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XIII.

Qu'est-ce que la Philosophie scolastique ?

Les notions fausses et incomplètes.

(Suite et fin *.)

Dans la première partie de cet article, nous avons passé en


revue les principales définitions extrinsèques que donnent de
la scolastique la plupart des historiens de la philosophie
médiévale. Les uns, interrogeant l'étyniologie, disent que la
scolastique est la philosophie enseignée dans les écoles du
moyen âge. D'autres cherchent son génie constitutif dans sa
méthode, ses procédés, sa mise en œuvre, bref dans ce qui
tient à l'appareil extérieur de renseignement. Presque tous
ajoutent que la philosophie scolastique et la philosophie
médiévale se recouvrent, et définissent un ensemble de spécu
lations par l'espace de temps sur lequel elles s'étendent.

III.

A côté de ces définitions extrinsèques dont nous avons


reconnu l'insuffisance ou la fausseté, il nous faut, pour achever
l'œuvre négative entreprise dans ce travail, examiner un
groupe de définitions intrinsèques que les auteurs com
binent diversement avec les premières. Pour être moins super-

*) Voir la livraison de mai, 189S, p. 141.


qu'est-ce que la philosophie soolastique 1

ficielles que celles-ci, elles n'en sont pas moins incomplètes


ou entachées d'erreurs. — Elles nous ouvrent l'entrée de
l'édifice, au lieu de nous arrêter à la façade extérieure, mais
elles ne nous conduisent pas jusqu'au sanctuaire où se reflètent
l'idée génératrice du monument scolastique, et l'âme de ceux
qui en furent les architectes.

Voici d'abord un vieux préjugé — légué d'âge en âge —


qui fait de la doctrine scolastique un pur décalque du péri-
patétisme.
Est-ce peut-être parce que les scolastiques eux-mêmes ont mis
tant d'opiniâtreté à se réclamer d'Aristote, qu'on les a accusés
de suivre le stagyrite « comme une chèvre suit une chèvre
dans les sentiers de la montagne » 'l Ne les croyons pas toujours
sur parole, quand les docteurs du moyen âge se vantent de
marcher sur les pas d'Aristote. Sans compter que leurs con
naissances en histoire de la philosophie sont souvent rudimen-
taires, ils altèrent de parti pris la portée des textes qu'ils
invoquent.
Tout le monde sait que le moyen âge professe à l'endroit de
la propriété littéraire des idées diamétralement opposées à
celles de nos contemporains. La recherche et la profession
du vrai constituent le souci capital des scolastiques, la priorité
d'une découverte les intéresse peu ou point. Ils attribuent
aisément à autrui un bien qui ne lui revient pas, comme
eux-mêmes ne songent pas à protester, quand on les dépouille.
L'Aristote de saint Thomas, comme l'Aristote d'Andronicus
de Rhodes, d'Alexandre d'Aphrodisias, de Themistius, de
Simplicius, d'Averroès, est un Aristote habillé ; chaque com
mentateur lui impose sa mode.
En eût-il pu être autrement ? Un homme peut-il suivre si
exactement les pas d'autrui, que rien ne trahisse son empreinte
personnelle ? Est-il possible surtout qu'une série de généra
tionsait abdiqué devant l'autorité d'un penseur, tous les droits
284 M. DE WULF.

et tous les besoins de la recherche spontanée du vrai ? Encore


une fois, les nombreux modernes qui perpétuent les étroites
conceptions des philosophes de la Renaissance et du xvine
siècle, s'obstinent avec eux à ne pas prendre au sérieux les
temps dont ils refont l'histoire.

Aussi bien, il est démontré depuis longtemps que les scola-


stiques ont corrigé et complété Aristote. La théodicée, la
théorie des causes efficientes, de l'intellect agent, de l'immort
alité personnelle et de la béatitude sont de vraies conquêtes
du génie médiéval sur la philosophie grecque. Talamo a ras
semblé la plupart de ces innovations dans son livre sur YAri-
stotélisme de la Scolastique, mais il conviendrait de les grouper

suivant la pensée organique qui les réduit à l'unité, afin de


pouvoir opposer la synthèse scolastique à la synthèse aristo
télicienne.

