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lui ont accordé, et l'on voit alors assez vite quel sens, plu
précis et plus original qu'il ne semblait tout d'abord, i
donne à ce mot. Car on peut dire de Balzac qu'il est vision
naire au sens où on le dit aussi de Shakespeare (et Hofma
nstahl, très justement, rapproche les deux noms) : c'est-à
dire qu'il substitue au monde donné un autre monde qui lu
emprunte ses éléments, mais qui les organise différemmen
selon les lois d'une mythologie personnelle. La création b
zacienne est poétique, mythique ; elle est donc visionnair
en ce sens. Et tout d'abord, il semble que Béguin ne veuil
dire rien d'autre. « Le romancier, le poète, l'artiste, est cel
qui, dédaignant les apparences des choses, s'intéresse uniqu
ment à celles-là qu'il parvient à détacher du rocher sile
cieux qu'elles constituent hors de nous, pour les plonger dans
la cohérence de sa vision. Elles s'animent alors d'une vie toute
neuve, puisée non pas en elles-mêmes, mais en nous » (p. 51).
Et Béguin n'a aucune peine à montrer que les romans appa
remment réalistes recouvrent les mêmes mythes que les contes
fantastiques et les études philosophiques. Car dans les romans
les plus réalistes, note-t-il justement, se produisent de sou
daines accélérations, le rythme de la narration se précipite,
l'écrivain cède à la suggestion des mots, devient lyrique, c Mani
festement, le romancier entre dans un état très particulier,
où une participation exceptionnelle à la vie se révèle par une
participation non moins singulière à la substance verbale »
(p. 53). Alors : « le monde des objets et le monde des hommes,
décrits jusqu'à ce point tels que nous croyons bien les con
naître, viennent de faire place à un autre monde, ou plutôt
à un nouvel aspect qui, sans dépouiller la réalité commune
de son existence, la charge soudain de signification » (p. 55).
Aux réalités insignifiantes se substituent des signes et des
symboles. Mais rien ne dit encore que ces symboles soient
d'une autre nature que ceux que nous trouvons chez Shakes
peare, ou chez Stendhal, chez Flaubert, chez Zola : dans toute
création qu'anime une personnalité assez forte pour s'imposer
au monde extérieur.
Le grand intérêt du livre d'Albert Béguin est dans le
lien qu'il établit entre le monde intérieur de l'œuvre balza
cienne, et le monde surnaturel : dans la signification mystique
et transcendante qu'il donne à une vision qui tout d'abord
peut apparaître comme relation simplement immanente entre
le monde réel et l'individu réel. Il arrive d'ailleurs que Béguin
glisse un peu d'un sens à l'autre. Par exemple, il cite le début
fameux de Facino Cane (« Je pouvais épouser leur vie... Mon
âme passait dans la leur... ») comme preuve du don de seconde
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minée. Les couleurs, comme les gestes, les mots et les physio
nomies « prennent successivement dans son invention de
valeurs diverses ». Mais ce que révèle le récit, c'est « l'intim
alliance entre les formes et ce qu'elles ont à manifester
c'est l'essence même de la vision symbolique.
Le chapitre consacré au mythe de la courtisane est l'un d
ceux où Béguin nous fait le mieux percevoir la relation ine
tricable de la passion terrestre et d'une quête qui ne saura
avoir de sens qu'en dehors d'elle. Balzac peintre de la socié
n'est pas l'observateur que l'on croit voir en lui. Par exemple,
le nombre et l'importance des courtisanes est ici sans com
mune mesure avec ce qui se passe dans le monde réel. Pou
quoi cette prédilection ? Comme l'Usurier (Gobseck) et comme
le Commis-Voyageur (Gaudissart), autres mythes balzacien
la courtisane possède une expérience totale de la vie et de
hommes. Et surtout Balzac pressent ce que pressent aussi
Baudelaire : par l'amour, elle accède à l'infini. Son caractèr
en marge, son insouciance des buts et des normes habituell
lui confèrent une sorte de signification sacrée. Cette relation d
la courtisane et du sacré, Béguin la précise dans la préfac
écrite pour Jésus-Christ en Flandre (édition du Club Français
du Livre). L'Eglise y apparaît, on le sait, sous les traits d'un
vieille prostituée ; et à ce propos, Béguin évoque les phras
de Baudelaire relatives à la « prostitution divine », et cett
Femme Pauvre où Léon Bloy montre dans la prostitution, don
total de soi-même, une forme de la sainteté.
Le dernier chapitre du Balzac visionnaire revient sur la
relation entre ce que j'appelais vision poétique et vision my
tique, qui est aussi la relation entre les contes et les roman
Les romans n'ont de sens que par rapport aux mythes. Pou
tant, admet Béguin, « dans les romans où des destinées com
munes se déroulent en pleine société moderne, la vision n'e
pas autre chose qu'une vue en transparence, qu'un regard qu
charge d'une signification insolite des êtres, des objets, de
événements laissés à leur place habituelle et dans la coh
rence du quotidien. Tandis que les contes sont visions en u
sens plus fort du mot ; ils pourraient être, ou bien ils sont la
transcription de songes, d'hallucinations, le relevé de fait
hors nature, le compte-rendu d'histoires fantastiques » (p. 186
Apparemment, reconnaît Béguin, un Balzac sans expérienc
du surnaturel eût pu inventer Goriot ou Grandet, non Jésu
Christ en Flandre ou Melmoth réconcilié. Comment expliquer
le passage de ceux-ci à ceux-là ? La clef se trouve dans Loui
Lambert. Balzac, c'est Louis Lambert, familier du surnature
tentant la métamorphose de la créature humaine en créatur
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