu...
Destinée d'ailleurs à le demeurer !...
— Et pour Les viaducs de Seine-et-Oise, quel est le nœud ?
M. D. — C'est un livre sur le suicide. On m'a raconté ce
fait divers et je l'ai transformé en pièce de théâtre précisé-
ment parce qu'il avait toujours été considéré comme inex-
plicable. Il l'est d'ailleurs encore. Il me semble que, s'il y a
une « thèse » possible — bien que ce mot me fasse horreur —
dans le cas de ces deux personnes, c'est la thèse du suicide.
— Que faites-vous maintenant ?
M. D. — Gérard Jarlot et. moi, nous préparons un film qui
s'appelle Une aussi longue absence. Le sujet aussi est celui
d'un fait divers de l'année dernière. Vous vous souvenez
peut-être de cette femme d'Aubervilliers, Léontine Fourcade,
qui a cru voir passer son mari dans la rue, un ancien déporté
de Buchenwald devenu amnésique ?
— Qu'est-il arrivé ?
M. D. — Il ne s'est jamais souvenu de rien; mais depuis,
elle l'a toujours considéré comme son mari retrouvé. Il a
essayé de reprendre la vie commune. Et puis un jour — on
n'a jamais su interpréter ce geste, d'ailleurs — il s'est mis
les bras en croix devant un autobus. Alors, on l'a envoyé à
Sainte-Anne. Et sa femme continue à aller le voir là-bas.
Lui ne l'a jamais reconnue, mais elle, elle persiste dans cette
voie-là! C'est son mari pour toujours! C'est fini, elle l'a
retrouvé. Étonnant, n'est-ce pas ?
— D'où partez-vous, cette fois-ci ?
M. D. — Une femme, dans le vide de Paris, au mois d'août,
croit reconnaître son mari dans un clochard qui passe. C'est
tout.
— Y aura-t-il un enfant ?
M. D. — Non.

— C'est une chose très curieuse, très intense, le rôle


qu'ont les enfants dans vos livres.
M. D. — Pour moi, c'est un contrepoint... L'enfance, c'est
le point où le drame se meurt toujours, où le drame n'ac-
croche jamais. C'est comme la mer.
Par exemple, dans Dix heures et demie, le moment où Maria
va doucher son enfant dans la salle de bains, c'est une sorte
de cessation du drame. Je ne sais pas, en fait, si le drame
cesse vraiment, mais il est noyé dans l'innocence. Je ne peux
pas me passer de ce contrepoint-là.
— C'est vrai, vos enfants, c'est l'innocence et la mons-
truosité.
M. D. — Qui fait partie de l'innocence... Pour moi, l'enfant
est une sorte d'antidote. Quand l'enfant arrive sur la scène
du roman, il cache le drame; quel que soit ce drame, il le
cache.

— Que vous a apporté le cinéma ?


M. D. — Je vous le disais tout à l'heure : une sorte d'affran-
chissement, d'émancipation, de courage. Hiroshima surtout.
— A cause d'Alain Resnais ?
M. D. — Oui, il me disait : « Faites de la littérature à tout
prix! Faites la littérature que vous aimeriez faire, si vous
vous laissiez aller... » Alors, j'ai osé.
— Qu'est-ce qui vous intéresse dans le cinéma ?
M. D. — La seule chose qui me passionne, c'est rendre
compte d'une situation intérieure. Je pense que le reste a
été fait. C'est ce que nous avons essayé dans Moderato
Cantabile. Peut-être avons-nous échoué, mais nous, nous
sommes contents. Avez-vous aimé ?

— Vous parlez très bien des femmes.


M. D. — C'est curieux, on me dit ça souvent, et je ne
comprends pas bien.
— Vous les montrez très différentes des hommes; elles
ont une façon à elles de se répandre à l'intérieur ou à la sur-
face des choses. Vos hommes, eux, sont assez fragiles et
manœuvrés.
M. D. — Pas Chauvin! Chauvin, dans Moderato Cantabile,
est l'élément provocateur.
— Mais c'est aussi un « fuyeur » incroyable...
M. D. — Qui n'aurait pas agi comme lui ? Anne Desba-
rèdes attend la mort, elle l'attend de lui, il le sait...
— La mort... n'est-ce pas symbolique ? Après tout, s'il
la prenait dans ses bras, cela lui suffirait peut-être à Anne
Desbarèdes, vous ne croyez pas ?
M. D. — On ne peut pas savoir. Les étapes sont brûlées.
Il semble bien qu'Anne n'ait pas tellement besoin que
Chauvin lui fasse l'amour, c'est dépassé. D'ailleurs, elle le
fait très bien avec son mari. Tout cela est dans un petit
carnet que j'ai donné à Jeanne Moreau. Tout va très bien
de ce côté-là. Qui préférez-vous : Anne Desbarèdes ou
l'héroïne de Dix heures et demie, Maria ?
— Anne Desbarèdes n'est-elle pas un peu irritante ?
M. D. — Maria aussi est une terrible empoisonneuse! Tou-
jours à la traîne, toujours dans les bistrots, se levant tard,
toujours embarquée...
— Et vous, laquelle préférez-vous ?
M. D. — Pour l'instant, je suis avec Maria, mais cela va
me passer. Maria : l'alcool, l'âge et une sorte de désespérance
consentante...
— A i m e z - v o u s v o i r v o s p e r s o n n a g e s a u c i n é m a ?

M. D. — Pour vous dire les choses franchement, je trouve


que c'est embêtant, il vaut mieux créer des scripts originaux.
— Pourquoi ?
M. D. — Parce que les spectateurs se réfèrent toujours au
roman par la suite : ou c'est moins bien que dans le livre, ou
c'est mieux... ! Le jugement n'est plus libre.
— P o u r les femmes de vos r o m a n s , pensez-vous à vous-
même ?
M. D. — Non.

— Ne sont-elles pas u n p e u nourries de votre substance ?


M. D. — P e u t - ê t r e le croyez-vous facilement parce que
Maria a m o n âge à peu près et qu'elle aime bien boire, bien
sortir le soir — défauts que j'ai ! Mais t o u t de même, elle est
très différente...

— Elle n'écrit pas ?


M. D. — Ce n ' e s t pas seulement cela : écrire est un très
p e t i t recours. E t ce sont des femmes qui ont d ' a u t r e s recours
que moi : la b e a u t é en général, et une liberté que je n'ai pas,
une liberté de m œ u r s et de conduite que je n'ai pas.
— Mais vous avez une belle liberté d'allure ?
M. D. — Liberté d'allure ? J e ne crois pas l'avoir. Ou bien
je l'ai depuis très, très peu de temps. J ' a i été p e n d a n t des
années et des années — mais quelle est la f e m m e qui ne p e u t
pas dire cela ? — c o m p l è t e m e n t inhibée. Parler dans une
réunion d'amis était une épreuve.
— Vous considérez-vous comme une femme écrivain ?
M. D. — J a m a i s . Mais écrire est m o n travail le plus impor-
tant.

— Êtes-vous de ces écrivains qu'écrire fait souffrir ?


M. D. — C'est horrible! C'est une corvée épouvantable...
Ce que j'aime, c'est retravailler les choses.

— Travaillez-vous beaucoup ?
M. D. — Q u a n d je travaille, j'arrive à des horaires formi-
dables : dix heures par jour quelquefois. Mais je reste aussi
plusieurs mois sans rien faire.
— A t t e n d a n t quoi ?
M. D. — Ne me p o s a n t pas de questions. E n général, c'est
l'éditeur qui vous relance. Alors on se m e t à y penser, les
choses c o m m e n c e n t c o m m e cela.

— Avez-vous une idée de ce que vous c o m p t e z faire ou


explorer en l i t t é r a t u r e ?
M. D. — Non, aucune. Si je savais d ' a v a n c e mes projets
ou m o n emploi du t e m p s , ce serait ne plus p o u v o i r c o m p t e r
sur moi, une aliénation é p o u v a n t a b l e !

— Q u a n d on vous dit que vous a p p a r t e n e z au « n o u v e a u


r o m a n », qu'est-ce que cela vous fait ?
M. D. — Rien d u t o u t . J e v e u x bien, si cela fait plaisir
a u x gens...

— Qui aimez-vous en l i t t é r a t u r e ?
M. D. — Leiris, Blanchot, Bataille, Queneau, des Forêts.

— Pourquoi ?
M. D. — Ils o n t tous une passion irrésistible de la recherche
romanesque. Chez les autres romanciers, je la vois t o u j o u r s ,
cette recherche-là, plus ou moins t r u q u é e , plus ou m o i n s
plagiaire...

— Qu'avez-vous lu ces t e m p s derniers q u i vous a i t plu


particulièrement ?
M. D. — Une mémoire démentielle, nouvelle qui est d a n s
L a chambre des enfants, de Louis R. des Forêts. C'est l'in-
vestigation la plus nue, la plus terrifiante de vérité q u ' o n
ait faite sur l'enfance. C'est p r o p r e m e n t admirable. J ' a i
beau chercher une équivalence, je ne la t r o u v e pas.

— Lisez-vous b e a u c o u p ?
M. D. — Pas beaucoup, mais je lis toujours. J'ai toujours
des livres à lire, un livre en train. En ce moment Le Guépard.
Je n'aime pas beaucoup, mais il y a une sorte de fureur
littéraire chez Lampedusa. Il est porté par la littérature.
Cela, c'est tellement rare que je m'incline.
— Et la politique ? Vous vous intéressez beaucoup,
je crois, à la politique ?
M. D. — Bien sûr! c'est inévitable. Je suis politisée à vie.
Je ne peux plus m'en défaire. J'ai milité sept ans au parti
communiste, et puis la guerre d'Algérie étant là, je consi-
dère comme criminels les gens qui ne prennent pas parti.
Cette guerre est une hypothèque morale et intellectuelle
terrible...

— Avez-vous le sentiment que la politique apparaît


dans vos livres ?
M. D. — Il m'est difficile de vous répondre moi-même.
Dans la mesure où mes personnages sont libérés de données
psychologiques relevant directement de conditions sociales
définies, je trouve que mes livres sont des livres de gauche.
Mais c'est mon avis à moi.

— Qu'allez-vous faire maintenant ? Un autre roman ?


M. D. — Je ne sais pas, oui, sans doute. Mais maintenant
je prends des vacances. En un an, j'ai fait deux films, une
pièce de théâtre et un roman. J'en ai assez!
JEAN GIONO
'EST la guerre de 1914 qui vous a rendu pacifiste ?
- JEAN GIONO — Je suis devenu pacifiste pour
des quantités de raisons, pour des raisons senti-
mentales, et pour des raisons personnelles. La guerre de
1914, c'était moins beau que la guerre de 1939. Il s'y ajou-
tait la saleté, la laideur, la boue, la patience. Il n'y avait plus
rien d 'héroïque. L'héroïsme, c'était un résumé de patience...
Des morts qui n'ont jamais vu un Allemand. Dans toute la
guerre de 1914 — et j'ai été soldat de 2e classe dans l'infan-
terie, toujours en première ligne — eh bien ! dans tout ça, je
dois avoir vu deux Allemands. En quatre ans ! On ne voyait
personne. On ne voyait absolument rien.
Certains écrivains ont cru trouver un lyrisme à la
guerre de 1914. Vous, vous l'avez tout de suite jugé écœu-
rante ?

J. G. Moi aussi, je l'ai senti le lyrisme de la guerre de


1914!... Néanmoins, je crois que la somme de souffrance
supportée par un homme, dans ce cas-là, n'était pas en rap-
port avec le résultat obtenu... Un homme qui pendant quatre
ans est dévoré de poux, vit dans la boue, mange comme un
cochon, ne peut pas se laver, bouffe des saloperies, il s'abêtit

1. Voir en fin de volume note biographique.


de plus en plus, se sent petit à petit diminué, se méprise... la
haine du soldat de 1914 pour un homme bien propre, vous
n'imaginez pas ça... Quand on passait dans la rue à côté
d'un homme bien peigné, rasé, bien coiffé, nous, dans ce
vêtement hideux, couvert de boue, dessous tout ce monde
de poux qui vous mangeaient... on se sentait diminués et
malheureux. C'était lui le héros, ce n'était pas nous. Les
Allemands, plus tard, l'ont bien compris. Mais il n'y a pas
que les camps. L'avilissement de toutes les prisons... On
parle toujours de l'univers concentrationnaire... la simple
prison vous donne ce sentiment. On peut avilir un homme
rien qu'avec les odeurs. Obligez-le à vivre dans l'odeur de
son urine et des défécations... ça suffit, cet homme sera
diminué.

— Et vous, les prisons, cela vous a fait quel effet ?


J. G. — Aucun... Ça a été une expérience extraordinaire-
ment amusante et ça ne m'a jamais touché.

— Pourquoi amusante ?
J. D. — C'était nouveau. C'est drôle de se trouver en
prison... La première fois, j'y suis allé avec un enthousiasme
délirant! C'était aussi important pour moi que d'aller faire
un grand voyage. Dans toute ma jeunesse je désirais con-
naître la Grèce... Quand je suis parti pour la prison, je suis
parti avec le même plaisir. Tu vas faire l'expérience de la
solitude, de la brutalité, de la saloperie, tu vas voir. Et ma
foi...

— La réalité s'est-elle montrée à la hauteur ?

J. G. — Dans les deux cas, je me suis débrouillé fort bien.


Je peux le dire honnêtement et le déclarer, parce que j'ai
des milliers de témoins... Chaque fois, trois mois après, j'étais
le patron de la prison! Dans la prison militaire 1 j'étais
avec les détenus de droit commun. J'étais avec des quantités
de types. Ils ont été ravis d'être avec moi parce que je leur
racontais des histoires.

— C'est votre sang de berger ?


J. G. — Je n'ai pas de sang de berger ! Je ne suis même
pas d'origine provençale. Je suis né à Manosque, mais de
parents qui n'étaient pas provençaux. Ma mère était
picarde. Elle a habité Paris jusqu'à dix-huit ans et ce n'est
qu'en 1870 qu'elle est venue à Manosque. Mon père était
piémontais. Il était né en France, mais d'origine piémontaise.
Son père était piémontais. Je suis né à Manosque parce qu'ils
se sont rencontrés à Manosque.
— Vous disiez que la guerre de 1914 vous a changé, en
quel sens ?
J. G. — Au retour de la guerre, comme tous ceux qui en
sont revenus, je me suis dit : Jamais plus. Voilà ce qu'on
s'était tous dit, ce que la fameuse Chambre « bleu horizon »
s'était dit, avec quoi d'ailleurs elle a eu les suffrages de toute
la France...
Et puis, au bout d'un an, trente ans, le nombre des gens
qui s'étaient dit : Jamais plus a diminué, les uns parce
qu'ils ont oublié, les autres par opportunisme, les uns par
négligence, les autres parce que leurs convictions n'étaient
pas bien affirmées, d'autres aussi parce que, à mesure que
la guerre s'éloignait, ils n'y voyaient plus que la magnifique
partie de campagne qu'ils avaient faite, loin de leur femme,
et puis il y avait ceux qui continuaient à dire : Jamais plus.
C'étaient les obstinés, les imbéciles, dont je suis, ou plutôt
dont j'étais : maintenant j'ai beaucoup moins d'illusions qu'à

1. Jean Giono a été emprisonné trois mois en 1939 au fort Saint-


Nicolas, à Marseille, pour pacifisme, et six mois en 1945, au fort de
Saint-Vincent-des-Forts (Hautes-Alpes).
cet âge-là. On a beau dire jamais plus, il y aura des guerres,
il y en aura tout le temps. On recommencera toujours...
Pour une bonne raison : c'est une admirable distraction.
Même pour des gens normaux, comme vous, comme moi,
comme tous ceux qui nous entourent. Il y a toujours un
moment dans la vie où l'on a la tentation du meurtre, du
meurtre gratuit; pas le meurtre pour des motifs passionnels
ou pour voler, ou parce qu'on est jaloux, ou parce que la
femme qu'on aime vous quitte, pas du tout... gratuit, pour
le sang, pour voir. Le spectacle. Le théâtre d'un homme qui
meurt est une chose qui, à la fois, vous donne de la répulsion
et de l'attrait.
Dans La Table ronde, Lancelot, sur une grande étendue de
neige, voit une tache de sang. C'est une oie sauvage qui vient
de saigner. Et brusquement, il saisit tout le drame de la
brutalité, du meurtre. Rien n'est plus beau. Voyez un acci-
dent, tout le monde se précipite. On dit que c'est pour aller
porter secours, bien sûr, c'est en partie pour porter secours...
c'est surtout pour faire cercle autour et pour avoir la déli-
cieuse terreur de se détourner en disant : « Oh! comme c'est
horrible »... et à nouveau on regarde !
Je n'ai pas confiance dans l'humain. Pas du tout. J'adore
les hommes, je les aime beaucoup, mais je n'ai pas confiance...

— Pourquoi dit-on « Giono le solitaire » ?


J. G. — Ça, c'est aussi un malentendu. Je n'aime pas trop
les conversations oiseuses, qui ne signifient rien. Savoir, par
exemple, combien on a fait de kilomètres à l'heure pour aller
d'un point à un autre... J'aime écouter la musique, j'aime
lire, j'aime fumer la pipe, ce sont des plaisirs solitaires, mais
de là à vivre comme un solitaire, non. J'habite Manosque,
dans un lieu qui n'est pas solitaire. J'ai une famille, j'ai une
femme, mes deux filles, j'ai une bonne, j'ai un chien.

— Vous n'aimez pas les villes ?


J. G. — Non. Peut-être par sensualité. Par exemple, je
préfère être ici, parce que l'air est meilleur. A la ville, peut-
être que la vie intellectuelle est plus intéressante, mais
ailleurs, il y a cette éducation magnifique de la nature qui
vous apporte ses choses admirables, l'essentiel, le pain,
l'eau... Les choses essentielles sont pures. L'air, ça va devenir
un luxe formidable.
— Vous suivez ce qui se passe à Paris ?
J. G. — L'Académie Goncourt. Je suis obligé de me tenir
au courant. Je fais ça comme je faisais la cote quand j'étais
employé de banque.
— Vous lisez ce qui paraît ?
J. G. — Je relis, je ne lis plus. J'ai dépassé l'âge de la lec-
ture. Je lis pour le Prix Goncourt : ça n'est pas aussi pénible
que ce qu'on prétend. Il y a des livres qui sont vite lus... Pour
mon plaisir, je relis surtout, j'ai de vieux auteurs que je relis
sans cesse.
— Homère ?
J. G. — Homère c'est déjà plus loin. Non, ce que je lis
sans arrêt depuis longtemps, c'est Stendhal... sans arrêt.
— Dans Stendhal, que préférez-vous ?
J. G. — Je préfère tout. Tout, tout. On ne peut pas faire
un choix, c'est toujours le dernier livre que je lis qui m'inté-
resse le plus.
— Pouvez-vous expliquer votre plaisir ?
J. G. — Pourquoi, par exemple, je lis plus assidûment
Stendhal que Balzac ? C'est là que vous trouverez ce que
vous demandez. La phrase de Stendhal est une phrase savou-
reuse, son style est plein de raccourcis extraordinaires et fait
gagner du temps. On va d'une idée à l'autre avec une vélo-
cité merveilleuse. Il n'y a jamais de graisse, c'est un style
dont on voit les muscles. Vous êtes devant une machine qui
est magnifiquement huilée, et les choses arrivent à point
nommé. Il n'y a pas d'arrêt d'un quart de seconde.
Et puis il y a la grandiose naïveté de Stendhal ! C'est magni-
fique, les choses sont toujours devant des yeux éblouis!
C'est un type qui admire tout, même quand il dénigre.
Il y a un équivalent en musique, c'est Mozart, Mozart,
c'est toujours sûr.
— Dans votre dernière manière, n'avez-vous pas adopté
assez ouvertement le style de Stendhal ?
J. G. — Oh! j'en suis loin! Ce que j'ai essayé d'obtenir,
c'est une sorte d'humour qui fasse qu'on sente très bien mes
personnages. Si ça ressemble à Stendhal, c'est que je cherche
dans le même sens que lui ! Mais c'est inimitable, Stendhal...

— Pourquoi ?
J. G. — C'est un sensuel. Plus sensuel que Balzac qui
s'emberlificote dans des phrases énormes.
En revanche, on peut faire des phrases énormes et être
sensuel, comme Proust. Ça se sent à la phrase, il l'abandonne,
il est obligé de l'abandonner.

— Qu'est-ce qu'un sensuel ? N'en êtes-vous pas un aussi ?


J. C. — C'est celui qui profite de ses sens, si nous en
croyons l'étymologie ! Il ne fait pas de choix. C'est celui qui
essaye de les affiner, d'en profiter, de permettre à ses sens
de lui apporter le plus de joies possible, le toucher, l'odorat,
le goût... les cinq sens. Je crois que la timidité aide beau-
coup à faire les sensuels. Ils sont généralement des timides
qui, étant seuls et n'ayant à leur disposition que peu de
moyens, sont obligés d'affiner ces moyens.
Si vous êtes dans la montagne et si vous arrivez à savourer
l'eau, comme d'autres peuvent savourer le vin... brusquement
vous vous rendez compte que l'eau a un goût beaucoup plus
délicat, c'est magnifique! Le sensuel, ce sera peut-être celui
qui préférera l'eau au vin. C'est le sensuel délicat. C'est celui
qui, n'ayant peut-être pas de livres, n'ayant peut-être pas de
compagnie, tout ça par timidité ou par manque d'argent,
trouvera le plus grand plaisir à chercher les différences de
tons entre les arbres, tel arbre, tel autre, le ciel, comment il
se profile... Il finira par prendre un crayon et par les dessiner.
Ça deviendra peut-être un peintre...
Don Juan est un timide. On le voit dans ses brutalités. Si
ce n'était pas un timide, il aurait pris une femme, il l'aurait
gardée, une seule femme lui aurait suffi... Et il aurait passé
à un autre genre d'exercice. Ça n'est pas l'audace qui pousse
Don Juan. Il est obligé de perfectionner ce sens, il n'a que
celui-là...

— Pourquoi dites-vous que vous n'avez pas confiance


dans l'humain ?