Dans un second ordre d'idées, on cherche à dégager la


part des systèmes autres que le péripatétisme et dont on
retrouve la déteinte chez les grands docteurs médiévaux. De
divers côtés, on a entamé l'immense travail monographique
que cette étude comporte l). C'est ainsi que la patristique
insuffle le créatianisme dans la scolastique ; le platonisme, ses
idées sur l'indépendance de l'âme ; le pythagoréisme, sa
conception de l'exemplarisme ; le stoïcisme, sa doctrine
morale etc. Nous nous réservons de montrer ailleurs 2) que la
scolastique s'est assimilé toutes ces influences suivant son
génie propre et qu'elle constitue dans sa forme la plus parfaite
un éclectisme indépendant et original.

Passons à une seconde opinion sur la scolastique, non moins


accréditée et non moins fallacieuse.

1) Citons les ouvrages de MM. Baeumker et Picavet.


2) Dans un volume sous presse sur Y Histoire de la Philosophie et principa
lement de la Philosophie médiévale. Ce volume formera le tome IV du Cours
de philosophie publié par M. D. Mercier.
qu'est-ce que la philosophie soolastique ? 285

S'il faut en croire tous ceux qui se rattachent à l'école de


Cousin, la scolastique se réduit à une dispute éternelle sur les
universaux. M. Hauréau appelle cette dispute le problème
scolastique par excellence, et c'est bien à ses yeux l'unique
problème que la scolastique agite, car il ne demande autre
chose à la longue série des docteurs qui défilent dans ses études
historiques, que leur avis sur les trois interrogations de Por
phyre.
On a trop longtemps perdu de vue la portée que revêt la
question des universaux dans la célèbre introduction de
Ylsagoge de Porphyre. Le philosophe alexandrin décompose
ainsi la difficulté qu'il propose : 1° Les genres et les espèces
existent-ils dans la nature ou ne consistent-ils que dans de
pures fictions de l'esprit ? 2° (S'ils constituent des choses) sont-
ce des choses corporelles ou incorporelles l 3° Existent-ils en
dehors des êtres sensibles ou sont-ils réalisés en eux ? :) II est
aisé de voir que dans ce texte, Porphyre se place sur l'exclusif
terrain de la métaphysique. Dans la première question — qui
commande les deux autres — la réalité absolue des universaux,
leur existence ou leur non-existence est le point en litige.
Or, si l'on poursuit l'étude de la question des universaux à
l'époque de la grandeur de la scolastique, on s'aperçoit sans
peine qu'elle déborde de toutes parts les cadres étroits où
elle était circonscrite par le philosophe alexandrin, et à son
exemple par les premiers glossateurs du moyen âge. A la fin
du xne siècle, le point de vue métaphysique est complété par
le point de vue critériologique et psychologique qui seul peut
jeter une pleine lumière sur la valeur des notions universelles.
Rien de plus intéressant dans l'histoire du ixe au xn6 siècle
que l'élargissement graduel de ce domaine de la controverse.
La solution intégrale du problème des universaux soulève tour

!) Mox de generibus et speciebus illud quidem sive subsistant sive in midis


intellectibus posita sint sive subsistentia corporalia sint an incorporalia, et
utrum separata a sensibilibus an in sensibilibus posita et circa haec cousis-
tentia. dicere recusabo.
REVDE NÉO-SCOLASTIQUE. 19
286 M. DE WULF.

à tour de délicats problèmes de métaphysique, de physique,


de psychologie, de théodicée l). Elle a des attaches étroites avec
les théories de l'essence, de l'individuation, de l'abstraction,
de l'exemplarisme. Le xme siècle a compris tout cela; et loin
d'amoindrir l'importance de la question des universaux, il
étudie ses répercussions sur les théories organiques de la
synthèse philosophique. La question des universaux n'a plus
une signification isolée ; elle fait partie d'une vaste sj^stéma-
tisation dont elle n'est qu'un des éléments unitifs.
Car les grandes doctrines du xme siècle font place à tous les
problèmes que se pose l'humanité aux siècles de son apogée
intellectuelle : la théodicôe avec ses spéculations sur les attri
buts divins, les théories métaphysiques de l'être, de la sub
stance, des catégories, de la causalité, de l'individuation, de
l'ordre, les controverses pl^siques sur la matière et la forme,
les discussions sur l'origine et la genèse de nos connaissances,
sur la moralité et la béatitude, voilà certes autant de pro
blèmes qu'il est difficile de concentrer dans les trois interro
gations de Porphyre.
Il est bien vrai qu'avant de se hausser à ces conceptions
d'ensemble, la scolastique a été soumise à une longue formation.
Les formules simplistes et générales de Porphyre conviennent
fort bien à l'enfance de la scolastique. Troublés par l'énigme
que le philosophe alexandrin propose sans résoudre, les
premiers controversistes ont longuement discuté l'alternative
qu'elle comporte. Ils ont accepté le problème dans les mêmes
termes défectueux, et, concentrant leur attention sur son accep
tionontologique, les uns réduisent les universaux à des choses,
les autres à des fictions, à des mots. Mais sans compter que peu
à peu la scolastique donne plus d'ampleur à ses discussions et
évolue vers les solutions définitives, on ne pourrait, même à
l'époque de ses débuts, circonscrire artificiellement son activité
dans cette joute monotone. Il est peu de théories professées

