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L'ATELIER DE BALZAC

Du vraisemblable au vrai
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Dominique Massonnaud

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne »

2011/1 n° 12 | pages 273 à 291


ISSN 0084-6473
ISBN 9782130594543
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2011-1-page-273.htm
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Feux croisés : esthétiques et contre-esthétiques
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L’ATELIER DE BALZAC
Du vraisemblable au vrai

Les métaphores picturales qui désignent l’œuvre littéraire


sont, en 1830, un topos hérité des bouleversements qu’a connus
le champ artistique depuis le xviie siècle. Du Tableau de Paris de
Mercier aux nombreux « Tableaux » de mœurs contemporaines
qui paraissent dans la période, l’écrivain se fait peintre de son
temps, devient auteur d’« Études », donne le « crayon » d’une
époque comme le faisaient les mémorialistes d’Ancien Régime.
Balzac est dès  1830 l’auteur d’une « Galerie physiologique »,
qui garde peut‑être en mémoire La Gallerie des Femmes fortes du
Père Le Moyne ; il collabore avec des caricaturistes1 et mobilise
à son tour, abondamment, le lexique pictural pour traiter de son
activité d’écrivain. Ainsi, en 1830, il met en parallèle les Scènes
de la vie privée et les compositions de l’« école hollandaise »2 : ces
tableaux relèvent du « genre », dans la classification académique,
parce qu’ils n’appartiennent ni à la peinture mythologique ni

1.  En 1830, Balzac fait l’expérience d’écrire des textes associés aux carica‑
tures de Grandville, comme la lithographie « Mœurs aquatiques » (La Silhouette,
20  mai), au moment où celui‑ci commence à représenter les hommes sous
forme animale. On sait aussi la constante que constitue la caractérisation des
personnages par la comparaison animale dans les fictions balzaciennes des années
trente. La même année, Balzac analyse l’art de Gavarni dans un article pour
La Mode et aide anonymement au lancement du journal d’opposition qu’est
La Caricature de Philipon. Comme l’indique Ségolène  Le Men, « le réalisme
littéraire se forge en relation avec le réalisme du caricaturiste » (« La Littérature
panoramique dans la genèse de La Comédie humaine », ab 2002, p. 98).
2.  « Préface » à la première édition des Scènes de la vie privée [1830], Pl., t. I,
p. 1174.
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à la peinture religieuse ou historique. La peinture « de genre »


ne relève, de fait, d’aucun « grand genre » constitué et valo‑
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risé par la tradition. Dans ce premier xixe siècle, alors que les
repères génériques se brouillent peu à peu dans le domaine
pictural, les vues détaillées des espaces privés du monde de la
mediocritas – ou de la bourgeoisie accédant aux espaces de pou‑
voir – relèvent, dans le discours critique traditionnel, des carac‑
téristiques d’indistinction ou de bâtardise générique que l’on
rencontre encore aujourd’hui, associées au genre du roman. Le
« genre » envahit quantitativement l’espace du Salon des artistes
vivants, les romans se multiplient, l’expansion quantitative a pour
corollaire le flou définitoire, au moment où les catégories des
Beaux‑Arts, comme des Belles‑Lettres, perdent du terrain. Il
s’agit donc d’observer la nature du travail balzacien : conscient
de cette « situation » dans le champ des représentations, Balzac
intervient pour déplacer les lignes, travailler à partir de cette
indistinction de façon éminemment productive, à la fois pour
la constitution d’une « œuvre » et pour éclairer autrement les
points de vue critiques.
Je propose donc de ressaisir quelques principes esthétiques
balzaciens, en les resituant tout d’abord dans une filiation, un
héritage, ceux du xviiie siècle où l’on voit se déplacer les accep‑
tions –  renaissante et classique  – des catégories du vrai et du
vraisemblable. Le mouvement d’analyse adopté ne cherche pas
à fonder la singularité de l’auteur de La Comédie humaine en
cherchant l’après dans l’avant, en repérant et en valorisant dans
l’œuvre les traces de ce qui se développe après Balzac et à partir
de lui. Renonçant à une méthode régressive dont Canguilhem
nous a montré les limites en matière d’histoire des sciences,
et m’attachant ici au Chef‑d’œuvre inconnu, j’oublierai donc la
proximité terrifiée de Cézanne avec le personnage de Frenhofer
pour entendre davantage les échos de Diderot ou de Goethe qui
peuvent apparaître dans la configuration singulière des questions
et des enjeux esthétiques proposés par ce texte de Balzac.
On peut d’emblée entendre ce titre, Le Chef‑d’œuvre inconnu,
dans sa dimension critique ou métatextuelle : « inconnu »
puisqu’il échappe à l’étiquetage générique. Il est un texte insi‑
tuable, une « œuvre migrante » pour reprendre la belle formule
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de Julien  Gracq3 ; d’abord donné, lorsqu’il est annoncé dans


