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ÉCONOMIES POPULAIRES ET SOCIALISATIONS PAR LE BAS

Ethnographie d’un marché biffin parisien


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Mélanie Duclos

Association Française des Anthropologues | « Journal des anthropologues »

2019/3 n° 158-159 | pages 201 à 223


ISSN 1156-0428
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2019-3-page-201.htm
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Journal des anthropologues
Association française des anthropologues 
158-159 | 2019
Subjectivations du(es) / au travail

Économies populaires et socialisations par le bas


Ethnographie d’un marché biffin parisien
Popular Economies and Socialization From Below: An Ethnography of a Parisian
Biffin Market

Mélanie Duclos
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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/jda/8934
DOI : 10.4000/jda.8934
ISSN : 2114-2203

Éditeur
Association française des anthropologues

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2019
Pagination : 201-223
ISSN : 1156-0428

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
Mélanie Duclos, « Économies populaires et socialisations par le bas », Journal des anthropologues [En
ligne], 158-159 | 2019, mis en ligne le 03 janvier 2022, consulté le 12 décembre 2019. URL : http://
journals.openedition.org/jda/8934  ; DOI : 10.4000/jda.8934

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ÉCONOMIES POPULAIRES
ET SOCIALISATIONS PAR LE BAS
Ethnographie d’un marché biffin parisien

Mélanie DUCLOS

Ils sont plusieurs centaines aux portes de Paris : Porte de


Vanves au sud, à l’est Porte de Montreuil et Porte de Montmartre au
nord. Au sol, sur des tissus, ils « déballent » comme ils disent, de la
vaisselle, des vêtements, des bijoux, une machine à café ou un
sèche-cheveux qu’ils ont trouvés plus tôt dans les poubelles de la
ville. Presque tous sont sans emploi, hommes surtout mais aussi
femmes, retraités ou « bénéficiaires » des minimas sociaux, ou
« bénéficiaires » de rien quand ils sont sans­papiers. Nombre d’entre
eux sont immigrés, d’Afrique du sud ou subsaharienne, plus
récemment de Chine ou d’Europe de l’Est ; certains sont sans-abri.
Les week-ends, quand se tiennent des marchés aux Puces attenants
aux leurs, par centaines ils vendent à des clients plus nombreux
qu’eux ; chaque jour, la police vient pour les déloger.
Ils sont continûment de plus en plus nombreux, depuis les
années 80, les crises successives et le durcissement quasi
concomitant des politiques migratoires, en France en général et à

 Université de Bretagne occidentale (UBO) - Laboratoire d’études et de


recherche en sociologie (LABERS) - UFR Lettres et sciences humaines.
Courriel : melanie.duclos@univ-brest.fr

Journal des anthropologues n° 158-159, 2019 201


Mélanie Duclos

Paris en particulier, où on a récemment baptisé leurs marchés1 : les


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marchés des biffins2. Ils ne sont pas les seuls. C’est au niveau
européen que se redéploient maintenant depuis plusieurs décennies
les économies populaires, notamment sous la forme de l’économie
du « bazar » (Geertz, 2003a) : économie de rue, marchande, où
prévalent le face-à-face et l’altérité partagée et dont bien souvent le
contrôle échappe au pouvoir d’État (Péraldi, 2002). Parmi eux, les
marchés des biffins parisiens et parmi ces derniers, celui qu’on
trouve à la frontière nord de la capitale et dans le prolongement des
célèbres Puces de Saint-Ouen : le marché des biffins de la Porte de
Montmartre3.
C’est là que j’ai pu séjourner. Entre le printemps 2009 et la fin
de l’été 2013, je me suis rendue régulièrement au marché. J’ai
accompagné les biffins, chez eux et ailleurs où ils m’ont emmenée,
dans les rues de Paris où ils vont pour récupérer. Observations
participantes, descriptions denses (Geertz, 2003b) et discussions,
discussions informelles, entretiens prolongés, autant d’outils dont
j’ai usé pour tenter de faire avec eux l’ethnographie de leurs mondes
et de leur expérience4, pour comprendre, avant tout, les sens qu’ils et
qu’elles confèrent à cette expérience et en particulier à leur activité,
à ce qu’ils appellent leur « travail ».
Tôt dans l’enquête, j’ai réalisé la tension qui marquait leur
rapport au travail : entre extrême contrainte et goût pour l’activité,
entre « nécessité », disent-ils, et « liberté ». C’est sur cette tension
que j’aimerais ici travailler : à cet endroit où une situation, d’abord
et avant tout subie, ouvre pourtant de nouveaux possibles. On verra
comment l’entrée dans la biffe, toujours contrainte, offre aussi
l’opportunité de se libérer d’autres contraintes, elles imposées par
les patrons pour les deux genres et par les hommes pour les

1 Pour l’histoire de ce baptême, voir Duclos (2014 : 89-102) et Milliot &


Tastevin (2010 : 57-62).
2 Biffin : mot d’argot du XVIIIe siècle, synonyme de chiffonnier.
3 Porte qui tient son nom du temps où s’érigeaient, jusqu’en l’an 1860, les
grilles en fer séparant les communes de Montmartre et Saint-Ouen.
4 Ce qui a donné lieu à ma thèse de doctorat (2015).