!) Voir notre étude sur Le problème des univers aux dans son évolution
■historique du IX^ au XIII? siècle (Areh. f. Gesch. d. Philos. 1896).
qu'est-ce que la philosophie scolastique ? 287

par la grande période qui n'aient trouvé un écho affaibli dans


les gloses des premiers régents de l'Ecole. Les nombreuses
hérésies des premiers siècles, en mettant en question des
points du dogme, soulevaient, par contrecoup, de longues dis
cussions sur les notions métaphysiques de la substance et de
l'accident, de la nature et de la personne, de la liberté et de la
grâce. Boèce, le grand éducateur du prémoyen âge, n'a pas
seulement été un professeur de logique, mais aussi un maître
de métaphysique, de physique et de psychologie. C'est à son
école que pendant trois siècles on apprend la distinction des
sens et de l'intelligence, la théorie de la passio, la définition
de la personne, la composition substantielle, le principe de
causalité, etc. *) Plusieurs de ces théories sont mal comprises,
comme celle de la matière et de la forme, d'autres sont incomp
lètes, comme la théorie des causes, toutes manquent de cette
solidarité que leur donnera le génie synthétique du xinG siècle ;
mais ce que les premiers scolastiques en ont connu suffit pour
les venger du reproche d'exclusivisme. Ni eux ni leurs suc
cesseurs ne se sont hypnotisés devant une phrase de Porphyre,
comme ces nirvanistes de l'Inde qui étouffent en eux la source
de toute personnalité, en répétant, jusqu'à s'assoupir, des fo
rmules vides de sens.
C'est donc trahir la vérité de l'histoire que de voir dans la
scolastique une stérile dispute sur les universaux. Et si les
faits eux-mêmes ne s'étaient chargés de nous fournir cette
première réfutation, nous dirions que cette conception de la
scolastique est incapable de révéler des caractères distinctifs,
bases d'une vraie définition. 11 ne suffit pas en effet, pour com
prendre une philosophie, de faire Y enumeration des problèmes
qu'elle a traités de préférence, il faut s'inspirer des solutions
apportées à ces problèmes. Kant n'a-t-il pas, autant que saint
Anselme et que saint Thomas d'Aquin, étudié les universaux?
Bien plus, les problèmes qui se posent devant la raison inves-

1) V. à ce sujet Baumgartner, Die Philosophie des Alanus de Insulis, 1896.


M. DE WULF.

tigatrice du philosophe ne sont-ils pas éternels, indépendants


des temps et des latitudes ? Dans l'Inde, daus la Grèce, en
Orient, au moyen âge, chez les modernes et chez les contemp
orains, ne serait-il pas aisé de dresser un code commun des
questions relatives à Dieu, au monde et à l'homme \ Et à ce
point de vue, ne pourrait-on dire de toutes les philosophies
qu'elles sont une dispute sur les universaux ? Mais si les
recherches sont identiques par leur objet, elles diffèrent par
leurs résultats. Ce sont ces résultats qu'il faut scruter, grouper,
harmoniser pour comprendre n'importe laquelle des nomb
reuses synthèses que l'homme a formulées comme explication
du cosmos. Une nouvelle fois, l'insuffisance d'une définition
courante de la scolastique nous montre la nécessité de recour
ir à une vraie définition doctrinale.

