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C’est vers l’âge de quarante ans que Malek Bennabi (1905-1973) a entrepris la rédaction de
son premier livre, « Le phénomène coranique : essai d’une théorie sur le Coran », publié en
février 1947 par la maison d’édition algérienne « En-Nahda » créée un an plus tôt à la
Casbah par les frères Mimouni. La préface est signée par Abdallah Draz, cheikh azharien qui
égyptienne de présider aux destinées d’ « Al-Azhar ». Le livre sera traduit et publié en arabe
au Caire dix ans plus tard (1957). Il se compose d’une introduction et de onze parties : le
remarquables.
Au cours de ses années d’étude à Paris entre 1930 et 1936, Bennabi avait remarqué
combien les étudiants maghrébins et orientaux qui venaient poursuivre leurs études en
France étaient exposés à l’influence des idées orientalistes. Faute d’avoir produit elles-
mêmes une pensée actualisée, les élites musulmanes modernistes se retrouvaient sous la
dépendance des écoles orientalistes, surtout française et anglaise, qui poursuivaient des
buts qui n’étaient pas toujours désintéressés. Ces spécialistes lui apparaissent dans leur
l’élite musulmane en formation dans les universités européennes et écrit : « La renaissance
jeunes musulmans lettrés puisent aujourd’hui leur édification religieuse, et parfois leur
Un bâtisseur doit commencer par les fondations. Et ces fondations, pour un homme qui
s’apprête à livrer sa pensée comme on livre un édifice étage après étage, sont l’islam, le
démontrant la non-implication dans son élaboration de celui qui l’a porté, le Prophète
Mohammad.
Les musulmans ne disposaient jusque-là que des arguments de l’exégèse classique fondés
sur l’inimitabilité et la perfection stylistique du Coran (« I’idjaz ») pour défendre leur foi. Les
convictions des intellectuels, réformistes ou modernistes, comme celles des gens du peuple,
étaient placées sous la seule égide de la théologie. Aux yeux de Bennabi, ces garanties
n’étaient plus en mesure de résister aux assauts des idées du siècle particulièrement
remontées contre l’esprit religieux en tant que tel. Il fallait autre chose que le principe
d’autorité des Anciens pour répondre à l’exigence d’une élite « désormais engouée de
positivisme ». Il fallait placer les convictions religieuses sous une égide nouvelle, celle de la
raison. C’est ce qu’il se propose de faire : «Nous voudrions, sinon fournir directement la
le débat religieux afin d’amener l’intellectuel algérien à édifier lui-même cette base
nécessaire à sa foi ».
Bennabi a pris d’entrée de jeu le soin d’informer le lecteur que « Le phénomène coranique »,
rédigé pour l’essentiel alors qu’il était enfermé dans un camp de concentration français avant
la fin de la seconde guerre mondiale, n’est qu’une indication pour des travaux à venir,
depuis les Septantes, la Vulgate, les documents massorétiques, les documents syriaques et
araméens, le problème des Saintes Ecritures ». Il fait rapidement allusion aux circonstances
dans lesquelles le travail a vu le jour, nous apprenant qu’il s’agit de la reconstitution d’un
original détruit dans des circonstances qu’il ne précise pas : «Nous avons, croyons-nous,
coranique », et en désigne le double objet : « Procurer d’une part aux jeunes musulmans
algériens une occasion de méditer la religion, et suggérer d’autre part une réforme
ou toute intention de disqualifier les autres prophètes. Il aura donné ainsi une application
concrète au verset coranique : « Dis : « Ô peuples des Ecritures, élevons-nous à une parole
eue envers eux, accusant le Prophète d’imposture et de plagiat de la Bible alors que celle-ci
n’a pu éviter de reconnaître que les livres de l’Ancien Testament « contiennent de l’imparfait
et du caduc ».
Le Dr. Maurice Bucaille qui s’est spécialisé dans la confrontation des Ecritures avec les
données de la science écrit : « Quant au Coran, des idées erronées ont été entretenues
dans nos pays pendant longtemps, et le sont encore au sujet de son contenu et de son
histoire… Nul doute que les assertions sur l’homme qui en sont extraites pourront étonner,
comme elles m’ont étonné lorsque je les ai découvertes. De plus, la comparaison des deux
textes, biblique et coranique, est très suggestive : l’un et l’autre évoquent un Dieu Créateur,
mais on s’aperçoit que les détails descriptifs de la Création du récit biblique, scientifiquement
inacceptables, n’existent pas dans le Coran. Ce dernier contient par contre sur l’homme des
le Coran fut porté à la connaissance des hommes, étant donné ce que l’on sait du savoir du
temps. Ces constatations n’avaient pas encore fait l’objet d’une communication scientifique
avance de près de quatorze siècles sur des découvertes modernes ». Et Maurice Bucaille de
tirer cette cinglante conclusion : « Si Muhammad avait été l’auteur du Coran, on ne voit pas
comment il aurait pu discerner les erreurs scientifiques de la Bible sur de nombreux sujets, et
L’islam n’a jamais fait mystère de sa proximité avec les autres religions révélées dont il
ci : « Il vous a prescrit comme religion ce qu’il avait prescrit à Noé, celle qui t’est révélée,
celle que nous avons prescrite à Abraham, à Moïse, à Jésus en leur ordonnant d’observer
cette religion et de ne pas en altérer le sens par la division. » (42-13). D’autres versets
affirment que les musulmans ne seront pas privilégiés par rapport aux autres croyants :
« Ceux qui croient, ceux qui sont juifs, nazaréens ou sabéens, quiconque croit en Dieu et au
Jour dernier et fait le bien, à ceux-là est réservée leur récompense auprès de leur Seigneur ;
il n’y aura point de crainte pour eux et ils ne seront point affligés » (2-62).
aborde cet aspect, écrivant : « Le Coran se réclame hautement de la lignée biblique. Il
revendique constamment sa place dans le cycle monothéiste et, par cela même, il affirme
même. Voici, entre autres, un verset qui accuse particulièrement cette parenté : « Ce Coran
ne peut être l’œuvre de quiconque d’autre que Dieu. Il confirme la vérité des Ecritures qui le
précèdent, il en est l’interprétation. On n’en saurait douter : le Souverain des mondes l’a fait
descendre des cieux » (10-37). Et Bennabi de conclure : « Toutefois, cette parenté laisse
bien au Coran son caractère propre : sur beaucoup de points, il semble compléter ou même
Mais, observe-t-il, l’islam n’a pas fait que confirmer la pensée monothéiste, il a augmenté sa
portée. C’est ainsi que le judaïsme a fondé sur le privilège de l’élection d’Israël « tout un
système religieux nationaliste. Dieu y était à quelque chose près une divinité nationale. Si
bien d’ailleurs que l’essence du mouvement prophétique, depuis Amos jusqu’au second
Isaïe, sera précisément une réaction violente contre cet esprit particulariste ; tous les
prophètes comme Jérémie qui appartiennent à ce mouvement réformiste feront des efforts
afin de rétablir Dieu dans ses droits universels ». Avec le christianisme, la pensée
monothéiste a subi une autre entorse : Dieu n’est pas Un, mais multiple. En outre, il se serait
Ni dans le premier cas ni dans le second l’islam n’a repris les dogmes sur lesquels reposent
les deux religions qui l’ont précédé. Il les a au contraire amendés : Dieu est Un et universel :
monothéiste, et on ne sait pas jusqu’à quel point tous les remous ultérieurs de la pensée
Coran. »
C’est en ce sens que l’islam s’identifie à la tradition primordiale universelle (ad-ddin al-hanif)
[3]. En voulant résumer la morale propre à chacune des trois branches du monothéisme,
faire le mal », et que les Evangiles commandent de « ne pas réagir contre le mal », le Coran,
Bennabi confronte dans son essai les versions biblique et coranique de l’histoire de Joseph,
en relève les parentés et les différences, avant de conclure que le Prophète Mohammad
n’était pas instruit des Ecritures judéo-chrétiennes, que son milieu ne connaissait aucune
influence provenant de cette source et qu’à l’époque il n’existait aucune traduction en arabe
concerne la sortie des Hébreux d’Egypte sous la guidée de Moïse et la fin tragique de
Pharaon pour relever là aussi les points de convergence et de divergence dans les deux
Ecritures.
C’est ainsi que si la Bible nous apprend que Pharaon a été englouti par les eaux qui se sont
refermées sur lui et ses troupes, le Coran confirme ces faits mais ajoute au récit un élément
inédit, à savoir que Dieu a décidé de le « sauver dans son corps afin qu’il soit un témoignage
pour la postérité » (20, 91-92). Or, Bennabi prend ce verset au pied de la lettre pour en
inférer que Pharaon n’est pas mort dans les flots mais qu’il a subi un choc tel qu’il a été
l’histoire des dynasties qui ont régné sur l’Egypte, il croit, sur la base des documents
Dans la plurimillénaire histoire de l’ancienne Egypte ce pharaon (désigné aussi sous le nom
d’Aménophis IV) est connu comme étant le seul qui a essayé de faire évoluer - de manière
Pour marquer sa volonté de rompre avec la culture religieuse païenne de son temps, il est
allé jusqu’à abandonner Thèbes pour une nouvelle capitale qu’il fit construire sur l’actuel site
sont empressés d’effacer des mémoires. Pour Bennabi elle résultait de ce qu’il était devenu
in extremis croyant. Pour Sigmund Freud, Amenhotep IV n’a pas fondé une nouvelle
religion : « Le jeune souverain trouva un mouvement qu’il n’eut pas besoin de créer, mais
nouveau culte : « Il (Amenhotep IV) n’adorait pas le soleil en tant qu’objet matériel, mais en
tant que symbole d’un être divin dont l’énergie se manifestait par ses rayons. Il ajouta à la
doctrine d’un dieu universel quelque chose qui en fit le monothéisme, à savoir son caractère
exclusif. Dans l’un de ses hymnes, il est dit clairement : « Oh toi ! Dieu unique à côté de qui il
Freud nous apprend aussi que ce pharaon avait interdit sous peine de graves châtiments le
culte des dieux, l’adoration d’Amon, la pratique de la magie, les mythes d’Osiris et du
royaume des morts… Il estime enfin que Moïse, qui serait un Egyptien et non un Hébreu, a
trouvé les éléments de sa croyance dans la religion d’Akhenaton et que l’Exode n’a eu lieu
Maurice Bucaille s’est intéressé à cette affaire dans « La Bible, le Coran et la science »[7],
avant de lui consacrer vingt ans plus tard un ouvrage complet où il prend le contre-pied de
Bennabi et de Freud. Il pense que Pharaon est mort noyé et que son corps fut effectivement
retrouvé conformément à la promesse de Dieu dans le Coran. C’est à son seul corps que
Les corps de tous les pharaons concernés par les évènements décrits dans les Ecritures
saintes ont été retrouvés à la fin du XIX° siècle dans la Nécropole de Thèbes, dans la Vallée
des Rois, où ils ont été préservés pendant plus de 3000 ans. La chronologie des rois de
eu affaire à Ramsès II avant son exil en pays madianite, puis à Mineptah qui serait le
La thèse soutenue par Bennabi rejoint cependant celle de la tradition juive qui situe l’Exode à
l’époque d’Amenhotep IV, mais s’en éloigne quand cette dernière affirme que la
« révolution religieuse de celui-ci ne doit rien à Moïse puisqu’elle lui est antérieure. André
Neher écrit : « C’est surtout l’extraordinaire aventure spirituelle d’Amenhotep IV que l’on met
en rapport avec celle de Moïse… Il devient Ikhénaton (le fils d’Aton), et sa capitale
Ikhoutaton. C’est, du moins dans toute l’Antiquité, en dehors d’Israël, l’unique instant de
monothéisme[8] ». Elle est en tout cas conforme à l’exégèse biblique de 1768 qui présente
Avant sa publication, « Le phénomène coranique » a été, comme on le sait, soumis au cheik
Draz de l’université islamique d’al-Azhar pour qu’il en rédige la préface. Dans celle-ci, le
alem égyptien n’a pas manqué d’attirer l’attention du lecteur sur quelques points sur lesquels
il était en désaccord avec Bennabi, mais ni lui, ni davantage son compatriote Abdessabour
Chahine qui a traduit l’ouvrage en arabe, ne se sont arrêtés à cette question qui n’aurait pas
dû échapper à des hommes versés dans la connaissance du Coran et à des Egyptiens plus
Bennabi s’est également livré dans « Le phénomène coranique » à un rapprochement entre
le contenu de certains versets coraniques et les ultimes connaissances mises à jour par le
progrès scientifique. Il n’en a pas fait cependant une spécialité même s’il a eu l’intention
d’écrire un livre intitulé « Sur les traces de la pensée scientifique de l’islam ». Pour lui, il
importe peu que le caractère divin du Coran soit corroboré par des découvertes
scientifiques. Au contraire, il redoute que les musulmans ne tombent dans un autre travers,
Il écrira à ce sujet trente ans plus tard dans « L’œuvre des orientalistes et leur influence sur
contient une allusion plus ou moins claire à telle découverte, mais de se demander si le
Coran peut créer dans une société le climat favorable au développement de la science, et s’il
vue épistémologique, mais d’un point de vue psychosociologique. Il suffirait d’ailleurs pour
justifier la pensée islamique du premier point de vue d’évoquer à son actif deux inventions
sans lesquelles tout le progrès technologique du XX° siècle serait inconcevable. En effet, le
pourrait-il se concevoir sans des méthodes de calcul ultra-rapides qui n’ont été possibles
qu’avec la mise au point préalable d’un système numérique approprié ? Seul le système
décimal qui permet d’écrire une constante comme le nombre d’Avogadro avec neuf chiffres
seulement pouvait le permettre. Or, cette mise au point préalable essentielle a été faite par
la civilisation musulmane, c’est-à-dire d’une façon plus précise dans le climat intellectuel
formé par la notion coranique. De même, sans la contribution de l’algèbre dont le nom même
est arabe et qui a permis au calcul de passer du stade numérique à celui de la
mathématique pure, le progrès n’eut été possible dans aucun domaine des sciences
exactes. Or, c’est dans le climat créé par la notion coranique que l’algèbre a vu le jour… Il
est superfétatoire d’ajouter que le Coran n’a apporté dans ses versets ni le système
important : le climat moral et intellectuel dans lequel a pris naissance une attitude nouvelle à
l’égard de la science ».