L’Artiste en 1831, comme un « conte fantastique » à la manière
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d’Hoffmann, il est pourtant aussi marqué par le genre d’Ancien
Régime qu’est l’anecdote historique, puisqu’il s’empare d’un
moment peu connu de la biographie de l’illustre Nicolas Poussin :
sa jeunesse. Cette courte fiction en prose située « vers la fin de
l’année 1612 »4 mobilise aussi, en le décalant dans le temps fic‑
tionnel, le modèle goethéen du Bildungsroman puisque, dans sa
séquence d’ouverture, Le Chef‑d’œuvre inconnu propose au lec‑
teur de suivre la (fausse ?) piste d’un roman de formation où l’on
verrait peu à peu se construire le grand peintre, se dégageant de
l’initiale gangue du « jeune homme ». L’ombre portée qu’est le
devenir du peintre Poussin, emblème du classicisme français, est
présente en creux dans ce texte qui tend à montrer la recon‑
figuration des critères esthétiques dans les années  1830 et les
questions ouvertes dans le champ artistique. La réécriture du
texte en 1837 permet de mêler à la fable les dissertations relevant
du traité d’art, prêtant aux divers personnages des discours sur la
peinture qui constituent ainsi le texte en espace polyphonique
où se laisse plus sensiblement percevoir un état des lieux sur les
points de vues esthétiques dont hérite le xixe siècle. Selon un
procédé récurrent dans La Comédie humaine, le texte offre donc,
dès son ouverture, un feuilleté générique qui trouble la référence
chronologique annoncée et donne au lecteur le sentiment d’une
épaisseur de la durée, du lien entre passé et présent. Avant d’oser
proposer après tant d’autres une lecture de ce texte si connu, je
retracerai donc à présent les lignes de force qui orientent le che‑
min évoqué par le titre de ce travail : du vraisemblable au vrai.
Ce chemin est aussi celui qui mène de Poussin à Poussin : du
maître du passé au jeune artiste dans le tournant de 1830, ainsi
figuré par Balzac.
La vogue du terme de « tableau »5 pour désigner des textes
au début du xixe siècle peut marquer la proximité entre les

3.  En lisant en écrivant, Paris, Corti, 1980, p. 246 : « Je crois voir s’annoncer
le temps où un plus décisif s’attachera aux œuvres migrantes, à celles qu’une
forme d’expression unique ne suffira plus à emprisonner ».
4.  Pl., t. X, p. 413.
5.  Sur les enjeux de la notion, en particulier dans le champ romanesque, voir
Michel Delon, « L’esthétique du tableau et la crise de la représentation à la fin du
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principes des beaux‑arts et ceux des belles‑lettres ou de la litté­


rature ; elle est souvent donnée comme un effet du Cours de
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litté­rature ancienne et moderne de La Harpe que Balzac, impri‑
meur, a contribué à diffuser. Dans le Lycée (1799), le mot
« tableau » désigne en effet une fiction : le Gil Blas de Le Sage.
Pourtant, l’usage associe plutôt ce mot aux textes factuels en
prose qui manifestent l’ambition de saisir le particulier, le propre
d’une époque, passée ou présente, dans un mouvement qui
voit, parallèlement, dans le champ de la peinture, se dévelop‑
per progressivement la place d’une peinture de « genre » et la
valorisation du portrait. Alors que la distinction entre « vrai »
et « vraisemblable » fonde dans la Poétique d’Aristote la sépa‑
ration entre histoire et fiction, les écrits qui sont des œuvres
d’imagination tendent au xviie siècle à se rapprocher des textes
factuels, et en particulier du domaine de l’histoire, dans une
transgression des catégories dont nous peinons sans doute à
mesurer aujourd’hui la force et les enjeux. Ainsi, Crébillon,
dans la préface des Égarements du cœur et de l’esprit, donne déjà
ce roman de 1736 comme « un tableau de la vie humaine » qui
a pour but de « dépeindre l’homme dans le vrai »6. À la fin du
siècle, Sade définit également le roman comme « un tableau des
mœurs séculaires » et, de ce fait, « aussi essentiel que l’histoire au
philosophe qui veut connaître l’homme »7. On peut déjà obser‑
ver que l’affirmation balzacienne récurrente, donnant son texte
comme une œuvre d’histoire, est héritière de cette tradition8.
Se dire historien tend alors à mettre à distance la vraisemblance
au profit du vrai historique, comme pouvait le faire en 1660
l’irrégulier Corneille lorsqu’il inventait à cet effet la catégorie
de « vraisemblable extraordinaire »9 pour justifier sa soumission
à la réalité factuelle dans la composition du poème dramatique.

xviiie siècle », in W. Drost & G. Leroy (éds.), La Lettre et la figure. La Littérature et


les arts visuels à l’époque moderne, Heidelberg, Carl Winter, 1989, p. 11‑29.
6.  Coll. « gf », 1985, p. 65.
7.  Cité par Michel Gilot, « Une tout autre histoire ? », art. cit., p. 201.
8.  Ce qui semble plus lourd de significations que d’attacher ces propos réi‑
térés à un circonstanciel, superficiel et commercial déni d’écriture romanesque,
dû au discrédit attaché au genre.
9.  Trois Discours sur le poème dramatique (1660), B. Louvat et M. Escola (éd.),
Paris, Garnier-Flammarion, coll. « gf », 1999, p. 106.
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Comme l’indique l’« Avant‑propos », « l’histoire n’a pas pour