J. G. — Oh! pour des quantités de choses, j'ai confiance!


J'ai confiance pour qu'ils perpétuent des quantités de choses
abominables! Je suis sûr que ça, ça sera éternel... Mais je n'ai
pas confiance dans la perfectibilité de la race humaine.
Depuis l'époque du Neandertal jusqu'à maintenant, nous
n'avons pas fait un millimètre de progrès. Prenez une société
raffinée et mettez ses membres aux prises avec une grande
passion, vous les verrez agir exactement comme les brutes
de l'Afrique équatoriale. Pareil! Même le christianisme n'a
rien apporté. C'est ça, le gros échec du christianisme. Ça
n'a apporté qu'une sorte d'hypocrisie.

— Vous ne croyez pas au progrès social ?


J. G. — Pas du tout. Je crois que nous avons, au contraire,
perdu énormément au moment où nous avons transformé
l'artisan en prolétaire. Nous avons fait en arrière un pas
considérable. Un jour, nous ferons le travail inverse. Nous
sortirons les types des usines et ils retourneront à l'arti-
sanat. Ils gagneront en noblesse.
Je vais vous dire une chose. Mon père était cordonnier
et gagnait 13 francs par semaine. Ma mère, qui était repas-
seuse, en gagnait 8. 21 francs par semaine qui rentraient à
la maison. Et ils m'ont élevé d'une façon parfaite. Il y a
toujours eu du vin sur la table. Ils m'ont tenu à l'école
jusqu'avant mon baccalauréat. En plus de ça, avant de se
marier, vous allez voir quelles libertés avait mon père,
auxquelles aucun milliardaire ne pouvait accéder. Il savait
faire un soulier! Et il voulait voyager. Alors, il a mis dans
une petite toilette (ce qu'on appelait toilette, c'était un carré
de toile noire), il a mis du cuir, ses outils, il a passé ça sur
un bâton et il est parti à pied, sur la route ! Quand il n'avait
plus d'argent, il s'asseyait sur la place publique d'un village,
avec son petit machin, et les gens lui apportaient des souliers
à réparer. Il a fait comme ça le tour d'Europe, sans que per-
sonne le gêne, sans avoir le moindre souci. C'était un sei-
gneur. Il avait une vie d'aristocrate. C'était un grand aris-
tocrate.
Mettez le même ouvrier chez Bata, il coudra des trépointes
toute sa vie. Toute sa vie comme ça... Quelle vie différente!
Mon père savait faire le soulier tout entier. Il était honoré
comme un ouvrier sachant faire le soulier tout entier, parce
que tout le monde avait besoin de souliers. C'était le roi. Il
n'y avait ni syndicat ni assurances sociales. A quoi bon ? Il
restait dans sa chambre d'hôtel et payait le médecin qui
venait. Le jour où il n'avait plus d'argent, on lui faisait crédit.

— Et quand il était devenu vieux ?


J. G. — Et quand il devenait vieux, il avait son fils, qui
était moi, qui l'ai gardé. En sortant de chez Bata, l'ouvrier,
quand il est vieux, va à l'assistance publique ou à l'hospice.
Quelle vie !
— Qu'est-ce que vous aviez choisi, vous, comme métier ?
J. G. — J'avais choisi un métier surtout en pensant à l'aide
que je devais apporter à mon père. Parce que mon père était
vieux. Quand je suis né, il avait 50 ans. Il s'était marié tard.
Et. quand je suis sorti de la guerre, je me suis dit : Je ne
retourne pas au collège. Je reste là. Je vais travailler. J'ai
choisi le métier d'employé de banque.
— Quand avez-vous décidé que vous alliez écrire des
livres ?
J. G. — Tout le temps. J'écrivais pour faire plaisir à mes
amis, pour raconter des histoires à mes amis. Je n'ai jamais
envoyé un livre à un éditeur. Mon père ne savait pas... Il est
mort sans s'en douter.

— Comment votre premier livre a-t-il été publié ?


J. G. — C'est un de mes amis qui m'a fait éditer. Quand
mon premier livre a paru, j'en avais neuf d'écrits. J'avais
écrit neuf livres et je n'avais pas éprouvé le besoin de le crier
sur les toits.

— Peut-être avez-vous choisi d'écrire parce que c'est


aussi un artisanat ?
J. G. — Oui, c'est un travail artisanal. J'ai une très grande
confiance dans la société artisanale. Je la crois beaucoup
plus différente de la société bourgeoise que le communisme,
qui est la création d'une autre bourgeoisie.
— Vous croyez que l'évolution de la société était évitable ?
J. G. — Ce n'était pas évitable. Je ne me pose pas en réfor-
mateur. Je ne dis pas que je détiens la solution. Mais j'aurais
désiré revoir ces magnifiques artisans. C'étaient des êtres
extrêmement nobles. Un artisan charpentier, c'était un
seigneur du moyen âge. Le bourgeois tremblait devant lui.
Quand un de ces artisans entrait dans une famille bourgeoise,
c'était lui le patron, parce qu'il savait faire la chose... Les
autres étaient obligés de trottiner derrière comme des imbé-
ciles !
Les admirables artisans du XVIII siècle ! Quand on vous dit
que la Révolution française a éclaté dans un pays qui était
misérable, ça c'est vrai. Mais quand vous voyez les meubles
de cette époque! Un artisan malheureux n'aurait pas pu
faire des meubles aussi beaux et aussi gais que les meubles
Louis XV ou Louis XVI. Il leur fallait véritablement une
tranquillité d'âme pour faire ça...

— Mais n'y avait-il pas aussi des gens qui étaient moins
que des animaux ?
J. G. — Il y en a partout. Il y en a en Russie, en Amérique,
dans le monde entier. Ça dépend de leur caractère. Demain
partons égaux, le soir même nous ne serons plus égaux. Moi,
j'aurai mangé ma tartine de confiture, vous, vous l'aurez
mise de côté. Le lendemain, c'est fini, vous serez plus riche
que moi. Et puis nous ne serons pas pareils. L'égalité, c'est
une utopie. C'est une rigolade. Alors, évidemment, nous ne
pourrons pas faire que tout le monde soit heureux, ça n'est
pas possible. D'autant que chacun va au bonheur dans une
chasse qui lui est particulière.
Imaginez que demain le gouvernement me dise : Il y a
des loisirs obligatoires. Vous allez vous reposer six jours par
semaine. Pendant ces six jours, je vais organiser vos loisirs.
Lundi, vous allez voir un match de football... (Ça m'emmerde!)
Le mardi, un match de boxe... (Ça m'emmerde!) Le jeudi, vous
allez lire... Les autres, si on les oblige à lire, ils veulent aller
au match de football... On ne fait pas le bonheur des gens !
— Vous auriez préféré vivre à une autre époque ?
J. G. — Non, je ne fais pas de choix. Au contraire, celle-ci
me permet de faire des comparaisons. Je suis très bien comme
je suis. Je ne voudrais pas changer. Depuis le début de ma
vie, je remercie la Providence de m'avoir donné la vie que
j'ai eue. C'est difficile à avouer à notre époque, mais j'ai été
tout le temps heureux.
Même à la guerre de 14, même en prison, même menacé de
mort violente, j'ai toujours été remarquablement heureux.

— Y a-t-il une recette ?


J. G. — Une conformation spéciale de mon coeur ? Une
certaine disposition intérieure ? Je ne sais pas... Je crois
qu'il faut d'abord être en paix avec soi-même.
Mon père me disait : Il y a quelqu'un avec qui tu seras
toute ta vie, c'est toi-même : arrange-toi pour que ça ne soit pas
une compagnie désagréable.
Je ne désire pas de choses que je ne peux pas avoir. Ça
m'est difficile d'imaginer que ces choses-là puissent m'ap-
porter le bonheur.
Non, ou alors quand je serai très vieux. Écrire mes
mémoires, c'est un travail d'homme âgé. Il y a eu dans ma
vie des choses assez drôles et sensationnelles... Mais non, en
réalité, peut-être est-ce moi qui les trouve drôles et sensa-
tionnelles! Il y a eu des paroxysmes, mais auxquels je n'ai
pas cru. Je les ai découverts après, quand j'étais en bas.
Alors c'était beau de regarder en haut, où j'avais été! Et
puis je remontais... Et après je redescendais... En réalité,
tout cela a peut-être été très banal et très ordinaire. C'est
pourquoi j'estime que c'est une vie heureuse.
MICHEL LEIRIS

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décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
ORSQU'ON lit vos livres, et particulièrement la pré-
-L face à L'âge d'homme, une question se pose tout de
suite : y êtes-vous arrivé ?
MICHEL LEIRIS 1 — A quoi ? A la « corne de taureau » ?
— Oui, à introduire ce que vous appelez « la corne de
taureau », c'est-à-dire le danger, le risque de mort, dans la
littérature ?
M. L. — Euh... le fait est... Écoutez, même le torero dans
l'arène peut tricher et donner l'illusion qu'il se met en danger
alors qu'en réalité il évite d'y être. Je crois que l'écrivain
aussi peut s'imaginer qu'il se risque d'une façon terrible
alors que cela reste bien abstrait. Ma crainte, c'est que la lit-
térature soit un peu une comédie du danger... Remarquez,
il y a des gens qui ont certainement joué le tout pour le tout,
Rimbaud par exemple, à tel point qu'il a fini par passer à
autre chose... Et cependant il y a un poème des Illumina-
tions qui se termine par « ... j'y suis, j'y suis toujours » — il
constate que ce délire poétique dans lequel il s'est précipité
reste en fin de compte un délire et ne s'est pas réellement
transcrit dans les faits : il est là, rien n'est changé !

1. Voir en fin de volume note biographique.


— Tout de même, vous, étant donné la manière dont vous
vous livrez et vous dénudez dans vos livres, à défaut de
changer la vie, vous risquez de changer la vôtre... Après avoir
lu L'âge d'homme et La règle du jeu, il y a certains faits de
votre existence qu'on ne peut plus ne pas savoir.
M. L. — C' est vrai. Il est certain que, pour quiconque a
lu mes livres, j'ai le sentiment d'être absolument cartes sur
table. Ainsi, en vous parlant, j'ai l'impression d'être devant
quelqu'un qui connaît les tenants et les aboutissants... Il y a
un danger.
— Mais le ressentez-vous véritablement comme cela ?
Après s'être confessé, ne reconstitue-t-on pas tout de suite un
autre être, plus secret encore ?
M. L. — Je ne le pense pas. Bien sûr, ce que j'ai écrit sur
moi n'est pas forcément totalement adéquat, on ne peut
d'ailleurs pas mieux réussir à faire son propre portrait que
celui de quiconque, et puis de toute façon la vision qu'on a
de soi est forcément différente de celle que peut en avoir un
autre, et je n'ai pas dû tout à fait m'expliquer puisque j'ai
encore d'autres livres en cours... Mais tout de même je pense
m'être assez découvert...

— Est-ce un sentiment gênant ?


M. L. — Je dois reconnaître que c'est devenu une espèce
d'habitude. J'y pense beaucoup moins qu'il y a un certain
nombre d'années. Après avoir écrit L'âge d'homme, oui, je .
pensais avoir livré tout ce qu'on pouvait livrer sur soi-même,
mais plus tard je me suis aperçu que ce n'était que partiel.
C'est une des raisons pour lesquelles j'ai entrepris Biffures
et Fourbis...

— Que vous entendez continuer par Fibrilles et Fibules ?


M. L. — Oui. Il faut se rendre compte qu'au moment où
j'ai écrit L'âge d'homme je me suis fait psychanalyser. C'est
donc une époque où j'étais porté à penser que la question de
la sexualité était la question vraiment cruciale. Que si on
s'expliquait là-dessus on s'expliquait sur tout. Plus tard,
probablement lorsque j'ai été mieux grâce à la psychanalyse,
donc moins obsédé, je me suis rendu compte que, si la
sexualité était bien sûr un domaine d'une importance capi-
tale, ce n'était tout de même pas l'unique domaine. Il y a
une quantité de choses moins spectaculaires qui sont tout
aussi importantes, les questions, d'argent, par exemple,
et... euh... de snobisme, je dirais même de prestige social, et
les questions strictement professionnelles.

— Ce que je ne vois pas très bien, c'est comment cette


idée de la littérature entreprise comme un risque, une mise
en péril, peut se concilier avec celle qui consiste, au contraire,
à considérer le fait d'écrire comme une libération ?
M. L. — Les deux choses vont de pair. On se libère, oui,
c'est-à-dire qu'on arrive à trouver une espèce d'équilibre
très précaire; on est sur une sorte de corde raide. En fait,
je ne dirais pas tellement qu'on s'est libéré des choses, mais
plutôt qu'on les a dominées. On a trouvé le moyen de vivre
avec, de ne pas être complètement écrasé ou étouffé par elles.
Mais libéré... Pas vraiment. Ou du moins je ne le pense plus.
— Qu'écrivez-vous en ce moment ?
M. L. — Je continue — ce serait excessif de dire « j'achève » !
— ce qui sera la suite de Biffures et de Fourbis.
— Les mêmes thèmes ?
M. L. — Assez différents. J'ai fait un voyage en Chine
populaire qui m'a enchanté, et au retour j'ai voulu écrire
un livre sur la Chine populaire. Pas vraiment un livre : je
n'y ai séjourné que cinq semaines, et comme je suis ethno-
graphe il m'apparaissait impossible évidemment d'écrire
un ouvrage sur la Chine, mais enfin je voulais faire un petit
quelque chose sur la Chine populaire, et je me suis aperçu
que je ne pouvais absolument pas, j'étais complètement
barré ! et c'est de ça que je suis parti dans Fibrilles.
— Du voyage ou du fait que vous étiez barré ?
M. L. — De l'idée que j'étais barré. Enfin, pourquoi est-ce
qu'il se trouve que c'est le plus beau voyage que j'aie fait,
que j'étais comme un poisson dans l'eau, que je ne me suis,
je crois, jamais aussi bien senti de ma vie, et puis, quand
même, une fois rentré, que je ne peux pas arriver à m'expli-
quer sur ce voyage ?
— Au fond, c'est toujours en partant du négatif que vous
parvenez à la création : je n'arrive pas à écrire, je n'arrive
pas à vivre...
M. L. — Oui, c'est toujours en partant d'une difficulté...
A la fois pour tenter de l'expliquer, et puis si possible de la
surmonter, de la transformer en quelque chose de positif...
Si j'arrive désormais à quelque chose, à cette fameuse règle
de vie que j'ai la prétention de définir au terme de-ce livre,
peut-être bien qu'elle sera donnée par ce simple fait que
j'aurai consacré toute ma vie à un certain travail de décorti-
cation de moi-même... C'est la recherche qui aura été le
but...
— Sans que vous le sachiez au départ ?
M. L. — Au départ, je m'imaginais naïvement que je
parviendrais à quelque chose qui pourrait s'exposer en noir
sur blanc, et puis à la fin je m'aperçois que si ma recherche
arrive à se justifier, ce n'est pas parce que le but est atteint
mais parce que cette recherche a eu lieu.
— Comment travaillez-vous ?
M. L. — J'ai un énorme fichier qui d'ailleurs augmente
constamment, et dans lequel sont mentionnés des faits,
des souvenirs, parfois même des aphorismes, enfin des idées,
des choses dont j'ai le sentiment assez confus qu'elles ont
une certaine importance pour moi, qu'elles doivent être
utilisées, sans que je sache trop d'avance comment elles
seront utilisées, comment cela s'ajustera...
— Et comment parvenez-vous à les enchaîner ?
M. L. — Vous voyez ce jeu de cartes où on fait ce qu'on
appelle des mariages ? On réunit des cartes semblables, ou
du moins de valeurs semblables, et on les met à part. Eh
bien! je m'aperçois tout à coup qu'entre tel fait et tel autre,
il y a peut-être un certain rapport qu'il s'agit d'élucider.
— Jamais vous ne faites de plan ?
M. L. — Cela me serait absolument impossible, comme
d'écrire une première version et puis de la reprendre par la
suite. Non, j'avance littéralement fiche par fiche, toujours
pas à pas, et en raturant énormément. C'est une des raisons
du terme Biffures : je biffe, je corrige sans cesse, et je ne
continue que lorsque j'ai derrière moi un passage que je
considère comme définitif.

— En fait, vous n'inventez jamais rien, vous tâchez


toujours d'être le plus proche possible du réel ?
M. L. — Je n'invente rigoureusement rien, ou si cela
m'arrive je le dis.
— Pourquoi ce scrupule d'exactitude ?
M. L. — Je ne sais pas si je l'ai déjà dit, mais en tout cas,
il le faudra parce que cela a son importance : au fond, je ne
peux écrire, je n'arrive à écrire — à peu près !... — que sur
ce qui me touche personnellement, d'une façon affective.
C'est pour cela que j'ai été amené à toute cette littérature
autobiographique. Autrement je n'y parviens pas. J'ai
essayé une fois d'écrire un roman, un roman au sens strict...
Je me suis arrêté au bout de vingt pages... Il y a une chose
dont je suis complètement incapable, c'est de l'invention
de personnages. Inventer des personnages vivants qui
soient distincts de moi, qui donnent l'impression de la vie...
— En attendant, les personnages que vous décrivez, qui
peut-être ont des modèles, on les voit vivre; de même on
voit se produire les événements.
M. L. — Ça, c'est presque une règle : si je parle d'une chose
qui s'est passée il y a trois ou quatre ans, ou qui s'est passée il
y a encore beaucoup plus longtemps, je rappelle de temps à
autre ce qui a lieu pendant le temps où j'écris. Par exemple,
dans Fibrilles, je parle un petit peu de la guerre d'Algérie.
De même dans Biffures et Fourbis j'avais parlé de la drôle
de guerre. Je cite un souvenir d'enfance, par exemple, et
puis je rappelle qu'au moment où je suis en train de l'évo-
quer les Allemands font ceci ou cela... Je tiens absolument à
ce que l'acte d'écrire, même s'il rappelle des choses très
anciennes, soit toujours senti dans son présent.
— Comment se fait-il alors que ce que vous écrivez soit
de la littérature, et pas seulement de l'information, ou de
l'ethnographie ? Il y a un passage à l'art. Comment a-t-il
lieu ?
M. L. — Cela vient peut-être de ce que le langage pour moi
n'est pas seulement un outil destiné à fixer des pensées, mais
comme un moyen de faire apparaître des pensées. Et peut-
être aussi de ce que les faits ne sont pas rapportés dans l'ordre
chronologique (un peu par paresse!), si les faits sont dans
l'ordre chronologique il n'y a plus composition. Je vous
parlais, à propos de mon propre travail de « cartes », de ces
enchevêtrements de thèmes qui arrivent à jouer, du moins je
l'espère, comme des thèmes musicaux. Pour l'art il faut qu'il
y ait un dépassement. C'est d'ailleurs là que réside le vrai
problème, le mien, dépasser sans fausser...
— Ne pas fausser, pensez-vous que cela soit possible ?
M. L. — A partir du moment où on raconte les choses
d'une certaine façon, qu'on prend sur elles un certain angle
de vues, il n'y a aucune espèce de doute qu'elles seront un
peu déformées. Mais je crois qu'on peut arriver à limiter les
dégâts si on garde perpétuellement à l'esprit cette idée que
quoi qu'on fasse, eh bien! on est tout de même un petit peu
tricheur, un petit peu cocotte...
Ce dont j'ai envie, c'est de donner de moi une explication
qui ne soit pas simplement psychologique, c'est-à-dire, d'une
part, qu'on comprenne un petit peu ce que je suis, et puis
que tout de même, bien qu'en principe je confesse des choses
dont j'ai honte, on ne me considère pas comme le dernier
des derniers...

— N'avez-vous pas dit quelque part, que vous écrivez


pour être aimé ?
M. L. — C'est une chose que m'avait dite Genet, lorsque
j'ai fait sa connaissance, chose que j'avais trouvée splendide;
il m'avait dit : « J'écris pour qu'on m'aime » — cela m'avait
semblé absolument merveilleux de sincérité. Il y a finale-
ment chez l'écrivain, et surtout chez celui qui se met per-
sonnellement en jeu, une certaine entreprise de séduction :
c'est entendu, on se confesse, on dit des choses qui peuvent
vous faire passer pour un personnage pitoyable, mais c'est
en faisant le vœu que tout en croyant fermement à la véra-
cité de ce que vous avez dit, les gens s'attachent. Je m'en
rends parfaitement compte.
Ce qui me paraît le type même de la condition artistique,
c'est la condition théâtrale — être acteur, chanteur ou canta-
trice. Là il y a le contact direct avec le public et l'exercice
d'une séduction.
— Comme chez le torero ?
M. L. — Oui. D'où l'idée justement du danger, de la
« corne » — j'estime qu'il faut payer le prix de cette entre-
prise, et même assez lourd. Don Juan finalement donne la
main au Commandeur... Il faut jouer à fond. D'ailleurs, ce
qu'on appelle les monstres sacrés mènent une existence
assez échevelée, en marge socialement... Enfin je crois,
comme Baudelaire, que l'art touche de très près à la prosti-
tution.

— Personnellement, j'ai souvent eu le sentiment qu'il y


avait chez tout écrivain quelque chose de très féminin.
M. L. — Il y a toujours... mettons une coquetterie... Il ne
faut pas se la dissimuler, et j'ai horreur des écrivains qui se
comportent comme si cela n'existait pas.

— Une chose m'avait frappé dans L'âge d'homme, c'est


que vous posiez comme critère de moralité l'impossibilité
de vivre reconnue comme telle. Le pensez-vous toujours?
M. L. — Ça, c'était lorsque j'avais vingt ans ! Dans L' âge
d'homme j'en parle déjà au passé. Remarquez, j'ai une grande
admiration pour certains suicides, et il me paraît difficile
de ne pas y avoir songé... en tant que critère de moralité,
je n'y crois plus. Dire que l'existence est impossible et conti-
nuer à vivre comporte une tricherie. C'est entendu, toute
existence est un échec, mais je crois qu'on doit pouvoir dis-
tinguer des niveaux, des degrés dans l'échec. Il y a des échecs
qui sont des ratages, par maladresse, inintelligence, et
d'autres qui tendent à se confondre avec l'échec même de la
condition humaine... Je crois qu'on peut même arriver à se
trouver une certaine justification... même s'il y a l'échec au
bout. Par exemple, cette recherche dont je vous parlais...
Une chose que je puis vous dire maintenant, puisque je l'ai
écrite, c'est que j'ai fait effectivement une tentative de sui-
cide il y a trois ans. Eh bien! je me suis aperçu qu'après cette
tentative, je me suis furieusement raccroché à la vie, mais
furieusement, et je n'ai eu aucunement l'idée de récidiver...
— Était-ce une vraie tentative ?
M. L. — C'était assez sérieux. J'ai été trois jours dans le
coma, ça a été tangent... Enfin, il y a une chose dont je suis
absolument convaincu, c'est qu'on n'est pas totalement
désespéré si on continue à vivre. Surtout si on écrit. Un écri-
vain du désespoir me paraît abominable. C'est ce qui m'a
toujours gêné chez Camus, dans Le mythe de Sisyphe. Tout
cela est absurde, dit-il. Bien : alors à quoi bon publier un
livre ? J'ai songé à en finir à un moment où cela n'allait
pas du tout, après j'ai fait tout ce que j'ai pu pour me
remettre d'aplomb, je me suis remis au travail, je publie, etc.,
donc je ne peux pas parler d'impossibilité de vivre, je serais
le dernier des menteurs. De là à dire que je suis comme un
poisson dans l'eau... Mais enfin je vis, il m'est possible de
vivre.