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Économies populaires et socialisations par le bas

femmes ; comment les relations nouées sur la place du marché se


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font, pour les biffins, le tremplin de ré-identifications : de redéfini-
tion des rôles, des positions et des identités, à rebours des figures
d’une part de l’assisté et de l’autre de l’étranger. On verra cependant
comment ces mêmes figures, couplées de celle du criminel allant
souvent de pair avec le travail « informel », continuent, malgré tout,
de peser sur eux et de les atteindre ; comment, au fond, ces manières
qu’ils ont d’éprouver, de penser, de donner sens à leur expérience,
ces subjectivités en somme, sont à toujours remodeler, retransfor-
mer, à travailler : des subjectivités au travail.

Des chiffonniers d’hier aux biffins d’aujourd’hui. Renouveau


des économies populaires
Les appeler biffins, comme nombre d’entre eux s’appellent
eux-mêmes à Paris, c’est établir entre eux et leurs « parents » chif-
fonniers – acteurs phares au XIXe siècle des économies populaires
de la capitale et fondateurs, fin XIXe, de ces actuels marchés aux
Puces – une continuité. Continuité qui, notamment, tient à l’activité
de récupération, au lieu de vente, aux évictions dont ils ont fait ou
font l’objet et qui rejoint, on le verra, l’effort des biffins
d’aujourd’hui pour s’ancrer localement et se définir comme acteurs
socio-économiques. Continuité qui pour autant, ne va pas sans li-
mites : des chiffonniers d’hier aux biffins d’aujourd’hui, c’est aussi
le changement qui marque le chemin.
Si le chiffonnage n’est pas né avec le XIXe siècle, c’est à ce
moment-là qu’il connaît son essor, devenant parmi les premiers
pourvoyeurs en matières premières de l’industrie : chiffon, liège et
papier, métal, verre ou caoutchouc (Barles, 2011 : 46). En France,
les chiffonniers se concentrent alors à Paris, où les rues abondent
davantage de ressources et où ils ont leur clientèle. Tous n’ont pas le
même rôle ni le même statut. Le circuit de la vente est un circuit
hiérarchisé, qui va du chiffonnier crocheteur, parcourant les rues,
hotte sur le dos et crochet à la main, au maître-chiffonnier qui achète
au premier ce qu’il revend avec profit directement aux industries
(Paulian, 1890). Cependant certains crocheteurs échappent en partie

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Mélanie Duclos

au circuit : en vendant sur les marchés. Au début du XIXe siècle,


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Paris compte encore plusieurs foires et marchés d’occasion. Le plus
vaste d’entre eux, la Foire à la ferraille, se tient place de la Bastille,
en plein cœur de la capitale.
Il y a les marchés d’occasion et les marchands de quatre sai-
sons, et puis les musiciens de rue, polisseurs de cuivre ou tondeurs
de chiens, et puis d’autres encore, tailleurs, chapeliers, bottiers,
vendeurs de journaux à la criée, parmi tous ceux répertoriés en 1854
par les auteurs anonymes de Paris-Gagne-Petit (Anonyme, 1854).
C’est en fait à Paris, et plus largement en Europe (Laville, 2016),
qu’une part considérable de la population vit de ces économies po-
pulaires de rue, jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, quand la
puissance publique procède à leur endiguement. Contrôle accru des
crocheteurs5, réglementation de leur temps de récupération6, obliga-
tion faite pour vendre de s’acquitter d’une patente7 ou, à défaut, de
se munir d’un « certificat d’indigence »8, déplacement de leurs mar-
chés vers des zones plus excentrées, réduction de leur périmètre ;
dès 1828 et tout au long du siècle, les circulaires, les ordonnances et
les mesures se multiplient, par souci d’« ordre », d’« hygiène » et de
« tranquillité », à l’encontre des chiffonniers et autres « gagne-petit »
de Paris. Plus généralement, au niveau européen, le XIXe siècle
signe « la progressive exclusion des pauvres de la plupart des mar-
chés » (Fontaine, 2008 : 230). Et encore plus généralement, dans les
pays « du Sud » aussi, en Amérique latine en particulier, les écono-
mies populaires de rue tendent à se voir réduire et/ou invisibilisées,
au profit d’une économie capitaliste en développement, et sous fond
d’idéologie progressiste opposant économies « modernes » et
« traditionnelles » (Laville, op. cit.).

5 Qui doivent apposer à leur hotte une plaque numérale et porter à leur
coup une médaille nominale.
6 Ordonnance du 1er septembre 1828 concernant les chiffonniers.
7 Ordonnance du 20 janvier 1832 concernant la vente sur la voie publique.
8 Circulaire du 11 février 1833 sur la dispense de patente.

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Économies populaires et socialisations par le bas

C’est justement à des auteurs latino-américains – en Amérique


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latine où malgré les endiguements ce type d’économie a perduré
plus continûment – que l’on doit le concept d’économie populaire ;
concept qui, tout à la fois, permet de souligner la part symbolique et
non strictement matérielle de ces économies (Sarria et al., 2006) et
invite à rompre avec les définitions normatives et privatives de
l’économie dite « informelle » (Razeto, 1984 ; Corragio, 1995 ;
Nuñez, 1995).
« Informel », le terme, non content d’être injuste, reste long-
temps anachronique pour caractériser les économies chiffonnières de
ce temps à cheval entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
C’est la sanction qui fait entrer dans l’informalité. Or la sanction
tarde à être appliquée aux périphéries de la capitale où les chiffon-
niers ont migré pour établir leur marché. À Saint-Ouen en particu-
lier, où les Puces apparaissent ainsi à la fin du XIXe siècle pour ne
pas cesser de s’étendre jusqu’à la moitié du XXe, la commune a
longtemps besoin des nombreux chiffonniers qui sans payer place ni
taxe se mêlent aux nouveaux antiquaires et brocanteurs patentés,
forment alors encore le gros des troupes du marché, garants de sa
prospérité (Bedel, 1985). Il faut attendre l’après­guerre, et avec la
reconstruction, les plans de « modernisation » des Puces9 et du quar-
tier10, pour qu’ils posent problème. Problèmes d’« ordre » et
d’« hygiène » encore et aussi d’« insécurité », il faut maintenant
procéder à l’éviction de ces puciers qu’on appelle à présent « ven-
deurs à la sauvette »11 ou « vendeurs clandestins »12.
Dans les années 50, leur nombre décroît fortement. À leur
éviction policière vient s’ajouter ce fait que le métier du chiffonnage
est en voie de disparition : l’industrie a cessé d’acheter aux