loi, comme le roman, de tendre vers le beau idéal »10. La posi‑
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tion d’historien est celle qui permet, de plus, l’assimilation
du travail d’écrivain au travail du peintre, comme le mon‑
tre, en 1839, la préface d’Une fille d’Ève lorsqu’elle évoque la
contrainte subie face aux modèles vivants : « L’auteur a devant
lui pour modèle le dix‑neuvième siècle, modèle extrêmement
remuant et difficile à faire tenir en place. »11
Cette posture n’est pas neuve : on sait que l’héritage aristo‑
télicien, tel qu’il fut transmis par les Italiens de la Renaissance,
tendait déjà à « applique[r] à l’art de peindre une doctrine
que les Anciens avaient élaborée d’abord pour la poésie » sous
l’égide de l’adage horatien : ut pictura poesis12. À ce titre, l’aristo‑
télisme avait permis de valoriser, en peinture comme en poésie,
la catégorie du vraisemblable, située au cœur de la tradition
classique française. La place que lui donne l’abbé d’Aubignac
au livre II de La Pratique du théâtre (1657) est bien connue : le
vraisemblable y fonde le rapport mimétique permettant de pro‑
duire « une image entière et reconnaissable d’une action »13 ;
le vraisemblable est ainsi garant de l’unité de l’œuvre ainsi que
de sa valeur. De même, le Cours de peinture par principes (1709)
de Roger de Piles distingue trois sortes de vrai pour privilégier
à terme le « vraisemblable » : le vrai simple, « imitation simple
et fidèle des mouvements expressifs de la nature », le vrai idéal
ou « le choix des diverses perfections qui ne se trouvent jamais
dans un seul modèle » – et qu’illustre l’anecdote des filles de
Corinthe –, et le vrai parfait, qui n’est pas simple mais « com‑
posé des deux autres », et qui est valorisé : le « beau vraisem‑
blable qui paraît souvent plus vrai que la vérité même »14. On

10.  Pl., t. I, p. 15.


11.  Pl., t. II, p. 264‑265.
12.  Voir W.  Lee Rensselaer, « Humanisme et théorie de la peinture,
xve‑xviiie siècles », dans Ut pictura poesis, trad. et éd. mise à jour par M. Brock,
Macula, coll. « La Littérature artistique », 1991, p. 21.
13. François d’Aubignac, La Pratique du théâtre : œuvre très nécessaire à tous
ceux qui veulent s’appliquer à la composition des poèmes dramatiques, Alger, J. Carbonel,
1927, p. 78.
14.  Roger  de Piles, Cours de peinture par principes, 2e  éd., C.-A.  Jombert,
1766, p. 262‑267.
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peut être attentif au texte de Roger de Piles, puisque l’exem‑


ple de Poussin vient alors éclairer le lien entre les principes qui
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président à la composition et les effets attendus de la réception.
Le peintre classique élit dans un monde épars des éléments qu’il
charge d’une signification possible et les agences selon un office
de raison qui permet au visible, ainsi mis en perspective, de tenir
un discours, tout aussi transparent que le sont les glacis qui abo‑
lissent la présence de la surface peinte et les traces de la main15.
Le tableau, tel que Félibien le définit en  1667, est le résultat
d’« un Art tout particulier qui est détaché de la matière et de la
main de l’Artisan, par lequel il doit d’abord former ses Tableaux
dans son esprit »16. Le texte de Félibien, conformément aux
principes énoncés par l’Académie royale de peinture et de sculp‑
ture en 1648, lie la hiérarchie des genres et l’élévation de l’Idée
qui fait le peintre. La peinture est avant tout cosa mentale et pure
théorie ; la pratique qui relève des arts mécaniques et de l’artisa‑
nat est dévaluée17 : à ce titre, le peintre de « genre » qui s’attache
aux particularités qui l’entourent, et non aux sujets « nobles »,
est seulement un imitateur mécanique. Félibien comme Le
Brun ont ainsi soutenu le choix de Poussin, lors de la « querelle
des chameaux », suscitée par l’une des toiles représentant Éliézer
et Rébecca, au nom de la « solide réflexion » qui a présidé au
choix du peintre18. Idée et main : voilà des éléments qui seront

15.  Sur les enjeux de cette mimesis classique et leur prégnance dans les com‑
mentaires critiques d’art au xixe siècle, voir Dominique Massonnaud, « Le réa­
lisme et la tradition de la mimesis », Courbet Scandale. Mythe de la rupture et modernité,
L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2003, en particulier p. 215‑223.
16.  André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture,
Alain Mérot (éd.), Paris, ensba, 1996, p. 14‑16.
17.  Cependant, Félibien introduit une part de « création » et l’activité de
l’imagination dans ce qui était auparavant valorisé comme pur travail intellectuel
et rationnel, ouvrant ainsi la voie aux théories du xviiie siècle, comme l’indique
Annie Becq (Genèse de l’esthétique française moderne, Pacini, Pisa, 1984, en par‑
ticulier livre I, chap. ii).
18.  Les chameaux sont présents dans les deux autres versions que Poussin a
proposées de l’épisode (1629 et 1661‑1664). Dans la toile de 1648, l’absence des
chameaux, malgré leur présence dans le texte biblique, a suscité débats et com‑
mentaires : on cite ainsi souvent le propos de Philippe de Champaigne, pour qui
« la laideur des chameaux [aurait] relevé l’éclat de tant de belles figures ». Sur
cette question, voir par exemple l’analyse de Daniel Arasse dans Le Détail. Pour
une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992, p. 34‑35.
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redistribués dans l’approche balzacienne des questions esthéti‑


