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Misbao AÏLA

L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC OU DE LA RÉUSSITE EN


MILIEU INTERCULTUREL ET IMMIGRANT : CAS DES FAMILLES DE
LA DIASPORA AFRICAINE EN FRANCE

Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation

Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social


(ESPRISOCIAL - CANADA)

http://www.esprisocial.org/documents

Québec (Québec)
CANADA

Automne 2012

1
DÉDICACE

Aux enfants, nourrices, parents, corps enseignants …


Aux guides, sages et mages de tous les temps,
Aux fidèles de la Culture et de la Science,
Aux humbles savants et formateurs de confiance.

À toutes les institutions partenaires de l’Éducation !

2
REMERCIEMENTS
Dans la vie, les hommes sont toujours tributaires les uns des autres.
Il y a donc toujours quelqu’un à maudire ou à remercier.
Madeleine FERRON, Romancière québécoise (1922-2010)

Je remercie

- Madame Chantale JEANRIE & Madame Yamina BOUCHAMMA, Professeures en


Sciences de l’Éducation de l’Université LAVAL, Département des fondements et pratiques en
éducation à Québec (Canada), pour leur aide précieuse,

- L’Équipe d’ESCOL – Université Paris 8 Saint-Denis (France), pour ses séminaires de


formation doctorale,

- Monsieur Placide Mukwabuhika MABAKA, Professeur de Droit public à l’Université


Catholique de Lille (France), Directeur du Centre de Recherches sur les Relations entre le
Risque et le Droit (C3RD), pour ses conseils en droit et recherche,

- Mada me Anastasie AMBOULÉ-ABATH, Experte internationale en Planification de


l’Éducation, de l’Université Laval à Québec (Canada), pour ses contrôles en éducation et
formation,

- Madame Dominique VANDENWEGHE, Présidente des Soroptimistes de Roubaix-


Tourcoing (France), pour son dévouement humano-social, en particulier pour sa solidarité
humanitaire,

- Monsieur Thierry ABOUSSA, Économiste et Informaticien à Lille (France), pour son


assistance technique,

- Monsieur Anoumou HOUNNOU, Analyste Programmeur chez Groupe Technologies


Desjardins Inc., à Montréal (Canada), pour ses suggestions et son assistance technique,

- Les associations, informateurs, frères, sœurs et amis ainsi que d’autres actrices et acteurs
sociaux d’Afrique, d’Allemagne, de Belgique, de France et du Canada, pour leur disponibilité
aidante,

- Mon épouse Bénédicte, ma sœur Foumilayo et mes parents Edwige et Koutemy, pour leur
patience, leurs sacrifices et apports de tous les instants.

3
SIGLES & ACRONYMES UTILISÉS
AIU : Association Internationale des Universités
AMORC : Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix
ATER : Attaché temporaire d’enseignement et de recherche
BEPC : Brevet d’Études du Premier Cycle
BIT : Bureau International du Travail (Genève)
BTS : Brevet de Technicien Supérieur
CAF : Caisse d’Allocations Familiales (France)
CCES/BRT Conseil Culturel pour l’Éducation et la Santé / Bureau de Représentation du
Togo
CDD : Contrat à durée déterminée
CDI Contrat à durée indéterminée
CE1 Cours élémentaire 1ère année
CFES : Comité français d’éducation pour la santé
CHU : Centre Hospitalier Universitaire
CIRCEFT Centre Interdisciplinaire de Recherche, Culture, Éducation, Formation,
Travail (France)
CLA 2000 : Collectif des associations Lille-Afrique
CM Cours moyen (1ère ou 2ième année)
CP Cours préparatoire (1ère ou 2ième année)
CRCIE : Conférence de la chaire de recherche sur l’intervention éducative (Canada)
CROUS Centre Régional des Œuvres universitaires et scolaires (France)
CSP Catégorie socioprofessionnelle
CSP 59 Comité des sans-papiers (Association Loi 1901. Lille, France)
CUEEP : Centre Université-Économie d’Éducation Permanente (Lille, France)
DEA : Diplôme d’Études Approfondies
DESS : Diplôme d’Études Supérieures Spécialisées
DEUG : Diplôme d’études universitaires générales
ESCOL : Éducation Scolarisation (Équipe d’Escol-Paris 8, France)
ESR : Étranger sollicitant une carte de séjour résidentiel
ESSI : Éducation Socialisation Subjectivation Institution (France)
Ex. Exemple
F: Féminin
HLM : Habitat à loyer modéré
i.e. C’est-à-dire
INSEE : Institut National de la Statistique et des Études Économiques (France)
INSERM : Institut national de la santé et de la recherche médicale (France)
IP : Immigré 1ère génération
IREB : Institut de recherches scientifiques sur les boissons, France
IREDU : Institut de Recherche sur l’Éducation
I2G : Immigré 2ième génération
LEA : Langues étrangères appliquées
M: Masculin
NASA : National Aeronautics and Space Administration (USA)
N.C. Non coché (non réponse, ou sans réponse)
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique
OFPRA : Office Français pour la Protection des Réfugiés et Apatrides
OMI : Office des Migrations Internationales
PEEP : Fédération des Parents d’Élèves de l’Enseignement Public.

4
QA Question (item) destinée aux apprenants
QP Question (item) destinée aux parents
RDC République Démocratique du Congo
RMI : Revenu minimum d’insertion
RSA : Revenu de solidarité active
SDF : Sans domicile fixe
UNESCO : Organisation Internationale pour l’Éducation, la Science et la Culture
URSSAF : Union de Recouvrement pour la Sécurité Sociale et les Allocations
Familiales (France)
VST : Veille Scientifique et Technologique
ZEP : Zone d’éducation prioritaire

5
La sociologie élabore des concepts de types et elle est en quête des règles
générales du devenir. […] Elle élabore ses concepts et en recherche les règles
avant tout également du point de vue de la possibilité de rendre service à
l’imputation causale historique des phénomènes importants pour la culture.
Max WEBER (1864-1920),
Économie et Société
(1922, p. 48-49).

L’université est le lieu où se manifeste l’universalité de l’esprit humain. La


seule fin de la recherche et de la science, c’est la vérité. Aussi est-il naturel
que les institutions au service de la science soient des éléments de liaison entre
les peuples et entre les hommes.
Albert EINSTEIN (1879-1955),
Extrait du "Message pour l’inauguration
de l’Université hébraïque de Jérusalem",
le 27 Mars 1925.

Déjà l’épaisseur des évidences est minée, la tranquillité des ignorances est
secouée, déjà les alternatives ordinaires perdent leur caractère absolu,
d’autres alternatives se dessinent ; déjà ce que l’autorité a occulté, ignoré,
rejeté, sort de l’ombre, tandis que ce qui semblait le socle de la connaissance
se fissure.
Edgar MORIN,
Introduction à la pensée complexe
(2005, p. 26).

6
TABLE DES MATIÈRES

L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC OU DE LA RÉUSSITE EN MILIEU


INTERCULTUREL ET IMMIGRANT : CAS DES FAMILLES DE LA DIASPORA AFRICAINE EN
FRANCE................................................................................................................................................................ 1
DÉDICACE ............................................................................................................................................. 2
REMERCIEMENTS .............................................................................................................................. 3
SIGLES & ACRONYMES UTILISÉS ................................................................................................. 4
RÉSUMÉ DE L’OUVRAGE................................................................................................................ 13
INTRODUCTION GÉNÉRALE ......................................................................................................... 14
OBJET DE LA RECHERCHE ET PROBLÉMATIQUE................................................................. 14
1.1. OBJET DE L’ÉTUDE : SA PERTINENCE ET SON INTÉRÊT .......................................................................... 14
1.1.1. Pertinence de l’objet d’étude.............................................................................................. 14
1.1.2. Intérêt de l’objet d’étude..................................................................................................... 15
1.2. ESQUISSE DÉFINITOIRE DES PRINCIPAUX VOCABLES OU MOTS CLEFS DE LA RECHERCHE ...................... 16
1.3. LES RACINES DE LA RECHERCHE........................................................................................................... 19
1.4. PROBLÉMATISATION DE L’ATTRIBUTION CAUSALE : LA DOUBLE QUESTION DE L’ÉDUCATION ET DE
L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC ET/OU DE LA RÉUSSITE .................................................................... 23

1.4.1. L’attribution causale sous la coupole d’une polysémie caractéristique des notions
insuffisamment claires ................................................................................................................................ 23
1.4.2. De la complexité du sens de l’éducation à la pluralité de l’attribution causale à propos de
l'échec versus la réussite............................................................................................................................. 27
1.4.3. Des problèmes de la perception socioscolaire et de la différenciation ethnoculturelle ..... 29
1.4.4. De la construction identitaire à celle de la motivation scolaire ou d’apprentissage ......... 31
1.4.5. Dialectique d’un balisage objectif de l’attribution causale à propos de l’échec ou de la
réussite scolaire .......................................................................................................................................... 34
1.5. PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE PROPREMENT DITE ...................................................................... 35
1.6. OBJECTIFS SCIENTIFIQUES DE LA RECHERCHE ...................................................................................... 37
1.7. HYPOTHÈSES DE LA RECHERCHE .......................................................................................................... 39
1.8. POPULATION CIBLE............................................................................................................................... 41
1.9. PLAN DU PRÉSENT TRAVAIL.................................................................................................................. 42

PREMIÈRE PARTIE ........................................................................................................................... 45


THÉORIES & ORGANISATION DE LA RECHERCHE ............................................................... 45
CHAPITRE UN..................................................................................................................................... 46
REVUE D’HISTOIRE OU DE LITTÉRATURE ET CADRE THÉORIQUE ............................... 46
1.1. CONSIDÉRATIONS HISTORIOGRAPHIQUES GÉNÉRALES : L’ÉCOLE EN FRANCE, SON IMPLANTATION EN
AFRIQUE ET L’IMMIGRATION DES AFRICAINS EN OCCIDENT ....................................................................... 46
1.1.1. Évolution de l’école en France........................................................................................... 46
1.1.2. Genèse et situation socio-historique de l’école en Afrique subsaharienne......................... 53
1.1.2.1. De la période d’une Afrique dite "vierge" à celle dite de la "pénétration européenne"............... 53
1.1.2.2. La période coloniale.................................................................................................................... 56

7
1.1.2.3. La période postcoloniale............................................................................................................. 58
1.1.3. Phénomène de l’immigration des Africains en Occident.................................................... 60
1.1.3.1. Aspects socio-historiques globaux.............................................................................................. 61
1.1.3.2. Aspects socio-économiques et politiques de la présence négro-africaine en Europe .................. 63
1.1.3.3. Aspects "polémiques" ou psychoaffectifs en question................................................................ 65
1.2. REVUE PARTIELLE DES TRAVAUX SUR L’ÉCHEC SCOLAIRE ................................................................... 70
1.2.1. Échec/perception scolaire................................................................................................... 70
1.2.2. De la situation de réussite ou d’échec scolaire .................................................................. 74
1.2.3. Échec scolaire dans une perspective migratoire ................................................................ 75
1.2.4. Extension sociale et enjeux du phénomène de l’échec scolaire .......................................... 77
1.2.4.1. Des contextes socioscolaires pleins d’enjeux pratiques .............................................................. 77
1.2.4.2. De la thèse du conditionnement socioéducatif des migrants ....................................................... 79
1.3. CADRE THÉORIQUE : L’IMPUTATION OU L’ATTRIBUTION CAUSALE ....................................................... 84
1.3.1. Démarche pionnière de Heider ou théorie de "savant naïf ".............................................. 84
1.3.2. Conception de Bem ............................................................................................................. 86
1.3.3. Corrélation « illusoire » ..................................................................................................... 87
1.3.4. Réputation et attribution causale........................................................................................ 90
1.3.5. Parti pris de perception ...................................................................................................... 91
1.3.6. Notion de locus de contrôle ou « locus of control » ........................................................... 92
1.3.7. Explications causales/échec scolaire : enjeux d’ordre référentiel et psychique................. 94
1.3.8. Enjeu de la mutation de la conscience sociale du partenariat éducatif.............................. 99
1.3.9. Confrontations et résistances dans la coopération socioéducative .................................. 103
CONCLUSION ............................................................................................................................................. 111

CHAPITRE DEUX ............................................................................................................................. 113


MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE..................................................................................... 113
2.1. AIRE DE L’INVESTIGATION ................................................................................................................. 115
2.2. RAISON DU CHOIX DE L’AIRE D’INVESTIGATION ................................................................................. 115
2.3. DISPOSITIFS ET INSTRUMENTS DE RECUEIL DES DONNÉES QUANTITATIVES ET QUALITATIVES ............ 116
2.3.1. L’échantillonnage ............................................................................................................. 117
2.3.2. Les pré-enquêtes : pré-questionnaires et pré-entretiens................................................... 117
2.3.3. Les items des questionnaires définitifs.............................................................................. 118
2.3.3.1. Liste des items destinés aux parents d’élèves ........................................................................... 118
2.3.3.2. Liste des items destinés aux élèves/étudiants............................................................................ 120
2.4. JUSTIFICATION DES ITEMS DES QUESTIONNAIRES ............................................................................... 122
2.4.1. Justification item par item du questionnaire destiné aux parents d’élèves....................... 122
a) Items d’ordre identitaire ou statutaire ................................................................................................ 122
b) Items d’ordre économique et politique .............................................................................................. 124
c) Items d’ordre socioculturel ................................................................................................................ 126
d) Items d’ordre épistémologique .......................................................................................................... 127
2.4.2. Justification item par item du questionnaire destiné aux élèves/étudiants ....................... 129
a) Items d’ordre identitaire .................................................................................................................... 129

8
b) Items d’ordre socioculturel et familial............................................................................................... 130
c) Items d’ordre politique ...................................................................................................................... 131
d) Items d’ordre épistémologique .......................................................................................................... 131
e) Items d’ordre disciplinaire................................................................................................................. 132
2.4.3. Distribution et récupération des questionnaires............................................................... 133
2.4.3.1. Distribution et récupération des questionnaires destinés aux parents ....................................... 133
2.4.3.2. Distribution et récupération des questionnaires destinés aux élèves et aux étudiants ............... 135
2.5. LES GRILLES D’ENTRETIEN ................................................................................................................. 137
2.5.1. Grille ou éléments d’entretien destinés aux parents ......................................................... 137
2.5.2. Grille ou éléments d’entretien destinés aux élèves/étudiants............................................ 138
2.5.3. Justification des grilles d’entretien pour parents et apprenants....................................... 139
a) Les études (les réussites, les échecs ou les difficultés scolaires). Pourriez-vous nous parler un peu de
vos études, telles que vous les menez ou les avez menées … ?............................................................................. 139
b) L’école en Afrique, l’école en France (vos opinions personnelles, observations ou comparaisons).
Pourriez-vous nous dire ce que l’école représente pour vous ? ............................................................................. 140
c) Culture de la parole … Croyance et religion ..................................................................................... 141
d) Conditions socioéconomiques et politiques de votre pays d’origine et celles de la France où vous
étudiez (ou résidez) ............................................................................................................................................... 142
2.6. DÉROULEMENT DES ENTRETIENS ........................................................................................................ 143
2.7. TRAITEMENT DES DONNÉES DE L’ENQUÊTE ........................................................................................ 148
2.7.1. Dépouillement et traitement des questionnaires............................................................... 148
2.7.2. Analyse et traitement des interviews................................................................................. 149
2.8. ENTRAVES ET LIMITES DU CHAMP EMPIRIQUE DE LA RECHERCHE....................................................... 150
2.9. EXPLOITATION DOCUMENTAIRE ......................................................................................................... 155
CONCLUSION ............................................................................................................................................. 156

DEUXIÈME PARTIE......................................................................................................................... 158


ANALYSES & INTERPRÉTATIONS DES RÉSULTATS ............................................................ 158
CHAPITRE TROIS ............................................................................................................................ 159
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES "SUJETS" ENQUÊTÉS : ENTRE PERCEPTION
SOCIOSCOLAIRE ET ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC VERSUS LA RÉUSSITE .............. 159
3.1. DES MOTIVATIONS MIGRATOIRES ....................................................................................................... 160
3.1.1. Motivations d’évasion et de cognition .............................................................................. 160
3.1.2. Motivations économiques ................................................................................................. 172
3.1.3. Motivations d’ordre familial et/ou affectif........................................................................ 182
3.1.4. Motivations d’ordre politique........................................................................................... 187
3.2. DES ÉCHANGES FAMILIAUX OU SOCIO-RELATIONNELS ....................................................................... 192
3.2.1. Familles et investissement dans l’intégration socioscolaire............................................. 193
3.2.2. Une situation d’investissement socioscolaire contrasté ................................................... 196
3.2.3. Échanges « hors l’école » : une question familiale de confiance et d’affection ............... 203
3.2.4. Polygamie et rapports à l’école........................................................................................ 205
3.2.5. Familles et culture universitaire....................................................................................... 209

9
3.2.6. Des relationnels « hors famille » : une « autre voie » qui mène aux attributions causales de
l’échec/la réussite scolaire ....................................................................................................................... 211
3.3. ASPECTS GÉNÉRATIONNELS (APPRENANTS DE 1ÈRE ET 2IÈME GÉNÉRATION) RELATIFS À LA PERCEPTION
SOCIOSCOLAIRE ......................................................................................................................................... 215

3.4. DU GENRE DANS L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC VERSUS LA RÉUSSITE SCOLAIRE ................... 219
3.5. NIVEAU D’INSTRUCTION ET ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC OU DE LA RÉUSSITE SCOLAIRE........ 226
3.5.1. Parcours scolaire initial ou primaire ............................................................................... 227
3.5.2. Niveau scolaire secondaire............................................................................................... 232
3.5.3. Niveau scolaire supérieur................................................................................................. 235
CONCLUSION ............................................................................................................................................. 244

CHAPITRE QUATRE ....................................................................................................................... 247


L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC ET DE LA RÉUSSITE DANS LA DYNAMIQUE
DES RAPPORTS À LA MORALE, AUX CROYANCES ET AUX SAVOIRS SCOLAIRES ET NON-
SCOLAIRES ..................................................................................................................................................... 247
4.1. UNE INTELLIGENCE À TRIPLE FONCTION ............................................................................................. 248
4.2. LA DÉVALORISATION DE FAIT DE L’INTELLIGENCE SCOLAIRE............................................................. 249
4.3. DE L’INTELLIGENCE DE L’ÉCOLE À L’INTELLIGENCE DU TRAVAIL ...................................................... 257
4.4. DE L’IGNORANCE PERÇUE COMME PRÉFÉRABLE AUX SAVOIRS ........................................................... 262
4.5. LE MIME DE LA FORME SCOLAIRE : CAS DE LA CRITIQUE DE L’ORALITÉ DANS L’ÉCOLE FRANÇAISE.... 267
4.6. UNE ÉCOLE D’AUTONOMIE OU DE DÉPENDANCE ? .............................................................................. 273
4.7. OBÉISSANCE / DISCIPLINE / POLITESSE ................................................................................................ 278
4.8. SOCIABILITÉ, MORALITÉ ET ÉDUCATION ............................................................................................. 284
4.9. DE L’ÉDUCATION SCOLAIRE AU PRINCIPE MORAL DU BON VOISINAGE SOCIAL ................................... 288
4.10. UNE PRESCRIPTION ÉTHICO-JURIDIQUE CHARGÉE D’ANGOISSE ET DE SUSPICION : LA PÉDOPHILIE
COMME SOURCE DE CONFLITS DANS LES SECTEURS ÉDUCATIFS................................................................. 291

4.11. TRANSCENDANCE DE LA FORME SCOLAIRE OU DE L’ÉDUCATION ...................................................... 295


4.11.1. Une école dans l’Au-delà ... ?......................................................................................... 296
4.11.2. L’enseignant : un "demi-dieu de la connaissance" … ? ................................................. 297
4.11.3. Dieu et Diable dans la culture des peuples..................................................................... 299
4.11.3.1. Du sacré dans l’éducation traditionnelle ................................................................................. 299
4.11.3.2. Christianisme et vaudouisme dans l’attribution causale de l’échec scolaire et/ou social ........ 301
4.11.3.3. Une impuissance présumée de l’école ou de la science .......................................................... 311
4.11.4. L’école et l’éducation perçues sous le modèle de l’initiation......................................... 316
4.11.5. Bénédiction et malédiction comme dispositifs socioéducatifs......................................... 324
CONCLUSION ............................................................................................................................................. 326

CHAPITRE CINQ .............................................................................................................................. 331


L’ATTRIBUTION CAUSALE DE L’ÉCHEC ET DE LA RÉUSSITE DANS LA DYNAMIQUE
DES MALENTENDUS ET CONFLITS LIÉS AUX RELATIONS SOCIOÉDUCATIVES ..................... 331
5.1. DE LA RELATION FAMILLES/SOCIÉTÉ ................................................................................................. 334
5.1.1. Parents autoritaires …, enfants insoumis ? ...................................................................... 334
5.1.2. De la souffrance des enfants à la souffrance des parents ................................................. 338

10
5.1.3. Enjeux perçus autour des aides sociales et des assistants sociaux................................... 343
5.1.4. Mémoire d’une angoisse maternelle : une peine de responsabilité parentale.................. 349
5.2. DE LA RELATION ÉCOLE/FAMILLES .................................................................................................... 352
5.2.1. Du rapport apprenants/enseignants ................................................................................. 354
5.2.2. Partenariat socioscolaire d’amertume et de rancœur … ?............................................... 355
5.2.3. Des problèmes pédagogiques circonstanciels : malentendus autour de la question de
l’adaptation .............................................................................................................................................. 358
5.2.4. L’évaluation ou la notation : un nid de malentendus et/ou de conflits ............................. 361
5.2.5. Face à l’échec scolaire : regard des parents à l’égard de leurs enfants en échec ........... 366
5.2.6. Niveau scolaire africain perçu comme non reconnu par l’école française ...................... 368
5.2.7. L’action éducative par le conseil: un modèle moral qui conduit aux malentendus sur
l’action enseignante.................................................................................................................................. 372
5.3. DE LA RELATION ENTRE LES ÉLÈVES À L’ÉCOLE ................................................................................. 375
5.3.1. Un relationnel scolaire à la solde des provocations......................................................... 376
5.3.2. Les effets audiovisuels : l’information manipulée… ?...................................................... 379
5.3.3. Querelles identitaires d’africanité et de francité.............................................................. 382
5.4. DE LA RELATION ÉTAT/FAMILLES ...................................................................................................... 385
5.4.1. Du malentendu autour de l’immigration ou de l’intégration scolaire et/ou sociale......... 386
5.4.2. Une confluence de valeurs identitaires qui opposent … : l’ambiguïté cognitive d’un
rapport à l’intégration culturelle et socioprofessionnelle ........................................................................ 391
5.4.3. Conflits d’ordre sociolinguistique ou culturalo-identitaire.............................................. 395
5.4.4. Des conflits relatifs aux problèmes de visa d’études en France ....................................... 402
5.5. REGARDS CONFLICTUELS DES IMMIGRÉS (PARENTS ET ÉTUDIANTS) AFRICAINS SUR LEUR CONTINENT
D’ORIGINE : UNE AUTRE FORME DE PERCEPTION DE L’ÉCHEC SCOLAIRE .................................................... 404

CONCLUSION ............................................................................................................................................. 410

CHAPITRE SIX.................................................................................................................................. 412


ANALYSE CATÉGORIELLE ET SEMI-RÉCAPITULATIVE DES ATTRIBUTIONS
CAUSALES RECENSÉES............................................................................................................................... 412
6.1. ATTRIBUTIONS D’ORDRE ÉCONOMIQUE .............................................................................................. 413
6.1.1. Problèmes financiers : des revenus incertains ................................................................. 413
6.1.2. Étudier et faire des "petits boulots" .................................................................................. 416
6.1.3. Coût d’une solidarité familiale ......................................................................................... 419
6.1.4. Problèmes de logement..................................................................................................... 421
6.2. ATTRIBUTIONS D’ORDRE ENVIRONNEMENTAL ET SOCIO-ADMINISTRATIF........................................... 425
6.2.1. Le choc climatique............................................................................................................ 426
6.2.2. Les contraintes administratives de séjour......................................................................... 428
6.2.3. L’éloignement physique des parents................................................................................. 431
6.3. ATTRIBUTIONS D’ORDRE MORAL ET/OU RELIGIEUX ............................................................................ 433
6.3.1. L’école perçue sous les effets sociocognitifs de contraintes morales ............................... 434
6.3.2. L’attribution causale de l’échec scolaire sous l’angle du surnaturel............................... 437

11
6.4. ATTRIBUTIONS RELATIVES AUX PROBLÈMES D’APPRENTISSAGE ........................................................ 442
6.4.1. Problèmes liés à l’apport cognitif parental ...................................................................... 442
6.4.2. Problèmes typiquement linguistiques ............................................................................... 445
6.4.3. Problèmes motivationnels................................................................................................. 453
6.4.4. Problèmes pédagogiques et/ou de pratique d’enseignement ............................................ 456
6.4.5. Problèmes liés à l’orientation........................................................................................... 458
6.5. ATTRIBUTIONS D’ORDRE HISTORICO-POLITIQUE ................................................................................ 462
CONCLUSION ............................................................................................................................................. 463

CONCLUSION GÉNÉRALE OU FINALE ..................................................................................... 466


1.1. CONTRÔLE DES PRINCIPALES VARIABLES SOLLICITÉES ....................................................................... 467
1.1.1. Genre ................................................................................................................................ 467
1.1.2. Niveau ou rang générationnel .......................................................................................... 468
1.1.3. Niveau scolaire ................................................................................................................. 470
1.1.3.1. Niveau minimal de scolarité ..................................................................................................... 470
1.1.3.2. Niveau moyen ou secondaire de scolarité ................................................................................ 472
1.1.3.3. Niveau supérieur de scolarité.................................................................................................... 473
1.1.4. Catégorie socioprofessionnelle......................................................................................... 474
1.2. CONTRÔLE DES HYPOTHÈSES.............................................................................................................. 475
1.2.1. Facteur andragogique et socio-pédagogique : la perception de la relation socioscolaire ou
éducative................................................................................................................................................... 476
1.2.2. Facteur économique ......................................................................................................... 479
1.2.3. Facteur socioculturel : religiosité et scolarité.................................................................. 481
1.2.4. Facteur sociopolitique ...................................................................................................... 483
1.2.5. Facteur historique ou effets historiographiques............................................................... 486
1.2.6. Facteur identitaire ............................................................................................................ 489
1.3. APPORTS DE LA PRÉSENTE RECHERCHE .............................................................................................. 492

LES ANNEXES................................................................................................................................... 498


ANNEXE 1 : ENTRETIEN AVEC SISSI .......................................................................................................... 499
ANNEXE 2 : ENTRETIEN AVEC KOUATOU .................................................................................................. 519
ANNEXE 3 : LETTRE OUVERTE D’ALBERT TÉVOÉDJRÈ À NICOLAS SARKOZY, MINISTRE D’ÉTAT
FRANÇAIS EN VISITE AU BÉNIN .................................................................................................................. 529

ANNEXE 4 : ALBERT TÉVOÉDJRÈ : APRÈS LA CRISE DES BANLIEUES PARISIENNES : QUELLE FRANCE
DÉSORMAIS ? … ET QUELLE FRANCOPHONIE ? ......................................................................................... 531

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES.......................................................................................... 534

12
RÉSUMÉ DE L’OUVRAGE
L’étude des attributions causales ici menée à propos de l’échec versus la réussite chez les
familles de la diaspora noire africaine de France, renvoie à une approche pluridisciplinaire axée sur le
recours aux méthodes d’analyse et de raisonnement issues des sciences humaines et incluant les
problématiques éducative et culturelle. Bien que l’attribution causale se rattache originairement à la
psychosociologie, il est aujourd’hui courant que la psychopédagogie, la psycholinguistique, la
sociologie culturelle, l’anthropologie religieuse, l’histoire ou l’historiographie des peuples et des
civilisations, l’économie sociale, la philosophie politique et les droits de l’Homme, etc., s’y intéressent
à juste titre.
Cette floraison ou pluralité d’approches repose, d’une part, sur les interminables débats
politiques et/ou scientifiques sans cesse contradictoires sur l’immigration, la mixité sociale, l’égalité
des chances et, d’autre part, sur la démultiplication des enjeux de l’interculturel à l’aune des conflits
ouverts ou latents qui entravent les performances d’apprentissage des populations et affectent plus ou
moins gravement leurs conduites dans les espaces scolaires ou professionnels. En effet, la prise en
compte des conflits sociaux permet à la recherche en éducation de faire bouger les lignes de l’analyse
de la perception socioscolaire et d’aller dans les profondeurs des représentations des immigrants en ce
qui concerne l’échec ou la réussite. Lesdites représentations sont en quelque sorte des clefs qui aident
à cerner chez les familles leurs problèmes d’intégration scolaire ou professionnelle ou, à tout le moins,
leurs motivations migratoires. En réalité, il n’est pas indispensable de généraliser ni de hiérarchiser
leurs modes de perception ou d’attribution causale (rien n’est en effet à la fois plus filandreux et plus
mouvant que les jugements de causalité) ; il est plutôt fondamental d’y apporter un éclairage explicatif
suffisamment diversifié en vue de repérer les barrières épistémologiques liées aux amalgames et
malentendus qui mettent en difficulté les rapports des familles à l’école, aux savoirs, aux croyances ou
à la morale dans leur partenariat éducatif respectif. Il se révèle en effet que l’attribution causale à
propos de l’échec ou de la réussite est un mécanisme de jugements appréciatifs, spéculatifs et
sélectifs : mécanisme cognitif qui facilite un tant soit peu la lecture de la pensée causale des familles
concernant leurs soucis d’épanouissement intellectuel ou matériel en général et leurs aspirations
politiques, économiques ou sociales en particulier.
La mise à contribution simultanée de données quantitatives et qualitatives a pu servir à un
traitement d’informations spécifiques et détaillées à travers plus de trois cents questionnaires
entièrement dépouillés et une centaine d’interviews décortiquées puis analysées. L’on peut ainsi
énoncer que la double teneur (quantitative et qualitative) de ce travail de doctorat constitue un
"bétonnage méthodologique" nécessaire à la visée explicative et compréhensive que nous assignons,
au sens wébérien, à l’esprit scientifique de nos interprétations. Les attributions causales que nous
avons pu saisir et analyser chez les familles originaires des anciennes colonies françaises d’Afrique
(sortes de perceptions étudiées puis discutées sur la base de la dialectique explicative et
compréhensive) donnent ainsi largement accès aux effets pervers de l’Histoire, ceux notamment de la
traite humaine ou négrière, de la colonisation ainsi que de la coopération Nord-Sud sur les attitudes
cognitives (individuelles et collectives) des populations de la diaspora africaine de France. En effet,
l’élucidation de la problématique des attributions causales concernant l’échec et/ou la réussite scolaire
ou non-scolaire, ainsi que celle des malentendus et conflits y corollaires, oblige, aujourd’hui, à une
véritable prise en compte des réalités relatives aux conditions inégalitaires de formation ou d’insertion
professionnelle des couches sociales populaires et/ou celles dites issues de l’immigration.
Les attributions causales, méthodiquement étudiées dans ce travail, apportent in fine une
lumière spéciale sur le déclin de confiance, les peurs rationnelles et/ou irrationnelles qui portent
entorse aux relations éducatives, paralysent les dynamiques identitaires, ou corrompent les pratiques
d’enseignement dans les espaces interculturels et immigrants. Les apports de la présente étude sont
donc en définitive d’ordre essentiellement épistémologique.