9 Rapport du 23 mars 1950 sur le marché aux Puces.


10 Rapport de 1950 sur l’aménagement du quartier Jules Vallès.
11 Au niveau national, les plans dits de lutte contre la vente à la sauvette
ont commencé plus tôt, dès la crise des années 30 et dans l’objectif affiché
de pallier la concurrence faite au petit commerce, pour se renforcer
après‐guerre.
12 Notes du service des marchés, des 12 novembre 1946 et 25 janvier 1947.

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chiffonniers la matière première qui autrefois leur apportait des


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revenus réguliers (Barles, op. cit. : 57). Peut-être aussi certains
d’entre eux ont-ils enfin bénéficié des retombées heureuses des dites
Trente Glorieuses. Années 50 et les suivantes, ils sont quelques
dizaines à peine à vendre dans les interstices du marché aux Puces
établi – qui cependant, lui, s’embourgeoise – ; on ne les dit plus ni
« sauvettes » ni même « chiffonniers », beaucoup d’entre eux sont
sans-abri, on les appelle les « clochards » (Louppe, 1953 ; Giraud,
1960).
C’est donc avec la crise des années 80 que leur nombre aug-
mente à nouveau, en même temps que se redéploient, en France en
général et au-delà, en Europe, les économies populaires. La crise et
son installation signent le renouveau des économies populaires qui
bientôt va de pair avec une criminalisation de ces mêmes économies
(Weber, 2011) : dans les années 90, au niveau national, les plans de
lutte se multiplient contre le travail « informel » ; au même moment,
à Saint-Ouen, la répression se systématise. C’est ce dont témoignent
aujourd’hui les biffins arrivés au cours des années 80 : Ben qui perd
son emploi de plongeur dans un restaurant, Sarakolé qui n’a plus
l’âge du BTP en intérim, ou bien Séraphin sans-papiers, immigré de
la Centrafrique ; c’est aussi ce que préconise le rapport ministériel
de 198413. La « vente à la sauvette » – le terme est à nouveau de
mise – nuit à « l’image de marque » du marché aux Puces et tend à
« dégrader l’environnement social » : il s’agit d’instaurer « une me-
nace permanente », de multiplier les « contraventions » et les
« renforts policiers ». Et le rapport de prévoir : « un assainissement
de Saint-Ouen risque d’entraîner un déplacement de la "clientèle"
indésirable vers Paris, en bordure du marché ».
C’est en effet là où je les rencontre, à la fin de l’année 2000.
Ils sont près d’un millier à vendre, Porte de Montmartre, des objets
de petite taille récupérés la nuit dans les poubelles de Paris. Les plus
anciens, comme Séraphin, Ben ou Sarakolé, se rappellent avec

13Rapport du ministère de l’Industrie et de la Recherche sur le marché aux


Puces.

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Économies populaires et socialisations par le bas

amertume l’histoire de cette éviction, depuis les Puces officielles à


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leur périphérie. Tous s’indigent des répressions dont ils font au
présent l’objet, quand quotidiennement, pour « la tranquillité des
Puces et du quartier »14, la police vient les déloger, verbalise et
confisque la marchandise de certains – évictions, répressions qui
sans nul doute participent à les inviter, pour s’y opposer, à souligner,
malgré la contrainte, les parts positives de leur activité.

Nécessités et libertés. Les deux faces de la médaille


« Économie populaire », si le concept permet de rompre avec
la notion normative, et finalement disqualifiante, de « travail
informel », il ne doit pas pour autant nous faire oublier la part
négative de cette économie : l’extrême contrainte qui, bien souvent,
est à son origine et les conditions, dures, de son exercice. C’est sur
la tension qu’il faut travailler, comme en général il faut travailler
quand on s’intéresse aux classes populaires, entre autonomie et
domination (Grignon et al., 1989), ou dans les termes des biffins,
« nécessités » et « libertés » – ce à quoi ils m’ont invitée dès le
commencement de l’enquête.
À mon entrée sur le terrain, quand nous commentions avec eux
leur situation, deux types de discours émergeaient, à première vue
contradictoires : l’un consistait à retracer l’histoire « des malheurs »
(Laé et al., 1995) ou « des pertes » (Girola, 1996) − pertes d’emploi,
de logement, divorce, projets migratoires déçus – qui les avait
conduits à cette situation, non désirée voire infamante ; l’autre
mettait l’accent sur le goût du métier et ses joies, soulignait la part
belle de l’activité. Toutes et tous usaient des deux types de discours,
plus ou moins de l’un ou de l’autre selon les histoires de chacun et le
contexte des discussions. Ces deux types de discours apparemment
contradictoires semblaient poursuivre au fond une seule et même
visée : donner à voir une autre image que celle dégradante qu’on
tendait à se faire d’eux – en amont même des évictions et des
répressions policières − comme on tend à se faire plus généralement