« Le phénomène coranique » est l’œuvre d’un savant. Tel un chercheur dans un laboratoire,
l’auteur entre dans les méandres du Coran, procède à des prises d’échantillons et va les
déposer sous l’œil du microscope. Il en sort non pas avec une satisfaction béate mais avec
une conclusion générale qui s’étend à l’ensemble des aspects de la vie historique : « Le
Coran brosse un tableau saisissant du drame perpétuel des civilisations sur lequel il nous
invite à nous pencher ». Un tel travail a requis un esprit scientifique nourri des plus récentes
information complète sur les religions. Il a pourtant été écrit dans un camp de concentration
par un homme qui risquait d’être passé par les armes si les accusations qui pesaient sur lui
venaient à être prouvées et qui, au lieu d’être préoccupé par son sort, est habité par la
rationnelle.
Il faut signaler qu’avant de rédiger « Le phénomène coranique » Bennabi a connu une
période de doute dont il fait état lui-même. En effet, il évoque à la fin de son livre cet
embarras et « les préjugés de l’intellectuel, parfois déconcerté par l’ordre imprévu des
idées (formulées dans le Coran) et par leur nature parfois surprenante ». Mais à mesure qu’il
sont pas ceux d’une encyclopédie de faits scientifiques, ni d’un livre didactique consacré à
une discipline particulière ». Le Coran, le Prophète et la Sunna lui sont alors apparus comme
portant en eux-mêmes les preuves rationnelles de leur authenticité. C’est ainsi que ses
Bennabi s’est réalisé intellectuellement en réalisant cet ouvrage. Il s’est libéré définitivement
d’une confusion : le problème n’est pas dans l’islam mais dans la manière dont les
musulmans l’ont compris et vécu. C’est en se libérant de ce travail qu’il est passé du
philosophie de l’histoire.
présentation dans la presse nationaliste : « Le livre de M. Bennabi, outre qu’il pose et résout
le problème de la foi d’une manière magistrale, est appelé par ses répercussions
psychologiques et sociales à un retentissement considérable… En saluant « Le phénomène
coranique » comme point de départ d’un renouveau religieux nécessaire dans ce pays, nous
souhaitons de tout cœur qu’il soit aussi le premier monument de la pensée algérienne
de Paris pour proclamer sa conversion à l’islam. C’est le Dr. Emmanuel Benoist. Il confie à
coranique » qui m’a convaincu que le Coran était un livre divin. Il y a certains versets qui
enseignent exactement les mêmes notions que les découvertes les plus récentes et les plus
NB
[1] Dans l’introduction à « La Bible, le Coran et la Science » (Ed. SNED, Alger, 1976)
Maurice Bucaille fait état des changements survenus dans l’attitude des plus hautes
autorités ecclésiastiques envers l’islam au cours des dernières décennies et cite à l’appui un
élaboré à la suite du concile de Vatican II et qui invite les chrétiens à écarter « l’image
« reconnaître les injustices du passé dont l’Occident d’éducation chrétienne s’est rendu
en 1955. A l’époque, elle dirigeait le service des sciences humaines du CNRS. Elle dit à
pouvais imaginer que Dieu se révèle d’une manière privilégiée soit à un peuple élu
(judaïsme), soit à une Eglise (christianisme). Dieu étant par essence la Vérité, ne pouvait se
révéler de différentes manières : celle-ci ne pouvait être qu’unique à mes yeux… La grande
idée de l’islam c’est qu’il se veut le rappel de ce qu’a d’essentiel la révélation abrahamique…
J’ai longuement réfléchi avant de me décider. Je voulais être sûre de moi. Avant de faire ma
déclaration de foi musulmane, j’ai fait trois ans d’études théologiques chrétiennes afin d’être
certaine que je ne rejoignais pas l’islam par méconnaissance du christianisme… Pour moi,
l’islam est le commun dénominateur de toutes les autres religions ». Cf. Pierre Assouline
«Les nouveaux convertis », Ed. Albin Michel, Paris 1982. Le 17 décembre 2005, le
a- « Nous avons fait traverser la mer aux fils d’Israël. Pharaon et ses armées les
poursuivirent avec acharnement et hostilité, jusqu’à ce que Pharaon, sur le point d’être
englouti, dit : « Oui, je crois : il n’y a de dieu que celui en qui les fils d’Israël croient ; je suis
du nombre de ceux qui lui sont soumis ». Dieu dit : « Tu en es là, maintenant, alors que
précédemment tu étais rebelle et que tu étais au nombre des corrupteurs. Mais aujourd’hui,
nous allons te sauver en ton corps afin que tu deviennes un signe pour ceux qui viendront
b- « Pharaon les poursuivit avec ses armées ; le flot les submergea. Pharaon avait égaré
[7] Op.cité.
Le 06 octobre éclate une nouvelle guerre arabo-israélienne. Aux premiers jours du conflit, les
troupes égyptiennes réalisent des prouesses : elles traversent le canal de Suez et détruisent la
ligne Bar Lev, une fortification présumée imprenable. Les jours suivants, les Etats-Unis
fournissent Israël en images satellitaires et approvisionnent sans discontinuer ses armées. Les
pays arabes se solidarisent de l’Egypte et de la Syrie et déclenchent la « guerre du pétrole » ; les
prix du baril, inférieurs alors à un dollar, sont multipliés par quatre ; l’Occident s’en alarme ; des
menaces sont proférées contre les pays producteurs arabes ; on agite même le spectre d’une
intervention nucléaire.
Bennabi se trouve depuis le mois de septembre dans un hôpital parisien, la Pitié-Salpêtrière, le
plus souvent dans le coma. On a diagnostiqué une prostate métastasée. On l’avait difficilement
autorisé à quitter l’Algérie alors que ses proches voulaient l’évacuer en France dès le mois de
juillet. Les médecins avisent sa famille que plus rien ne pouvant être fait pour lui, il vaut mieux le
rapatrier. Le 31 octobre, il décède en son domicile. Le lendemain, sa dépouille est transportée à
la mosquée de l’Université d’Alger où est célébrée la prière des morts à laquelle participe l’auteur
de ces lignes. Un très long cortège porte sa dépouille jusqu’au cimetière de Sidi M’hamed à
Belcourt où il est enterré à côté de Aly al-Hammamy et du Dr. Khaldi. Non loin, se trouve la
tombe de Cheikh Bachir al-Ibrahimi, décédé en mai 1965. Le lendemain du décès, c’est à peine
si un petit entrefilet en bas de page a été publié dans la presse officielle algérienne pour
annoncer la nouvelle[1].
Parce qu’il a deviné précocement que sa vie allait être pénible, lourde à porter, Bennabi s’est
très tôt intéressé à la mort : il l’a souhaitée en quittant l’Algérie en 1934 après la mort de sa mère,
quand le bateau qu’il a pris fut pris dans une tempête. Il a espéré le déraillement du train qui le
ramenait d’Italie en 1936. Il a supplié le ciel de mourir d’une balle perdue ou d’un obus au cours
des bombardements de l’Allemagne en 1943 où il travaillait dans une usine. Il s’est procuré une
arme à feu en 1947 pour on ne sait quel usage. Il a constitué des stocks de médicaments avec
l’intention de s’empoisonner. Il a dressé en 1951 une potence pour se pendre, mais ni il pût
jamais surmonter l’interdit religieux du suicide, ni le ciel ne voulût exaucer ses prières.
Finalement, il est mort à petit feu, tué lentement par la colonisabilité, la lutte idéologique,
la boulitique et la maladie.
Il a été la victime expiatoire d’une époque de grands conflits et d’une nation ignorante. Il est mort
en combattant solitaire sur un front invisible où les armes ne font pas de bruit. Il est mort avec
une plus grande peur pour son œuvre, ses manuscrits et ses Carnets, que pour sa vie. Il avait
consigné dans une note du 9 mai 1969 : « Je suis certain que la haine bestiale que je sens
autour de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après ma mort, Mr. X
cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les Carnets dont il connaît l’existence), même
dans les tripes de mes enfants pour effacer toute trace de ma pensée ». Il a résisté au moyen de
sa culture, de sa puissance de raisonnement, de sa rationalité, de sa foi, de sa plume, jusqu’à ce
que la Providence veuille bien le rappeler… Il était profondément pénétré de l’idée que sa vie
correspondait à une mission et qu’il était prédestiné à remplir le devoir pour lequel il a été conçu.
Il en avait une conscience aiguë, lui qui écrivait en 1956 dans ses Carnets : « Je suis un atome
engagé entre des forces colossales ; mais un atome nécessaire au mouvement de la roue de
l’Histoire. »
Sa présence sur la terre ne pouvait être l’effet d’un hasard, une simple étendue de temps, elle
avait forcément un sens, elle devait être dévouée à une cause. S’il n’a pas écrit « Le livre
proscrit » dont il eut l’inspiration à l’âge de vingt ans, il a mené de bout en bout la vie d’un
proscrit. Les années les plus dures ont été pour lui qui ne vivait et ne respirait qu’à travers
l’écriture, celles de l’indépendance où c’était son pays, son gouvernement, qui l’empêchaient de
penser, et en tout cas de publier. A l’exception du premier volume de ses Mémoires (l’Enfant) et
de trois plaquettes[2], aucun de ses ouvrages n’a été édité en Algérie entre 1962 et 1989, année
où fut levé le monopole étatique de l’édition. Depuis 1968, il ne pouvait plus publier quoi que ce
soit dans la presse à l’exception d’une présentation d’un livre de Pierre Rossi, « Les clés de la
guerre » dans le quotidien « El-Moudjahid ». Il s’est alors rabattu sur des moyens de fortune
comme « Que sais-je de l’islam ?», assemblage de quelques feuillets ronéotypées, distribué en
quelques dizaines d’exemplaires, qu’il ne dédaignait pas cependant, comme les premiers
hommes quand ils écrivaient sur des omoplates ou des peaux de bêtes.
Dans « Le gai savoir »[3] Nietzsche a écrit : « Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à
notre vie et devenons vivants, oh très vivants ! nous autres hommes posthumes ». Il n’y a aucun
doute que Nietzsche vit toujours, plus vivant que jamais, dans toutes les universités et les
littératures du monde. Peut-on en dire autant de Bennabi ? A la différence de Nietzsche, esprit
puissant apparu au XIXe siècle dans une Europe ascendante et une Allemagne réunie qui ont
toujours honoré leur élite et porté leurs penseurs sur les fonts baptismaux, lui, est né dans un
pays colonisé et fut tout de suite perçu comme un danger aussi bien par ses adversaires que par
les siens, même si les raisons différaient des uns aux autres. Plus d’une fois, lors de ses
séminaires, il a laissé tomber d’un air énigmatique : « Je reviendrai dans trente ans ».
Trois ans après sa mort, l’Algérie entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur le
parti unique. Depuis le renversement de Ben Bella en 1965, le pays a été gouverné sans
constitution et sans représentation parlementaire. Le pouvoir autorise pour quelques semaines
un débat national pour discuter du nouveau cadre légal fait d’un projet de « charte nationale »,
d’un projet de constitution et d’une élection présidentielle. Profitant de cette brève liberté
d’expression, je regroupe et publie avec deux condisciples sous le titre « Les grands thèmes »
cinq textes de Bennabi accompagnés d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en
faciliter la lecture[4]. Le choix était en rapport avec les questions soulevées par le débat national.
C’est en achetant ce livre dans une librairie d’Alger qu’un Américain en poste à Alger, David
Johnston, découvre Bennabi. Je ferai sa connaissance en 2003 et le mettrai en relation avec son
compatriote Allan Christelow. Omar Kamel Meskawi, que je ne connaissais alors que de nom,
édita, après l’avoir traduit en arabe, ce livre à Damas quelque temps après. Deux ans après, le
président Boumediene décédait d’une mystérieuse maladie.
Au début des années quatre-vingt, les prix du pétrole atteignent de hauts niveaux, les
programmes d’importation déversent sur le marché algérien produits électroménagers et
alimentaires subventionnés par l’Etat-providence, les futurs animateurs de l’islamisme
investissent discrètement le champ des activités publiques, les universités et les mosquées, le
groupe Bouyali se prépare à l’action armée où vont fourbir leurs armes les futurs chefs du
terrorisme, le pouvoir prépare le prochain congrès du parti unique, le nom de Malek Bennabi a
complètement disparu… En 1984, le président Chadli Bendjedid lui décerne à titre posthume la
médaille de l’Ordre national du mérite en même temps qu’à une centaine d’autres personnalités
algériennes de tous bords vivantes ou décédées (dont Ferhat Abbas). Le pays vogue inconscient
sur une mer étale de pétrole quand une brusque chute des cours ramène les ressources en
devises à un niveau tel qu’il n’est plus possible de financer le farniente national. En octobre 1988,
le système politique et économique inspiré du modèle soviétique s’effondre dans une ambiance
d’émeutes. Le président Chadli essaye de le réformer in extrémis, mais ne s’y étant pas vraiment
résolu, il est emporté par les vagues déchaînées du mécontentement populaire, et l’ascension
fulgurante des mouvements islamistes… Les évènements déclenchés vont causer la mort de
centaines de milliers d’Algériens et occasionner au pays des dégâts de plusieurs dizaines de
milliards de dollars, retardant son développement de plusieurs lustres.
Avec le multipartisme et la liberté d’expression au début des années quatre-vingt dix le nom de
Bennabi est de nouveau prononcé dans les journaux, en liaison surtout avec la fondation
du « Parti du Renouveau Algérien » par l’auteur de ces lignes. Des journalistes nationaux et
étrangers viennent au siège du parti et demandent à en savoir davantage sur l’homme dont il
s’inspire. C’est ainsi que j’ai reçu en 1991 la chercheuse allemande Siegrid Faath à qui j’ai parlé
de Bennabi pendant de longues heures. Quelques mois plus tard, elle publiait dans une revue de
Hambourg[5] une étude intitulée « Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, visionnaire
d’une civilisation islamique dans l’Algérie colonisée et indépendante ».
Un peu plus tard, on se met évoquer le nom de Bennabi pour qualifier un courant apparu à
l’intérieur du « Front islamique du salut ». Dans les milieux opposés à l’islamisme, on y voit la
preuve que Bennabi est le « fondateur de l’islamisme algérien ». Ce qu'on a nommé la
«Djaz'ara» (tendance dite « algérianiste » au sein du FIS) n'est qu'un mythe, une mystification,
car jamais Bennabi n'a, ni n'aurait pu, par les dispositions de sa vie et de sa pensée inspirer un
discours populiste (la boulitique), susciter une action violente, ou soutenir l’idée d’un Etat
théocratique. Le mouvement islamiste algérien dans toutes ses nuances ne s'est jamais
formellement revendiqué de la pensée de Malek Bennabi, même si quelques uns de ses
représentants ont fait quelques apparitions à son domicile entre les années 1964 et 1973, c’est-
à-dire plusieurs décennies avant l’émergence du radicalisme islamiste en Algérie.