13
INTRODUCTION GÉNÉRALE

Objet de la recherche et problématique


Notre sujet de recherche nous introduit d’emblée dans un champ d’exigences
d’élucidation vis-à-vis de la terminologie qui l’exprime. Le traitement des concepts et notions
s’impose alors comme initiative primordiale et pour ainsi dire constructive de l’objet de
l’étude qui est la perception socioscolaire ou, plus précisément, l’attribution causale de
l’échec et de la réussite chez les familles de la diaspora africaine en France. Il s’agit
concrètement ici d’exposer la pertinence de l’objet, d’éclairer les notions fondamentales qui
s’y rattachent, de prospecter l’éventail du questionnement qui légitime nos investigations
notamment.

1.1. Objet de l’étude : sa pertinence et son intérêt


1.1.1. Pertinence de l’objet d’étude
L’étude porte sur les familles de la diaspora noire africaine, plus concrètement sur leurs
rapports à l’éducation, aux savoirs, à l’école et à la notion du développement (performance
économique, sociale et politique). En effet, l’étude se base sur un cadre théorique construit à
partir de concepts historique, économique, psychologique, sociologique et pédagogique, etc.
Elle (l’étude) aiderait donc à comprendre comment et dans quelle mesure la perception
socioscolaire (ou l’attribution causale de l’échec ou de la réussite scolaire ou
socioprofessionnelle) peut contribuer à l’analyse des rapports à l’école et aux savoirs et
fournir ainsi un sens finement nuancé aux notions d’échec et de réussite. Ces notions, dans la
présente étude, vont évidemment au-delà des difficultés d’apprentissage pour s’étendre à la
problématique même du développement, de la démocratie et des droits de l’Homme. La
coexistence des populations de différentes origines nationales, ou ethniques, est certainement
un levain pour un dynamisme interculturel fondateur d’une solidarité qui puisse rapprocher ou
réconcilier davantage les écoles, les familles, les populations et les nations : à condition que
les stratégies d’insertion sociale ou professionnelle, ainsi que les politiques éducatives, ne
dégénèrent facilement en conflits d’intérêts partisans ou en batailles d’hégémonie culturaliste,
nationaliste ou raciste. Ce qui n’est pas évident.

Au cours de cette recherche en effet, apparaît l’idée selon laquelle les résistances de
certaines familles africaines à la culture occidentale, ou leurs rapports parfois conflictuels à
l’institution scolaire, sont susceptibles d’avoir des liens avec les effets déstabilisateurs des
textes "scientifiques" ou "littéraires" ayant durablement jeté du discrédit sur "l’Homme noir"

14
et sa culture, ainsi qu’avec la maintenance politico-idéologique d’un mécanisme
d’humiliation ou de dévalorisation anthropologique issu de la traite négrière et renforcé par
les restes d’effets traumatiques de la pédagogie coloniale de châtiments corporels, les
politiques d’immigration frustrantes et les rapports inégalitaires de la coopération Nord-Sud,
etc.

L’initiative présente entend donc se donner les moyens d’éclairer un tant soit peu le
débat sur la scolarisation et l’immigration, l’intégration et l’identité culturelle. À cet effet, la
recension des écrits sera élaborée à partir des bases de données en utilisant, entre autres, les
mots ou termes-clés suivants : attributions causales / perceptions et représentations ;
immigration, coopération, éducation, scolarisation, intégration, traditions, identités, cultures,
savoirs, croyances, développement, États, familles, malentendus, conflits, échec versus
réussite …

Mais l’on peut déjà se demander ce qui nous pousse à nous intéresser aux attributions
causales à propos de l’échec et de la réussite auprès des familles d’origine africaine dont
nous-même faisons partie.

1.1.2. Intérêt de l’objet d’étude


Notre intérêt pour l’étude des attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire
chez les familles d’origine africaine se rapporte en effet à la ténacité de notre constat selon
lequel les perceptions et les croyances gèrent et conditionnent les actes et les pratiques des
individus et des groupes. Cet intérêt coïncide également et plus fortement avec nos
expériences estudiantines et associatives. D'abord étudiant à l'Université du Bénin (UB)
(actuelle Université de Lomé au Togo), nous avons pu observer un certain nombre d'effets de
perception sociale ou scolaire sur les comportements des partenaires de l'éducation (étudiants,
parents, enseignants, etc.). La situation générale de l'Université1 était souvent l'occasion de
contestations agitées, de réclamations sulfureuses, de boycottages de cours : imbroglio qui
débouchait parfois sur l’usage massif de la force brutale (auquel cas la violence ou le
vandalisme gagnait littéralement le campus et s'étendait aux collèges et aux lycées) :
enseignants qui subissaient des agressions verbales ou physiques ; étudiants « mal admis » ou
recalés qui traitaient les profs de "hacheurs" ("évaluateurs cruels") ou de "tueurs d'espoir",
nouveaux bacheliers qui jetaient leurs cartables après un court séjour à la faculté, se disant
désemparés par la "hache sélective" ou le rigorisme inflexible de l'institution, etc.
1
Il s'agit précisément de la crise sociopolitique que connaît le Togo depuis 1963, crise qui prend une
tournure plus tragique en 1990 et qui perdure jusqu'à ce jour.

15
Aussi, dans nos contacts associatifs en Afrique francophone, nous nous sommes rendu
compte que l'éducation scolaire issue de la colonisation ne connote pas toujours une
représentation paisible dans l’imaginaire et le vécu des populations. Mais ce fut en Allemagne
puis en France que nous avons davantage pris conscience de l'ampleur effective des vécus
intrinsèques sur les attitudes cognitives : celles des apprenants et de leurs parents. Depuis
2000 (année de notre migration en Europe), nous sommes fréquemment au fait de violences et
d’abandons scolaires ainsi que de nombreux propos du genre : « Faire des études, ça ne
change rien dans la vie d'un étranger » ; ou « l'école, c'est bien profitable à celles et ceux qui
sont d'ici, pas assez à celles ou ceux qui viennent de là-bas, etc. ». À l'exemple de ces
réactions de déception, nombre de jeunes migrants semblent se trouver dans une perception
pessimiste de l'école et de son environnement social2. Bien peu de recherches s’intéressent en
toute objectivité à leur situation psychologique et sociale, qui est souvent d’opposition entre
des appartenances culturelles "non réconciliées". Le désir d'apporter des réponses d’enquêtes
à une partie des nombreuses interrogations relatives à une telle situation n’est pas divorcé
d’avec les efforts de compréhension et de réconciliation intérieure que nous entreprenons
depuis plusieurs années auprès des associations, et qui sont sur le point d’authentifier la
présente thèse.

Toutefois, il n’est pas inutile à la cohérence de la présente recherche d’éclairer, à son


point de départ même, ne fût-ce que brièvement, quelques vocables ou termes qui s’imposent
à son intelligence.

1.2. Esquisse définitoire des principaux vocables ou mots clefs de la recherche


Il s’agit ici, évidemment, de nous entendre sur certains mots-clés de l’appareil
conceptuel de notre thèse, le souci étant justement d’y lever certaines ambiguïtés de lexique
qui peuvent hypothéquer la clarté de nos analyses sur la question complexe de l’immigration
et de son corrélat d’insertion ou de réinsertion scolaire et socioprofessionnelle dans la
dynamique des attributions causales. Diaspora, échec, réussite, attribution causale,
"perception socioscolaire" et comportement (ou attitude) sont alors pour ainsi dire les
principaux vocables qui recouvrent une terminologie d’une importance avérée pour le travail
en cours d’effectuation. Certains de ces mots apparaissent dans le libellé du titre de la thèse ;

2
C’est, nous semble-t-il, exposer la vie humaine et sociale sur un volcan à deux doigts de son explosion
que de minimiser des faits psychosociologiques en ébullition dans une population culturellement hétérogène.

16
d’autres, tout en n’y apparaissant pas, sont néanmoins abondamment sollicités dans nos
analyses.

Disons donc que nous élaborons et employons le terme de perception socioscolaire en


tant qu’expression désignant en quelque sorte les représentations des personnes autour de
l’école et de l’environnement social auquel elles appartiennent ou s’efforcent d’appartenir. Il
faut noter qu’à l’intérieur même de ce terme de perception socioscolaire, ce sont des
jugements sur la scolarisation ou l’instruction scolaire ainsi que des postures sociocognitives
relatives à une certaine immersion des familles dans une double sphère scolaire et religieuse,
c’est-à-dire des positionnements identitaires des apprenants et de leurs parents face à leurs
conditions d’expériences sociales d’apprentissage ou d’intégration, qu’il s’agit. En effet, il
semble que les faits (ou comportements sociaux ou psychologiques) ne sont pas gratuits mais
s'ordonnent suivant une logique interne ou externe aux groupes et aux individus plus ou moins
conscients qui les produisent. Or l'école (ou l'éducation) est un fait social relié à différents
facteurs, notamment politique3 et psychologique. À ce titre, l'éducation, en tant que système
de masse par lequel la société se dynamise et se perpétue, apparaît comme l’instance par
excellence qui prépare à la vie active. Cela donne lieu de tisser une liaison entre l'instruction
scolaire, la formation professionnelle et la cohésion sociale ou identitaire. C'est dire que tous
les partenaires de l'éducation posent un quelconque regard sur la culture et la scolarisation en
tant que telles. Ce regard correspond à ce que nous désignons par le terme de "perception
socioscolaire". Il s’agit en fait d’un processus cognitif par lequel les individus prennent
possession des informations fournies par leur environnement et assignent un sens à ce qui se
passe dans cet environnement qui leur sert de lieu d’apprentissage ou d’expérience au
quotidien. Les phénomènes d’attribution causale s’y intègrent en ce sens qu’ils apparaissent
comme participant des jugements que les individus et les groupes se font de l’éducation, de
l’école et de la société.

Par le mot d’échec nous entendons le redoublement, l’abandon scolaire et autres


situations qui traduisent une certaine impuissance de l’apprenant à s’approprier les
enseignements qui lui sont donnés. La réussite est quant à elle entendue au sens d’une
scolarité sans souci ou exempte d’obstacles majeurs, c’est-à-dire sans retardement ni
3
Dans le présent travail, il est pris en compte l’impact des tragédies politiques sur l’éducatif, et ce dans
une démarche empruntée à Alain. En sa qualité de pédagogue ou de philosophe de l’éducation, Alain insistait en
effet sur le « jeu des tyrans » qu’il qualifiait de dangereux et menaçant. « Tout pouvoir est absolu (…), il faut
limiter, contrôler, surveiller, juger ces terribles pouvoirs. Car il n’est personne qui, pouvant tout et sans
contrôle, ne sacrifie la justice à ses passions » (Alain, Propos sur l’éducation suivis de pédagogie enfantine,
PUF (1932), nouvelle édition revue et augmentée, 2006, p. 209-210).

17
redoublement. Toutefois, il va de soi que, pour nos investigations, l’échec versus réussite
scolaire dont il est question pour nous, recouvre par ailleurs un champ conceptuel qui devra
s’élargir à d’autres dimensions de l’apprendre, à savoir : l’échec ou la réussite en relation non
seulement avec l’école mais aussi avec le développement social, économique et politique du
continent dont les familles (population cible de la présente étude) sont issues. Poser le
problème de l’échec ou de la réussite scolaire en étudiant les attributions causales qu’il induit,
c’est, nous semble-t-il, s’engager dans la problématique conjointe de l’éducation et du
développement. Dans la mesure où l’apprendre est fondamentalement l’une des prérogatives
de l’école et qu’ « il est en effet aujourd’hui accepté par l’ensemble des experts et des leaders
d’opinion, tant pour ce qui concerne l’entreprise que l’emploi, qu’apprentissage et savoirs
seront des atouts majeurs à la performance sociale et économique au XXIème siècle » (Carré,
2003, p. 32), l’on ne peut dénier à l’institution scolaire son effective contribution à
l’émancipation des peuples. Cet argument justifie d’une certaine manière notre tentative
d’inclure dans l’échec ou la réussite scolaire, ce que l’école (ou les représentations y
afférentes) implique comme difficultés ou conflits au regard du développement et du
partenariat social.

Le terme d’imputation ou d’attribution causale de l’échec scolaire renvoie quant à lui


aux causes objectives et/ou subjectives que les individus ou les groupes invoquent à bon ou
moins bon escient, pour justifier ou expliquer les insuccès (ou les réussites), les leurs propres
ou ceux d’autrui : causes qu’ils perçoivent ou croient percevoir dans leur milieu de
réintégration sociale ou de leur pays d’origine. Perception socioscolaire et imputation causale
de l’échec ou de la réussite scolaire sont alors inséparables. On peut même dire, à quelque
nuance près, que la seconde découle de la première. Il y a donc certainement, dans la logique
psychosociologique au travers de laquelle se traduit un tel rapprochement, un lot de
renseignements à "cueillir" chez les familles.

S’agissant de la notion d’attitude ou de comportement individuel ou de groupes, nous


l’entendons au sens des opinons ou attitudes expressives ou verbales que traduisent les
convictions, les ressentis, les idées ou les jugements des personnes. Nous sommes ainsi dans
la définition proposée par le sociologue Amouzou (2008, p. 27) : « La notion de
comportement semble s’étendre aussi bien aux conduites intentionnelles, réfléchies et
volontaires qu’à celles qui ne le sont pas ; elle fédère, au surplus, tout mode d’expression
individuelle encline à influencer autrui ». Cette définition globale semble, à première vue, un
peu restrictive quand elle s’appesantit sur l’individu ; mais vue de plus près, elle n’en est pas

18
ainsi. Car en fait elle inclut le groupe, du moment où il y est question d’influence sur autrui.
En effet, dans une attitude individuelle « encline à influencer autrui », il est implicitement
question d’un phénomène qui cesse de n’être qu’individuel et devient social.4

Pour ce qui est de la diaspora africaine, nous désignons par ce terme la communauté des
ressortissants d’Afrique subsaharienne qui s’installent ou se sont installés en France,
provisoirement ou définitivement, soit pour s’instruire ou se former, soit pour travailler. Mais
nous nous intéressons essentiellement aux familles originaires de pays francophones, c’est-à-
dire les populations provenant des anciennes colonies françaises du continent noir. Ces
anciens territoires français d’Afrique noire sont les suivants : Bénin (ex-Dahomey), Burkina
Faso (ex-Haute Volta), Cameroun, Centrafrique (ex-Oubangui-Chari), Congo Brazzaville,
Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée Conakry, Tchad, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo. Les
populations de ces pays, touchées en général par une pauvreté émanant plus ou moins des
inégalités d’échanges entre le Nord et le Sud, sont enclines à immigrer en France où elles
constituent une forte communauté. C’est précisément cette communauté migrante d’Africains
francophones que nous nommons la diaspora africaine en France.

La fonction qui échoit à cette définition des mots clefs se veut donc indicative ou
introductive. Nous pouvons ainsi noter, – à l’endroit de ces vocables et termes esquissés –,
que des détails ultérieurs (chapitre un) adviendront, au besoin, dans le sens de leur
approfondissement ; ce qui ne sera certainement pas négligeable, au vu de la consistance et
des ramifications des racines de nos investigations.

1.3. Les racines de la recherche


Les racines de la présente recherche tirent en effet leur substance à partir de nos
pratiques d’aides à un certain nombre d’enfants et adultes migrants confrontés aux problèmes
de « réinsertion sociale » et particulièrement aux problèmes de scolarisation. Ce vécu

4
De fait, les travaux de nombreux auteurs, notamment ceux de Weber, de Lahire, de Boudon et d’autres
encore ne se prononcent pas contre l’importance de l’individu, du moins n’y répugnent-ils pas. Ces chercheurs
semblent au contraire bien décidés à réécrire, d’une façon toujours plus descriptive et plus explicative, les
phénomènes sociaux qui préoccupent l’éducation ou la culture : chez Weber, en effet, cette réécriture porte le
macaron d’un scientifique qui fournit une contribution révolutive à une sociologie en processus de construction
et tenant compte de l’individu, par opposition à Durkheim. Chez Habermas, la réécriture en question présente le
caractère d’une remise en cause perspicace d’une sociopédagogie qui n’avait d’yeux que pour le groupe au
détriment du sujet ou de l’individu. Chez Boudon, la même réécriture met en lumière la place de
l’individualisme méthodologique dans l’analyse du changement social. Chez Charlot ou l’Équipe d’ESCOL-
Paris 8, elle donne un statut de concept à la notion de rapport au savoir et construit la sociologie du sujet. Chez
Lahire, elle est une nouvelle interrogation critique des théories sociologiques existantes. Les approches de ces
chercheurs nous autorisent, du point de vue sociologique et psychologique, de prendre l’individu ou le sujet en
compte sans pour autant nous méprendre des groupes ou de la société.

19
d’activités semi-professionnelles, ou associatives, nous a directement mis en contact avec le
caractère complexe de la problématique d’une perception socioscolaire bien rattachée aux
attributions causales de l’échec ou de la réussite, et donc non séparée de l’éducation ou de la
professionnalisation. Mais il nous a aussi mis en face d’un puissant train d’enjeux historiques,
politiques, économiques, psychologiques, pédagogiques et culturels conjugués qui nous
fonçait dessus littéralement. Ces enjeux traduits par la démotivation des populations
migrantes fréquentant ou refusant les dispositifs de formation ou d’intégration, ont constitué
pour nous une source importante d’interrogations, de doutes, de réflexions, mais aussi de
réserves et parfois d’émotions ou de prises de positions d’homme engagé pleinement pour
l’éducation.

Dans un tel engagement où nous réalisons que la démarche scientifique (fondée sur
l’éthique de la sincérité) peut être menée avec succès sans que jamais intervienne l’arbitraire
idéologique, il nous semble évident que « lorsque les contraintes s’éloignent des acteurs
ceux-ci se sentent en effet fondés à réactiver des modes de pensées et d’action que les
épreuves de réalité réfutent impitoyablement dans des conditions de plus grandes sujétions
aux nécessités extérieures » (Rayou, 1998, p. 206-207). Nous nous retrouvions en effet dans
le constat de l’auteur, en dépit notamment des principes de neutralité, de recul ou de
dépassement qui enjoignent d’appréhender sereinement les phénomènes, c’est-à-dire sans
prendre parti.

En fait, « le chercheur a un statut original (…). Il doit en profiter pour s’identifier


clairement comme n’étant ni parent ni maître et donner à voir les conséquences de cette
identité : le chercheur n’est là ni pour imposer son autorité, ni pour établir l’ordre, ni pour
faire respecter la loi, ni pour régler les conflits entre enfants, ni pour juger » (Danic,
Delalande & Rayou, 2006, p. 106). Ce statut implique de notre part une posture qui permette
d’éviter, autant que faire se peut, les dérives sentimentalistes susceptibles de corrompre
l’objectivité de notre étude. Mais il est également clair qu’il ne saurait être question de nous
laisser prendre au piège d’une "neutralité déloyale" (attitude dite de "savant mouton")
fortement récusée d’ailleurs par le professeur Albert Einstein. Dans une révolte intellectuelle
bien proportionnelle à sa carrure d’homme engagé pour la science véritable et la paix dans le
monde, Einstein (1934) considère en effet que le risque est grand pour les chercheurs soi-
disant neutres de faire acte de moutonnerie servile et de mériter par là cette misère que leur
promettent les potentats irrespectueux des valeurs intellectuelles et humaines. Cette posture de

20
révolte einsteinienne n’est pas isolée du principe de rationalisme humaniste en milieu
interculturel.

S’il arrive, en effet, que l’on soit positivement porté sur les ailes du hasard vers une
activité associative d’éducation en milieu interculturel, il semble évident que l’on ne puisse en
principe y perdurer que par l’engagement social fortement humaniste ou solidaire. Cette
fidélité d’engagement s’auréole d’une certaine détermination d’action ou a priori d’une
"volonté de feu" capable au demeurant d’opérer comme un laser, à seule fin justement
d’édifier des expériences utiles à la compréhension des "faits" qui posent problème à
l’insertion sociale des individus ou des groupes. Tirant ainsi partie de nos expériences
estudiantines et associatives, et résolument engagé sur la voie de la recherche en sciences de
l’éducation, nous logeons sociologiquement dans l’approche compréhensivo-explicativiste de
Max Weber (1922) et dans la mouvance d’action professionnelle de celles et ceux qui,
consciencieusement, « travaillent sur autrui » selon la conception de François Dubet (2002).
Ainsi notre action participante, à l’intérieur du monde de celles et ceux qui s’activent
socialement ou travaillent quotidiennement sur autrui, peut nous permettre, espérons-nous, de
comprendre et donc d’expliquer plus aisément des réalités qui échapperaient aux gens de
l’extérieur.

En effet, Weber (1922), selon son regard sur l’économie et la société, entendait la
sociologie comme une science visant à comprendre (par interprétation analytique) l’activité
sociale et, par ce truchement, à expliquer causalement son processus et ses impacts. Il définit
l’« activité » en la rapportant au comportement humain, dans la mesure où les agents lui
attribuent un sens subjectif. Quant à l’activité « sociale », il la désigne comme l’activité dont
le sens perçu ou visé par l’agent ou les agents, a un lien avec le comportement d’autrui. La
sociologie wébérienne a donc, comme chez Durkheim, une visée scientifique. Mais Weber
prend pour point d’appui les consciences individuelles, par opposition à Durkheim qui, lui,
privilégie la conscience collective. Aussi, pour Weber, une vérité sociologique ne peut servir
de clé passe-partout, parce qu’elle n’est pas universalisable ni forcément applicable en marge
du périmètre d’étude où elle a été démontrée. Parti donc de cette logique wébérienne, nous
comptons adopter une démarche de compréhension ou de prudence qui lui est spécifique, en
nous interrogeant sur la spécificité des mobiles ou intentions des immigrants en processus
d’éducation, de scolarisation ou d’intégration socioprofessionnelle. Cette méthode
compréhensiviste nous rapproche plus intimement de notre étude de l’attribution causale.

21
Mais il y a également une chose non moins importante à noter : les acteurs politiques de
l’éducation (ou les « séducteurs de foules ») qui prononcent des discours idéologiques
enflammés contre l’immigration (ou ses exigences d’intégration scolaire et sociale), et les
savants qui préconisent au contraire la voie positive de la recherche scientifique et du
dialogue interculturel et tentent par-là de saisir les causes réelles ou présumées des difficultés
d’apprentissage et leurs impacts sur les attitudes des familles, campent parfois sur des
"positions exclusivistes" qui semblent les amener à escamoter certains aspects de l’Histoire
des peuples ou à faire simplement l’impasse sur les conditions inégalitaires d’échanges entre
le Nord et le Sud. Leur logique intello-dogmatique5 semble donc nier les individus et les
groupes dans leurs dimensions culturelles intrinsèques ou spirituelles et évacue les profondes
complexités d’ordre symbolique qu’elles recèlent. Or ces dernières (dimensions culturelles)
couvent, à notre sens, des substrats instructifs dont les États ou les peuples ont un réel besoin
dans le cadre du développement de nouvelles dynamiques sociales. Nous estimions d’ailleurs,
de manière peut-être passionnée mais calmement réfléchie – et même encore aujourd’hui –
qu’il n’est pas forcément digressif d’étudier l’attribution causale de l’échec ou de la réussite
chez les familles d’origine africaine sous des aspects poly-finalisés ou différenciés… D’autant
que la compréhension progressive ou le sens évolutif d’un phénomène repose relativement sur
un principe de cumul de données (Danic, Delalande & Rayou, 2006), ainsi que d’analyses (ou
de points de vues de chercheurs ou d’experts) qui peuvent se rapprocher ou se distancer les
unes des autres, ou même s’exclure mutuellement.

Sans toutefois verser dans un poly-finalisme "encombrant" ou, a contrario, dans une
totale négation du principe de neutralité qui a une certaine légitimité en sciences humaines, il
nous semble qu’il existe un véritable enjeu dans l’accumulation des données, dans la
compilation statistique ou qualitative de divers ordres de faits empiriques et aussi dans la
conciliation des différentes disciplines qui ont droit de regard sur notre recherche. Il faut noter
que les attributions causales – qu’elles soient objectives ou subjectives, présumées ou
fantasmatiques – génèrent progressivement, dans certaines circonstances qu’il nous faudra
clarifier, des désaccords ou des conflits chez les individus ou les groupes. Or ces phénomènes
ne se produisent guère, nous semble-t-il, hors du champ psychoaffectif dans lequel
s’implantent les familles, soit qu’ils affectent leurs rapports aux savoirs, soit qu’ils vicient
leur intégrité cognitive tout court.

5
La construction rationnelle relativiste, au sens pascalo-einsteinien, invite à dépasser la vieille illusion de
l’homogénéité du réel physique ou social et à se rendre à l’évidence que la recherche d’une causalité
monolithique rassure de moins en moins dans l’explication scientifique d’un phénomène.

22
Dans l’étude systémique d’un phénomène social, l’on en vient en effet à prendre
connaissance d’un certain nombre de questions qui ont un rapport direct ou indirect avec ledit
phénomène ; ce qui implique la formulation des tenants et aboutissants de l’objet d’étude, la
description de l’état général des lieux y relatifs, mais aussi et surtout de leurs aspects
spécifiques préoccupants. Ces étapes constituent « un passage obligé pour le sociologue afin
d’établir une problématique de recherche » (Amouzou, 2008, p. 356). L’on doit alors,
semble-t-il, s’en tenir avec plus de légitimité lorsque, comme c’est le cas ici, il s’agit d’un
phénomène psychologique et social qui développe une complicité manifeste avec l’individuel
et le collectif, ou, par extension disciplinaire, avec la sociologie de l’école ou de l’éducation.
Point n’est alors nécessaire de subtiliser la relation perception/éducation et celle de
l’individu/société par la négligence volontariste de leurs voies communes de pénétration
interactive. D’autant que « la plus petite unité d’action sociologique se rapporte tout d’abord
à l’individu quand il dirige son action selon celle d’autrui et quand elle s’opère dans un
rapport qui lie un individu à un autre, à la seule condition que dans les deux cas, l’action soit
rapportée à des faits sociaux » (Amouzou, 2008, p. 10). C’est précisément ces faits sociaux
qui, du fait de leur lien avec l’éducation, vont nous conduire à la problématisation de notre
sujet de l’attribution causale à propos de l’échec et de la réussite.

1.4. Problématisation de l’attribution causale : la double question de l’éducation


et de l’attribution causale de l’échec et/ou de la réussite
1.4.1. L’attribution causale sous la coupole d’une polysémie caractéristique
des notions insuffisamment claires
Dans leurs efforts quotidiens de se réaliser cognitivement ou socialement, les individus
et les groupes s’opposent ou se battent entre eux. Les échecs des uns et les réussites des autres
donnent lieu à des interprétations diverses, participant ainsi aux attributions causales
susceptibles d’amplifier les tensions sociales. Il faut constater que les dynamiques des
rapports sociaux en général, et celles des rapports interpersonnels en particulier, font échouer
les individus et les groupes sur la "berge sociale" des commérages ou des rivalités. La
difficulté à apaiser cognitivement ces rivalités fait qu’à l’inverse l’on recourt promptement
aux notions ou théories du don ou du handicap : les difficultés de l’apprenant sont alors
comprises comme relevant d’une quelconque faillite de ses dispositions internes ou facultés
proprement innées. Il est ainsi montré que le raisonnement d’un bon nombre d’enseignants
laisse voir que ces derniers sont enclins à attribuer les difficultés scolaires à une inégale
répartition des dons ou aptitudes personnelles (Dubet, 2008). La recherche ayant ainsi décelé

23
chez des enseignants la présence d’une surenchère de l’inné et des « travers sociaux » dans
leurs lectures des résultats scolaires, l’on peut prévoir que les inégalités d’apprentissage et les
difficultés de formation s’avéreraient un immense réservoir de perceptions éprouvantes ; car il
se trouve que l’attribution innéiste n’est pas exclusive aux enseignants : la double évocation
du don et du handicap semble pareillement si prégnante chez des familles que l’intervention
supposée des esprits, des ancêtres, de Satan ou de Dieu lui-même en personne dans les
affaires humaines leur apparaît comme une tangible manifestation du don, participant même
des rapports aux apprentissages ainsi que des heurts dans les échanges entre la diaspora
africaine et ses homologues français, notamment entre les parents, les enseignants et les
apprenants.

Rendant compte de la pertinence de l’impact de ces heurts sur l’insertion des migrants,
le rapport de l’OCDE (2006) « pose comme un défi majeur pour les décideurs politiques de
puiser dans le potentiel que représentent ces populations » et il estime que la réussite de leur
intégration est « essentielle pour assurer la cohésion sociale dans les pays d’accueil » (cf.
Dossier VST de mai 2008) et pour résorber l’échec scolaire. En effet, les préoccupations de
l’OCDE semblent répondre à une situation colossale d’insatisfactions issues de l’analyse des
performances scolaires des migrants arrivant par vagues successives. Ces vagues migratoires,
du fait qu’elles ne sont pas épargnées par les conflits qui opposent d’ordinaire les familles et
l’école, ouvrent grandement les écluses à des polémiques incessamment nourries par les
médias, les partis politiques et les associations à caractère éducatif ou de protection des droits
de l’Homme. Une question se pose donc : comment se fait-il que, malgré de tels appels des
organisations, les problèmes d’intégration scolaire ou professionnelle des migrants sont
encore loin d’être résolus? L’interrogation peut permettre de mettre en relief le décalage
éventuel entre les espoirs liés à l’immigration (notamment par la scolarisation) et les
déconvenues que ce décalage peut induire. L’on pourrait ainsi regarder comment la diaspora
africaine catégorise ce phénomène et vérifier notamment si cette catégorisation ne participe
pas chez elle à une aggravation de l’échec ou à des difficultés d’apprentissage.

En effet, si les flux migratoires, les situations scolaires de conflits et les besoins
d’insertion de ces personnes venant généralement de pays dits "sous-développés" traduisent
de profondes mutations globales de la société française et suscitent des insatisfactions et
controverses, ils n’expliquent pas seuls a priori les difficultés d’apprentissage ni les rapports
conflictuels à l’éducation scolaire chez les familles, pas plus qu’ils n’éclairent la question de
la violence dans les banlieues ni même le phénomène de l’échec scolaire ou des attributions

24
causales y relatives. Or il se trouve que face aux difficultés sans nombre que pose la diversité
culturelle des usagers de l’école, l’institution attribue en général la cause des conflits aux
familles qu’elle suspecte de lui livrer des enfants non-scolarisables ou asociaux (Gayet, 1998).
À propos précisément de ces conflits, Éric Debarbieux (1999, p. 20) expose ses constats :
« Systématiquement les professeurs imputent la violence scolaire au milieu social des élèves :
la cité, les parents, la monoparentalité, le chômage, la perte des repères ». Les observations
de l’auteur sont formelles et le verdict de ses conclusions semble sans appel : il y a un
véritable « handicap socio-violent » qui constitue un nouvel "avatar" de ce que l’on appelait
auparavant le « handicap socioculturel ».

Les élèves sont toutefois considérés comme libres de s’épanouir par le biais de la
méritocratie. L’on estime d’ordinaire que leur liberté passe par leur possibilité individuelle de
réaliser les objectifs scolaires sans autres barrières que celles de leur mérite (leurs échecs et
leurs difficultés étant perçus comme relevant de leur propre responsabilité). L’expérience
scolaire repose alors sur la « culpabilité » de celui qui doit assumer la responsabilité des
conséquences de l’échec. Car l’école de la méritocratie est aussi celle où « la gloire des
vainqueurs exige la culpabilité des vaincus » (Dubet, 2008, p. 19). Cette culpabilité
réciproquement externaliste (entre enseignants et apprenants [ou leurs parents]) peut en effet
servir à comprendre le mécanisme des attributions causales de l’échec chez la diaspora noire
africaine. Sandrine Joffres (1994), dans ce sens, a pu analyser, au travers de son étude sur les
relations école/familles immigrées à Mantes-la-Jolie (Yvelines), comment enseignants et
parents, de par les préventions qu’ils nourrissent les uns à l’égard des autres, se renvoient
mutuellement la balle de culpabilité à propos des causes de la violence ou des mauvais
résultats scolaires. Joffres a ainsi révélé que les parents trouvent que les instituteurs sont
laxistes, qu’ils manquent de surveiller les enfants et les laissent faire n’importe quoi. Même
réaction chez les instituteurs : à leur avis, si les enfants africains sont perçus comme
turbulents en classe, c’est parce que leurs parents sont laxistes et n’exercent aucune autorité
sur eux. Ce malentendu autour du laxisme éducatif et/ou pédagogique opposant
particulièrement les parents africains et les enseignants français, montre un point commun
d’attache : l’externalisation des responsabilités de l’échec scolaire. Il nous sera donc opportun
de vérifier si l’acculturation dans leur milieu d’origine (milieu marqué par les résiduelles
séquelles socio-identitaires de la colonisation et son système éducatif) participe aujourd’hui
d’une certaine ampleur de cette externalisation chez les familles.

