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Balzac surnaturel

Author(s): GAËTAN PICON


Source: Esprit , DÉCEMBRE 1958, Nouvelle série, No. 268 (12) (DÉCEMBRE 1958), pp. 841-
852
Published by: Editions Esprit

Stable URL: http://www.jstor.com/stable/24259359

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Balzac surnaturel
PAR GAETAN PICON

que l'on découvrirait


Dans L'Ame romantique danset« les
le œuvres
Rêve, philosophiques
Albert Béguin écrit
de Balzac l'écho d'expériences du rêve bien proches de
celles qui nous intéressent » (p. 329). Pourtant, Balzac n'est
pas étudié dans ces pages qui vont de Sénancour et Rousseau
à Nodier, Maurice de Guérin et Proust, « maîtres de la rêve
rie », puis de Nerval et Hugo à Baudelaire, Mallarmé, Rim
baud, les Symbolistes et les Surréalistes, jalons d'une poésie
fondée, comme celle du romantisme allemand, sur un certain
usage de l'inconscient. Une telle absence semble d'ailleurs
aller de soi. Si le rêve intervient dans les romans de Balzac
(et par exemple dans Sur Catherine de Médicis, Ursule Mirouet,
César Birotteau), il s'agit presque toujours d'un rêve prémo
nitoire, dramatique, nullement poétique. Quand Balzac veut
placer la scène terrestre sous une lumière venue de plus loin
qu'elle, il ne s'adresse pas au rêve, mais au mythe qui, s'il
vient de l'inconscient, vient pour ainsi dire d'un inconscient
diurne, éveillé. Cependant, l'avertissement pour la réédition
de 1938 se retourne vers Balzac comme vers un remords. « Je
regrette... de n'avoir pas su faire leur place légitime à deux
croies qui me sont particulièrement chers et qui, par certains
aspects de leur œuvre au moins, se situent bien dans la direc
tion où s'est engagée mon enquête : Balzac d'une part et
Claudel de l'autre. Je dirai en manière d'excuse qu'ils sont
tous deux trop grands et, de façon fort différente, trop uniques
pour qu'on les fasse entrer sans violence dans une tradition
aussi restreinte que celle que j'interroge dans ces pages. Et
je ne désespère pas de revenir à leur message mieux que ne
le permettrait un simple chapitre. »
La vérité est que Balzac n'avait guère sa place dans l'Ame
romantique, mais que Béguin a toujours eu l'envie et le
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besoin de parler de lui. Dan» la page « du même auteur »,


L'Ame romantique annonce Le Poète et son Mythe, essai su
l'œuvre de Balzac. En 1946 paraît le Balzac Visionnaire. Mai
l'auteur nous en prévient dans sa préface : ce n'est là que
« l'esquisse d'un livre rêvé ». La naissance de ce petit volum
en effet, est marquée de quelque contingence ; il s'agissait d
présenter les œuvres courtes, contes et nouvelles, qui parti
pent de la même veine philosophique et fantastique. C
livre si riche a été rapidement écrit, parce qu'il fallait ne pas
retarder l'entreprise d'édition à laquelle il était lié. Mai
Béguin gardait l'espoir de reprendre à loisir son sujet. Et
de 1949 à 1953, il eut l'occasion de revenir à Balzac en diri
geant (avec J. A. Ducourneau) l'édition en seize volumes du
Club Français du Livre. Pour cette édition, il écrivit un texte
de présentation, un texte de conclusion (Balzac lu et relu),
et un grand nombre de préfaces : presque autant de pages
qu'en compte le Balzac visionnaire. Mais, ici encore, il s'agit
d'une entreprise d'édition, d'un travail contingent qu'il faut
mener vite et qui ne permet pas de tout dire. Cet ensemble
de préfaces, ce n'est pas encore le grand livre rêvé. Et ce livre,
dans les dernières années de sa vie, Béguin savait qu'il ne
l'écrirait pas. C'est du moins ce qu'il me confia, la dernière
fois que je le vis, en octobre 1956, avec décision et courage,
mais avec une évidente mélancolie.
Rien de ce qu'Albert Béguin a écrit sur Balzac ne peut donc
être considéré comme l'exposé cohérent et définitif que nous
attendions de lui. De son système d'interprétation, il n'a pu
dérouler toutes les conséquences ; il s'est contenté d'en don
ner quelques saisissantes illustrations. Dans son livre comme
dans ses préfaces, il procède par approches discontinues, accep
tant la redite et consentant aux lacunes. Il a pourtant dit
l'essentiel. Avec beaucoup de netteté et de force, il a proposé
de l'œuvre balzacienne une interprétation personnelle avec
laquelle toute exégèse doit compter 1.