— Sentez-vous une progression en vous-même et dans


votre œuvre ?

M. L. — Je vais avoir soixante ans, j'ai encore deux livres


à écrire, et j'ai calculé que pour chaque livre il me faut sept
ans... mais enfin ce que j'adorerais, ce qui serait une preuve
de réussite, de la réussite de cette série de livres que je fais
actuellement, la preuve que je suis arrivé à une certaine
maîtrise de moi, ce que j'adorerais, ce serait écrire un très
beau roman ! Où il ne serait plus du tout question de confes-
sion ni d'autobiographie.
Cela ne veut pas dire que ce « très beau » roman je le consi-
dérerais comme supérieur aux choses que j'ai faites avant,
mais ce serait pour moi une preuve de liberté, la preuve que
je serais arrivé à une certaine émancipation par rapport à
moi-même, que ce ressassement écœurant à la première
personne, dont je suis moi-même écœuré, est enfin liquidé.
Ce serait la preuve que les difficultés sont enfin domptées
et que maintenant je fais ce que je veux. Que je peux passer
à autre chose.
Mais je sais que je ne le ferai pas.
CLAUDE LÉVI-STRAUSS
UI était Alfred-Louis Kroeber, que vous considérez
comme l'un des maîtres de l'ethnologie contempo-
- Q raine et qui vient de mourir à Paris ?
CLAUDE LÉVI-STRAUS — C'est le dernier des ethnolo-
gues de l'Amérique du Nord à avoir connu de vrais Indiens.
Des Peaux-Rouges non pas sauvages — bien entendu il n'y
en avait plus — mais qui l'avaient été dans leur jeunesse.
Kroeber était né en 1876, son premier travail sur le terrain
consacré aux Arapaho date de 1900. Or, la pénétration de
l'Ouest par les Blancs américains n'a commencé qu'aux
environs de 1850 et n'a été complètement achevée que vers
1880. Par conséquent, les vieillards de 70 ou 80 ans qu'a pu
connaître Kroeber avaient encore mené, pendant la plus
grande partie de leur vie, l'existence d'Indiens sauvages...
Avec Kroeber, c'est vraiment l'Amérique d'avant Christophe
Colomb qui meurt complètement.
— Où vivaient-ils, exactement, ces Indiens de Kroeber ?
C. L.-S. — Dans les plaines, et en Californie. Là, leur exter-
mination date probablement de 1880, puisqu'il y en avait
environ 150 000 en 1850 et plus que 20 000 après 1880.
1. Voir en fin de volume note biographique.

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Kroeber m'a encore dit, voici quelques semaines en Autriche
— nous étions ensemble au colloque de Burg-Wartenstein
—, qu'il n'y avait pas plus de deux ou trois ans qu'il était
retourné pour la dernière fois chez les Yurok, dont certains
subsistent par toutes petites bandes d'une dizaine de per-
sonnes, quelquefois d'une famille, voire une seule personne
qui parle encore la langue d'origine et qui se rappelle les
mythes et les légendes. Ce sont des gens qui vivaient de
collecte, de ramassage et de chasse, et qui représentent pro-
bablement ce qu'il y a de plus archaïque en Amérique.
— Kroeber était-il le seul à s'intéresser à eux ?
C. L.-S. — Non, il y a eu d'autres ethnologues — quoique
Kroeber fût le seul à avoir des liens aussi forts, aussi person-
nels avec eux — et il y a eu aussi des psychanalystes. Ils se
sont passionnés pour les Indiens de Californie, d'ailleurs
récemment et en partie sous l'influence de Kroeber. Il avait
fait lui-même une psychanalyse didactique pendant trois
ans, aux environs de 1920 je crois, tout en continuant son
métier.

— A-t-il connu Sigmund Freud ?


C. L.-S. — Je ne crois pas, mais il a correspondu avec lui
et fait deux comptes rendus du livre de Freud sur les sociétés
primitives : Totem et Tabou. Le premier vers 1920, le démo-
lissant complètement, et le second, en 1939, beaucoup plus
nuancé, essayant de démontrer en quoi un ethnologue, d'un
certain point de vue, pouvait accepter quelques thèses de
Totem et Tabou.

— En quoi les Indiens de Californie, par exemple, peu-


vent-ils intéresser les psychanalystes ?
C. L.-S. — Je pense d'abord à ce que les psychanalystes
appelleraient sans doute leur « caractère anal ». C'était en
effet des collectionneurs passionnés, des gens qui accumu-
laient des trésors, lesquels consistaient généralement en
grandes lames d'obsidienne. Ces plaques, dont certaines ont
plus d'un mètre de longueur, et même un mètre cinquante, ne
pouvaient servir à rien, mais étaient considérées comme des
objets extrêmement précieux : on les exhibait dans les céré-
monies à l'occasion de jeux que j'appelerais presque des jeux
de poker, puisqu'il s'agissait d'écrasé l'adversaire par la
présentation de lames plus importantes ou plus belles... Mais
cela supposait toute une stratégie, un « bluff ». Si on sortait
tout de suite la meilleure lame qu'on possédait, on risquait
d'être écrasé... Il fallait donc conduire l'adversaire à tou-
jours essayer de remporter l'avantage, tout en conservant
les meilleures lames, ou « cartes », par devers soi...
— En dehors du fait que Kroeber était le dernier lien
avec l'Amérique sauvage, qu'est-ce qui faisait de lui, à vos
yeux, une personnalité exceptionnelle ?
C. L.-S. — C'était un homme d'une vivacité extraordi-
naire, qui a été toute sa vie non seulement ethnographe de
terrain — il a étudié directement un nombre considérable
de populations américaines —, mais aussi archéologue (il a
fait des fouilles au Pérou qui ont permis de proposer certaines
classifications pour les anciennes cultures péruviennes, res-
tées désormais classiques), il a été historien (sur les popula-
tions disparues du Nord de l'Amérique du Sud, comme les
Chibchas), toute une partie de son œuvre est de caractère
philosophique (il a même étudié les variations de la mode
féminine au siècle dernier!). Il a fait de la linguistique, des
enquêtes sociologiques, consacré tout un livre aux rapports
entre les milieux géographiques de l'Amérique du Nord et
les sociétés qui s'y sont développées...
Enfin, c'était un homme d'une curiosité et d'une intensité
d'esprit tout à fait exceptionnelles.
— Mais d'abord un ethnologue ?
C. L.-S. — Oui. Il m'avait dit plusieurs fois, d'ailleurs,
combien il était surpris de voir que les jeunes ethnologues
américains d'aujourd'hui choisissaient l'ethnologie pour des
raisons arbitraires, comme ils auraient pu choisir la socio-
logie ou la psychologie, comme une science sociale parmi
d'autres; tandis que, pour Kroeber, et les hommes de sa
génération, l'ethnologie n'était pas une science sur le même
plan que les autres; l'anthropologie, pour lui, c'était une
religion.
— Mais n'est-ce pas une religion dangereuse ? En appre-
nant à celui qui la pratique que toutes les morales, toutes
les institutions, toutes les formes de société sont des systèmes
qui pourraient aussi bien ne pas être, et en tous les cas sont
renouvelables à l'infini, est-ce que l'ethnologue ne risque
pas de se sentir dérouté, pris de vertige ?
C. L.-S. — Moi, je pense au contraire que cela lui permet
d'accéder à la sagesse...
— Comment cela ?
C. L.-S. — Eh bien ! précisément par le sentiment que rien
de ce qu'il vit n'est profondément essentiel. Ce qui paraît
le plus important ne l'est vraiment que dans la mesure où
l'on se situe à une certaine échelle du temps. Si l'ethnologue
veut bien, par une gymnastique qui lui est habituelle, opérer
une conversion et se placer, ne fût-ce que pour un instant, à
l'échelle des siècles ou des millénaires — au lieu de se placer
à l'échelle des décennies —, les choses qui semblent capitales
lui apparaîtront sous une tout autre lumière...
— Lorsqu'on croit que vous étudiez les mœurs des
hommes, au fond on se trompe un peu; ce qui vous intéresse
essentiellement c'est l'esprit humain ? Ses reflets ? Sa
constitution ?
C. L.-S. — Oui. Mais notre contribution à la connaissance
de l'esprit humain consiste à l'aborder d'une autre manière,
par un autre bout et une autre voie que ceux du psychologue,
par exemple, ou de l'historien. Disons que nous cherchons
à l'appréhender dans ce que Sartre appelle les « totalités ».
— Quel est votre outil, à vous ?
C. L.-S. — L'éloignement. Non seulement parce que les
sociétés que nous considérons sont très distantes géogra-
phiquement, mais aussi parce qu'elles le sont par le genre
de vie; et le dépaysement qu'elles exigent de nous pour les
étudier nous condamne à n'apercevoir d'elles que certaines
propriétés tout à fait essentielles à elles et à l'esprit humain.
Notre science, l'anthropologie, est conditionnée par la dis-
tance, par cet éloignement qui ne laisse filtrer que l'essentiel.
— L'éloignement, mais aussi la proximité. N'y a-t-il pas
des moments où l'ethnologue se trouve en face d'un homme,
et où c'est cet homme, et rien d'autre, son objet d'étude ?
Où il attend tout d'un proche contact avec lui ?
C. L.-S. — Oui, mais il faut distinguer bien des attitudes.
En Amérique du Sud, par exemple, les Indiens de mon temps
ne savaient pas très bien ce qu'était un ethnologue, et à
partir du moment où celui qui vivait chez eux leur parais-
sait bon garçon, où ils étaient assurés d'en tirer un certain
nombre d'avantages matériels — sous forme de cadeaux, de
nourriture, de couteaux ou de perles —, eh bien! ça allait
tout seul...
Chez les gens que Kroeber étudiait, la situation était
différente; comme l'ethnologie a commencé aux États-Unis
vers 1840, ils ont su très vite sur l'ensemble du continent ce
que c'était qu'un ethnologue. Il y a eu soit des résistances
qu'il fallut vaincre par le temps, l'attente, soit au contraire
une coopération très vive : ces gens avaient conscience que
leur genre de vie, ce à quoi ils tenaient, était condamné irré-
médiablement et que leur seule chance d'en conserver le
souvenir pour la postérité était de travailler avec les ethno-
logues... Ils coopéraient en pleine connaissance de cause pour
que tout soit transcrit, écrit, et que certains objets, tels que
des autels portatifs particulièrement précieux, qui repré-
sentaient pour une tribu son arche sainte, soient apportés
aux musées, car ils savaient que c'était là l'endroit où ce
serait sauvegardé. Et quand le dernier vieillard était sur le
point de mourir, il apportait son trésor au musée, il n'y avait
pas d'autre solution.
— Croyez-vous qu'on aille vers l'unification des sociétés ?
C. L.-S. — C'est encore une question qui a été discutée en
Autriche avec Kroeber. Lui, semblait-il, le pensait, et
les autres membres du colloque ne le croyaient pas. Nous lui
opposions que pour autant que les sociétés tendraient à
s'homogénéiser, probablement d'autres points de rupture,
d'autres points de clivage, apparaîtraient à des endroits que
nous ne soupçonnons pas du tout.
— Où ? N' en avez-vous pas la moindre idée ? Serait-ce
entre la Bretagne et la France...
C. L.-S. — Peut-être pas ! Mais peut-être, par exemple, sur
le plan des générations. Les problèmes de délinquance juvé-
nile ont existé en tout temps et à toutes les époques, mais
peut-être qu'aujourd'hui, dans la mesure où sur le plan d'une
génération donnée, les différences tendent à s'abolir à tra-
vers l'espace, s'accusent-elles d'une façon beaucoup plus
marquée entre une génération et la suivante...
Il vient d'y avoir en Angleterre une enquête tout à fait
curieuse sur le folklore des enfants des écoles. On s'est aperçu
que dans toute l'Angleterre, les types des jeux, des façons
de parler des enfants — dont les adultes ne soupçonnent
même pas l'existence — étaient remarquablement homo-
gènes... Et on ne sait pas du tout comment s'en fait la pro-
pagation.
— Alors, même si les sociétés primitives disparaissent
de la surface de la terre, les ethnologues auront toujours du
travail ?
C. L.-S. — Oui. Parce qu'après tout, l'ethnologie s'est
toujours donné pour tâche d'explorer les limites de ce qu'on
considère à un moment donné, à une époque donnée, comme
celles de l'humanité. Il y a là-dessus une très curieuse note
de J.-J. Rousseau — qui se trouve en fin du Discours sur
l'Inégalité. Il commence par se plaindre qu'on ne fasse
d'études que de la nature, et pas de l'homme, et il fait appel
à des gens ou des groupes très riches pour qu'ils veuillent
bien subventionner des voyages ayant pour but d'aller
étudier l'homme (en somme, il annonce les grandes fonda-
tions consacrées aujourd'hui à la recherche anthropologique !)
et puis, il donne comme exemple ceci : des voyageurs ont
rapporté des histoires très curieuses à propos de sociétés
d'êtres étranges vivant en Asie, qu'ils appellent « orangs-
outangs », et que, par ignorance, on déclare des singes, alors
que, peut-être, il s'agit là de préjugés, et qu'en fait ces êtres
sont des hommes! Si on n'était pas si ignorant sur la diver-
sité des sociétés humaines, ne s'apercevrait-on pas qu'un
orang-outang est un homme au même titre qu'un autre ?
Là-dessus, je veux bien, Rousseau se trompait ; mais il se
trompait en ayant pris une attitude qui est typique de l'atti-
tude ethnologique : se mettre toujours au-delà de ce qu'on
considère être le possible, pour l'homme, et arriver à ramener
à l'intérieur de l'humanité des phénomènes en marge. Nous
travaillons pour une science qui doit se tenir toujours à la bor-
dure de l'inconnu. Dans cette mesure-là, il y aura toujours
une ethnologie.
— Les ethnologues envisagent-ils d'étudier leur propre
société ?
C. L.-S. — Plus une société est grande, plus elle devient
étrangère à elle-même, plus elle se pose de problèmes. Ainsi,
les Américains : ils ont pris conscience du fait que, dans la
mesure où ils sont une très vaste société de deux cents
millions d'habitants — et non pas comme nous, de quarante
ou de cinquante —, ils ne se comprennent pas eux-mêmes ;

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ce qui, jusqu'à présent, n'est pas une attitude européenne.
Et si l'anthropologie s'est tellement développée en Amérique
au cours de ces dernières années, ce n'est pas pour étudier
les peuples primitifs, c'est pour étudier la société américaine.
Ce qui a fait l'originalité de la pensée de Kroeber, c'est
qu'il n'a jamais voulu isoler l'anthropologie. Il se tenait d'une
main aux sciences naturelles, de l'autre aux humanités. Par
exemple, des problèmes comme celui du langage des abeilles,
des sociétés animales, étaient pour lui des problèmes aussi
essentiels à l'histoire du monde que ceux de la civilisation
méditerranéenne de l'Antiquité.
Aujourd'hui, chacun tend à s'enfermer très étroitement
dans sa spécialité. Kroeber a été, dans notre époque, un de
ces hommes universels comme il y en avait au XIX siècle
par exemple, comme il n'y en a plus guère...
— Mais n'est-il pas de plus en plus difficile, aujourd'hui,
de maîtriser l'ensemble de la culture ? Ne serait-ce que de
s'informer ? Peut-être est-ce cela qui fait que les gens se
cantonnent prudemment dans le secteur où ils s'y connais-
sent un peu...
C. L.-S. — Sans doute s'occuper de tout expose-t-il en
même temps à une certaine naïveté... Mais de toute façon
nous sommes toujours exposés à dire beaucoup de bêtises,
dès que nous nous intéressons à des choses que nous ne con-
naissons pas directement. Alors il faut choisir.
— Est-ce que la personnalité de celui qui exerce votre
métier ne compte pas beaucoup plus que dans une autre dis-
cipline ?
C. L.-S. — Elle compte énormément. Kroeber lui-même a
souvent dit que les sociologues sont des gens toujours prêts à
jouer, disons, le jeu de leur propre société — qu'ils soient
pour ou contre, cela n'a pas d'importance — ,mais ils veulent
se situer à l'intérieur d'elle, pour la discuter ou l 'améliorer.
Tandis qu'au contraire, l'anthropologue — d 'après Kroeber
— est un homme qui ne se sent pas à l'aise à l' intérieur de
sa propre société et qui essaie de se situer par rapport à
d'autres, comme premier système de référence.
— Je me suis demandé parfois si, en effet, l 'anthropo-
logue ne se rendait pas dans d'autres sociétés parce qu'il ne
parvenait pas à établir des communications satisfaisantes
avec la sienne propre. Là-bas, il est sur un pied tout à fait
différent, il n'est plus question d'égalité et, de toute façon
il est l'autre, l'étranger...
C. L.-S. — Oui, mais ce n'est pas avec les hommes en
général que l'anthropologue communique mal — sinon, il
ne serait pas anthropologue, il les fuirait tout à fait et se
ferait archéologue — c'est avec son groupe social.
D'autre part, tout l'effort de l'ethnologue, sur le terrain,
est de passer inaperçu, de se faire oublier; ce n'est pas d 'être
quelqu'un, c'est de devenir un meuble... Ne plus être qu'un
fantôme, si je puis dire, qu'on ne fasse absolument pas atten-
tion à lui...

— Et il y arrive ?
C. L.-S. — Parfois.

— Parmi toutes les sociétés primitives qui ont existé, n'y


en a-t-il pas eu qui furent, plus que la nôtre, des sociétés
du bonheur ? Qui permettaient à leurs membres de se déve-
lopper harmonieusement sur tous les plans possibles à l'être
humain ?
C. L.-S. — Oh! non, là, franchement, je ne crois pas! Je
pense que, dans toutes les sociétés, il y a des gens qui sont
heureux et d'autres qui sont malheureux — et dans les
sociétés primitives il y a des gens très malheureux.
En les regardant du dehors, ces sociétés peuvent donner
une impression d'équilibre, car elles ne veulent pas changer.
C'est cela la différence avec la nôtre. Vous comprenez, la
question n'est pas de savoir si elles changent ou si elles ne
changent pas ; en fait, elles changent parce que de toute façon
toutes les sociétés changent. La seule différence entre elles
et nous c'est que nous avons conscience de ce changement,
nous le voulons, nous voulons l'utiliser — à notre détriment
ou à notre profit —, nous voulons asservir l'Histoire, comme
une force qui serait à la disposition même de notre société;
tandis que les sociétés primitives, au contraire, repoussent,
rejettent l'Histoire, font tout ce qu'elles peuvent pour qu'il
n'y ait pas de changements — et d'ailleurs n'y arrivent pas.
Il y a des guerres, des épidémies, des famines... Tout cela
implique des réadaptations.

— Et il y a aussi les ethnologues! Laissez-vous inchangée


une société où vous avez pénétré ?
C. L.-S. — Écoutez, là j'ai tout de même la conscience à
peu près tranquille !... Le genre de dégâts que nous pouvons
faire à côté de ceux que fait la civilisation sont négligeables !

— C'est toujours bête de parler de l'inégalité des sociétés,


mais la nôtre, tout de même, ne serait-ce que parce qu'elle
détruit les autres, ne serait-elle pas supérieure ?
C. L.-S. — Elle est très certainement supérieure, du point
de vue de sa puissance matérielle, de son volume, de sa den-
sité et de son effectif démographique, elle est très certaine-
ment supérieure par l'empire qu'elle exerce sur les forces
naturelles; il n'y a aucun doute à cela. La seule question
qu'on puisse se poser est : y a-t-il des sociétés absolument
supérieures et d'autres absolument inférieures, non pas
seulement sous certains rapports, mais sous tous les rapports.
— Y en a-t-il ?
C. L.-S. — Non, je ne crois pas. Je pense que toute société
a trouvé l'essentiel de ce qu'il fallait à l'être humain, sinon
elle n'existerait pas.
— Quelles sont les sociétés qui vous passionnent le plus,
vous personnellement, ethnologue ?
C. L.-S. — Ce qu'il y a de plus séduisant à titre de connais-
sance, pour un ethnologue, ce sont les sociétés mélanésiennes;
je ne dis pas que ce sont les plus sympathiques ou les plus
plaisantes, mais ce sont les plus extraordinaires. D'abord
par leur multiplicité sur un territoire donné, c'est une partie
du monde où une quantité prodigieuse d'expériences se sont
trouvées réalisées; d'expériences extraordinairement diffé-
rentes les unes des autres; ce sont des sociétés où l'organisa-
tion sociale pose toutes sortes de problèmes, dont l'Art est
probablement le plus surprenant... Et puis c'est probable-
ment la seule région du monde où il existe encore des endroits
inconnus.

— Vous y êtes allé ?


C. L.-S. — Non.

— Comptez-vous repartir un jour, personnellement, sur


le terrain ?
C. L.-S. — Non, je ne crois pas. Vous savez, si tous les
ethnologues sont d'accord pour dire qu'on ne peut pas faire
leur métier si on n'a pas été sur le terrain, si on n'a pas une
solide expérience du terrain, à partir de là je pense que les
voies peuvent diverger. Il y en a qui ne sont heureux que
lorsqu'ils se trouvent chez les indigènes, et puis d'autres,
c'est mon cas, qui ont le goût de travaux plus théoriques, et
qui, l'expérience du terrain une fois acquise, aiment mieux
se poser des problèmes théoriques... Enfin, je crois que je
n'aime pas le terrain.
— Cela doit pourtant donner un sentiment de dépayse-
ment prodigieux, presque absolu, de changer de société.
Vous n'avez pas aimé ça ?
C. L.-S. — Si, mais pour y parvenir, cela oblige à se frotter
à tout ce qu'on déteste le plus au sein de notre civilisation :
les problèmes du départ, des moyens de transport, des for-
malités administratives, la lutte contre l'inertie des bureaux,
la mauvaise volonté des gens, enfin tout ce qui use... En
ethnologie, c'est comme dans toutes les sciences, il y a des
gens qui aiment le laboratoire, d'autres qui préfèrent le
tableau noir et le morceau de craie. C'est mon cas.