Ce qu’il faut par contre concéder, c’est que le populisme des « Frères musulmans » et la
démagogie des tribuns islamistes égyptiens ou autres ont été plus forts que l'élitisme de Bennabi.
L'islamisme apparu en Algérie peut être qualifié d’égyptien, iranien, afghan ou salafiste mais n’a
rien à voir avec les idées de Bennabi qui n'était que pondération, humanisme et rationalité.
L'hostilité que lui ont vouée jusqu'à sa mort les marxistes et les populistes se justifiait par le
barrage à leurs idées qu'il avait constitué tout au long de sa vie. Les partisans de cette idéologie
lui avaient fait auparavant un procès en nationalisme en déformant le concept
de colonisabilité créé par lui pour exprimer une idée qui remonte à l'Antiquité. Les orientalistes
français l’ont tenu dans la même hostilité en raison de son parcours général et de deux ouvrages
«La lutte idéologique dans les pays colonisés», et «L’œuvre des orientalistes et son influence sur
la pensée musulmane moderne» qu'il leur a consacrés.
Il est possible de dire qu’aucun profit n’a été tiré des analyses, des propositions, des
prémonitions et des mises en garde de Malek Bennabi ni en Algérie ni dans le reste du monde
musulman. En Algérie, le mouvement national ne s’intéressait pas à la Renaissance mais à la
revendication politique. Finalement, c’est lui qui a imposé la décision et c’est ce qui explique les
problèmes dans lesquels se débat encore l’Algérie. Bennabi n'a pas prêché des dogmes qui
enflamment les esprits, mais enseigné des méthodes de raisonnement. Toute sa vie il a été un
opposant au colonialisme, à la colonisabilité, à l'assimilation, à la boulitique, au zaïmisme, au
populisme, à l'économisme... Il était à contre-courant de toutes les tendances qui ont traversé le
monde musulman au cours du dernier siècle. Comment dès lors aurait-il pu être honoré par les
siens? On peut comparer Bennabi à un éclaireur qui, parti en reconnaissance pour trouver le
chemin du salut a la surprise, en se retournant, de découvrir que non seulement la masse ne l’a
pas suivi mais qu’elle est partie dans une autre direction, rappelant l’épisode de Moïse qui, monté
sur le mont Sinaï pour ramener la vérité au peuple hébreu le trouva à son retour vautré dans le
culte du Veau d’or.
Plus d’une fois dans l’histoire on a vu un homme sauver à lui seul une nation, comme il est arrivé
dans plus d’un cas que toute une nation ne produise pas un seul grand homme. Le monde
musulman qui percute un mur à chacun de ses mouvements, semble incapable de tirer de ses
flancs un visionnaire pour éclairer son chemin dans le monde actuel. Trompés par les
mouvements politiques revendicateurs et les discours idéologiques illusoires, encadrés par la
classe des pseudos hommes de religion, les peuples musulmans ont suivi en rangs serrés les
pas des « zaïms » et des « chouyoukhs » qui leur ont fait perdre au cours des deux derniers
siècles toutes les batailles, tous les paris, toutes les occasions. Aujourd’hui, toute lumière s’est
éteinte. On ne sait plus quel chemin prendre, on ne sait pas où aller et, ainsi que le dit Sénèque,
« il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il va ».
En une matinée, celle du 11 septembre 2001, le monde musulman a basculé dans une situation
où l’islam est devenu l’ennemi public international numéro un. Depuis ce jour, les dirigeants les
plus influents du monde se sont lancés dans l’élaboration de stratégies de redistribution des
cartes dans lesquelles le monde musulman n’est plus un sujet mais un objet mis en quarantaine.
Les soi-disant élites des pays musulmans sont une nouvelle fois tétanisées, incapables de
réactualiser la moindre pensée ou d’imposer la moindre idée de changement. Comme à
l’accoutumée, ce sont les « hommes de religion » qui sont réclamés sur les chaînes de télévision
pour entonner le sempiternel discours de l’islam assiégé et des musulmans « meilleure
communauté sortie parmi les hommes ». Ainsi sont faites les masses musulmanes et tels sont
les courants défavorables que Bennabi a rencontrés dans une aire culturelle où on ne voyait en
lui ni un « alem » typique, ni une autorité habilitée à parler de religion, ni un tribun tel qu’en
raffolent les foules, ni un propagandiste assermenté et asservi par le pouvoir. Tel devait être
finalement le destin d’un homme soucieux d’indépendance de sa pensée, conscient des charges
qui pèsent sur un témoin au regard de Dieu et identifié par la « lutte idéologique » comme un
ennemi.
Paradoxalement, c’est dans ce contexte que la pensée de Bennabi peut encore trouver son
utilité. Certes, il est plus facile de croire à un discours que d’assimiler une pensée, on succombe
plus facilement à un prêche enflammé qu’à un raisonnement froid, et écouter n’oblige pas au
même effort que lire et comprendre. Un regain d’intérêt pour les idées de Bennabi s’est fait jour
un peu partout dans le monde au cours de la dernière décennie. Ses livres, dont quelques uns
ont été traduits en anglais, espagnol, ourdou, turc, persan, malaisien, etc, sont fréquemment
réédités. Un grand nombre de thèses de magistère ou de doctorat sont régulièrement
consacrées à sa pensée dans diverses universités d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Des
colloques lui ont été consacrés par l’université de Kuala Lumpur (Malaisie) en 1991, par
l’université d’Oran (Algérie) en 1992, par le Haut Conseil Islamique en 2003 à Alger, par
l’université islamique de Constantine en 2005 et celle de Béjaïa en 2014.
Mais le plus remarquable est l’intérêt qu’ont commencé à lui porter des universitaires hors de la
sphère islamique comme les Américains Allan Christelow et David Johnston et l’Allemande
Siegrid Faath. Celle-ci le décrit comme « un combattant solitaire, provocateur, ne reculant devant
aucune critique inconfortable, prêt à assumer en tant qu’individu les conséquences de ses
activités ». Christelow estime de son côté qu’il est « un des plus productifs écrivains de l’Algérie
du XXe siècle. Son œuvre est connue au Moyen-Orient et en Europe aussi bien qu’au Maghreb.
Cependant, il est un auteur auquel on se réfère et qu’on cite en passant mais qu’on n’étudie pas
systématiquement… Le lecteur européen et américain comprennent mieux ses écrits que ceux
d’autres penseurs musulmans très connus comme Ali Shariâti ou Sayyed Qotb… Il a essayé de
comprendre la civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large civilisation mondiale…
La recherche des intellectuels musulmans des voies et moyens pour concilier l’islam et la
modernité peuvent susciter un intérêt pour les idées de Malek Bennabi. »
Le chercheur américain est parmi ceux qui, relisant Bennabi à la lumière des données du monde
actuel, se rendent compte que sa pensée est plus actuelle que jamais : « Aujourd’hui que les
conflits du Moyen-Orient prennent une nouvelle tournure et une nouvelle intensité et que la
solution semble introuvable, nous avons besoin de voix et d’idées fraîches comme celles de
Bennabi… Les idées de Bennabi sont d’une importance éclatante dans ce début du XXI° siècle…
L’effort de diffuser ses idées et l’exemple de sa vie, d’inspirer la discussion et la recherche sur lui
en vaut la peine. » Dans sa première étude[6], il peinait à lui trouver une place dans les
catégories utilisées habituellement pour les intellectuels musulmans et écrivait : « La
classification politique qu’on trouve le plus fréquemment en Occident comme libéral, radical,
nationaliste, marxiste ou fondamentaliste islamiste, ne convient pas pour classer Bennabi. Il n’est
pas à proprement parler un penseur politique, mais plutôt un penseur social et surtout culturel ».
Aussi le baptise-t-il « penseur œcuméniste ».
Dans la seconde[7], il semble avoir atteint un autre palier dans l’approfondissement de la pensée
bennabienne : « Malek Bennabi a travaillé pendant une trentaine d’années à établir non
seulement les fondements d’un renouveau islamique, mais aussi les bases d’une compréhension
entre civilisation et foi… Il a essayé de comprendre la civilisation islamique comme faisant partie
d’une plus large civilisation mondiale». Christelow tente dans ce dernier texte d’explorer les
pistes qui pourraient relier la pensée de Bennabi aux perspectives américaines en matière de
rapports entre civilisations et mondialisation.
Le professeur Michel Barbot (Amin Abdulkarim) a dit de lui devant le colloque d’Alger en octobre
2003 : « Malek Bennabi a traversé les trois-quarts du XX° siècle en partageant le destin de son
peuple, pour le pire et pour le meilleur. Avec tant d’autres Algériens, il a subi dans sa jeunesse
les privations que la mission ethnographique Tillon-Rivière dans les Aurès allait observer dans
les années trente, et il a souffert l’injustice sociale qu’Albert Camus allait ensuite dénoncer dans
ses « Actuelles »… A sa manière humaniste qui n’exclut pas une grande fermeté d’expression, il
a peu à peu construit les linéaments de l’algérianité moderne. Non pas en opposant et
substituant un passé mythique aux réalités cruelles du moment, moins encore en prêchant par la
violence un retour stérile à un passé idéalisé, qui n’a sans doute jamais existé et de toute façon
révolu, mais en analysant patiemment, lucidement, sans compromission ni démagogie, les
rapports conflictuels entre ce qu’il appelle l’axe Washington-Moscou et l’axe Tanger-Djakarta…
Faut-il souligner combien ces idées s’appliquent hélas parfaitement à la situation qui pèse
aujourd’hui sur une humanité recrue d’épreuves et d’injustices. A son époque tout aussi
douloureuse et inégalitaire, Malek Bennabi a tenu un langage de moraliste au sens le plus noble
et le plus profond. Il a défendu les droits des uns et des autres, mais en les rappelant à leurs
devoirs respectifs. En relisant certaines de ses vingt et quelques publications, on est frappé par
son absence de manichéisme, son refus de toute apologie des uns et de toute condamnation
aveugle de l’Autre. Son mérite et son courage furent d’autant plus grands qu’il diffusait ces idées
- porteuses d’espérance, de dignité, de restauration nationale, et donc de futures réconciliations -
entre 1945 et 1962. Sa lucidité et son objectivité ont surmonté tout cela et appelé à un dialogue
des civilisations… Les valeurs courageuses d’écoute et de synthèse défendues par Malek
Bennabi restent valables pour le dialogue Islam-Occident. [8]»
Bennabi a voulu être un philosophe des Lumières pour le monde musulman et le doctrinaire de
sa renaissance ; il a espéré être reconnu comme le théoricien de l’afro-asiatisme ; il s’est offert
d’être l’historien de la Révolution algérienne, puis à la libération l’idéologue de sa reconstruction,
mais on a préféré à ses idées le baâthisme, le marxisme, le populisme, l’islamisme… Ce sont
d’autres noms, selon la mode du moment, qui ont été portés aux nues : ceux de Frantz Fanon,
de Michel Aflak, de Mawdudi, de Sayyed Qotb, pour ne parler que des morts. Ces idéologies
envoûtantes auxquelles ils sont liés se sont dissipées comme un enchantement alors que les
idées de Bennabi démontrent dans la situation actuelle du monde leur validité, leur utilité et leur
pérennité. Non pour hier, mais pour maintenant, pour aujourd’hui et demain.
Il était plus proche de Jung et de son « énergie vitale » que de Freud et de sa « libido », il était
plus en phase avec la spiritualité de Keyserling qu’avec le déterminisme de Spengler ; il se serait
reconnu plus volontiers dans Confucius que dans Lao Tseu, dans Socrate que dans Bouddha. Si,
par l’âme, il était un musulman de la plus belle trempe, il était par la raison, l’esprit le plus
rationnel que le monde musulman post-almohadien ait connu. Lui-même n’aimait se définir que
comme un « honnête homme » dans le sens que donnaient à ce mot les Français du siècle des
Lumières. Son œuvre est originale par l’esprit méthodique qui la caractérise, par le style clair et
dépouillé qui lui donne une fraîcheur cristalline, par son net penchant pour la démonstration et la
pédagogie, par ses vues annonciatrices des lignes d’évolution du monde, et surtout par son infini
humanisme…
Il a enrichi les sciences sociales d’une meilleure compréhension de la psychologie et de la
sociologie musulmanes et fourni une interprétation originale de l’histoire de l’islam. Dans l'histoire
de la pensée il aurait été classé parmi les tragiques s'il avait été Grec, parmi les penseurs
vitalistes aux côtés de Fichte, Nietzsche et Spengler s'il avait été Allemand ; Français, il aurait été
rangé avec Durkheim et Comte ; musulman, il est l'égal d'Ibn Khaldoun. Algérien, il est le premier
numéro d'une série qui n'existe pas encore, le précurseur d'un mouvement intellectuel qui n'a pas
encore vu le jour et dont la mission serait de réaliser la synthèse des valeurs de l'islam et de
l'esprit universel dont il avait tant rêvé. Il a été l’ « occidentaliste » musulman le plus compétent.
Médiateur entre la civilisation de l’islam et celle de l’Occident, entre l’islam et l’hindouisme, il est
de tous les penseurs musulmans des deux derniers siècles celui qui a proposé la vision de l’islam
la plus compatible avec le sens de l’histoire.
Il le savait tranquillement, lui qui écrivait dans une note du 25 octobre 1959 : « Mes idées
représentent un effort d’adaptation de la pensée islamique au monde moderne. Je pense que
dans cette voie personne n’a fait quelque chose avant moi ». A l’instar des grands éducateurs de
l’humanité il a prêché et enseigné le Bien chez lui, dehors, à l’étranger, partout où la parole lui fut
proposée. Seul dans la mêlée de son temps, à nul autre pareil dans son aire culturelle, indifférent
aux récompenses qu’on lui faisait miroiter en échange de son « encanaillement », il assuma sa
condition jusqu’au bout. Ces vers de Nietzsche peuvent lui être appliqués : « Oui, son regard est
sans envie ; Il se soucie peu de vos honneurs ; Il a l’œil de l’aigle, il regarde au loin ; Il ne vous
voit pas, il ne voit que des étoiles »[9].