Reste à examiner une troisième définition de la scolastique,,


celle qui cherche son caractère distinctif dans sa subordination
à la théologie ').
On sait quels excès de langage, quelles étroites et haineuses
appréciations cette dépendance de la philosophie inspire à bon
nombre de critiques, heureux trop souvent de mettre en valeur
leurs antipathies pour les croyances médiévales. Ils enre
gistrent cet aveu des docteurs scolastiques que la philosophie
est ancilla theologiae pour parler d'esclavage, de spoliation des
droits de la raison, et pour conclure à la stérilité de tout
mouvement intellectuel embarrassé des entraves du dogme2).
Il y a là une exagération funeste. Pour comprendre en quoi
elle consiste, essayons de préciser la vraie théorie de la

1) Cf. Erdmann. Grundriss der Gescfo. der PMlos. Bd. 1. 1896, p. 264- et suiv.
— Elie Blanc. Hist, de la Philos. T. 1. 1896, p. 381. — Ueberwegs. Grwndr.
d. Gesch. d. Philos. Bd. II. 1886, p. 127, etc., etc.
2) " Le fond des idées étant fixé par le dogme, il ne restait de liberté que
sur la méthode d'explication et d'application. „ — Fouillée. Histoire de la
Philosophie. Paris 1883, p. 198, etc.
qu'est-ce que la philosophie scolastique ? 289

dépendance que la philosophie scolastique — de l'accord


presque unanime des médiévistes ') — professe à l'endroit de
la théologie. Nous pourrons nous demander ensuite si cette
théorie peut nous fournir une définition satisfaisante de la
scolastique.
*

Les lois qui régissent les rapports de la philosophie et de la


théologie sont consignées dans les introductions des grandes
Sommes théologiques. Deux lois principales nous intéressent
en cette étude :
1° La distinction de la science théologique et de la science
philosophique .
La diversité des deux sciences dérive de la diversité de
leur objet formel, de leurs principes, de leur méthode. L'une
étudie l'ordre surnaturel, l'autre se confine clans l'ordre
naturel ; la première repose sur la parole d'un Dieu, la seconde
sur les lumières de la raison ; celle-ci procède par démonstrat
ions, celle-là par voie d'autorité. Ils versent donc dans une
erreur profonde ceux qui, avec Cousin et Jourdain par exemple,
soutiennent que les scolastiques ont confondu l'examen
rationnel des problèmes de l'esprit avec l'étude du dogme
chrétien.
2° La subordination matérielle, mais non formelle de la
philosophie à la théologie.
C'est ici surtout qu'il importe de préciser le point de vue
exact auquel se placent les docteurs scolastiques. Ils partent
d'un fait, qu'ils supposent démontré par ailleurs, et qui ressort,
non de la philosophie, mais de la critique historique, à savoir
l'existence réelle de la révélation chrétienne. Ce fait peut être
contesté, mais pour ceux qui l'admettent, — et personne n'en

]) J. Freud enthal. Zur Baurtheilung der Scholastik (in Arch. f. Gesch. d.


Philos. Bd. III. p. 22. 1893) cite comme une opinion " singulière „ la théorie de
G. Kaufmann concluant à l'indépendance absolue de la philosophie scolastique
vis-à-vis de la théologie.
290 M. DE WULF.

doute chez les scolastiques — il en résulte des relations réc


iproques entre la philosophie en quête de la vérité naturelle, et
la théologie en possession d'un ensemble de vérités révélées.
Car Dieu est infaillible, sa parole est pour la raison imparfaite
et chancelante une norme suprême, son enseignement, une
vérité absolue que la spéculation rationnelle ne peut matérielle
ment contredire, sous peine d'enfreindre une élémentaire
logique. La philosophie n'en garde pas moins une indépen
dance formelle, l'indépendance des principes qui la guident
dans ses investigations.
Ce n'est pas ici l'endroit de développer cette conception ni
d'en faire la critique. Bornons-nous à noter que la loi de la
subordination matérielle des sciences est universelle ; les scien
ces expérimentales aussi bien que les sciences rationnelles en
contiennent de nombreuses applications, et tous les logiciens
savent qu'une hypothèse ne peut aller à rencontre d'une con
clusion démontrée certaine par une autre science.