25
En effet, la théorie du handicap socioculturel devient finalement difficilement recevable
dans le sens où elle attribue l’échec scolaire des enfants au seul environnement social et
familial de ces derniers et ne prend pas en compte la part de responsabilité relevant de
l’institution scolaire (Rochex, 1995). Cette théorie semble d’ailleurs d’autant fort peu
opérante que bien des chercheurs (ceux de l’Équipe d’Escol-Paris 8 en l’occurrence) se
gardent prudemment de la faire intervenir comme une explication irréfragable de l’échec
scolaire. Car, en effet, penser l’échec sous l’angle exclusif de la reproduction, du handicap, du
mérite ou du don, conduit à le traiter comme un « démon à exorciser » (Charlot, 1997), à
coups de réformes remuantes, avec des solutions brutales ou litigieuses, sans possibilité réelle
de mettre le « démon » suspecté hors d’état de nuire. Cet engouement à passer outre le
pluralisme irréductible de la situation scolaire, à esquiver la diversité des constituants de
l’échec scolaire (l’extension du champ des paradigmes contraint aujourd’hui les chercheurs à
y travailler), semble avoir longtemps pour résultat de classer dans la catégorie du polémique
nombre de phénomènes de l’expérience scolaire6.

Lorsque, par exemple, les familles reprochent à l’État (autorité politique suprême de
l’éducation) ses hypocrisies sur l’immigration ou sa connivence réelle ou présumée avec les
industriels dénommés « les nouveaux maîtres de l’école » (cf. Hirrt, 2002) qui semblent peser
de leur poids financier sur l’enseignement et le nouvel ordre international de la globalisation,
le fait que les familles ne sont pas elles-mêmes totalement exemptes de parti pris dans leurs
attributions causales de l’échec (ou jugements sur l’école) peut ajouter aux polémiques et jeter
du discrédit sur les politiques éducatives7. En effet, plus ces dernières « sont proches de
l’école, plus elles sont associées à la réussite » (Bouchamma, 2005). Ce qui, par déduction,
signifie que plus, a contrario, ces politiques s’éloignent de l’école, plus elles seraient
associées à l’échec et contribueraient par là à leur propre discrédit. Il nous semble qu’un tel
discrédit, s’il en advenait ainsi, pourrait assombrir l’image de l’autorité (ou de l’État) et en
induire des déperditions scolaires ou précarités sociales. En effet, relativiser l'hypothèse
conflictuelle selon laquelle l’école et les stratégies éducatives d’intégration du pays d'accueil
seraient « cyniques » et les familles « innocentes », nous aiderait à voir comment, d'une
certaine manière, certaines de ces familles subiraient une certaine forme de discrimination

6
Nous inscrivons la conception ou la perception populaire de l’échec scolaire parmi ces phénomènes.
Nous considérons en effet que cette conception (en dépit de l’étiquette de polémique qu’on lui fait porter) peut
servir à éclairer l’échec et les attributions causales y relatives.
7
Pour la présente étude, ce qui est décisif n’est pas en soi le caractère polémique des faits d’éducation,
mais ce que ces faits impliquent comme perceptions ou conséquences extérieures chez les familles.

26
raciale ou participeraient (de par des concours de circonstances litigieuses) à leur exclusion de
l’espace socioéducatif ou scolaire.

1.4.2. De la complexité du sens de l’éducation à la pluralité de l’attribution


causale à propos de l'échec versus la réussite
Il est en effet fort peu de mots à la fois plus simples et plus courants que ceux d’école,
de formation ou d’éducation. Leur sens respectif est d’ordinaire si large qu’ils prêtent
facilement à équivoque. En scrutant toutefois ces conceptions couramment triviales, l’on
s’aperçoit qu’elles aboutissent chacune à une quantité de thèmes aussi voisins des uns que des
autres. Mais l’on peut dire que l’une des idées pertinentes qui soutiennent l’éducation est celle
de la convergence des actions formatives par la prise en compte de la situation des autres.
Implicitement, l’idée induit une dichotomie : un respect mutuel (Milot & Estivales, 2008)
dans un étroit partenariat entre les acteurs de la société et un système d’assimilation8 (Exama,
2005).

À ce titre, l’éducation renvoie certes aux « fonctions de transmission des savoirs de


socialisation et de sélection »9 (Mc Andrew, 2008, p. 1) ; mais elle implique aussi à la fois,
sur le plan de la connaissance générale, une culture de la « Raison » (Descartes, 1637 ; Kant,
1781, 1788), une culture de « l’esprit scientifique » (Bachelard, 1938) et une formation de la
conscience morale et civique, comme elle implique, du point de vue de l’égalité des chances,
une culture axée sur les notions de diversité, d’équité et de justice sociale (Gérin-Lajoie &
Jacquet, 2008). Ainsi lorsque l’on stipule par exemple que « tout enfant a droit à une
formation scolaire qui, complétant l’action de sa famille, concourt à son éducation […] »10,
c’est en quelque sorte tout ce conglomérat notionnel que l’on évoque, comme une sorte
d’horizon, vague dans son étendue, mais qui pourtant englobe un ensemble de valeurs dont on
peut se faire une idée plus ou moins "concrète".

La notion d’éducation prend ainsi une valeur à la fois normative et spéculative, à


laquelle adhèrent les partenaires socioéducatifs, et qui – selon la conception de Méq (2004) –

8
Dans son article intitulé « Figures identitaires d’élèves issus de la migration maghrébine à l’école
élémentaire en France, Cécile Sabatier (2008, pp. 111-132), s’appuyant sur les études de Boulot et Boyzon-
Fradet (1987), note au sujet du système d’assimilation en contexte français : « […] les enfants issus des
communautés exogènes sont soumis aux mêmes impératifs scolaires, linguistiques et culturels que les écoliers
français. Aucune distinction n’est effectuée, au nom des principes premiers et fondateurs de l’école républicaine,
"une langue, une culture pour tous" ».
9
Cf. "Rapports ethniques et éducation : perspectives nationales et internationales", Éducation et
francophonie vol. XXXVI : 1 – Printemps 2008, 216 p.
10
Extrait de l’article L111-2 de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École, cf. Dossier
d’actualité de VST, n°35 – mai 2008, pp 1-12.

27
« devrait leur suffire pour se percevoir comme parties d’un contrat social, prétendument
juste, et être motivés à assumer leurs responsabilités de participation sociale éclairée »
(Éthier, Lantheaume, Lefrançois & Zanazanian, 2008, p. 75). Évidemment, les familles ne
font pas toujours des lectures objectivement nuancées de cette complexité du sens de
l’éducation, et il n’est pas non plus prudent pour un chercheur de conclure spontanément sur
la pluralité sémantique de cette notion. Or, c’est de cette pluralité qu’il faut partir, nous
semble-t-il, pour repérer, chez les familles, quelles catégories d’attribution causale de l’échec
résultent de leur regard sur l’éducation familiale et la scolarisation (ou l’éducation scolaire).
Notre perspective multidisciplinaire entend donner, par là, de la profondeur à des approches
classiques ou de masses en termes d'inappétence scolaire, de démission des familles, de
"cultures délinquantes", etc. pour comprendre les liens tantôt solides tantôt précaires entre la
perception de l’éducation scolaire et les destins scolaires.

En effet, de par le caractère poly-déterminé des projets migratoires des familles, ou le


problème du sens qu’elles attribuent à l’échec ou à la réussite (par ex. le fait que la réussite
scolaire ne signifie pas nécessairement la réussite sociale ou professionnelle) ne va pas sans
poser celui des conséquences que peuvent avoir leurs attributions causales de l’échec scolaire
et le rôle perçu de l’éducation sur leurs rapports aux savoirs. Disons donc que la
surdétermination des attentes des familles à l’égard de l’école française, ou leur tendance à
une indifférenciation de son caractère éducatif par rapport à ses vertus intégratives, est
susceptible d’éclairer la complexité des jeux et enjeux de l’immersion des familles dans une
république constituée de populations d’origines culturelles ou nationales différentes.

Il est donc prévisible que le rapport à l’éducation scolaire transite, chez la diaspora
africaine, par des buts migratoires spécifiques (comme la fuite des situations de contraintes
économiques, de soubresauts sociopolitiques ou de l’effet des représentations) qui ne
coïncident pas nécessairement avec les exigences de l’école française ou occidentale.
L’analyse de ces buts migratoires spécifiques permettrait, d’une certaine manière, de faire la
lumière sur les violences ou les épreuves de la relation école-familles/société – « l’école n’a
ni les moyens d’échapper totalement à l’influence de la société civile ni les moyens d’imposer
des règles à un milieu violent où on les refuse radicalement » (Schnapper, 2007, p. 148) – et
donner lieu à une compréhension approfondie des attributions causales liées à l’action
éducative telle que vécue ou perçue par les familles.

28
1.4.3. Des problèmes de la perception socioscolaire et de la différenciation
ethnoculturelle
L’on peut craindre que, du fait de la suspicion que l’éducation nationale suscite en
apparence auprès des familles en difficulté d’insertion, la perception "salutaire" de l’école se
réduise considérablement auprès des partenaires migrants de l’institution. L’amenuisement
des emplois aux plus qualifiés, et notamment le fait de la marginalisation fictive ou réelle
d’une couche importante de populations migrantes, accentué par une pauvreté parentale
progressivement généralisée, semblent contribuer à la dégradation des représentations sur
l’école. En dépit notamment des gigantesques innovations pédagogiques ou structurelles,
l’autorité enseignante semble avoir des incidences polymorphes sur la perception
socioscolaire. Ces incidences produisent des inconforts qui, eux, s’expriment par des
attributions causales conduisant, nous semble-t-il, à l’aggravation des difficultés scolaires.
Nous faisons donc l’hypothèse que les interférences relationnelles ou communicationnelles,
ainsi que les représentations des acteurs, participent de ce climat scolaire tendu.

L’on s’aperçoit en effet que le crâne "blindé" par l’expérience professionnelle, ainsi que
les "sanctions outrancières", ne suffit plus à raffermir l’autorité des enseignants ni même à
colmater les brèches des dispositifs pédagogiques. Quoique tous ne se trouvent pas en mal de
ce déclin d’autorité, la plupart des enseignants en subissent des travers psychologiques, ou se
sentent « impuissants » à l’égard des écarts de conduite de leurs élèves et n’ont parfois que la
possibilité de ressasser jusqu’à l’écœurement, les à-coups de leur métier. Ghislaine Chatté
(2006) note en effet que chez les enfants de milieux pauvres, l’aigreur et la révolte de se sentir
en marge de la société donnent lieu à des violences envers l’éducateur « qui doit faire le deuil
des représentations idéalisées qu’il se faisait de son métier » et même en faire les frais « par
l’épuisement physique et l’ébranlement psychologique » (Chatté, 2006, p. 512). Cela étant, il
nous incombera de prendre en compte, dans nos analyses, les liens entre la perception
socioscolaire, la relation pédagogique et l’attribution causale de l’échec. L’existence de ces
liens est d’autant concevable que les situations contemporaines de l’éducation, étoffées de
nombreux paramètres exo-endogènes, se complexifient profondément et entraînent un
« interculturel » saisissable par le biais d’une « sociologie » qui prend en compte la difficile
cohabitation des groupes d’origines différentes (Demorgon, 2004).

Il est donc difficile a priori de comprendre grand-chose aux problèmes scolaires de la


société occidentale (notamment française) sans une connaissance assez approfondie des
représentations scolaires qui y ont cours. Celles-ci présentent en effet, d’une ethnie à l’autre,

29
d’une famille à l’autre et même d’un individu à l’autre, une diversité bien propre à mettre le
chercheur en difficulté. L’échec ou les difficultés scolaires en France apparaissent alors
comme un phénomène qui suggère que l’on aborde les attributions causales en tant qu’un lieu
de multiples antagonismes culturels. Car dans une société où l’instruction ou la formation est
à peu près le seul moyen d’insertion sociale et de rentabilité économique, les migrants en
instance d’insertion scolaire ou professionnelle constituent par là une part de problèmes
éducatifs qui doivent solliciter l’attention de tous les acteurs sociaux. Il est ainsi probable que
les projets migratoires qui passent par la formation (du fait de sa puissance intégratrice) – sans
pour autant s’accorder toujours avec les logiques scolaires intrinsèques – aient de quoi nous
éclairer sur les dynamiques d’attribution causale ayant quelque lien dialectique avec les
rapports des familles aux savoirs, à la morale, aux croyances et aux malentendus y corollaires.

Cela dit, nous mettrons en exergue ces dynamiques d’attribution causale en nous
intéressant un tant soit peu à des variables classiques (les catégories socioprofessionnelles, le
capital scolaire ou culturel, le genre, les générations …) que nous soumettrons à l’épreuve de
la diaspora auprès de qui nous enquêtons. Il se peut que, dans certains cas, il y ait
corroboration, dans d’autres non. Cette hypothèse s’impose – du moins dans la perspective
qui est la nôtre – face aux situations qui semblent déborder le cadre normatif (exigences
morales dites de "bonnes manières" par ex.) du partenariat éducatif. La même hypothèse nous
conduit à risquer une autre selon laquelle la diaspora africaine se représente l’école française à
travers son imprégnation antérieure dans les pratiques de l’école de son pays d’origine
(lorsqu’elle l’a fréquentée ou s’est confrontée plus ou moins à ses effets) et semble peu au fait
des mutations curriculaires que cette école a connues en France dans la période récente (sur le
plan didactique ou des pédagogies actives, du socioconstructivisme, du passage aux
compétences…) (cf. Bautier & Rayou, 2009).

Parti d’une manière analytique à l’étude des attributions causales de l’échec en liaison
avec la complexité de la forme scolaire, le présent travail peut en effet permettre d’en fournir
des éléments susceptibles d’aider à saisir au mieux le relief des attitudes de réinsertion
scolaire ou non-scolaire des minorités visibles, et donc à pouvoir les cerner sous l’angle des
tensions auxquelles elles semblent soumises. Du fait surtout que ces familles paraissent
confrontées à des situations éducatives quelquefois intenables, nos interprétations en devront
identifier la logique des faits qui fondent leurs conduites par rapport à ces situations, sans
manquer s’il y a lieu d’étendre nos analyses à des faits de différenciation ethnoculturelle. En
effet les problèmes d’ordre éducatif ou pédagogique constituent un début d’élucidation des

30
rapports conflictuels à l’école et aux savoirs scolaires des familles, car de tels rapports
semblent susceptibles de nous signaler l’existence d’une forme de perception différenciatrice
et peut-être non méliorative de la situation scolaire ou sociale des minorités. Une étude
canadienne sur la diversité ethnique (2003) a ainsi montré qu’un tiers des populations de la
minorité visible noire a déjà été victime de différenciation ou de traitement inégal et que les
Antillais noirs francophones et les Noirs originaires d’Afrique ont les mêmes ennuis
d’intégration sociale ou d’épanouissement personnel dans leur société d’accueil (Pilote,
2006 ; Tanaka11, 2005). Ces populations connaissent des épreuves d’intégration se traduisant
par un sentiment nostalgique à l’égard du milieu d’origine (Pilote, 2006).

L’on peut donc supposer que le mal-confort ethnoculturel des migrants induit
socialement des réserves à l’endroit de l’autochtone. Nous pensons, à ce titre, que la
stigmatisation raciste ou xénophobe (Tobner, 2007) ou la mise en évidence sociale des
distinctions ethniques oblitère la vitalité identitaire des apprenants migrants et nuit aux
chances de leur fusion sociale, ainsi qu’aux possibilités sociales de participation libre et
volontaire à un partenariat apaisé. Dans ce contexte de défiance où l’on essaie vainement de
mettre la culture des migrants et celle des non-migrants au même pied d’égalité, il nous faut
prendre en compte l’hypothèse de l’égalité des humains qui soutient que l’éducation tend à
faire l’amalgame entre culture civique et culture ethnique (Dei, 1996 ; Troyna, 1993). Il n’est
donc pas sans intérêt de chercher à comprendre comment la culture ethnique ou typiquement
traditionnelle peut interférer dans l’intégration scolaire et/ou professionnelle des migrants
originaires du continent noir. Peut-être alors faut-il souligner dans le présent travail le lien
entre la construction identitaire, la culture ethnique et la motivation scolaire.

1.4.4. De la construction identitaire à celle de la motivation scolaire ou


d’apprentissage
Le problème de l’identité culturelle n’est donc certainement pas distant de celui des
attributions causales de l’échec scolaire, ce dernier étant lui-même non séparé du phénomène
de la motivation. Car originairement, ou d’une certaine manière, un enfant a bien envie
d’apprendre. Mais autant cet enfant ne vit pas hors de l’environnement social ou de sa
personnalité culturelle, autant il ne s’éduque ou n’apprend qu’en relation de partenariat
(Meirieu, 1991). Aussi sa volonté d’apprendre relève-t-elle d’autre chose que d’une simple

11
« TANAKA, M., Les communautés des minorités visibles et ethnoculturelles au Canada (non publié) »,
cité par Gérin-Lajoie & Jacquet (2008), cf. "Regards croisés sur l’inclusion des minorités en contexte scolaire
francophone minoritaire au Canada, pp. 25- 43, in Rapports ethniques et éducation : perspectives nationales et
internationales, Vol XXXVI : 1- Printemps 2008.

31
propension naturelle de s’humaniser. Sa détermination à apprendre s’inscrit donc dans une
logique relationnelle : l’enseignant se présente à l’apprenant sous le jour d’un adulte qui veille
à son intégration à la société. L’apprenant s’efforce alors de s’intégrer à son milieu
d’existence ou de s’éduquer en imitant ses parents (Parent, 2008), ou plutôt en suivant leurs
indications, l’action de s’instruire ou d’instruire étant par là synonyme de l’acte
d’encadrement de soi ou plus souvent de l’autre, de la transformation de sa personnalité voire
parfois de son identité. Le problème, en fait, c’est que, pour autant que l’interaction
socioscolaire (ou la distribution sociale des savoirs) soit à l’origine du progrès cognitif, cela
ne signifie pas que ce processus soit automatique. « Le processus interactif » semble
d’ordinaire en phase avec un certain nombre de conditions d’ordre social ou individuel
(Crahay, 1999). Il faut préciser que ce qui est perçu, affirmé ou fait par l’éducateur est
souvent quasiment en lien avec les conditions d’acquisition ou d’apprentissage du
récipiendaire ou de l’apprenant.

Les conditions d’apprentissage d’ordre individuel ou collectif ainsi ébauchées en


appellent donc à la construction identitaire, c’est-à-dire à la relation du sujet ou du groupe
avec lui-même. Autrement dit, l’action d’apprendre dans la quiétude passe par l’adoption
d’une image de soi suffisamment forte. Ce principe qui est intrinsèquement à la base de la
motivation se définit au travers d’un engagement humain qui s’opère dans une volonté de
novation sans limite : volonté faite d’émotion qui innove infiniment comme un feu créateur.
La motivation scolaire apparaît ainsi comme une énergie incitative qui vient du fond de soi,
une sorte de ralliement ou de raccordement de soi à soi-même par le désir d’apprendre.

La question de la motivation étant donc ainsi posée, il devient aisé de savoir que
l’identité culturelle et l’affectivité ont quelque chose à voir dans les attitudes d’apprentissage
des personnes et des groupes. L’anxiété semble, à ce titre, plus remarquable chez les élèves en
difficultés (Fisher, Allen & Kose, 1996). Aussi peut-on constater que le phénomène de la
motivation ou de l’estime de soi des apprenants s’associe aux difficultés d’apprentissage
(Archambault & Chouinard, 2003). Autrement dit, les donnes motivationnelles, affectives et
identitaires constituent des « systèmes de perception » (Mucchielli, 1986) qui participent des
attributions causales de l’échec ou des rendements d’apprentissage : l’effet démoralisant des
compétitions (Mattei, 2009), la peur de désapprendre ou de mal s’instruire (Boimare, 2004),
le sentiment de se trouver culturellement en porte-à-faux avec la discipline ou les règlements
d’une institution rigide ou contraignante, la souffrance de dépendre des humeurs d’un
formateur capricieux, ou le sentiment de "naviguer" dans une zone scolaire ou universitaire de

32
fatalisme, d’imprévus, d’injustices, d’inégalité d’apprentissage ou de menaces d’échec.
Autant dire (dans ce cadre polythétique de l’attribution causale) que la perception
socioscolaire chez l’apprenant en réussite ou en difficulté implique de saisir l’échec scolaire
en tant qu’il est susceptible de constituer une situation d’entrave à la motivation. Dans cet
ordre d’idées, l’échec scolaire peut s’assimiler à une sorte de châtiment ou punition
susceptible d’affecter la personnalité de l’apprenant.

En effet, les situations pédagogiques ennuyeuses ou d’excessives rigueurs, notamment si


elles sont récurrentes, peuvent provoquer des réactions telles que l’énervement, l’insurrection,
l’abandon ou la résignation chez l’apprenant et accroître par là les occasions de malentendus
et de conflits. À l’opposé, les efforts de concertation, de dialogue ou d’encouragement sont
censés ouvrir les vannes de la motivation ; car autant les perceptions de l’apprenant
concernant sa capacité d’apprentissage et la valeur de la formation proposée lui sont
positivement avérées, autant l’apprenant s’investit acharnement, autant il intensifie son
activité d’apprentissage et surmonte plus aisément ses difficultés en potentialisant ses efforts
(Archambault & Chouinard, 2003).

Mais apprendre peut être aussi pour l’enfant ou le jeune migrant comme une quête
d’assurance identitaire. D’ordinaire, les discours identitaires de l’apprenant épousent ses
représentations, lesquelles représentations ont une cote d’alerte puisqu’elles rendent compte
des "pressions de la norme" ou font état des conflits ayant cours dans la société où elles se
construisent. Nous pouvons donc supposer que les attributions causales reposent pour ainsi
dire sur des références identitaires authentiquement historiques et sur les effets que ces
références peuvent exercer sur les opinions et les attitudes (Ogbu, 1999). Ainsi, comme l’on
doit s’y attendre dans les analyses des données qui seront exploitées dans notre étude,
l’investigation risque de ressortir des liens entre le rapport à l’identité et le rapport au savoir
en essayant de montrer en quoi l’attribution causale de l’échec scolaire peut constituer chez
les familles, un carrefour important des rappels de leur histoire sociale et notamment de
l’activation de leur identité.

Car « le déploiement d’une stratégie identitaire – définie comme l’ensemble des


répertoires mobilisés par un individu dans des contextes sociaux différenciés – est en effet
inséparable de l’histoire sociale de ce dernier » (Verhoeven, 2006, p. 99). Les sujets migrants
qui activent leurs répertoires d’origine ethnoculturels semblent ainsi rétribués par des
« transactions identitaires » qui les contraignent de « laisser leur culture au vestiaire ». Ces

33
sujets adoptent alors « une stratégie de repli, associée à une trajectoire scolaire
descendante » (Verhoeven, ibidem).

Le phénomène de l’identité ethnoculturelle, puisqu’il semble constituer une toile de


fond aux conduites des migrants en processus d’une nouvelle intégration scolaire ou sociale,
justifie à ce titre l’intérêt que nous y accordons. Mais ici plutôt qu’ailleurs, il nous faut
dégager clairement la dialectique contextuelle d’exploitation de notre champ d’étude.

1.4.5. Dialectique d’un balisage objectif de l’attribution causale à propos de


l’échec ou de la réussite scolaire
Si « l’échec n’existe pas (ou) ce qui existe ce sont les échecs scolaires » (Charlot, 1997),
il nous faut choisir une voie d’accès à la compréhension de ce qui, dans les attributions
causales de ces échecs, peut affecter le sujet en particulier12 et se déteindre sur ses
rendements. La voie dialectique qui retient ici notre attention renvoie aux facteurs historiques
et psychosociologiques propres aux cas de la diaspora noire africaine, susceptibles d’assouplir
ou de freiner les apprentissages, ou même de ruiner l’efficacité de l’action pédagogique. Le
problème, nous l’avons vu, est à la fois individuel et collectif et les angles d’analyses le sont
autant, c’est-à-dire à proximité ou parfois loin de l’école, mais toujours dans la société tout de
même. Il nous faut donc nous intéresser à ces familles (parents, élèves ou étudiants) de la
diaspora noire africaine de France qui connaissent l’échec ou la réussite, avec leurs histoires,
leur contexte culturel, économique et sociopolitique, etc. Cela s’avère nécessaire car leur
relation éducative semble chargée d’histoires ou d’affects venant de sources parfois
insoupçonnées. D’une part, cette relation semble porter les stigmates des « intentions passées
et des représentations présentes » (Meirieu, 1991) ; d’autre part le style éducatif de
l’enseignant (style d’exigence constructive ou d’intransigeance destructive), même si l’on se
doit d’éviter de l’enfermer dans un "goulag de pré-jugés", semble dépendre de ses propres
compétences, tandis que la relation en question entre l’apprenant et l’enseignant repose
inexorablement sur le contexte social et sur des qualités humaines au travers desquelles
s’édifient des échanges entre l’école et la famille (Montandon & Perrenoud, 1994).

12
Pour Charlot, « il est temps en effet que les sociologues cessent de traiter du psychisme tout en déniant
le sujet […] Le sujet est un être singulier, doté d’un psychisme régi par une logique spécifique, mais c’est aussi
un individu qui occupe une position dans la société et qui est pris dans des rapports sociaux » (Charlot, 1997, p.
150). En 1987 déjà, Habermas énonçait de son côté que l’autonomie de l’individu est la visée éthique de la
communauté. Il écrit en 1992 : « L’identité de l’individu et celle du groupe se forment et se maintiennent co-
originairement » (p. 20). Nous suivons personnellement les auteurs dans leur position commune en estimant que
l’éducateur se doit ainsi d’agir, d’exercer sa profession en pensant d’abord en termes de sujet ou d’individu, à
chaque enfant dont il assure la formation dans une société ou communauté d’humains. Il nous semble, à cet effet,
que la prise en compte du problème socioéducatif de l’individu (dans un souci de recherche d’équilibre entre les
exigences personnelles du sujet et celles de la société) n’est pas en rupture avec l’éthique de la sociabilité.

34
Il nous semble alors que les attributions causales de l’échec scolaire renvoient en
définitive à des facteurs qui, comme des serpents qui se mordent leur propre queue,
apparaissent eux-mêmes comme des causes d’échec, et dans la mesure où les attributions
causales ont quelque chose de pertinent à voir avec les "vécus" des familles, ainsi qu’avec
leur environnement socioaffectif, il est légitime que l’on intègre ces vécus dans une
dialectique d’analyses différenciées ou variées. Les personnes en dissonance cognitive avec
les savoirs scolaires peuvent ainsi avoir des attaches incertaines avec les obligations du
système éducatif français (système éducatif de l’époque coloniale en Afrique et celui de ce
XXIième siècle en France), ou s’en tenir à des clichés plus ou moins en décalage avec les
principes irréductibles dudit système. Ces clichés, construits probablement sur des affects et
des vécus réels ou illusoires, s’inscrivent si profondément dans les perceptions qu’ils peuvent
constituer, sur le plan cognitif, des obstacles épistémologiques susceptibles de fausser les
espoirs des familles à l’endroit des compétences que l’école française se propose volontiers
(mais pas toujours infailliblement) de leur transmettre.

L’on n’ignore pas, ce faisant, qu’il y a un risque de mal "étreindre" à vouloir


"embrasser" ou étudier un phénomène éducatif intensément ramifié. Une étude qui s’intéresse
à un phénomène d’éducation ne peut en effet se réduire à un aspect particulier. L’éducation et
la vie sont des sphères « marquées par une diversité et une complexité qui doivent
nécessairement être préservées dans les objets de recherche et appellent une multiplicité
d’approches, voire une multidisciplinarité […] Aussi le traitement de la complexité doit-il
tendre à une connaissance multidimensionnelle » (Weil-Fassina, Rabardel & Dubois, 1993, p.
15). Ce raisonnement impose donc que l’on soumette cette étude des attributions causales à la
lumière des approches variées que l’on devra mobiliser "pièce par pièce" (cf. le chapitre du
cadre théorique). Refusant alors de nous enfermer dans une seule perspective, notre
préoccupation dépasse les théories sur la causalité de l’échec scolaire, pour atteindre, dans le
cadre d’une perception socioscolaire truffée de malentendus, l’importance des attributions
causales de l’échec et/ou de la réussite scolaire dans les rapports à l’école, aux savoirs, aux
croyances, etc., comme cela transparaît dans la formulation de la problématique qui se précise
enfin dans les paragraphes suivants.

1.5. Problématique de la recherche proprement dite


La condition des Noirs en Occident et dans le Monde (Ndiaye, 2008) semble participer
de leur perception socioscolaire, ainsi que de leurs problèmes de scolarisation ou d’intégration
socioprofessionnelle. Cette condition ouvre en apparence la porte à de coriaces malentendus

35
et conflits de diverse nature. Il se trouve que ces malentendus, nourris d’ordinaire par des
ambitions migratoires souvent contrariées, génèrent des attributions causales d’ordre
externaliste, notamment dans le cadre contemporain d'une complexification des rôles de
l'école, et donc de la perception de ses enjeux qui sont multiples. Les familles originaires des
anciennes colonies françaises d’Afrique sont-elles concernées par ce phénomène d’attribution
causale ? De quelle manière et dans quelle mesure ?

Dans le quotidien des familles de la diaspora africaine, il existe en effet des cadres
ethnoculturels ou identitaires, historiques, politiques, socio-économiques..., qui doivent être
pris en compte pour expliquer la dialectique entre leurs situations vécues hic et nunc et leurs
références réelles ou imaginées. La dialectique de ces références (la traite négrière, la
colonisation et notamment la dépréciation des « nations nègres » par les idéologies
eurocentristes (Ziegler, 2008 ; Tobner, 2007 ; Ahadji, 2000 ; Tévoédjrè, 1978 ; Ki-Zerbo,
1957 ; Diop, 1954) s’associe, aujourd’hui, à une présence douloureuse d’un passé qui peut
servir à rendre compte de la nature des attributions causales ainsi que du phénomène
amplificateur selon lequel les attributions causales dont peuvent émerger les malentendus sont
susceptibles d’accroître ces mêmes malentendus.

En effet, l’école – en tant qu’instrument d’intégration à la société d’accueil dans l’esprit


des migrants – se révèle inégalitaire. Disons qu’une fois inscrits ou "réimplantés" à l’école de
leur milieu d’accueil, les migrants se trouvent généralement confrontés à des conditions de
formation économiquement précaires (Mandrilly, 2007 ; Grignon, 2003). De même, s’agissant
spécialement des jeunes de la diaspora noire, une fois leurs études terminées, ils se retrouvent
disqualifiés à diplôme égal sur le marché du travail (Bahoken, 2007). Par ailleurs, compte
tenu de la corruption de leurs élites (Mbassi, 2007 ; Smith, 2003 ; Kabou, 1991), de
l’asymétrie des rapports de coopération entre le Nord et le Sud (Ziegler, 2008 ; Tjade Eone,
2007 ; Kabou, 1991 ; Tévoédjrè, 1978), ou plus particulièrement de la dévaluation monétaire
qui fragilise l’économie de leur continent pourtant bien riche en matières premières (Ziegler,
2008 ; Tobner, 2007 ; Agbohou, 1999 ; Kabou, 1991), de la déliquescence sociopolitique de
leurs pays d’origine (dictature, népotisme, génocide, guerres tribales, embargos sur les vivres
ou les médicaments, invasions militaires onusiennes ou étrangères, etc.) (Ziegler, 2008 ;
Smith, 2003 ; Kabou, 1991 ; Tévoédjrè, 1978), et malgré les stigmatisations xénophobes ou
les politiques brutales de la "chasse aux étrangers" (Tobner, 2007 ; Kabou, 1991) dont ils font
fréquemment l’objet dans leur pays d’ "accueil", les familles de la diaspora africaine
envisagent difficilement de rentrer au "bercail".