N.B
[1] Cet entrefilet de la taille d’une petite annonce était ainsi rédigé : « Le penseur musulman
algérien Malek Bennabi s’est éteint hier soir en son domicile à la suite d’une longue maladie. Les
obsèques auront lieu le 2 novembre à 14H, après la prière du vendredi. La levée du corps
s’effectuera au 50 Avenue Franklin Roosevelt, Alger. M. Bennabi est connu pour ses nombreux
ouvrages, parmi lesquels il faut signaler particulièrement : « Conditions de la renaissance »,
« Vocation de l’Islam », « Le problème des idées dans le monde musulman ».
[2] « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et « L’œuvre des orientalistes ».
[3] Ed. Gallimard, Paris 1950.
[4] Il s’agit des textes constituant « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et
« l’œuvre des orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne ».
[5] Wukuf.
[6] « Un humaniste du XX° siècle : Malek Bennabi ».
[7] « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale ».
[8] « Occident et vocation de l’islam chez Malek Bennabi ».
[9] « Le gai savoir ».
Les mémoires de Bennabi relatent son histoire, mais ils ont aussi leur propre
histoire. On ne sait pas exactement quand est-ce qu’il s’est mis à leur rédaction
mais il semble qu’il s’y soit très tôt préparé en prenant l’habitude de fixer dans
une sorte de journal intime la matière qui y pourvoirait en temps utile. On
trouve dans les archives qu’il a laissées des traces de ce journal sous forme de
feuilles volantes écrites à la main remontant à 1936 et établissant qu’il prenait
déjà note des réflexions et impressions que lui inspiraient les évènements et la
vie en général en prenant soin de les dater.
Ce qu’on sait directement de lui, par contre, c’est qu’il a commencé la rédaction
du tome 1 de ses Mémoires, «L’Enfant», le 05 mai 1965. Ainsi, on apprend par
ses « Carnets » qu’il en est à la page 49 à la date du 19 mai, à la page 103 le 05
juin, et à la page 148 le 18. Enfin, le 27 juin 1965, il peut annoncer avec
soulagement : «Je viens de terminer la première partie de mes mémoires que
je compte publier en volumes séparés correspondant aux trois phases de ma
vie». Il lui aura donc fallu moins d’un mois et demi pour nous livrer le récit
détaillé, vivant et coloré de sa vie entre 1905 et 1930. Mais cela aurait-il été
possible sans l’aide d’un brouillon ou de points de repères quand on considère
la masse des faits et souvenirs qui y sont rapportés et quand on sait qu’il est
alors âgé de soixante ans ?
Dans un manuscrit inédit (« Pourritures ») Bennabi nous apprend qu’en
septembre 1939, avec le déclenchement de la seconde guerre mondiale, les
autorités coloniales renforcent les mesures de surveillance des milieux
politiques algériens. A Tébessa, la police procède à des perquisitions chez des
particuliers. Il écrit : «La police commençait les perquisitions chez tout le
monde. Je pris donc mes précautions. Je remis mes papiers dans une
serviette à Khaldi qui la confia à sa brave mère». Que pouvaient être ces
«papiers» sinon les supports de ses notes et des brouillons divers? Il nous
apprend aussi qu’en juin 1951, dans un contexte similaire, il avait fait brûler
par sa sœur aînée des « carnets de notes».
Il faut savoir que c’est de justesse que les deux premiers chapitres de
«Pourritures» n’ont pas connu le sort des carnets brûlés en 1951. Ils ont été
sauvés par deux membres de l’Association des Oulamas, amis de Bennabi,
Abderrahman Chibane et Brahim Mazhoudi, lesquels, étant venus les lui
restituer (il les leur avait confiés quelques semaines auparavant), l’entendirent
leur déclarer qu’il allait les détruire pour qu’ils ne tombent pas entre les mains
de la police qui s’intéressait alors de près à lui. Mazhoudi lui arracha des mains
l’enveloppe en lui disant : «Ils doivent rester pour l’histoire !».
Mme Rahma Bennabi a décrit dans sa préface à mon livre[2] les tourments
qu’un sentiment de responsabilité morale évoluant avec le temps vers un
sentiment de culpabilité a fait vivre à sa famille durant toutes ces années où
elle avait sur les bras et la conscience la partie inédite de l’œuvre de Bennabi
(manuscrits et Carnets) dont elle ne savait que faire en raison de la sensibilité
en même temps que du caractère intime des documents. Comment faire, en
effet, pour les porter à la connaissance du public, tout en sauvegardant le
caractère privé de la vie de l’homme ? Comment séparer les aspects purement
personnels et familiaux de la pensée proprement dite ? La famille ne voyait pas
autour d’elle qui pourrait se charger de cette tâche délicate et craignait une
utilisation non-conforme à ses attentes. De mon côté, je ne cherchais rien.
J’avais entendu parler, comme d’autres, de manuscrits laissés par lui mais
personne ne pouvait confirmer ou infirmer leur existence. Il avait été même
question de leur disparition du vivant de leur auteur. Je ne pouvais par
conséquent vouloir me les procurer ou demander à les consulter.
Gagné à mes arguments, il initia des rencontres avec sa mère (la veuve de
Malek Bennabi) que je connaissais bien et sa sœur, Mme Rahma, que je n’avais
croisée dans la vie que deux ou trois fois. Cette dernière prit une copie de mon
«draft» dont la deuxième partie, « La Pensée », était pratiquement achevée car
indépendante de la biographie proprement dite et se donna le temps de la lire
et de la donner à lire à sa sœur Imène. De nombreuses discussions devaient
nous réunir quelques mois plus tard en Algérie puis aux USA à l’issue
desquelles fut prise la résolution de me confier le fonds documentaire légué
par Bennabi. C’est donc ce conseil de famille qui m’investit de sa confiance et
c’est sous son égide et son contrôle effectif que j’ai placé la publication de mon
livre et des « Mémoires ».
Aussitôt que je pris connaissance des documents, mon esprit fut assiégé
d’appréhensions. D’un côté je relevais dans les manuscrits la volonté
clairement affichée de Bennabi de voir sa vie et sa pensée portées à la
connaissance de la postérité comme un complément l’une de l’autre. S’il ne
l’avait pas voulu, il n’aurait pas écrit ni publié les deux premiers tomes des «
Mémoires d’un témoin du siècle », ni gardé le manuscrit de « Pourritures » et
les « Carnets » depuis et pendant plus de vingt ans. Il y voyait le réceptacle de
ses pensées les plus importantes, celles qu’il n’a pu formuler publiquement, et
nourrissait une grande peur pour leur sort comme on le constate à travers cette
note du 09 mai 1969 où il dit : « Je suis certain que la haine bestiale que je
sens autour de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après
ma mort, Mr X cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les carnets
dont il connaît l’existence), même dans les tripes de mes enfants pour effacer
toute trace de ma pensée. » A huit mois de sa mort, il confiait à la préface d’un
texte inédit[3] son espoir que sa pensée et ses travaux lui survivent : «Dans les
terribles conditions où je travaille, mon entreprise peut s’arrêter à cette
simple préface. Dans ce cas, quelqu’un l’achèvera peut-être un jour en
s’aidant de mes carnets et de mes manuscrits».
Il est clair que non seulement Bennabi désirait que ses « Carnets » et
manuscrits soient portés à la connaissance du public, mais qu’ils servent à la
continuation de sa pensée. Ne voyant qui charger de cet office, et ses filles
étant en bas âge, il s’en était remis au destin. S’il subsistait encore des doutes
sur ses intentions, ils sont dissipés par la lecture de notes comme celles où il
dit, songeant aux réactions du lecteur devant leur contenu : « Le lecteur qui
lira mes notes de carnets… » (06 février 1970), « Je n’y peux rien si le lecteur
de ces carnets y trouvera des contradictions…» (18 août 1970), « ceux qui
liront ces notes après… » (13 janvier 1972). D’un autre côté, je remarquai en
confrontant la partie extraite de «Pourritures» sous le titre « L’Etudiant » avec
le manuscrit que Bennabi l’avait adapté aux «nécessités» de l’édition. Il en a en
effet retranché quelques paragraphes et adouci bien des jugements sur les
personnages de son récit, certainement sous l’empire du « réalisme ». C’est
cette version qui est donnée ici, à la différence de ce que j’ai fait dans mon livre
où j’ai puisé dans la mouture initiale des éléments que j’ai jugés de nature à
enrichir le récit.
Mais comment faire pour les parties restées inédites, « L’Ecrivain » et surtout
les « Carnets » ? Les questions que se posait la famille de Bennabi se
transposaient en moi. Quels doivent être les critères et les limites de mon choix
? Sur quelles bases arbitrer entre ce qui est éligible à la publication et ce qui ne
l’est pas ? Ne me reprochera-t-on pas du côté des noms cités une «sélectivité»
intéressée, du côté de ceux qui ont tenté vainement de mettre la main sur
l’héritage au cours des dernières décennies un «exclusivisme» suspect, et du
côté des esprits chagrins quelque volonté de «manipulation»? Quoiqu’il en
soit, je devais prendre mes responsabilités.
Je les ai prises en tenant compte d’une donnée évidente, à savoir que Bennabi
a vécu et écrit en des temps et des pays où la liberté d’expression et d’édition
était fortement restreinte : à l’époque de l’Algérie coloniale, par
l’administration française ; au Caire, par la censure officielle d’un Etat dont il
n’était même pas un ressortissant ; après l’indépendance de l’Algérie, par le
régime du parti unique et du monopole de l’édition qui ne lui a permis d’éditer
depuis son retour en Algérie en 1963 à sa mort en 1973 que la partie la moins
problématique de ses «Mémoires» («L’Enfant») et trois brochures [4] . Aucun
de ses livres fondamentaux publiés sous l’occupation[5] ne fut réédité, pas
plus que ceux publiés durant sa période d’exil en Egypte entre 1956 et 1963[6]
ou ceux rédigés peu de temps avant sa mort[7] .L’Algérie importait bien des
livres de l’étranger, mais pas ceux qui y paraissaient sous la signature de
Bennabi.
Pour des raisons que l’on peut imaginer, il fallait que je procède moi-même à la
saisie des manuscrits inédits, des « Carnets » et même, dans la foulée, du
volume paru en français en 1965. Je m’étais entendu avec la famille que je ne
prendrai de «Pourritures» et des « Carnets », suivant en cela le propre
exemple de Bennabi, que ce qui a un rapport avec la pensée et les conditions
dans lesquelles il a réalisé son œuvre, et laisserai de côté tout ce qui ne
représente pas d’intérêt pour leur connaissance. Toutes les notes qui ne sont
pas liées à une idée, une pensée, une situation ou à son parcours intellectuel et
professionnel ont été écartées comme étant «hors sujet».
Par contre, rien de ce qui importe pour une connaissance exigeante de sa vie et
de sa pensée n’a été retranché, pas même ce qui peut être considéré comme
susceptible de le desservir. Jamais je n’ai modifié une rédaction, altéré un sens,
déformé un fait, ou voulu porter atteinte à l’honorabilité ou à la mémoire d’une
personne. Au contraire. Les noms cités sont ceux de personnages publics, de
protagonistes, de repères dans l’histoire récente du monde arabe et de l’Algérie
et dans la vie personnelle de Bennabi. Ne sont évoqués que ceux des
personnages auxquels il a eu affaire.
J’ai estimé que ses analyses, ses réflexions et ses pensées comptaient plus que
les opinions, fondées ou non, qu’il a pu se former sur les hommes, ces acteurs
d’un moment rencontrés sur son chemin. Il importait peu pour moi de savoir si
ses appréciations sur les personnes ou ses interprétations des faits recoupaient
la vérité historique ou morale ou si elles n’étaient que des points de vue
subjectifs. En tout état de cause, je me suis efforcé de mener ce travail en
conscience, avec le maximum de rigueur et d’objectivité, tout en préservant
selon le vœu de la famille l’intimité de l’homme.
Le lecteur doit savoir que mon livre renseigne davantage sur la vie de Malek
Bennabi que les « Mémoires » car outre les éléments pris de cette
autobiographie ou des autres documents où Bennabi parle de lui j’ai utilisé des
données étrangères à ses propres sources, émanant des témoignages écrits de
ses amis et du courrier échangé avec eux. De sa vie, la seule période qui restait
problématique était celle allant de juillet 1954 à janvier 1958. Bennabi nous a
lui-même instruits sur le sort des « Carnets » afférents à cette période : devant
quitter précipitamment le Caire en 1963, il les a confiés à Omar Kamel
Meskawi. Quand celui-ci les lui restitua en juin1969, il se rendit compte qu’il
en manquait quelques uns et écrit dans une note du 23 juin 1969 : « Omar
Meskawi me renvoie avec l’ingénieur Nadhir En-Nadjar les papiers que je lui
avais confiés en 1962 ou 1963 au Caire, au moment où je me sentais traqué de
toutes parts. Je voulais au moins sauver mes documents personnels : carnets
et manuscrits ».
Dans une note du lendemain, il revient sur le sujet avec plus de précisions : «
En-Nadhir m’a déposé le paquet d’Omar Meskawi avec un mot de ce dernier
alors que j’étais à Batna. Et naturellement, il n’a pas songé à joindre à son
mot un état des papiers qu’il me renvoyait. Or je constate qu’il manque 3 ou 4
carnets de notes. Je ne reçois en effet que 3 seulement sur les six ou sept que je
lui avais confiés. Mes mémoires sont donc amputés d’une partie. Et j’ai
l’impression que la main qui les a amputés a fait un choix judicieux. Je suis
sûr cependant que cette amputation n’a pas eu lieu chez Meskawi mais
durant le voyage de Nadhir En-Nadjar, et très probablement à Alger, car je
ne lui ai pas fait recommandation d’apporter directement les papiers chez
moi à son arrivée. Il a dû les déposer à son arrivée dans son appartement, où
il n’y a personne, avant de me les rapporter. Et le reste s’ensuit. Le reste, je le
vois clairement puisque dans le paquet Mr X a eu soin de glisser la 4è partie
de « Pourritures » qui avait disparu de chez moi, ici, il y a plus de deux ans ».
J’ai fait de mon mieux pour combler ce déficit en m’aidant des archives et des
fréquents flash back qui jalonnent les écrits de Bennabi, comme par exemple
quand il se réfère à un carnet de septembre 1954 où il avait noté quelque chose
à propos de la «pomme de Newton», ou à cette note du 31 mars 1970 où il dit :
«Une pensée que j’avais inscrite dans mon carnet le 22 juin 1956 et qui
traduisait mon sentiment au début de mon expérience au Caire me revient à
l’esprit : «Je suis un atome engagé entre des forces colossales, mais un atome
nécessaire au mouvement de la roue de l’histoire… Si l’atome n’est pas réduit
en poussière de la poussière, ce sera miracle. Je l’ai échappé belle au Caire.