ques. L’évolution des catégories et la crise de la vérité qui traverse
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le xviiie siècle permettent, de fait, une distribution nouvelle
des critères de valeur, mais aussi le maintien des notions valo‑
risées par la tradition : tel est l’héritage au début du xixe siècle.
Comme l’indique Nathalie Kremer, le vraisemblable, qui était
pour d’Aubignac l’« essence du poème dramatique », est vingt
ans après, pour le père Rapin, « l’âme de la poésie », donc
de tous les discours mesurés, et devient, pour l’abbé Batteux,
en 1746, la matière de tous les beaux‑arts19 – le mot de « poésie »
recouvrant alors tous les genres : l’éloquence, la peinture, la
sculpture mais aussi la musique et la danse. Après la querelle
de La Princesse de Clèves, en 1678, la fiction narrative en prose
devient à son tour un objet de réflexion poétique, comme le
montrent les travaux de Marmontel : un vraisemblable redéfini
permet alors de garder les catégories traditionnelles en dépla‑
çant en profondeur leur acception. L’auteur de De la vraisem‑
blance et du merveilleux dans la fiction écrit ainsi en 1763 que « la
vraisemblance consiste dans une manière de feindre conforme
à notre manière de concevoir »20. On retrouve chez Balzac,
comme chez Marmontel21, le lieu commun de l’anecdote des
filles de Corinthe, abondamment reprise au xviiie siècle : elle

19.  « La matière des beaux‑arts n’est pas le vrai, seulement le vraisemblable »
(Charles Batteux, Les Beaux‑Arts réduits à un seul principe [1746], Aux amateurs
de livres, 1989, livre I, chap. ii, p. 86). Et voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la
théorie esthétique du xviiiie siècle, Kimé, 2008, p. 65, ainsi que son ouvrage récem‑
ment paru Vraisemblance et représentation au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion,
« Les dix-huitièmes siècles », 2011.
20.  Poétique française [1763], Œuvres complètes de M. de Marmontel, Liège, Bas‑
sompierre, 1777, t. VI, p. 272. Pour l’étude du principe de vraisemblance chez Mar‑
montel, voir Jan Herman, « De quelle utilité peut être le mensonge ? Marmontel et
le dilemme du roman », in J. Wagner (dir.), Marmontel, une rhétorique de l’apaisement,
Louvain & Paris, Peters, coll. « La République des lettres », 2003, p. 21‑34.
21.  « Le soin du poète est alors de rassembler les plus belles parties dont un
composé naturel soit susceptible de former un tout régulier, et de disposer les choses
comme la Nature les eût disposées, si elle n’avait eu pour objet que de nous donner
un spectacle enchanteur. La méthode en est la même dans tous les arts d’agrément.
En peinture, les vierges de Raphaël, les Hercule du Guide ; en sculpture, la Vénus
pudique et l’Apollon du Vatican n’avaient point de modèle individuel ; qu’ont fait
les artistes ? Ils ont recueilli les beautés éparses des modèles existants et en ont com‑
posé un tout plus parfait que la Nature même » (Poétique française, op. cit., p. 288).
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permet de fonder la pratique poétique dans le geste de com‑


position qui manifeste le choix et le sens de la hiérarchie d’un
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artiste, visant un tout harmonieux.
Il semble cependant que « l’historien du vrai » qui fait
de La Comédie humaine une originale scène énonciative avec
l’« Avant‑propos » de  184222 propose une reconfiguration
singu­lière des catégories en même temps qu’il manifeste une
conscience aiguë des enjeux esthétiques de la période. Balzac
réactive en effet profondément les discours communs sur la
peinture qu’il mobilise, en transformant, à son tour, la notion
de « tableau » et les principes hérités d’une grammaire des arts
du dessin, pour construire une œuvre qui se déprend avec
force de deux principes majeurs qui continuent de régir majo‑
ritairement les jugements de goût dans la première moitié du
xixe siècle, le vraisemblable et, surtout, les lois de composi‑
tion qui lui sont associées : le principe du tout ensemble, de la
hiérarchisation des parties fondée sur l’idée du maître‑peintre
qui fait, plus que la main, la valeur de l’œuvre. La défiance
bien connue manifestée par les textes balzaciens à l’égard d’un
exclusif souverainisme de l’Idée23 est sensible dans les « Contes
artistes »24, qui montrent l’échec de Gambara ou de Frenhofer,
analogue à celui de Claës dans La Recherche de l’Absolu qui,
significativement, leur fait suite au sein de La Comédie humaine.
Replacée dans la perspective historique rapidement retracée ici,
cette défiance prend une dimension singulière. Le Chef‑d’œuvre
inconnu peut alors avoir valeur indiciaire pour dégager les lignes
qui guident la position balzacienne à l’égard de la création :
plus proches des caprices de l’arabesque sternienne (reprise
dans La Peau de chagrin en 1831) que de l’ordre perspectif, elles
paraissent relever du vivant : d’une conception organique de