Or, cette dépendance vis-à-vis de la révélation chrétienne,,


à laquelle le moyen âge croyant soumet non seulement sa
philosophie, mais toutes les manifestations de sa pensée,
représente-t-elle le caractère distinctif de la scolastique ? Est-ce
dans cette dépendance que nous trouverons l'élément essentiel,
constitutif de la définition d'une chose ?
Nous ne le pensons pas. Pour être vraie, contrairement à
d'autres opinions rappelées plus haut, pareille définition n'en
est pas moins incomplète. En effet, elle ne jaillit pas de la
structure propre de la scolastique, mais de ses rapports avec
une autre science. Elle ne peut pas nous apprendre en quoi
consiste cette philosophie même soumise à cette dépendance.
La terre que nous habitons est formée d'un complexus d'él
éments les plus divers, formant son être même, et pour en
donner une idée complète, il ne suffirait pas de dire qu'elle est
qu'est-ce que la philosophie scolastique % 291

éclairée par le soleil. Seules, les choses -purement relatives


peuvent être définies l'une par l'autre.
Ce qui confirme la valeur de ces critiques, c'est qu'à d'autres
moments de l'histoire, on a vu des systèmes philosophiques
se modeler sur des dogmes religieux. Le Vedânta est construit
d'après la théologie des livres Védiques; Philon le Juif harmon
ise un syncrétisme grec avec la Bible ; les Arabes cherchent
les points de contact du péripatétisme et des doctrines du
Coran ; Reuchlin veut accorder sa philosophie avec la
cabale, Mélanchton avec le protestantisme. C'est si vrai que
sous l'empire des idées imparfaites qu'on se fait de la philo
sophie des saint Anselme, des saint Thomas, des Duns Scot,
on a usurpé le terme de scolastique pour l'étendre au
delà de la synthèse élaborée par les docteurs chrétiens du
moyen âge. Zeller appelle Philon le Juif le créateur d'une
scolastique juive '). D'autres, dans le même sens, parlent d'une
scolastique arabe, cabalistique, protestante.
Mais, s'il en est ainsi, il existe donc diverses variétés de
* scolastiques » ! On peut en concevoir autant qu'il y eut de rel
igions différentes! Ce renversement injustifié d'une terminologie
est l'indice d'un argument, nouveau en faveur de la thèse que
nous défendons. Car pour distinguer la vraie scolastique, ou la
scolastique de T Occident médiéval, celle dont nous recherchons
les caractères dans cette étude, il faudra faire entrer en ligne de
compte des éléments constitutifs autres que la subordination
de la raison à la foi et la soumission de l'Ecole à l'Eglise.
Quels seront ces éléments? Ils seront puisés d'une étude
attentive des doctrines enseignées par les docteurs médiévaux,
ou plutôt ils constitueront cette doctrine même. En fréquen
tant les leçons des grands maîtres, on verra se dégager les
théories fondamentales et génératrices de la synthèse que nous
appellerons la, synthèse scolastique.

!) Die Philosophie der Griechen, 3' p. 341.


292 M. DE WULF.

IV.

Cette synthèse n'est pas l'œuvre d'un jour, ni l'œuvre d'un


homme. Elle n'est pas née du génie d'un Albert le Grand ou
d'un Thomas d'Aquin : les siècles seuls ont pu édifier, pierre
par pierre, le monument grandiose qui se dresse au xme siècle.
La scolastique désigne un vaste corps de doctrines dont
l'évolution harmonieuse constitue un cycle fermé et caracté
ristique. Eparse et disséminée avant le xie siècle dans des
gloses et des commentaires, la pensée scolastique est pour la
première fois consciente de sa force chez saint Anselme de
Cantorbéry. Aux controverses logiques se joignent de bonne
heure les débats métaphysiques ; chez Abélard, qui fait faire
un pas de géant au problème des universaux, les sujets psycho
logiques commencent à se dessiner et l'on peut dire qu'aux
dernières années du xne siècle, les travaux d'Alain de Lille
et de Jean de Salisbury annoncent par leurs allures synthé
tiques l'approche d'un siècle de maturité. Ni l'un ni l'autre
de ces deux écrivains n'ont connu la riche littérature arabe
qui devait, quelque dix ans plus tard, donner à la scolastique
l'éclat d'une incomparable splendeur. Il est permis de se
demander ce que serait devenue la scolastique si elle avait con
tinué son développement autonome, abandonnée à ses propres
forces, et sans subir le contact du riche contingent d'idées
léguées par les Arabes. Peut-être eût-elle enfanté avec plus de
peine, mais aussi avec plus de gloire, les penseurs dont elle
s'enorgueillit.
Quoi qu'il en soit, moins de trente ans après l'entrée du
nouvel Aristote en Occident, Alexandre de Iialès et Albert
le Grand conçoivent une grandiose systématisation, que la
plus large circulation des œuvres d'un philosophe serait
incapable de provoquer dans un milieu non préparé à les
recevoir.
qu'est-ce que la philosophie scolasïique ? 293