Echapperai-je encore cette fois aux forces colossales qui m’écrasent en ce
moment ? C’est l’objet de mon dialogue, en cet instant, avec le Ciel ».
J’ai présenté les « Carnets » à part dans les Mémoires parce qu’ils ne font pas
matériellement partie de « Pourritures ». Ils doivent être regardés comme la
suite logique et historique de l’ « Ecrivain ». Bennabi voulait que ses mémoires
paraissent en trois parties qu’il voyait en mars 1951 selon les délimitations
suivantes : « L’Etudiant » de 1931 à 1936, « Le Paria » de 1936 à 1945 et «
L’Ecrivain » de 1946 à « nos jours ». C’est qu’au moment où il posait ces
démarcations il n’était pas question de « L’Enfant », et ne pouvait être
question des « Carnets ». Au nombre de 19, de format 11cm X 16cm et de
volumes divers (de 74 à 360 pages), ils couvrent la période s’étalant de février
1958 à juillet 1973. Ils comportent un nombre total de 2211 notes qui vont
d’une ligne à plusieurs pages sur lequel j’ai retenu moins de la moitié.
Bennabi, comme on s’en doute assez maintenant, n’a pas eu toute latitude de
publier son œuvre. Et même dans la partie qui l’a été, il ne s’est exprimé que
dans les limites permises par le système du parti unique et la lutte idéologique.
De son autobiographie, seuls les deux premiers volumes couvrant la période
1905-1939 ont été publiés, le premier en français (1965) et en arabe (1970), le
second seulement en arabe (1970) malgré l’existence de la version française.
L’œuvre autobiographique non publiée se compose de « Pourritures » qui
couvre la période de 1939 à juin 1954 et des 19 Carnets, numérotés et datés
feuillet par feuillet, écrits recto-verso, dans lesquels on découvre un homme
aux prises avec les faits brûlants de l’actualité, enregistrant à chaud ses
réactions qui, examinées avec le recul de quatre décennies, apparaissent
comme de fines analyses, des saisies fulgurantes et des prémonitions qui se
sont pour la plupart réalisées.
N.B
[2] « L’Islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi », Ed. Samar,
Alger 2006.
[3] «Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres», février
1973»
[4] «Perspectives Algériennes», «Islam et Démocratie» et «L’œuvre des
orientalistes».
[7] «Le problème des idées» et «Le musulman dans le monde de l’économie».
Si l’on sait quand et selon quelles modalités Bennabi a écrit ses Mémoires, il
reste à se demander à quelle principale motivation il a obéi en le faisant et
pourquoi il leur a donné ce titre qui les dépersonnalise quelque peu, comme s’il
ne s’agissait plus de lui, de sa vie propre, mais de celle d’un «témoin du siècle »
quelconque qui aurait pu être n’importe qui d’autre de sa génération. Les
motivations qui animent ceux qui écrivent leurs mémoires sont diverses, mais
ils ont généralement en commun un sentiment d’importance et d’extraversion
qui les incite à vouloir graver le souvenir de leur passage sur la terre dans la
mémoire humaine. Je ne crois pas que c’est ce qui animait au premier chef le
mémorialiste Bennabi.
Comment faire pour parler de son époque, de son siècle, des autres, sans parler
de soi ? Eh bien, en s’efforçant, comme il le fait dans la préface du premier
volume de ses mémoires (L’Enfant), de réduire au minimum toute
considération de « moi », d’enlever à l’ouvrage tout lien avec sa personne en
allant jusqu’à le faire passer pour un document trouvé près de lui en terminant
une prière dans une mosquée de Constantine quelques jours après son retour
en Algérie en août 1963.
Cet «exercice de réalisme» qui m’a troublé dans ma jeunesse quand j’ai lu pour
la première fois ce livre, mérite d’être examiné. Bennabi veut nous présenter
dans la préface les circonstances dans lesquelles le manuscrit de «L’Enfant» lui
serait tombé entre les mains, écrivant : «J’en étais à la deuxième
prosternation de l’ «asr». Une habitude apprise au Caire et avec laquelle
reviennent certains de nos pèlerins qui ont eu l’occasion de faire leur prière à
la mosquée Sidna el-Houcine, près d’al-Azhar, me faisait garder cette
attitude, face contre terre, plus longtemps qu’il n’est de coutume en Algérie.
C’est pendant cette prosternation que j’entendis derrière moi un pas feutré
sur le tapis. Puis le pas se retira. En me redressant, dans la position
accroupie, mon regard se porta instinctivement à mon côté droit. Il y avait
tout près de mon genou un rouleau. Je continuai ma prière, selon son rythme
ordinaire. A la fin, après la salutation de «taslim», je me retournai :
personne. Je regardai à droite et à gauche : personne. Celui qui avait déposé
le rouleau avait disparu. Qu’est-ce que c’est? Je pris l’objet qui était
soigneusement enveloppé de papier fort, collé. Au toucher, je me rendis bien
compte qu’il contenait du papier. Je fis sauter les bouts de collant transparent
qui le fermaient. C’était des pages écrites, d’une écriture fine mais très lisible.
Sur la première page je vis, en écriture plus grosse, en lettres rondes, le titre «
Mémoires d’un témoin du siècle ». J’en parcourus une page, puis deux…
C’était curieux, chaque Algérien de ma génération et capable de se servir
d’une plume, pouvait l’écrire. Je lus encore quelques pages. Je tombais enfin
sur un nom qui pouvait être celui de son auteur : Seddik. Qui est Seddik? Dès
la première page, il se présente comme un natif de Constantine où il serait né
en 1905. Un homme donc de ma génération. C’est tout. Faut-il lui rendre son
bien? Mais à quel Seddik le rendre ? Mais n’est-ce pas le lui rendre un peu en
le publiant, selon probablement son vœu?»
Ce n’est qu’à la dernière ligne du paragraphe que le doute sur l’auteur du livre
se dissipe vraiment : «Que le lecteur accueille donc ce livre comme la pensée
d’un Algérien qui a préféré lui parler derrière un voile, en gardant
l’anonymat.» Cet exercice n’est pas un artifice littéraire pour donner du
piquant à une œuvre mais, chez Bennabi, l’expression d’une gêne sincère à
parler de soi. Ne comptait-il pas publier «Pourritures» sous le titre – toujours
impersonnel – de «Mémoires d’une génération»? On le sent tiraillé entre deux
valeurs, toutes deux d’essence islamique : le devoir de témoigner prescrit par le
Coran («Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes pour
que vous soyez témoins contre les hommes et que le Prophète soit témoin
contre vous », II-143) et le devoir de pudeur fortement présent dans
l’éducation algérienne.
C’est au cours d’un échange avec un officier supérieur français qui lui suggérait
en 1947 à Constantine de rentrer dans le service social de la police que la
charge du mot « témoin » éclata dans la conscience de Bennabi. Voyant dans la
proposition une tentative de l’inféoder à l’administration coloniale et de porter
atteinte à sa conscience il répondit, outré: «Monsieur, je suis le témoin !».
Relatant cet épisode de sa vie, il poursuit dans «Pourritures» : «C’était la
première fois que ce mot de «témoin» m’était venu sur les lèvres… Plus tard,
je penserai même en faire le titre d’un roman».
Mais en réalité, si l’on veut pousser davantage les choses, ce n’est ni en 1958 ni
même en 1947 que Bennabi s’est éveillé à cette idée de témoignage ; elle s’est
formée en lui à partir d’un sentiment apparu précocement en lui et qui n’allait
plus le quitter. Ce sentiment, c’est celui de l’auto-responsabilisation qui se
muera progressivement en auto-culpabilisation. C’était avec son immersion
dans le milieu protestant de l’«Union des Jeunes Gens Chrétiens», quelques
semaines après son arrivée à Paris en septembre 1930, et l’ambiance d’études
qu’il découvre en s’inscrivant à l’Ecole Centrale de TSF. Il écrit à ce propos
dans «L’Etudiant» : «C’est là que s’opéra ma prise de conscience à l’égard de
tous les problèmes qui ont occupé ma vie… J’entrais par cette porte dans la
vie d’une civilisation dont j’avais franchi le seuil le jour où j’étais entré à
l’«Union» pour la première fois… En rentrant à l’Ecole Centrale de TSF,
j’étais un homme autre, sur bien des points, que celui qui avait débarqué à
Paris trois mois auparavant. Je ne rêvais plus du lointain ou d’un titre et
d’une situation, je ne rêvais que de science. La medersa m’avait marqué sans
pourtant me définir une vocation. A présent, je me voyais une vocation. Je me
sentais chargé de tous les pêchés, de toutes les détresses d’une société qui
cherchait son rachat. J’étais son bouc émissaire. Je sentais tout le poids de ses
responsabilités, de ses inquiétudes et de ses espérances. Je devais ramener
son rachat avec mes études. Je me sentais donc engagé à savoir, à apprendre
dans la mesure de l’ignorance, des déchéances que je voyais dans mon pays et
dans tout le monde musulman. On ne peut pas être le bouc émissaire d’une
société sans se sentir un peu son rédempteur… J’étais entré à l’Ecole de TSF
avec cette idée-là ». Ce sentiment avait son revers : Bennabi a très tôt pressenti
que sa vie serait celle d’un « proscrit », d’un « paria » et qu’il serait, en
cherchant cette rédemption pour sa civilisation, la cible désignée de la police
coloniale, de la Brigade Spéciale de la rue Lecomte, du psychological-service,
de la lutte idéologique, de «Mr X » et de ses «robots», du «myriapode»… Et il
le sera effectivement.
Quand il revenait à Tébessa pendant les vacances d’été de ces années fastes,
entre 1932 et 1935, où l’action islahiste menée par l’Association des Oulamas
d’Algérie rayonnait sur tout le pays, Bennabi était heureux de constater les
effets tangibles produits par l’Islah. Il y voyait à l’œuvre l’esprit social et le sens
collectif, ces moteurs du développement et de la civilisation ; il y voyait « un
système d’initiatives privées qui constituerait en fait un Etat dans l’Etat». Il
écrit dans ses mémoires : «Ce sont là les caractères de la naissance d’une
société, et non pas les mots qu’on a voulu déverser dans la conscience du
peuple pour l’obstruer, la dévier de la voie de la véritable renaissance. A cette
époque, on ne s’occupait pas à Tébessa des affaires des «zaïms», de leurs
élections, mais des affaires du peuple, de son orientation, de l’édification de la
société algérienne ».
En juillet 1937, il est à Tébessa. Le constat est plus amer : «Je ne retrouvais
pas l’Algérie qui, depuis 1925, suivait lentement mais sûrement le sentier de
la civilisation sous la bannière de l’Islah. Je n’y retrouvais pas cette
atmosphère de communion où la conscience éclose mûrit sur des problèmes
concrets : supprimer une superstition, édifier des écoles pour élever les âmes
au-dessus de la condition post-almohadienne, c’est-à-dire au-dessus de la
colonisabilité qui est la base psychologique de la colonisation. On ne parlait
plus de tout cela, ni de Dieu, on parlait de Blum… C’était la débandade
générale : l’esprit islahiste avait fichu le camp avec tous les germes d’avenir
qu’il portait.» Pour lui, la politique n’a aucun sens si elle ne s’inspire pas de
postulats moraux et si elle ne vise pas des finalités civilisationnelles : «J’ai
toujours été convaincu qu’on ne peut pas faire un ordre politique sans faire
au préalable un ordre moral.»
Avec la tournure d’esprit critique et le style vitriolé avec lesquels il était revenu
de ses études, Bennabi a tôt fait de s’isoler du milieu intellectuel et politique
algérien de la période coloniale. Le quiproquo est précoce. Il apparaît en 1936
avec sa réplique (non publiée) au fameux article de Ferhat Abbas («La France
c’est moi») et sa rencontre dans un grand hôtel parisien avec la délégation
issue du Congrès Musulman Algérien que lui et les frères Ben Saï s’étaient
permis de critiquer ouvertement. Il note dans «Pourritures» : «Les Ulémas
sentaient déjà en moi l’implacable témoin». Le quiproquo s’affiche au grand
jour en 1949 avec la parution des «Conditions de la renaissance» où il
n’épargne personne : Oulamas, Fédération des Elus, UDMA, PPA-MTLD,
Communistes… Tous les animateurs politico-intellectuels de l’époque y
passent.
Le témoin devient gênant. On ne lui pardonne pas ses outrances verbales, ses
critiques permanentes, ses sarcasmes blessants, ses néologismes vexatoires
(colonisabilité, intellectomanes, zaïms et zaïmillons, alems et alimillons,
traîtres et traitrillons...). En retour, on l’accuse de spéculer dans la
stratosphère pendant que les autres s’échinent à régler les problèmes du
présent, on lui reproche sa tenue à l’écart de la vie politique, son maintien à
distance du mouvement national et plus tard du mouvement de libération. Sa
pensée n’étant pas strictement «nationale», on la suspecte de manquer de
patriotisme. On lui en veut de se désintéresser de la «cause nationale», alors
que lui pense n’avoir fait que le procès de la boulitique et de l’électoralisme (où
il a pourtant failli s’engager en 1938 et en 1951).
A l’époque (1932), les deux amis sont au sommet de la vague. Hamouda Ben
Saï et lui se sont imposés au sein de l’Association des Etudiants Musulmans
Nord-Africains (AEMNA) dont on avait offert la vice-présidence à Bennabi.
Tous les deux avaient donné des conférences retentissantes. Ils constituaient le
courant «panislamiste» à l’intérieur de l’Association des Etudiants Algériens. Il
écrit : «J’étais un islahiste farouche, un islahiste qui avait osé proposer la
présidence d’honneur de Ben Badis à l’Association des Etudiants Algériens».
Il était par ailleurs membre de l’ «Association de l’Unité Arabe», une
organisation clandestine constituée par des universitaires arabes, et président
de l’«Amicale franco-nord-africaine» qu’il avait créée avec des amis de
l’«Union des Jeunes Gens Chrétiens». Parlant de leurs qualités intellectuelles
et morales, Hamouda et lui, il note : « Je voyais dans cet ensemble de qualités
un tout capable de faire une révolution spirituelle, intellectuelle et politique
en Algérie».