Bien entendu, l'interprétation que propose Béguin n'est


pas entièrement originale puisqu'elle se réclame du mot fameux
de Baudelaire opposant chez Balzac le visionnaire à l'obser
vateur, et que beaucoup d'autres ont éprouvé la création bal

1. Il va sans dire qu'ici j'ai eu seulement le souci de la présenter, sans


songer à y répondre.

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BALZAC

zacienne comme création fondamentalement poétique. « Bal


zac, notait Ernst-Robert Curtius, n'a été entièrement compris
que de ceux qui se laissèrent aller à sa magie. Et c'est pourquoi
seuls les poètes, un Browning, un Baudelaire, un Hugo, un
Wilde, un Hofmannsthal, l'ont saisi à partir du centre même
de son être. » Et Curtius lui-même voit la Comédie humaine
sur ce plan de la création poétique. Mais le livre de Béguin
est tout d'abord la réfutation de la tradition critique fran
çaise ; et par rapport à cette tradition, il faut reconnaître son
caractère radicalement insolite. A l'exception du livre de Cur
tius, les études qu'il cite dans sa dédicace à Marcel Bouteron,
« prince des balzaciens », sont toutes signées de critiques fran
çais et s'inspirent plus ou moins d'une interprétation étran
gère à la sienne : ce sont celles de Pierre Abraham, d'Alain,
de Maurice Bardèche, de Ramon Fernandez, de Fernand Bal
densperger, de Bouteron lui-même. Le Balzac visionnaire est
d'abord un texte polémique, dirigé contre le jugement tradi
tionnel de la critique française et contre la place tradition
nellement faite à Balzac. La «France voit Balzac à travers les
romanciers réalistes et naturalistes qui se sont cru ses dis
ciples et qui ont déterminé notre optique du roman. Elle le
considère comme le peintre incomparable de la société de son
temps, comme un observateur soumis aux modèles extérieurs ;
elle le juge selon les normes du roman réaliste. Béguin con
sacre les premières pages de son essai à dégager Balzac de cette
famille qui lui est étrangère, et à le mettre vraiment hors de
pair. Du long parallèle entre Balzac et Flaubert, puis entre
Balzac et Stendhal, il ressort que Balzac représente une con
ception infiniment plus haute de la création romanesque,
conception à laquelle on ne peut rendre justice qu'en récu
sant le privilège accordé aux valeurs que représentent un
Stendhal et un Flaubert. On ne préfère Flaubert à Balzac
que pour tenir, et bien à tort, pour essentiels les caractères
que Flaubert donne au roman : observation minutieuse,
rythme de composition et de style. On ne préfère Stendhal que
parce que l'on confond la lucidité psychologique avec la loi
du roman. Les qualités de Balzac sont autres, infiniment plus
hautes et plus rares. Car nous trouvons en lui une expérience
de l'âme dans son rapport avec le mystère de l'existence, et
un génie créateur de symboles par lesquels cette expérience
intérieure vraiment sans limites reçoit l'incarnation et la limi
tation de la forme.
Mais après avoir ainsi fait justice de la légende d'un Bal
zac réaliste ou psychologue, Béguin passe à l'analyse de ce
qualificatif de visionnaire que Baudelaire et quelques autres
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lui ont accordé, et l'on voit alors assez vite quel sens, plu
précis et plus original qu'il ne semblait tout d'abord, i
donne à ce mot. Car on peut dire de Balzac qu'il est vision
naire au sens où on le dit aussi de Shakespeare (et Hofma
nstahl, très justement, rapproche les deux noms) : c'est-à
dire qu'il substitue au monde donné un autre monde qui lu
emprunte ses éléments, mais qui les organise différemmen
selon les lois d'une mythologie personnelle. La création b
zacienne est poétique, mythique ; elle est donc visionnair
en ce sens. Et tout d'abord, il semble que Béguin ne veuil
dire rien d'autre. « Le romancier, le poète, l'artiste, est cel
qui, dédaignant les apparences des choses, s'intéresse uniqu
ment à celles-là qu'il parvient à détacher du rocher sile
cieux qu'elles constituent hors de nous, pour les plonger dans
la cohérence de sa vision. Elles s'animent alors d'une vie toute
neuve, puisée non pas en elles-mêmes, mais en nous » (p. 51).
Et Béguin n'a aucune peine à montrer que les romans appa
remment réalistes recouvrent les mêmes mythes que les contes
fantastiques et les études philosophiques. Car dans les romans
les plus réalistes, note-t-il justement, se produisent de sou
daines accélérations, le rythme de la narration se précipite,
l'écrivain cède à la suggestion des mots, devient lyrique, c Mani
festement, le romancier entre dans un état très particulier,
où une participation exceptionnelle à la vie se révèle par une
participation non moins singulière à la substance verbale »
(p. 53). Alors : « le monde des objets et le monde des hommes,
décrits jusqu'à ce point tels que nous croyons bien les con
naître, viennent de faire place à un autre monde, ou plutôt
à un nouvel aspect qui, sans dépouiller la réalité commune
de son existence, la charge soudain de signification » (p. 55).
Aux réalités insignifiantes se substituent des signes et des
symboles. Mais rien ne dit encore que ces symboles soient
d'une autre nature que ceux que nous trouvons chez Shakes
peare, ou chez Stendhal, chez Flaubert, chez Zola : dans toute
création qu'anime une personnalité assez forte pour s'imposer
au monde extérieur.
Le grand intérêt du livre d'Albert Béguin est dans le
lien qu'il établit entre le monde intérieur de l'œuvre balza
cienne, et le monde surnaturel : dans la signification mystique
et transcendante qu'il donne à une vision qui tout d'abord
peut apparaître comme relation simplement immanente entre
le monde réel et l'individu réel. Il arrive d'ailleurs que Béguin
glisse un peu d'un sens à l'autre. Par exemple, il cite le début
fameux de Facino Cane (« Je pouvais épouser leur vie... Mon
âme passait dans la leur... ») comme preuve du don de seconde
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BALZAC