36
Sur la base de la perception qu’elles ont de ces multiples impedimenta qui contrarient
leurs efforts de scolarisation et de recherche d’emploi, ces familles élaborent des réflexions et
se communiquent entre elles des explications. L’on peut alors se demander en quoi consistent
leurs logiques d’imputation ou de perception : comment se construisent ces logiques ? Y aura-
t-il seulement reproduction des schémas d'attribution causale qui sont déjà connus des
catégories populaires françaises ? À quels moments et avec qui s’élaborent ces analyses ? Les
attributions causales n’interfèrent-elles pas avec des inégalités scolaires ou sociales, avec des
faits culturels et/ou des situations sociopolitiques de leurs pays d’origine et/ou d’accueil ?
Quelle est au final la nature de leur rapport à l’échec et à la réussite ?

Cette problématique, l’on s’en doute, met tout "naturellement" en jeu des recherches
déjà effectuées par de nombreux auteurs, ainsi que des théories et concepts qui leur sont sous-
jacents et qui sont des outils dont nous nous emparerons pour aller plus loin puisque, autant le
signaler ici et maintenant, notre préoccupation n'est pas d’évaluer les familles de la diaspora
africaine dans les différences de perception entre elles et la population « de souche », mais de
fournir, à partir de leurs trajectoires, des manières d’expliquer leur expérience scolaire ou
éducative, des façons de vivre leur rapport à l’école, aux savoirs et aux croyances et partant
leur rapport à l’échec et à la réussite.

Au final, les malentendus et les conflits qui résultent des processus éducatifs ou de
scolarisation (ainsi que la réciproque), et la curiosité de voir comment leurs caractéristiques
perçues influencent les relations éducatives et les attitudes à l’égard des différentes
composantes de ces relations, nous invitent à la considération suivante : les attributions
causales relatives à l’échec scolaire peuvent servir à « apprécier les perceptions » des familles
de la diaspora africaine « à l’aune des spontanéités démonstratives, révélatrices de ce qui
13
fonctionne ou pas » dans les situations éducatives. Cette problématique qui nous fait pré-
voir non pas uniquement l’existence d’une profonde crise relationnelle dans la scolarisation
des migrants mais aussi la complexité des enjeux de leur insertion socioprofessionnelle, nous
oblige par là à notifier clairement les objectifs de notre recherche.

1.6. Objectifs scientifiques de la recherche


Notre projet s’incluant dans l’optique d’un cursus universitaire de recherche, notre
préoccupation est de saisir les conditionnements psychosociologiques de l’école tels que

13
Julie Descelliers, Fabienne Martin & Alexandre Soucaille, Un ethnologue dans la classe, in Ethnologie
française (Anthropologie de l’école), XXXVII, 2007, 4, p. 686.

37
perçus chez les partenaires éducatifs, à savoir les parents et les enfants originaires d’Afrique
noire francophone. Il nous semble que les usagers de l’école en France (les élèves et les
étudiants) ne se rangeraient pas tous dans une perception identique du contenu de la vie
scolaire et sociale. La marginalisation ou le sentiment de rejet, qui semble toucher
particulièrement les masses migrantes, affecterait leur vision de l’école et de leur lieu
d’accueil. Ce postulat donne lieu de préciser nos objectifs pour le présent projet.

En effet, dans la vie sociale, il est des phénomènes qui ne sont pas toujours simples à
expliquer ou à comprendre, mais qui ont des impacts sur les attitudes de l’individu ou du
groupe. La perception socioscolaire en fait distinctement partie. Elle intègre les
représentations de soi et d’autrui, de la société et des événements ou des faits ; et ce par le
biais, estimons-nous, d'une dynamique mécaniciste de cognition. Dans cette perspective, nous
nous sentons en droit de soutenir que la conscience perceptuelle constitue le moteur (ou la
mesure) dont dépendent les opinions ou jugements d’attribution causale liés aux
comportements, aux attitudes. Conscience, perception et comportement n’étant donc pas
opposables a priori sur le plan cognitif, notre tâche consisterait à :

- dépister les mobiles conscients ou inconscients des opinions et attitudes


individuelles ou collectives envers l’école ou l’instruction,

- dégager les possibilités conceptuelles de telles ou telles attributions causales


particulières concernant l'échec ou la réussite,

- étayer notamment les facteurs, les théories, les postures ou les attributions
causales qui interviennent dans les difficultés d’apprentissage ou d’intégration scolaire
ou non-scolaire.

- mettre en exergue les obstacles épistémologiques majeurs qui favorisent les


dissonances cognitives et les crises relationnelles dans les situations éducatives.

Ces objectifs susmentionnés seront certes clairement pris en compte, mais il est
également certain, en tout état de cause, que l’on ne saurait s’assurer de pouvoir franchir la
porte desdits objectifs sans d’abord préciser les principales hypothèses du présent travail.

38
1.7. Hypothèses de la recherche
La recherche commence en général par une observation ou plus simplement par la
constatation d’un phénomène curieux ou qui pose problème. L’intuition réflexive y prend part
ensuite, ce qui permet la formulation d’une ou des hypothèses explicatives du phénomène
constaté. Quant à l’hypothèse, elle est la réponse provisoire opérée par la pensée au sujet
d’une question de recherche, et non la certitude d’une conclusion expérientielle. Cela dit, il se
dégage l’hypothèse centrale qui suit : les facteurs historique, identitaire ou socioculturel,
épistémologique, économique et politique permettent d’accéder à la perception socioscolaire
(cf. figure 1) ou plutôt au sens ou au fondement des attributions causales à propos de l’échec
ou de la réussite chez les familles d’origine africaine. Nous estimons également que ces
attributions auraient de quoi nous aider à cerner, chez les familles, leurs rapports aux savoirs
et aux croyances, notamment leurs rapports aux pratiques éducatives ayant cours dans leur
lieu d’accueil.

Figure 1 : descriptif du schéma mécaniciste du fonctionnement de l’attribution


causale

Dans ce schéma de l’attribution causale que nous proposons pour étayer nos hypothèses,
on peut lire l’esquisse d’un lien triadique (à la fois systémique, fonctionnel et interactionnel)
qui se construit entre la famille, l’école (ou la société) et les rapports à l’échec et à la réussite.
Autrement dit, à la base du lien dialectique supposé entre l’école, la société et les attributions
causales qu’élaborent les familles d’origine africaine, se trouveraient des facteurs notamment
politique, économique, sociohistorique, psychologique, identitaire ou culturel, etc., par
lesquels la perception socioscolaire pourrait interférer. Ainsi, les explications ou attributions
causales que sollicitent ces facteurs seraient fondées sur des rapports de l’individu ou du
groupe au savoir, à l’école, à la famille ou à la société. Tous les facteurs alors mis en jeux,
supposons-nous, s’aimanteraient par un mécanisme d’association et graviteraient ensemble
par progression versus régression autour et au travers de la relation école-famille-société. Il y
a donc lieu d’estimer que si ce schéma explicatif devient effectif, la trame sociocognitive des
conflits ou malentendus liés aux attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite
scolaire ou sociale apparaîtra sans doute dans toute sa "nudité", et nous pourrions alors en
faire des observations et descriptions objectives par le truchement d’un isomorphisme
méthodologique (ou catégorisation différentielle).

39
Perception socioscolaire

Relation École et Famille


Rapport au Savoir, à l’Ecole et à la Société

Familles École

Facteurs socio-familial, culturel, Facteurs socioscolaire, politique,


économique, historique, épistémologique, pédagogique,
identitaire, etc.… psychologique, etc.…

Attributions causales de
l’échec…

À la lumière de ce schéma ou de cette façon d’appréhender les choses, il nous semble


que la prolifération des malentendus sur le plan socioéducatif doit infléchir le regard du
chercheur vers les attributions causales. Le sens que les partenaires migrants de l’école
accordent à leurs actions ou situations, ce qu’ils en disent ou en pensent, ou les intentions qui
régissent leurs attributions causales à propos de l’échec versus la réussite, constituent les
ressources de la connaissance de l’interculturel ainsi que des conflits s’y rapportant. Les
différentes attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire paraissent « naturelles »
et objectivement explicables, mais il nous semble qu’il faille d’abord prendre ces attributions
(quelles qu’elles soient) au sérieux afin de les étudier scientifiquement, c’est-à-dire sans
préjugés. Par conséquent, énoncer l’existence d’un lien logique ou illogique entre les
attributions causales de l’échec scolaire et les situations socio-éducatives, renvoie à quelques
implications.

En effet, la validation ou l’invalidation de l’hypothèse charnière autour de laquelle


s’édifie la présente thèse impose que, par des résultats probants, l’on infirme ou établisse
que :

40
1°) La perception que les familles ont de leurs vécus, des valeurs du pays où elles
résident et des conditions d’existence de leur groupe, détermine leurs attributions causales de
l’échec versus la réussite scolaire et/ou socioprofessionnelle et partant leurs rapports à l’école
et aux savoirs. Et réciproquement.

2°) La sélection scolaire, les discriminations à l’emploi et autres inconforts


socioéconomiques et politiques de leurs pays d’origine et d’accueil, constituent chez les
familles migrantes des éléments-clés à l’égard desquels se manifestent plus fortement des
attributions causales autosignifiantes ou conflictuelles. Ainsi concevant la cohérence ou la
logique des schémas pluralistes internes et externes de la pensée causaliste des immigrants, il
conviendrait de rendre leurs attitudes sociocognitives scientifiquement vérifiables.
L’important est donc de scruter, par des analyses, les particularités de la vision de l’école et
de la société chez les familles d’origine africaine. C’est donc de l’étude des attributions
causales à propos de l’échec qu’il s’agit en quelque sorte. Or un tel phénomène ne peut se
séparer de la perception socioscolaire ou du rapport à l’école, aux savoirs et aux croyances.
Car si l’on veut expliquer ou comprendre à fond les difficultés d’apprentissage ou d’insertion
socioprofessionnelle chez des migrants, il faudrait remonter aux différentes sources
"originelles" de leurs attributions causales. Il se peut, du reste, qu’au-delà de l’explication
socio-économique en l’occurrence, pertinente, mais limitée, le recours aux attributions
causales contribue à expliquer comment la diaspora ou une partie d’elle participe à s’auto-
éliminer des circuits scolaires ou de formation, tandis qu’une autre partie semble avoir beau
jeu de s’y épanouir.

Nos efforts d’investigation porteront donc essentiellement sur les deux linéaments sus-
définis de notre hypothèse. Ce canevas ainsi dressé, avec ses limites inévitables, son spectre
d’incertitude, mais aussi ses zones de clarté, tout en constituant un point de mire pour
l’enquête, permettrait déjà de confirmer l’ampleur et la pertinence du sujet que nous abordons,
et par là de spécifier le lieu et l’identité de la population dûment concernée.

1.8. Population cible


L’objectivité d’investigation ou le souci de vérification des hypothèses impose de toute
évidence que l’on spécifie, disions-nous, la population concernée par notre recherche. Ainsi,
comme l’on pourrait déjà le pressentir, le lieu principal de notre recherche est bien la France
(Lille, Paris et leurs agglomérations ou villes annexes) connue pour être un milieu
interculturel et de brassage de populations d’origine diverse, et la population concernée est

41
celle de la diaspora noire africaine de France. C’est donc un échantillon relativement
diversifié de parents et d’apprenants qui sera pris en compte, et il nous semble que des
informations mêmes partielles sur leurs actions et observations, serviraient de données
exploitables au compte de notre recherche.

Pourquoi avoir ainsi délimité cet univers ?

Rappelons qu’il s’agit d’une analyse des attributions causales de l’échec ou de la


réussite ; aussi le choix des familles migrantes de première et deuxième génération permettra-
t-il d’apprécier l’hétérogénéité du phénomène. La substance même de notre projet recèle en
elle-même l’idée selon laquelle les conflits relatifs aux imputations causales qui semblent
opposer l’école et les familles seraient sous-jacents au croisement de multiples facteurs,
notamment économique, épistémologique et sociopolitique. Cela nous oblige à cibler
prioritairement les parents, sans toutefois nourrir des préventions sur le fait que ces derniers
soient souvent décrits par des enseignants14 « comme incapables d’exprimer un point de vue
général » ou seulement capables de critiquer et de remettre en cause la méthode scolaire
(Bouveau, Cousin & Favre, 2007, p. 124).

La densité de la problématique, l’on s’en doute, se situe alors dans le pluralisme


conceptuel de son objet et surtout dans la multiplicité des chercheurs et chercheuses de
compétences diverses qui l’investissent. Ainsi « la connaissance scientifique est une ligne
continue sur laquelle chaque génération de savants porte plus loin l’acquis » (Tobner, 2007,
p. 159). N’est-ce donc pas qu’une revue de littérature pluraliste s’impose ? Certes ! D’autant
que la substance d’une thèse de recherche scientifique, pour se faire authentique, doit dégager
sa clarté à partir des travaux qui la précèdent dans sa lignée. Mais avant d’en arriver là, il
s’impose d’exposer le plan de notre travail.

1.9. Plan du présent travail


Essayons de tirer profit de la physique et de l’astronomie en leur empruntant les
représentations classiques de l’atome et de la gravitation universelle pour structurer la trame
de la présente étude.

14
Patrick Bouveau, Olivier Cousin et Joëlle Favre (1999 cf. ESF 2ème édition 2007, p. 124) expliquent
que, « pour des raisons historiques puisque l’école républicaine s’est largement construite contre l’univers
familial », les enseignants (ceux de leurs enquêtes) sont hostiles à « l’idée d’une médiation qui puisse s’établir
dans le sens famille-école ».

42
Nous concevons en effet l’attribution causale à propos de l’échec et de la réussite
comme un atome d’uranium (qui peut se désintégrer et produire d’autres atomes) autour
duquel gravitent naturellement des électrons libres. Le noyau désigne l’environnement central
de l’atome, il détermine son identité. Par contre, les électrons révèlent son unité.
Similairement, l’attribution causale s’appréhende, à notre sens, par rapport à un certain
nombre de conditions ou facteurs centraux qui la caractérisent, du moins en théorie (Première
partie).

Néanmoins, il est des mécanismes et agglomérats qui viennent s’ajouter à ce "noyau"


d’attribution causale, en vue d’améliorer ou de pervertir la qualité des impacts de perception
qui l’entourent (Deuxième partie).

C’est donc en deux principales étapes que se distingue le présent travail.

La première étape est précédée d’une introduction générale (l’objet de la thèse, les
concepts-clés y afférents, la problématique et les argumentaires dont elle émane et sur
lesquels elle s’appuie, ainsi que les objectifs et les hypothèses de la recherche). Cette première
partie comprend deux chapitres que nous dénommons synthétiquement : "Théories et
organisation de la recherche". Y apparaissent des éclairages sur le processus d’expansion de
l’école en France, les conditions d’implantation de cette institution scolaire en Afrique et sur
l’émigration des populations noires africaines vers l’Occident. La revue de littérature et le
cadre théorique existants y sont notamment exposés (chapitre un). Ce premier chapitre voué à
la conceptualisation débouche in fine sur l’approche méthodologique de l’enquête (chapitre
2) : celle-ci décrit les techniques ou les moyens tels que l’échantillonnage, les questionnaires
et les grilles d’entretiens mobilisés lors du recueil des données sur le terrain ainsi que les
conditions du déroulement de l’enquête. Afin de réduire les "enchères théoriques", nous nous
sommes limité aux concepts et praxiques qui nous semblent relativement plus proches de
notre objet, en tenant surtout compte du fait qu’il n’est pas indispensable ni même possible de
solliciter la gamme infinie d’auteurs susceptibles d’avoir place dans l’espace réduit d’une
recherche doctorale.

La deuxième partie qui est la plus importante s’intitule : "Analyse et interprétation des
résultats". Elle comprend l’analyse multidisciplinaire des données recueillies, c’est-à-dire
l’évaluation ordonnée de l’hypothèse susmentionnée. Ladite évaluation se répartit en quatre
volets, à savoir : les chapitres trois, quatre, cinq et six, chacun assorti d’une conclusion
respective, le tout bouclé par une conclusion générale. Les premières analyses des données

43
(chapitre trois) s’intéressent d’abord aux motivations d’ordre migratoire et aux
conditionnements environnemental et temporaire. Viennent ensuite les échanges familiaux ou
relationnels, les effets générationnels et de genre, ainsi que ceux du niveau d’instruction dans
les rapports que les familles entretiennent avec l’éducation en général et la culture scolaire et
parascolaire en particulier. Le chapitre quatre aborde fondamentalement la question de la
morale, des savoirs et des croyances dans l’imaginaire, le vécu et le "perçu" des apprenants et
de leurs parents. Le chapitre cinq s’intéresse aux malentendus et aux conflits à travers
différentes formes de partenariat socioéducatif : la relation familles/Société ; École/familles ;
la relation entre les apprenants à l’école ; entre l’État et les familles ; entre les familles et leur
pays d’origine. Enfin le chapitre six dégage une sorte d’analyse classificatoire à la fois
différentielle et semi-récapitulative dans laquelle se précisent cinq catégories d’attributions
causales : attributions d’ordre économique, d’ordre environnemental ou socio-administratif,
d’ordre moral et/ou religieux, d’ordre pédagogique ou relatif aux apprentissages, et d’ordre
historico-politique.

44
PREMIÈRE PARTIE

THÉORIES & ORGANISATION DE LA RECHERCHE

45
CHAPITRE UN

Revue d’histoire ou de littérature et cadre théorique


Le domaine dans lequel nous abordons la présente étude a, sans doute, des points
d’ancrage variés. En effet, puisqu’il s’agit avant tout des attributions causales de l’échec ou de
la réussite scolaire ou socioprofessionnelle, c’est ici le lieu de voir dans quelle mesure il est
important de s’appuyer sur des considérations ou travaux antérieurs à notre projet. Disons
plus simplement que le champ historique, scientifique ou théorique dans lequel baigne
l’élucidation de notre thème est relativement dense. Cependant, il ne s’agit pas chez les
auteurs d’un processus anarchique de construction de savoirs, mais d’un travail ordonné
d’historiens, de cogniticiens, de psychologues, de sociologues ou d’anthropologues et autres
chercheurs et/ou penseurs en sciences humaines qui tiennent de mieux en mieux compte des
conditions et interactions actuelles de l’individu et des groupes, et qui partent de celles-ci
selon des trajectoires qui semblent pointer sur les « fins » véritables du sujet en tant que
facteur actif non isolé du réel socioéducatif. Cela suffit peut-être pour approcher dès lors
comment les travaux théoriques et pratiques concernant l’éducation et l’école s’enrichissent
dans un ordre apparemment diffus, voire parfois contradictoire mais finalement constructif
d’approches qui éclairent ou renseignent sur l’état des savoirs et des attitudes cognitives.

1.1. Considérations historiographiques générales : l’école en France, son


implantation en Afrique et l’immigration des Africains en Occident
Les considérations historiographiques relatives à l’institution scolaire en France, au
transfert du système éducatif occidental en Afrique noire et à l’émigration des Noirs vers
l’Occident nous semblent en quelque sorte des informations documentaires préalables et
indispensables à l’étude des attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite chez la
diaspora africaine qui nous préoccupe dans ce travail. S’intéresser à des éléments du passé
pour investir notre sujet, c’est donc prendre le chemin des faits historiques susceptibles de
nous mener au mieux à l’examen authentique d’un phénomène d’envergure sociale et
psychologique. Les aspects particulièrement saillants qui nous y seraient accessibles
constituent dès lors des données inestimables et sur lesquelles les attributions causales elles-
mêmes risquent, estimons-nous, de se greffer.

1.1.1. Évolution de l’école en France


L’année 1789, marquée par la Révolution française et la chute de l’Ancien régime, est,
du point de vue chronologique, un repère historique important dans l’évolution de

46
l’enseignement ou de l’éducation nationale en France (Grevet, 2001). Autrement dit,
l’éducation scolaire en France, comme partout dans le monde, est avant tout un processus
historique qui s’est construit et continue de se construire au gré de multiples aléas politiques
et renvoie, à ce titre, à une contingence socio-historique diversifiée : contextes ou situations
socio-économiques, religieuses, culturelles, etc.

Avant la Révolution française, les parents prenaient difficilement part à l’éducation


scolaire de leurs enfants notamment dans les campagnes où la main-d’œuvre enfantine était
grandement sollicitée (Hébrard, 2001). Sous le poids de leurs diverses occupations
d’économie locale, les familles sont peu portées sur l’éducation de leurs enfants. Avec
l’apparition puis l’expansion des premières usines, cette carence éducative s’accentue, car les
conditions de travail de la campagne sont désormais transposées dans les unités industrielles,
et les parents, ainsi que leurs enfants15, y travaillent en tant que manœuvres surnuméraires.
Les conditions de labeur y paraissent intenables et, comme la misère s’intensifie dans les
couches populaires, l’angoisse sociale à laquelle celles-ci essaient de parer persiste au
contraire comme un malaise mystérieux. En effet, les manufactures, mines et chantiers
recrutent massivement des ouvriers et ceux-ci, médiocrement rémunérés, n’hésitent pas à faire
entrer leurs enfants à l’usine pour y effectuer des tâches subalternes dans des conditions aussi
déplorables que celles de leurs parents (Manier, 2003).

Au cours de cette période d’émergence ouvrière massive et non qualifiée, la religion ou


l’Église prend en charge l’éducation scolaire, morale et spirituelle des enfants, par
l’alphabétisation et la catéchèse des masses rurales. Quant aux parents bourgeois ou de haut
rang social, elle en fait des élites de la nation par des études en internat. L’éducation n’y est
donc pas non plus une affaire de famille, étant donné que les enfants sont la plupart du temps
séparés de leurs parents (Hébrard, 2001). Cette école n’est en quelque sorte qu’ « un lieu
fermé où les contacts de l’enfant avec la famille sont les plus réduits possibles pour éviter les
interférences. C’est alors que se forge l’idée d’une soustraction au milieu familial qui délègue

15
Ce travail des enfants (au détriment de leur bien-être et de leur éducation) est poétiquement décrit dans
un texte célèbre de Victor HUGO :
« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
« Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
« Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
« Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
« Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
« Dans la même prison le même mouvement.
(…) ». Extrait de « Melancholia » (poème rédigé en Juillet 1838).

47
entièrement la fonction éducative à l’institution scolaire : l’enfant devient "l’élève" »
(Direction Générale de l’Éducation Nationale, Rapport N° 057, Octobre 2006, p. 2).

Jusqu’à l’école de la République, l’Église est perçue comme la seule institution capable
d’éduquer convenablement, d’instruire ou de tirer de l’ignorance spirituelle et intellectuelle la
société ou le peuple. Il s’agit plus ou moins d’un double rôle d’éducation sociale et de
catéchuménat que partagent l’Église et la famille, mais avec la première instance en surplomb
par rapport à la seconde. Les relations entre les enseignants et les parents s’y résument alors
en ces mots : le respect, la soumission des familles, l’éducation morale et religieuse et
l’éducation scolaire, tout cela ne formant qu’une seule entité. En conséquence, les géniteurs
sont conviés à des liens harmoniques, c’est-à-dire à une entente avec l’Église pour le baptême
ou la purification de leurs enfants considérés comme souillés (Montandon ; Perrenoud, 1994).

Toutefois, au lendemain de la Révolution française, le pouvoir religieux et son emprise


sur la conscience collective sont contestés. Condorcet, en 1789, y trouve les raisons de poser
la question d’une école de la République, celle du progrès, sollicitée pour remplacer celle de
l’Église. Dès lors, la relation école-famille fait l’objet d’une polémique en soulevant une
question complexe : est-ce la famille ou la République qui a autorité sur l’enfant ? (Hébrard,
2001). L’on trouve ici la source de la problématique de l’intrusion du public dans la sphère du
privé. La question du pouvoir des parents sur leurs enfants se mue en celle de leur choix de
les scolariser ou non. Dans cette perspective, il est créé en 1795 des écoles centrales (en
remplacement des collèges). Puis, en 1806, Napoléon Bonaparte institue l’université
impériale. En 1832, la loi Guizot devient alors une force d’argument juridique qui justifie la
création des écoles communales mais se garde prudemment de contraindre les parents à y
inscrire leurs enfants. L’institution scolaire se "heurte" ainsi pour une longue période encore
« aux deux réticences parentales que lui opposent les milieux les plus défavorisés : elle prive
les familles paysannes d’une main d’œuvre précieuse; celles-ci ne voient guère son utilité en
termes de devenir et craignent même qu’elle ait des effets nocifs sur des enfants projetés dans
un univers qui n’est pas le leur. Pour une partie, surtout rurale, de la société française, une
absence de mobilité est la règle par crainte de quitter le lieu où l’on est « à sa place »
(Inspection Générale de l’Éducation Nationale, Rapport n° 057, Octobre 2006, p. 4).

Mais le 28 Mars 1882, la loi Ferry finalise le débat sur la liberté de scolarisation, au
moins pour les enfants à partir de 6 à 11 ans, scolarisation qui porte le sceau de l’obligation
citoyenne. En conformité des idées de Condorcet un siècle plutôt, sous les auspices du progrès

48
scientifique, industriel et économique, il est assigné à l’école des objectifs de suppléances à
l’insuffisance éducative des familles populaires. L’État, prenant la place de l’Église dans cette
entreprise, fait de l’éducation des enfants un « objectif légitime d’intervention publique »
(Strobel, 2004). Par l’obligation et la gratuité scolaire, « l’État providence » prend en charge
les enfants de la nation, à un moment où l’essor industriel amène massivement les populations
dans les villes. L’école commence désormais à s’ouvrir aux parents.

Cette ouverture sur l’enseignement primaire obligatoire et laïque charge des


commissions communales scolaires d’encourager la fréquentation de l’école. Toutefois, les
commissions n’incluent pas encore les parents en tant que tels. C’est en effet en 1887 que l’on
commence effectivement à se soucier des droits de la famille vis-à-vis de l’enseignement. On
décrète alors que les délégués chargés de régler les litiges ont rang de représentants de la
cellule familiale au sein de l’établissement scolaire, alors qu’en réalité ces délégués sont
rarement des parents d’élèves. En 1906 naît la première association de parents d’élèves à
Paris, suivie en 1968 de la reconnaissance de la présence officielle des parents dans les lycées
et collèges : cette reconnaissance sera entrée dans les applications de la loi Edgar Faure,
établissant les formes de participation des parents et des enfants. La présence officielle des
parents sera enfin appuyée en 1975 par la loi Haby qui reconnaît clairement aux parents
d’élèves le statut de membres incontestables de l’institution scolaire.

En clair, ces deux dernières lois illustrent la volonté de l’État de voir les parents
participer plus directement à la vie scolaire, aux activités d’éducation et aux soutiens des
enseignants dans leurs initiatives. L’article L 111 – 4 de la loi du 10 Juillet 1989 stipule que
« les parents sont membres de la communauté éducative. Leur participation à la vie scolaire
et le dialogue avec les enseignants et les autres personnels sont assurés dans chaque école et
dans chaque établissement, les parents d’élèves participent, par leurs représentants aux
conseils d’école, aux conseils des établissements scolaires et aux conseils de classes. »

Face à ces mutations successives, se pose désormais la question des relations entre les
parents et les enseignants dans la terminologie actuelle de "difficultés d’apprentissage" ou
problèmes de malentendus ou de conflits. L’appel d’offre est ainsi fait aux parents de prendre
activement part à la formation scolaire de leurs enfants alors qu’ils étaient autrefois relégués à
l’arrière-plan (Hébrard, 2001). Cette collaboration de plus en plus accrue entre l’école et la
famille, rendue complexe par les flux massifs de migrants venant de tous horizons, n’est pas

49
sans entraîner des formes de malentendus et d’attributions causales centrées sur l’école et ses
implications.

En effet, depuis les années 1980, l’école, se rendant compte de ses propres insuffisances
(échec scolaire, illettrisme, violence), tente de définir plus clairement ses objectifs pratiques
de réduction des tensions scolaires et sociales. Elle pointe du doigt un débat conflictuel qui
anime davantage la société contemporaine : le problème des inégalités sociales. La
formulation suivante en illustre l’ampleur : « L’école a toujours joué dans notre pays un rôle
central. Même lorsqu’elle était fréquentée par peu d’enfants, ou peu longtemps, même
lorsqu’elle était constituée en filières. À plus forte raison aujourd’hui qu’elle est devenue
l’école de masse : instruction obligatoire jusqu’à 13 ans (il y a 120 ans), jusqu’à 16 ans (il y
a 40 ans), collège unique (il y a 25 ans), lycée de masse (il y a 12 ans), enseignement
supérieur de masse, désormais la durée moyenne de scolarisation (y compris préélémentaire)
est de 19 ans, et le rôle structurant de l’école, sa fonction de creuset pour toute une
génération se sont de fait accrus. D’où un intérêt, accru lui aussi, pour les inégalités devant
le système scolaire, inégalités de toutes natures, et, en particulier, géographiques, entre
garçons et filles, entre classes sociales » (Thélot & Vallet, 2000, p. 4).

Mais avant même l’époque moderne, l’école ou l’université occidentale repose déjà sur
des nécessités socioculturelles, pour autant que les pesanteurs socio-historiques suscitent
d’elles-mêmes l’émergence des institutions et du développement de ces dernières par des axes
éducatifs variés, selon la visée de Durkheim (1922). Posant un regard rétrospectif sur
l’Antiquité gréco-romaine, l’on remarque en effet que l’engouement intellectuel de la
Renaissance et l’effet de la Réforme ont permis aux Jésuites d’instituer leur collège. Les
besoins de l’époque étaient nets : polir l'ascétisme rugueux qui ralentit la créativité humaine,
en dissolvant l’engrenage de l’asservissement spirituel médiéval (Alain de Libera, 2003) : de
sorte que l’idée et la réflexion s’affranchissent à jamais de l’Index expugartorius ou de la
pression de l’Inquisition. Ainsi, les Jésuites réussiront bon an mal an à établir une nouvelle
culture à la fois intellectuelle et humaniste16conformément aux aspirations à la liberté de créer
ou d’inventer qui gagnaient les esprits dans tout l’espace européen. À travers donc la société
des Jésuites, s’érige l’idéal de l’individu abstrait ou du penseur intellectuellement libre.

16
L’humanisme présumé des Jésuites ne fait pas l’unanimité chez les analystes des faits éducatifs
historiques. Certains reprochent ouvertement aux « enfants » d’Ignace de Loyola (le fondateur de la Société des
Jésuites) d’avoir « osé le meilleur et le pire sur la peau noire des Africains » (Sala-Molins, 1987, PUF, réédition
2006, p. 12). Le pasteur chercheur Puati parle, lui, des cicatrices dues au « pire crime contre l’humanité » dans
lequel les églises européennes sont impliquées (cf. R. B. Puati, Christianisme et traite des Noirs, Éditions Saint
Augustin, Suisse, 2007, 399 p.).