C'est faire œuvre de justice que de rendre au passé ce qui


revient au passé, et le xine siècle pourra toujours revendiquer
comme son apanage exclusif d'avoir agrandi l'édifice scolas
tique dans de colossales proportions, tout en ajustant les
nombreux matériaux suivant la plus rigoureuse unité. — Cette
unité de la scolastique se reconnaît même au xve siècle, à l'âge
du déclin, quand les régents des universités italiennes se
débattent contre le matérialisme averroïste ; elle réapparaît
une dernière fois au xvie siècle dans la noble tentative de la
néo-scolastique des Suarez, des Vasquez et des professeurs du
collège de Coïmbre. Après, ce fut le moment des compromiss
ions honteuses, des ignorances coupables. Les pseudo-sco-
lastiques du xvne siècle avaient désappris les doctrines philoso
phiques dont ils se croyaient les légataires. Leur philosophie
a fait banqueroute, parce qu'elle se réduisait à une série de
thèses qui n'ont qu'un rapport éloigné avec les principes généra
teursde la scolastique. On n'en peut citer de plus bel exemple
que la joute ridicule entre Coperniciens et Aristotéliciens.
Au lieu de renoncer à une application téméraire de la méta
physique à l'astronomie, les aristotéliciens crurent devoir
défendre dans son entier le système astronomique d'Aristote,
dont saint Thomas avait déjà reconnu le caractère hypothét
ique. Suivant un copernicien du temps, ils préférèrent nier
le cours réel des cieux plutôt que d'introduire une modifica
tion dans le ciel d'Aristote. En renonçant aux principes fo
ndamentaux de sa synthèse, la scolastique a renoncé à elle-
même, et les assauts combinés et tenaces de tous les mouve
ments nés de la renaissance eurent bientôt fait de la discréditer
devant le monde moderne.
*

U unité du système scolastique, telle qu'on la retrouve dans


les périodes que nous venons d'esquisser, ne stérilise en rien
chez ses représentants Y originalité de la pensée. Sur la grande
charpente de l'édifice s'appliquent des théories personnelles,
294 M. DE WULP

dessins d'une architecture spéciale. Dans un sens large la


scolastique justifie ce paradoxe d'un écrivain français : « On
ne discute qu'entre gens du même avis et sur des questions de
détail. r> Partis d'un même point initial, les controversistes
de l'École excellent dans la discussion parce qu'un accord
implicite de tous fixe les limites des débats, la position des
problèmes en litige. Il faut se mettre au point, pour suivre
avec fruit le développement de leurs idées et se rendre
compte de la juste portée de leurs arguments.
Ce serait se faire des débats de l'École une fausse idée que
de se représenter un clan de moines et de docteurs séculiers,
tous moulés dans le même moule, se querellant sur des argut
iesaprès avoir abdiqué toute indépendance d'esprit par une
obéissance aveugle au mot d'ordre. ]) L'ignorance du milieu
scientifique dans lequel évolue la philosophie médiévale a seule
pu accréditer ces préjugés insensés qui la discréditent. Rien
ne ressemble moins à des chicanes stériles que les épisodes de
la lutte des systèmes scolastiques.
Il suffira d'en apporter un exemple, mis en lumière par de
récentes recherches. 2) Quand saint Thomas vint enseigner à
Paris vers 1269-1271, il se heurta à l'ancienne école péripaté
ticienne d'Alexandre de Halès et de saint Bonaventure, à
laquelle il opposa un péripatétisme nouveau, plus entier et
plus logique. D'accord avec ses illustres contradicteurs sur
toutes les thèses fondamentales de la philosophie, il se séparait
d'eux sur une foule de théories relativement secondaires, —
mais dont l'ensemble venait donner à sa scolastique une orien-