— Préparez-vous un ouvrage en ce moment ?


C. L.-S. — Oui, un gros livre de mythologie, mais lente-
ment. Il s'agit d'une série d'expériences mythologiques, si
j'ose dire... A partir d'exemples très variés, j'essaie de mon-
trer que les mêmes méthodes d'explication ou d'interpréta-
tion peuvent marcher.

— Qui sont aujourd'hui les grands ethnologues ?


C. L.-S. — En Amérique, c'est la fin d'une génération.
Le fondateur de l'ethnologie américaine, c'était Boas, et il
est mort en 1942; restaient les grands élèves de Boas : Lowie,
Radin et Kroeber, et ils viennent tous les trois de mourir
en trois ans. Et le plus brillant de la génération immédia-
tement suivante, Kluckhohn, est mort cet été à cinquante-
sept ans. Une nouvelle génération prend le relais : Lounsbury,
Conklin, Goodenough.

— Et ailleurs, qui citeriez-vous ?


C. L.-S. — L'école anglaise est excellente, il y a Evans-
Pritchard, Fortes, Firth, Leach. Il y en a d'excellents en
Hollande, en Australie...
— Et en Russie ?
C. L.-S. — Les Russes sont en retard à cause de la guerre.
Ils ont été coupés pendant très longtemps de la production
ethnographique du reste du monde. C'est la même chose en
Allemagne. L'Allemagne a été un des premiers pays du monde
en ethnologie jusqu'à l'hitlérisme, et puis il y a eu une rup-
ture... Il faut qu'ils rattrapent.
— Qui fut le premier ethnologue ?
C. L.-S. — Je ne peux pas répondre à cette question. Ou
bien je vous dirais que c'est Hérodote, et il y en a eu d'autres
avant lui... Ce qui a tant fait souffrir, en classe, nos pères et
nos grands-pères, le latin et le grec, eh bien ! c'était de l'ethno-
logie! L'effort qu'on leur demandait n'est pas tellement diffé-
rent de celui que nous faisons lorsque nous étudions des
Indiens du Brésil ou des Australiens. Oui, ils essayaient
d'apprendre à juger leur propre culture dans la perspective
élargie que donne la connaissance de cultures différentes, et
au fond, c'est cela qu'on appelle l'humanisme...
— Et les humanités ?
C. L.-S. — Je crois que le rôle joué par les études classi-
ques dans le passé n'est pas essentiellement différent de celui
que pourrait avoir l'ethnologie aujourd'hui; l'ethnologie,
c'est simplement l'humanisme d'un autre monde, d'un monde
qui s'est dilaté, qui a ramené au sein de l'humanité des choses
qui étaient jusqu'à présent au-dehors.
D'ailleurs, aux États-Unis, où les classiques jouent au
lycée un rôle extrêmement faible, les Américains se sont
construit un humanisme à part, où l'ethnologie, l'étude des
civilisations exotiques ont une part relativement plus grande
que l'étude des civilisations de l'Antiquité. Chez nous, le
dosage est inverse : l'ethnologie ne vient que comme un sau-
poudrage... Mais il n'y a pas discontinuité.
Je le crois profondément : les humanités, c'est l'humanité;
et l'humanité, ce sont les sauvages, au même titre que les
sages de l'Inde et de la Grèce.
HENRY MILLER
UI allez-vous couronner à Formentor ?

- HENRY MILLER 1 — Je ne vais certainemenr pas


vous dire à l'avance pour qui je vais voter... mais je
peux vous avouer que les deux écrivains que j'aurais voulu
couronner s'ils étaient encore vivants sont français : Céline
ou Cendrars. Il y a aussi un homme, vivant celui-là, que
j'aurais voulu faire élire avant tout autre, si les règlements
le permettaient (mais pour être candidat il faut avoir publié
un livre entre 1959 et aujourd'hui), c'est John Cowper
Powys. Cela ne vous dit rien ? C'est à mes yeux le plus grand
écrivain de langue anglaise, le pape des écrivains. Il a écrit
un roman que je considère comme le plus grand roman jamais
écrit : A Hastonburg Romance. Il est gai comme un enfant,
comme un merveilleux enfant, il a quatre-vingt-huit ans,
j'aimerais que les Français connaissent son nom. J'apprécie
beaucoup aussi Robert Musil, Lawrence Durrell... Mais je
me tais, je ne vais rien vous dire... C'est la première année
que je suis membre de ce jury; l'année dernière, ils voulaient
me couronner, moi, et puis...

1. Voir en fin de volume note biographique.


— Publiez-vous quelque chose cette année ?
H. M. — Oui, Buchet va publier trois livres en français
D'abord, Aller-retour New York, un vieux livre qui est un
recueil de lettres.

— Écrites à quelle époque ?


H. M. — Vers 1935, je crois. Vous savez, j'ai vécu ici, à
Paris, de 1930 à 1940. Vers 1935, j'ai fait un bref séjour de
deux mois à New York et j'ai écrit à un camarade de Paris,
en lui donnant mes impressions sur New York. Je suis né
là-bas, vous savez, mais je n'y étais pas retourné pendant
longtemps, les lettres sont plutôt sévères, tranchantes...
Elles n'avaient pas été écrites pour faire un livre !
— Et les deux autres livres ?

H. M. — Un petit livre sur ma peinture, Peindre, c'est


aimer de nouveau, avec des reproductions de mes aquarelles,
qui va être publié simultanément dans plusieurs pays. C'est
un pocket-book en Amérique. Et puis Buchet réédite Le
Sourire au pied de l'échelle.

— Vous peignez ?
H. M. — Je fais de l'aquarelle, lorsque je n'ai pas envie
d'écrire. Vous savez, j'en ai assez de la littérature, je vou-
drais en sortir...

— Vous parlez sérieusement ?


H. M. — Je sais bien que je ne le ferai jamais! Je n'en suis
pas capable, mais je ne suis plus aussi profondément inté-
ressé que je l'ai été; que j'écrive ou que je n'écrive pas, au
fond, cela m'est devenu égal...

— Depuis quand ?
H. M. — Depuis ces dix dernières années. J'écris tout de
même! C'est difficile d'y échapper, et puis quand on a un
talent, il faut bien l'utiliser... Mais je n'en fais plus une telle
affaire, comme autrefois. Il faut dire que j'avais quelque
chose sur la poitrine dont il fallait que je me débarrasse.

— Qu'est-ce que c'était ?


H. M. — L'histoire de ma vie. Je ne suis pas comme la
plupart des auteurs qui inventent des héros, imaginent des
situations : moi, je n'avais qu'une chose à dire, l'histoire
de ma vie. D'ailleurs, je préfère à tous les autres les livres
d'auteurs qui se racontent. Pourtant, je n'aime pas Stendhal,
qui a beaucoup parlé de lui-même, dit-on. Vous, bien
entendu, vous l'adorez ?

— Pourquoi « bien entendu » ?


H. M. — Je croyais que tous les Français étaient aux pieds
de Stendhal...

— Pas obligatoirement. Et puis cela dépend des périodes,


en ce moment, on relit beaucoup Balzac...
H. M. — Vraiment ? Les Français sont extraordinaires !
Constamment, ils se mettent à ressusciter un auteur, ils
l'éclairent d'une nouvelle façon, le contemplent sous un
nouvel angle, et c'est du nouveau !

— On s'amuse assez avec la littérature ici...

H. M. — Vous rendez ça très vivant. Pourtant, je crois


qu'il y a beaucoup trop de littérature, on pourrait se con-
tenter de beaucoup moins. Vous voyez ce que je veux dire ?
Trop de livres, trop de livres !... Je ne sais pas comment vous
vous débrouillez pour lire tellement, vous les Français. Vous
êtes des lecteurs dévorants...
— Vous l'êtes certainement plus que nous.
H. M. — Mais non, mais non, j'ai fait ma lecture dans mes
jeunes années... Maintenant, je ne lis pas plus que... mettons
deux ou trois livres, ou quatre, par semaine...

— Et vous dites que vous ne lisez pas beaucoup !


H. M. — Je pensais que vous, les Français, vous en lisiez
au moins une douzaine par semaine ?

— Vous pensez cela ?


H. M. — En tous les cas, vous pouvez en parler! Ici, je
me sens souvent très embarrassé, les gens se mettent à dire :
« Avez-vous lu ci ? Avez-vous lu ça ? » Eh bien! non! Je n'ai
pas lu!... D'ailleurs, je me dis parfois qu'on peut juger un
homme aussi bien d'après ce qu'il a lu que d'après ce qu'il
n'a pas lu!

— Je suppose que vous n'ignorez pas que vous êtes un


très grand écrivain pour les Français ?
H. M. — Je sais, oui, que vous avez une affection pour moi.
Vous m'avez merveilleusement traité, vous les Français,
c'est-à-dire que vous m'avez accepté, et je vous en suis très
reconnaissant. Pourtant, je ne suis pas comme les écrivains
français habituels. Peut-être est-ce que je ressemble un peu
à Cendrars, que d'ailleurs vous lisez peu, ou à Céline ? Mais
je suis moins amer que Céline, pas amer du tout...

— Vous écrivez vous aussi dans ce qui paraît être une


langue parlée...
H. M. — C'est bien mon avis. Je me demande parfois si
les écrivains français ne sont pas trop littéraires; même s'ils
ne sont pas de très grands artistes, tous les écrivains français
écrivent d'instinct une langue habile, intelligente, parfaite.
Tandis que nous, les écrivains de langue anglaise, nous hési-
tons, balbutions, bredouillons... Nous nous battons avec
l'instrument beaucoup plus que vous. Vous avez le don de
la parole, vous les Français!

— Vous n'en paraissez pas privé !


H. M. — Ce n'est pas comme vous... Un de mes grands
plaisirs, lorsque je viens ici, est d'écouter parler les gens dans
la rue : tout le monde parle bien! Aux États-Unis, les gens
parlent, et puis il y a un silence, un silence mortel, personne
ne sait plus quoi dire, on dirait que des murs se sont brus-
quement élevés... La conversation, chez nous, n'est pas,
comme chez vous, un art.

— Que pense-t-on de vous maintenant aux États-Unis ?


H. M. — Je suis une espèce d'objet! Un objet de pitié, de
haine, d'amour, d'admiration, de tout... Récemment, il y a
eu cette vague de fureur au sujet du Tropique du Cancer.
Vous savez qu'il a été publié pour la première fois l'année
dernière, librement, sans coupures...

— Qu'est-ce que cela a donné ?


H. M. — Il est immédiatement devenu un best-seller, et
puis nous avons commencé à avoir des difficultés avec les
autorités, pas les autorités fédérales comme la poste ou la
douane, mais les autorités locales, la police locale. Dans des
villes comme Philadelphie et Boston, nous avons eu des
procès, ils ont gagné, ils ont interdit le livre. Alors, nous
avons fait appel devant une Cour supérieure. Si nous per-
dons, nous referons appel, et cela ira comme ça d'un tribunal
à l'autre jusqu'à ce que nous arrivions au dernier, et là je suis
à peu près persuadé que nous obtiendrons un jugement favo-
rable. En attendant, nous avons des ennuis, par exemple au
Texas, dans des tas de petites villes. Au Minnesota aussi,
mais là, c'est nous qui avons gagné le procès, à Chicago aussi.
Seulement, c'est eux qui font appel! Qui veulent continuer
la lutte... Au total, nous avons près de soixante-quinze procès
en cours. Si nous perdions, mon éditeur serait ruiné !

— Cela vous affecte-t-il de vous trouver dans cette


bataille ?
H. M. — Moi ? Pas du tout, cela m'amuse plutôt, voir les
réactions des gens... C'est un procès capital : cela créera un
précédent qui permettra à d'autres livres, après les miens,
de paraître librement. Je crois que l'Amérique est mûre main-
tenant pour l'abolition de la censure, c'est le pays de l'hypo-
crisie, mais cela commence à bouger...

— Cela ne vous paraît pas étrange d'être attaqué et jugé


pour un livre que vous avez écrit il y a longtemps ?
H. M. — C'était mon premier livre, publié il y a vingt-sept
ans, c'est en effet un peu ironique... mais je me sens toujours
derrière ce livre. Lorsqu'on l'a réédité, je me suis trouvé dans
l'obligation de le relire, ce que je n'avais jamais fait jusque-là,
eh bien! j'ai pensé que c'était un très bon livre. Aussi bon
que n'importe quoi d'autre que j'ai pu écrire. J'en étais très
heureux, très content !

— Quels sont les arguments de ceux qui vous font des


procès ?
H. M. — Vous savez, ils s'en prennent au vocabulaire, à
ces mots « sales », alors que tout le monde parle comme ça !
Et moi je trouve que certains livres qui n'utilisent pas ce
« mauvais » langage sont infiniment plus sadiques, pervers,
orduriers, et pourtant, ceux-là paraissent librement. D'ail-
leurs, j'ai toujours pensé que mes livres étaient non pas
pervers mais pleins de joie, même lorsqu 'ils décrivent des
choses horribles... Les juges sont incroyables! Il y en a qui
reprochent au Tropique de ne « pas avoir d'histoire »! Pas
d'intrigue! Pour eux, ce n'est pas de la littérature, c'est la
preuve que j'ai seulement voulu écrire un tissu d'ordures!
Et puis ils m'accusent aussi de ne m'intéresser qu'à des gens
d'un niveau social extrêmement bas, cela n' « élève » pas!
Sans parler de la description de relations sexuelles qui ne
devraient pas être mentionnées! Alors qu'en Amérique, on
se livre tout le temps à ce dont je parle ! Quel est le pays qui
pèche plus, si on appelle cela pécher, que l'Amérique ?

— Et que dites-vous pour vous défendre ?


H. M. — D'abord qu'un auteur doit avoir non seulement
le droit d'écrire librement ce qui lui plaît, mais aussi celui
d'être librement distribué, et le droit d'être lu. Quant à
l'argument capital, protéger les enfants, nous trouvons que
c'est aux parents à s'en occuper; sinon, si l'on devait publier
les livres en fonction des enfants, où irait-on ? Ce serait
s'aligner sur le degré de développement le plus bas et on
n'avancerait jamais! Enfin, pratiquement, cet argument
ne tient pas, les enfants ne s'intéressent pas à ces choses :
j'ai une fille de seize ans, lorsqu'elle a vu que ce livre était
enfin publié librement, elle l'a acheté — j'étais en Europe —
et elle m'a écrit qu'elle n'avait jamais pu le lire, il lui est
tombé des mains. Pourtant, je suis son père! D'ailleurs, les
psychiatres sont tous d'accord pour dire qu'un livre n'a
jamais « démoralisé » personne. On ne devient pas un pervers
après une lecture, ni un criminel parce qu'on a lu une histoire
de crime. Au contraire, cela peut faire un peu de bien, libérer
les tensions, dénouer les complexes !...

— Comment se fait-il que vous, fils de « l'Amérique hypo-


crite », ayez réagi si différemment ?
H. M. — Il est vrai que mon milieu était particulièrement
puritain! Je ne sais pas... Je crois qu'il n'y a que deux solu-
tions dans la vie : ou bien se révolter contre les entraves ou
les préjugés, ou devenir un hypocrite. J'ai choisi la première,
ce que doit faire tout homme normal, je me suis instincti-
vement rebellé. Mais l'Amérique bouge, je vous l'ai dit,
lorsque je vois les nouveaux films, je trouve même qu'ils
vont un peu trop loin! Ils sont comme tous les gens qui ont
trop longtemps réprimé quelque chose : lorsque les barrières
sautent, ils manquent de mesure... Ils n'ont pas une tradi-
tion, une éducation suffisantes en ces domaines, il faut encore
qu'ils apprennent le goût, la délicatesse... Surtout les jeunes.
Savez-vous que leur audace m'effraye ?

— Qu'écrivez-vous ?
H. M. — La seconde partie de Nexus et ce sera la fin de
mon autobiographie.

— Comment peut-on terminer une autobiographie ?


H. M. — Parce que je ne voulais rendre compte, lorsque
j'ai commencé à écrire, que d'une période de sept ans (bien
sûr! j'ai un peu empiété avant et après). C'est la période qui
a le plus compté dans ma vie, celle où j'ai décidé de devenir
un écrivain, où j'étais si follement amoureux de Mona, qui
a eu tant d'influence sur ma vie, où j'ai décidé de quitter les
États-Unis... Cela a été la genèse de tout le reste...

— Cela vous a-t-il transformé, d'écrire votre vie ?


H. M. — Certainement, je suis sûr que cela m'a servi de
thérapeutique. Si je ne l'avais pas fait, je serais peut-être un
fou, aujourd'hui, un aliéné! Trop de choses m'étaient arri-
vées avant que je devienne un écrivain. Trop de difficultés,
trop de misère, trop de souffrances... Cela m'a beaucoup
soulagé d'écrire.

— Et maintenant ?
H. M. — J'ai atteint un équilibre puisque j'ai fait ce que je
voulais faire. Je m'en suis aperçu à Big Sur, soudain, cela
a été la fin d'une période de luttes, je me suis accepté, et puis
j'ai senti que j'avais fait tout ce que je pouvais faire, et de
mon mieux, que demander d'autre à la vie ? C'est la tragédie
actuelle : la plupart des gens souffrent de ne pas faire ce qu'ils
ont envie de faire.

— Vieillir, qu'en pensez-vous ?


H. M. — Vieillir, c'est pire que mourir. Être vieux, c'est
pire qu'être mort. Mais justement, je ne me sens pas vieux!
Je suis vieux mais je ne me sens pas vieux. En dehors du
fait que je cours moins vite et que je ne peux plus boxer, par
exemple, je ne sens aucune différence physique. En revanche,
je suis beaucoup plus gai que lorsque j'étais jeune, rien ne
m'affecte beaucoup. Et puis je vis au jour le jour, ce qui est
la seule façon de vivre.
HENRY DE MONTHERLANT
ous, l'auteur des Bestiaires, comment se fait-il que
vous fassiez, dans Le Chaos et la Nuit, cette hallu-
- cinante et écœurante description d'une course de
taureaux ?
HENRY DE MONTHERLANT 1 — Ce n ' e s t pas moi qui p r e n d s
position contre la course de t a u r e a u x , ce n ' e s t pas moi qui
vois les choses de cette façon, c'est m o n héros, Celestino
Marcilla. Vous savez qui il est ? U n ancien c o m b a t t a n t de
la guerre civile espagnole, républicain, exilé en F r a n c e , qui,
p o u r la première fois, p o u r une question d'héritage, r e t o u r n e
en Espagne et revoit une course de t a u r e a u x . A ce m o m e n t -
là, déchu, aigri, près de sa fin, il p o r t e sur t o u t ce qu'il voit,
sur t o u t ce que fut sa vie, n o n s e u l e m e n t la course de t a u -
r e a u x , mais la guerre civile, et l ' E s p a g n e , u n r e g a r d défor-
m a n t et f a n t a s t i q u e : il v a mourir, il le sait, et a u p a r a v a n t ,
il v e u t déshonorer, avilir t o u t ce qu'il a aimé. Sans d o u t e
p o u r avoir moins à le regretter en m o u r a n t . La façon d o n t
il v o i t les choses est fausse, e x t r a v a g a n t e . D'ailleurs, p a r
m o m e n t s , il le sait. Il se « désengage ».
— Parce qu'il est vieux ?

1. Voir en fin de volume note biographique.

Licence eden-75-2fe7be07224a4abe-7feacdd7e8fe405a accordée le 20


décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
H. de M. — C'est un caractère. U n type assez f r é q u e n t
chez les Espagnols : e x t r a v a g a n t , absolu. U n h o m m e qui fut
très vaillant et que l'âge, l'exil, l'oisiveté dessèchent et rata-
t i n e n t . U n jour, survient une histoire d'héritage, mais vous
l'avez lu ? Sa s œ u r vient de mourir en Espagne. Il y a du
danger p o u r lui, é t a n t donné son passé, à retourner à M a d r i d
Il pourrait d'ailleurs se faire représenter p a r un fondé de
pouvoir. Mais il y va.

— P o u r q u o i le fait-il ?
H. de M. — P o u r se r e m o n t e r du s e n t i m e n t de sa mort. Il
v i e n t d ' a v o i r son « coup de vieux ». Des raisons absurdes,
une bonne qui part, une a u t r e qui ne vient pas... Il sent sa
m o r t prochaine. Au b o u t de vingt ans de retraite, il est à bout,
il n ' a plus le s e n t i m e n t d'exister. Le fait de retourner a u
danger, d'avoir peur, peur de la police, va-t-il lui redonner sa
jeunesse ? Il v e u t retourner dans l'arène, il y va...

— On ne le retient pas ?

H. DE M. — Il est entouré de gens auxquels il n ' a jamais


parlé de son passé, personne ne sait v é r i t a b l e m e n t ce que fut
son action dans la guerre civile, sa fille, ses amis ignorent
l'essentiel et ne p e n s e n t pas qu'il soit en danger. Lui, il sait
qu'il y a u n lourd dossier contre lui. Il est inquiet, il se sent
menacé...

— E t sans réelle nécessité, il y retourne ?

H. DE M. — Oui, pour r e n t r e r dans le courage.

— C o m m e n t l ' E s p a g n e lui apparaît-elle ?


H. DE M. — Il la retrouve comme il retrouve la course de
taureaux, je vous l'ai dit, il est injuste, il veut profaner ce
qu'il a aimé. Au bout de quelques instants de promenade
dans les rues de Madrid, il va dans un café et il ouvre un vieux
livre. Tout s'est desséché.

— Et il va mourir ?
H. DE M. — Il meurt de quatre coups d'épée...
— Comme le taureau ?
H. DE M. — Sa mort est uniquement symbolique. Je tiens
à le préciser; quelques lecteurs du manuscrit (qui devaient
l'avoir lu en diagonale) ont cru à un assassinat politique... Il
n'est pas question de cela. Celestino est seul dans sa chambre,
il n'y a pas d'assassinat autre que l'assassinat symbolique
par les quatre coups d'épée qu'il a vu donner au taureau,
quelques heures plus tôt. Celestino est le taureau. Et en vieil-
lissant, tel le taureau, à mesure qu'il se sent plus persécuté,
il devient plus violent et plus méchant.
— Celestino est le taureau ?
H. DE M. — Pour moi, la course de taureaux est une repré-
sentat ion de la passion de l'homme. Tous les dimanches, dans
l'arène, le peuple espagnol se donne la représentation de la
passion de l'homme.