22.  Cet aspect est développé dans notre ouvrage à paraître en 2012 , Faire
vrai, Balzac et l’invention de l’œuvre‑monde (IVe partie, chap. iii : « Le cadre énon‑
ciatif : Balzac, historien du présent »).
23.  Voir l’introduction aux Études philosophiques : « M. de Balzac considère
la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme » (Pl.,
t. X, p. 1210), ou l’« Avant‑propos » qui fait des Études philosophiques le lieu de
l’œuvre « où les ravages de la pensée sont peints » (Pl., t. I, p. 19).
24.  L’expression renvoie au projet qu’eut Balzac en  1841 de réunir trois
textes, Le Chef‑d’œuvre inconnu, Gambara et Massimilla Doni, sous ce titre.
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L’atelier de Balzac 283

l’œuvre d’art et, à ce titre, d’un « vrai » moderne25 en ce qu’il


est dégagé de ce qu’était le « vrai » à résonance platonicienne26,
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pris dans le système de causalité rationnelle directe, propre au
vraisemblable de la tradition.
Balzac prend en effet en charge, sur le plan littéraire comme
sur le plan pictural, la pensée de celui qui constitue un tour‑
nant majeur dans le droit-fil du xviiie siècle : Diderot. Un
article de Margaret Gilman soulignait déjà en 1950 les échos
perceptibles entre des passages des Salons27, de l’Essai sur les
arts et Le Chef‑d’œuvre inconnu ; les notes de René Guise pour
l’édition de la Pléiade reprennent les passages significatifs qui
montrent la présence de l’écriture de Diderot dans le texte
balzacien. J’observe que ces rémanences surviennent, en parti­
culier, à propos du personnage de Frenhofer. Ainsi, dans le
récit qui le montre corrigeant la toile de Porbus :
« Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du
tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos
qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée
de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur
se perlait sur son front dépouillé, il allait si rapidement par de petits
mouvements, si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin il
semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon
qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré
de l’homme […]. Il allait disant : “ Paf, paf, paf ! voilà comment cela se

25.  L’« Introduction » de Philarète Chasles aux Romans et contes philoso­


phiques, qui figure jusqu’en  1833 en tête des éditions successives de cet
ensemble, fait du geste balzacien une réunion systématique de « contes de
nuances diverses et de formes variées » qui s’ancre dans une tradition rabe‑
laisienne, pour donner l’expression de la vie humaine, « avec ses ondula‑
tions bizarres, avec sa courbe vagabonde et son allure serpentine » (Pl., t. X,
p. 1187 et p. 1189).
26.  La dimension platonicienne de ces principes classiques a été soulignée
notamment par Jules  Brody (« Platonisme et classicisme », Lectures classiques,
Charlottesville, Roockwood Press, 1996, p.  1‑16) ou par Gérard  Dessons
(L’Art et la manière, Champion, 2004, en particulier 3e partie, chap. ii, « Copier,
inventer », p. 219‑246).
27.  La première édition posthume partielle, par Buisson, qui assure une
diffusion élargie aux textes de Diderot sur l’art date de 1795 : elle comprend
le Salon de 1765 et l’Essai sur la peinture de 1766. Une édition plus complète
est assurée, dès 1798 , par Naigeon et comprend en plus le Salon de 1767 et les
Pensées détachées sur la peinture (1776‑1781).
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284 Dominique Massonnaud

beurre jeune homme ! venez mes petites touches, faites moi roussir ce


ton glacial !” »,
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on peut effectivement entendre l’écho d’un passage des Essais
sur la peinture :
« Celui qui a le sentiment vif de la couleur a les yeux attachés sur sa
toile ; sa bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l’image du chaos.
C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau ; et il en tire l’œuvre de la
création […]. Il se lève, il s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre ;
il se rassied et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas,
le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l’étoffe imprimée. »28
Le geste qui accomplit la sensation de matière et de pré‑
sence, offerte au spectateur, est lié à la fièvre, à un empor‑
tement propre au génie mais, chez Diderot, il paraît cepen‑
dant plus mesuré, canalisé par le geste même29. Le Frenhofer
balzacien excède alors sensiblement le portrait du coloriste
au travail, saisi par Diderot. Ce qui me paraît intéressant est
le maillage complexe des reprises implicites qui se tisse dans
le texte balzacien et que l’on peut mettre en évidence avec
quelques exemples.
La référence à Diderot paraît très sensible lorsque Frenhofer
montre son tableau à Porbus et Poussin ;
« “Eh bien ! le voilà !” leur dit le vieillard dont les cheveux étaient
en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnatu‑
relle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme
ivre d’amour. […] “Vous êtes devant une femme et vous cherchez un
tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous
ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne” » (p. 435).

28.  Diderot, Essais sur la peinture. Salons de 1759 , 1761, 1763, G. May et
J. Chouillet (éds.), Hermann, 1984, p. 19 ; et Le Chef‑d’œuvre inconnu, Pl., t. X,
p. 421‑422. Les références ultérieures à la nouvelle de Balzac seront indiquées
in‑texte, entre parenthèses.
29.  Cependant, le salonnier évoque aussi les difficultés du peintre coloriste
au travail : « Combien de fois ne lui arrive‑t‑il pas de se tromper dans [son]
appréciation. […] Alors l’artiste tâtonne, manie, remanie, tourmente sa couleur.
Dans ce travail, sa teinte devient un composé de diverses substances qui réagissent
plus ou moins les unes sur les autres, et tôt ou tard, se désaccordent » (éd. citée,
p. 20‑21). Je souligne : composé n’est pas composition, le mot est à entendre au
sens chimique.
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L’atelier de Balzac 285