Ce témoin savait qu’il n’était pas exempt de défauts. Il connaissait les siens
depuis ses années de jeunesse et les reconnaît jusque tard dans la vieillesse. A
l’époque de la médersa, quand il s’était livré à sa première introspection, il était
parvenu à une double définition de lui-même : «psychologiquement
conservateur et politiquement révolutionnaire». Dans le feu des débats qui
agitaient alors sa génération il s’était aperçu qu’il «manquait de souplesse»,
que son style était «cassant» et que ces traits «expliquent bien des choses dans
(sa) vie». Il savait aussi que des préjugés lui faussaient parfois le jugement :
«Mes préjugés, je les avais probablement hérités de mon enfance dans une
famille pauvre de Constantine, nourrissant en moi inconsciemment une sorte
d’envie ou de jalousie à l’égard des grandes familles».
Bennabi a porté ses idées jusqu’au bout, non pas à la manière d’un illuminé,
mais comme Galilée qui, après sa condamnation, continuait encore à
marmonner : «Et pourtant elle tourne ». Il était obsédé par l’idée de
transmettre aux générations futures son témoignage sur son temps mais aussi
le fruit de ses recherches et de ses découvertes. Il voulait leur léguer quelque
chose de capital, sa pensée. C’est qu’il nourrissait une grande peur pour
l’avenir du monde musulman. Dans une note du 22 décembre 1958, il écrit:
«Je vois surgir du XXe siècle un monde nouveau et une histoire humaine
nouvelle. L’ambition d’un intellectuel musulman doit être de faire participer
le musulman à la construction de ce monde nouveau, de l’introduire
davantage parmi les forces qui font son histoire». Car il en est persuadé, ainsi
qu’il le dit dans une note du 14 mai 1959 : «Mes idées… Je crois que le monde
arabe et musulman les attendait.»
N.B
Conscient des limites de son temps, il écrit en 1957 dans «La lutte idéologique
en pays colonisés» (1960) : «Il y a des vérités qui ne peuvent être rapportées
qu’à titre posthume par les morts, ensevelis sous terre, protégés ainsi par le
trépas… Ces pages doivent être perçues comme une tentative de concilier le
devoir du silence et celui de parler.» Aujourd’hui nous sommes dans un
nouveau siècle, un nouveau millénaire, un nouvel environnement mental,
intellectuel et politique, un nouveau contexte mondial. La liberté de penser,
d’expression et d’édition ont gagné de larges espaces dans les pays musulmans.
Non seulement Bennabi peut voir sa pensée libérée des contraintes de son
temps, mais la situation dans laquelle se trouve le monde la réclame comme
une contribution utile à la résolution de ses problèmes. N’avait-il pas annoncé
qu’il reviendrait dans trente ans ?
Il n’est pas possible de parler de non-dits sans parler des inédits, car c’est là
qu’ils gisent pour l’essentiel. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les archives
de Bennabi, j’étais fébrile à l’idée que j’allais enfin connaître la part de vrai
qu’il y avait dans la rumeur selon laquelle une partie de son œuvre avait
disparu, rumeur qui trouvait sa source dans ses insinuations devant ses
familiers et dans la mention dans sa bibliographie de titres non parus.
Le point que je peux en faire est le suivant : parmi les trois inédits annoncés
par lui dans «Perspectives Algériennes», c’est-à-dire «Le problème juif»,
«Pourritures» et «Le PAS Algérien», seul ce dernier n’a pas été retrouvé. Il
s’agit, selon les recoupements que j’ai pu faire, d’une étude d’une cinquantaine
de pages qu’il a rédigée en 1939 à la demande de Larbi Tebessi et à partir d’un
livre en arabe d’un auteur saoudien intitulé «Es-Sira’» («La Lutte»). Je pense
qu’il devait faire partie du lot de documents remis à Khaldi en septembre 1939.
Or Bennabi ne reverra ce dernier qu’à la fin de la guerre mondiale. Qu’est-il
advenu de la serviette et de son contenu ? A-t-elle été récupérée par son
propriétaire ? Bennabi n’en a plus parlé, mais s’il a inscrit «Le PAS Algérien»
dans sa bibliographie parmi les ouvrages non parus ou à paraître, on présume
que c’est parce que le texte existait encore. Or il ne figure pas parmi les
documents que j’ai consultés.
Ce qui peut être considéré comme une constante chez Bennabi, c’est qu’il ne se
laissait pas bâillonner par la censure ou circonvenir par le «penser correct». Il
reprenait toujours la matière de ce qu’il n’avait pu faire passer sous une autre
forme dans un autre écrit, livre ou article. Ce que les lecteurs n’ont pas lu par
exemple dans «Histoire critique de la Révolution algérienne», «Témoignage
pour un million de martyrs» ou «Retour aux sources» (un article censuré par
«Révolution Africaine» en août 1967), ils l’ont lu sans le savoir dans
«Perspectives Algériennes» ou «Le problème des idées dans le monde
musulman». Les formulations ont pu changer mais le contenu y est passé. Le
reste est dans ces «Mémoires». Je crois être en état d’affirmer en conclusion à
ce point que rien d’essentiel à la pensée bennabienne n’a été perdu.
Et Bennabi de conclure : «Voilà une idée qui constitue une défense qui a
effectivement paralysé tout effort intellectuel dans le monde musulman où
toute spéculation a eu en effet à la base une idée coranique, comme les
spéculations de l’école Mu’tazilite qui a tant enrichi la pensée musulmane».
C’est cette même analyse qui lui fait dire dans «Vocation de l’Islam» que le
monde musulman doit rattraper son retard aussi bien sur la pensée coranique
que sur la pensée cartésienne.
Le résultat en a été qu’on sent nettement, quand on lit dans l’ordre de parution
ses livres et ses articles, qu’il se contient de plus en plus, qu’il bride son
expression, qu’il dissout l’importance de certaines idées dans des allusions
difficiles à déchiffrer. Comme s’il s’arrêtait à une limite, à une frontière, à un
seuil. Comme s’il ne voulait pas assumer le rôle de « mujaddid », voire de «
mujtahid » auquel il pouvait prétendre, pour ne pas s’aventurer sur un terrain
qu’on lui interdisait. C’est que dans les pays musulmans on pense
généralement que seuls sont habilités à parler d’Islam les oulamas
conventionnels formés à al-Azhar, Zitouna, Qarawiyin ou d’autres
établissements d’enseignement islamique. On ne reconnaît presque pas de
distinction entre le religieux stricto sensu, qui peut relever effectivement d’une
spécialité, et le sociologique qui requiert d’autres aptitudes que celle des
«hommes de religion».
En 1949, il écrit avec des termes un peu plus mesurés dans une série d’articles
au lendemain d’un colloque à Tunis sur «la culture islamique» auquel il venait
de participer : «Notre culture me donne surtout l’impression d’être une
archéologie. Nos prémisses intellectuelles sont les mêmes depuis le Moyen
Age chrétien. Nos conclusions sont immanquablement les mêmes qu’il y a
cinq ou six siècles. Bien que la pensée cartésienne ait été au bout de la pensée
arabe, nous n’avons pas encore atteint ce bout. La vie et l’expérience n’ont
encore aucun poids dans nos spéculations. Nous sommes encore à l’âge
scolastique des inductions verbales, des pétitions de principe. Enseignement
de théologien et de juriste qui n’apporte aucune réponse, ni au problème de
l’homme du peuple, ni à ceux de l’élite intellectuelle, notre «culture islamique»
représente au plus une volonté de subsister et non une volonté de devenir.»[1]
Dans le même article, il poursuit : «Notre retard par rapport à l’âge atomique
parait effroyable… Pour rattraper ce décalage, il ne suffit pas d’opérer des
ruptures avec les idées mortes, mais aussi de réaliser des contacts avec
l’esprit technique qui est devenu un facteur d’accélération de l’histoire, avec
une ambiance extra-musulmane engendrant les idées frontales qui guident
aujourd’hui l’humanité à unifier sa culture et son destin ». Dans celui qui suit,
il ajoute: «Notre destin doit se réaliser désormais dans un sens planétaire,
chacun devant réaliser en lui «l’omni-homme» selon le mot de Dostoïevski, ou
le «citoyen du monde» selon la formule de Garry Davis ».[2]
La preuve de l’autocensure chez Bennabi résulte comme on vient de le
constater de la confrontation de ses textes initiaux et finaux. Un autre exemple
est fourni par un paragraphe qu’on trouve dans les parties de «Vocation de
l’Islam» publiées sous forme d’articles en 1950[3] mais qu’on ne retrouvera
pas dans le livre quand il sortira en 1954. C’est celui où il dit : «Le mouvement
réformateur n’a pas su transformer l’âme musulmane, ni traduire dans la
réalité la fonction sociale de la religion… Poser froidement ce problème, le
poser radicalement, aller au fond des choses, implique la destruction de
l’esprit traditionnel et des nids où couve cet esprit depuis des siècles : al-
Azhar, la Zitouna, Karawiyine sont en effet des nids où les mythes n’ont cessé
de couver leurs invraisemblables et hallucinantes données de l’esprit post-
almohadien.»
Dans les articles publiés entre 1949 et 1954, Bennabi ose quelques opinions
pouvant passer pour audacieuses sur la femme, le Prophète ou la chari’a. Autre
idée téméraire formulée dans «L’Afro-Asiatisme» : lorsque 29 pays du Tiers-
Monde se réunissent en avril 1955 à Bandoeng pour se dégager de l’influence
des deux «Grands» et initier une troisième voie, Bennabi y voit davantage
qu’une solidarité politique. Il y voit à la fois une option civilisationnelle
pouvant sortir du sous-développement ce Tiers-Monde naissant et un
raccourci pour hâter l’avènement du mondialisme. Mais il a tôt fait de
comprendre que ce regroupement était hétéroclite, fragile, qu’il lui manquait
un ciment idéologique qu’il entreprend aussitôt de lui donner en rédigeant
«L’Afro-Asiatisme» (qu’il avait en fait commencé avant la conférence de
Bandoeng). Aussi va-t-il lui proposer un soubassement doctrinal qui, il
l’espère, deviendra la Bible de l’afro-asiatisme.
Bennabi voit le musulman tel qu’il nous apparaît de nos jours, c’est-à-dire
comme « un solitaire ignorant les valeurs d’autrui, une conscience solitaire
qui ne prend pas part aux affaires mondiales. On ne la trouve ni dans les
grands débats internationaux, ni dans le remous d’idées engendrées par le
choc des doctrines sociales et philosophiques qui partagent l’humanité en ce
moment. Cette psychologie du solitaire cristallise l’inefficacité du monde
musulman sur le plan universel».
Les Mémoires de Bennabi, tout autant que son œuvre, nous montrent le parfait
croyant qu’il était. Mais ils nous révèlent aussi un Bennabi tourmenté, se
débattant devant les problèmes musulmans et leur cherchant une solution en
s’appliquant à ne pas choquer pour ne pas accroître son isolement. Il se savait
depuis le début suspendu entre deux mondes, deux civilisations. Il n’était
convergeant avec aucune école, aucune approche en vigueur en Orient ou en
Occident. Il ne pouvait trouver appui ni dans les thèses des orientalistes et de
leurs élèves «modernistes» (bâathistes, marxistes, laïcistes…) qui voyaient en
lui un «panislamiste», un « wahhabite », un «fondamentaliste», ni dans les
thèses traditionnelles qui le regardaient comme un intrus dans leur monde
typé, conformiste et jaloux.
C’est en cela que la pensée bennabienne, quand on la saisit à travers ses «dits»,
ses clairs-obscurs et ses non-dits, apparaît en totale rupture avec les
redondances de la culture musulmane. Elle se présente alors comme la
recherche tenace d’une issue à l’impasse dans laquelle s’est engagée la pensée
traditionnelle. Sans basculer dans les positions et les parti-pris des «laïcs» qui,
faisant l’économie d’une critique interne orientée vers la recherche de
correctifs, d’améliorations et de recentrages à l’intérieur et de l’intérieur de la
pensée musulmane elle-même, se sont inscrits en opposition frontale avec elle,
il tente d’ouvrir des perspectives nouvelles à cette pensée pour la dégager du
cul-de-sac dans lequel elle s’est - et reste - enfermée.
N.B
Si l’on devait classer l’œuvre écrite de Malek Bennabi (20 titres) par genre on
obtiendrait ceci : une exégèse (Le phénomène coranique ,1947) ; un roman
(Lebbeïk,1948) ; huit essais formant le socle de sa pensée (Les conditions de la
renaissance , 1949, Vocation de l’islam,1954, L’Afro-asiatisme, 1956, Le
problème de la culture,1959, La lutte idéologique, 1960, Naissance d’une
société, 1962, Le problème des idées, 1971 et Le musulman dans le monde de
l’économie,1972) ; cinq monographies : (SOS Algérie,1957, Idée d’un
Commonwealth islamique,1960, Islam et démocratie,1967, L’œuvre des
orientalistes,1968 et Le rôle et la mission des musulmans dans le dernier tiers
du XXe siècle, 1972) ; deux autobiographies ( Mémoires d’un témoin du siècle :
l’Enfant, 1965, Mémoires d’un témoin du siècle : l’Etudiant, 1970) ; trois
recueils de conférences (Perspectives algériennes, 1964, Discours sur la
nouvelle édification, 1960, Méditations sur le monde arabe, 1961).
A cette liste de livres il faut ajouter la masse des 150 articles environ qu’il a
publiés entre 1948 et 1970 et qui ont été regroupés dans plusieurs livres parus
sous les titres suivants : 1) « Dans le souffle de la bataille » (« fi mahab al-
mâaraka », 1961, écrits entre 1953 et 1954 ; 2) « Entre le droit chemin et
l’égarement (« Bayna tayhi wa rûchd », 1970, écrits entre 1964 et 1968) ; 3) «
Pour changer l’Algérie », paru en 1989 à l’initiative et avec une préface de
Nour-Eddine Boukrouh, écrits entre 1964 et 1968) ; 4) « Colonisabilité » et 5)
« Mondialisme », compilation des écrits de la période 1948-1955, édités en
2003 et 2004 par « Dar al-Hadara ».
Ces articles ont été publiés en leur temps par quatre périodiques algériens : «
La République algérienne » (une soixantaine, de juin 1948 à février 1955); « Le
Jeune musulman » (une quinzaine, de novembre 1952 à mai 1954) ; «
Révolution africaine » (une cinquantaine, de septembre 1964 à juin 1968) ; «
Que sais-je de l’islam », une revue de fortune publiée par la mosquée de
l’université d’Alger (une douzaine, de janvier 1970 à mai 1973). Une partie
d’entre eux ont été traduits en arabe et publiés sous les titres évoqués ci-dessus
(« Fi mahab al-maaraka » et « Bayna tayhi wa rûchd »). Le premier, sorti à
Beyrouth en octobre 1961, regroupe 30 articles publiés entre janvier 1953 et
décembre 1954 dans « La République algérienne » ; le second est un recueil de
vingt-six articles parus après l’indépendance de l’Algérie dans « Révolution
africaine ».