50
Néanmoins, l’on peut noter que la vie intellectuelle et sociale des universités fut
l’occasion de conflits fréquents avec les pouvoirs publics, conflits qui participent aujourd’hui
en France d’une série de crises générales dans l’éducation nationale et l’enseignement
supérieur. D’où l’importance de souligner la philosophie prospective sur laquelle repose
l’activité universitaire : l’« éducation contemporaine ne peut sembler universelle qu’au
travers des habitudes et des convictions qui sont le ciment de la société à laquelle elle
prépare. Mais elle est en réalité de toute part soutenue par un ensemble de choix
philosophiques fondamentaux dont la spécificité apparaît clairement par comparaison avec
d’autres modèles possibles. C’est ainsi que le vis-à-vis traditionnel de la modernité peut
permettre à cette dernière de mieux se situer et se connaître » (D. Lucas17, 2006
URL : http://leportique.revues.org/document857.html. Consulté le 11 mai 2008).

Selon la mission universitaire en effet, les enseignants sont garants de la transmission


des savoirs. Ils ont ainsi le devoir d’encourager ou de préserver la liberté intellectuelle par le
biais de nouvelles formes d’apprentissage ou d’expériences constructives, tandis que les
étudiants ont vocation à puiser librement, dans ces expériences, des "nutriments cognitifs"
pour s’outiller, tout en insufflant aux compétences acquises un air de perfectionnement ou de
renouvellement permanent. Aussi voit-on que l’éducation scolaire ne prend sa véritable
consistance que grâce à l’essor de l’enseignement supérieur qui, malgré les critiques et les
mutations dont il fait régulièrement l’objet, ne perd guère son identité sur les grandes
orientations (Bayen, 1973). En ce sens, l’enseignement supérieur est loin d’être un simple
"grenier de savoirs". Il représente la dynamique intellectuelle fondamentale à laquelle les
enseignements primaire et secondaire sont censés servir de soubassement. L’on peut alors
constater, au sujet des universités, qu’elles sont aujourd’hui comme par le passé, un
gouvernail de « l’opinion européenne » en même temps qu’une puissante institution « érigée
en face des pouvoirs légaux » (Imbart de la Tour, 1948).

Depuis la Révolution industrielle en effet, l’enseignement supérieur est perçu en France


et dans tout l’espace occidental comme le grand orchestre de la connaissance. Cette étape
finale de la formation scolaire où s’érigent et se rénovent les savoirs littéraires et/ou
scientifiques et que l’on appelle université fait figure large de moteur du développement en
Occident. D’une certaine façon, l’enseignement s’y présente comme l’exercice du pouvoir de

17
« L'éducation dans l’histoire des idées occidentales », Le Portique, mis en ligne le 21 novembre 2006.

51
la connaissance. En effet, « dans son sens le plus usuel aujourd'hui, le mot université désigne
une institution de haut savoir. Il renvoie aux mots univers et universel, venant eux-mêmes de
deux mots latins, unus, un, et vertere, tourner. Le mot université signifie littéralement tourné
vers l'unité. Il enferme à la fois l’idée de totalité et d'unité. L'université conforme à cette
définition serait celle où l'on s'intéresserait à tous les savoirs avec le souci de les rattacher à
un principe d'unité. Telle était la conception de John Henry Newman […] » (L’Encyclopédie
de l’Agora, 1998-2008, en ligne). Autrement dit, l’université acquiert un solide pôle d’action,
de totalisation et de transformation culturelle et devient par là le socle du progrès social par la
création de champs cognitifs et de l’érection continue de nouveaux procédés d’innovation
intellectuelle, c’est-à-dire une mise en forme théorique de la nature. Bref, elle est désormais
« perçue comme une "porte ouverte" sur l’avenir ». Car « les forces qui l’ont forgée – la
demande sociale, le désir d’accès aux connaissances, le désir d’apprendre, la détermination
d’accroître les chances de chacun, ainsi que les valeurs constantes – continueront à la forger
au cours du prochain millénaire, même si les moyens mis à sa disposition seront sans doute
différents » (UNESCO, Conférence de l’AIU, 20-25 Août, 2000, Durban, en ligne).

Ainsi, à travers les mutations ou perspectives d’avenir de l’école et de l’université,


s’inscrivent les places de la religion chrétienne, de l’État et de la famille dans l’éducation,
ainsi que l’évolution du rôle des parents et celle de la relation école-famille. Cette relation
semble de plus en plus se soustraire de la "rigidité" pour déboucher sur le "laisser-faire": du
"parent-patron" ("fais ce que je t’ordonne sans maugréer"), en transitant par le "parent-
victime" ("ton entêtement me rompt les nerfs"), pour enfin en arriver au "parent-ami" ("dis-
moi tout, je suis là pour toi…"), « au point de rester un éternel adolescent ». Aujourd’hui le
parent se trouve au centre de l’éducation de son enfant. Aussi, ce que l’on découvre
davantage, « c’est que la condition, pour qu’un groupe fonctionne et dure, est de retrouver le
plaisir à être parent. En se mettant dans le rôle des enfants, les parents redécouvrent ce
médium essentiel de l’éducation : le jeu » (Benoît Clotteau,
http://www.familis.org/riopfk/activites/ecole.parents.htlm, 2008).

Ce qui ressort des paragraphes qui précèdent, c’est l’évolution de l’école occidentale ou
française (sous l’influence de la religion chrétienne, de l’État ou de la politique, du
machinisme ou de l’industrialisation) par rapport à l’individu, à la famille et à la société. La
question du développement social (autre forme de réussite scolaire) n’est donc pas séparée du
rôle de la scolarisation ou de l’éducation en Occident. Comprendre ne fût-ce que partiellement
l’histoire de cette relation ne peut donc que nous aider à voir plus clair dans notre

52
problématique de l’attribution causale à propos de l’échec ou de la réussite, ainsi que des
malentendus et conflits relatifs à l’école française en particulier. En effet, l’école française, –
en tant que phénomène institutionnel ayant un lien historique avec la religion ou le
christianisme, l’État, la Révolution française et la société –, nous importe ultimement, parce
qu’elle étend ses influences jusqu’en Afrique et à d’autres parties du monde, avec des
conséquences multiples. L’histoire de cette école française ou occidentale aurait
fondamentalement une certaine influence sur les familles originaires de pays ayant subi le
colonialisme ou autres formes d’idéologies impérialistes.

Voilà donc pourquoi il convient à présent de procéder à une brève présentation de


l’école en Afrique subsaharienne ainsi qu’à celle de l’émigration des Noirs d’Afrique en
Occident. Nous nous proposons ainsi de mettre en exergue le processus historique
d’émergence de l’éducation scolaire occidentale en Afrique noire afin d’en ressortir les visées
de l’idéologie qui a longtemps orienté son implantation sur le continent.

1.1.2. Genèse et situation socio-historique de l’école en Afrique subsaharienne


L’école en Afrique est généralement perçue comme un fait idéologique et socio-
historique. En tant que telle, elle apparaît comme révélatrice d’un phénomène de transfert de
système éducatif. En effet, les premières recherches sur l’enseignement en Afrique ont mis en
évidence le caractère exogène et arbitraire de l’institution scolaire (Campion-Vincent, 1970).
Aussi l’école s’est-elle établie en Afrique selon des modalités variables : elle est acceptée,
tolérée, voire appropriée, selon les régions, les ethnies ou les pays. De ces différentes
stratégies apparaissent les disparités régionales scolaires que l’on observe aujourd’hui encore
(Carron et Châu, 1981).

1.1.2.1. De la période d’une Afrique dite "vierge" à celle dite de la "pénétration


européenne"
C’est un fait avéré qu’avant l’intrusion européenne en Afrique, le continent noir
disposait d’un système éducatif lui permettant de donner à l’enfant une initiation et une
formation conformes à ses coutumes en vue de l’intégrer progressivement en son sein. Des
cérémonies à la naissance aux rites initiatiques, les différents rituels de passage constituent les
éléments fondateurs de la socialisation de l’enfant (cf. Ki-Zerbo, 1986).

Toutefois, à la lecture des premiers navigateurs découvrant les côtes africaines, l’on
s’aperçoit que, s’il existe des informations concernant l’organisation politique ou
économique, en revanche, au niveau social, en dehors des commentaires descriptifs sur des

53
objets quotidiens ou quelques cérémonies, on ne « retrouve » pas de documents permettant de
s’informer sur ce qu’était l’éducation dispensée en Afrique avant la période coloniale. Une
telle ignorance ou méconnaissance historique a longtemps renforcé la conception hégélienne18
d’une société africaine "anhistorique", "sans morale" et "sans éducation". « Qui dit histoire
dit idéologie. Les premiers travaux historiques et linguistiques massifs sur le continent ont
coïncidé avec la traite puis la colonisation. D’où leur tendance européocentrique et raciste »
(Diagne & Ki-Zerbo, 1986, p. 139).

Cependant l’on dispose aujourd’hui de nombreuses études archéologiques qui


permettent de saisir l’évolution et les transformations qui se sont opérées en Afrique au cours
des siècles anciens et récents. Le Burkinabè Ki-Zerbo (1986) et le Togolais Gayibor (1997)
abordent historiquement des sociétés africaines fondées sur l’oralité, une société structurée,
culturellement mouvante, dont les conflits tantôt larvés, parfois exacerbés, débouchent sur la
guerre, la segmentation ou l’exode, etc. … Ki-Zerbo précise que la « tradition orale » permet
d’accéder à la civilisation des peuples africains. « En effet, la tradition orale, contrairement à
ce qu’on croit souvent, ce ne sont pas seulement les contes et légendes, les récits mythiques
ou historiques des « griots » ou des vieux fabulistes. La tradition orale, c’est la grande école
de la vie : elle traite de la religion, des sciences de la nature comme la connaissance des
minerais, de la pharmacopée et de la médecine, de l’initiation professionnelle, de l’histoire,
des jeux et des loisirs, de l’amour et de la mort » (Ki-Zerbo, 1986, p. 99-100).

Il est évident que cette conception orale de l’école africaine traditionnelle se situe
diamétralement aux antipodes du système éducatif implanté par la colonisation : une
éducation qui procède par l’effacement de la culture des « indigènes » au profit de la « culture
des civilisés ». Dasen (1988) note, en s’appuyant sur Désalmand (1983), qu’il existe une
disparité entre l’enseignement traditionnel et l’enseignement scolaire classique : l’éducation
traditionnelle se donne ou s’acquiert partout sans contrainte horaire ou exigence de personnel
spécialisé car elle est axée sur les besoins de la société ; l’intégration sociale se faisant très tôt,
elle concerne tout le monde, ignore l’échec et prône l’esprit communautaire, la coopération, le
respect des anciens et la tradition orale.

18
À tort ou à raison, les Africains reprochent généralement aux politiques et "sommités cérébrales" du
Nord d’aborder les problèmes socioculturels africains par les "œillères du mépris". Cette perception nous semble
tout à fait révélatrice d’un certain nombre de blocages susceptibles de corrompre le dialogue interculturel, et de
jouer sur les rapports des groupes à l’école, aux savoirs et à la société. L’idée générale défendue par une certaine
intelligentsia africaine est qu’il n’est ni scientifique ni civilisé d’émettre publiquement des propos injurieux à
l’égard des individus ou des peuples au sujet de leur couleur, de forger des arguments réducteurs de leurs crânes
ou d’en appeler aux théories des siècles de barbarie esclavagiste ou d’Apartheid pour enfermer définitivement
l’homme africain dans l’ "ère" du pithécanthrope ou du précambrien.

54
Il sera alors intéressant pour nous de voir comment les populations d’origine africaine
réagissent en France à l’égard de l’aspect oral de l’instruction scolaire, l’hypothèse la moins
invraisemblable étant de penser que l’oralité africaine constitue un espace d’éducation qui
n’est pas tout à fait à l’opposé du système éducatif européen ou français. Nous nous
intéresserons sans doute à cette confrontation entre formes scolaires (africaine, coloniale et
française contemporaine), afin d’éclairer les malentendus qu’elle peut faire peser sur la
perception scolaire des familles de la diaspora africaine. Mais retournons pour l’instant à
l’histoire qui nous préoccupe ici, à juste titre.

Des études sur la création des premières écoles en Afrique apportent, dans une
perspective historique globale, des renseignements utiles à la compréhension du fait scolaire
africain proprement dit sur le continent : l’introduction d’un enseignement de type occidental
précéderait de plusieurs décennies la colonisation. Au XVIIIième siècle, le système de négoce
ou de la traite des Noirs est en vogue sur toute la côte atlantique et les besoins d’acquérir ou
d’améliorer les savoirs s’imposent, particulièrement chez les "traitants" africains ayant
quelques bribes de connaissances en lecture, écriture et comptabilité commerciale
généralement acquises en Europe (Khôi et al. 1971). La région de Liverpool par exemple
comptait une cinquantaine d’élèves africains en 1786 (Curtin, 1965). Les « effets retour » des
immigrations permettront donc de poser les bases du développement ultérieur du système
scolaire en Afrique.

Sur la côte, l’acceptation de ce nouveau mode est facilitée par le métissage des
populations qui, dès l’époque précoloniale, provoque l’éclosion de nouveaux groupes sociaux
distincts des groupes ethniques. En effet, dès les premières années du XIXième siècle, de
nombreux esclaves christianisés et affranchis regagnèrent leur continent d’origine, plus
précisément sur les côtes occidentales africaines. Une école supérieure de pasteurs vit ainsi le
jour en Sierra Leone en 1827, et des écoles catholiques et protestantes furent fondées en 1845
au Dahomey (actuel Bénin). C’est ainsi que naquirent les pionniers de l’évangélisation et de
l’instruction scolaire en Afrique (Khôi et al., 1971).

L’histoire de la traite humaine ou négrière nous fait supposer que les familles que nous
étudions et qui semblent avoir bien gravé leur longue histoire de l’esclavage dans leur
mémoire, bâtissent pour ainsi dire des murs psychologiques contre lesquels viennent heurter
les tentatives des nouvelles générations africaines de se tirer d’embarras du choc complexuel.
Ce choc, supposons-nous, peut avoir une place d’incidence majeure dans les attributions

55
causales à propos de l’échec scolaire ou social (y comprise la question du sous-
développement socio-économique).

1.1.2.2. La période coloniale


Dans les premières années de la colonisation, les Européens ouvrent, à l’intérieur des
forts et des comptoirs d’esclaves, de petites écoles sur lesquelles l’on dispose de peu
d’informations (Lange, 1991). Elles sont destinées aux enfants métis et dans une moindre
mesure aux Africains. Très vite les métis mettent à profit l’instruction reçue et s’insèrent au
sein des activités commerciales de la côte. Ils occupent des emplois dans les compagnies
européennes (van Dantzig, 1980). Quelques Africains, sensibles au confort qu’apporte le
"profit du trafic", vont se joindre à ces métis pour former une nouvelle classe sociale de
marchands. La colonisation bat déjà son plein en Afrique avec ses mots d’ordre de la
"politique des trois C" : « coloniser, christianiser, civiliser ».

Cette fameuse mission européenne des "trois C" renferme elle-même la nécessité d’une
éducation des populations. Qu’en est-il alors ? L’éducation coloniale « remplit une double
fonction : d’une part valoriser la culture européenne et déprécier les valeurs locales en vue
de faire accepter la sujétion ; d’autre part former les cadres moyens et subalternes de
l’administration et de l’économie […] » (Khôi, 1978, p. 123). Une telle fonction ambivalente
de politique éducative opérée sur le continent africain laisserait ainsi, à tout prendre, si peu
d’espace à l’humanisme civilisateur dont il était idéologiquement question au départ. Il se
trouve que des groupes que l’on se propose de "civiliser" sont plutôt mis au rang des « êtres
inférieurs » et souvent traités comme tels. Les stratégies éducatives coloniales « étaient
pourtant éminemment conséquentes : elles sont utilitaires, pragmatistes. La vérité, c’est ce
qui sert et, ici, c’est ce qui sert le colonialisme : le but étant d’arriver, en se couvrant du
manteau du christianisme ou de la science, à faire croire au Nègre qu’il n’a jamais été
responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existe chez lui. On facilite
ainsi l’abandon, le renoncement à toute aspiration nationale chez les hésitants et on renforce
les réflexes de subordination chez ceux qui étaient déjà aliénés » (Diop, 1954, p. 14). La
notion d’ "infériorité onto-biologique" du Noir saborde profondément les tissus catégoriels de
la perception sociale et de soi chez les populations colonisées, ce qui les maintiendra

56
durablement dans un processus de négation de soi en leur faisant porter les stigmates d’un
vécu d’humiliation gravé dans l’esprit.19

De fait, des nécessités économiques ont incessamment fait ressentir le besoin de former
des interprètes, enseignants, personnels soignants, fonctionnaires de l’État et employés de
commerce ainsi que des ouvriers. Toutefois, « […] l’enseignement resta étroitement sélectif et
utilitaire, parfaitement adapté aux besoins en main-d’œuvre locaux, imprimant l’idée de la
supériorité européenne dans tous les domaines » (Khôi, 1978, p. 123). L’éducation coloniale
répondra ainsi d’abord et avant tout à des impératifs strictement économiques de domination.
Car « […] le colonisateur, en caractérisant les croyances africaines d’animisme et de
fétichisme, ce qui était pour lui synonyme de pratiques diaboliques, a conduit l’Africain à
douter de ses propres valeurs » (Ahadji, 2000, p. 11). En effet, si l’on peut dire que le
colonisateur entend apporter le « savoir » aux Nègres, il a dans le même temps une
conception particulière de la culture des peuples africains et plus précisément de leurs
langues. Putkamer (1894) (cité par Sebald, 1988, p. 143) expose ainsi, à propos du système
éducatif en cours d’exécution au Togo, la position de l’administration coloniale : « La mission
s’appuie sur une position fausse. Elle veut d’abord former des chrétiens Ewé ; seuls quelques
privilégiés sont autorisés à apprendre une langue européenne […] La langue éwé est et reste
un dialecte nègre sauvage, extrêmement primitif qu’il est utile d’apprendre […] pour pouvoir
se comprendre avec ces travailleurs. Toutefois, la langue d’un peuple civilisé est bien
supérieure aux balbutiements de tous ces Nègres, à mi-chemin entre la langue des hommes et
celle des singes […]. Les Ewé n’ont pas besoin d’une langue éwé améliorée, mais d’une
langue de civilisation […] ».

La politique coloniale se circonscrit ainsi dans un champ de déculturation dans lequel le


"nègre-singe" doit abjurer ses croyances, renoncer à ses rites initiatiques et se faire baptiser
sous un prénom chrétien pour devenir "nègre-homme". Il se développe alors une idéologie
dite requise au polissage des « peuples enfants » et qui est marquée par une compassion à la
fois hautaine et blessante : « […] des rizières du delta tonkinois aux douars de Constantine, la

19
Cf. "Une vie de Boy" et "Le Vieux Nègre et la médaille" de Ferdinand Oyono (1956), deux romans
phares dans lesquels l’auteur décrit à la Zola, le quotidien des peuples colonisés. Ces œuvres ainsi que celles
notamment d’Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal, 1938; Discours sur le colonialisme, 1956), ou de
Chinua Achebe (Le monde s’effondre, 1958), d’Ousmane Sembene (Les bouts de bois de Dieu, 1960), de
Hampaté Bâ (L’étrange destin de Wangrin, 1973), etc. sont fondamentalement inscrites au programme des
collèges et lycées en Afrique noire et il est fréquent d’y rencontrer des élèves qui, par pur choix passionnel,
« parcœurisent » des pages entières de ces auteurs (et d’autres encore) considérés comme des références
incontournables.

57
grande saga des peuples enfants, crédules, capricieux ou versatiles justifie la mission des
peuples civilisés : les Africains, les Asiates, les Arabes ont trop besoin de nos lumières pour
qu’on les abandonne à leur propre sort, toujours il faut que dans l’argile informe des
multitudes primitives, la France modèle patiemment le visage d’une nouvelle humanité »
(Extrait du Discours du ministre français des colonies, Albert Sarrault, à la séance de
réouverture des cours de l’école coloniale, 1923).

Cette "école" de la colonisation a fonctionné en Afrique depuis les années 1800


jusqu’au-delà des années 1960. Il n’en demeure toutefois pas moins que, pour les familles de
la diaspora africaine plus ou moins instruite, et pour celles restées en Afrique, une telle école
semble constituer un point d’interrogation : l’enseignement scolaire colonial a-t-il vraiment
civilisé les Africains ou ravi leur identité culturelle ? Dans un sens relatif à la question,
quoique difficile à évaluer, on peut supposer que la colonisation européenne ou française a
toujours un énorme retentissement sur les réseaux d’apprentissage des familles africaines.
L’effet psychologique de l’Histoire étant relativement continu dans le temps, il serait légitime
de penser que les familles se déplacent avec l’impact mental de ce vécu. Il se peut donc,
autrement dit, qu’il y ait une implication de l’histoire de l’école coloniale dans la perception
socioscolaire de la diaspora africaine de France. C’est implicitement la question de
l’attribution causale de l’échec dont il s’agit, pourvu que l’on prenne l’idée comme une
hypothèse que les faits précédemment relatés (ainsi que d’autres) permettront d’analyser, sans
ambiguïté.

1.1.2.3. La période postcoloniale


À l’avènement des indépendances, dans les années 1960, la politique éducative des
nouveaux dirigeants africains fut essentiellement axée sur la scolarité de type occidental déjà
mise en place dans les jeunes États postcoloniaux. La présence des ministres et conseillers
blancs dans les nouvelles classes dirigeantes africaines, notamment francophones, a facilité
cette continuation du système éducatif colonial (Kodia, 2002). La colonisation semble donc
laisser une si grandiose empreinte sur l’éducation scolaire et familiale en Afrique qu’il
faudrait en principe y consacrer une étude entière pour en apprécier les retombées (Kabou,
1991). L’école, au sens classiquement institutionnel du mot, suscite encore dans de nombreux
pays africains, des réactions de répulsion qui illustre, semble-t-il, les conséquences d’une
résistance que les peuples ont dû mener contre l’impérialisme européen. Mais il y a un autre
phénomène aussi dommageable : il s’agit de l’étroitesse de l’enseignement reçu par le peu

58
d’enfants qui parviennent à se faufiler dans les rayons scolaires ; et c’est ainsi, en corollaire,
le "lapsus fonctionnel" du processus d’enseignement postcolonial.

Ainsi, parmi les nombreuses hypothèses sur les facteurs relatifs à la faiblesse actuelle de
la participation de la population africaine francophone à l’école, figurent en première rangée
« l’inadaptation de l’école aux intérêts immédiats des populations, le coût d’opportunité pour
les familles pour la scolarisation des enfants, le handicap créé par l’usage du français comme
langue d’enseignement, le mariage précoce des filles, le chômage des diplômés, les craintes
sur la vertu des filles en milieu scolaire et l’influence de l’islam qui verrait dans l’école un
danger » (Rwehera, 1999, p. 164). À cette liste déjà longue, s’ajoute une kyrielle de
phénomènes censés réduire la motivation et les chances de réussite scolaire : il s’agit de la
pénurie alimentaire et documentaire, de la pléthore des effectifs d’élèves par classe et par
enseignant, de la distance des écoles par rapport aux campagnes ou villages (des enfants
parcourent parfois près d’une vingtaine de kilomètres à pieds par jour entre l’école et leur
domicile), du manque d’espace démocratique et ses corollaires d’arrestations arbitraires,
d’enlèvements ou d’assassinats, de la fuite des cerveaux, de la persistance des conflits tribaux,
des ravages de maladies endémiques, des dérives de la croyance en la sorcellerie et de la
prolifération des pratiques sectaires, des manœuvres traumatisantes de militaires étrangers et
autochtones, etc., etc. … Tous ces facteurs groupés semblent différer l’apparition sur le
continent d’une phase d’engouement massif pour l’instruction ou la scolarisation. Une
certaine partie de l’Afrique – c’est précisément l’un des aspects les plus importants de sa
situation socioscolaire – semble d’autant plus portée à percevoir l’école ou le développement
comme un piège du colonisateur (cf. Kabou, 1991) qu’elle hésite encore à faire entièrement
confiance aux promesses de ses établissements scolaires en paillote, parfois sans réfectoire ni
toilettes.

Telle est, en filigrane, la somme socio-historique de l’école en Afrique noire


francophone.

Compte tenu du fait que la présente thèse oriente nos regards essentiellement vers les
attributions causales à propos de l’échec et de la réussite chez la diaspora noire francophone
originaire d’Afrique, il convient d’opérer succinctement quelques parenthèses au sujet des
causes majeures de l’immigration africaine en Occident et plus particulièrement en France.
L’initiative en effet se justifie par le fait qu’au sujet de l’école et de son milieu d’accueil, les
constructions mentales de l’immigrant ne peuvent facilement s’abstraire des causes réelles ou

59
illusoires qui prennent part à l’explication de sa situation d’exil, à celle de ses problèmes de
formation ou de ses situations relatives à l’intégration socioprofessionnelle.

1.1.3. Phénomène de l’immigration des Africains en Occident


Il semble (et il est possible que des situations parallèles montrent parfois le contraire)
que pour les étrangers noirs de France, l’immigration dans ses causes les plus proches et les
plus lointaines, est l’une des voies mêmes de l’explication de leur situation ou condition
actuelle en tant que "sans papier" ou "régularisé", résident ou "naturalisé français", travailleur
ou chômeur, étudiant ou stagiaire, employé ou cadre de la fonction publique ou privée. Bien
des malentendus des partenaires éducatifs des milieux interculturels français viendraient,
supposons-nous, de la méconnaissance massive des causes historiques et autres que couve
l’immigration des familles de la diaspora noire africaine en France. L’on comprend dès lors
que l’ampleur ou l’importance du phénomène de l’immigration fait logiquement entièrement
corps avec la question de l’attribution causale de l’échec ou de la réussite chez les
populations.

En effet, chez bon nombre d’analystes des faits éducatifs liés à l’immigration, les causes
des flux migratoires des Africains francophones vers la France ou l’Occident semblent
curieusement n’avoir en général que peu de rapport avec la traite négrière, la colonisation, la
politique d’immigration, les relations inégalitaires entre le Nord et le Sud. Olivier Dollfus
(1997) considère toutefois le phénomène de la mondialisation et celui de la pauvreté
endémique des pays sous-développés comme faisant partie des autres causes des mouvements
migratoires. Dans cette perspective, il n’est pas évident que les tensions sociales actuelles,
marquées par la misère généralisée et le racisme populaire, puissent apaiser les "soupçons" ou
rassurer les esprits20. La situation semble d’autant tragique que « l’actualité regorge de
drames de l’immigration largement commentés par les médias : vies brisées, familles

20
De simples discussions en milieu familial permettent de réaliser à quel point certains parents ou
étudiants semblent accorder peu de crédit aux publications touchant l’immigration ou les problèmes sociaux des
Africains migrants ou non-migrants. Les travaux sur l’immigration semblent généralement perçus tantôt comme
des "coups de marteaux sur la tête des migrants", tantôt comme de "vraies analyses de savants honnêtes ». Les
propos du genre : « Pour étudier sérieusement la misère des migrants, il faut d’abord être ou avoir été misérable
ou migrant soi-même » sont aussi fréquents. D’autres prétendent que certains chercheurs sont plus habiles à
"tondre les immigrants" qu’à les aider à surmonter les conditions inégalitaires relevant de leurs mauvais sorts
d’exilés. La déclaration suivante d’un pré-enquêté (T. O., 42 ans, gestionnaire et statisticien) en donne un aperçu
global : « […] Le cambouis de l’immigration repousse certains universitaires. Ils n’aiment pas se souiller dans
ces noirceurs, et on doit les comprendre parce que ce ne sont pas des gens armés comme des flics pour fouiner
dans les trous de banlieues […] J’ai collectionné des ouvrages pleins de théories sans issue de secours, vraiment
des trucs toujours plus risqués que le premier pas de l’homme sur la Lune […] ». Il ne serait donc pas vain qu’à
l’occasion, nous nous intéressions un tant soit peu à ce qui peut vraisemblablement amener des migrants instruits
à prendre leurs distances à l’égard des chercheurs et/ou politiciens qui font les gorges chaudes de l’immigration.

60
endeuillées, régions entières devenues des entrepôts pour des migrants en transit ou
clandestins, fonds de cales mortifères de bateaux et d’avions » (Pondi, 2007, p. 13). Sans
néanmoins prétendre mener ici une recherche approfondie sur cette question – qui n’est
d’ailleurs pas étanche à la problématique des attributions causales et des rapports à l’échec et
à la réussite – les réflexions ainsi exprimées permettront, nous semble-t-il, de souligner
certains aspects saillants de l’émigration des Noirs hors de leur continent. Car les malentendus
qui semblent opposer les Français aux « Étrangers », à propos de l’installation pour ainsi dire
massive des Africains dans l’Hexagone, pourraient influer sur l’attitude générale des familles
à l’égard de leur milieu d’accueil et de leur intégration scolaire ou professionnelle dans ce
milieu.

1.1.3.1. Aspects socio-historiques globaux


Le problème de l’immigration en France est en effet d’une complexité difficilement
accessible à l’opinion publique qui est plutôt fortement sensible aux commentaires
tendancieux qu’en livrent les médias. L’ambiguïté du terme due à ses multiples
« contradictions », notamment sa « connotation moqueuse envers celui qu’il désigne comme
membre de la minorité venue en France pour se réaliser […] » prend l’itinéraire contraire des
Européens qui disposaient du continent noir dès le XVIième siècle. Le continent va donc subir
le débarquement des explorateurs européens férus de profits et de curiosité géographiques,
culturels, intellectuels ou scientifiques […] » (T. Brassier, 2006,
http://www.educatiosansfrontières.org/article.php3).

Dans la logique de ce qui précède, le professeur Daniel Abwa (2007) explique que, dans
l’Histoire, les Africains se sont très peu déplacés au-delà des frontières de leur continent.
L’émigration forcée des Africains ne débutera donc qu’avec le périple de Vasco de Gama qui,
recherchant la route des Indes, arrive en Afrique du Sud. Nombre d’Africains vont ainsi se
voir déportés vers le Portugal, y servant d’objets de curiosité dans les palaces. Cette
déportation va connaître une grande ampleur avec la découverte de l’Amérique. Les
immenses besoins de mise en valeur de ce "Nouveau monde" vont largement ouvrir la voie à
la traite négrière en tant que première cause de l’émigration massive et forcée des Africains.
L’auteur note qu’il y a une deuxième forme d’émigration africaine forcée dans l’Histoire qui
eut lieu au cours des deux guerres mondiales (1914 -1918 et 1939 - 1945). L’Allemagne qui a
successivement provoqué ces grandes guerres, eut raison des vieilles puissances européennes
qui, pour la circonstance, firent appel à leurs colonies africaines et aux USA afin de triompher

61
de la frappe mortelle de l’ennemi nazi, « obligeant ainsi les Africains à quitter leur continent
et à s’engager dans des guerres qui ne les concernaient nullement » (Abwa, 2007, p. 21).

Abwa repère dans l’immigration des Noirs en Occident et plus précisément en France,
deux catégories différenciables : l’immigration volontaire souhaitée par les territoires
d’accueil et celle non voulue par ces derniers. La première catégorie d’immigration (celle dite
voulue par le pays d’accueil) s’inscrit dans la droite ligne de la colonisation qui elle-même eut
pour effet d’encourager les Africains colonisés à émigrer eux aussi vers l’Europe. La
deuxième catégorie d’émigrés volontaires africains en Europe est celle constituée de Noirs qui
étaient utiles aux Européens pour une meilleure connaissance de l’Afrique. L’auteur insère
dans la même catégorie d’émigrés volontaires désirés par les Occidentaux : (1) les manœuvres
africains bon marché (éboueurs, balayeurs de rue, maçons, etc.) sollicités dans les rudes
chantiers de la reconstruction européenne après les deux guerres, (2) les jeunes filles que des
réseaux viennent chercher en Afrique pour en faire des prostituées en Europe ou celles qui se
cherchent un époux sur Internet, (3) les "évolués" qui partent en Occident pour accroître leurs
connaissances intellectuelles, (4) les bénéficiaires de la loterie étatsunienne dite "loto visa"
qui s’effectue à travers un formulaire mis à disposition par les ambassades des USA
installées en Afrique, etc.