vue, du don de spécialité du romancier. Mais que signifie ce


don ? Assurément qu'il dépasse les apparences physiques pour
saisir la vie intérieure de ses personnages ; cela, Balzac nous
le dit nettement dans les pages admirables de ce début. Mais
lorsque Béguin écrit que Balzac « ne vise qu'à disperser ces
fantômes que sont les données sensibles, afin de parvenir à
ce qu'elles dérobent à la vue », et qu'il rapproche la confi
dence de Facino Cane de la phrase dans laquelle le romancier
déclare son intention « d'arracher des mots au silence et des
idées à la nuit » (pp. 46-48), n'y a-t-il pas un déplacement de
sens ? Ce qui se dérobe à la vue, c'est le drame psychique des
personnages ; ce sont les passions mêmes de Balzac. Mais ce
devant quoi les apparences ne sont plus que « fantômes »
est un autre monde qui efface toute distinction entre les
objets que l'on voit et décrit et les passions que l'on sent et
devine, qui les confond au sein d'une même irréalité : c'est un
monde spirituel et surnaturel.
Tout le propos du livre est pour nous persuader d'identi
fier, dans le cas de Balzac tout au moins, l'autre monde rela
tif de la création poétique et l'autre monde absolu de la réa
lité spirituelle. Car l'expérience de Balzac est liée au surna
turel ; le Mythe, ici, est moins l'expression symbolique de la
vie intérieure que la confrontation de la destinée terrestre
à l'horizon surnaturel. « L'existence humaine, la nature am
biante, la société, la courbe de chaque destin, l'aventure courue
par chaque esprit, tout lui paraît traversé; habité, gouverné
par des influences dont il ignore si elles sont divines ou démo
niaques, mais dont il sait au moins qu'elles ont un caractère
surnaturel. » (p. 69) Ce n'est d'ailleurs pas la pensée cons
ciente de Balzac qui est en cause, et plus nettement encore
que dans son Balzac visionnaire, Béguin précisera dans la pré
face écrite quelques années plus tard pour Louis Lambert
que les doctrines martinistes et swedenborgiennes, très super
ficiellement approchées, n'ont été pour le romancier qu'un
vocabulaire « où il jette la lave de sa propre pensée », ou
plutôt d'une expérience profonde et confuse. Béguin a très
justement et vigoureusement montré le contraste, l'extériorité
de la pensée consciente et de l'imagination créatrice au service,
elle, des vraies pulsions. Ce n'est pas la pensée, ce sont les
mythes qui témoignent. Or, ces mythes, une région privilégiée
de l'œuvre les découvre. « L'Elixir de longue vie, Jésus-Christ
en Flandre, Melmoth réconcilié, et surtout Séraphita, méri
tent le titre de mythes en un sens plus littéral que le reste de
l'œuvre balzacienne. Il s'agit là explicitement d'interventions
surnaturelles, et surtout d'histoires qui ne sont plus celles
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d'un homme courant les risques et les chances terrestre