14 Avenant au contrat de sécurité de la ville de Paris, 5 juillet 2007.

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des « travailleurs des déchets » (Corteel et al., 2011). Et ce, soit en


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se dissociant de leur activité dans le cas du premier discours – en
signifiant qu’elle n’était pas de leur fait à eux, de leur faute – soit en
la revalorisant : en donnant à voir, malgré les contraintes et malgré
ses difficultés, ce qu’elle recelait aussi de belles et bonnes choses.
« Une médaille a toujours son revers », me disait Adama, « la
mauvaise face cache la bonne ». Une grande partie du travail de
décentrement anthropologique a consisté ici à savoir regarder l’autre
face de la médaille : les possibles nouveaux qu’offrait leur situation
pourtant extrêmement contrainte – « tu fais la biffe », disait Hakim
et bien d’autres avec lui, « par né-ces-si-té » –, notamment et
d’abord ce qu’ils appelaient leur « liberté ».
« Le biffin est son propre maître, il tient à sa liberté », affirme
Sarakolé qui depuis son départ du Mali, de ses 20 à ses 60 ans, est
allé de contrats en contrats d’intérim. Adama lui aussi, malgré son
parcours atypique, sa licence obtenue de sciences politiques, la pe-
tite entreprise dont il a été le patron, s’est trouvé plus tard, après la
faillite, le divorce et la rue, employé salarié à diverses reprises :
livreur, magasinier, employé de rayon dans un supermarché. « Ici »,
dit-il, au marché aux Puces, « je fais ma petite brocante et on me
fout la paix ». Blanche a été lingère pendant plus de vingt ans dans
une école de Saint-Ouen, des années à subir les réprimandes et les
pressions de ses supérieurs hiérarchiques, « harcèlement moral »
dit‐elle, « c’est le marché », ajoute-t-elle, qui lui a permis finalement
de « couper les ponts », de « dire "non" ». Ainsi pour nombre de
biffins autrefois salariés, la biffe représente la possibilité de se dé-
faire du lien de subordination qui les unissait au patron, et
d’éprouver partant, et suivant la formule de Michel Verret (1996),
« la fierté d’être délié ». Ainsi des hommes comme des femmes. Et
pour les femmes encore, la biffe représente cette autre possibilité de
se délier des hommes. Aucune des cinq femmes rencontrées au mar-
ché − cinq sur quelque trente biffins avec lesquels j’ai pu faire
amplement connaissance – au moment de l’enquête ne dépendait
d’un homme. Deux d’entre elles ont été mariées – des maris qui les
violentaient ; pour l’une et l’autre le marché, l’indépendance

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Économies populaires et socialisations par le bas

financière qu’il leur permettait, s’est avéré décisif à ce que,


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finalement, elles s’autorisent à divorcer.
« Liberté » disent-ils. Dans le cas de la biffe comme dans bien
des cas, ces nouveaux possibles ouverts sous contrainte semblent en
effet résulter, en premier lieu, des déliaisons, autrement dit des
libérations de liens qui sont ici des liens de subordination. Des
déliaisons qui, là encore, comportent aussi leur part obscure – revers
obscur de la médaille – et appellent alors un travail de
ré‐identification qui chez les biffins, notamment et pour certains
premièrement, s’élabore à contre-courant de la figure de l’assisté.

Le travail contre la charité


« On demande pas la charité, on travaille », affirment souvent
les biffins, au départ des policiers, pour légitimer leur présence et
leur activité, soulignant par là-même la prégnance actuelle de la
figure de l’assisté. En effet le déclin, amorcé dans la crise des années
80, d’une société salariale toujours moins intégrante en même temps
que moins protectrice (Castel, 1995), s’est accompagné non
seulement d’une criminalisation du travail non déclaré mais encore
d’un retour de la charité (Weber, op. cit.) : les politiques sociales
peu à peu substituant à la figure du pauvre « victime de la société »
celle de l’individu manquant des clés à l’« insertion ». Et de la dette
sociale des années 70 à l’individu endetté des années 2000,
l’« aide », dite aide à l’« insertion », va de pair avec à la fois une
injonction paradoxale à l’autonomie de ceux-là qui se voient rendus
dépendants (Duvoux, 2009) et une disqualification de ceux qui,
parmi eux, ne veulent − c’est la figure du profiteur – ou ne peuvent y
répondre – c’est celle de l’assisté (Paugam, 2009 ; Duvoux, ibid.).
Cette injonction-là, les biffins, s’appliquent à la réfuter. Tous
ceux d’entre eux qui y ont droit – hormis donc les sans-papiers, et
les Roms, exception notable, craignant de se voir expulser 15 –

15 Ainsi la circulaire du 22 décembre 2006, enjoignant les préfets à repérer


les étrangers en situation irrégulière susceptibles de constituer « une charge
déraisonnable pour l’État français » pour les reconduire aux frontières,

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perçoivent les dites « aides sociales » : Revenu de solidarité active,