Comme le remarque Michel Delon, l’expérience esthéti‑


que relève alors d’un « caractère synthétique [qui] ne cherche
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pas à fixer ou à figer une reproduction du réel, mais à obtenir la
plus grande intensité de la sensation, de l’émotion »30. Il s’agit
d’entendre dans le texte balzacien la présence de ce renou‑
vellement du rapport esthétique qui privilégie l’effet émotif :
« ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu
[…] un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés
d’admiration devant ce fragment » (p. 436). Mais l’effet pro‑
prement diderotien reste pourtant partiel, fragmentaire, il est
limité à un détail échappé de la « muraille de peinture » qui
ensevelit l’art de Frenhofer. La présence de Diderot est effec‑
tive mais aussi mise à distance dans la fable. Il s’agit donc de
saisir les effets de tourniquet discursifs qui permettent une
mise en perspective des discours sur l’art, proposée par la scène
énonciative balzacienne.
On se souvient du portrait de Frenhofer, donné par une
instance auctoriale fort impérative, dès la seconde page du
texte : « Imaginez un front chauve, bombé, proéminent,
retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout
comme celui de Rabelais ou de Socrate […] Mettez cette tête
sur un corps fluet et débile » (p. 414‑415). Ce portrait solli‑
cite, par la comparaison, la mémoire du lecteur : la référence à
Rabelais et à Socrate prend alors une connotation plus diony‑
siaque qu’apollonienne. Mais l’injonction qui lui est adressée
par les deux impératifs convoque ainsi son imagination : sa
capacité à former des images, à partir d’un discours qui se fait
alors leçon de caricature31. Le discours construit en effet un
portrait‑charge du vieux peintre, dans une assez vertigineuse
jubilation de l’écriture. Retenons que Frenhofer est caracté‑
risé en particulier par son « front proéminent » (p.  414). Le
portrait s’achève par la célèbre comparaison que l’on retrouve
pour caractériser l’apparition du mort social qu’est Le Colonel
Chabert : « Vous eussiez dit une toile de Rembrandt marchant
silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que

30.  L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770‑1820), puf, 1988, p. 82.
31.  Voir ci‑dessus la note 1.
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286 Dominique Massonnaud

s’est appropriée ce grand peintre » (p. 415). La phrase reprend


ici un trait récurrent dans les Salons de Diderot : à propos
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de toiles de Chardin où les « objets sont hors de la toile et
d’une vérité à tromper les yeux », et surtout d’un portrait de
La Tour : « C’était lui‑même passant sa tête à travers un petit
cadre de bois noir. »32 Diderot commente également, dans
la section consacrée au clair‑obscur des Essais sur la peinture,
l’« effet de merveilleux » ressenti à la vue d’un portrait peint
par Le Sueur : « Vous jureriez que la main droite est hors de la
toile et repose sur la bordure. »33 Le personnage balzacien est
donc donné comme une figure insituable ou, pour le moins,
située dans la transgression de la limite entre représentation et
réalité, ce que reprend ensuite le discours direct de Frenhofer
refusant de montrer son tableau ; il énonce son rapport à la
femme peinte sur le mode d’une relation amoureuse avec une
bien vivante amante :
« Comment, s’écria‑t‑il enfin douloureusement, montrer ma
créature, mon épouse ? Déchirer le voile dont j’ai chastement cou‑
vert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà
dix ans que je vis avec cette femme. Elle est à moi, à moi seul. Elle
m’aime. Ne m’a‑t‑elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui
ai donné ? » (p. 431.)
Le motif de l’oubli du cadre s’attache donc à la fois à la
figure du vieux peintre et à son traitement : Frenhofer, comme
la femme qu’il peint donnent une impression de vérité qui
participe d’une jouissance esthétique valorisée. Cependant,
l’effacement de la limite qui sépare réel et représentation
place cet effet du côté de l’excès, de la folie, en même temps
qu’il permet l’inscription du récit balzacien dans le registre
fantastique. L’art de l’écrivain, comme la pratique du peintre
procurent donc une sensation forte qui désoriente le récep‑
teur. Frenhofer est aussi celui qui énonce une critique des
règles propres à la grammaire des arts du dessin en s’adressant à
Porbus : « Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous

32.  Salon de 1763, éd. citée, p. 219, puis Salon de 1767 , Hermann, 1995,
p. 240.
33.  Essais sur la peinture, éd. citée, p. 29.
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L’atelier de Balzac 287

avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa


place d’après les lois de l’anatomie ! » (p. 416.) Il dénonce ainsi
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l’idéal académique des belles‑lettres (« Il ne suffit pas pour être
un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire
de fautes de langue ! »). Son discours valorise le tournant sen‑
sualiste dans lequel s’ancre l’esthétique de Diderot : Frenhofer
reprend, de fait, l’affirmation de Condillac faisant de l’expres‑
sion, contre l’imitation, le principe premier de l’art : « La mis‑
sion de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer ! »
(p. 418)34. Si l’auteur de La Comédie humaine paraît s’inscrire
dans ces postulats, il reste néanmoins que Frenhofer est aussi
construit par la fable, et en particulier par son dénouement,
en figure de l’échec.
Pour saisir et situer la position balzacienne dans cet effet
de reprise distancée de l’esthétique diderotienne, il s’agit
alors de recourir à une autre référence et de remettre le texte
en perspective, comme y invite l’arrangement d’ensemble de
La Comédie humaine. En effet, la fable du Chef‑d’œuvre inconnu
résonne aussi des échos du dialogue avec Diderot qu’est L’Essai
sur la peinture de Diderot de Goethe paru en Allemagne en 179935
et prolongé par l’entretien sur la musique, qui accompagne
ensuite la traduction du Neveu de Rameau parue en France
pour la première fois en 1805. Dans l’espace limité de ce tra‑
vail, je ne citerai qu’un exemple significatif du réemploi bal‑
zacien de ces textes qui influencent également l’écriture de
Gambara et de Massimilla Doni et ont eu un regain d’actualité
lors des interventions de Goethe dans l’espace public français
en 1830 et 1832, et de la première parution de ses œuvres
complètes posthumes en France entre 1833 et 1835. Goethe,