Il arrive qu’on prenne pour des livres de Bennabi des recueils de textes de
conférences ou d’articles de presse, certes de sa main, mais publiés après sa
mort par des disciples. On peut citer : 1) « Les grands thèmes », paru en 1976 à
l’initiative et avec une préface de Nour-Eddine Boukrouh ; 2) « Le testament
de Malek Bennabi », entretien accordé par Bennabi à un intellectuel libanais,
Ibrahim Assi, qui l’a publié sous la forme d’une brochure intitulée « Dernier
entretien avec Bennabi : témoignage et prospective » ; cette brochure avait
déjà été publiée en 1975 par une revue tunisienne, « al-Mâarifa » ; 3) « Majalis
Dimashq », recueil de sept conférences données en 1972 à Damas, édité en
2005 à l’initiative du disciple et ancien ministre libanais Omar Kamel
Meskaoui.
Les familiers de l’œuvre de Bennabi ont plus ou moins entendu parler d’inédits
comme « Le PAS algérien » (1938), « L’islam et le Japon dans la communauté
asiatique » (1942), « Pourritures » (1951-1954), « Le problème Juif » (1952) et
« Le livre et le milieu humain » (1958). Aucune trace des deux premiers titres
n’a été trouvée et on peut les considérer comme définitivement perdus. Voici
l’histoire de ces deux textes : à quelques semaines du déclenchement de la
seconde guerre mondiale, le cheikh Larbi Tébessi remet à Bennabi un livre en
arabe ayant pour titre « Es-Siraâ » (Le Conflit) écrit par un Séoudien et
traitant du rôle des Juifs dans la direction du monde. Il lui propose d’en
traduire certaines parties, de les compléter par des commentaires et de le
publier sous leurs deux noms. Bennabi fait le travail en quelques jours et le
soumet au cheikh. A sa lecture, celui-ci se rétracte. Il n’est plus question de le
publier. L’opuscule s’intitulera finalement « Le PAS algérien » . Devant la
rétractation du cheikh, Bennabi le propose sous son seul nom au comité
directeur du journal du PPA « Le Parlement » qui a remplacé « l’Oumma ». La
direction refuse son édition. Quelques jours après, il rédige un article intitulé «
Ni pour le fascisme, ni pour le satanisme » et le propose au journal du PPA.
Essuyant un nouvel échec il le traduit en arabe et l’envoie à un journal tunisien.
Refus. Il fulmine contre les « zaïms et les zaïmillons, les alems et les alimillons,
les traîtres et les traitrillons » qui s’apprêtent à soutenir la France dans le
conflit contre l’Allemagne.
Bennabi a légué un lot manuscrits et d’inédits qui ont été confiés par sa famille
à Nour-Eddine Boukrouh en 2005 qui les a exploités sous son contrôle. C’est
ainsi qu’ont été publiés en 2006 son livre « L’islam sans l’islamisme, vie et
pensée de Malek Bennabi » qui est une Introduction générale à sa pensée, et la
première autobiographie complète de Malek Bennabi sous le titre de «
Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant, l’Etudiant, l’Ecrivain, les Carnets »
» sur la base de ces inédits. Ces ouvrages ont été édités par les Editions Samar
qui ont également publié « Le livre et le milieu humain », un inédit en langue
française remontant à 1959, le texte original en français de « La lutte
idéologique », le texte original en français de « Naissance d’une société », et le
texte original en français de « Le problème de la culture ».
Il estime que les facteurs qui ont conduit le monde à cette situation ne sont pas
tous connus des hommes. Les facteurs « ésotériques » doivent être révélés aux
générations futures afin qu’elles édifient le monde nouveau sur des bases
saines et écrit : « Pour comprendre un monde, il ne s’agit pas de le saisir dans
ses apparences, mais dans son âme. Ses manifestations apparentes ne sont le
plus souvent que les effets d’une lampe magique qui projette sur l’écran de
l’histoire des scènes apprêtées. Ce qui importe, c’est l’intelligence et la main
qui font cette histoire factice. Ce qui importe, c’est la force créatrice qui est
derrière ces manifestations, la cause de ces effets : la force qui ramène la
multiplicité apparente que nous constatons à une unité fondamentale
imperceptible au regard commun, invisible à l’œil intelligent, inaccessible à la
pensée qui ne sait pas penser ».
Devant ce qui lui semble être inéluctable, une troisième guerre mondiale qui
pourrait durer selon lui « cent ans », toute sa pensée est tendue vers le sort des
musulmans et de l’islam. Il voit trois issues à cette guerre : la victoire du
capitalisme, la victoire du communisme ou la disparition des deux
antagonistes, puis ajoute : « Il y a en réalité une quatrième éventualité : celle
d’une réconciliation entre l’Est et l’Ouest ». N’est-ce pas ce qui s’est finalement
réalisé avec l’entrée des anciens pays de l’Est dans l’OTAN et l’Union
européenne ? Pourtant Bennabi s’empresse d’écarter cette éventualité qu’il a
eu le génie d’anticiper sans trop y croire. Il recommande le « neutralisme »
pour le monde musulman, ce qui lui éviterait la destruction et lui offrirait les
chances d’un développement rapide. Cette option le rapprocherait de l’Inde
dont c’est déjà la politique officielle. En écrivant ces lignes, il pose en fait les
fondements doctrinaux de « L’Afro-asiatisme ».
Cette intention n’a nulle part été aussi puissamment affirmée que dans «
L’Afro-asiatisme » dont la malheureuse carrière lui a inspiré la rédaction de «
Le livre et le milieu humain » qu’il a complètement oublié depuis son écriture
en 1959. Est-il possible qu’un auteur oublie pendant plus de treize ans
l’existence d’un travail qu’il a réalisé? C’est pourtant ce qui est arrivé à Bennabi
avec ce manuscrit d’une quarantaine de pages qu’un jour de l’année 1972 Omar
Kamel Meskawi lui a restitué.
Bennabi l’a écrit pour expliquer les raisons pour lesquelles « l’Afro-asiatisme »
n’a pas eu le succès escompté, un succès dont il était absolument certain. Il
avait pourtant fait l’objet d’une présentation dans « Le journal de Genève » du
08 mai 1957, a été salué dans des publications spécialisées et cité dans les
ouvrages consacrés à la conférence de Bandoeng. Jean Lacouture, et plus tard
Boutros-Boutros Ghali, y ont fait largement référence dans leurs livres. Mais
Bennabi en attendait assurément plus. Pour lui ce livre de doctrine était appelé
à faire date, comme « Le Capital » de Karl Marx auquel il le compare.
Nous avons bien lu : Bennabi parle de lui et se nomme dans ce livre dont il est
à la fois l’auteur et l’objet. Revenant au parallèle avec « Le capital » de Marx il
relève : « C’est la carte historique et sociale du monde européen - après les
guerres napoléoniennes - qui explique l’histoire du marxisme depuis son
apparition : elle indique les courants qui l’ont favorisé et les courants qui lui
ont été contraires. Mais le milieu qui entoure le livre de Bennabi est plus
complexe. Sa carte est par conséquent plus complexe : elle doit indiquer en
effet les éléments qui proviennent proprement du monde colonisé, et d’autres
du monde colonisable ».
L’idée afro-asiatique portée par Bennabi bien avant la conférence de Bandoeng
était en filigrane dans les derniers chapitres de « Vocation de l’islam II»
comme on l’a montré et dans des articles comme « De Genève à Colombo » («
La République algérienne » du 7 mai 1954) où il écrivait, parlant de la réunion
qui venait de se tenir dans cette ville et de l’appartenance géographique des
pays qui y ont été représentés un an avant Bandoeng : « Cette zone correspond
idéologiquement à celle de la pensée islamique et de la non-violence, c’est-à-
dire l’espace de deux civilisations - l’islam et l’indouisme - qui recèlent
aujourd’hui d’immenses réserves spirituelles pour l’humanité » .
Ce n’est pas sans raison que Bennabi a vu dans cette crise une rupture qui allait
affecter à jamais l’inconscient collectif musulman : « La cité musulmane a été
pervertie par les tyrans qui se sont emparé du pouvoir après les quatre
premiers khalifes. Le citoyen qui avait voix au chapitre dans tous les intérêts
de la communauté a fait place au « sujet » qui plie devant l’arbitraire et au
courtisan qui le flatte. La chute de la cité musulmane a été la chute du
musulman dépouillé désormais de sa mission de « faire le bien et de réprimer
le mal ». Le ressort de sa conscience a été brisé et la société musulmane est
entrée ainsi progressivement dans l’ère post-almohadienne où la
colonisabilité appelait le colonialisme » (préface de 1970 à la réédition de «
Vocation de l’islam »).
Terrible moment de vide historique où tout se fige comme sous l’effet d’un
sortilège. Mais tel un enchanteur qui se prépare à briser le sortilège, Bennabi
nous éclaire sur les dessous du mystère et note dans « Le problème de la
culture » : « Lorsque l’œuvre d’Ibn Khaldoun a vu le jour dans le monde
musulman, elle ne pouvait plus contribuer ni à son progrès intellectuel, ni
social, parce que dans cette étape elle représentait une idée isolée du milieu
réel. D’ailleurs, dans une pareille étape, ce n’est pas seulement l’idée qui perd
sa signification culturelle, sa faculté de créer des choses, mais
réciproquement la chose elle-même ne peut plus engendrer des idées. Par
exemple, à quoi aurait servi la fameuse pomme de Newton si, au lieu de
tomber sur l’illustre mathématicien, elle était tombée sur son ancêtre de
l’époque de Guillaume le Conquérant ? Il est évident qu’elle n’aurait pas créé
l’idée de la gravitation, mais tout juste un petit tas de fumier parce que
l’ancêtre de Newton l’aurait tout simplement mangée. Il est donc clair que
l’idée et la chose n’acquièrent de valeur culturelle que dans certaines
conditions. Elles ne deviennent créatrices de culture qu’à travers un intérêt
supérieur sans lequel la vie dans le « monde des idées » et le « monde des
choses » se fige comme dans de simples musées et perd toute efficacité sociale
véritable. On peut interpréter cet intérêt supérieur par rapport à l’individu
comme la liaison organique qui le lie au monde des idées et au monde des
choses. Quand cette liaison fait défaut, l’individu n’a plus de prise ni sur les
idées, ni sur les choses. Il glisse seulement sur la surface des choses sans les
pénétrer et passe à côté des idées sans les reconnaître. Et ce contact
superficiel ne fait naître aucune interrogation, aucun problème. Newton a
interrogé la pomme parce qu’il y était attaché par un intérêt supérieur. A une
autre époque, mille ans plus tôt par exemple, il l’aurait simplement dévorée
parce que « l’intérêt supérieur » faisait encore défaut dans la société anglaise
qui elle-même n’était pas née encore. Inversement, personne dans la société
musulmane jusqu’au XIX° siècle ne pouvait plus interroger l’idée d’Ibn
Khaldoun parce que cette société n’avait déjà plus un intérêt supérieur à la
base de son activité intellectuelle et sociale. A partir de cette époque, le
musulman glissait à la surface des choses sans les pénétrer et passait à côté
des idées sans les comprendre parce qu’il n’avait plus de liaisons avec les unes
et les autres. Il ne résultait plus de sa rencontre avec les réalités sociales ce
choc impétueux qui les transforme et le transforme lui-même ».
L’année 1492 qui marque la chute de Grenade, dernier émirat musulman en
Europe, est aussi celle de la découverte de l’Amérique qui marque le début du
monde moderne. Les musulmans ne sont plus en état de sommer les autres de
s’islamiser. Au contraire, ce sont les autres qui les invitent à changer de foi.
C’est ainsi qu’en 1461, Pie II appelle le sultan ottoman à se convertir au
christianisme : «Tu es sans aucun doute le plus grand souverain du monde.
Une seule chose te manque : le baptême. Accepte un peu d’eau et tu domineras
tous ces couards qui portent des couronnes sacrées et s’assoient sur des trônes
bénis. Sois mon nouveau Constantin et pour toi je serai un nouveau Sylvestre.
Convertis-toi et, ensemble, nous fonderons avec ma Rome et avec
Constantinople - qui à présent t’appartient - un nouvel ordre universel.[6]»
Alors que la modernité pointe à l’horizon, le crépuscule étend son ombre sur le
monde arabe. Le Moyen-âge finit pour l’Europe et commence pour le monde
musulman. Les défaites et les pertes de territoires se succèdent depuis la
reprise de Tolède en 1085, de Cordoue en 1236, de Valence en 1246, de Séville
en 1248, de Gibraltar en 1462… Les premiers traités de capitulation sont signés
par l’Empire ottoman avec la France dès 1535, suivis d’autres accords avec les
Anglais et les Italiens qui concurrencent le commerce musulman en
Méditerranée grâce à des navires plus performants. Des négociants et des
comptoirs sont installés dans les principaux ports qui facilitent le transfert du
contrôle des routes commerciales, surtout la fameuse route des Indes, vers les
puissances européennes. Avec Souleiman le magnifique (1520-1566) l’Empire
ottoman arrive à son apogée. A sa mort au champ d’honneur le déclin
commence. Son fils, Sélim II (1566-1574) était, comme Yazid le fils de
Moawiya, surnommé « l’ivrogne ». Sa flotte est battue à Lépante en 1571. Le
commandant en chef de la marine ottomane donne dans son rapport une
explication au désastre : « La flotte impériale affronta la flotte des misérables
infidèles et la volonté d’Allah se détourna dans un autre sens »[7].
N.B
[1] Selon Aboul Fedda, cité par G.H Bousquet in « Classiques de l’islamologie
». Par ailleurs, Mawdudi nous apprend dans son livre « l’Etat idéologique »
que « les guerres menées par le Prophète en cinq ans pour la conquête de
l’Arabie n’ont pas fait plus de 1200 victimes de part et d’autre ».