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Allocation parent isolé ou adulte handicapé… Pas une aide, pas un
don, disent-ils, un retour : des « miettes » que le « système » daigne
leur accorder après les avoir abusés ; pas une aide, répètent-ils et
fidèles encore aux principes de solidarité des années 70, un « droit »,
à la vie, au travail. Néanmoins, puissant, le stigmate n’en laisse pas
de les atteindre. Et il leur faut encore, sur la place du marché, oppo-
ser à cette figure prégnante de l’assisté celle du travailleur. C’est là
que, pour beaucoup, le travail trouve son sens au marché des bif-
fins : dans son opposition à la relation d’assistance, le travail en tant
qu’il s’inscrit dans une relation de réciprocité, où l’on donne autant
qu’on reçoit, en particulier dans la relation qui lie le marchand au
client.
Après que sa femme l’a quitté, qu’il lui a laissé la maison et
qu’il a quitté son emploi d’ouvrier en usine, pendant près de trente
ans, Polo a été sans-abri, multipliant les hébergements dans les
centres d’urgence :
Le personnel était sympa mais les rapports, c’est compliqué, parce
que dans ces structures, t’es pas vraiment traité comme un être à part
entière.
Comme nous approchons du marché :
Mais tu vois, ça c’est un échange. Un véritable échange. Où tu peux
négocier, discuter avec le client. Un échange d’égal à égal.
Au marché des biffins comme en général au « bazar » (Geertz,
2003a), l’échange marchand, presque toujours, s’accompagne du
marchandage. Or ledit marchandage a pour le moins deux consé-
quences qui confèrent ici à l’échange ses formes et sens particuliers.
D’une part, il engage l’égalité des échangeurs : le marchandage, en
son principe, suppose l’égalité des partenaires de l’échange qui

dresse la liste des indices portant possiblement trace de cette « charge »,


dont le recours à « l’aide » et aux centres d’urgence (circulaire relative à
l’entrée en vigueur des dispositions de la loi du 24 juillet 2006 relative à
l’obligation de quitter le territoire). Et des quelques 15 000 obligés de cette
manière à quitter le territoire au cours de l’année 2009, 12 000 étaient roms
(www.ofii.fr consultée le 18 mars 2011).

210
Économies populaires et socialisations par le bas

doivent pouvoir, également, influer sur l’autre et son prix. D’autre


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part, il fait de l’échange un échange « total » (Mauss, 2003) : non
seulement de biens et d’argent mais encore de paroles, de rires et de
plaisanteries, de bouts d’histoires de vie. Et dans la relation, égali-
taire et réciproque, qui ainsi même lie le marchand au client, les
biffins peuvent apparaître dans ce qui fait tout à la fois leur positi-
vité et leur singularité, « être à part entière » dit Polo.
C’est aussi ce que note Claudia Girola dans son ethnographie
des personnes sans-abri : la réciprocité de l’échange autorise la
« ré‐affiliation » des personnes sans-abri (Girola, 2011), qui trouvent
à s’y affirmer et à y être reconnues comme personnes, « personnes
sociales » (Girola, 2007), à rebours des identités négatives et figées
qui tendent à les définir. C’est dire que les processus de
« désaffiliation » (Castel, op. cit.) qu’alimente aujourd’hui le déclin
du salariat, s’accompagnent aussi, et comme invite à le penser
Patrick Cingolani, de nouveaux processus de subjectivation
(Cingolani, 2014), de redéfinition et de reconfiguration de ce qu’on
entend bien souvent de manière à la fois trop lisse et trop homogène
par lien social. Les dé-liaisons peuvent donner lieu à re-liaison sous
d’autres formes, encourageant partant la ré-identification des
personnes et des relations.

La (re)socialisation par le bas


Fierté d’être délié, affirmations de soi et ré-identifications, on
le voit, la biffe, à l’instar des économies populaires en général
(Sarria et al., op. cit.), est loin de s’épuiser dans sa dimension maté-
rielle, comme on pourrait tendre à le croire au regard de la pauvreté,
parfois extrême, de ses acteurs, comme des termes médiatiques
employés pour la qualifier : « marché aux pauvres16 », « de la sur-
vie17 », « marchés de la misère18 ». Non qu’il faille minimiser

16C. Lefebvre, « Le marché aux pauvres », Paris Match, 9 mars 2009.


17D. Wulwek, « Dans les rues de Paris, les marchés de la survie », Le
Monde, 11 avril 2009.

211
Mélanie Duclos

l’importance du matériel. On l’a vu, si les biffins vendent et s’ils


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récupèrent, c’est d’abord « par né-ces-si-té », et quand ils disent, au
marché, avoir ce jour « bien travaillé », ils entendent avoir bien
gagné : pour la plupart avoir passé la barre des vingt euros. Les
biens matériels et l’argent se font rares chez les biffins, dans leur vie
en général ; dans les rues quand ils récupèrent et que le succès de
leur quête dépend du nombre de biffins présents au même endroit et
au même moment, et de la générosité, aléatoire, des poubelles ; au
marché où les prix des choses dépassent rarement les cinq euros et
où les gains varient selon le climat, la période, les interventions
policières et l’état de la concurrence. Cependant, matériel, le sens de
leur travail ne s’y réduit pas pour autant. S’ils sont au marché, trois
jours par semaine, depuis tôt le matin jusqu’à tard dans l’après-midi,
c’est non seulement, disent­ils, pour gagner l’argent qui manque à
gagner, c’est aussi pour, tous le disent, « voir du monde et parler ».
Lieu de resocialisation pour celles et ceux qui ont perdu leurs
liens professionnels, familiaux et/ou amicaux, porte d’entrée dans la
ville et premier lieu d’intégration pour les nouveaux venus
immigrés, la place du marché des biffins, lieu phare de sociabilité
comme le sont en général les places de marché populaires, forment
pour eux le lieu de socialisations précieuses et qui comportent
encore cette particularité d’être faites de liens d’interconnaissance.
Au marché des biffins, en effet, marchands et clients, presque tous
sont des habitués et toutes et tous ou presque se connaissent de près
ou de plus ou moins loin. C’est alors non seulement les relations
liant le marchand au client et l’échange total qui là les constituent,
mais l’ensemble des liens de la place du marché qui se font le
tremplin des ré-identifications. Des liens qui notamment et peut-être
d’abord, comme c’est souvent en milieu populaire, s’élaborent à
partir des sociabilités du rire.
Rire avec ses clients et rire avec ses proches compagnes et
compagnons de vente, rire quand on arrive ou quand on va par le

18 D. Arnaud, « Paris XXe, la misère à la sauvette », Libération, 25 mars


2008.