son destin, mais les images de l'aventure poursuivie, des
gines aux fins dernières, par l'humanité entière. Chacun de
récits, qu'il soit d'invention balzacienne ou une simple t
position de légendes traditionnelles, se déroule aux frontiè
de la réalité temporelle et de l'au-delà, aux limites de la ter
et du ciel. » (p. 74) Ces contes, dit encore Béguin, sont
foyer de toute l'œuvre et le centre profond par rapport au
elle s'éclaire de son vrai jour ».
Mais pourquoi Balzac renonce-t-il si tôt aux mythes, p
quoi se consacre-t-il à une œuvre romanesque dont les a
rences, au moins, sont réalistes ? Chaque mythe nous anno
et nous rappelle l'échec de la tentative initiale d'angélisa
L'homme balzacien veut rejoindre ce monde surnature
l'entoure, mais il en est incapable. C'est dans l'incarna
qu'il lui faut finalement vivre ; c'est dans l'incarnation que
poète va créer les mythes qui, dans les romans réalistes, v
cependant nous montrer ce même homme, hanté par l'abso
appelé par l'ange... Le réel ne sera jamais que le cadre d
recherche de l'absolu. Car l'incomparable impression d
lité que nous donnent les grands romans vient justemen
ce que « le plan de la vie quotidienne se double cons
ment de toute une profondeur cachée. Le monde ré
paraît si réel que parce qu'il est la surface transparent
l'autre » (p. 76).
Tous les personnages balzaciens sont « vaincus par le te
dans leur effort et leur tentative de créer quelque chos
soit soustrait au temps » (p. 82). Les romans d'amour,
exemple, toujours dramatiques, disent l'échec de la tent
d'angélisme. Les amants croient franchir le seuil du Par
puis retombent. Le mythe de l'Androgyne, que Séraph
présente, le montre bien : c'est là l'effort le plus extrême
la tentative d'angélisme. La première partie est écrite da
sentiment de la « plus folle espérance » ; nous nous élev
avec l'ange, nous allons atteindre le ciel. Mais on conna
derniers mots du récit : « L'Impur et la Mort ressaisiss
leur proie. » On ne peut transcender sa condition.
A l'analyse de Séraphita succède celle de la Fille aux y
d'or que Béguin prend comme exemple de récit symbol
Le symbolisme des couleurs (rouge et or) suggère non s
ment un drame de passion et de mort, mais « une quête
connaissance, une plongée dans le mystère des choses »
(p. 113). Symbolisme, d'ailleurs, doit s'entendre non point
comme « système de correspondances stables », mais comme
sentiment mouvant d'une relation essentiellement indéter