— Quand vous est venue cette idée ?


H. DE M. — Il y a onze ans. J e voulais en faire une nou-
velle de quarante pages. Et puis cela s'est développé. Mais
cette idée est le noyau de mon livre. Si j'ai songé à prendre
pour héros un ancien combattant républicain, c'est parce
qu'il me fallait une victime pour représenter le taureau. Un
homme persécuté par les hommes, par la société. Soudain,
j'ai pensé à un républicain espagnol, exilé de son pays,
incompris par les autres. Sinon je ne m'intéresse guère à la
politique, je ne suis pas particulièrement informé sur la
guerre civile espagnole. L'Espoir est un beau livre.
— L'avez-vous relu ?

H . DE M. — J e le c o n n a i s d e p u i s q u ' i l e s t é c r i t . J ' e n ai
p a r l é d a n s m e s Carnets de l ' a n n é e 1938 1 J e ne c o m p r e n a i s
p a s p o u r q u o i il n ' a v a i t p a s é t é m i e u x e t p l u s v i t e r e c o n n u .
P o u r m o i , c ' e s t le p l u s b e a u l i v r e s u r la g u e r r e e s p a g n o l e e t
le p l u s b e a u l i v r e d ' A n d r é M a l r a u x .

— Vous dites que Celestino est u n h o m m e amer, déchu,


r a t a t i n é . . . P o u r t a n t , il e s t s y m p a t h i q u e .

H . DE M. — Il e s t s y m p a t h i q u e p a r c e q u ' i l s o u f f r e e t p a r c e
qu'il meurt.

— M a i s p o u r q u o i a v e z - v o u s m i s e n l u i ce q u e v o u s a p p e l e z
des « parcelles de fascisme » ?

H . DE M. — S o n é g o ï s m e , s o n i n d i v i d u a l i s m e , s o n p e u d e
p e n c h a n t à l ' e s p o i r , s o n a c c e p t a t i o n c o m p l a i s a n t e de la v i e
bourgeoise (c'est d'ailleurs M a r x qui a dit que t o u t a n a r c h i s t e
finit e n p e t i t - b o u r g e o i s ) : p o u r q u o i ai-je v o u l u , en Celestino,
ces « p a r c e l l e s d e f a s c i s m e » ( d o n t p a r m o m e n t s il se r e n d
c o m p t e e t c o n t r e l e s q u e l l e s il l u t t e ) ? P o u r d e u x r a i s o n s :
d ' a b o r d parce qu'il est espagnol, e t qu'il y a t o u j o u r s chez
les E s p a g n o l s d e l ' h é t é r o c l i t e e t d u b a r o q u e . V o u s r e m a r -
q u e r e z a u s s i q u ' i l e s t a t h é e , p o u r t a n t j ' a i m i s c h e z lui q u e l -
ques parcelles incongrues de catholicisme... C'est u n E s p a -
gnol, c'est t o u t .

— La deuxième raison ?

H . DE M. — L e t r a g i q u e . J ' a i v o u l u p o u r m o n h é r o s la
m o r t la plus t r a g i q u e , e t la m o r t la p l u s t r a g i q u e e s t la m o r t
de l ' h o m m e e n g a g é q u i se d é s e n g a g e à la l u m i è r e d e s a m o r t .
C e l e s t i n o se r é p è t e s o u v e n t l a p h r a s e d e T r o t s k y : « Si l a v i e

1. Cf. Henry de Montherlant, Carnets, Gallimard, pp. 278 et 288.


h u m a i n e e s t c o n s i d é r é e c o m m e s a c r é e , il f a u t r e n o n c e r à l a
r é v o l u t i o n . » C e p e n d a n t , a u m o m e n t d e m o u r i r , il t r o u v e q u e
s a v i e — q u ' i l a r i s q u é e t a n t d e fois a v e c i n s o u c i a n c e d a n s
la g u e r r e — e s t s a c r é e , e t q u ' i l n ' y a r i e n d e p l u s s a c r é q u ' e l l e .

— D a n s L e C h a o s et l a N u i t , v o u s c i t e z s o u v e n t M a r x e t
Trotsky. Vous intéressez-vous au c o m m u n i s m e ?
H. DE M. — Je ne me retrouve pas très facilement dans
le livre de Marx. Mais il y a chez lui des phrases tellement
frappantes — chez Trotsky aussi. En fait, c 'est Celestino qui
s'intéresse à Marx et à Trotsky, mais lorsque j'écris sur un
sujet, je l'étudie le mieux que je peux. Je ne connais pas
plus la guerre civile espagnole que je ne connaissais le jan-
sénisme lorsque j'ai écrit Port-Royal. Certains catholiques
ont alors pensé que je m'étais rapproché du catholicisme.
Lorsqu'ils ont su que j'étais demeuré le même, sans l'ombre
de foi, ils étaient furieux, ils m'ont dit : « Vous n'avez pas le
droit de toucher à cela! « Ce n'est pas vrai : si j'ai la sensibi-
lité et l'imagination suffisantes pour montrer les choses avec
force et vraisemblance, j'ai le droit de traiter tous les sujets.
Comment pensez-vous que les gens de gauche prendront ce
livre ?
— Je n'en sais rien.
H. DE M. — Mon homme est un original, un incontrôlable,
un fou-fou... Il y a eu deux millions d'anarchistes en Espagne.
Pourquoi n'y en aurait-il pas eu un comme lui ? Il est d'ail-
leurs tellement indépendant qu'il n'a jamais été inscrit à
aucun des deux partis anarchistes. C'est vraisemblable, je le
sais. Mais il y a des choses, dans ce livre, qui ne pourront
être comprises que par ceux qui connaissent bien l'Espagne.
Par exemple, le passage où, tout athée qu'il soit, Celestino
permet à des religieuses de s'échapper saines et sauves d'un
couvent... Dans L'Espoir, il y a un passage du même ordre :
dans une église incendiée par les anarchistes, tout près du
tombeau de Cervantès demeuré intact, il reste un Christ,
debout sur sa croix. Sur le tombeau, on voit une inscription
à la main, et une flèche dans la direction du Christ tracée
par un des incendiaires : « Cervantès, c'est Lui qui t'a
sauvé... »

— Vous dites que vous ne vous intéressez pas à la poli-


tique. Pourtant, Le Chaos et la Nuit est le premier de vos
livres où la politique joue un tel rôle...

H. DE M. — J'ai donné de la politique, dans mes Carnets


de l'année 1932, une définition courte et bonne : « La poli-
tique est l'art de se servir des gens. » Or, je n'aime pas qu'on
se serve des gens. La politique me paraît porter, aussi,
presque invinciblement, à la vulgarité. La vulgarité d'un
Jules César, par exemple — malgré son génie — est quelque
chose sur quoi on n'a jamais attiré assez l'attention. Mais
comment un romancier ne s'intéresserait-il pas à quelque
chose qui implique autant de matière humaine que la poli-
tique ? Dites-moi, que vont penser les gens de droite ?
Celestino assimile Franco à Staline!... Les franquistes vont
être furieux...

— Et que vont penser les anciens combattants de la


guerre d'Espagne ?

H. DE M. — Je vous le répète, j'ai choisi ce personnage


parce qu'il était une victime, qu'il pouvait incarner le tau-
reau persécuté dans l'arène, autrement je n'aurais jamais
eu l'idée de parler de cette guerre. Il y a aussi le thème de la
mort : déjà, dans Le Cardinal d'Espagne, je montre un
homme qui, au moment de mourir, prend conscience de la
vanité de tout. Celestino, parce qu'il va mourir, envoie
pareillement tout promener... Cela est humain, trop humain.
Je suis très sensible à l'humain et au trop humain.
— Ce personnage, ne pensez-vous pas qu'on va dire que
c'est vous ?

H. DE M. — On dira ce qu'on voudra! Pour Le Maître


de Santiago, on avait déjà dit : « C'est Montherlant! » Un
auteur, inévitablement, sécrète tous ses personnages prin-
cipaux (je ne parle pas des comparses). Il y a, dans Celestino,
tout ce que j'ai pu ramasser en moi, un fond anarchiste,
destructeur, que les gens ne remarquent pas, mais qui est
en moi. Par d'autres côtés, ce n'est pas moi. Je l'ai d'ailleurs
dit dans la préface : un personnage, c'est vous et ce n'est
pas vous, comme une image reflétée dans l'eau, et soudain
brouillée. Malatesta, Le Cardinal d'Espagne sont sortis de
moi. Lorsqu'on a une nature un peu riche, diverse et rapide...
Mais quelle part de moi dans Celestino ? Pas la politique.
Celestino est une bête de guerre civile, comme on dit d'un
acteur qu'il est une bête de théâtre. Pas moi. Il n'y a pas de
haine politique en moi. D'ailleurs, j'aurais aussi bien pu
écrire la vie d'un Espagnol nationaliste, ou d'un Français
d'opinions différentes... Mais la peur de la mort, le vieillis-
sement, toutes sortes de réactions extravagantes, oui je les
ai ressentis. J'écris toujours avec mes tripes.

— Et le « désengagement » ?
H. DE M. — Il y a certainement des gens qui meurent,
comme Celestino, en se disant : « Puisqu'on meurt, plus rien
n'a d'importance. » D'autres doivent se dire au contraire :
« Ma vie est justifiée, j'ai servi, mes enfants me continuent... »
Cela dépend des caractères. En mourant, Don Quichotte
ne croit plus à sa chevalerie. L'Ivan Ilitch de Toltoï se rend
compte qu'il n'a pas vécu comme il fallait. Les Espagnols,
en tous les cas, sont très familiers avec l'idée du néant.
— Et vous ?

H. DE M. — La mort, c'est la grande histoire, sans pro-

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portion avec le reste, ni avec quoi que ce soit d'autre : on
va cesser d'exister. C'est un sentiment qui ne vient pas aux
jeunes. Lorsque j'avais vingt ans, je n'y pensais jamais...
— Et maintenant ?
H. DE M. — Maintenant... Il faut voir cela aussi, dans
Celestino : c'est quelqu'un qui, autrefois, a dû être terrible.
La preuve, c'est qu'à la fin on cherche à le coffrer. Que peut
devenir un homme qui a été terrible à quarante-cinq ans,
capitaine dans les milices, lorsqu'il est devenu vieux et qu'il
n'est plus rien ? C'est aussi cela, mon livre. J'en ai connu,
des gens qui ont été colonels, qui avaient le droit de vie et
de mort sur trois mille hommes... On leur casse l'oreille et
soudain ce sont des pauvres types, qui mettent une annonce
dans Le Figaro, leur retraite étant insuffisante, pour
demander une place de n'importe quoi. Au fond, c'est le
cas de Celestino.

— Vous dites qu'il est vieux et vous lui donnez votre âge ?
H. DE M. — Il y a en moi un mélange de vieillesse et de
jeunesse...
— Êtes-vous retourné à Madrid ?
H. DE M. — Je le voulais, et puis, je ne sais pas si vous le
savez, j'ai eu, il y a trois ans, une insolation. Depuis, lorsque
je me trouve dans une foule, j'ai des vertiges, des étourdis-
sements : j'ai dû renoncer à ce déplacement. Mais je me suis
renseigné, j'ai lu, j'ai fait parler les gens.
— Et les courses de taureaux, en avez-vous revu ?
H. DE M. — Et j'en reverrai, s'il y en a de bonnes ! J'aime
la technique de la corrida. J'aime moins le clinquant des
costumes, je préférerais voir les toreros habillés d'une façon
qu'on ne remarquera pas, plus. sobre, comme les boxeurs
ou les tennismen. Et puis la tauromachie moderne, ce n'est
plus cela.

— On dit que la corrida est fasciste ?


H. DE M. — Le goût de la tauromachie est une disposi-
tion du tempérament qui fait qu'on provoque le risque. Ce
goût est presque indépendant de la tauromachie. Les mata-
dors vivent dans la peur, et pourtant ils continuent, ils y
retournent. Je comprends cela. Dans mes Carnets, entre
deux blancs, j'ai écrit une petite phrase : « J'aime ma peur. »

— Et Celestino aime la sienne ?


H. DE M. — Celestino a la possibilité de rester tranquille
à Paris, et il va, exprès, se fourrer dans la gueule du loup. Il
n'y a pas que lui. Beaucoup aiment provoquer le danger. Ils
montent sur les barricades pour « faire le zouave », comme
on disait autrefois. J'en ai vu, comme cela, à la Libération
de Paris, des petits gars, des ouvriers, qui montaient sur les
barricades dès qu'ils voyaient un Allemand, pour montrer
qu'ils ne les avaient pas dans leur poche. Ce sont ceux-là
qui se font tuer !

— Pourquoi dit-on que vous n'aimez pas les femmes ?


H. DE M. — Un slogan...

— Pourquoi votre personnage de femme, Pascualita, la


fille de Celestino, est-elle si antipathique et même fasciste ?
H. DE M. — J'ai un peu pensé à Don Quichotte, à la gou-
vernante et à la nièce de Don Quichotte, qui n'entrent pas
du tout dans ses aventures. J'ai connu cela, j'ai eu dans ma
vie des gens, très proches, qui ne s'intéressaient pas à ce
que j'aimais. C'est pourquoi j'ai voulu mettre à côté de
Celestino ce quelqu'un qu'il aime, mais qui ne s'intéresse pas
du tout à ce qu'il fait, à ce qui est le fond de sa vie, même si
ça n'est pas très intéressant.
— Elle est méchante avec lui...
H. DE M. — J'ai voulu qu'elle lui montre son désintérêt :
elle tape ses articles, des articles qu'il juge explosifs, et elle
ne lui en parle pas, elle ne dit rien. Pour un homme seul,
qui n'a pas d'autres interlocuteurs, c'est terrible. Au fond,
c'est une fille qui ne partage pas les idées de son père; à
Madrid, soudain, elle est à son affaire. Elle est faite pour être
franquiste. Est-ce par contradiction, parce que son père
l'assomme ? Il faut dire qu'il est égoïste, tout à sa passion
de lire les journaux, il est parfois lourd...

— Trouvant normal qu'elle lui consacre sa vie...


H. DE M. — Elle voudrait se marier et, en effet, il ne
cherche pas du tout à l'aider. Peut-être aurais-je dû déve-
lopper un peu sa vie sentimentale, je l'ai à peine esquissée...
Mais je me suis dit : « Recommencer Les Jeunes Filles, flûte...»
Et puis je ne connais pas assez la bourgeoisie espagnole.

— Préparez-vous quelque autre chose ?


H. DE M. — J'ai terminé une pièce, également sur la guerre
civile, mais non sur la guerre d'Espagne, qui s'intitule : La
Guerre civile. Je dois aussi publier deux ouvrages sur les
anciens Romains. Et puis on va remonter Fils de personne :
j'écris une sorte de prologue.
— Pensez-vous que la littérature soit un risque ?
H. DE M. — Je n'ai jamais considéré la littérature comme
un grand risque. Si ce n'est celui, peut-être, de se faire égra-
tigner par la Commère dans ses Potins... Évidemment, quand
la situation politique se durcit, c'est autre chose. Mais alors
tout est risque.
— Le Chaos et la Nuit est un beau titre. A-t-il précédé
le livre ?

H. DE M. — Non, je voulais d'abord intituler mon livre


Les Stigmates : c'eût été commettre une erreur de vocabu-
laire : les stigmates sont des blessures cicatrisées, et Celestino
meurt de quatre coups d'épée symboliques. Le Chaos et la
Nuit m'est venu ensuite. J'ai hésité un peu parce que cela
rappelait peut-être L'Être et le Néant, mais tant pis, le titre
me plaît et il est justifié par le livre : le chaos, c'est la vie;
la nuit, c'est ce qu'il y a avant et après la vie.
JEAN PAULHAN
UELLE espèce d'écrivain avez-vous été ? Un cri-

- tique, un essayiste, un philosophe, un romancier,


un linguiste ?
JEAN PAULHAN 1 — Je ne sais pas! Je ne le saurai que
lorsque ce sera fini...
— Une chose est certaine, c'est que vous avez exercé la
plus grande influence sur tous les écrivains qui vous ont
connu. « Jean Paulhan le Patron », a écrit Yves Berger en
exergue à son livre Le Sud. Vous avez découvert Jouhandeau,
Lacretelle, Giono, Michaux, Malraux...
J. P. — Je n'ai découvert personne. Un bon écrivain se
découvre tout seul, il ne reste qu'à lui faire place, à le laisser
passer...
— Toutefois, certains se sont plaints que vous les inti-
midiez...
J. P. — C'est le défaut commun de tous les timides.
— Ils sont même allés jusqu'à dire que vous les stérilisiez,
tant ils ressentaient fortement votre exigence de perfection.
Qui avez-vous découvert encore ? André Pieyre de Mandiar-
gues, Sartre...

1. Voir en fin de volume note biographique.


J. P. — Eh bien! celui-là, vous ne direz pas que je l'ai
stérilisé, je pense !
— Camus...
J. P. — Il avait un extrême souci de perfection morale,
bien plus que de perfection littéraire. D'ailleurs je n'ai
conseillé à personne la perfection. Je suis plutôt contre.
J'aime bien qu'on soit ouvert à tout ce que l'on est. Nous
sommes des huîtres qui ne doivent pas trop songer à leur
perle.
— Comment se fait-il que la plupart de vos réflexions, de
vos observations, soient faites à propos, ou à partir de la
critique littéraire ? Est-ce si important, la critique littéraire ?
J. P. — Disraeli (je crois) a eu là-dessus une réflexion
très juste : « Que le talent de critique littéraire soit, parmi
ses trésors, le meilleur des dons du Ciel, je ne peux pas en
jurer. Mais le Ciel paraît le croire; c'est en effet celui qu'il
dispense avec le plus de parcimonie. » Montaigne était de
cet avis. Il faut bien leur donner raison. Si un poème c'est
déjà très beau, très passionnant, à plus forte raison la cri-
tique qui comprend (dans tous les sens du mot) ce poème, et
quelque chose de plus. Mais à plus forte raison encore, la
critique de cette critique.
— Vous lisez tout ce qui s'écrit ?
J. P. — J'en lis autant que je peux, c'est mon métier!
J'aime, justement, les manuscrits qui ne sont pas trop léchés,
où se trouve quelque chose qui précède les combinaisons.
C'est d'ailleurs cela que doit être la rhétorique, comme je
tente de l'expliquer : son rôle c'est de faire oublier qu'on se
sert du langage. Mais souvent les écrivains écrivent un pre-
mier livre spontané, ensuite ils s'embarrassent, ils prennent
trop conscience de leur démarche. Je ne sais plus qui a dit :
« Un écrivain commence par écrire un bouquin épatant, et

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puis il passe sa vie à s'imiter. » Eh bien ! c'est vrai. C'est assez
tristement vrai. C'est pour éviter ça qu'on a inventé la rhé-
torique.

— Tous se répètent ?
J. P. — Non, pas tous, bien sûr.

— Pourquoi avez-vous t a n t aimé la peinture, t a n t parlé


de la peinture à propos de l'écriture ?
J. P. — C'est important, les images. Je crois que quelqu'un
qui ne s'intéresserait pas à la peinture n'entrerait pas dans
le vif des questions qui nous occupent aujourd'hui. C'est
aussi que la peinture a fait la première sa révolution, vers
1910 : le jour où un peintre s'est avisé qu'il suffisait d'un peu
de papier collé sur une toile, d'un point noir sur un fond blanc
pour donner un sentiment d'espace. Il n'était plus besoin de
perspective...

— L'art, qu'est-ce que c'est pour vous ?


J. P. — Je ne sais pas, c'est le parti que j'ai pris. Puis il
arrive un moment où la vie et l'art ne font qu'un.
— Et la littérature ?
J. P. — Il me semble que dès qu'on en a une idée nette, on
est perdu. Savez-vous ce que disait Braque de Bonnard :
« Ces tableaux, vous comprenez, c'est très beau. C'est même
magnifique, mais pour s'en apercevoir, quel ennui! Il faut
passer par la peinture. »

— Pensez-vous que résoudre le problème du langage


soit résoudre celui de la littérature ?
J. P. — Mais bien sûr. Cela se tient. Cela ne fait qu'un.
Il y a des mots, des proverbes, qui pourraient avoir été
inventés par Mallarmé dans une crise de raffinement verbal :
« ce qui sent bon sent mauvais », « avoir le cœur bien placé »,
« avoir quelqu'un dans la peau ». Il y a aussi des romans
qu'un mot suffit très bien à résumer.

— Depuis 1919, époque à laquelle vous êtes entré comme


secrétaire, avec Jacques Rivière, à la Nouvelle Revue Fran-
çaise, vous avez assisté à bien des choses, à bien des vagues
littéraires. Pensez-vous, comme on l'a dit, que la période
1930 soit très supérieure à celle d'aujourd'hui ?
J. P. — Vous savez, en 1930, c'était comme aujourd'hui :
on pensait aussi que c'était une période desséchée, inférieure
aux précédentes. On nous disait tous les jours : « Ah! la
Nouvelle Revue Française de 1920 ! » C'était vexant. Non, je ne
suis pas mécontent d'aujourd'hui, loin de là, quoique j'aie
encore le sentiment que les meilleures choses n'ont pas paru,
qu'elles vont paraître incessamment... Pourtant, cette année,
on a vu deux grands romans, dans deux lignes opposées :
Le Sud, d'Yves Berger, et L'Inquisitoire, de Robert Pinget.
Deux romans extraordinaires en un an, qu'est-ce qu'on veut
de plus ?