212
Économies populaires et socialisations par le bas

marché et qu’on dit bonjour à la ronde, le rire est plus qu’un simple
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élément parmi d’autres des sociabilités de la place du marché. Il est,
pour Jojo, un « ancien », une « manière d’être » : « la manière d’être
ici ». Et si ici, à première vue, on peut rire de tout, c’est d’abord des
stigmates qui nous collent à la peau dont on se rit plus volontiers,
comme encore c’est souvent en milieu populaire (Lallement, 2010 ;
Le Courant, 2013), ici ceux ayant trait à la figure du pauvre,
partagée par tous au marché, et à celle de l’étranger, partagée par
beaucoup. On les caricature pour les tourner en ridicule et ce faisant
on en souligne le caractère arbitraire : le pauvre est fait mauvais,
pique-assiette et roublard, le Maghrébin stupide, l’Africain arriéré,
le Rom pickpocket à coup sûr… Arbitraires les stigmates et les
identités auxquelles ils viennent s’arrimer et arbitraire l’ordre social
présidant à leur existence. En se riant ainsi de l’ordre du monde
établi, les biffins introduisent la possibilité d’un autre ordre du
monde, ou comme dirait Mikhaïl Bakhtine, d’« une autre structure
de la vie » (Baktine, 1982 : 57) qu'ils s’appliquent à bâtir.
Comme dans l’échange total des relations marchands/clients, et
ailleurs dans d’autres économies populaires (Bordreuil, 2002 ;
Tarrius, 2002), sur la place du marché, ils s’efforcent à construire un
monde, à rebours des identités négatives et figées et de leurs stig-
mates associés. Un monde où les êtres à l’image des objets au
travers desquels ils en viennent à se raconter, sont tous uniques en
même temps que tous parties de l’humanité bigarrée, dont ils peu-
vent être membres et membres à part entière : singuliers en même
temps que membres de l’universel19 – ce qui constitue pour Axel
Honneth le plus haut degré de reconnaissance (Honneth, 2010). Ils
s'efforcent ainsi donc à bâtir des socialités alternatives aux socialités
dominantes, fruits de ce que j’ai proposé ailleurs d’appeler, en écho
au travail d’Alejandro Portes (Portes, 1996), la (re)socialisation par
le bas (Duclos, ibid.).

19 Pour plus de détails, voir Duclos (2017).

213
Mélanie Duclos

Contraintes et stigmatisations. Les ré-identifications comme


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horizons
Ils s’efforcent. Ils s’appliquent. Ce n’est pas dire qu’ils y
parviendraient pleinement. Les ré-identifications sont ici sans cesse
à renouveler, rattrapées qu’elles sont par les identifications à rebours
desquelles elles s’élaborent : figures du pauvre, de l’étranger, et en
particulier sur la place du marché, figure du voleur.
« On fait rien de mal, on vole pas », disent encore les biffins au
départ des policiers. On a vu plus tôt la tendance à la criminalisation
des économies populaires et la lutte en particulier contre la « vente à
la sauvette », émerger dans les années 30, se durcir après guerre puis
se renforcer à nouveau avec les années 80. De Saint-Ouen à Paris où
les biffins sont repoussés, Porte de Montmartre, la lutte se poursuit.
Pour pallier la « crise sans précédents »20 que connaît le marché aux
Puces au début des années 2000, et pour éviter la « dégradation » du
quartier, « fragile »21 déjà, où vendent les biffins – entendus donc les
biffins comme non-membres du quartier ou membres indésirables22–
il faut encore « lutter contre la vente à la sauvette »23. « Vendeurs à
la sauvette », c’est le terme officiel employé pour les désigner, par
les élus, les journalistes et la police des marchés – un terme
euphémisant qui dit sans le dire le soupçon de criminalité.
« Voleurs » dit-on aussi de manière plus informelle – les « marchés
aux voleurs » pour parler des marchés biffins, l’expression, à Paris,
s’est généralisée – ou pour le moins toujours potentiellement
voleurs, disent certains politiciens24 et bien des policiers.

20 Perrier, « Le grand lifting des Puces de Saint-Ouen est annoncé », Le


Parisien, 26 juin 2008.
21 Termes employés par Florent Guéguen, conseiller social au maire de
Paris, à l’occasion de notre entretien, le 1er septembre 2009.
22 Pour plus de détails, voir Duclos (2015).
23 Avenant au contrat de sécurité de la ville de Paris, 5 juillet 2007.
24 « Je ne veux pas être complice de la revente d’objets volés », arguait

