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MAHOMET, LA BIOGRAPHIE IMPOSSIBLE

PROPHÈTE OU ROI

a-t-il inventé l’islam


politique ?
Son autorité et son charisme ont fait de Mahomet
un prophète doté des pouvoirs militaires et politiques indispensables
pour mener à bien sa mission : fonder une nouvelle religion,
un empire et une civilisation.
Par Nabil Mouline

De fait, le fondateur de l’islam est un personnage


hybride, qui prétendait être à la fois dépositaire de
l’autorité spirituelle et détenteur du pouvoir tempo-
rel, en particulier durant la seconde partie de sa car-
rière, lorsqu’il se trouve à Médine. Par conséquent,
il peut théoriquement appartenir au moins à deux
l’instar d’un grand nombre de fondateurs d’ordres catégories d’acteurs : les prophètes et les monarques.
nouveaux, Mahomet est un personnage aux multiples Grâce aux progrès empiriques et méthodologiques
facettes qui relève aussi bien de la sphère religieuse réalisés depuis la fin du XIXe siècle, il est possible de
que du politique. Il est tour à tour dépeint comme reconstituer les grands traits de l’itinéraire de Maho-
un prédicateur, un sage, un ascète, un thaumaturge met ainsi que de mieux cerner le cadre dans lequel
(faiseur de miracles), un législateur, un diplomate, s’inscrit la conscience qu’il avait de sa mission et le
et bien sûr un guerrier. Ce qui n’est pas sans poser sens qu’il lui a donné.
un problème de classification. Dans la continuité de la tradition biblique, le texte
coranique – qui est la source reflétant sans doute le
mieux l’esprit de Mahomet, de ses partisans et d’une
partie de son milieu – présente le Dieu unique sous
NABIL MOULINE des traits monarchiques. En tant que Créateur, Allah
Historien et politologue, chercheur au
CNRS (Centre Jacques-Berque de est le seul roi légitime (al-malik al-haqq), le seul qui
Rabat, Maroc), il a notamment publié Le peut prétendre à la sacralité (al-malik al-quddus) et à
Califat, histoire politique de l’islam la souveraineté absolue (malik al-mulk). Assis sur son
(Flammarion, 2016). trône (‘arsh, kursi), entouré d’anges obéissants et infa-

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AKG-IMAGES / BRITISH LIBRARY

ANGES
Quatre anges portent le
trône du souverain absolu
Allah. Miniature persane
tigables, il règne sur l’ensemble de l’univers. Toutes les Si le Dieu-Souverain intervient tirée de Aja’ib al-Makhluqat
créatures lui doivent une obéissance totale et suivre parfois directement dans les affaires d’al-Qazwini (1203-1283).
ses commandements (ahkam, singulier hukm) pour humaines, il préfère généralement Art timouride, 1441,
réussir ici-bas et dans l’au-delà. Ceux qui se rebellent le faire à travers des intermédiaires Chiraz (Iran).
sont condamnés à la damnation éternelle. En somme, qu’il prend soin de choisir. Le Coran met
le texte coranique affirme que le pouvoir et l’autorité en avant deux types de médiateurs : les pro-
sont des attributs exclusivement divins. Ce qui cor- phètes et les monarques. Alors que les premiers
respond à la définition première du terme théocratie, sont généralement envoyés pour mettre fin à une
le gouvernement de Dieu. situation exceptionnelle, les seconds incarnent la

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MAHOMET, LA BIOGRAPHIE IMPOSSIBLE
PROPHÈTE OU ROI

cas, il semble que la monarchie soit le régime le plus


« naturel » pour gérer les affaires d’une société selon
le Coran. Comment pourrait-il en être autrement, ce
régime étant d’origine divine ? C’est Allah lui-même
qui fait et défait les monarques en tant que souverain
légitime de l’univers. Même si le texte coranique ne
fournit aucun détail sur les structures du gouver-
nement monarchique – ni sur aucun autre système
d’ailleurs –, il évoque de manière succincte les qua-
lités qu’un roi doit avoir pour maintenir, restaurer
ou réaliser la Cité de Dieu sur terre : sagesse, jus-
tice, savoir religieux et courage. Malgré son essence
divine et son aura messianique, la monarchie reste
soumise à une institution supérieure : la prophétie.