— Et l'année prochaine ?
J. P. — Eh bien! j'y vois déjà deux ou trois ouvrages
d'auteurs inconnus, qui me paraissent très beaux : un récit
de Frantz-André Burgute, La Narratrice, c'est l'histoire de
deux amants qui imaginent entre eux, pour assurer leur
amour, un troisième personnage, une femme de chair et d'os
— qui l'imaginent à tout instant jusqu'à la rendre plus réelle
qu'eux-mêmes. Vous verrez ce qui s'ensuit. Ah! je vois aussi
Cette vie m 'aime, de Stève Jourdain. C'est, au long d'une
suite d'expériences vécues, étonnantes, amusantes, un nou-
veau Discours de la Méthode que nous propose Jourdain; ou
plutôt une méthode sans discours. Il vous faut le lire. Vous
ne l'oublierez pas.
— Ê t e s - v o u s t o u j o u r s a u s s i o u v e r t à ce q u i e s t n e u f , à ce
q u i c h o q u e nos h a b i t u d e s , nous p r e n d d ' a s s a u t ?
J . P . — J e le v o u d r a i s b i e n .

— C o m m e n t l'expliquez-vous ?

J . P . — J e s u p p o s e q u e l ' e s s e n t i e l n e p e u t p a s se d i r e . Il
f a u t t o u r n e r t o u t a u t o u r , p r e n d r e s u r l u i les v u e s les p l u s
d i f f é r e n t e s p o s s i b l e e t p u i s a t t e n d r e q u e t o u t c e l a se r e c o m -
p o s e e n v o u s . L ' a r t , c ' e s t ce q u ' i l e s t p l u s f a c i l e d ' ê t r e q u e d e
définir.

— Q u ' a t t e n d e z - v o u s de la l i t t é r a t u r e ?

J. P. — J ' e n a t t e n d s t o u t . S'il y a a u m o n d e q u e l q u e chose


de d i v i n et de sacré, c'est p a r la l i t t é r a t u r e q u ' o n l ' a p p r o c h e . . .

— Quelle idée aviez-vous, à vos d é b u t s , de l ' œ u v r e q u e


v o u s alliez f a i r e ?

J. P. — J ' a v a i s s u r t o u t l ' e n n u i de b e a u c o u p de choses q u i


m e g ê n a i e n t d a n s l a p e n s é e . Il m e s e m b l a i t q u e t o u t le m o n d e
se t r o m p a i t d a n s le l a n g a g e . . .
— Et maintenant ?

J . P. — M a i n t e n a n t , cela m e gêne u n p e u m o i n s . O u p l u t ô t
je crois s a v o i r à quelles c o n d i t i o n s cela ne m e g ê n e r a i t plus
du tout.

— E t de l ' A c a d é m i e , q u e p e n s e z - v o u s ?

J . P . — J e n ' e n p e n s e r i e n , j ' e n suis. J e c o m m e n c e à e n


être.

— Y entrez-vous avec un esprit d'agressivité ?

J . P . — P a s le m o i n s d u m o n d e . C ' e s t le c o n t r a i r e : j e
voudrais que l'Académie devînt plus a c a d é m i q u e encore
q u ' e l l e n ' e s t ; a c a d é m i q u e à n ' e n p a s finir. J e v o u d r a i s q u ' e l l e
se rappelât tous les jours qu'elle nous a promis, il y a quelque
trois cents ans, une grammaire, une poétique, une rhétorique.
Or, j'ai beau chercher, je ne vois pas aujourd'hui un seul
grammairien parmi les Quarante. Ce serait peu : la France
a eu depuis quatre-vingts ans, de l'avis des philologues du
monde entier, les plus grands linguistes qu'on ait jamais vus :
Darmesteter, Bréal, Victor Henry, l'admirable Meillet, Mario
Roques. Or, pas un d'entre eux n'a été appelé à l'Académie
française. De sorte que le jour où Brunot a couvert d'invec-
tives la grammaire de l'Académie, il ne s'est pas trouvé un
académicien pour lui répliquer. Or, les trois quarts des invec-
tives portaient à faux, Brunot ayant tout simplement con-
fondu la linguistique et la grammaire.

— Êtes-vous donc grammairien vous-même ?


J. P. — Non, pas précisément. J'aurais voulu travailler
avec quelques amis, à constituer une grammaire des idées
assez proche de la logique, et dont on trouverait au moins les
linéaments chez Raymond Lulle, chez Locke, chez René
Martin-Guellicot ou Vailati.

— En quoi consiste cette grammaire des idées ?


J. P. — Eh bien ! elle consisterait à isoler les raisonnements
et les arguments qui ont cours aux Halles et dans les discours
électoraux plutôt que dans les discours de logique : « Vous en
êtes un autre... Allez donc jusqu'à dire que... Vous ne vous
êtes pas regardé... Un sou est un sou... » et le reste, voilà des
types de phrases qui ont une portée singulière, bien plus loin
que leur sens apparent. C'est là qu'il y aurait tout à
apprendre.
Que les académiciens s'occupent, en outre, de politique,
de morale, de music-hall, et du reste, c'est très bien, il faut
s'amuser dans la vie. Mais il ne suffit pas de s'amuser.

— Comptez-vous prendre part au travail du Dictionnaire ?


J. P. — Remarquez que l'Académie, je n'en suis pas encore
tout à fait. Je n'ai passé que la première épreuve : il m'en
reste deux.

— Lesquelles ?
J. P. — Eh bien ! il y a d'abord la réception : le discours.
C'est très difficile quand on n'est pas naturellement éloquent.
Voilà trois ans que Montherlant s'y prépare. Porto-Riche n'y
est jamais parvenu. Ni Clemenceau.

— Et quelle est la troisième épreuve ?


J. P. — Ah! c'est difficile à dire. Cela doit se passer dans
la Salle secrète du palais. Aucun étranger n'y a jamais été
admis.

— Mais encore ?
J. P. — A tout hasard, je suppose que c'est une séance
d'union, de réconciliation. Vous savez que l'académicien,
une fois élu, doit oublier les divers incidents de son élection.
Il lui faut se persuader qu'il a été choisi dans l'enthousiasme,
par tous ses confrères (même par ceux qui le traitaient chaque
jour d'imbécile, ou d'esprit perfide, ou de personnage
immoral). C'est d'ailleurs là une entreprise généreuse et noble.
— Eh bien ?
J. P. — Mais c'est aussi une entreprise difficile. Je sup-
pose qu'au cours de cette séance on vous tend des pièges, on
vous fait passer toute sorte de tests. On surveille votre
expression, vos sourires, vos grimaces. Enfin l'on s'assure
par tous les moyens que vous avez oublié ce qu'il faut oublier.
— Parlez-vous sérieusement ?
J. P. — Non, je ne crois pas.
JACQUES PRÉVERT
-
LORS vous republiez Histoires ?
JACQUES PRÉVERT 1 — Oui, avec quelques inédits,
des contes pour enfants, des nouvelles, tout un
fatras...

— Q u a n d avez-vous c o m m e n c é à écrire ?
J. P. — Moi ? Très t a r d . J e m ' y s u i s mis à cause de
Michaux. J e revenais d ' A m é r i q u e . Il me dit : « Vous avez
déjà écrit, vous ? » J e lui dis : « Oui. » Il me dit : « P o u r q u o i
vous n'écrivez plus ? » J e lui dis : « J e ne sais pas. » Il m e d i t :
« Vous avez t o r t . » J e lui dis : « Ah! » Il me dit : « Oui, il f a u t
écrire, vous allez le faire et vous me direz ce que vous faites...»
E t je l'ai fait. C'est m a r r a n t , hein ? Il a insisté p o u r lui, p o u r
son plaisir personnel, parce que ça lui faisait plaisir q u e
j'écrive...
— E t ça a m a r c h é ?
J. P. — Très fort. Paroles s'est t o u t de suite très bien
vendu. Il f a u t dire que j'ai u n éditeur, René Bertelé, qui sait
ce que c'est que faire un livre. C'est rare. C'est lui qui a v o u l u
m'éditer. Mais je n ' y pensais pas. J e ne sais pas encore pour-
quoi j ' a i accepté...

1. Voir en fin de volume note biographique.

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— On ne vous voit pas souvent chez les écrivains...
J. P. — Je me fous complètement de ce qui se passe dans
le monde littéraire. En dehors de Michaux, je ne sais pas si
je connais un écrivain... Leurs idées générales, leurs classi-
fications, leurs disputes... Quand on me dit : « Ce que vous
faites n'est pas de la poésie... » Je réponds : « D'accord, vous
avez raison, j'ai mis longtemps à m'en apercevoir, c'est fait,
je vais en tenir compte. » Voyez...
Il est allé chercher un morceau de papier qu'il me tend
avec un sourire en coin. On lit : Jacquet Pervers. La Prose.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
J. P. — La prochaine couverture de Paroles. C'est l'ana-
gramme de mon nom et de celui de Paroles ! C'est drôle, non ?
— Comment ça vous est venu, cette idée-là ?
J. P. — Comme ça. Un jour ça m'a sauté aux yeux...
— Avez-vous jamais écrit une œuvre en prose ?
J. P. — J'ai fait un grand livre qui s'appelle De l'animo-
sité des animaux humains, 52 volumes de 5 000 pages chacun...
Il y en a aussi un autre Batailles de chiens dans l'antichambre
d'un dentiste, joli titre, non ? C'est un fait divers, le premier
chapitre s'appelle Fatras... Posthume, tout ça, posthume !...
— Et qu'est-ce faites-vous en ce moment ?
J. P. — Je fais un livre avec Miro, entièrement à la main,
regardez : lui, il fait les dessins, et moi j'écris par-dessus.
— Et le théâtre, vous aimez ça ?
J. P. — Un jour, j'ai dit à Adamov : « J'aime beaucoup le
théâtre, c'est pour cela que je n'y vais jamais... » C'est vrai,
le bon théâtre, c'est rare. Qu'est-ce qu'il y a ? Roger Blin,
Jean Vilar... J'ai beaucoup aimé Godot, de Beckett, je
regrettais qu'il n'y ait pas un acte de plus. J'ai aimé aussi
Les Bâtisseurs d'empire, de Vian... Mais ce que je préférais à
tout autrefois, c'étaient les mélodrames du théâtre Mont-
parnasse, avant Baty... c'était formidable, les gens atten-
daient le traître à la sortie pour lui taper dessus !
— Et le cinéma ?
J. P. — J'adore le cinéma, évidemment, les westerns.
Autrefois, ça s'appelait des films de cow-boys. Au cinéma
du Panthéon, du temps du muet, il y avait un type en cos-
tume de cow-boy qui racontait tout le film! Avez-vous
remarqué ce qui se passe avec le western d'aujourd'hui ?
C'est la tragédie : les décors sont toujours les mêmes, l'Ouest
— le saloon, les chevaux — les personnages aussi — le héros,
le traître — et c'est toujours la même histoire... comme dans
la tragédie !
— Que pensez-vous de la télévision ?
J. P. — C'est formidable quand c'est beau, je veux dire
quand c'est libre !
Mais plus les moyens d'expression sont forts, plus ils
deviennent facilement des moyens d'oppression et de créti-
nisation. Les moyens eux-mêmes n'y sont pour rien...
— Et la poésie, comment va-t-elle ?
J. P. — Vous savez la poésie, c'est devenu un mot que tout
le monde croit comprendre, comme « érotisme », « complexe »,
« gag », « littérature »... Tout le monde se dit au courant... En
fait, la poésie, la métaphysique, c'est comme la mode, tantôt
les idées se portent longues, tantôt elles se portent courtes...
Remarquez, il y a toujours des poètes. Il y en a qui sont des
« public-relations », ne citons personne, qui croient faire
monter et descendre à leur gré le cours de la poésie... Il y en a
heureusement d'autres comme Yves Bonnefoy, qui sont des
poètes.
— Que pensez-vous de l'amour ?
J. P. — Ah! ça... On ne peut pas répondre... Peut-être
que les autres peuvent, mais pas moi, pas comme ça. Vous
ne me demanderiez pas ça, d'ailleurs, si vous n'étiez pas là
pour me poser des questions! En tous les cas, pas comme ça,
tout à trac... Ce que je pense de l'amour...
(A ce moment, le téléphone sonne.)
— Allô... Ah! madame, si c'était moi, si c'était en mon
pouvoir, mais je vous les diminuerais tout de suite vos impôts
et même je vous les ôterais tous, totalement... Seulement
voilà, vous avez dû vous tromper de numéro, je ne suis pas
le percepteur... Non, non, je vous assure... Il sera moins
gentil que moi, vous verrez... Hé, madame, une minute,
attendez. Dites-moi, qu'est-ce que vous pensez de l'amour,
vous ?... Elle a raccroché! C'est marrant, non, elle m'avait
pris pour le percepteur!
— Elle n'avait pas d'idées sur l'amour ?
J. P. — Non, d'ailleurs lorsqu'on parle de l'amour, de nos
jours, c'est toujours la même chose à laquelle les gens pen-
sent : l'éternel triangle, la tromperie. Les gens se sont
trompés ? Eh bien! quoi, tout le monde a le droit de faire
une erreur... Mais qu'on en fasse des pièces, des romans, du
cinéma... Moi, ça ne m'intéresse pas les histoires de cocu.
Pour moi ce n'est pas l'amour! L'amour... Lorsqu'on est
ébloui par quelque chose, il est difficile, dans la conversation
ou l'écriture, de donner une image, même approximative, de
son éblouissement. Ce que je peux vous dire, c'est que je n'ai
jamais rien vu de mieux dans ma vie, jamais rien vu de plus
beau, qu'une femme nue... Mais quand vous avouez ça, tout
de suite les gens vous demandent : « Ah tiens ! Qui ? Laquelle?
Quand ? » C'est déprimant...
— A chacun son amour...
J. P. — Oui, l'amour est libre. Il est libre, l'amour.
L'amour fou ? L'amour passion ? Le grand amour ? Ne
classifions pas... L'amour... Plus on répète ce mot, moins
il dit, c'est un mot qui se tait, un mot secret, de là son
charme, tous ses charmes. Vous ne trouvez pas ?

— J'aime vos poèmes...


J. P. — Il y a quelqu'un qui parle de l'amour sans qu'on
s'en aperçoive, c'est Michaux. Les gens s'imaginent qu'il
parle d'autre chose, de la drogue, de lui; en fait, il parle de
l'amour, admirablement. Eluard aussi bien sûr, il aimait une
femme, mais il aimait les femmes : si on aime une femme, on
aime les femmes.
Savez-vous pourquoi j'aime la littérature anglaise ?
Parce qu'on y parle de l'amour. Shakespeare, par exemple,
c'est merveilleux, c'est le contraire de la tragédie. J'ai hor-
reur du XVII siècle français, moi. Mais si on dit que c'est un
siècle d'emmerdeurs, que Louis XIV est un nabot, qu'il n'y
a rien de plus ennuyeux que Versailles, on se fait montrer
du doigt : le XVII siècle c'est la tragédie! Justement! Sha-
kespeare (on dit qu'il ne faisait pas ses pièces lui-même, qu'il
avait des nègres, peut-être Othello ?), Shakespeare lui, ne
fait jamais de tragédies : il parle de l'amour.
Il y en a d'autres qui ont parlé de l'amour, très peu, pas
ceux qu'on croit, mais Zola, Proust. Zola, c'est merveilleux
comme il a su parler des amours d'enfants (on sait en parler
aussi dans la littérature anglaise, mais pas chez nous). Quel
personnage, ce Zola, l'écrivain le moins misogyne, on s'aper-
çoit de sa grandeur seulement aujourd'hui (depuis qu'il est à
la Pléiade, probablement...) Moi qui ne sais rien par cœur,
écoutez : « Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre
en créature inquiète et résignée, elle entendait la voix basse
courant au ras du sol, la voix d'adieu des plantes, qui se
souhaitaient une mort heureuse... » C'est étonnant, non ?
— Pourquoi a-t-on le sentiment, aujourd'hui, qu'il n'y
a plus d'individus de cette dimension-là, chez les écrivains,
comme Zola, comme Proust ?
J. P. — Autrefois, les gens ne se contentaient pas d'écrire,
ils avaient des vies. Ils étaient eux-mêmes des personnages
de roman : Dostoïevski, c'est un personnage de roman,
Victor Hugo, c'est un personnage de roman, Balzac, que
j'aime moins, c'est un personnage de roman, même Eugène
Sue... Aujourd'hui, les écrivains, ce sont des fonctionnaires
de l'intellect, il ne leur arrive rien, et ils écrivent ce qui leur
arrive! Selon la phrase d'Isidore Ducasse : « Une notable
quantité d'importance nulle. »

— Alors comment faire pour préserver les choses ? Pour


qu'elles continuent d'être comme on les veut, comme on
les aime ?
J. P. — Il n'y a qu'à aimer... L'avez-vous remarqué ? Une
chose qui vous a frappé est plus proche que le présent, plus
vivante que le présent... Mais il y a des gens qui n'aiment
que leurs mauvais souvenirs. D'autres, au contraire, ce sont
peut-être les plus rares, ont une forte tendance à ne se rap-
peler que les choses bonnes, c'est ce qu'on peut appeler les
gens heureux...
Pourtant, il leur est arrivé des malheurs, comme aux
autres, ils en ont vu... Mais ce qui les lie à la vie, sans arrêt,
c'est la présence immédiate des choses heureuses, celles qui
continuent d'arriver comme celles qui sont déjà passées. Et
c'est ça l'amour!

— Pourquoi avez-vous publié si tard ?


J. P. — Ce n'est pas que j'ai publié tard, c'est que j'ai écrit
tard.

— Que faisiez-vous avant ?


J. P. — Je l'ai déjà dit lorsqu'on me l'a demandé : rien.

— Rien, rien ?
J. P. — Une fois, on m'a demandé d'écrire mes souvenirs,
et je me suis aperçu que dès que je voulais parler de moi, il
fallait que je parle des autres... C'était indiscret. Jusqu'à
sept ans, encore, ça allait, mais après, ça pouvait compro-
mettre des gens. J'ai appelé ça : Raconte pas ta vie, il y avait
en exergue une phrase de Mac Orlan qui disait à peu près :
notre vie est tellement mêlée à celle des autres qu'il ne nous
appartient pas d'en parler...
— Vous avez bien connu les surréalistes ?
J. P. — Oui, mais je n'écrivais pas à ce moment-là. J'aimais
flâner, j'aimais les femmes, j'aimais la nuit. Savez-vous ce
que je faisais ? J'allais prendre une chambre dans un hôtel
vers les neuf heures. C'était pour dormir. Mais je l'aurais dit
comme ça, tout de go, on me l'aurait refusée, ma chambre,
on aurait cru que je venais me droguer, ou je ne sais quoi...
Une chambre pour dormir ? Et quoi encore... Alors je disais
que j'attendais une petite, et que si elle n'était pas là à
minuit, il fallait me réveiller. A minuit, le garçon me réveil-
lait en me disant : « Elle n'est pas venue, vous en faites pas,
une de perdue, dix de retrouvées! » Je m'habillais, j'étais
reposé, tout frais, levé de bonne heure, et je pouvais tra-
verser tout Paris, le voir, y vivre, Paris la nuit, Paris...
JEAN ROSTAND
OUS réclamez souvent, et avec insistance, « le droit
d'être naturaliste ». Qu'entendez-vous par là ?
- JEAN ROSTAND — Il faut que je vous raconte
comment les choses se sont passées. Parce que ce n'est pas
une idée qui m'est poussée comme ça, dans le secret de mon
cabinet !... Pas du tout. Elle m'a été apportée de l'extérieur.
Depuis longtemps, je recevais des lettres de jeunes gens qui
me disaient : « Nous aimons beaucoup l'histoire naturelle,
mais par ailleurs nos études ne marchent pas... » Puis, peu
à peu, j'ai reçu également des lettres de parents : « Nos
enfants ont un goût prononcé pour l'histoire naturelle, mais
comme ils n'ont pas une aptitude suffisante pour les mathé-
matiques ou les lettres, ils ne peuvent pas terminer leurs
études... » Ces lettres devenant de plus en plus nombreuses,
je me suis donc dit : « Il y a un problème », et j'ai examiné les
choses de plus près.
— Qu'avez-vous constaté ?
J. R. Quelque chose de très grave : les programmes
scolaires sont organisés de telle sorte qu'il est nécessaire, pour
poursuivre des études et obtenir des diplômes, d'être bon
soit en mathématiques, soit en lettres. Je ne vous dis pas
que cela soit mal, et j'ai le plus grand respect pour les lettres

1. Voir en fin de volume note biographique.


et pour les mathématiques, mais je vous fais seulement
remarquer que le programme scolaire actuel exclut complè-
tement toute une catégorie d'esprits, qui me paraissent
extrêmement importants, peut-être même les plus impor-
tants (vous me direz que je suis partial !), ce sont ceux qui
ont le goût des sciences de la nature...

— Comment cela, « exclut » ?


J. R. — Il y a des cours de sciences naturelles, mais il y
en a très peu, et en vue du second bac seulement. Certains
professeurs d'histoire naturelle m'ont dit que leur ensei-
gnement était considéré comme aussi accessoire que celui
de la gymnastique ou du dessin. Pourquoi ? Parce que
l'histoire naturelle n'a pas un fort coefficient aux examens.
Si vous êtes fort en lettres ou en mathématiques, vous
pouvez espérer vous rattraper grâce à cela, mais si vous
n'êtes bon qu'en histoire naturelle, cela ne suffit pas, vous
ne passerez pas... Or, qu'est-ce que c'est que le goût pour
l'histoire naturelle ? C'est quelque chose de très important :
le goût de l'observation, le goût de la nature...

— Et il n'en est pas tenu compte par les programmes ?


J. R. — Pas à ma connaissance. Ce déni de l'histoire natu-
relle commence d'ailleurs très tôt : dans une famille pauvre,
qu'un petit garçon ait du goût pour les mathématiques, il a
des chances d'être sauvé, l'instituteur le remarquera, lui
fera obtenir une bourse. Qu'il ait le sens de l'observation,
personne ne s'en apercevra... cela n'est pas coté aux examens !
Que d'esprits de valeur n'ont jamais pu terminer leurs études
à cause de cela, qui ont été perdus pour les sciences de la
nature, les sciences humaines, et probablement pour eux-
mêmes...