Quant à l’émigration volontaire non souhaitée par les pays d’accueil, Abwa résume la
situation en ces termes : c’est chose aisée d’observer aujourd’hui « les deux paradoxes
suivants dans les mouvements migratoires dans le monde » : depuis l’effondrement du Mur de
Berlin et le "nouvel amour pour l’Europe de l’Est", l’Afrique qui, depuis le XVIième siècle,
était violemment « prisée pour sa capacité à fournir une main-d’œuvre bon marché », est
devenue la moins fréquentée. Les Africains qui se montraient très attachés à leur pays et qui
ne s’exilaient en général « que sous la menace et à qui on a inculqué le désir du voyage à
l’extérieur à travers de nombreux artifices » sont prompts aujourd’hui, sous l’emprise du
désespoir dans leur pays, à émigrer « considérant que l’ailleurs est meilleur que le chez soi ».
Abwa estime enfin qu’« il existe en effet des Africains qui, au mépris de leur vie », ont
recours aux moyens les plus périlleux « pour atteindre clandestinement ces "pays de
cocagne" de leurs rêves où ils se savent pourtant non désirés » (Abwa, 2007, p. 27).

Il est ici opportun de noter que l’immigration des Africains en France est non seulement
loin d’être une génération spontanée, mais reposerait en ces temps modernes sur les fantasmes
suscités par l’idée paradisiaque souvent véhiculée sur l’Occident à travers l’Histoire et les

62
médias. Mais là n’est point ce qui nous intéresse vraiment dans le phénomène. L’important
c’est plutôt de pouvoir identifier en quoi il est probable que l’immigration qui provient de
différentes causes, puisse aussi influencer l’attribution causale de l’échec ou de la réussite
scolaire ou professionnelle. Autrement dit, les causes de l’immigration établies par le
professeur Abwa (2007) semblent mettre en relief ce fait instructif selon lequel l’immigration
vécue dans l’une ou plusieurs de ses causes sociohistoriques, pourrait nous servir à lire plus
clairement les explications des échecs à travers leurs boîtiers représentationnels souvent
opaques.

1.1.3.2. Aspects socio-économiques et politiques de la présence négro-africaine en


Europe
Compte tenu de la complication actuelle des procédures d’obtention de visas ou de
bourses d’études et donc des difficultés d’accès au système de formation européen, l’entrée
migratoire des Africains en Occident concerne aujourd’hui des personnes déjà instruites. Ces
personnes sont généralement détentrices d’un baccalauréat ou possèdent une attestation ou un
diplôme de fin d’études du premier cycle en Afrique, d’une maîtrise, d’un DEA ou master,
voire d’un ingéniorat ou doctorat. Une telle mutation de profil du migrant africain comporte
des enjeux économiques d’envergure. « Nous assistons en effet à une émigration de diplômés
qui n’envisagent plus de retourner dans leurs pays d’origine une fois formés. Ces derniers,
lorsqu’ils sont installés en Europe, cherchent à stabiliser leur situation dans le pays d’accueil
[…] pour y trouver un travail […] » (Bahoken, 2007, p. 49). L’auteure observe que lorsque
ces migrants s’implantent en Europe, les postes qu’ils occupent « ne comptent que 8,1% de
professions intellectuelles ou de cadres contre 39,8% d’ouvriers et 36,5 % d’employés […] ».
Elle estime que « les conditions socio-économiques des ressortissants d’Afrique
subsaharienne installés en Europe sont donc loin d’être optimales pour l’essentiel d’entre
eux » (Bahoken, ibidem), alors que leur exil s’appuie sur leur aspiration à un "mieux-vivre"
qu’ils ont peu d’espoir de trouver dans leur pays d’origine.

Cette "descente aux enfers" des Africains dans une catégorie socioprofessionnelle
d’employés et d’ouvriers par rapport à d’autres couches de populations migrantes en France,
influence leurs rémunérations qui, selon Bahoken, ne bougent pas de leur niveau bas. « À
noter que les écarts de salaires tiennent davantage à la surreprésentation des Africains à des
postes peu ou mal payés qu’à une discrimination a priori de l’employeur à niveau égal.
Toutefois, il est indéniable que les étrangers qui gardent leur nationalité ont un accès à
l’emploi plus difficile et un taux de chômage plus élevé que ceux qui se naturalisent […] »

63
(Bahoken, 2007, p. 43). À la lumière de cette situation, les difficultés pour les migrants
diplômés à trouver du travail correspondant à leur niveau de formation, ainsi que les écarts
persistants de revenus entre eux et les "naturalisés" dont parle Bahoken pour expliquer
l’amertume de l’intégration des Noirs migrants, nous aideront peut-être à cerner certains
aspects économiques de l’attribution causale de l’échec scolaire chez la diaspora africaine de
France.

Mais il nous semble que l’explication de Françoise Bahoken, à tout prendre, ne rend
suffisamment pas compte de l’existence d’un mécanisme discriminatoire de perpétuation du
sous-emploi ou du traitement salarial minimal des immigrants dans tout l’Occident. Cette
généralisation hypothétique n’est d’ailleurs pas la prétention de l’auteure. L’on estime au
contraire que dans les pays anglo-saxons (Angleterre et Canada par ex.), le système
d’intégration socio-économique des immigrants serait basé sur le "fair play" : "À compétence
égale, responsabilité égale" (Hebga, 1978). Mais cette dernière assertion semble loin elle aussi
de faire l’unanimité des analystes, même s’il se trouve que l’exemplaire « virginité du casier
judiciaire canadien » en matière de crimes coloniaux contre les peuples du Sud (Kabou, 1991)
exerce un irrésistible attrait sur de nombreux jeunes diplômés africains qui postulent à
l’immigration.

Au-delà de ces considérations, il importe d’insister quelque peu sur cette part importante
que constitue l’économique dans l’émigration des peuples du Sud vers le Nord. Car le racisme
populaire, les vexations policières ou les bavures de reconduites à la frontière (relayés par les
médias), informent suffisamment la Jeunesse africaine que la vie en Occident n’est pas une
partie de plaisir pour les "Étrangers de couleur", encore moins pour les Noirs et les "Sans-
papiers". Mais du fait de la réduction des opportunités d’emploi sur le continent, de
l’extension d’une misère chronique à toutes les couches de la société, cette Jeunesse africaine,
sous la pression de la tyrannie politique, semble n’avoir d’autre choix que de prendre le
chemin d’un horizon lointain. Cette situation semble d’autant plus intenable que l’aide
publique au développement, octroyée par la Communauté internationale, devient, aussitôt
versée sur le compte des trésors publics africains, la propriété personnelle des présidents
absolus. « Cette cagnotte permet d’abord aux dictateurs africains de s’approvisionner en
armement, ensuite, de financer d’une manière occulte, certains partis politiques européens et
enfin, leur propre investissement dans l’immobilier en Europe […]. On s’étonne aujourd’hui
partout en Europe et en France que la pauvreté continue de ravager l’Afrique à tel point que
la masse des candidats à l’immigration clandestine devienne un phénomène de plus en plus

64
inquiétant et nourrit les discours les plus extrémistes dans l’hexagone » (Brassier, 2006,
Dossier Société en ligne : http:/afrology.com/soc/beasier_immigration.html#top).

Ce drame de détournement de deniers publics de leurs États semble construire, chez les
familles de la diaspora africaine, le sentiment d’une révolte intérieure mais aussi d’un désarroi
politique et psychologique traumatisant. Ainsi le fait de quitter leur pays (pour cause de
dictature, de gabegie ou de délitement économique sur le plan national ou continental) devient
de plus en plus aujourd’hui l’un des aspects les plus tragiques de la condition d’existence des
populations africaines désespérément appauvries et qui n’en finissent par conséquent de partir
en masse, vers des "lieux de refuge", à la recherche d’un mieux-vivre économique, social,
politique et/ou intellectuel. Nous aurons certainement, quand viendra le moment, à établir ou
non un lien de corrélation entre les attributions causales à connotation conflictuelle et la
politique de coopération qui sous-tend le partenariat Nord-Sud ou la relation "France-
Afrique".

1.1.3.3. Aspects "polémiques" ou psychoaffectifs en question


Une conception dualiste, ambiguë, généralement perçue comme "lapidaire", mais très en
vogue à l’égard de la culture africaine contemporaine, veut que cette dernière soit le reflet
d’une juxtaposition contradictoire de notions de tradition et d’évolution, de "vodouité" et de
rationalité, de mentalité superstitieuse et de "rigueur de preuve par 9", de regroupement
clanique et de "conscience nationale", etc.

En effet, la polémique autour de la notion de "peuples primitifs" théorisée par Lévy-


Bruhl (1922, 1931) et déjà propagée par ceux qui ont implanté l’école de la "religion du
messie" en Afrique et ailleurs, évoque souvent chez les "victimes humiliées" de
l’esclavagisme et du colonialisme, l’urgence morale d’un retour à la dignité ou permettant du
moins de liquider rapidement les dispositifs obscurantistes qui, disent généralement les
Africains diplômés, empêchent encore d’approfondir les idées sur les civilisations africaines,
ou appauvrissent les débats sur la scolarisation des minorités visibles en Occident. Autrement
dit, l’on estime ou soupçonne (il s’agit de constats épinglés au cours de nos pré-enquêtes) que
le dossier scolaire de l’immigration serait "infesté" de « ballons d’essai à l’Élysée » ou de
« complots à Matignon », et qu’il y aurait très peu de chercheurs courageusement soucieux
d’y voir impartialement clair. Il existe de surcroît un important lot d’Africains instruits et peu
instruits qui pensent à haute voix que les Gouvernements du Nord seraient les fossoyeurs du
développement du continent noir (Kabou, 1991). D’autant que la majorité des familles de la

65
diaspora africaine semblent percevoir l’Occident comme un impérialiste aliénateur (Diop,
1954), un manipulateur arrogant (Ziegler, 2008), voire un bâtisseur de civilisation par la
rapine, le pillage et l’exploitation du reste du monde (Ziegler, 2008 ; Tobner, 2007 ; Hebga,
1978 ; Tévoédjrè, 1978 ; Diop, 1954).

En effet, l’Europe semble exercer sur son ex-colonisé africain une irrésistible fascination
bien mêlée de frustration à laquelle Tévoédjrè (économiste et ancien haut responsable du BIT)
s’est particulièrement intéressé, dans la mesure précisément où cette fascination contraste
avec les conditions économiques et sociales réelles de l’expérience migratoire ou
d’intégration : « Nous sommes bien dans la situation que décrit Sylvain Bemba dans
Tarentelle noire et diable blanc, où il met en scène de jeunes Noirs qui vendent leur âme au
diable blanc, Faustino, pour avoir le droit de grimper au mât de cocagne où sont accrochés
des produits manufacturés. Personne n’arrive au sommet et tous s’épuisent » (Tévoédjrè,
1978, p. 49). Ainsi l’immigration des Noirs en Europe, comme éventuellement celle d’autres
populations dites de couleur, se déroule-t-elle par rapport à l’espace-temps et par rapport à des
frustrations sociales, économiques, politiques, familiales, etc. Car « contraints de fuir un
danger, déterminés à trouver un emploi ou une situation meilleure, soucieux de se libérer des
carcans familiaux, ils (les candidats à l’immigration en Europe) partent, nourris par
l’imaginaire d’un eldorado européen » (Fouteau, 2006, en ligne). En effet, les jeunes
Africains qui migrent en France ne se doutent pas toujours des réelles conditions d’existence
de l’Occident qu’ils convoitent. Ils y arrivent en général avec de grands espoirs et découvrent
avec amertume les jeux d’illusion dont ils sont victimes. Ainsi les conditions de vie en Europe
semblent-elles s’opposer aux aspirations de l’immigrant, le scénario imaginé « étant l’inverse
d’une réalité gagnée parfois au péril de sa vie » (Bahoken, 2007, p. 41).

Si donc chatoyant que soit en effet le mythe du "paradis blanc" qui, au cours de la
colonisation jusqu’au-delà des années de l’indépendance, s’est greffé dans l’imagerie mentale
collective des populations sous domination européenne, et bien que ce mythe ne puisse être
considéré comme totalement exempt de l’hégémonie occidentale (cf. Kabou, 1991), le fait est
que le Noir qui immigre en Europe est généralement à la fois excité et déconcerté par des
réalités qu’il découvre sur le terrain d’accueil, et qui contrastent avec les clichés rassurants
dont il a été longtemps "gavé" et qu’il projetait sur l’Occident depuis son enfance. À cet
égard, l’immigrant noir, même le plus épris de la Tour Eiffel, reste attentif au moindre signe
susceptible de choquer ses habitudes socioculturelles. Le Noir originaire d’Afrique
francophone, qui vient élire domicile en France, est donc censé être porteur de ce mythe de

66
l’eldorado européen qui lui a été inculqué à l’école ou par l’Histoire. Notre enquête nous
apprendra peut-être que les séquelles physiques et morales de la colonisation (ou du moins
celles culturelles de la domination occidentale) interviennent systématiquement comme des
causes de défiance chez les familles (parents et apprenants) d’origine africaine, tout comme
chez l’ensemble des populations du Sud. Il se trouve en effet que « l’ordre occidental du
monde relève de la violence structurelle. L’Occident s’affirme porteur de valeurs
universelles, d’une morale, d’une civilisation, de normes en vertu desquelles tous les peuples
du monde sont invités à prendre en main leur destin. Mais cette prétention séculaire de
l’Occident est aujourd’hui radicalement contestée par l’immense majorité des peuples du
Sud. Ils y voient une insupportable manifestation d’arrogance, un viol de leur identité, un
déni de leur singularité et de leur mémoire » (Ziegler, 2008, p. 23).

Des constats de cette nature font ainsi apparaître que la confrontation des peuples du
Sud à l’impérialisme de l’Occident (la somme de leurs expériences vécues dans un ordre de
succession mérite attention), peut, sans rien exagérer, être prise en considération dans les
réactions des populations noires d’origine africaine. Leurs allégations se résumeraient à peu
près dans les termes suivants : lorsqu’un pays, par des contingences historiques ou
géopolitiques, hérite de langues étrangères, de religions étrangères, de politiques éducatives
étrangères, d’administration financière étrangère, de bases militaires étrangères, etc., il y a de
trop fortes chances qu’un tel pays se retrouve mendiant ou tributaire de toutes les misères
d’échec, au point de ne pouvoir survivre, même regorgeant de diamant, d’or, d’uranium,
d’immenses forêts vierges, de cacao, de café, d’hévéa et de pétrole …, que grâce à
l’émigration servile de ses ressortissants et aux générosités ostentatoires de la "métropole
colonialiste".

Il va sans dire que, dans la sphère de cette polémique, la possibilité d’un quelconque
bienfait de la colonisation ou de la coopération Nord-Sud en Afrique se trouve rejetée en bloc.
Le principe universel de "cause à effet" ne semble donc souffrir ici d’aucune difficulté : si les
médias parlent surabondamment d’immigration clandestine des Noirs ou des Africains en
Occident, c’est qu’il y a, déclare-t-on, des causes également clandestines qui poussent
massivement ces populations hors de leur continent. L’on devrait donc, en posant ce problème
d’immigration, le poser en même temps que ses réelles causes inhérentes, sous peine de
paraître un borné (d’aucuns disent « borgne-né »). Ainsi, d’une façon comme de l’autre, il
apparaît que la manière de se considérer soi-même ou de percevoir autrui ou l’étranger

67
s’opère en corrélation avec la table des valeurs et des préjugés en vigueur chez les individus et
les peuples21 (qu’ils soient analphabètes ou diplômés).

Ainsi, parmi les lettrés qui condamnent systématiquement les "civilisateurs" d’avoir,
avec plus d’arrogance que de clairvoyance, cassé et détruit les fondements des sociétés
africaines, il est une certaine minorité qui semble penser que des missionnaires équipés de
matériels scientifiques adéquats auraient, en toute bonne foi et humilité, contribué à la
sauvegarde des patrimoines culturels africains. L’apport ethnographique salutaire de cette
poignée de prêtres et chercheurs courageux serait ainsi d’une si grande envergure
historiographique qu’aujourd’hui, de nombreux États africains n’accèderaient aux
renseignements authentiques sur leur passé qu’en recourant aux vieilles archives de la Curie
romaine (Hebga, 1979). Les défenseurs africains de la "mission civilisatrice" semblent
suggérer par ailleurs que la faiblesse humaine et l’ésotérisme impénétrable des "rites noirs"
peuvent expliquer, chez certains missionnaires européens, des considérations qui ne seraient
certes pas le résultat d’une recherche dépoussiérée ou systématique. Cette apologie semble
soutenir une autre idée selon laquelle l’on ne peut raisonnablement attendre d’un « Dieu
créateur de tout » (et donc créateur du bien et du mal ?), encore moins d’un impérialiste imbu
de profits faciles, une action désintéressée. Pour cette classe d’opinions, les faits historiques, –
aussi douloureux qu’ils puissent s’avérer –, doivent être nuancés ou placés dans leur contexte.
Pour elle en effet, c’est faire preuve d’étroitesse de perception ou de mauvaise foi que
d’affirmer : des missionnaires ou coopérants se sont montrés ou se montrent "nuisibles" en
Afrique, alors tous les acteurs en mission sur le continent seraient indistinctement des
"fripouilles". Une telle affirmation hypothétique, estime-t-on, relèverait d’un chauvinisme
malsain.

Il nous semble que les positions contradictoires, ici brièvement exposées, reposent
quasiment sur des arguments plus ou moins culturalistes non mesurables par définition. Mais

21
Au cours d’une discussion mondaine associative portant sur la condition des Noirs dans le monde, à
Bruxelles (Belgique) en 2007, une étudiante en journalisme prit la parole au beau milieu de la causerie : – « …
Est-ce qu’il y a un sociologue parmi nous ? Personne ? Dommage, je lui aurais posé une question. – Laquelle ?
(s’empressa de lui demander un jeune homme en boubou brodé) – « Ethnologie et Sociologie, c’est quoi
précisément la différence ? » Silence d’abord, puis soudain quelqu’un réagit : – « La sociologie, c’est l’étude des
sociétés où les gens mangent à table en se servant de fourchettes, cuillères, couteaux et boivent du vin à gogo ».
– « Et l’Ethnologie ? », insiste l’apprentie journaliste. – « L’ethnologie, reprit l’intervenant, c’est l’étude des
ethnies chez lesquelles la misère est la condition normale de la vie, l’Afrique par exemple… » Les réactions ne
se firent pas attendre. L’ambiance paisible qui régnait jusque-là céda subitement la place à un infernal vacarme
où plus personne ne savait exactement qui disait quoi à qui. Nous évoquons cette insolite anecdote pour illustrer
la sensibilité à "fleur de nerf" dont les Africains migrants (même naturalisés européens) font montre à l’égard de
leurs origines nationales et/ou continentales.

68
certains de ces arguments montrent en revanche que bien des Africains décolonisés ne se
sentent pas encore tels (Kabou, 1991) et entretiennent à l’égard de l’Occident, de nombreuses
réserves reflétant les impacts de leurs vécus propres ou de leur positionnement par rapport à
l’Histoire (cf. Ziegler, 2008 ; Kabou, 1991 ; Tévoédjrè, 1978).

Tels sont, succinctement présentés, les processus évolutifs de l’école française, de son
implantation en Afrique et de la diaspora africaine en France, etc.

L’on ne peut, au regard de ces quelques lignes précédentes, évacuer le lien référentiel
peu ou prou avéré entre les effets tentaculaires de l’Histoire (civilisation occidentale, traite
négrière, colonisation, coups d’État criminels télécommandés, relation France-Afrique, etc.)
et l’immigration, l’éducation ou la scolarisation chez les familles de la diaspora africaine de
France. Nous estimons par là que l’action de la traite négrière et de la colonisation, longue et
complexe22, peut avoir différentes incidences sur le mental représentationnel des populations
y concernées : acculturation, inhibition, troubles d’identité ou sentiments d’infériorité, etc. Il
n’est pas scientifiquement sincère, pensons-nous, que l’on s’interdise obstinément d’y voir
des sources probables d’impacts sur la scolarisation et l’intégration sociale des familles de la
diaspora noire africaine de France.

L’on ne peut donc s’empêcher de penser que les attentes du système scolaire français,
sous sa forme contemporaine (la place centrale de l’élève dans la relation pédagogique,
interdiction formelle de châtiments corporels, passage aux compétences, etc. par ex.), incitent
à s’intéresser à la manière dont la diaspora africaine se représente le système actuel de
l’enseignement français et, secondairement, élabore des attributions causales quant à ses
résultats scolaires ou sociaux d’échec ou de réussite. En effet, s’il y a vraisemblablement une
dialectique entre la construction des attributions causales et les malentendus qui s’y réfèrent,
il nous semble (en ce qui concerne notre recherche) que la prise en compte d’une telle
hypothèse serait pertinente et même cognitivement rentable dans l’étude des représentations
chez les familles originaires des anciennes colonies françaises d’Afrique.

22
L’implantation de l’école occidentale en Afrique noire et l’immigration des Noirs d’Afrique en
Occident (ou en France) que nous abordons ici, dans ce bref chapitre, ont, nous semble-t-il, une très grande
importance pour l’ensemble du présent travail : parce qu’il s’agit de phénomènes complexes soudés entre eux
par le concept de tradition et celui de modernisation. Nous dirions plus précisément qu’entre la scolarisation d’un
immigré négro-africain en France d’une part, et l’immersion de ce dernier dans son milieu de resocialisation
d’autre part, il y a un double lien médiationnel s’exprimant par le concept du « passé » (ou du vécu) et celui de
l’identité culturelle ou de son corrélat (la langue d’origine). Or ce lien médiationnel revient finalement à la
culture si l’on considère celle-ci dans une acception large regroupant les faits historiques ou traditionnels
(mœurs, us et coutumes entre autres) et leurs probables conséquences sur l’individu ou les masses, et notamment
sur les relations éducatives ou sociales.

69
Car si l’on choisit d’étudier l’attribution causale de l’échec ou de la réussite chez les
familles de la diaspora africaine de France, il faudrait l’assumer pleinement en prévoyant la
possibilité pour les familles de puiser leurs jugements dans l’histoire de l’implantation de
l’école dans leur pays d’origine, ou plus éventuellement dans l’expérience de leur propre
exode vers l’Occident. Il est d’ailleurs difficile, nous semble-t-il, de concevoir que l’Histoire
africaine ou mondiale puisse se tenir à l’écart de l’étude d’un phénomène d’attribution causale
de l’échec scolaire et/ou social dans lequel la traite négrière et la colonisation constituent des
références en quelque sorte incontournables. Il se peut même que les attributions causales
chez nos populations "mordent goulûment" dans l’Histoire de l’école coloniale de leur pays
ou continent, ainsi que dans celle de l’immigration qui, de gré ou de force, les conduit à
s’installer en France, et donc à s’intégrer au système éducatif français ou, peut-être, à y
résister. C’est donc enfin, en nous libérant de ce qui précède, qu’il devient aisé d’aborder la
revue de littérature des travaux relatifs à l’échec ou à la réussite scolaire.

1.2. Revue partielle des travaux sur l’échec scolaire


Plutôt que d’une compilation encyclopédique, il va s’agir d’une présentation strictement
partielle des travaux sur l’échec scolaire. Personne, en effet, ne s’attendrait ici à une étude
exhaustive – d’ailleurs impossible à réaliser – sur la question infinie de l’éducation ou de
l’attribution causale à propos de l’échec versus la réussite scolaire. Qu’il nous suffise alors de
prélever dans le grand lot de travaux tous importants les uns que les autres, un minimum de
littérature scientifique susceptible de nous donner à voir comment la réflexion sur l’éducation
et les rendements scolaires a survécu sous la plume des chercheurs contemporains et ce
qu’une telle réflexion ou analyse peut apporter à notre étude. L’on y trouvera ainsi des
travaux qui permettent de comprendre les réussites ou les échecs scolaires plus ou moins
proches de la situation des familles que nous étudions, sous des aspects sociaux, cognitifs,
culturels, etc.

1.2.1. Échec/perception scolaire


Si l’on veut traiter de l’échec scolaire sous l’angle de l’attribution causale chez les
usagers de l’école, il convient préalablement de ressortir les indices à partir desquels il est
possible d’établir que ceux-ci connaissent une situation de réussite ou d’échec scolaire. Mais
répondons d’abord à une question : de quand date la notion d’ "échec scolaire" ? Le terme
apparait en France ; et sous cette désignation, il devient un sujet de prédilection dans les
années 1960 (Isambert-Jamati, 1996). Toutefois, affirmer que les élèves n’échouent en France

70
qu’à partir de cette époque serait un canular. Déjà, dans les années 1930, la moitié des élèves
issus de la catégorie populaire rataient leur certificat d’études. Mais la différence en ce
moment-là, c’est que ces élèves n’étaient guère perçus comme déviants ou sources de
difficultés (Isambert-Jamati, 1996). C’est finalement dans les années 1960 qu’il a été fait clair
que les élèves redoublant une ou deux classes et maîtrisant à peine le français écrit étaient
principalement les enfants de classes sociales économiquement et culturellement les plus
défavorisées, corrélation qui a été de nombreuses fois mise en avant.

Cependant, dès 1970, les pédagogues et autres chercheurs en éducation ont commencé à
insister sur le fait qu’une corrélation statistique est loin d’être une explication causale de
l’échec scolaire, mais qu’elle nous amène à voir l’échec scolaire dans son rapport aux classes
sociales et à ne plus attribuer ce phénomène à la seule école, ou à des "manques de dons"
individuels. Élisabeth Bautier, dans sa préface qu’elle a donnée à l’ouvrage Comprendre
l’échec scolaire de Stéphane Bonnéry (2007), rappelait explicitement que le problème des
inégalités sociales a été mis au clair dans les années 1960, par deux types de recherches en
sociologie. « D’une part les travaux quantitatifs de grande ampleur mettant en évidence les
différences de parcours des élèves en fonctions de leur origine sociale ; d’autre part, les
travaux connus sous le nom de « sociologie de la reproduction », conduits en particulier par
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en France » (Bautier in Bonnéry, 2007, p. 9). Les
conclusions des auteurs évoqués ci-dessus par Bautier donnent, en quelque sorte, une certaine
forme à la notion d’échec scolaire. L’idée bourdieusienne de « l’inégalité des chances de
réussite selon les origines sociales et culturelles » se répandra alors comme un brouillard
nucléaire, et l’on en viendra à parler de handicap socioculturel : les couches populaires
seraient "handicapées" par manque de culture, et, ce handicap se transmettant à leurs enfants,
l’échec scolaire deviendrait « héréditaire », voire irrémédiable.

Cette notion de handicap socioculturel sera battue en brèche, notamment parce qu’à
l’instar de la théorie de la reproduction, si elle rend compte de la corrélation statistique entre
catégorie socioprofessionnelle du père et résultats scolaires de l’enfant, elle ne prend pas en
considération les cas "atypiques" (Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Avec la « circulation
des jugements », on transforme des facteurs psychologiques, culturels, structurels et socio-
économiques en « lois d’airain et déterminismes implacables » (Chauvau, Charlot, 1997 ;
Gayet, 1998). En effet, pour Charlot (1997) qui s’oppose résolument à cette théorie du
handicap socioculturel, « les sociologies de la reproduction sont l’objet d’une interprétation
abusive quand on traduit position par origine ou par échec. Elles sont d’une seconde

71
interprétation abusive quand la différence est pensée comme handicap socioculturel. […]. Ce
que l’on peut constater, c’est que certains élèves échouent dans les apprentissages et qu’ils
appartiennent souvent à des familles populaires. Rien de plus » (Charlot, 1997, p. 27). Ainsi,
à l’explication causale de l’échec scolaire, conviendraient plutôt les concepts relativistes de
rapports aux apprentissages ou de conditions effectives d’apprentissage, l’échec scolaire ne
devant guère se poser en termes de phénomène exclusif aux couches sociales inférieures. La
théorie du rapport aux savoirs a donc l’avantage d’aider à une saisie plus objective de l’échec
scolaire, et, à ce titre, elle nous est intéressante pour scruter l’attribution causale de l’échec
versus la réussite scolaire.

En ayant donc fouillé dans la relation pédagogique et constaté qu’il existe une
corrélation importante entre catégories socioprofessionnelles et réussite/échec scolaire, mais
sans pour autant s’incorporer au paradigme de la reproduction, les fondateurs (Charlot,
Bautier & Rochex) de l’Équipe d’Escol-Paris 8 ont particulièrement ciblé l’école elle-même
et le déroulement de la classe en tentant d’établir un lien entre l’échec ou la réussite d’un
élève et son degré de mobilisation personnelle dans la formation scolaire, élargissant ainsi le
couloir épistémologique de la question des apprentissages. Lorsqu’ils se décident en effet à
s’intéresser à la mobilisation des élèves dans leur travail scolaire, Charlot, Bautier et Rochex
(1992) se résolvent de répartir la recherche sur la question de l’échec scolaire en différents
paliers successifs : en premier lieu, il faut « expliquer les médiations entre rapports sociaux et
trajectoires scolaires, appartenance sociale et histoire singulière », et en second lieu il
convient de « travailler la question sociale de l’échec scolaire sur son versant subjectif ».

Ce qui transparaît dans la position de ces chercheurs, c’est avant tout le constat
(s’enracinant peut-être dans une remise en cause de la conception scolastique de l’élève)23
d’une équivocité radicale du terme obscur et confus d’échec scolaire. Cette équivocité
constatée semble tellement embarrasser les auteurs qu’ils éprouvent le besoin non pas de
l’escamoter mais de l’atténuer peu ou prou en la passant au "peigne fin" des sciences de
l’éducation, tout en évitant soigneusement d’aboutir à l’univocité. Autrement dit, il n’est pas
question pour les auteurs de projeter sur l’enfant « des caractéristiques établies par analyse
d’une catégorie socioprofessionnelle, d’une classe sociale, d’un groupe, etc., ou par
référence au "milieu", à l’"environnement". (...) L’individu n’est ni la simple incarnation d’un

23
La conception scolastique veut que l’élève soit comme une citerne puissamment bétonnée : des
préceptes ou enseignements de son maître, il doit toujours prendre soin de ne laisser s’enfuir aucune goutte
d’eau.

72
groupe social, ni la résultante des "influences" de l’environnement, il est singulier » (Charlot,
Bautier & Rochex, 1992, p. 19). Les auteurs, après avoir ainsi examiné « l’échec scolaire sur
son versant subjectif », l’ont renvoyé au concept du rapport à l’école et au savoir, y soulevant
notamment l’incontournable problème de la singularité de l’élève.

Nul à l’évidence ne peut en effet dissimuler cette singularité en tant que condition de la
place de l’élève au sein de la société ou de l’école : dans un espace social théorique de non-
singularité, chacun partagerait uniformément les convictions de tout le monde et tout esprit
critique, tout discours contradictoire, de dépassement ou d’avancement intellectuel serait par-
là même inexistant. Pour nous exprimer autrement, dans un cadre hypothétique
d’uniformisation intellectuelle, de "zombification" ou de robotisation mentale des individus, il
n’y aurait absolument pas de divergence de perceptions, les certitudes et les doutes étant
(théoriquement parlant) immédiatement et implacablement "ingérés" ou partagés par tous les
membres de la société. Or une telle uniformisation mentale est socialement impossible et
même intellectuellement inconcevable : car aucune scolarité émancipatrice de l’intellect n’est
possible sans la capacité ou la liberté du sujet ou de l’individu à faire personnellement usage
de sa faculté de penser et donc à faire valoir "singulièrement" ses points de vue dans le sens
raisonnable du processus cognitif relatif à sa formation. Ainsi la thèse de la singularité de
l’individu, comme élément participant de l’explication de l’échec versus la réussite scolaire,
est l’une des contributions majeures des membres fondateurs de l’Équipe d’Escol-Paris 8.