34.  L’art fondé sur l’expression a pour but la quête du vrai et le paradigme
de l’imitation perd alors du terrain (voir Forkierski Wladislaw, Entre le classicisme
et le romantisme. Étude sur l’esthétique et les esthéticiens du xviiie siècle, Champion,
1969). Et voir, dans les Essais sur la peinture, la section « Ce que tout le monde
dit sur l’expression et quelque chose que tout le monde ne sait pas », éd. citée,
p. 39‑53.
35.  Sur la relation de Balzac à Goethe, on peut citer l’article de
Terence Cave sur la réécriture distanciée du personnage de Mignon, venu
du Wilhelm Meister, dans Modeste Mignon (French Studies, 2005, vol. 59, no 3, 
p. 311‑325).
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288 Dominique Massonnaud

enthousiaste à la lecture de Diderot36, commente les Essais sur la


peinture sur le mode dialogique. Dans l’extrait suivant, il donne
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ainsi la parole à la Nature qui s’adresse à son tour à « l’ami et
adversaire », au « sophiste » Diderot, devant un tableau voilé :
« Laisse le voile où il est, ou enlève‑le ! Je sais ce qui s’y cache. J’ai fait
moi‑même cette pointe de pied, car c’est moi qui ai instruit l’artiste qui
l’a formée […]. Mais prends note de ceci : le pied est en marbre, il ne
prétend pas marcher et il en est de même pour le corps, il ne prétend pas
vivre. Cet artiste avait‑il peut‑être la prétention de mettre son pied à côté
d’un pied organique ? Alors, il mérite peut‑être l’humiliation que tu lui
réserves. Mais tu ne l’as pas connu ou tu l’as mal compris, car aucun
artiste véritable n’exige de placer son œuvre à côté d’un produit naturel,
voire même à sa place. Quelqu’un qui agirait ainsi serait pareil à quelque
créature intermédiaire qui devrait être exclue du royaume de l’art et ne
pourrait être admise au royaume de la nature. […] Le poète qui cher‑
che à créer une situation intéressante pour l’imagination peut être par‑
donné lorsqu’il imagine son sculpteur réellement amoureux de la statue
produite par lui‑même, lorsqu’il lui attribue de la concupiscence à son
égard […] mais pour l’artiste plasticien, cela reste un conte indigne. »37
Ce passage est intéressant en ce qu’il invite à lire Le
Chef‑d’œuvre inconnu comme une mise en fiction, sous la forme
du conte ou de l’étude philosophique, du débat entre philo‑
sophes ou critiques d’art que constitue le texte de Goethe.
Frenhofer paraît alors la figuration de la « créature intermé‑
diaire » convoquée dans le dialogue de Goethe avec Diderot.
La confusion entre l’art et la vie est un point d’opposition à la
pensée de Diderot, ou plutôt un risque signalé38, comme il l’est
dans le texte balzacien. En revanche, Goethe, comme Diderot

36.  Il considère que l’ouvrage « parle plus utilement encore au poète qu’au
peintre, quoique pour ce dernier, il soit un puissant flambeau » (Correspon‑
dance entre Goethe et Schiller, Charpentier, 1863, t.  I, p.  320‑321, citée dans
l’introduction aux Essais sur la peinture, éd. citée, p. 7).
37.  Goethe, Écrits sur l’art, tr. J.‑M. Schaeffer, Klincksieck, coll. « L’esprit et
les formes », 1983, p. 174.
38.  Les analyses de Jacqueline Lichtenstein montrent que la force de la pensée
de Diderot est d’en rester à la permanente conscience du cadre, l’émotion vivante
ou vitale survient alors avec force dans une conscience de l’artefact : « Le senti‑
ment esthétique diffère du vrai sentiment de plaisir ou de peine qui accompagne
le spectacle d’un événement réel » (La Tâche aveugle. Essai sur les relations de la pein‑
ture et de la sculpture à l’âge moderne, Gallimard, coll. « nrf Essais », 2003, p. 80).
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L’atelier de Balzac 289