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minée. Les couleurs, comme les gestes, les mots et les physio
nomies « prennent successivement dans son invention de
valeurs diverses ». Mais ce que révèle le récit, c'est « l'intim
alliance entre les formes et ce qu'elles ont à manifester
c'est l'essence même de la vision symbolique.
Le chapitre consacré au mythe de la courtisane est l'un d
ceux où Béguin nous fait le mieux percevoir la relation ine
tricable de la passion terrestre et d'une quête qui ne saura
avoir de sens qu'en dehors d'elle. Balzac peintre de la socié
n'est pas l'observateur que l'on croit voir en lui. Par exemple,
le nombre et l'importance des courtisanes est ici sans com
mune mesure avec ce qui se passe dans le monde réel. Pou
quoi cette prédilection ? Comme l'Usurier (Gobseck) et comme
le Commis-Voyageur (Gaudissart), autres mythes balzacien
la courtisane possède une expérience totale de la vie et de
hommes. Et surtout Balzac pressent ce que pressent aussi
Baudelaire : par l'amour, elle accède à l'infini. Son caractèr
en marge, son insouciance des buts et des normes habituell
lui confèrent une sorte de signification sacrée. Cette relation d
la courtisane et du sacré, Béguin la précise dans la préfac
écrite pour Jésus-Christ en Flandre (édition du Club Français
du Livre). L'Eglise y apparaît, on le sait, sous les traits d'un
vieille prostituée ; et à ce propos, Béguin évoque les phras
de Baudelaire relatives à la « prostitution divine », et cett
Femme Pauvre où Léon Bloy montre dans la prostitution, don
total de soi-même, une forme de la sainteté.
Le dernier chapitre du Balzac visionnaire revient sur la
relation entre ce que j'appelais vision poétique et vision my
tique, qui est aussi la relation entre les contes et les roman
Les romans n'ont de sens que par rapport aux mythes. Pou
tant, admet Béguin, « dans les romans où des destinées com
munes se déroulent en pleine société moderne, la vision n'e
pas autre chose qu'une vue en transparence, qu'un regard qu
charge d'une signification insolite des êtres, des objets, de
événements laissés à leur place habituelle et dans la coh
rence du quotidien. Tandis que les contes sont visions en u
sens plus fort du mot ; ils pourraient être, ou bien ils sont la
transcription de songes, d'hallucinations, le relevé de fait
hors nature, le compte-rendu d'histoires fantastiques » (p. 186
Apparemment, reconnaît Béguin, un Balzac sans expérienc
du surnaturel eût pu inventer Goriot ou Grandet, non Jésu
Christ en Flandre ou Melmoth réconcilié. Comment expliquer
le passage de ceux-ci à ceux-là ? La clef se trouve dans Loui
Lambert. Balzac, c'est Louis Lambert, familier du surnature
tentant la métamorphose de la créature humaine en créatur
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angélique, puis prenant peur, et revenant dans le monde d


l'incarnation. La création proprement romanesque est donc
la conséquence d'un échec. Mais elle est aussi le signe d'un
compréhension et d'une victoire, puisqu'elle se situe dans l
seul monde où il soit possible et permis de vivre, et qu'elle
le charge d'une signification implicite, mais invinciblemen
rayonnante, héritage de l'initiale volonté de désincarnation
On ne peut vivre et créer que dans l'incarnation. Mais l'inca
nation n'a de sens que référée à un au-delà « vue en transp
rence ».

Dans les seize préfaces qu'il a écrites quelques ann


tard, quatre seulement ont été imposées à Béguin
nécessités d'édition. De Madame Firmiani, de la Muse du
département, de la Vendetta et du Message, il parle rapide
ment pour dire au fond qu'il n'y a rien à en dire. Les autres
sont naturellement inspirées par les oeuvres sur lesquelles
s'appuie le Balzac visionnaire. Béguin n'a pas choisi de pré
senter les grands romans réalistes, ceux où la vision n'existe
qu'en filigrane ; il a élu les œuvres courtes, les contes qui
sont des visions au sens le plus plein du mot. A l'exception
de Séraphita (abandonnée à Gaston Bachelard), nous les trou
vons presque tous introduits par ses soins : Louis Lambert,
Un Drame au bord de la mer (qui en est un fragment),
Melmoth réconcilié, Facino Cane, Gobseck, Jésus Christ en
Flandre, Le Chef-d'œuvre inconnu, Sarrasine. Et Béguin a
également retenu deux romans qui rapprochent le mythe expli
cite des contes et le mythe implicite du réalisme : La Recherche
de l'Absolu et le Curé de Village. La Recherche de l'Absolu
montre la hantise du secret ultime sous les espèces de la vie
réelle ; et dans le Curé de Village, Béguin voit fort justement
« l'approximation la plus hardie » de ce « problème des
rapports entre le moral et le physique, le spirituel et la créa
tion sensible, qui est depuis l'adolescence la grande question
majeure autour de laquelle tournent ses méditations ».
Le plus souvent, les préfaces précisent les perspectives du
Balzac visionnaire, sans les modifier. Comme il est naturel,
puisque la relation du critique au modèle, comme on le voit
au choix des préfaces, est fondamentalement inchangée. Par
ailleurs, certaines indications nouvelles, et à mes yeux très
précieuses, apparaissent sans recevoir de développements. (Elles
concernent par exemple le rapport du lyrisme et de l'expé
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rience, la dimension du temps, la négligence ou la gaucherie