— Ne faut-il pas faire des mathématiques pour être un


bon savant ?
J. R. — C'est ce que pensent beaucoup de gens... Moi, je
ne le crois pas. Il y a des exemples célèbres de grands natu-
ralistes qui professaient presque du dégoût pour les mathéma-
tiques : Charles Darwin, Alfred Russel Wallace (qui eut,
en même temps que Darwin, l'idée de la sélection naturelle).
On pourrait en trouver d'autres... Je m'empresse de vous dire
que cela n'est pas mon cas, j'ai fait des mathématiques étant
jeune, j'ai aimé cela... Maintenant, j'ai abandonné. Voyez-
vous, je respecte les mathématiques, mais je m'en méfie ter-
riblement : elles envahissent tous les programmes, mainte-
nant on ne peut plus être médecin si on n'est pas apte aux
mathématiques et à la physique. Il y en a que cela rebute...
Je sais. En principe, tout le monde doit pouvoir com-
prendre les mathématiques; mais, en pratique, cela ne se
passe pas ainsi; pour des raisons mal éclaircies, des résis-
tances peut-être affectives, il y a des gens qui restent fermés
aux mathématiques. Et je vous garantis que ce ne sont pas
les moins intéressants, ces gens qui ont le sens de la nature,
le goût du concret, du réel... Mais savez-vous au juste ce
que c'est que l'histoire naturelle, que le goût pour l'histoire
naturelle ?

— Peut-être pas très bien...


J. R. — Il y a d'abord une chose à remarquer : c'est que
la biologie dérive des sciences naturelles, qu'elle en dépend.
Or, les gens ont-ils bien conscience de l'importance de la
biologie dans leur vie, de ce qu'ils en attendent, de ce qu'ils
en espèrent ? Tout, ou presque : la guérison du cancer, la
prolongation de la vie, la détermination du sexe de leur
enfant... Des choses qui comptent infiniment plus pour eux
que certaines découvertes de la physique nucléaire. Et
cependant, lorsqu'il s'agit de scolarité, tout le monde veut
être ingénieur!
Ne croyez-vous pas qu'on devrait apprendre aux enfants
ce que c'est qu'une cellule, comment elle se divise, comment
elle s'organise pour faire un être vivant ? D'ailleurs, dès qu'on
leur explique des phénomènes d'histoire naturelle, les lois
de l'hérédité, la greffe — pas même la vie sexuelle, quoique
ce soit important également et, qu'à mon avis, on ferait bien
de leur en parler — eh bien ! les enfants sont profondément
intéressés. Pourtant, en classe, on se cantonne dans le
Roman de la Rose ou l'histoire gréco-latine... Je trouve cela
magnifique, le grec et le latin, j'en connais bien toute l'im-
portance, mais la vie, tout de même, la vie !...
En fait, je ne suis pas pour la diminution des programmes,
mais, au contraire, pour leur augmentation : je voudrais
qu'on crée une troisième voie, une troisième force, la voie
de l'histoire naturelle. Je voudrais qu'elle ait droit de cité
comme les autres. Quand on songe à ce que la biologie va
nous apporter, nous a déjà apporté...

— Peut-être n'offre-t-on pas assez de débouchés aux bio-


logistes en France ?
J. R. — Combien une société est-elle capable d'absorber
de biologistes ? C'est, en effet, un problème. Mais, du point
de vue purement français, je me permets de faire remarquer
une chose : la biologie est la seule science expérimentale qui
ne coûte pas cher, pas cher du tout. On peut s'y livrer avec
des moyens matériels très réduits. Pour ce qui est de la phy-
sique nucléaire, ou de l'astronautique, c'est entendu, nous
ne sommes pas dans la course; mais pour ce qui est de la
découverte du cancer, je vous garantis que nous pourrions
y arriver aussi bien que les autres !... Lorsqu'on dit que la
France ne peut plus accéder au Prix Nobel par manque de
moyens, c'est complètement faux. Dans le domaine de la
biologie, des sciences naturelles, nous avons largement les
moyens... si nous avons les biologistes! Mais les programmes
scolaires sont en retard sur les progrès de la science...

— Depuis quand ?
J. R. — Depuis toujours. La biologie est une science qui
est apparue au XVIII siècle. Elle avait alors une extrême
importance. Diderot parlait « d'un nouvel art de penser »,
« d'une nouvelle logique », et il a même écrit : « C'est le siècle
des sciences naturelles qui commence, les mathématiques
sont finies. » Il se trompait, il ne voyait pas que les mathé-
matiques sont une science de l'imagination, qu'elles permet-
tront toujours de découvrir quelque chose de nouveau. Mais
dès le siècle suivant, en Angleterre, Thomas Huxley — le
père de Julian et d'Aldous — faisait des conférences pour
alerter le public sur l'insuffisance de l'intérêt accordé dans
l'enseignement à la biologie. Il disait que les siècles futurs
ne comprendraient pas leur négligence... Nous ne sommes pas
plus avancés ! La biologie, à qui nous devons tant de choses,
continue d'être traitée en parente pauvre.

— Qu'appelez-vous esprit biologiste ? Comment s'op-


pose-t-il à l'esprit mathématique ou rhétorique ?
J. R. — Les sciences naturelles, c'est ce qu'elles ont à mes
yeux de plus extraordinaire, sont les seules qui enseignent
la complexité des choses. Toutes les autres sciences recher-
chent des constantes, veulent simplifier. Pas la biologie.
Le biologiste sait que, pour une loi, il y a mille exceptions,
que ce qui est vrai ici ne l'est pas pour le domaine voisin...
Cet esprit biologique est très important : je ne dis pas qu'il
doit régner seul, mais il est indispensable pour tempérer,
compenser ce que l'esprit mathématique a de trop systéma-
tique et tranchant.
Imaginez-vous un monde dominé par les mathématiques ?
Nous avons besoin du contrepoint intellectuel et aussi
affectif de l'esprit biologique. N'oubliez pas que les biolo-
gistes ont le respect de la vie, je ne dis pas qu'ils soient tous
des anges, mais ce sont des gens qui connaissent la complexité
de la nature, qui savent qu'il est dangereux de toucher à
son équilibre. Supprimer une forêt, par exemple, cela paraît
simple à l'ingénieur, mais cela représente des dangers insoup-
çonnés, la nature se venge, elle a de terribles vengeances...
Demandez au professeur Heim. 1 Le biologiste pressent
ces choses. Il connaît aussi l'importance de l'impondérable :
un seul microbe met la vie en danger; l'organisme, pour
fonctionner normalement, a besoin d'impondérable, de
« traces » de métaux, de manganèse, de cobalt et d'autres
« infiniment petits » chimiques. Après les découvertes de
Pasteur, si on s'était livré à une asepsie rigoureuse pour
détruire les germes, tout le monde serait mort : on ignorait
l'importance des vitamines! Le biologiste a l'expérience
de l'infinitésimal, c'est un sens précieux... Il sait que tout
est lié, qu'on ne peut toucher à rien sans toucher à tout.
Sagesse profonde, si nécessaire aujourd'hui...

— Diriez-vous que Freud avait l'esprit biologique ?


J. R. — Écoutez, je n'ai pas encore tout pensé, à ce sujet,
je commence... Et cela m'intéresserait justement beaucoup
qu'on y réfléchisse avec moi, que d'autres m'apportent leurs
lumières là-dessus... Je pense que Freud est justement
un exemple de l'esprit biologique, dans sa façon de fonc-
tionner, d'observer le réel, d'y découvrir ce que personne
d'autre avant lui n'y a vu, à partir de tout petits faits...
Personnellement, j'ai une immense admiration pour le génie
de Freud. Freud et Mendel sont peut-être les deux cas de
génie qui m'étonnent le plus.
Ce qui ne veut pas dire que tous les biologistes soient des
génies (d'ailleurs, il y avait plus qu'un biologiste chez Freud),
Fleming, par exemple, l'inventeur de la pénicilline, est-il
un génie ? On peut se le demander. Moi, je trouve admirable
cet homme qui a, pour ainsi dire, inventé la thérapeutique
des maladies infectieuses (parce que la médecine moderne
date de la découverte des antibiotiques) en remarquant

1. Directeur du Muséum d'Histoire Naturelle.


que quelques microbes étaient détruits par une moissisure...
Quelle liberté d'esprit cela représente! Ce que j'aime aussi,
dans l'esprit biologique, c'est qu'il ne peut pas avoir d'idées
préconçues, de préjugés. Un biologiste, un ethnologue ne
peuvent pas être racistes, ils ne peuvent pas non plus nier
l'existence des races — autre excès — ils sont toujours du
côté de la vérité, du réel, et ne se laissent engloutir par aucun
système. C'est le sens des nuances, l'impossibilité d'être
simpliste, dogmatique, d'affirmer...
Remarquez, je ne veux pas être complètement aveuglé,
je sais bien qu'il y a des limites à cet esprit biologique, on
peut l'accuser d'être un peu trop tolérant, un peu timoré
parfois... C'est un esprit qui aime tenir compte de tout.
Mais je voudrais que cette façon de voir, qui est profon-
dément nécessaire à notre culture, profondément humaine
et nécessaire à nos progrès, ait droit de cité comme les autres.
C'est tout ce que je demande : qu'on se rende compte qu'il
y a une « Troisième Voie », qu'on n'oblige pas les gens à se
prononcer soit pour les mathématiques, soit pour les lettres.
Et les autres ? Ceux qui aiment la vie, le réel, ne sont-ils
pas importants, ne sont-ils pas aussi dans le vrai, les autres ?

— Souvent, vous avez parlé de ce plaisir très mystérieux,


très secret qu'éprouve le biologiste lorsqu'il se livre à ses
observations. De quoi s'agit-il exactement ?
J. R. — Ah! vous voulez dire l'émotion biologique ? C'est,
en effet, quelque chose de singulier, qui existe dans d'autres
sciences, remarquez bien. Il y a un plaisir des mathémati-
ques, mais différent de celui-là. La mathématique est un
domaine où l'on perd pied, où le réel n'oppose plus de résis-
tance, c'est une griserie, un « opium », disait Painlevé. Et
ceux qui observent les astres, les astronomes, éprouvent
également une émotion qui leur est propre. Mais l'émotion
biologique est d'une nature très différente. Elle surgit même
lorsqu'on se penche sur des observations très familières, elle
est de l'ordre de l'amour. On ne s'habitue pas à une figure
qui plaît. Je crois qu'on ne s'habitue pas non plus à assister
à une segmentation d'œuf... Cela doit avoir des racines affec-
tives profondes, peut-être érotiques. Je ne vous dis pas
qu'on est toujours sous le coup d'une émotion très grande,
mais elle est là, même à un degré infinitésimal, ça parfume
le travail...
Et puis pourquoi choisit-on certains animaux ou certaines
plantes ? Chaque biologiste se spécialise d'une façon sou-
vent rigoureuse. Ce n'est pas le pur hasard, c'est qu'on les
aime... Il s'établit des liens mystérieux. Oui, moi, ce sont
les grenouilles...

— Ainsi, vous pensez qu'il va falloir faire croisade pour


l'esprit biologique ?
J. R. — Je voudrais simplement qu'on prenne conscience
de l'existence de cet esprit. On oppose toujours l'esprit de
finesse à l'esprit de géométrie, l'âme au robot, sans se rendre
compte qu'il y a cette troisième voie, cette troisième possi-
bilité. Si le biologiste est souvent prudent, circonspect, c'est
qu'il travaille sur l'inconnu, sur la vie, et il ne sait pas ce que
c'est que la vie... Il n'aime pas décoller du réel. C'est beau
un esprit qui n'aime pas décoller du réel, ne croyez-vous pas
qu'on devrait le réhabiliter ?

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décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
CLAUDE SIMON
OMMENT écrivez-vous ? La Route des Flandres est
- une œuvre si complexe qu'on se demande un peu
comment elle est faite.
CLAUDE SIMON — Il y une a chose que je ne comprends
pas que l'on n'ait pas encore dite : lorsqu'on veut écrire
un livre, qu'on commence à vouloir raconter une histoire,
eh bien ! cette histoire, elle est finie. On se retourne en arrière,
on regarde le chemin qu'on vient de parcourir, on le voit
dans son entier, ramené tout entier sur un plan télescopé.
Les lointains sont aussi nets et aussi proches que les premiers
plans. Comme lorsqu'on regarde dans des jumelles. Certaines
choses qui datent de l'enfance, ou d'une dizaine d'années,
sont d'une intensité fantastique, et il y en a d'autres, qui
vous sont arrivées hier, dont vous ne vous souvenez même
pas...
— C'est vrai.
C. S. — Eh bien! dans le roman traditionnel, on a tou-
jours pensé, d'une façon à mon sens assez naïve, qu'il s'agis-
sait simplement de traduire de la durée par de la durée. A
la page un, naissance du bonhomme, à la page dix, ses pre-
1. Voir en fin de volume note biographique.
mières amours, etc. P o u r moi, il ne s'agit pas d u t o u t de
t r a d u i r e d u t e m p s , de la durée, mais de rendre du simultané.
Dans la p e i n t u r e aussi, le peintre doit r a m e n e r à deux dimen-
sions u n m o n d e qui en a trois. E n littérature, le problème
est également de t r a n s p o s e r d ' u n e dimension dans une a u t r e :
t r a d u i r e dans la durée, d a n s le t e m p s , des images qui dans
la mémoire coexistent.

— Vous percevez votre livre comme u n i n s t a n t a n é ?


C. S. — Absolument. Toutes ces choses m e viennent
ensemble. P a r bouffées; le problème qui se posait était :
c o m m e n t les organiser ?

— E t c o m m e n t l'avez-vous résolu ?
C. S. — J e venais de finir L'Herbe à Perpignan, je suis
p a r t i p o u r É t r e t a t , avec m o n éditeur, J é r ô m e Lindon — il
s'agissait de corriger les épreuves très vite — et en r e v e n a n t
d ' É t r e t a t , dans le car qui nous r a m e n a i t à Paris, Lindon m ' a
dit : « Qu'est-ce que vous allez faire m a i n t e n a n t ? » E h bien !
je revois encore l'endroit, c'était dans le car entre E t r e t a t
et Bréauté, t o u t le livre m ' e s t a p p a r u d ' u n seul coup; c o m m e
on dit, vous savez, que les romans de Dostoïevsky se dérou-
lent en une seconde, ou m ê m e en une fraction de seconde...
J e revois encore le t o u r n a n t , la route, l'arbre... Oui, d ' u n seul
coup, t o u t m ' e s t sauté à l'esprit, je p e u x dire t o u t ensemble,
dans une bouffée violente... Les ancêtres de Reixach, la
guerre, tout...

— Les courses de c h e v a u x , Corinne ?


C. S. — Tout! Cela m ' a sauté à la figure, je n e dirai pas
en pensée, mais en émotion — l'émotion v a b e a u c o u p plus
vite que la pensée. R e s t a i t à l'écrire, et c'est cela q u i a été
terrible.

— Pourquoi ?
C. S. — J'ai travaillé presque un an sans savoir comment
cela allait pouvoir se construire. Je voulais une composition
simultanée, et ne voyais pas comment j'allais pouvoir y
parvenir.
Je suis rentré à Paris, et brusquement j'ai trouvé un truc...

— Lequel ?
C. S. — Les crayons de couleur. Oui, j'ai attribué à chaque
personnage, à chaque thème, une couleur. Et comme cela,
j'ai pu construire l'ensemble. Comme un tableau.
— C'est vous qui avez inventé cette technique ?
C. S. — Pour moi, oui. Mais un jour où je disais cela à
Lindon, il m'a dit que Samuel Beckett... — et Dieu sait si
ma recherche est différente de celle de Beckett —, que
Beckett venait de lui dire qu'il avait eu soudain l'idée, alors
qu'il éprouvait lui aussi des difficultés, d'écrire avec des
encres de couleurs...

— Mais qu'est-ce qui vous guidait dans la disposition,


l'entrelacement de vos couleurs ?
C. S. — Oh! uniquement le sentiment. Si vous demandez
à un peintre pourquoi il a mis là un rouge orangé, ou cerise...
Il n'y a qu'André Lhote pour vous expliquer qu'il faut un
ton chaud pour mettre à côté d'un ton froid... que telle ligne
tombe à tel endroit parce que c'est la section d'Or... Non, il
n'y a pas de recette !
— Ne s'est-elle pas modifiée, votre vision, en cours de
route ? Tout y est ?
C. S. — Oui. C'est-à-dire l'essentiel. Dans un livre, c'est
comme pour la vie, il y a des tas de choses qui sont oubliées...
Les gens qui écrivent s'imaginent généralement qu'il faut
tout dire, ou plutôt qu'il ne doit pas y avoir de trous. Alors,
ils remplacent les moments d'absence, qui existent dans la
réalité, ceux où ils n'ont rien senti, rien perçu du tout, par
une espèce de ciment grisâtre, qui doit faire lien, et qui me
paraît très faux..

— Mais ne pensez-vous pas que laisser le lecteur face à


ces trous, c'est parfois lui rendre la lecture un peu difficile ?
C. S. — Ecoutez, si van Gogh et Picasso s'étaient demandé
si l'homme de la rue allait pouvoir contempler leur peinture
sans difficulté! Je crois qu'un écrivain n'a pas à se poser ces
sortes de questions. Si on cherche à se mettre à la portée du
public, on est cuit !

— Tout de même, pendant longtemps, les romanciers


ont considéré qu'ils étaient peut-être des traducteurs de la
réalité, mais aussi des conteurs.
C. S. — Je pense qu'on me suivra d'une façon efficace
seulement si je ne me préoccupe pas qu'on me suive. Se
préoccuper de l'accessibilité, c'est de la folie, c'est fichu.

— Il y a des pages entières dans vos livres où on ne ren-


contre pas un signe de ponctuation. Pourquoi ?
C. S. — Comment vous dire, c'est une sorte de tempo... Si
j'écris comme ça, c'est que ça ne me vient pas autrement. Si
j'arrête, en mettant un point, un point-virgule, ça me coupe.
La plus grande partie du livre a été écrite sans un signe de
ponctuation. Nous avons ponctué ensuite, mon éditeur et
moi, en mettant les virgules et les points là où vraiment il
pouvait y avoir confusion.

— Vous avez, vous, dans l'esprit, comme vous venez de


le dire, l'image initiale de votre livre. Mais lorsque vous
passez dans la même phrase du haut à droite de votre
tableau, au bas à gauche, il est parfois difficile au lecteur
de savoir où vous allez si vite et de vous suivre ?
C. S. — Je sais, j'y ai pensé. Et c'est pourquoi j'ai essayé
— mais si on ne s'en aperçoit pas, c'est que je n'ai peut-être
pas tout à fait réussi ! — de donner un aperçu, une sorte de
résumé, de première vision de l'ensemble du livre dans les
quinze premières pages. Le reste n'étant ensuite qu'un
approfondissement de ces quinze premières pages. Si on ne
le voit pas, c'est un peu, pour moi, un échec...

— Qui sont vos auteurs favoris ?


C. S. — J'aime Conrad, Proust, Joyce, Faulkner, tout ce
qui me donne beaucoup à voir, à toucher, à sentir, à entendre.
Ce qui m'a le plus touché, je crois que ce sont d'abord les
Russes, surtout Dostoïevsky, et puis Tchékov. Tout près
de nous, Céline. Le Voyage au bout de la nuit est le grand
livre de l'entre-deux-guerres.
Il y a aussi Michel Leiris : toute son œuvre, qu'à mon avis
on ne connaît pas assez. En particulier Fourbis, et dans
Fourbis ce morceau admirable : « Vois! déjà l'ange... » qui
est un des chefs-d'œuvre de la littérature française.
J'admire aussi beaucoup La Jalousie, d'Alain Robbe-
Grillet, c'est quelque chose, je crois, dans l'histoire de la
littérature. On le lira dans deux mille ans... C'est la première
et jusqu'à maintenant la seule tentative d'une littérature
purement matérialiste. Cela me fait penser à un professeur
de médecine qui demandait à ses élèves : « Vous avez vu tel
malade, ce matin, alors, parlez-m'en. — Monsieur, je pense
que... — Ce que vous pensez, je m'en fous, coupait le pro-
fesseur. Complètement ! Qu'est-ce que vous avez vu, qu'est-ce
que vous avez senti à la palpation, qu'est-ce que vous avez
entendu à l'auscultation ?... C'est ça que je veux savoir.
Mais ce que vous pensez, je m'en fous, comme je me contre-
fous de ce que je pense moi-même! »
Eh bien! c'est cela, pour moi, Robbe-Grillet : cet effort
prodigieux pour se débarrasser des miasmes, des mythes

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décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
qui nous encombrent. Je ne sais pas s'il a entièrement raison,
tout est discutable, mais en tout cas, c'est prodigieux!
— Vous repoussez les idées, mais n'êtes-vous pas signa-
taire d'un certain manifeste ?
C. S. — Oui, j'ai signé ce manifeste et je suis inculpé. A
cause de convictions que j'ai depuis que j'ai seize ou dix-sept
ans. Je suis peut-être un imbécile, mais pour moi, ce sont
là des mouvements du cœur. Je n'ai jamais pu supporter
l'injustice, qu'on batte quelqu'un, qu'on humilie ou que
l'on fasse souffrir... J'ai signé ce manifeste, je suis inculpé,
je continuerai.
Cela dit, peut-être ne serait-il pas mauvais d'essayer
d'expliquer pourquoi, à mon sens, écrire comme je tente de
le faire et, d'un autre côté, signer la déclaration dont vous
venez de parler, c'est au fond, sur des plans différents, la
même chose. Il me semble que cela peut se résumer ainsi :
l'incessante remise en question, l'incessante contestation de
ce qui est tenu pour acquis.
Signer la Déclaration des 121, c'était contester la légiti-
mité de certains actes : tuer dans une guerre injuste, tor-
turer, etc. De la même façon, écrire (bien entendu dans la
mesure où l'on parvient à faire œuvre d'art) c'est contester
les formes et les rapports déjà établis, reconnus, consacrés...
D'ailleurs, et vous l'avez sûrement remarqué, dans La
Route des Flandres, les faits sont sans cesse contestés, remis
en question, par les différents personnages qui en formulent
plusieurs versions, s'interrogent, se demandent s'ils ne se
trompent pas, si les choses se sont bien passées telles qu'on
les leur a racontées, ou telles qu'ils les imaginent, ou même
encore telles qu'ils ont cru les voir. Tout bouge. Rien n'est
sûr, rien n'est fixe. Le langage lui aussi est naturellement
mouvant. On ne peut pas s'exprimer en 1960 avec la phrase
de Stendhal, ce serait se promener en calèche. Tout bouge
autour de nous !
— Vous paraissez bien connaître, dans La Route des
Flandres, le milieu des courses. Avez-vous été jockey ?
C. S. — J'ai été dans la cavalerie, et il y a beaucoup de
jockeys, tous les jockeys étaient dans la cavalerie. C 'est là
où j'en ai connu — surtout un, celui dont je parle (je suis
incapable d'inventer quoi que ce soit) — et aussi les chevaux.
J'ai toujours monté à cheval, je suis d'une famille d'officiers.
— Encore une question littéraire : souvent, au cours de
vos dialogues, vous interrompez la phrase, vous la laissez
en suspens, sans que celui qui parle ait tout dit... Comment
en êtes-vous venu à cela ?
C. S. — Il me semble que c'est ainsi que l'on parle. Les
gens finissent par dire : « Vous savez, la chose, le machin... »
Dans le langage courant, ils s'expriment très sommairement,
ce qui ne les empêche pas de se comprendre...
Comment je suis venu à cela ? En travaillant. C'est mon
septième bouquin. En travaillant, travaillant...
WILLIAM STYRON
ous venez de publier en France La Proie des flammes,
un roman qui a été très remarqué. En dehors de
- cela, les Français ne savent rien de vous. Pourtant,
v o u s êtes très c o n n u a u x E t a t s - U n i s . Que r e p r é s e n t e z - v o u s
p o u r le p u b l i c a m é r i c a i n ?
WILLIAM S T Y R O N — C ' e s t j u s t e m e n t ce q u e j ' a i m e r a i s
s a v o i r ! m a i s je l ' i g n o r e . . . les é c r i v a i n s n e s a v e n t j a m a i s ces
choses-là sur eux-mêmes... J e p e u x s e u l e m e n t vous dire que
L a P r o i e des f l a m m e s (Set t h i s h o u s e o n fire) a é t é t r è s m a l
r e ç u e p a r les c r i t i q u e s a m é r i c a i n s , ce q u i n e l ' a p a s e m p ê c h é
de d e v e n i r u n best-seller.