– et Balzac –, valorise le travail qui permet de tenir « l’imagina‑


tion dans les bornes qui lui sont prescrites » non par les règles,
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mais par la règle de « l’ordre général des choses »39. On connaît
la réticence de l’auteur du Traité des couleurs face aux théories,
sa résistance aux positions de Schlegel et l’affirmation réitérée
d’un empirisme artistique qui relève du « trouver en faisant »
et permet d’atteindre à ce qu’il désigne comme une « théorie
vivante »40. Dans le texte de Balzac, on se souvient que c’est à
Porbus qu’est prêtée la réplique : « Travaillez ! les peintres ne
doivent méditer que les brosses à la main », dans un discours
direct où il tente de reprendre une place de maître auprès
du néophyte Poussin, en affirmant que Frenhofer « est aussi
fou que peintre » et qu’ « à force de recherches, il en est arrivé
à douter de l’objet même de ses recherches » (p.  427). La
dénonciation très goethéenne de l’excès de l’Idée paraît donc
sensible dès le portrait initial de Frenhofer, où l’on se souvient
de ce front proéminent qui le place du côté des personnages
pris par l’obsession et le fantasme dévastateur de l’Idée : ceux
qui, autres Louis Lambert, apparaissent dans la trilogie consa‑
crée aux artistes en échec. La valorisation du travail et de la
main, contre le risque de l’Idée seule qui égare le peintre, et
plus généralement l’homme, est présente en creux dans les
commentaires qui concernent Mabuse dans Le Chef‑d’œuvre
inconnu, manifestée aussi dans le désir de voyager pour penser
à sa toile, donné comme une fuite de Frenhofer, lorsqu’il
achoppe dans sa recherche. Un tourniquet énonciatif distribue
ainsi des positions théoriques dont la synthèse est sensible dans

39.  Diderot, Discours de la poésie dramatique [1758], Œuvres esthétiques, coll.


« Classiques Garnier », p. 219.
40.  Voir ce passage des « Beaux‑arts » (1772) : « Pour être profitable aux
arts, n’importe quel effort spéculatif doit concerner directement l’artiste, il doit
nourrir d’oxygène son feu naturel afin qu’il s’étende et demeure actif. Car seul
importe l’artiste, afin que dans sa vie, il ne sente d’autre félicité que celle de son
art, y vive, s’enfonçant dans ses outils de création, avec toute sa sensibilité et
toutes ses forces […] C’est ainsi que peu à peu nous rassemblerions une théo‑
rie vivante, allant de l’aspect mécanique à l’aspect intellectuel, du broyage des
couleurs et du montage des cordes jusqu’à l’influence véritable des arts sur les
âmes et les sens ; nous donnerions joie et courage à l’amateur et serions peut-
être de quelque profit au génie » (Goethe, Écrits sur l’art, éd. cit., p. 80‑81).
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290 Dominique Massonnaud

une lecture de l’ensemble de l’œuvre. La seconde section de


La Comédie humaine paraît en effet livrer les causes de faits
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qui sont déjà apparus dans les Études de mœurs : l’échec du
sculpteur Steinbock, doué de capacités de conception mais
paresseux, est ainsi commenté dans une intrusion de discours
auctorial qui valorise « l’exécution et ses travaux » : « La main
doit s’avancer à tous moments, prête, à tout moment, à obéir à
la tête. »41 Il fait contraste avec la réussite artistique et humaine
d’un autre peintre : le Joseph Brideau de La Rabouilleuse. Ce
dernier paraît alors une des rares images positives du créateur
au travail, qui prend en charge l’hétérogénéité, la disparate
et les caprices de la nature : « Il méditait alors de rompre en
visière aux classiques, de briser les conventions grecques et
les lisières dans lesquelles on renfermait un art à qui la nature
appartient comme elle est, dans la toute‑puissance de ses créa‑
tions et de ses fantaisies. »42
Miroir de sorcière qui grossit le trait, miroirs en galerie
qui diffractent l’unité référentielle, Frenhofer, Porbus, comme
les autres artistes de La Comédie humaine, permettent de livrer
l’esquisse d’un portrait de l’auteur : saisi par quelques notations
récurrentes, comme l’analogie posée, à propos de Lucien, lors‑
que le personnage se dégage du lien avec Herrera, à la fin de
Splendeurs et misères des courtisanes : « La fièvre du suicide com‑
muniquait à Lucien une grande lucidité d’esprit et cette acti‑
vité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de
la composition. »43 La fièvre créatrice efficace – et périlleuse –
parviendrait alors à renouveler les lois de la composition classi‑
que en conjuguant « lucidité d’esprit » et « activité de main » :
ce composé de travail et de vision qui conduit au vrai.
À terme, cette proposition de relecture du Chef‑d’œuvre
inconnu permet de le penser comme un espace dialogique où
se confrontent les principes esthétiques en même temps que
se superposent les époques, dans un singulier feuilleté qui fait
résonner au présent pour le lecteur des années 1830‑1840 la
fable inscrite dans le début du xviie siècle. Quittant les principes

41.  La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 242.


42.  La Rabouilleuse, Pl., t. IV,
43.  Splendeurs et misères des courtisanes, Pl., t. VI, p. 791.
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L’atelier de Balzac 291

du vraisemblable pour se soumettre à l’impératif du vrai, qui


impose de saisir les particularités et de suivre le gré du hasard,
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l’historien des mœurs du premier xixe siècle que l’on retrouve
dans l’« Avant‑propos » de La Comédie humaine se place déjà
avec force dans la filiation du « grand Goethe ». Il se donne
comme le « sténographe » des discours du présent sur l’art mais
prend aussi en charge leur résonance passée. Balzac fait alors
de son projet de grand œuvre une originale scène énonciative,
marquée par la polyphonie plus que par l’énoncé monolo‑
gique : un texte où s’inventent les principes d’une poétique
historique ; où le regard de témoin et d’observateur quitte les
schèmes platoniciens d’une écriture mimétique pour proposer
une représentation du vrai, de la complexité des discours et
des visions qui font aussi le réel ; une représentation fondée sur
les effets sensibles qui engagent le récepteur et, à ce titre, une
œuvre marquée par la transubjectivité.
Dominique Massonnaud.

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