de la composition...)
A relire Balzac pour cette édition, il semble cependant que
Béguin ait sinon modifié, du moins enrichi son premier éclai
rage. On peut en recueillir quelques indices. Malgré tout,
dans le Balzac visionnaire, les contes fantastiques ont un statut
privilégié ; pour mettre les romans sur le même plan, le cri
tique doit se contraindre. Or, celui qui signe près de dix ans
plus tard le texte de présentation et le Balzac lu et relu du
dernier tome semble s'être sinon éloigné des contes, du moins
rapproché des romans. Il est devenu plus sensible à l'unité
de la Comédie humaine. On peut voir un signe de cette évo
lution dans la remarquable préface au Curé de Village. Ce
roman, nous dit-il, il l'a longtemps préféré à tous les autres,
parce qu'il est « le meilleur des romans non-balzaciens ».
Jugement révélateur. C'est dire que le Curé de Village a été
privilégié parce qu'il ressemble moins aux Illusions perdues
qu'aux contes philosophiques. Le chef-d'œuvre, s'il lui semble
maintenant la Comédie humaine, c'est que la distance entre
les romans et les contes s'est peu à peu effacée.
On peut être surpris de voir l'auteur du Balzac visionnaire
diriger une édition qui, substituant à l'ordre balzacien (en
effet arbitraire) un nouvel ordre de lecture fondé sur la
chronologie interne, c'est-à-dire sur la date à laquelle se situe
l'histoire rapportée, arrache Balzac à l'éternité de l'expérience
spirituelle pour le soumettre au temps de la société. Sans
doute Béguin ne porte-t-il pas l'entière responsabilité de ce
choix qui fut suggéré, il nous le dit lui-même, par Marcel
Bouteron. Pourtant, il la partage, et ne fait rien pour la
rejeter. « Il faut savoir aussi que son ambition était d'abord
de devenir l'historien des mœurs de son époque. » Dans cette
phrase de la présentation, Béguin semble répondre à ses propres
objections. Et dans le texte de conclusion, trois ans après, il
signe ces phrases plus nuancées : « Une société romanesque,
quand elle appartient à un grand créateur, naît sur une cer
taine ligne de partage, où viennent se rencontrer deux projec
tions différentes : la projection dans l'imaginaire d'un monde
réel que le romancier a enregistré de son mieux, et la projec
tion dans le réel d'un mythe personnel où s'exprime sa connais
sance de soi, sa conscience du destin, sa notion des forces maté
rielles et spirituelles dont le champ est la créature humaine. »
Béguin est de plus en plus attiré par le Balzac créateur d'une
société complète qu'il charge d'exprimer ou de révéler ce
que l'homme engage de profond dans son rapport à autrui.
Et c'est là qu'intervient un certain changement d'éclairage.
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Non point au bénéfice de la fidélité de l'historien : au béné


fice de l'homme social. Béguin a préfacé La Femme auteur,
roman dont ne fut écrit qu'un chapitre, et qui ne s'inscrit
nullement dans la ligne du visionnaire. Et à propos de ce
chapitre, comme du plan d'Un Caractère de femme, autre
roman abandonné, il remarque l'extraordinaire foisonnement
des personnages : dix-sept dans le chapitre et trente-six pour
le plan. Et il commente : « L'expérience acquise au fur et à
mesure qu'il inventait un monde peuplé de figures nom
breuses l'avait accoutumé à voir l'être humain défini et cons
titué par ses rapports à autrui. » La comparaison, cette fois,
n'est plus à l'avantage des études philosophiques. Elles sont
en effet « des mythes de la solitude où le regard du romancier
considère l'homme dans ce qu'il a de moins, ouvert à autrui ».
Plus il avance et plus il passe « de l'individu à la collectivité,
et du roman isolé à la série de romans enchevêtrés ». L'inter
dépendance des personnages : voilà ce que l'ordre chrono
logique (par ailleurs si discutable) de l'édition met en lumière ;
voilà ce qui a frappé Béguin dans sa relecture ; et c'est aussi
la raison nouvelle d'un nouvel attachement pour Balzac.
Comme Béguin l'écrit dans son texte de présentation avec
beaucoup de profondeur :
« On n'a jamais réussi à donner une définition valable et
exhaustive du roman, mais il me paraît certain que dans
cette définition doit entrer, avec le sens et l'importance de
la durée, le sentiment d'un lien entre les aventures d'un seul
et l'aventure de tous. Il n'est pas de roman digne de ce nom
où ne joue un rôle dominant cette solidarité des destins,
image de ce que la théologie chrétienne appelle la communion
des saints. L'une des découvertes que l'on fera peut-être en
relisant Balzac dans notre édition sera celle de cette mysté
rieuse texture du réel qui fait que toutes les créatures balza
ciennes s'en vont de conserve et poursuivent ensemble à travers
un temps continu, leur navigation régie par une aimantation
centrale, à jamais indéfinissable, mais partout perceptible. »