Daniel Vaillant, mairie du XVIIIe arrondissement de Paris, lors du conseil


d’arrondissement du 3 décembre 2007, pour s’opposer au vœu déposé par

214
Économies populaires et socialisations par le bas

Je vais vous expliquer [déclare un policier] : tout ce que vous voyez


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dans ce marché, les trois quarts, c’est du vol. On vous a volé votre
vélo ? Vous vous êtes fait cambrioler ? Vous pouvez être sûre de
trouver vos affaires ici.
« Du vol » ? Que de la récupération dans le cas de Blanche ou
de Ben comme de tous les autres rencontrés Porte de Montmartre.
Des « voleurs » ? « Une toute petite minorité », affirme Hakim
remonté, « cinq pour cent maximum ! ». Les « trois quarts » dit le
policier. C’est comme la décrivent Norbert Élias et John Scotson, la
dynamique sociale de la stigmatisation : généraliser sur la base de la
minorité des pires dans le but d’exclure (Élias et al., 1965), ici des
espaces marchand des Puces et public du quartier. Mais encore,
pourquoi recourir à cette dynamique ? Pourquoi arguer ainsi du vol
quand la seule illégalité suffit à mettre en infraction ? Pourquoi
monter ainsi d’un cran – le vol est un délit, la vente irrégulière une
simple contravention ? C’est qu’il y a là tension entre légal et
légitime.
On va pas mettre un mec en tôle sous prétexte qu’il vend une vieille
paire de chaussures !
S’exclame un autre policier qui comme d’autres, traîne le pas,
en quittant sa voiture, pour laisser le temps aux marchands de mieux
déguerpir en courant, ou qui s’abstient parfois de verbaliser celui-là
qu’il voit déballer dans son dos. La pauvreté des vendeurs plaide en
leur faveur et vient jeter le doute sur le bien-fondé de la loi ; c’est là
que l’argument du vol trouve partant son sens et sa nécessité, pour
mieux justifier la sanction :
Mais bon [poursuit le policier] y’a pas que des pauvres non plus. Y’a
beaucoup de vol ici aussi.
« On fait rien de mal, on vole pas ». Régulièrement les biffins
s’appliquent à réfuter l’argument et son identification associée du
voleur. Toutefois ce n’est pas cette identification-là qui semble le
plus les atteindre. Elle les atteint bien sûr, chaque jour de marché, ils
en payent les conséquences : fuite obligée, contraventions,

les élus verts d’une légalisation du marché des biffins de la Porte de


Montmartre.

215
Mélanie Duclos

destruction de la marchandise. Mais elle semble laisser indemnes les


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définitions qu’ils se font d’eux-mêmes, trop injustifiées qu’elles sont
à leurs yeux, elles et leurs conséquences. Au départ des policiers, les
biffins me prennent à témoin : « Écrivez ça, madame, écrivez
l’injustice ! »25. Moins évident est en revanche de se défaire de cette
autre identification qu’est celle du pauvre en tant qu’il est non seu-
lement démuni mais encore asocial, étranger à la société, là où elle
vient s’arrimer à une pauvreté matérielle et à un sentiment de désaf-
filiation éprouvés là, aussi, par les biffins eux-mêmes.
Je disais, au départ, le double discours porté sur leur situation :
entre extrême contrainte et plaisir de l’activité. De même c’est un
double discours, à l’image d’un double sentiment, qu’ils nourrissent
à l’égard du lieu de la place du marché :
J’adore cet endroit
dit Hakim arrivé quelque huit ans plus tôt, à juste trente ans,
après être allé de « trafics » en contrats de courte durée, un jour que
le marché s’étend devant nous baigné de soleil :
Je voudrais toujours rester là.
Et un autre jour, mauvais jour :
Faut que je me casse d’ici, ça me ronge d’être ici...
Entre amour et haine le rapport à l’activité, au monde du
marché, à soi-même en fait et aux autres avec qui l’on a en partage
les contraintes et les stigmates desquels on cherche à se déprendre.
Sarakolé c’est comme mon père et Junior c’est comme un frère, c’est
eux qui m’ont tendu la main quand j’étais suicidaire.
L’histoire de Jean-Pierre est à ce sujet exemplaire. Quand je le
rencontre au marché, à l’été 2009, cela fait seulement six mois qu’il
est là. Après qu’il a « perdu » sa femme, sa maison, son emploi, il
s’est retrouvé « à la rue », « complètement déprimé », à « picoler »
continûment… quand Junior et Sarakolé l’ont « trouvé », qui l’ont

25 Sentiment d’injustice, morale et matérielle, qui ira même jusqu’à nourrir


la mobilisation de certains d’entre eux qui, avec le soutien d’habitants du
quartier, interpelleront la puissance publique de septembre 2007 à octobre
2009. Sur cette mobilisation et sur son issue, voire notamment Duclos
(2014) et Milliot & Tastevin (op. cit.).