Toutefois, l’approche des auteurs en ce qui concerne le concept du rapport au savoir se


refuse elle-même d’être une panacée d’élucidation des problèmes de l’échec. En effet, en
montrant explicitement que l’apprenant est un sujet unique, irremplaçable ou irréductible aux
autres (l’individu n’est toutefois pas sans continuité spatio-culturelle ou relationnelle avec les
autres membres de son environnement social), la conception de Charlot, de Bautier et de
Rochex facilite notre entrée dans le phénomène de l’échec scolaire sur la base même par
laquelle l’élève en tant que sujet a plus ou moins conscience de sa singulière situation
d’apprenant et/ou de migrant, de ses problèmes socio-relationnels et particulièrement de ses
relations avec lui-même, ses pairs et ses "supérieurs". Et puisqu’une telle relation n’est pas
forcément fortuite, sa perception peut s’avérer un élément influent dans les apprentissages et
promouvoir une explication de l’échec sur un fond mitigé d’attributions causales.

73
Aussi la thèse de la singularité de l’apprenant, quoique pertinente en soi, n’empêche
toutefois qu’une question se pose : qu’est-ce en fait qu’une situation de réussite ou d’échec
scolaire ?

1.2.2. De la situation de réussite ou d’échec scolaire


Il nous faut maintenant cerner le sens du terme de situation d’ "échec scolaire", ce qui
nous renvoie d’emblée à l’évocation des points qui réduisent la possibilité d’une définition
absolue. La situation scolaire est en effet un phénomène recouvrant un certain nombre de
facteurs, historique et socioculturel en l’occurrence. C’est-à-dire que le sens et les
conséquences qu’induisent l’échec ou la réussite se situent aux antipodes de la stabilité, en
sorte qu’il va de soi qu’ils « varient historiquement, en fonction du degré d’exigence scolaire
atteint globalement par une formation sociale, de l’état du marché de l’emploi », qui
demande une qualification continuellement renouvelée (Lahire, 1996, p. 23). Cette thèse
trouve une résonance plus percutante dans ce que Maurin appelle "le mythe de la
dévalorisation des diplômes" : « […] … il n’y a guère de doute sur le fait que chaque enfant
pris individuellement a intérêt à finir parmi les plus diplômés de sa génération » (Maurin,
2007, p. 158). Récusant ainsi la thèse de "l’inflation scolaire" de Duru-Bellat (2006), Maurin
estime que l’idée souvent véhiculée selon laquelle les diplômes prendraient l’allure d’« une
fausse monnaie éducative » paraît séduisante mais n’est vraiment pas démontrée. Pour
l’auteur en effet, il est évident que les qualifications professionnelles sont évolutives dans
l’accès au travail : l’on observe quasiment « partout dans le monde développé » une
croissance « des inégalités entre salariés diplômés et non diplômés », avec des effectifs
croissants dans la sphère du travail. L’on aboutit à la conclusion selon laquelle « les
changements technologiques et organisationnels au sein des entreprises sont intrinsèquement
favorables au travail très qualifié […] » (Maurin, 2007, p. 162).

Les thèses divergentes (et donc polémiques) à propos de l’importance accrue ou non des
diplômes interviendront à juste titre dans nos analyses des corpus, car elles ne sont
certainement pas sujettes à caution ; mais l’on ne peut prétendre élever la perception
socioscolaire des familles peu scolairement instruites, à la hauteur de la pensée
socioéconomique des chercheurs de l’envergure de Duru-Bellat, Lahire, Maurin et tutti
quanti. Il nous semble en effet que les familles perçoivent leur situation socioscolaire non pas
nécessairement en fonction d’une conclusion de recherche scientifique mais bien souvent en
fonction de leur propre entendement, expérience ou observation qu’aucune théorie, aussi
sophistiquée soit-elle, ne peut totalement remplacer. Car ce qui est considéré comme réussite

74
satisfaisante par une famille "démunie" ne sera peut-être que le minimum à atteindre ou
carrément une situation déplorable pour des parents nantis ou ayant un niveau social élevé
(Rault, 1987). Ces considérations apporteraient quelque lumière à l’idée que les familles de la
diaspora africaine semblent se faire des diplômes dans leurs attributions causales de l’échec
ou de la réussite.

Notre sujet de recherche étant finalement "re-situable" comme élément d’appartenance


au cadre théorique qui oriente nos perspectives, nous pouvons dès lors nous référer davantage
aux auteurs pour aborder avec plus ou moins de détails, d’autres aspects non moins
importants du problème scolaire qui intéressent notre étude, ceux en relation notamment avec
l’immigration.

1.2.3. Échec scolaire dans une perspective migratoire


Maintenant que nous avons, dans les pages précédentes, mis en lumière les variantes de
la situation scolaire globale, nous pouvons, – sans épiloguer longuement sur leur pertinence
ou insuffisance –, jeter un regard sur des travaux portant particulièrement sur des aspects
relatifs aux migrants. Il est certain que les points de vue des auteurs que nous invoquerons,
devront permettre d’aider à peaufiner les importantes aspérités du présent projet et surtout à se
faire une idée plus ou moins précise de leur contribution à la clarté de nos investigations. Pour
y parvenir, nous allons voir, selon différentes sources, quels sont, de manière générale, les
résultats scolaires chez les enfants dits migrants.

D’abord, il nous faut garder une certaine distance vis-à-vis de l’usage du terme migrant
même, étant donné que les étrangers perdent théoriquement de plus en plus un tel statut en se
naturalisant. Il faut préciser qu’en France, les étrangers originaires d’Afrique et d’Asie
constituent ensemble plus des trois quarts des acquisitions de nationalité en 2003 (INSEE,
2005). Ces « étrangers » y résident depuis plus de dix ans et y ont reçu leur formation, ce qui
signifie que la majorité des enfants "étrangers" en âge de scolarisation obligatoire sont, de par
la longueur de séjour de leurs familles en France, des enfants de la République. Ils sont
souvent issus de la deuxième voire de la troisième génération, ce qui, nous semble-t-il,
implique un rapport à l’école approximativement différent de celui que peut entretenir un
enfant qui vient d’arriver en France et ne parle pas forcément le français, ou ne partage pas
nécessairement les habitudes « locales », etc. C’est ainsi que les mauvais résultats scolaires
observés chez les enfants migrants sont souvent perçus comme le fait de ceux qui sont nés à
l'étranger et qui sont venus rejoindre leurs parents en France (Joffres, 1994).

75
Des statistiques ont pourtant montré qu’en France, un immigré sur quatre est diplômé du
supérieur et vient plus souvent d’Afrique et d’Asie que d’Europe (cf. Metro n° 552 du 24
Août 2006). Mais des études dans l’espace européen, à des moments différents, ont aussi
établi que les enfants des migrants tendent à obtenir de moins bons résultats à l’école que
leurs camarades non-migrants. En Suisse par exemple, Allemann-Ghionda & Lusso-Cesari
(1986), en se basant sur les résultats de L’Office fédéral de la statistique (1984), affirment que
les enfants immigrés sont plus voués à l’échec scolaire. Mais l’échec scolaire ainsi perçu sous
l’angle du retard doit être étudié avec précaution, vu qu’il arrive qu’un élève étranger qui
migre au cours de sa scolarité soit placé dans une classe dont l’âge est inférieur au sien ;
raison pour laquelle Walo Hutmacher (1987, 1995) trouve plutôt prudent de s’intéresser aux
taux de redoublement. Ainsi, face à des résultats qui font apparaître les enfants migrants
comme présentant plus de risques d’échec que les enfants non-migrants, Hutmacher émet des
réserves quant à leur fiabilité ; ainsi, au lieu d’énoncer que la nationalité et l’expérience
d’immigration sont les causes uniques des problèmes scolaires, l’auteur semble envisager le
problème de l’influence de la classe sociale à laquelle appartient la famille. Vallet et Caille
(1996) ont ainsi pu constater, de leur part, que les parcours scolaires des enfants d’origine
migrante, à conditions sociales égales, sont plus consistants, du cours préparatoire à la
terminale, que ceux des Français de souche.

Aussi, par-delà ces divergences d'analyse, il se trouve qu’en moyenne, et quelle que soit
la zone urbaine où ils habitent, les hommes immigrés sont socialement plus discriminés que
les non-immigrés. En effet, selon Okba (2009, p. 6) : « les actifs immigrés sont plus souvent
ouvriers ou employés que les non-immigrés. Les emplois non qualifiés sont également plus
fréquents dans la population immigrée (37,1% contre 20,01% pour les non-immigrés »).
L’auteur précise qu’en fait, au sein des zones urbaines sensibles, le diplôme profite moins aux
immigrés qu’aux non-immigrés. Il y a donc lieu de tirer de ces travaux, des "ingrédients
utiles" à l’analyse de la question sociale du déclassement scolaire et/ou professionnel qui
touche en général les enfants en réinscription scolaire en France à l’issue de leur processus
d’immigration ou de regroupement familial. En effet, au-delà des conclusions d’auteurs
apparemment contradictoires ou différentes les unes des autres, c’est l’attribution causale de
l’échec ou de la réussite scolaire chez les migrants qui semble faire pendant à la recherche
d’une explication sans équivoque.

76
1.2.4. Extension sociale et enjeux du phénomène de l’échec scolaire
1.2.4.1. Des contextes socioscolaires pleins d’enjeux pratiques
Des enquêtes menées par Jean-Paul Payet (1990) dans deux collèges de banlieue
accueillant un public populaire et en partie immigré, révèlent en effet l’ampleur des
interactions qui se déroulent en marge des activités d’enseignement entre les acteurs de
l’espace socioscolaire. L’auteur expose comment le quotidien de l’école dans les zones de
masses populaires et immigrées est influencé par des enjeux sociaux majeurs et des
contradictions importantes. La discrimination ethnique qui s’opère ainsi en milieu scolaire
institutionnel trouve, selon lui, moins d’explication dans l’hypothèse de la perte des valeurs
de la République que dans leur "mise à l'épreuve" dans un contexte différent. Payet estime à
cet effet que les résultats des travaux quantitatifs sur la réussite égale des enfants de migrants
à milieu social égal n'ont guère d'effet sur les représentations communes, parce que ces
travaux font généralement abstraction du vécu des acteurs de l'éducation et ne tiennent pas
compte des enjeux pratiques. Dans les conditions aléatoires du développement du marché
scolaire, se crée chez les jeunes un sentiment d'injustice et une violence réactive. Échapper à
cette logique implique la réduction des ségrégations par la départicularisation de l'espace
scolaire et une réconciliation pluraliste (Payet, 2000).

Ces indications sont éloquentes sur le plan national où les pratiques d’éducation, de
scolarisation ou de formation (dans un espace éducatif bourré d’enjeux économiques et
politiques) semblent différemment perçues par des groupes antagonistes. Les échecs scolaires
ou sociaux et leurs dégâts psychologiques et financiers n’apparaissent donc plus comme
l’apanage d’un groupe spécifique ni celui d’une zone scolaire exclusive. En d’autres termes :
les difficultés d’apprentissage, les échecs et les violences scolaires ne sont plus exclusivement
imputés aux classes populaires ni aux établissements de banlieue étiquetée ZEP, sensibles ou
difficiles (Barles, Boucris, Dumont et al., 1997). Ces phénomènes ont tendance à s’étendre à
la quasi-totalité du monde éducatif et affectent particulièrement l’enseignement secondaire.
« Le collège, beaucoup plus que l’école maternelle ou primaire est le lieu du refus scolaire :
désintérêt des élèves, ennuis, absentéisme, rapport purement instrumental à la scolarité (se
conformer aux normes seulement pour « être peinard » maintenant et plus tard avoir une
assurance contre le chômage, mais sans percevoir le sens des apprentissages) ; invasion de
l’espace scolaire par les contrecoups de la violence sociale notamment urbaine : le racket,
les dégradations d’un espace ressenti comme « sans âme », le racisme… » (Demailly, 1991,
p. 24). Décrit tel quel, l’environnement scolaire semble désormais peu perçu comme une

77
mécanique soumissionnaire ou relevant du commandement des uns et de l’obéissance des
autres. Au contraire, un tel environnement, parce qu’il privilégie l’évaluation et donc la
permanence et la continuité de l’effort, apparaît de moins en moins comme extérieur aux
rivalités sociales. Il est le lieu même des théâtres de conflits, d’attributions causales mettant
aux prises les partenaires éducatifs.

Mais de telles constatations, même si elles nous intéressent au plus haut point en tant
que signalétiques de positions conflictuelles en milieux interculturels, elles ne nous
fournissent pas des explications susceptibles de cerner les attitudes qui compliquent cette
déconfiture généralisée de l’espace socioéducatif. Il nous faudra donc aller, dans la présente
étude, au-delà des observations d’auteurs et passer à la "loupe sociologique" le problème des
attributions causales tel quel dans le milieu interculturel français qui est l’univers de notre
étude. Zéroulou (1988) (et bien d’autres chercheurs) s’est ainsi attachée à éclairer l’échec et la
réussite à travers des mécanismes socio-affectifs et interactifs. Elle s’est intéressée à ce qui,
selon ses travaux, interagit dans la "situation scolaire". Elle évoque d’abord le rapport à
l’école des familles : les parents du premier groupe (groupe de la "réussite") voient en l’école
un moyen de promotion sociale pour leurs enfants, ils y placent donc toute leur confiance et
agréent tout ce qui s’accomplit à l’école au profit de leurs enfants. Les parents du second
groupe sont plus méfiants vis-à-vis de l’école, ils pensent que leurs enfants y sont victimes de
discrimination, et ils considèrent que l’école est génératrice d’inégalités sociales. Zéroulou
constate toutefois que la réussite de certains de ces enfants s’explique assez aisément par la
promptitude des parents à faire en sorte que leurs enfants parviennent à réduire l’écart entre
leurs "habitus" sociaux ou familiaux et les exigences scolaires. Les enfants migrants
intériorisent l’importance de l’école et le besoin de rivaliser de performance avec leurs
camarades autochtones, d’autant que l’école leur apparaît comme le seul moyen de se
stabiliser dans leur société d’accueil.

Il se pose alors la question de la jauge générationnelle de l’échec scolaire. Une étude de


Riphahn réalisée en Allemagne en 2003 (rapportée par le Dossier VST, mai 2008, n°35) nous
renseigne à ce titre sur le différentiel important des résultats scolaires des enfants issus de
l’immigration, en l’occurrence sur le fait que la deuxième génération de migrants est plus
victime d’échec que la première. Résultat qui, d’après Riphahn, provient d’un investissement
peu suffisant des familles dans l’éducation de leurs enfants, eu égard aux difficultés
financières accrues ou à la pénurie de débouchés qui affectent particulièrement les immigrés
et qui réduiraient chez eux le goût pour les études longues. En effet, le fait que 750000 jeunes,

78
dont 160000 n’ayant aucun diplôme, quittent chaque année le système éducatif sans
qualification (Rossetto, 2007), semble corroborer les conclusions de Riphahn et montrer par
ailleurs que le problème de critères d’échec scolaire mérite d’être éludé en vue de lever
l’équivoque qui plane d’ordinaire sur cette notion chez les familles et les chercheurs. Cela dit,
notre approche entend s’appuyer sur des "métriques" de l’échec scolaire telles qu’elles
apparaissent dans la pensée objective et plus souvent subjective des familles elles-mêmes,
pour opérer des analyses relatives à l’hypothèse selon laquelle l’investissement des parents
migrants dans la scolarité de leurs enfants n’est pas autant en jeu que sa nature. En nous
basant en effet sur des écoutes et observations ordinaires, il nous semble que les familles,
même les moins scolarisées, s’appuient mentalement sur des critères d’échec rimant tour à
tour avec :

- un abandon scolaire relativement précoce,


- une éjection ou sortie du système sans aucune compétence réelle,
- une reprise ou un redoublement d’une classe ou généralement une mauvaise place
dans les classements relatifs aux résultats d’un examen,
- une orientation dans une filière de formation non désirée,
- une difficulté d’adaptation,
- un déclassement professionnel,
- un état de sous-développement politique et/ou socioéconomique ou celui d’une
dépendance de l’individu ou des groupes vis-à-vis d’une culture impérialiste ou
dominatrice, etc.

Ces critères produisent des échos fort pertinents mais aussi litigieux auprès de bon
nombre d’auteurs, ce qui va nous conduire à mettre parfois certaines conclusions de recherche
en parallèle avec les opinions des familles, sans toutefois manquer toujours de souligner les
remous que ces dernières peuvent susciter dans le partenariat éducatif.

1.2.4.2. De la thèse du conditionnement socioéducatif des migrants


En effet, au regard des chiffres susmentionnés d’abandon scolaire, « si on confronte les
enquêtes relatives à l’attitude envers l’école, aux représentations et aspirations des élèves
issus de l’immigration avec les résultats et orientations de ces mêmes élèves, on ne peut que
comprendre qu’à un moment donné, et le plus souvent à l’adolescence, l’élève va devoir
affronter ce décalage, cette différence subie et donc ce sentiment d’injustice » (Dossier VST,
2008, n° 35, p. 5). S’il est toutefois obvie que les élèves et les parents ne se posent

79
généralement pas eux-mêmes la question des représentations de l’école, l’on s’aperçoit tout de
même qu’il arrive que ces apprenants et/ou leurs parents perçoivent (à tort ou à raison) les
évaluations ou les notes d’examen ou de classe, notamment les orientations, en tant que
verdicts discriminatoires.

Il semble donc que les situations que les migrants connaissent souvent sinon parfois
avec angoisse ou sentiment d’injustice, peuvent déterminer leurs critères d’échec et partant
leurs attributions causales. D’autant que, s’agissant des élèves, à l’opposé de la hiérarchie
dont ils dépendent, ils semblent avoir beaucoup de facilité à se pardonner à eux-mêmes leurs
propres manquements, au point d’avoir de ce fait une vision scolaire "besacière", c’est-à-dire
autovalorisante et accusatrice d’autrui. Le gel apparent de l’autorité de l’enseignant y trouve
probablement son compte : l’immigrant, confronté à diverses contrariétés, peut donc nourrir à
l’égard de ses formateurs des illusions subversives ou créatrices de conflits. Il peut ne pas
avoir les mêmes attitudes, les mêmes perceptions ou les mêmes rapports à l’école que son
émule non-migrant relativement plus à l’aise dans le système : il peut s’estimer au rabais en se
déconsidérant lui-même, en doutant de ses aptitudes à accéder aux compétences "prescrites".
Il peut aussi se montrer agressif, "intraitable" envers l’éducateur, etc.

Cette réflexion renvoie explicitement au problème de la perception que les usagers de


l’école ont d’eux-mêmes et de l’institution. Il s’agit, par ricochet, d’une question relative aux
attributions causales que les familles se forgent par externalisation à propos de l’échec ou de
la réussite scolaire ou professionnelle, en ce qui concerne notamment l’apprentissage de la
"langue du Blanc"24, de la relation famille-école ou de l’origine sociale ou nationale qui, au
demeurant, n’est pas une thématique nouvelle. Dans une étude anthropologique authentique
rapportée par Filiod (2007), J. Barou (1991) a ainsi pu montrer comment des parents ayant
immigré en France depuis le continent noir, persistaient à "s’accrocher" aux perceptions
familiales de leur origine, au point que leurs enfants servaient aux enseignants des boutades
affectueusement moqueuses qu’ils échangeaient avec leurs grands-parents et autres membres
de leurs lignées : pratiques qui se présentaient aux yeux des éducateurs non-africains comme
des injures, de l’irrespect ou de l’indiscipline et qui, d’une manière implicite, suscitaient des
conflits ou des obstacles au fonctionnement de la relation pédagogique. En effet,
corollairement à une flambée de migration notamment africaine, les écoles françaises voient
leur nombre d’élèves africains croître. Une telle croissance ne va pas sans susciter des

24
Expression par la quelle l’on désigne les langues occidentales en Afrique de l’Ouest et plus précisément
au Togo, au Bénin et au Ghana. Le mot du vernaculaire communément usité est « yovogbe ».

80
distorsions cognitives par le truchement des querelles ouvertes ou larvées, comme nous
l’expliquions plus haut.

Avec, en effet, un si grand nombre de jeunes migrants scolarisés ou en âge de


scolarisation, la compréhension de leurs attributions causales à propos de l’échec s’impose
comme une nécessité pour les structures scolaires et parascolaires d’accueil. Ces structures
doivent composer avec les besoins notamment psychologiques de ces jeunes migrants
africains qui peuvent avoir des comptes historiques douloureux (problèmes d’esclavage, de
colonisation, de coopération Nord-Sud ou de relation France-Afrique) à régler avec l’école et
leur nouveau lieu d’expérience sociale qu’est la France. D’autant que, dans un tel contexte de
« resocialisation », les langues non usitées à l’école apparaissent comme des langues peu
favorables à l’éducation ou à l’insertion ou désignées comme réductrices des chances de
réussite des élèves migrants. Il s’avère que « […] l’analyse des évaluations PISA 2003 montre
que, dans la plupart des pays, les enfants qui, à la maison, parlent une autre langue que la
langue de l’enseignement ont de moins bons résultats scolaires, et ce dans tous les pays
européens de l’étude OCDE » (Dossier VST – mai 2008, op. cit. p. 4), alors même que de
nombreuses familles d’origine africaine semblent déjà déstabilisées par les blessures morales
de leur "situation migratoire"25 et doivent prendre leur mal en patience ou réadapter leurs
structures mentales aux reconfigurations socioculturelles nouvelles. Cette réalité plurielle
interroge alors la place de l’Histoire, du vécu social, individuel, collectif, culturel,
économique et politique dans les attributions causales chez les familles de la diaspora
africaine.

Eu égard donc à ces considérations variées, l’étude la moins parcellaire des attributions
causales à propos de l’échec consisterait à supposer qu’il s’agit d’un phénomène complexe
dans lequel la différenciation ethnoculturelle mérite d’être prise en compte. Des recherches
semblent établir des relations entre éducation familiale typique d’un milieu social et culturel

25
Cette hypothèse de situation dite « humiliation planifiée » dont les Noirs seraient mondialement la cible,
semble investir notoirement la psychologie de nombreuses familles migrantes, comme en témoigne la
déclaration d’un grand universitaire africain à Paris au lendemain du décès d’Aimé Césaire, le 18 Avril 2008 :
« C’est un véritable souci que d’être un Noir ». Il va sans dire que l’intérêt spécial de cet exemple, pour ce qui
concerne nos recherches, réside dans l’équation attributionnelle qu’il traduit : "Être un Noir = véritable souci".
Mais il existe d’autres exemples plus saisissants, comme celui évoqué par le professeur émérite Sala-Molins
(1987) : « (…) le sida sort de la clandestinité et moissonne au grand jour. La théorie est avancée – et vite
abandonnée – de la transmission du virus des singes verts d’Afrique aux Noirs, des Noirs au monde : une
aubaine pour le racisme de base. À Paris des graffiti énoncent dans les couloirs du métro, et dans ceux de la
Sorbonne, cette stupéfiante équation : « Noirs = singes verts » » (Le Code Noir, PUF, 4ième édition 2006, p. 280).
Ces faits mériteraient d’être pris en compte si l’on veut épistémiquement éviter de jouer à colin-maillard dans
l’étude des rapports aux savoirs ou celle des difficultés d’insertion socioscolaire chez les populations noires
migrantes.

81
et le développement de l’enfant, en insistant sur le rôle des parents pendant toute la durée de
son éducation. Ce rôle comporte les stimulations intellectuelles, la sécurité affective,
l’encouragement dans les apprentissages, le soutien dans la démarche vers l’autonomie, la
transmission des valeurs et de savoir-faire. Ces études ont surtout détaillé des postures
éducatives directement en rapport avec la scolarité des enfants comme la confiance en soi, les
polarisations internes et externes, les modèles de réussite et d’échec. Jacques Lautrey (1980),
qui illustre clairement ce champ de recherche, stipule que les modes éducatifs des familles
(autorité, liberté, etc. …) conditionnent la réussite scolaire. Il souligne par exemple les effets
de condition de vie quotidienne sur le développement de l’enfant et met en évidence les
conséquences de l’étroitesse du cadre domestique qui offre peu d’occasion aux activités
d’invention, de création et peu d’espace à l’imaginaire. L’intérêt de la thèse de Lautrey est en
fait de nous permettre de vérifier la place qu’occupent les conditions ou conditionnements de
vie des familles (problèmes de logement, d’apprentissage, et les types d’investissement
scolaire parental par ex.) dans leurs attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire.

En effet, c’est parce que l’investissement des parents est censé produire des réussites,
que les familles peuvent nourrir en cas d’échec des ressentiments à l’endroit de l’institution et
finir par abjurer un tel investissement. La stérilité plus ou moins apparente de leurs efforts en
matière scolaire de leurs enfants, obligerait sans doute certains parents à retirer leur confiance
à l’école (Glasman, 1992). Nous supposons par là que les familles d’un niveau scolaire
inférieur ou égal au primaire ne représentent pas pour autant la somme des imperfections
éducatives, mais qu’au contraire leurs attitudes envers l’école ainsi que les résultats s’y
rapportant peuvent révéler des aspects positivement surprenants. Une telle conjecture pourrait
contribuer à éclairer le rôle des parents migrants (ceux de notre échantillon) dans le cursus de
leurs enfants.

Mais des variables institutionnelles et pédagogiques apparaissent aussi comme ayant des
effets singuliers de conditionnement sur les rendements scolaires. Weigand et Hess (2007, p.
156-157) se situant à fond dans cette perspective, évoquent les problèmes de notation en
citant le témoignage d’un jeune enseignant à qui ils ont demandé de décrire son « moment
pédagogique » : « (…) Ma plus grande difficulté est l’évaluation : de quel droit puis-je
évaluer un adolescent ? En ai-je la capacité ? Je n’ai toujours pas répondu à la question,
même si je donne effectivement des notes. J’essaie néanmoins de le faire du mieux que je
peux, en gardant à l’esprit que mon évaluation n’a rien de parfait ». Sans doute les « effets de
système » et les variables institutionnelles ou pédagogiques (en l’occurrence l’évaluation et la

82
gestion de la relation pédagogique) peuvent-ils nous servir à soupeser le lien entre situation
socio-pédagogique et attribution causale de l’échec scolaire chez nos enquêtés.

Car il est ainsi des circonstances où l’attitude cognitive des enfants semble mise en
difficulté. Timéra26 (1995) a abordé en ce sens le cas des enfants maliens : interrogés en classe
pour savoir si ces enfants africains parlaient leur langue maternelle, ceux-ci ont en effet
déclaré qu'ils faisaient usage de la langue française en famille. Mais une fois hors du cadre
pédagogique de la classe, ils ont tous "confessé" qu'ils parlaient le Soninké avec leurs parents
mais qu'ils ne pouvaient pas l’avouer en classe. L'école devient dans ce cas un terrain de
résistance à la culture identitaire d'origine, et le chercheur qui se méprendrait sur un tel déni
cognitivo-identitaire peut malheureusement confondre "citron" et "goyave". Du reste, les
modèles généraux qui essaient tout à l’heure d’exposer les difficultés scolaires des migrants
sur des modes d’explications scientifiquement mêlées d’attributions causales, et à l’instar de
toutes les grandes conceptions en sciences de l’éducation, se heurtent à « l’irréductibilité de
l’individu » (Gayet, 1998).

En effet, et pour notre propre gouverne, il semble que la compréhension des attributions
causales de l’échec chez les migrants doit s’acquérir sur le terrain plus qu’ailleurs et ne peut,
semble-t-il, s’enfermer dans une seule perspective : elle doit s’opérer à la lumière d’un certain
nombre de paramètres ou facteurs. Les situations d’antagonisme de perception
(incompréhensions, malentendus, conflits ou résistances à l’école et à ses acteurs) nous
intéressent donc au même titre que leurs causes et nous persuadent qu’elles ont besoin d’un
éclairage. Car en matière d’échec ou de difficultés scolaires, il en reste encore beaucoup à
étudier ici et partout ailleurs. En effet les travaux, même les plus savants, ne nous fournissent
pas toujours et partout des explications absolument irréfutables ou satisfaisantes ; ils ne
démontrent pas de façon définitive que toutes les difficultés scolaires sont plus accessibles par
tel facteur plutôt que par tel autre.

L’on peut donc à présent essayer de voir en quoi il est possible de tirer partie d’un cadre
théorique portant sur les problèmes d’échec ou de réussite sous l’angle spécifique des
attributions causales. Ce faisant, l’envergure et les limites des théories et expériences
pratiques effectuées par des auteurs sur le thème aujourd’hui très controversé de l’échec
scolaire, ainsi que notre problématique précédemment détaillée, nous autorisent enfin à

26
Intervention au séminaire de la Rencontre Internationale des Femmes Noires (RIFEN), FLAP, Paris,
1995.

83
estimer que nos hypothèses, si elles ne s’avèrent pas d’une certitude absolument mesurable,27
peuvent du moins jouir d’un coefficient non négligeable de probabilité.

1.3. Cadre théorique : l’imputation ou l’attribution causale


Notre cadre théorique va se distinguer par deux tendances non pas contraires mais
complémentaires, en ce sens que les auteurs y invoqués appartiennent soit à la mouvance de la
psychologie cognitive, soit à celle de la sociologie de l’éducation ou parfois aux deux à la
fois, certains se situant d’ailleurs bien au-delà de ces perspectives. Il serait pourtant hasardeux
de penser, en ce XXIième siècle de la grande industrie de publications, que la présente thèse
aurait vocation à faire appel à tous les travaux susceptibles de l’éclairer : tout cadre théorique
est nécessairement un découpage ou plutôt une sélection plus ou moins arbitraire d’articles ou
d’ouvrages. L’on ne trouverait donc ici qu’une infime partie des multiples travaux
potentiellement à même de nous servir de cadrage. Autant dire que la psychologie et la
sociologie (ainsi que la philosophie de l’éducation) participent communément de notre projet
de recherche, car leurs frontières sont parfois d’une béante porosité : la première
(psychologie) relève de l’ensemble des mécanismes individuels d’attribution causale ainsi que
des attitudes corrosives ou constructives se rapportant aux acquisitions des savoirs, et l’autre
(sociologie) s’intéresse aux situations, pratiques et faits sociaux ayant une certaine
accointance avec les rapports aux savoirs, la scolarisation, l’éducation ou les apprentissages.

Mais par où commencer l’exposé de ce cadre théorique si ce n’est objectivement par


des considérations psychologiques issues, entre autres, des travaux pionniers de Fritz Heider
(1958).

1.3.1. Démarche pionnière de Heider ou théorie de "savant naïf "


L’imputation ou l’attribution causale d’un phénomène est le processus déductif par
lequel celles ou ceux qui le perçoivent attribuent un effet à une ou plusieurs causes (Heider,
1958). C’est en effet Heider qui, dans une démarche majeure, ouvre solennellement la voie
d’exploration à la théorie de l’attribution causale. Pour lui, l’explication causale ou la
perception de causalité se répartit en deux classes : le témoin oculaire d’une action a pour
fonction d’établir si l’action en question émane d’une source intrinsèquement liée à l’individu
qui l’accomplit (l’effort ou l’intention par ex.) ou d’une source ayant fort peu de lien avec

27
L’interprétation qu’un élève fait d’une activité « n’a rien d’une « quantité » qui serait mesurable,
présente ou absente… L’enfant vit une alchimie permanente d’influences multiples (parentale, sociale,
personnelle affective, personnelle cognitive, personnelle physique et sexuelle peut-être, etc.), et les difficultés
qu’il laisse paraître pour apprendre ne sont que la résultante momentanée de ce bouillonnement intérieur »
(Jean-Luc Chabanne, sous la direction de René Laborderie, 2003, p. 29).