[4] C’est Jung qui a découvert les « complexes » qu’il a définis comme étant
des « images émotionnelles douées d’une forte cohésion intérieure ».Bennabi a
une définition propre du « complexe psychologique » qui est la fixation des
habitudes, des traditions, des goûts dans les structures mentales et les
comportements. Il est la traduction de tout ce qui est hérité de la société : «
C’est le mobile qui transforme instantanément une habitude, bonne ou
mauvaise, une tradition en usage, un acte concret, bon ou mauvais ». C’est
l’archétype, l’idée, qui s’intègre à notre éthique personnelle sous forme de
canevas mental de notre comportement social (Cf. « Le problème des idées »,
ébauche de 1960).
[8] Cf. Actes du symposium publiés sous le titre « Classicisme et déclin culturel
dans l’histoire de l’islam », Ed. G.P Maisonneuve et Larose, Paris 1977.
PENSEE DE MALEK BENNABI :
21) LA COLONISABILITE
NOUREDDINE BOUKROUH·DIMANCHE 3 JANVIER 2016
Par ce concept, Bennabi a donc voulu désigner un état des relations sociales,
une qualité des rapports entre les individus, une pathologie sociale qui
empêche toute dynamique sociale… Beaucoup de peuples qui se sont libérés du
colonialisme au cours du dernier siècle ont vu leur état empirer et eux
régresser, revenir à l’anarchie, la guerre civile et aux querelles tribales. Face à
l’ennemi ils ont pu s’unifier, agir de concert, mais sitôt celui-ci parti ce fut le
retour à la division, à la corruption, aux coups d’Etat… La colonisabilité prend
alors un nouveau visage : elle devient sous-développement, dépendance
extérieure, endettement, incapacité à se prendre en charge…
A ces prétextes, il oppose des questions précises et dérangeantes : que font les
cadres instruits qui existent déjà pour réduire l’ignorance ? Quel est le taux
d’efficacité sociale des moyens financiers détenus par la bourgeoisie
musulmane ? Le coefficient autoréducteur superpose donc ses effets à ceux du
coefficient colonisateur : « Que le musulman n’ait pas tous les moyens
désirables pour développer sa personnalité et actualiser ses dons, c’est le
colonialisme. Mais que le musulman ne songe même pas à utiliser
efficacement les moyens déjà disponibles, à fournir le sur-effort nécessaire
pour relever son niveau de vie, même par des moyens de fortune, qu’il
n’utilise pas son temps dans ce but, qu’il s’abandonne au contraire au plan
d’indigénisation, de chosification, assurant ainsi le succès de la technique
colonisatrice, c’est la colonisabilité » (« Vocation de l’islam »). Pour lui, le
dénominateur commun entre la décadence et la Nahda est l’homme post-
almohadien qui survit sous des aspects divers. Toute étude de la société
musulmane peut être ramenée à une étude psychologique de cet homme « qui
était d’un côté capable de tendre simplement la main pour décrocher la lune,
à ses yeux « chose facile », et qui, d’un autre côté, « n’aurait pas bougé le petit
doigt pour chasser une mouche au bout de son nez, à ses yeux « chose
impossible ». Et Bennabi de donner un échantillon de cette « psychose »,
quand « les Etats arabes se trouvèrent soudain, en 1948, engagés avec une
joyeuse légèreté dans l’affaire de Palestine qui paraissait aux dirigeants «
une chose si facile »[1].
Bennabi n’est pas le seul à avoir relevé cette différence fondamentale dans le
comportement des communautés juive et algérienne devant les épreuves de
l’Histoire. Dans un livre rédigé un demi-siècle après par deux auteurs juifs, une
gravure de Philippoteaux datant des premières années de la colonisation de
l’Algérie est commentée en ces termes : « 1840. Une rue d’Alger. Un groupe
d’Arabes et de Maures devise paisiblement : l’un a une moustache frisée et l’air
martial, il se drape dans un burnous ; l’autre présente la tournure du
marchand citadin ; un autre encore porte de larges pantalons bouffants… A
l’arrière-plan, silhouette sombre et démarche décidée, passe un Juif algérois.
Toute sa physionomie dénote la hâte, un air affairé… Le paradoxe de la
présence juive en Algérie est tout entier dans ce tableau : dans une société qui,
à tous les desseins de l’impérialisme et à toutes les velléités conquérantes, a
opposé un durable immobilisme, le Juif est celui qui va, qui vient, qui arpente
la route de Goa et de Tombouctou, qui campe dans les oasis, qui colporte dans
les bourgades de la plaine côtière, qui anime les Fandouks de la côte. Quand les
élites berbères ont renoncé à étendre un pouvoir politique qui unifierait les
tribus, lui continue à arpenter le Maghreb sans jamais baisser les yeux devant
l’Occident, ni cesser de lorgner ses riches contrées. Il est l’homme du
mouvement. Mais il est aussi, par tradition immémoriale, par la rigidité des
réseaux communautaires et familiaux qui l’enserrent, celui en qui se concentre
l’histoire du Maghreb central et qui parvient malgré les guerres et les exodes, à
réaliser pour lui ce dont rêve toute formation sociale éclatée : assurer la
filiation culturelle… ».
A la fin des années trente, elle assiste en tant qu’observateur à une conférence
internationale sur les réfugiés juifs à Evian-les-Bains (France), à l’initiative du
président Roosevelt et nous donne une idée de la profonde détermination qui
animait sa génération pour réaliser le projet de « renaissance juive » conçu un
demi-siècle plus tôt par Théodore Herzl (1860-1904) : « Assise dans cette
grande salle splendide, regardant les délégués de trente-deux nations se lever
chacun à leur tour, et les écoutant expliquer combien ils eussent aimer pouvoir
absorber un nombre substantiel de réfugiés, mais comme il était malheureux
que ce fut impossible, j’ai vécu une expérience terrible…Ce mélange de chagrin,
de rage, de désillusion impuissante et d’horreur, j’aurais voulu me dresser et
crier à tous ces gens : « Est-ce que véritablement vous ne savez pas que ces
statistiques cachent des êtres humains ? » A Evian, je compris - peut-être pour
la première fois depuis mon enfance en Russie - qu’il ne suffit pas, pour un
peuple faible, de démontrer la justice de sa cause et de ses requêtes. A la
question : « Etre ou ne pas être ?» chaque nation doit apporter sa propre
réplique à sa façon, et les Juifs ne peuvent ni ne devraient jamais attendre de
qui que ce soit d’autre l’autorisation de rester en vie.»
N.B
[1] « La fin d’un psychose », op.cité. S’il n’était déjà dans le coma lors de la
guerre d’octobre 1973, Bennabi aurait vu par contre dans la destruction de la «
ligne Bar Lev » par les soldats égyptiens la fin de la psychose de la chose
impossible.
[3] Ibid.
Le jeune homme bien instruit des choses qu’est devenu Bennabi entre les
années 1920 et 1930 s’intéresse à l’action islahiste que développe à Constantine
même Abdelhamid Ben Badis. C’est entre 1914 et 1922 que l’idée de Nahda est
arrivée en Algérie avec le retour de Tunis, du Caire ou du Hedjaz des étudiants
comme Ben Badis, al-Okbi, Tébessi, al-Ibrahimi, al-Mili et d’autres, mais aussi
avec l’apparition de la presse arabophone et l’entrée des livres de Abdou, al-
Kawakibi, Tantawi Jawhari, etc. La lecture des journaux paraissant en français
le met au contact d’une autre approche du réveil portée par la tendance
moderniste formée à l’école française. Elle revendique des droits, demande
l’assimilation des Algériens et le rattachement de l’Algérie à la France. Ce
phénomène dual n’était pas spécifique à l’Algérie. La renaissance s’est
présentée dans les pays arabes, en Afrique du Nord et dans le sous-continent
indien sous ce double visage, celui du réformisme d’essence religieuse d’une
part et du modernisme d’essence séculière, d’autre part, tendances restées à ce
jour les principaux protagonistes du débat intellectuel et politique dans les
pays musulmans.
Dans les années 1930, Bennabi est le seul à poser dans le contexte algérien une
franche distinction entre la nature politique et la nature civilisationnelle des
problèmes, ce qui va être à l’origine d’un immense malentendu entre lui et le
mouvement national dans sa triple composante (Oulamas, Assimilationnistes
et Nationalistes). Là où lui voyait une nécessité de réformer les idées et
d’éduquer socialement les individus, les animateurs du mouvement national ne
voyaient que des droits politiques à revendiquer. Pour lui le problème était de
nature psychologique, mentale, culturelle, éducationnelle et requérait une
approche qui devrait viser à transformer la mentalité de l’homme colonisé et «
indigénisé » en mentalité d’homme de civilisation, tandis que pour eux le tout
était de réclamer et d’obtenir des droits qui déboucheraient sur
l’indépendance, laquelle réglerait automatiquement tous les problèmes.
Sur le plan organisationnel, les Ottomans sont les premiers à mettre en branle
un train de mesures visant à rétablir leur niveau par rapport aux Européens.
En Egypte, province ottomane depuis 1517, une flotte de guerre française
dirigée par un général de vingt-neuf ans, Bonaparte, débarque en 1798 à
Alexandrie. Son but est de couper aux Anglais la route de l’Inde. Ceux-ci le
comprennent et attaquent les positions françaises. Les Ottomans et les
Mamelouks prêtent main forte aux Anglais. En août 1799, Bonaparte
abandonne le commandement à l’un de ses adjoints et rentre en France. Battus
par la coalition anglo-ottomane, les Français quittent l’Egypte en 1801. Ceci
pour les faits militaires.
En 1879, al-Afghani est expulsé d’Egypte par le Khédive Tewfik. A son tour,
Abdou est interdit de presse et assigné à résidence dans son village natal. Un
an après, il retrouve sa liberté de mouvement et est nommé directeur du
journal officiel qu’il dirige pendant un an et demi. Il milite pour un régime
constitutionnel et la modernisation de l’éducation en Egypte. En 1882, éclate la
révolte du colonel Orabi contre la main mise des Anglais sur l’Etat égyptien.
Abdou soutient le mouvement. Il est jugé et condamné à l’exil. Il s’installe
pendant quelques mois à Beyrouth avant de rejoindre al-Afghani à Paris. Les
deux penseurs sont une nouvelle fois séparés en 1884. Abdou retourne au
Liban où il restera jusqu’en 1889. C’est là qu’il entame la rédaction de «
Rissalat attawhid ». Rentré en Egypte, il est nommé au conseil
d’administration d’al-Azhar et au Conseil législatif. En 1899, il est élevé à la
dignité de muphti
C’est dans cette ambiance intellectuelle que s’est formé un grand visionnaire de
la réforme du mode de pensée islamique, abderrahmane al-Kawakibi. Jeune, il
avait été marqué par un article d’al-Boustani intitulé « Limadha nahnou fi
taâkhour » (« Pourquoi sommes-nous arriérés ? ») dans lequel le
confessionnalisme et les différences ethniques sont désignés comme les causes
du retard arabe. Ce mouvement met en avant la renaissance « arabe » et
connaîtra son apothéose entre les années cinquante et soixante-dix sous le
nom de « bâath al-arabi ». La renaissance arabe s’éloigne des sources
islamiques et se mâtine de marxisme. Elle a pour objet l’unité du monde arabe
et prend dès lors ses distances de la Turquie et de la Perse. Le Nassérisme sera
l’une de ses expressions, mais c’est surtout le parti socialiste Baath, créé par les
Syriens Michel Aflak et Salah-Eddin Bitar, qui va incarner cette idéologie
laïque en Syrie et en Irak.
Il faut noter que Bennabi ne mentionne pas comme efforts de renaissance les
programmes de modernisation lancés par Mohamed Ali, les Ottomans, les
Persans ou les Afghans. Pour lui, la nuit couvre tout l’espace temporel qui va
d’Ibn Khaldoun à Djamel-Eddin al-Afghani. Tout comme il n’accorde aucun
intérêt à la « renaissance timouride », il n’en accordera pas davantage à la «
renaissance arabe ». De la même manière, il ignore superbement le fossé qui
sépare les sunnites des chiites. Il assigne à la renaissance une double et difficile
mission : rattraper le retard sur la pensée coranique et sur la pensée
scientifique moderne. Il écrit « Si la décadence est un décalage, inversement
la renaissance est l’effort du monde musulman sur le plan psychologique, le
mouvement de sa conscience pour rattraper son retard sur la pensée
coranique et la pensée scientifique moderne » (« Vocation de l’islam»).
Selon lui, on ne peut changer l’homme qu’en agissant sur son psychisme, ses
croyances : « Au point de départ de toute transformation sociale, une réforme
religieuse est nécessaire ». Il attend de la renaissance qu’elle « renouvelle
l’homme conformément à la véritable tradition islamique et à l’expérience
cartésienne» (« Vocation de l’islam »). Il s’agit donc de la réalisation d’une
double révolution mentale : sortir de l’influence des écoles doctrinales qui se
sont accommodées au fait accompli de Siffin, et créer les conditions d’une
libération de l’esprit qui conduirait à un épanouissement scientifique et au
développement économique. Mais comment faire concrètement pour «
dépouiller le texte coranique de sa triple gangue théologique, juridique et
philosophique » ? Il ne le dit pas frontalement, mais on trouve d’innombrables
allusions à la nécessité de refonder l’enseignement dans les pays musulmans et
de s’émanciper de la culture musulmane traditionnelle qui exerce toujours son
emprise sur les esprits dans le monde musulman et dont l’islamisme actuel
n’est qu’un avatar.
La troisième cause de l’échec de la Nahda réside dans le fait que les deux
tendances ont manqué à la fois de l’inspiration nécessaire et de l’orientation
systématique : «La cause commune de l’erreur des modernistes et de celle des
réformateurs est dans le fait que ni les uns ni les autres ne sont allés à la
source même de leur inspiration. Les réformateurs ne sont pas réellement
remontés aux origines de la pensée islamique, non plus que les modernistes
aux origines de la pensée occidentale. Sur le plan psychologique, une
discrimination est toutefois indispensable : le « salafiste » porte
individuellement la notion de la renaissance. S’il n’en réalise pas
méthodiquement les conditions pratiques, du moins n’en perd-il pas de vue
l’objectif essentiel. Il a conscience de son milieu au point de n’y revendiquer
que des « devoirs », laissant les « droits » aux modernistes... Chez le
moderniste par contre, c’est cette notion même de renaissance qui fait défaut
ou qui devient secondaire : le moderniste ne s’est engagé dans la vie de son
pays que sur le plan politique… Pour lui la question n’est pas, avant tout, de
régénérer le monde musulman, mais de le tirer de son embarras politique
actuel… Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise :
il est indéfinissable dans ses moyens comme dans ses buts. C’est qu’en réalité
il ne cristallise qu’un engouement» (« VI »).
N.B
[3] Op.cité.