1) M. Penjon apprécie en ces termes les périodes du xie au xme siècle : " On
comprend alors comment la philosophie, si nous laissons de côté, et nous ne
pourrons pas le négliger, son rôle de servante de la théologie, ancilla theolo-
giœ,se trouve réduite pendant des siècles à de simples exercices de logique,
à l'étude des formes vides de la pensée, à des combinaisons verbales, ou bor
nées, pour le fond des choses, à des querelles, comme celles des réalistes et
des nominalistes, dont nous avons aujourd'hui presque de la peine, au pre
mier abord, à comprendre l'intérêt. (Penjo.n, Précis cVhist. de la Philos. Paris,
p. 174 (1897).
2) Les savants travaux du P. Eiirle et du P. Denifle.
qu'est-ce que la philosophie scolastique ? 295

tation caractéristique. A la pluralité des formes il opposait


l'unité du principe substantiel ; à la théorie des rationes sémi
nales, celle de la privaiio ; à la composition hylemorphique
des substances spirituelles, la doctrine des formes subsistantes ;
à la théorie augustinienne de l'identité de la substance de
l'âme et de ses facultés, celle de leur distinction réelle, etc.
C'est dans cette divergence de vues qu'éclate surtout la per
spicacité du génie novateur de saint Thomas. Or, ses contem
porains — y compris ses confrères en religion — accueillirent
ses idées avec une profonde défiance. Les documents du temps
nous font assister à une série de discussions publiques,
d'intrigues personnelles, de prohibitions officielles. C'est une
mêlée générale qui provoque une foule de pamphlets et
d'ouvrages de polémique, une mise en scène de tous les per
sonnages marquants de l'époque. C'est un feu roulant d'idées
qu'on peut mettre en parallèle avec les épisodes les plus mou
vementés de l'histoire de la philosophie moderne.
Au contact de ces discussions on apprend que dans la famille
scolastique, il y a des fractions diverses, et que parmi elles
les unes sont supérieures aux autres par l'unité de doctrine et
la plus parfaite intelligence des principes fondamentaux.
On apprend aussi qu'il y eut des défaillances.

Plus d'une fois en effet dans le courant de son histoire, la


scolastique a vu des déviations de ses principes. Des penseurs
enthousiastes, comme Raymund Lullus, pour avoir outré la
compénétratiotf de la vérité théologique et de la vérité
philosophique, ont conduit la scolastique aux confins de la
théosophie. D'autres, trop indépendants et trop emballés,
comme Roger Bacon, ont signé de dangereuses compromiss
ions avec l'averroïsme, ou accentué les droits de l'observa
tionempirique au point de donner le change à des historiens
modernes, en quête de précurseurs au positivisme. Ces hommes
sont loin d'être des ennemis de la scolastique ; mais ils ont
296 M. DE WULF.

trahi de bonne foi la pureté de son système philosophique.


Voilà pourquoi, si l'on s'en tient à une définition doctrinale de
la scolastique,il convient de faire une place à part à ces disci
ples téméraires. Si la scolastique est un parti, quoi d'étonnant
qu'elle ait des membres gênants dont elle se défie, tout comme
elle a des adversaires déclarés à qui elle fait une guerre à
outrance !).

En résumé : Les définitions extrinsèques de la scolastique


ne peuvent nous faire connaître une philosophie qui remplit
sept ou huit siècles de l'histoire des idées occidentales. De
même, toutes les définitions intrinsèques sont ou bien fausses
ou bien incomplètes, si elles ne caractérisent point la doc
trine, c'est-à-dire si elles ne découvrent point l'âme même de
la scolastique.
Cette doctrine existe ; il y a chez tous les docteurs qu'on
appelle du nom de scolastiques, un minimum d'idées communes
sur lesquelles se détache l'originalité propre à chacun d'eux.
Ici s'arrête l'objet de cette première étude, et la tâche
négative que nous nous sommes proposée. Nous aurons, dans
un autre travail, à parfaire la partie positive, et à proposer
une définition doctrinale de la philosophie scolastique.

M. De Wulf.

1) V. p. 150.
2) Dans son Histoire de la Philosophie, t. I, p. 336 (1896), M. Eue Blanc
nous fait l'honneur de signaler cette opinion que nous avions indiquée, inc
idemment, dans notre Histoire de la Philosophie scolastïque dans les Pays-
Bas (1895), p. xii. Le savant professeur fait des réserves et écrit, au contraire,
de la scolastique : " Elle n'est pas précisément un système, car la plupart
des systèmes ont été soutenus par quelques esprits au moyen âge; et il est
évident d'ailleurs que la scolastique s'accommode fort bien de tout ce que
les philosophes et les écoles ont dit de meilleur „ (p. 378). Nous avouons ne
pas comprendre les réserves de M. Blanc, car lui-même écrit, p. 381 : ' Les
scolastiques parvinrent à démontrer un ensemble de vérités fort bien liées
entre elles : en un mot. ils édifièrent un système „.

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