216
Économies populaires et socialisations par le bas

« pris sous leur aile » et qui lui ont appris, forts de leur longue expé-
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rience de la biffe et de la vie sans-abri, comment « vivre à la rue »,
comment vendre et récupérer. Sa dette à leur égard et sa reconnais-
sance sont immenses, infinies, en même temps que le souvenir de sa
vie d’avant reste proche et le regret vif, qui font voir à la fois, les
mettant en exergue, combien fort peut être le lien aux autres du
marché et combien douloureux le fait de leur être lié :
On est tous des cas sociaux ici.
Constate tristement Jean-Pierre un jour de l’été 2009. Puis le
temps passe et il finit par retrouver un emploi, livreur intérimaire, et
un appartement qu’il partage en colocation :
Et tu vois... [Il hésite]. Je veux pas mal me faire comprendre… mais
tu vois Junior, il a pas de logement, Sarakolé non plus. Moi là, chez moi, on
a une machine-à-laver, un frigo, la télé… Moi je suis pas un assisté, je suis
pas un cas social... » [Il hésite encore et puis tout d’un trait] :
Eux c’est des assistés, c’est des cas sociaux !
C’est non seulement l’image de soi qui est ici en jeu, c’est
encore la contrainte matérielle – les ressources qui manquent, « un
frigo, la télé », l’argent, les biens en général – qu’ils partagent en-
core avec ceux du marché et dont ils cherchent à se déprendre. Soit
en s’efforçant de se différencier, se dés-identifier, de leurs homo-
logues biffins, soit en cherchant à limiter le mal de l’intérêt : cet
intérêt individuel si puissant au marché où chacun vient trouver
l’argent qui lui manque à gagner, menaçant d’annihiler les solidari-
tés. Rester toujours méfiant à l’égard de l’autre qui reste toujours
susceptible de rechercher son intérêt au détriment du sien, jusqu’au
sein des cercles et tandems des compagnons de vente ; « ne jamais
se mêler des affaires du voisin » pour prévenir « les jalousies »
qu’on pourrait éprouver à l'égard de l’autre ou que lui pourrait
éprouver à notre égard à nous ; circonscrire le champ des affaires –
« les affaires, c’est les affaires » – où l’intérêt individuel peut plei-
nement s’exprimer, voilà autant de règles en vigueur au marché des
biffins qui, paradoxalement, visent à rendre possibles les solidarités,
le collectif même, en les protégeant des effets du mal de l’intérêt, en
même temps qu’elles traduisent la puissance dudit mal et, partant, la
fragilité du même collectif.

217
Mélanie Duclos

Une tension dans le collectif, un conflit dans l’identité et qui


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ne veut pas se résoudre : les ré-identifications sont sans cesse à
renouveler, elles sont des horizons : jamais pleinement atteints, c’est
le propre de l’horizon mais incessamment poursuivis, et sur la route
desquels, envers et contre tout, des effets sont produits : des libertés
gagnées, des socialités inventées, des égalités pratiquées, des
reconnaissances accordées.

Conclusion
C’est de ces horizons poursuivis et de leurs effets dont j’ai
voulu ici d’abord rendre compte. Là où les horizons, en tant qu’ils
sont inatteignables, pourraient paraître inconsistants, voire même
mensongers, ils me semblent au contraire devoir retenir l’attention
de celle ou celui qui cherche à comprendre le monde social et ses
vies. Parce que leur poursuite produit justement des effets – comme
produisent en général, dans le monde social, les représentations
qu’on se fait du dit monde – et même la plus grande attention quand
ils sont le fruit de ceux-là dont les souhaits se voient si souvent
contrariés.
Il ne s’agit pas pour autant de glorifier les vies populaires ni
leurs économies, ni les économies populaires en général et ni celle
des biffins en particulier. Il ne s’agit pas non plus d’occulter la du-
reté de leurs conditions de travail, matérielles et symboliques − dans
le cas des biffins, les stigmates attenants plus généralement aux
travailleurs des déchets (Corteel et al., op. cit.) − ; ni d’oublier les
dynamiques désintégratrices à leur origine – crise du salariat et de
ses protections (Castel, op. cit.), « politiques de l’inhospitalité »
(Fassin et al., 1997) − ; ni celles qui les accompagnent et tendent à
leur donner leur sens – retour de la charité, criminalisation du travail
non déclaré. Il s’agit seulement de souligner que ces économies, en
tant qu’économies morales (Thompson, 1971), peuvent être le lieu
d’un effort de production de socialités alternatives aux socialités
dominantes.
On l’a vu là chez les biffins : des socialités où l’égalité
s’oppose aux subordinations, la réciprocité à la relation d’aide, la

218
Économies populaires et socialisations par le bas

participation active à l’exclusion et la socialisation positive à la


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négative : des horizons de socialisation positive et horizontale qui,
sans être atteints pleinement, apportent cependant quelques éléments
de réponse à ces dynamiques destructrices, portés par ceux-là
mêmes qui, les premiers, subissent leurs effets.

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221
Mélanie Duclos

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Résumé
Depuis les années 80, on assiste en France et plus généralement en Europe
au redéploiement des économies populaires, notamment des marchés
biffins : marchés « informels » d’objets trouvés dans les poubelles. À
travers l’ethnographie d’un marché biffin parisien, cet article propose
d’interroger le rapport conflictuel au travail de ses acteurs : entre situation
subie et plaisir de l’activité. Bien que d’abord résultats d’une extrême
contrainte, le travail de la biffe et le lieu du marché sont faits par eux lieux
d’un effort de production de socialités alternatives aux socialités
dominantes, horizontales et positives – horizons d’horizontalité et de
positivité qui, sans être atteints pleinement, apportent des réponses, données
par ceux qui les premiers subissent leurs effets, aux dynamiques
destructrices à l’origine de leur travail et leur situation.

Mots-clefs : Travail, subjectivité, économies populaires, socialité,


égalité.

Summary
Popular Economies and Socialization From Below: An Ethnography
of a Parisian Biffin Market
Since the 1980s, in France and in Europe more generally, popular
economies are re-emerging, particularly biffins markets, informal markets of
objects retrieved from the garbage. Based on an ethnography of a Parisian
biffin market, this article examines these actors’ conflictual relationships to
their work, between being subjected to such a situation yet also the pleasure
of this activity. Although at first their work is the consequence of extreme
constraint, this work and the marketplace become characterized by their
efforts to produce alternative socialities to the dominant ones. Without

222
Économies populaires et socialisations par le bas

being completely realized, these horizons of positivity and horizontality


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nevertheless provide answers to the destructive dynamics that lie at the
origin of their situation and their work, and by the very ones who are
subjected to these dynamics.

Key-words: Work, subjectivity, popular economies, sociality, equality.

* * *

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