UN PROPHÈTE AUX PLEINS POUVOIRS


Légitimés par des preuves (révélations et miracles), les
prophètes (anbiya’, singulier nabiyy ; rusul, singulier
rasul) sont envoyés par Dieu pour (r)établir l’ortho-
doxie et l’orthopraxie (la bonne croyance et la bonne
pratique religieuse) garantes de l’ordre cosmique. Si
certains d’entre eux ne sont que des annonciateurs
et des avertisseurs (Job, Jonas, Sâlih, Zacharie, Jean-
Baptiste, etc.), d’autres sont dotés de pouvoirs légis-
latifs, militaires et même politiques (Jésus, Joseph et
surtout Moïse). C’est dans cette tradition qu’il convient
d’inscrire la mission du fondateur de l’islam.
Selon les maigres informations dont nous dispo-
sons, Mahomet partage durant une bonne partie
de sa jeunesse les croyances traditionnelles de son
milieu. Mais on ne sait malheureusement pas quand
il a commencé à s’intéresser au monothéisme. Ce
qui est sûr, c’est que différentes expressions mono-
théistes sont implantées dans la péninsule depuis
longtemps. Tout laisse penser que les cultes locaux
étaient en perte de vitesse face aux différentes ten-
dances du judaïsme et du christianisme. Mahomet
n’aurait donc eu aucun mal à entrer en contact avec
un ou plusieurs de ces groupes. Quoi qu’il en soit, sa
transformation spirituelle a dû se faire de manière
graduelle. Aussi est-il persuadé de recevoir une révé-
lation transmise par une voix mystérieuse que la
tradition identifiera par la suite comme étant celle
AURIMAGE

de l’archange Gabriel. L’ensemble de ces révélations,


une fois rassemblées et organisées, constitueront
le texte coranique.
continuité. Quelques rares personnages, comme
David et Salomon, ont même pu unir prophétie et L’EXODE DÉCISIF
Le Prophète royauté. Mahomet commence à prêcher, si l’on en croit la
(visage Contrairement à une idée reçue, le texte coranique tradition, vers 613. Tout laisse penser qu’il n’avait
couvert) ne donne pas une image négative de la royauté. alors pas d’ambition politique à proprement parler. À
prêche pour Seuls deux versets peuvent être interprétés dans l’image de plusieurs prophètes bibliques, il se consi-
la dernière
fois. Miniature ce sens. Les autres occurrences sont soit descrip- dère durant la plus grande partie de l’époque dite
turque, tives soit positives, notamment en ce qui concerne mecquoise comme un simple annonciateur (bashir) et
XVIe siècle. Saül, David, Salomon, Joseph et Dhû al-Qarnayn (qui avertisseur (nadhir). Sa mission : persuader les siens
désigne probablement Alexandre le Grand). En tout de revenir au monothéisme le plus strict, la fin du