— C o m m e n t e x p l i q u e z - v o u s cela ?
W . S. — T o u t ce q u e j ' a l l a i s p u b l i e r m a i n t e n a n t d e v a i t
i m m a n q u a b l e m e n t a t t i r e r la c u r i o s i t é d u p u b l i c . . .

— Tiens, p o u r q u o i cela ?
W . S. — P a r c e q u e m o n p r e m i e r l i v r e L i e d o w n i n d a r k n e s s ,
p u b l i é il y a d i x a n s a u x E t a t s - U n i s , a c o n n u u n t r è s g r o s
s u c c è s e t a suffi à f a i r e d e m o i u n a u t e u r c o n n u . Ce l i v r e
c o n t i n u e d ' a i l l e u r s à se v e n d r e t r è s r é g u l i è r e m e n t . ( I l a a u s s i

1. Voir en fin de volume note biographique.


été publié en France en 1953 par Del Duca, mais personne
ne l'a alors remarqué, Gallimard va essayer de le ressortir.)
Depuis, je n'avais fait paraître qu'une courte nouvelle à
propos de la guerre de Corée, La Longue Marche (que Galli-
mard va également publier). C'est pourquoi La Proie des
flammes, mon deuxième grand ouvrage, était très attendu
du public qui avait aimé Lie down in darkness. Je vous dis
ces choses parce que vous me les demandez, mais vous allez
trouver que je manque de modestie...
— Pas du tout ! Nous sommes malheureusement bien trop
ignorants de la nouvelle littérature américaine, nous venons
tout juste de découvrir Salinger, maintenant nous découvrons
Styron, et personne ne peut mieux nous parler de lui que
vous-même... Quel était le sujet de votre premier livre ?
W. S. — C'est l'histoire d'une jeune fille qui se suicide. Cela
se passe dans le Sud des Etats-Unis.

— On a dit que vous aviez été influencé par Faulkner, cela


vous paraît-il exact ?
W. S. — Je crois en effet que j'ai été influencé par William
Faulkner pour ce livre-là. Tous les écrivains commencent par
subir une influence, mais je crois que pour ce qui est de
Faulkner et de moi, c'est bien fini...

— Pourquoi les critiques américains ont-ils été durs avec


La Proie des flammes ?
W. S. — Les écrivains n'admettent pas facilement le
jugement des critiques, ils trouvent toujours qu'ils sont
injustes à leur égard, qu'ils ne les comprennent pas ! Tout
de même, je dois dire que j'ai été surpris par la violence de
l'assaut qui a accueilli La Proie des flammes. On a tout dit :
que c'était une histoire incroyable, stupide, un monceau
d'ordures, d'insanités, en plus que c'était un livre sale :
« dirty »...
— J'ai lu La Proie des flammes et, en effet, vous ne mâchez
pas vos mots, c'est une violente critique de certains aspects
de la société américaine. La société américaine aime-t-elle
être critiquée ?
W. S. — Non, et les œuvres d'écrivains comme Tennessee
Williams, Henry Miller, Nelson Algren, qui font un sombre
tableau de l'Amérique, reçoivent à peu près le même accueil
que les miennes. Pourtant, je crois que ces livres sont
nécessaires, indispensables même.

— Pourquoi ?
W. S. — Je ne vous apprends sans doute rien, mais la
société américaine est une société « suroptimiste ». En dehors
de la guerre de Sécession, elle n'a jamais connu la tragédie
et l'horreur sur son propre sol. (On en remet d'ailleurs un peu
à propos de cette guerre de Sécession, mais c'est la seule
guerre que nous ayons connue...) Il y a une terrible diffé-
rence entre le fait d'envoyer des régiments se battre à l'étran-
ger, même s'il y a beaucoup de morts, et celui de subir
l'invasion, comme l'ont subie tant de populations euro-
péennes, de voir massacrer les civils, découvrir l' existence
des camps de concentration et se trouver dans l' obligation
de faire face à toutes les horreurs qui sont les vôtres depuis
des siècles.
Aussi l'Amérique a-t-elle plus de mal que l'Europe à
concevoir la tragédie. Les Américains n'aiment pas qu 'on
leur dise que les gens peuvent être déséquilibrés, désespérés,
parfois corrompus, que la vie peut être horrible... Nous
avons une expression pour expliquer leur volonté d'opti-
misme : ils veulent voir la vie comme « un bol de cerises ».
Et ils repoussent toute représentation tragique, sans se
rendre compte que cette représentation peut servir de
catharsis, qu'accepter, sur le plan de l'art, une image tra-
gique de l'existence peut justement servir à se libérer de
l'horreur et à mieux jouir de l'existence...
— Vous dites que l'on a accusé votre livre d'être non
seulement un livre tragique mais aussi un livre « sale ». Il
est vrai que vous abordez tous les sujets, en particulier les
questions sexuelles, avec une liberté qui ne doit pas être
courante dans la puritaine Amérique...
W. S. — Personnellement, je ne trouve pas du tout que
mon livre soit choquant. Les critiques n'ont pas voulu voir
une chose : que j'essayais d'aller au fond du problème que
me posaient deux caractères, celui de Cass et celui de Mason,
et que je cherchais à trouver les raisons qui ont poussé Cass
à assassiner Mason. Ce travail s'est révélé très compliqué
(jamais je ne referai un livre avec une intrigue aussi compli-
quée!), il m'a fallu retracer toute l'histoire de ces deux
hommes, analyser complètement leur personnalité, et je ne
pouvais pas en exclure les éléments sexuels.

— Vous dites que l'intrigue de La Proie des flammes est


compliquée; la manière dont elle se développe, sous forme
d'enquête et d'hypothèses successives concernant la vérité,
se rapproche d'une façon frappante de certaines recherches
littéraires françaises connues sous le nom de « nouveau
roman ». D'ailleurs, Michel Butor a préfacé votre livre.
Avez-vous des liens avec le « nouveau roman » français ?
W. S. — Avant la semaine dernière, je n'avais jamais
rencontré Michel Butor. J'avais seulement lu un livre de
lui qui s'appelle A change of mind (La Modification), et je
suis en train de lire Mobile, son livre sur l'Amérique, qui
d'ailleurs me paraît très brillant, quoique étrange. (J'envi-
sage de le traduire moi-même en anglais.) Je n'ai pas lu les
autres auteurs. Si je dois subir l'influence du « nouveau
roman « français, ce ne peut être que dans mes prochains
livres... Mais je dois dire que quelques-uns parmi les grands
critiques ont noté que La Proie des flammes n'était pas un
roman américain mais plutôt un roman européen... ce qui
expliquerait pourquoi il a été si mal compris de la critique
ordinaire.

— Vous divisez la critique en deux catégories ?


W. S. — En Amérique, c'est très net : il y a d'un côté les
critiques qui écrivent dans les quotidiens et les hebdoma-
daires, et qui, à quelques exceptions près, sont bien inférieurs
comme niveau de culture et d'intelligence à leurs homolo-
gues français — ce sont ceux dont je vous ai parlé tout à
l'heure, qui tordent le cou, et parfois définitivement, à tout
livre qui sort un peu du courant — et puis, il y a les criti-
ques qui écrivent dans les revues, c'est-à-dire deux mois,
trois mois, six mois après la sortie du livre, ce qui ne permet
pas toujours de rattraper les erreurs des premiers, et qui
sont, je crois, parmi les plus grands critiques littéraires du
monde.

— Pouvez-vous citer quelques noms ?


W. S. — Edmund Wilson, qui désormais n'écrit plus que
des essais, Allen Tate, Granville Hicks de la Saturday
Review, Maxwell Geismar du New York Times, Philips
Rahv de la Partisan Review...

— Quelle est la situation de l'écrivain aux États-Unis ?


W. S. — Difficile. Vous ne pouvez pas vous en rendre
compte en France où l'écrivain est estimé, respecté, en t a n t
que tel, et se sent à tout instant nécessaire à la culture de
son pays. Mais en Amérique, l'écrivain est beaucoup moins
bien accepté, ce n'est pas exactement qu'on le méprise, c'est
qu'il éveille la méfiance. Les gens se demandent un peu à
quoi sert ce type qui reste à écrire dans sa chambre (la
plupart d'entre eux ne lisent jamais ce qu'il écrit, par rap-
port à l'Europe on lit très peu aux États-Unis) ; il leur
semble qu'écrire des romans est une manière un peu facile
de faire de l'argent ! (Bien entendu, je ne parle pas des cercles
cultivés, mais de l'ensemble du pays.) Dans la considération
de ses voisins, je crois qu'en Amérique l'écrivain passe bien
après le médecin, et même après le politicien...
— Cette situation n'a-t-elle pas évolué ces derniers
temps ?
W. S. — Vous voulez dire depuis que Kennedy est venu
au pouvoir ? C'est vrai que John Kennedy, qui est un
homme intelligent et attentif, n'a pas pour les intellectuels
le dédain qui caractérisait son prédécesseur. Mais le fait
même que nous nous en apercevions, que nous éprouvions
le besoin de dire : « Eisenhower n'aimait pas les intellec-
tuels, Kennedy les aime », prouve bien combien nous
sommes peu sûrs de nous-mêmes et de notre statut. A quoi
sommes-nous bons dans la nation ? C'est une question que
nous ne devrions pas avoir à nous poser.
— Où vivez-vous aux États-Unis ?
W. S. — Dans le Connecticut (nous sommes à deux heures
et demie de voiture de New York), à Roxbury. Avec ma
femme et mes trois enfants, j'habite une ferme entourée de
bois.
— N'êtes-vous pas un peu isolé ?
W. S. — De quoi ? Les milieux littéraires, tels que vous
les concevez à Londres et à Paris, n'existent pas en Amérique,
du moins jusqu'à présent. Les écrivains vivant à New York
sont très rares. L'Amérique est un pays très vaste, qui a
rétréci un peu ces derniers temps grâce à l'accélération et
la multiplication des moyens de communication, mais qui
reste grand.
— Connaissez-vous vos contemporains ? Connaissez-vous
Faulkner, Salinger ?
W. S. — Je n'ai jamais posé les yeux sur Salinger. Quant
à Faulkner, je ne l'ai vu qu'une fois, une seule... Tiens, c'est
une question à laquelle je n'avais jamais songé! Qui est-ce
que je connais parmi mes semblables ? Je viens de recevoir
une liste parue dans la Saturday Review, qui donne le nom
des douze livres d'auteurs contemporains qui, d'après un
groupe de professeurs de Californie, risquent de devenir des
classiques...
— Je vois que vous y êtes...
W. S. — Qui est-ce que je connais parmi eux... Salinger ?
Non. Arthur Miller ? Il vit à huit kilomètres de chez moi, à
Roxbury; eh bien! figurez-vous que je ne l'ai jamais ren-
contré, jamais ! Faulkner ? Comme je vous l'ai dit, je l'ai vu
une fois...
— A quelle occasion ?
W. S. — Nous avons le même éditeur, et un jour où nous
étions en même temps à New York, notre éditeur a eu la
bonne idée de nous inviter à déjeuner ensemble. C'était très
bien, il est charmant, Faulkner... Tennessee Williams ? Je
ne le connais pas, mais je lui ai serré la main une fois. Saul
Bellow ? Je lui ai serré la main une fois. Hemingway ? Je
ne l'ai jamais vu. Robert Lowell ? Un excellent poète, je
l'ai rencontré quelquefois à dîner chez des gens. T.S. Eliot ?
Je ne l'ai jamais vu. Wallace Stevens ? C'était un vieil
homme, il est mort. Je connais un peu Richard Wilbur et
j'espère le connaître mieux. Robert Penn Warren ? Oui,
celui-là je le connais, c'est le seul que je connaisse bien, je
veux dire comme un ami.
Eh bien, vous voyez, ce n'est pas fameux! Pourtant, je
ne crois pas que je sois un cas particulier, dans ma connais-
sance de mes pairs, je dois même me situer au-dessus de la
moyenne... Oui, en Amérique les écrivains sont plutôt isolés.
Ce n'est pas comme ici, en France, où j'ai l'impression que
tout le monde se connaît dans la littérature et fait partie
d'un même club. Cela doit être bien agréable! Enfin, peut-
être...
BIOGRAPHIE
GEORGES BATAILLE

La première fois que je vis Georges Bataille devait être la


dernière : il mourut quelques mois plus tard, le 8 juillet 1962.
J'étais allée le voir à la Bibliothèque d'Orléans, dont il était le
Conservateur. Il venait de publier chez Jean-Jacques Pauvert :
Les Larmes d'Éros, un livre illustré. Peu de temps auparavant
Gallimard avait réédité quelques-uns de ses meilleurs recueils :
L' Expérience intérieure et Le Coupable.

JORGE LUIS BORGES

Le plus grand écrivain argentin, Jorge Luis Borges, peut-être


le plus grand écrivain d'Amérique du Sud, vient rarement en
France. Sous les titres Enquêtes, Fictions, Labyrinthes (Galli-
mard), une partie seulement de son œuvre, les nouvelles, est
traduite. Entretien en février 1963, à l'hôtel du Pont-Royal.

ANDRÉ BRETON

André Breton, le pape du surréalisme, publie désormais très


peu. C'est à l'occasion de la réédition par Jean-Jacques Pauvert
des Manifestes du surréalisme, qu'a eu lieu l'entretien, en juillet
1962, dans son atelier de la rue Fontaine.
TRUMAN CAPOTE

Depuis La Harpe d'Herbes (Gallimard), Truman Capote,


brillant écrivain américain, est bien connu en France. Son
dernier livre, Petit déjeuner chez Tiffany (1962), a été un best-
seller mondial. Entretien en juillet 1962, dans les salons de
l'hôtel Ritz.

MARGUERITE DURAS

Entretien avec Marguerite Duras, en mai 1958, elle venait


de publier Moderato Cantabile et Dix heures et demie du soir
en été. Depuis elle a publié L'Après-midi de Monsieur Andesmas,
les scenarios de Hiroshima mon amour, de Une si longue absence
et fait jouer sa pièce de théâtre Les Viaducs de Seine-et-Oise.

JEAN GIONO
Entretien avec Jean Giono, en avril 1960, il avait quitté sa
retraite de Manosque (Haute-Provence) pour la montagne de
Lure, où il assistait à la réalisation d'un film, Crésus, écrit par
lui et joué par Fernandel. Depuis, Jean Giono a publié chez
Gallimard Noé (1961) et Le Désastre de Pavie (1963).

MICHEL LEIRIS

Après L'Age d'homme (1935), Biffures, Fourbis, L'Afrique


fantôme (Gallimard), Michel Leiris, écrivain et ethnologue, a
publié en 1961 un livre sur ses rêves, Nuits sans nuit et quelques
jours sans jour. Entretien en mai 1961, au Musée de l'Homme
où il est attaché au Département de l'Afrique Noire.

CLAUDE LEVI-STRAUSS

Depuis Tristes Tropiques (Plon, 1955), Claude Lévi-Strauss,


élu en 1959 à la chaire d'Anthropologie sociale au Collège de
France, est considéré par un public qui n'est pas toujours spé-
cialisé dans les sciences de l'homme comme un écrivain émi-
nent. L'entretien date du mois d'octobre 1960. En 1962,
Claude Lévi-Strauss a publié Anthropologie structurale (Plon).

HENRY MILLER

Henry Miller, 72 ans, célèbre auteur américain de Tropique


du Cancer, Tropique du Capricorne et Sexus (Gallimard), vient
souvent à Paris où il a passé de nombreuses années avant la
guerre. En avril 1962 est sortie la traduction française de
Aller-retour New York et Peindre c'est aimer à nouveau (Buchet-
Chastel). L'entretien date de la même époque, il se rendait aux
Baléares pour y décerner, en tant que membre du jury, le prix
Formentor.

HENRY DE MONTHERLANT

Après quatorze années consacrées à l'essai et au théâtre,


Henry de Montherlant revient au roman avec Le Chaos et la
Nuit (Gallimard, 1963). L'entretien a eu lieu dans son
appartement du quai Voltaire, en mars 1963, juste avant la
parution de ce livre.

JEAN PAULHAN

Directeur de la revue mensuelle N.R.F. depuis 1919, occu-


pant d'importantes fonctions de direction littéraire aux édi-
tions Gallimard, Jean Paulhan, — Les Hain-Tenys, Les Fleurs
de Tarbes, Clef de la Poésie, Le Guerrier appliqué, Braque le
Patron — a été élu à l'Académie française en 1963. Entretien
dans son appartement de la rue des Arènes en février 1963.

JACQUES PRÉVERT
C'est Maurice Saillet, l'essayiste, qui m'a dit un jour : « Tout
de même, vous devriez voir Prévert... » Tout de même, cela
voulait dire : on a beau le connaître, on a beau savoir par cœur,
Paroles, Histoires, ses chansons et ses poèmes, on sait peu de
choses de lui. Je suis allée le voir en mars 1963, dans son appar-
tement de Montmartre, j'ai vu sa femme, sa fille, ses « collages »,
sa terrasse, qu'il partageait avec Boris Vian, j'ai écouté ses
disques, j'ai lu ses poèmes inédits, je l'ai vu vivre, fumer, des-
siner, je l'ai questionné comme j'ai voulu, et je ne sais toujours
rien sur sa vie.

J E A N ROSTAND

En octobre 1962, Jean Rostand, savant biologiste et homme


de lettres, prononça devant moi une phrase qui m'intrigua :
« Il y a des esprits qui ne sont doués ni pour les lettres ni pour
les mathématiques, ils s'intéressent à la nature. Ce sont des
esprits très rares, des « esprits biologiques », mais notre société
ne s'intéresse pas à eux... » Quelques jours plus t a r d je retour-
nais chez Jean Rostand, dans sa villa de Ville-d'Avray, pour
lui demander ce qu'il entendait par « esprit biologique ». E n
avril 1963 Jean Rostand publie Le droit d'être naturaliste
(Stock).

CLAUDE SIMON

Entretien avec Claude Simon en novembre 1960, après la


publication de La Route des Flandres (Éditions de Minuit).
Auparavant il avait publié Le Tricheur, La Corde raide, Le
Sacre du Printemps, Le Vent et L'Herbe. En 1963, il publie
Le Palace et monte une pièce au Théâtre de Lutèce, jouée par
Alice Cocéa, La Séparation. Claude Simon est considéré en
France et à l'étranger comme l'une des têtes de file du groupe
d'écrivains dits du « Nouveau Roman ».

WILLIAM STYRON

William Styron, 38 ans, est l'un des meilleurs jeunes écri-


vains américains. Son best-seller, La Proie des flammes (Galli-
mard, 1962), a connu en France un très gros succès. Entretien
à l'occasion de l'un de ses séjours à Paris, en mars 1962.
Licence eden-75-2fe7be07224a4abe-7feacdd7e8fe405a accordée le 20
décembre 2019 à E16-00873453-Jouvet-François
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 2 MAI 1 9 6 3
SUR LES PRESSES DE
L'IMPRIMERIE CHANTENAY
POUR RENÉ JULLIARD
É D I T E U R A PARIS

N ° d'édition 2944
N° d'impression 2680
D é p ô t légal 2 t r i m e s t r e 1963
C O L L E C T I O N

H I S T O I R E DE L ' A R T
dirigée par JEAN-FRANÇOIS REVEL

K e n n e t h CLARK

L'ART DU PAYSAGE

Anthony BLUNT
LA THÉORIE DES ARTS
EN I T A L I E DE 1450 A 1600

John GOLDING
LE C U B I S M E

Emil K A U F M A N N
L'ARCHITECTURE DU
SIÈCLE DE LUMIÈRE
(1750-1810)

A n t h o n y BLUNT
PHILIBERT DELORME
LES ENTRETIENS AVEC DES ÉCRIVAINS QUE MADELEINE
CHAPSAL PUBLIE DANS PRENNENT UNE
I M P O R T A N C E D E PLUS E N PLUS G R A N D E DANS
L'EXPLICATION ET LA PÉNÉTRATION DE LA LITTÉRATURE
D'AUJOURD'HUI.
APRÈS QUI RÉUNISSAIT
DOUZE ÉCRIVAINS PARMI LESQUELS SARTRE, SAGAN,
BEAUVOIR, MAURIAC, CÉLINE ET MORAVIA, VOICI UN
SECOND RECUEIL, QUI GROUPE
ENTRE AUTRES BATAILLE, BORGES, BRETON, DURAS
GIONO, LEIRIS, LÉVI-STRAUSS, MILLER, MONTHERLANT,
PAULHAN, PRÉVERT, ROSTAND, SIMON...
MENÉ, POUSSÉ PAR DES QUESTIONS SOUVENT INTIMES
CHAQUE ÉCRIVAIN ICI INTERROGÉ RÉVÈLE A MADELEINE
CHAPSAL CE QU'IL N'AVAIT JAMAIS DIT SUR LUI-MÊME E T
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