Je n'ai vu Albert Béguin longuement qu'une seule fois ;


c'était en mai 1955, à Florence. Il avait fait à l'Institut fran
çais une admirable conférence sur la fin du Jansénisme dans
la littérature du xxe siècle. Nous avions passé ensemble la
journée presque entière, et j'avais eu la joie de voir dispa
raître très vite, dès les premiers échanges, certains malen
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BALZAC

tendus qu'il y avait entre nous (je parle de malentendus


politiques), et s'effacer de son visage je ne sais quelle ombre
de sévérité réprobatrice que j'y croyais lire, à tort ou à raison.
Dans ce petit restaurant populaire où je l'avais amené, je
le revois souriant et détendu, partageant, il me seiuuic, te
plaisir que nous éprouvions, ma femme et moi, à être avec
lui dans cette ville, dans ce pays dont nous lui parlions, et
que nous étions heureux de le voir aimer comme nous i ai
mions nous-mêmes. Pour ne pas perdre l'euphorie à laquelle
tout nous conviait — la rue fraîche où jouaient des enfants,
devant la porte ouverte, le souvenir et l'attente confiante du
soleil, et ces visages autour de nous comme joyeusement sur
pris de constater notre existence dans le monde —, je voulus
parler avec lui de littérature, et bien sûr de ce Balzac dont
l'admiration nous unissait. Mais il se mit à parler de la
Pologne qu'il venait de visiter, et le sombre ciel de l'Europe,
le sombre ciel de la France nous rejoignit dans cette petite
rue heureuse où, moi du moins, je tentais de l'oublier. Alors
écoutant cet homme obsédé et voué à son temps, je songeais
qu'il avait écrit l'Ame romantique et le rêve. Et me rappelant
la conférence que je venais d'entendre, et songeant encore à
Balzac, sans avoir présentes à l'esprit les pages que je viens
de citer, il m'apparut tout à coup que si l'homme que j'avais
devant moi avait, en effet, couvert une certaine route, l'œuvre
qu'il aimait entre toutes ne cessait pas d'être visible d'un bout
à l'autre de son parcours.
Nous pouvons admirer la réussite, la grandeur purement
artistique d'une œuvre. Mais, pour l'aimer et la préférer, il
faut reconnaître en elle une réponse à l'interrogation de notre
être et de notre vie. Béguin, en tout cas, était tout le contraire
d'un amateur d'art ; et Balzac se prête assez mal à semblable
attitude. Dans la Comédie humaine, la conscience ne cesse
de s'appeler et de se répondre ; et les réponses sont multiples,
diverses, comme les appels. Alors qu'il ne lui posait pas
toujours la même question, Béguin a toujours reçu d'elle
une réponse. Dans les œuvres, l'auteur de L'Ame romantique
épiait d'abord le reflet d'une expérience spirituelle, celle du rêve
ou celle du mythe : ce fut le Balzac visionnaire. Et l'homme
qui venait d'abandonner, avec sa chaire de l'Université de
Bâle, la solitude au bras des ombres, la paix de tant de jours
passés dans le silence de la poésie, pour rejoindre les autres
dans le combat social (combat pour lequel, en un sens, et il
le savait, il n'était pas fait, et qui l'a usé prématurément,
comme le combat créateur a usé Balzac — mais il lui fallait,
au risque de mourir bientôt, vivre ensemble...), cet homme
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GAETAN PICON

découvrait naturellement en Balzac cette interdépendance des


destinées qu'il a vue comme l'image en creux de la comm
nion des saints. Balzac s'est d'abord confondu avec les pr
miers maîtres d'Albert Béguin : Novalis, Arnim, Brentano... I
a fini par se confondre avec ceux qui inspirèrent ses dernière
années, ceux qui mirent un terme au jansénisme en littératur
en plaçant le salut commun au-dessus du salut individuel
Péguy, Bloy, Bernanos. Et dont l'exemple l'a soutenu chaq
jour, sans doute, dans le sacrifice passionné qu'il avait fina
ment consenti.
Gaétan Picon.

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