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monde et le jugement dernier étant imminents. Pour juifs) de le reconnaître, et à la prise de conscience de
ce faire, il détermine les croyances, la géographie de Mahomet que l’avenir de la nouvelle religion ne se
l’au-delà et l’image de Dieu. En un mot, l’orthodoxie. fera pas sans le ralliement de l’ensemble des grou-
Mahomet ne réussit toutefois à convaincre qu’une pements arabes.
petite minorité de la véracité de son message. Rejeté Il proclame ainsi qu’il est le seul dépositaire de
par la majorité de ses contribules (les membres de la religion d’Abraham (millat Ibrahim), le véritable
sa tribu), il est de plus en plus persuadé que le réta- monothéisme altéré par les juifs et les chrétiens, et
blissement de l’unicité divine doit impérativement que sa communauté est le nouveau Peuple élu (khayr
s’appuyer sur un ordre politique. Il prend contact umma, umma wasat) chargé de sauver l’univers. Cela
avec plusieurs groupements, mais essuie des refus veut dire que les dépositaires des anciennes Écritures
secs et réitérés. La solution vient de Yathrib (la future sont exclus du salut et de l’oumma (la communauté
Médine). Une partie des habitants de cette oasis des musulmans), fondée désormais sur un principe
située au nord de La Mecque se rallie à la cause exclusivement religieux. Cette volonté de distinction
de Mahomet. En 622, les premiers musulmans est exprimée de différentes manières dont la plus
s’installent à Yathrib. Appelé al-hijra (l’hégire), ou importante est le changement de direction de la prière
l’Exode, cet événement constitue un véritable tour- – qui se faisait jusqu’alors vers Jérusalem – vers la
nant dans la carrière de Mahomet. D’annonciateur Kaaba, considérée désormais comme la demeure de
et avertisseur, il se transforme petit à petit en véri- Dieu sur terre érigée par Abraham et Ismaël.
table chef politique.
Dès son arrivée à Yathrib, Mahomet s’efforce de CHARISME ET FORCE MILITAIRE
conforter sa place de leader. À l’instar de Moïse – l’une Grâce à son autorité charismatique, Mahomet a pu
des principales figures du Coran –, il aspire à deve- fonder un nouvel ordre social et poser les jalons d’une
nir un grand législateur. Pour organiser la nouvelle religion, d’un empire et d’une civilisation. Après son
Cité de Dieu, il met en place ou donne une nouvelle installation à Médine, il a progressivement réussi à
interprétation à plusieurs rituels
comme la prière, l’aumône, le jeûne,
le pèlerinage et le sacrifice ; il codifie un Puisque le cycle prophétique est clos,
certain nombre de pratiques sociales la monarchie s’impose. C’est ainsi
tels le mariage, l’héritage, les peines
légales et les transactions commer- que le califat voit le jour en 632,
ciales ; il interdit enfin un bon nombre à la mort du Prophète.
d’usages comme la divination, les jeux
de hasard, la consommation d’alcool et
l’adultère. En somme, il essaie de fixer l’orthopraxie, monopoliser l’autorité religieuse et le pouvoir poli-
c’est-à-dire l’ensemble des comportements socioreli- tique, en se présentant comme le porte-parole et
gieux à même de garantir l’ordre, et surtout le salut. l’instrument d’Allah. Ce mode de légitimation théo-
cratique, doublé de la force militaire, lui a permis de
LE NOUVEAU PEUPLE ÉLU soumettre de manière effective la plus grande partie
Mahomet ne se contente pas de fonder un nou- de l’Arabie. Fort de ses succès, le fondateur de l’is-
vel ordre politico-religieux. Il veut le défendre et lam pense à sa place non seulement dans l’histoire
l’étendre. C’est pour cette raison que l’époque dite sacrée, mais également dans l’économie du salut.
médinoise est dominée par l’action militaire. Pour Tout en affirmant que l’islam est la seule véritable
des raisons religieuses, politiques, économiques et religion, il s’autoproclame Sceau des prophètes (kha-
même personnelles, le combat dans le sentier de Dieu tam al-nabiyyin), c’est-à-dire l’ultime prophète, dont
(al-jihad fi sabil Allah) est l’un des principaux élé- il incarne l’achèvement parfait. Toutes les voies du
ments du projet du fondateur de l’islam. Ce dernier salut passent désormais par lui.
considère sa communauté comme le nouvel Israël Mahomet ne pouvant transmettre sa charge
auquel Dieu a promis une domination universelle et – d’autant que le Coran indique qu’il n’est le père de
le salut éternel grâce à une nouvelle Alliance. Réaliser personne –, il ne désigne pas de successeur. Pour
ce dessein divin passe d’abord par la défaite de tous perpétuer l’ordre qu’il a mis en place, ses disciples
les ennemis de la nouvelle religion. ont donc dû chercher un autre modèle. Et puisque le
Entre 624 et 630, Mahomet opère une réorienta- cycle prophétique est clos, la monarchie s’impose.
tion doctrinale importante. Tout en s’appropriant C’est ainsi que le califat voit le jour en 632, à la mort
l’héritage biblique, il s’en éloigne en arabisant ce du Prophète. Cette institution consacre définitive-
qui allait devenir l’islam. Le changement de cap ment la réunion du politique et du religieux en islam
tient au refus des gens du Livre (les chrétiens et les inaugurée par Mahomet. |

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