84
l’aptitude ou le bon vouloir de l’individu (le hasard ou l’âpreté d’une épreuve par ex.). Au
début, la question posée par Heider (1958) est la suivante : que font les gens quand ils
s’emploient à donner un sens aux événements se produisant dans leur monde social ?
Question suite à laquelle Heider considère l’homme ordinaire comme un "savant naïf" qui lie
le comportement observable à des causes inobservables.

La théorie de Heider nous permet d’ores et déjà d’inférer que la démarche par laquelle
les individus ou les apprenants se livrent à des attributions causales pour s’expliquer leurs
difficultés ou rendre compte de leur situation existentielle ou d’apprentissage, n’est pas
opposable – toutes choses égales par ailleurs – à la façon mentale dont procèdent les
scientifiques quand ils observent les phénomènes ou en établissent des lois. Pour dire les
choses autrement, les individus ou les familles jouissent a priori d’un mécanisme de
perception identique à celui dont usent les chercheurs dans leurs activités privées ou
professionnelles. Ces individus ou familles sont en effet, jusqu’à preuve du contraire, des
entités pensantes à part entière et non entièrement à part. Ils constatent, « jugent » ou
réagissent comme tout être doté de « raison » au sens cartésien du mot : ils peuvent donc "voir
juste" ou se tromper comme n’importe qui28 en vertu de l’adage scolastique "errare humanum
est" (l’erreur est humaine) : la qualité d’un jugement attributif élaboré par un « illettré » n’est
donc pas forcément de valeur intellectuelle toujours inférieure à celle d’un (e) savant (e). La
théorie de « savant naïf » aurait ainsi la "vertu" de nous enseigner que le savant chercheur et
l’individu ordinaire s’exposent tous, à tout instant, à des « erreurs » (ou "naïvetés") qui
peuvent heureusement s’avérer fertiles en matière d’expérience cognitive, ou n’avoir
malheureusement aucune accointance intellectuelle avec la logique socialisante des
apprentissages, c’est-à-dire sans engrener avec rien d’intelligemment éducatif.

Il nous faut noter que le principe de savant naïf renvoie à la situation d’un observateur
disposant d’informations hétéroclites, et qui doit, à l’instar d’un scientifique ou d’un individu
rationnel, trier les effets pour savoir à quels types de facteurs les associer (cf. Moscovici,
2006, 1984 ; Deschamps & Beauvois, 1996). Savoir à quel type de catégorie causale renvoie

28
Le savant français, René Descartes, estime, dans son célèbre Discours de la méthode (1637), que ni nos
organes de sens ni nos éducateurs ou formateurs ne nous transmettent nécessairement le vrai, et qu’ils peuvent
donc se tromper en tant qu’êtres humains et qu’il arrive fort souvent d’ailleurs qu’ils se trompent et nous
trompent. D’où sa "méthode cartésienne" de prudence intellectuelle qui exhorte à douter rationnellement, à
renaître entièrement comme l’indique son propre prénom (René : c’est-à-dire né de nouveau), à faire table rase
des anciennes conceptions, à se refaire intellectuellement ou scientifiquement, c’est-à-dire à éviter, par le doute
méthodique ou la rigueur rationnelle, les causes d’erreurs que nous ne pouvions éviter lorsque nous étions
enfants et donc placés sous le contrôle directif ou la guidance morale implacable de celles ou ceux qui avaient la
charge de "penser pour nous", et qui nous élevaient d’après leurs intérêts, humeurs, convictions ou illusions.

85
tel ou tel jugement de nos enquêtés impose donc rigoureusement, nous semble-t-il, un
système de tri ou de regroupage rationnel. Néanmoins, la neutralité scientifique – si neutralité
il y a – nous proscrit l’euphorie primesautière à l’égard des allégations fortuites : nous
resterons donc vigilant en évitant de prendre pour "argent comptant" les déclarations
aprioristiques des participant(e)s de notre enquête.

Cela dit, il est toutefois probable que la théorie de la naïveté virtuelle du savant nous
induise, à certains égards, dans une situation de confrontation entre acteur et observateur,
situation qu’il est déjà convenu d’associer à la thèse de Bem (cf. Deschamps & Beauvois,
1996).

1.3.2. Conception de Bem


Selon la conception de Bem (1972), ce qui est préoccupant pour l’acteur ne l’est pas
forcément pour l’observateur. Donc non seulement les informations dont disposent acteurs et
observateurs seraient différentes, mais le traitement de l’information serait lui aussi différent
(cf. Deschamps et Beauvois, 1996). Lorsque par exemple (c’est nous qui soulignons) deux
chercheurs mènent séparément des études tout à fait scientifiques sur un même terrain de
recherche ethnographique en milieu interculturel et/ou migrant, il est fort probable que leurs
conclusions respectives soient conçues en fonction de leur tendance éventuelle au
nationalisme xénophobe, à l’humanisme sartrien, à la neutralité illusoire … ou à l’engagement
einsteinien. Il peut arriver que les conclusions desdits chercheurs, aussi pertinentes qu’elles
puissent paraître, soient loin de correspondre aux arcanes de perception ou de signifiance des
participants migrants de leurs enquêtes. En effet, les apparences immédiates des "faits
obscurs" semblent retenir l’attention des chercheurs modernistes (peu familiers des pratiques
occultes) aux dépens de leur signification ésotérique ou symbolique. Les milieux migrants
(africains en l’occurrence) étant pour la plupart "investis" de langages symboliques ("verbes
de l’esprit et de la chair"), ils peuvent ainsi se révéler hermétiques aux chercheurs
insuffisamment ou jamais "initiés" aux caractères mystico-ésotériques des pratiques relevant
de la coutume ou des croyances. La théorie de Bem peut alors nous aider à clarifier certaines
oppositions entre les considérations des familles d’origine africaine et celles des chercheurs
non-africains ou même africains authentiques.

En effet, ce qui – dans un contexte spécifique de pensée ou de culture – semble


inessentiel ou accidentel pour un Occidental, peut revêtir une importance capitale pour un
Africain, et vice versa. Par ailleurs la relation "maître-esclave", qui a marqué (durant près de

86
quatre siècles) les rapports Blancs-Noirs, ainsi que les effets perturbateurs des abondantes
littératures négrophobes29, inciterait les populations dites de couleur à émettre une certaine
réserve à l’endroit des savants, chercheurs ou professeurs dits "sans couleur". Il est même
probable qu’une telle situation ait quelque chose à voir dans l’attitude apparemment méfiante
des intellectuels africains à l’égard des publications ou savoirs construits par des Européens
ou penseurs occidentalisés.

1.3.3. Corrélation « illusoire »


Quoi qu’il en soit de ces théories d’attribution causale susmentionnées, elles font
apparaître, semble-t-il, la question pertinente de la corrélation illusoire. En effet le biais qui
conduit les gens à associer deux informations ou réalités qui sont en fait indépendantes l’une
de l’autre est dit illusion de corrélation (Deschamps & Beauvois, 1996). Un véritable
scientifique ne cèderait pas facilement à la tentation d’établir systématiquement une relation
entre deux événements ou deux faits sous le prétexte qu’ils se produisent au même moment
ou qu’ils présentent quelques similitudes. Or il arrive souvent que les gens (y compris des
scientifiques) traitent les informations de leur environnement avec parfois moins de prudence
en établissant volontiers des liaisons là où objectivement il n’y en a pas (Deschamps &
Beauvois, 1996). Mais c’est au niveau des imageries ou croyances populaires que les illusions
de corrélation trouvent leur terrain de prédilection. C’est que, curieusement, comme si la
nature jouait aux dés30, il arrive que certaines corrélations apparemment fantaisistes ou
"stupides" soient couronnées de preuves annulant leur caractère illusoire ou fantasmagorique.

29
Odile Tobner (2007), dans son ouvrage dialectiquement sincère Du racisme français, a pu apporter des
analyses scientifiques et critiques à une partie de cette littérature considérée comme antinègre. En voici un
aperçu :
- « Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes et comme les singes le
sont aux huîtres » (Voltaire, 1756).
- « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures
ont un droit vis-à-vis des races inférieures » (Jules Ferry, 1885).
- « Voici à peu près trente mille ans qu’il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils
n’ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes … Les nègres continuent, même au milieu des Blancs,
à vivre une existence végétative, sans rien produire que de l’acide carbonique et de l’urée » (Charles Richet,
physiologiste français, prix Nobel de médecine en 1913).
- « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan
africain qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la
nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et
des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure
humaine ni pour l’idée de progrès » (Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, Allocution à
l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, Sénégal, 26 Juillet 2007).
30
L’expression est d’Albert Einstein (1934). Le célèbre théoricien de la relativité restreinte et générale
considère en effet que « le Bon Dieu ne joue pas aux dés », c’est-à-dire que l’univers n’est pas livré au hasard,
mais implacablement soumis aux lois inconnues ou connues (cf. Albert Einstein, Comment je vois le monde,
Flammarion, 1979 ; Physique, philosophie, politique, textes choisis et commentés par Françoise Balibar, Seuil,
2002).

87
C’est le cas par exemple des étudiants plus ou moins performants qui vont consulter des
chamanes, médiums ou "prêtres vodou" à l’occasion des examens ou concours de recrutement
professionnel. De nombreux cas semblent laisser apparaître une quelconque efficacité du
"grigri", puisque des candidats apparemment moins aptes s’en sortent quelquefois victorieux
comme par la baguette d’un prophète hébreu. Les travaux de Hamilton et Gifford (1976) sur
la corrélation illusoire, invitent cependant à la remarque suivante : l’individu qui s’efforce de
tenir compte des informations auxquelles il est exposé et qui tend alors à réagir comme
pourrait le faire un statisticien, court de grands risques de se tromper s’il associe deux
événements de faibles fréquences (cf. Deschamps & Beauvois, 1996).

Il ressort, de ce qui précède, qu’en matière de difficultés scolaires, la réponse à la


question de la validité scientifique des attributions causales resterait hypothétique ou partielle
tant que l’on n’aurait pas surmonté l’obstacle des corrélations illusoires. L’on pourrait
toutefois, dépassant la tendance quasi irrésistible d’opposer les "superstitions" à la raison,
avancer l’idée selon laquelle la rigueur scientifique n’exclut pas, à certains égards, que des
forces inconnues – d’autres disent occultes (ou du moins les croyances en ces forces) –
puissent influer sur l’attitude de l’apprenant à l’égard de l’école et des savoirs. Les
scientifiques, dit-on en effet dans certains milieux africains, se montrent habituellement si
« fanfarons » devant la Sorcellerie, qu’ils préfèrent (prudence oblige) se tenir à mille lieux
d’elle en vue d’ironiser tranquillement sur cette « chimère dangereuse … » dont se préoccupe
l’anthropologie culturelle ou religieuse (Hebga, 1979) : "chimère" qui échappe
malheureusement d’habitude aux matériels et conditions d’expérience ou de recherche en
laboratoire. Des anthropologues jésuites et bien d’autres compétences de la Société
britannique de recherche en sorcellerie ne se laissent donc pas prendre, pour ainsi dire, au jeu
facile de la dérision culturaliste ou de la moquerie faussement réfléchie. Ces savants humbles
et courageux essaient au contraire de montrer que la sorcellerie (ou l’occultisme en général),
si elle n’est pas rationnelle ni toujours dépourvue de fraudes ou de « chimères », n’en
demeure pas moins un phénomène qui parfois s’avère irréfutable au point de poser problème à
certaines lois de la physique ou de la biologie, etc. (Hebga, 1979).

Cela dit, faut-il alors réviser nos conceptions au sujet de la pensée des peuples dits de
couleur ou continuer, à l’instar de Lucien Lévy-Bruhl (1922, 1936), à prendre leurs
explications causales comme n’étant que des formalités sans fondement réel, ou des illusions

88
de personnes incultes31 ou primitives ? La question semble d’autant pertinente que même les
intellectuels les plus "exacts" n’ont pas toujours l’air de vouer un culte inébranlable aux
théories scientifiques. Il semble au contraire que les polytechniques, les universités et les
grandes écoles (même les plus réputées), en dépit de leurs éruditions, ne prétendent pas
transformer leurs clients en « têtes omniscientes » ni en consommateurs naïvement prêts à
ingurgiter des « hormones scientifiques cancérigènes ». Cette situation de réserve
intellectuelle se révèle d’autant routinière que les synagogues, les cathédrales, les mosquées,
les « ateliers » de voyance, de maraboutage ou de vodou essaiment dans tous les coins du
Globe, même dans les mégapoles les plus universitaires ou civilisées. Ainsi donc ce ne sont
pas que des "primitifs" qui fréquentent les espaces de croyances ou de ferveur religieuse. Ce
qui précède nous offre, en définitive, l’argument ultime de ne pas compter, dans la présente
thèse, les explications causales d’un « religieux » ou d’un « croyant » pour des inférences à
classer sans appel dans le bivouac des "stupides".

En effet, autour et à l’intérieur de la belle Cité politico-religieuse du Vatican, se trouvent


d’innombrables chercheurs laïcs et savants prêtres catholiques intervenant, avec intelligence
et bravoure, dans des universités de renom. Il se peut donc que derrière ou à l’intérieur des
couvents du Vodou authentique africain, se trouvent, en dépit des apparences d’irrationnels,
des hommes et femmes ayant eux aussi une certaine connaissance scientifique qui ne dit pas
forcément son nom. Il nous faudra donc user de relativisme et de modestie, mais surtout de
politesse, de nuances ou de retenues lorsque nous aborderons les attributions « irrationnelles »
proprement exprimées. Nous estimons, à cet effet, que les adorations ou les pratiques
religieuses sont des attitudes individuelles et sociales profondes, car elles sont des faits
psychologiquement et sociologiquement "légitimes", "originels" et "vivants", et, comme la
vie, elles ont le droit même de se manifester avant de s’appuyer sur la logique rationaliste, ou
de s’en passer a contrario, au nom légitime d’une conviction culturellement robuste. Les
croyances, à cet effet, y vont sans doute d’un intérêt socioéducatif évident, et il importe
psychologiquement ou scientifiquement de les aborder de face dans nos analyses.

Aussi arrive-t-il, dans de nombreuses situations épistémiques ou cognitives, que le


percevant fasse des attributions causales en s’appuyant sur des faits de réputation réelle ou
fabriquée de toutes pièces mentales ou imaginaires.

31
Le Prix Nobel français de physiologie, Charles Richet, a évoqué, dans son volumineux Traité de
métapsychique (1922, réédition 1994, p. 488), une expérience « spiritique » en laboratoire à laquelle lui-même
prit activement part à l’Institut de Psychologie de Paris en compagnie de Marie Curie (Prix Nobel de physique en
1903 et de chimie en 1911). Expérience spiritique que Richet qualifia lui-même d’ « à tous points parfaite ».

89
1.3.4. Réputation et attribution causale
Il n’est pas rare, estime-t-on, que l’attribution causale ait lieu par le biais des signaux
fictifs ou réels de la réputation perçue ou imaginée. Cette dernière, lorsqu’elle est
objectivement avérée, repose pour l’essentiel sur les qualités humaines rares et variables,
c’est-à-dire les qualités individuelles ayant une certaine importance pour l’ensemble de la
collectivité (Emler, 1990).

Si, en effet, des qualités rares ou précieuses sont suffisamment jugées valorisantes pour
une large majorité dans un milieu social donné, il devient alors aussitôt plausible que l’on se
sente normalement en droit de s’attendre à ce que les populations se pressent d’aller vers
l’information touchant la répartition desdites qualités (comme font les insectes lorsqu’ils
s’agglutinent instinctivement autour des luminescences de circonstance). L’exemple qui
permet donc d’illustrer la réputation sur le plan de la transmission des savoirs académiques est
celui-ci : si tous les professeurs étaient systématiquement des professionnels efficaces,
honnêtes ou sincères, ou donnaient des enseignements de qualité parfaitement similaire, il
serait sans intérêt de chercher à savoir s’il vaut mieux entrer en formation chez un tel ou tel
autre. La réputation est donc utile pour l’éducation dans la mesure où il existe d’importantes
différences de compétences et de conduites professionnelles directement attribuables aux
personnes elles-mêmes, indépendamment de leurs grades académiques. Ces différences sont
d’ailleurs telles que « tous les établissements ne se valent pas tous [et que] les enseignants ne
sont pas également efficaces (...). Des élèves qui devraient échouer réussissent alors que
d’autres, appelés à la réussite, échouent » (Dubet, in Avant-propos à la Sociologie de
l’éducation de Barrère & Sembel, 2008). Aussi les apprenants les plus effarouchés de
l’injustice, du racisme, de l’incompétence ou de l’autoritarisme de leurs enseignants ont-ils
tendance à ressentir pour leur formation une motivation rabougrie (conséquence probable
d’une piètre réputation qu’ils se fabriquent à l’endroit de leurs enseignants) alors que les
élèves ou étudiants autochtones ou non-migrants (lorsqu’ils sont dûment ou indûment
privilégiés ou favorisés) éprouveraient une fierté "fidèlement" rivée sur un sentiment de
reconnaissance à l’égard de leurs "formateurs népotistes".

En effet, l’hypothèse de la réputation – du fait surtout que « le discours explicite de


l’enseignant peut être démenti par ses propres comportements […] » (Braud, 1994, p. 216) –
nous aiderait ainsi à expliquer certaines attitudes d’engouement, de frustration ou de
déception des apprenants à propos de leur école, leur université ou leurs enseignants. Car
s’inscrire soi-même ou inscrire par exemple son enfant dans un centre professionnel à

90
Conakry ou à Paris, ou dans telle ou telle autre structure de formation à Monrovia ou à
Montréal, ou dans une université africaine, européenne ou nord-américaine, peut s’avérer un
choix dépendant du type de réputation en savoir-faire pédagogique (ou andragogique) de ces
villes ou continents, ou des enseignants y intervenant. Autrement dit, la réputation des écoles
dans les jugements relatifs à la scolarisation n’est pas isolée, nous semble-t-il, des attributions
causales concernant l’échec ou la réussite scolaire dont elles émergent.

Précisons que, pour notre étude, l’idée de réputation peut aussi servir par ailleurs à
ressortir les enjeux d’une perception socioscolaire couvant ou non des attributions causales
motivées par l’unique facteur de la réputation, c’est-à-dire ayant des liens avec des
compétences professionnelles objectives ou illusoires, ce qui n’est pas toujours sans révéler
des attitudes de parti pris.

1.3.5. Parti pris de perception


En général, les gens, pour sauvegarder leur réputation, sont plus enclins à attribuer leurs
réussites à leurs dispositions internes (condition d’internalité), telles que leurs capacités, alors
qu’ils attribuent leurs échecs à des causes liées à la situation, telle que la difficulté de
l’épreuve (condition d’externalité) (cf. Deschamps & Beauvois, 1996). Selon Kingdom
(1967) en effet, s’attribuer le mérite d’un succès ou éviter le blâme lié à un échec est une
conduite de parti pris ou d’autovalorisation que presque chacun des humains adopte au moins
de temps en temps. De nombreuses considérations indiquent bien évidemment que les partis
pris d’attribution causale sont influencés par l’appartenance à un groupe ou à une "race". Ces
partis pris servent alors à préserver ou à protéger les stéréotypes32 de l’intragroupe (« Nous
sommes beaux, intelligents et civilisés ») et du hors-groupe (« Ils sont sauvages, bizarres et
inintelligents ») (Fischer, 1997).

En effet, une vieille tradition occidentaliste bien répandue semble vouloir que la
sauvagerie des mœurs ou le primitivisme des coutumes soit le critère le plus adroit à rendre
compte de l'infériorité culturelle et sociale d'un peuple (Kabou, 1991). Autrement dit, les
nations dépourvues de matériels technologiques ou qui font usage du "rudimentaire", seraient

32
C'est par W. Lippmann (1922) que le concept de stéréotype fut introduit et employé en
psychosociologie. Ayant suivi une formation en journalisme, il a puisé le terme dans le milieu de l'imprimerie où
l'on désigne par ce vocable, les clichés pour la typographie des lettres. Sur le plan cognitif, il signifie "les images
dans la tête" et recouvre le « processus de schématisation portant habituellement sur les caractéristiques d'un
individu ou d'un groupe (...) que l’on juge par des explications réductrices et qui donnent lieu à des
généralisations » (Fischer, 1997, p. 179-180).

91
exclues du champ de la civilisation ou de l’Histoire33. L’on oppose ainsi couramment le terme
de groupes primitifs à celui de peuples civilisés (Kabou, 1991). Le fondement conscient ou
inconscient de cette discrimination anthropologiste se résume en quelque sorte à la
survalorisation de « soi » et à la dévalorisation de « l’autre », et entraîne comme
conséquences directes l’attachement affectif envers les siens et l’antipathie méprisante à
l’égard des autres, c’est-à-dire une « inégale répartition des ressources » en faveur du groupe
racial auquel l'on appartient (Fischer, 1997). De telles considérations aideraient peut-être à
saisir les appréhensions chez certains apprenants immigrants qui s’exclament en substance :
« Vous parlez de l’égalité des chances …, de lutte contre la discrimination ? Mon œil ! Les
dés de la sélection scolaire sont encore pipés, et les cartes de l’embauche biseautées. Nous,
les étrangers, nous sortons diplômés des universités pour moisir au chômage ». Ce culte du
fait socialement vécu, qui semble lourd de conséquence sur les apprentissages, nous aidera à
l’analyse objective d’un certain nombre de situations sociales ou migratoires (malentendus
issus des rapports à l’école et au savoir par ex.) des familles de la diaspora africaine ; et ce à
partir de quelques témoignages, même si les témoignages d’attribution causale n’ont pas
toujours un caractère de vérité absolue.

Mais aussi intéressante et instructive pour notre thèse est la notion de "locus de
contrôle" que nous allons à présent aborder de justesse.

1.3.6. Notion de locus de contrôle ou « locus of control »


Assez authentique est en effet la notion de "locus" en matière d’attribution causale : il
s’agit du « Locus of control ». Quel sens revêt-il ? Quelle va être son importance dans notre
étude ? En effet, le pas qui a été franchi dans les recherches sur l'attribution causale est en
effet celui de ce qu'il fut convenu d'appeler "Locus of control" (en français locus de contrôle).
Il signifie le lieu où l’on situe le contrôle de l'obtention du renforcement et implique « les
anticipations que les gens ont quant aux facteurs susceptibles de déterminer ce qui va leur

33
Le philosophe et historien G. W. F. Hegel écrit dans les pages introductives de ses Leçons sur la
philosophie de l’Histoire (1928, œuvre posthume) : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique,
c'est ce qui n'a point d'histoire ... ». « Consommer l'homme se rattache de façon générale au principe africain
... ». « Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa sauvagerie... ». « Chez les nègres, les sentiments
moraux sont tout à fait faibles ou, pour mieux dire, absolument inexistants ». « (...) l'Afrique n'est pas une partie
du monde historique ». Nous évoquons ces passages dans un seul et unique but d’exemplarité référentielle, et ce
sans nourrir la moindre prévention contre le dialecticien allemand. Nous sommes souvent choqué au contraire de
le voir pris pour un « crétin » par des lecteurs en colère contre sa « germanosophie négrophobe ». Mais la riposte
des lecteurs frappe au but, car il semble que les « leçons de basses moqueries » sont nuisibles à la recherche et à
l’éducation, en ce sens que ces "leçons" relèvent, nous semble-t-il, d’une philosophie raciste ou irrespectueuse de
la dignité humaine. Il faut toutefois reconnaître qu’en dépit de ses regrettables incartades sur l’Afrique et les
Noirs, Hegel a produit des théories passionnantes qui ont fait école dans le monde universitaire occidental.

92
arriver (en bien comme en mal) ou ce qui va arriver aux autres »34. Les premiers travaux en
la matière 35 virent le jour grâce à Lefcourt (1966), Rotter (1966), Phares (1968).

En effet, Phares et ses collaborateurs, intrigués par le malaise de certains patients dont la
pathologie psychique était chroniquement rebelle aux thérapies disponibles, réalisèrent que
lesdits patients n'établissaient aucun lien entre leurs comportements et ce qui leur advenait de
frustrant ou de satisfaisant et ne tiraient aucun enseignement de leurs succès ni de leurs échecs
antérieurs. Les chercheurs en conclurent que, contrairement à ce que laissaient supposer les
premières lois psychologiques en matière d'apprentissage, les conséquences des succès et des
échecs (sanctions ou renforcement) sur les comportements des gens ne sont pas automatiques
mais dépendent, pour une bonne part, de la perception ou de la non-perception de l'existence
d'un lien entre leur comportement et un renforcement subséquent (cf. Deschamps & Beauvois,
1996). De toute évidence – il s’agit en effet d’une prouesse scientifique – lesdites
investigations ont pertinemment levé le voile sur un aspect important de la psychologie
humaine. Les résultats obtenus par les chercheurs montrent que, si pour un individu placé
dans une situation donnée, le lien comportement-renforcement n'est pas établi, il n'y a aucune
raison d’espérer que les comportements suivis d'un succès puissent être reproduits. Autrement
dit, pour un étudiant qui attribue sa réussite à la chance et non aux efforts studieux déployés
par lui-même, il y a fort peu de certitude que, dans les préparatifs ultérieurs d'un examen, il
reproduise les méthodes antérieures pourtant couronnées de succès.

En effet, le locus de contrôle semble exploitable dans notre étude, en ce sens qu’il est
susceptible de mettre son éclairage à contribution pour l’intelligibilité de la perception
socioscolaire qui nous préoccupe tant dans cette étude de l’attribution causale. Autrement dit,
la relation causale que les gens établissent entre l'obtention d'un renforcement et leur propre
comportement peut influencer leur performance et partant leur rapport aux savoirs. L’on peut
donc s’interroger en termes suivants : les apprenants en difficulté seraient-ils victimes d’une
dissonance entre leurs expériences personnelles d’apprentissage et les renforcements ?
L’interrogation, croyons-nous, n’est pas anodine pour une recherche qui semble n’avoir rien à
perdre à y répondre, fût-il brièvement. Aussi la sociologie et la psychologie ont-elles leur mot
à dire sur ces questions d’apprentissage et d’attribution causale qui ne sont d’ailleurs pas
étanches à leurs préoccupations.

34
Nicole Dubois, référenciée in Des attitudes aux attributions, op. cit., p. 227
35
Cf. J-C Deschamps et J.- L. Beauvois, op. cit. p. 228

93
1.3.7. Explications causales/échec scolaire : enjeux d’ordre référentiel et
psychique
Lorsque l’on introduit cette large fresque ainsi susmentionnée sur l’attribution causale
dans l’espace authentique de l’éducation, il ressort d’entrée de jeu que les aptitudes cognitives
relatives à la réussite scolaire s’intègrent, en référence à la théorie des rapports à l’école et aux
savoirs, dans un fonctionnement psychique qui les dépasse et leur donne un sens. C’est
l’enjeu actuel de l’analyse des échecs scolaires (cf. Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Des
études plus récentes se focalisent alors sur l’analyse des difficultés de l’apprenant, dans ses
apprentissages, ses succès ou insuccès attribuables aux déterminants sociologiques,
psychologiques ou cognitifs, car – en dépit des obstacles socio-relationnels rendant les doutes
et les inquiétudes davantage prégnants dans l’administration ou le fonctionnement des
établissements scolaires – il se trouve que « les épreuves subjectives traversées par les élèves
renvoient en effet toujours à des modes d’organisation de la scolarité qui servent de cadre à
des enseignements plus ou moins assumés dans le registre cognitif » (Bautier & Rayou, 2009,
p. 39). L’acte d’apprendre (ainsi que les inégalités et les difficultés qui lui sont corollaires)
relève donc essentiellement du social et du cognitif. D’où les préoccupations entre autres : en
quoi peut-on spécifier ou cerner l’échec scolaire ? Quelle en serait la norme référentielle ou
psychique irréductible qui semble pousser les chercheurs (ceux de l’Équipe d’ESCOL-Paris 8
en l’occurrence) à s’engager scientifiquement dans les zones d’ombre et de turbulence des
enjeux de l’échec scolaire ? Leurs différentes approches dites « rapport à l’école, aux savoirs
…, difficultés et/ou inégalités d’apprentissages, etc. » constituent une sorte de coupure
épistémologique en ce sens qu’elles montrent, de façon originale, qu’on ne peut guère
surmonter le caractère filandreux de l’échec scolaire en restant figé à une lecture univoque des
multiples composantes du phénomène en question.

Il s’avère alors capital de défaire les nœuds des conceptions de "fermeture" (ceux de la
reproduction sociale par ex.) qui "incarcèrent" l’échec scolaire dans un monolithisme
conceptuel, donnant ainsi l’impression de l’éclairer alors qu’ils l’exposent à être pris pour un
effet de mirage. Poser le problème de l’échec en l’insérant dans un cadre du rapport à l’école
et aux savoirs, c’est donc rendre compte de l’équivocité d’un phénomène polymorphique tout
en lui précisant un aspect objectif. Il faut toutefois noter que les sociologues modernes, encore
moins les anciens, condescendent rarement à prendre l’individu ou le sujet pour cible dans
leurs approches. Mais les travaux de l’Équipe d’Escol-Paris 8 (ceux de Bautier & Rayou
(2009), de Bonnéry (2007), de Rochex (1995) et de Charlot, Bautier & Rochex (1992), etc.) et
d’autres encore n’ont pas fini (peut-être ne finiront-ils jamais) d’éclairer l’ultime notion du

94
sujet et de sa place dans les apprentissages et notamment dans les processus de scolarisation.
Il est, à ce titre, intéressant pour nous de prendre note de ce que ces auteurs expliquent à
propos des phénomènes éducatifs et/ou scolaires, quitte à nous à dépasser leurs approches
communes ou du moins à nous en inspirer et, pourquoi pas, à rebondir à partir de leurs
pertinentes analyses pour éclairer notre étude des attributions causales. Un tel investissement
de notre part dans cette épineuse question d’éducation, nous le concevons comme une énième
participation de l’intellect à l’explication d’un immense phénomène éducatif, scolaire et
social.

En matière d’échec scolaire, règne en effet une grande confusion de considérations.


L’on n’aurait d’ailleurs pour s’en persuader qu’à voir la tentation que l’on éprouve
habituellement à relier tour à tour le phénomène à une absence de passage en classe
supérieure, à un manque de savoirs ou à une carence d’aptitude aux apprentissages, etc., et à
tenir compte du fait que le terme « a même pris une telle extension qu’une sorte de pensée
automatique tend aujourd’hui à l’associer à l’immigration, au chômage, à la violence, à la
banlieue… » (Charlot, Du rapport au savoir, 1997, réédition 2005, p. 12). Pour l’auteur en
effet, « une notion à laquelle on fait dire tant de choses et qui renvoie à tant de processus, de
situations et de problèmes, par ailleurs si différents, devrait apparaître comme floue et
vague ».36 Charlot évite ainsi l’amalgame de supposer une correspondance parfaite entre la
notion d’échec scolaire et les phénomènes disparates que l’on y range a priori. Il parvient,
dans une perspective sociologique, à donner un caractère de statut à cette notion de rapport au
savoir dont il est lui-même l’un des concepteurs : « Si le rapport au savoir est un rapport
social, c’est parce que les hommes naissent dans un monde structuré par des rapports
sociaux qui sont aussi des rapports de savoir. Le sujet est pris dans ces rapports de savoir. Il
y est pris parce qu’il occupe dans ce monde une position. Il y est pris également parce que les
objets, les activités, les lieux, les personnes, les situations, etc., auxquels il se rapporte
lorsqu’il apprend, sont eux-mêmes inscrits dans des rapports de savoir. Mais s’il y est pris, il
peut aussi s’en dépendre » (Charlot, 1997, p. 100).

Le rapport au savoir est intéressant à ce titre en tant qu’un concept nous permettant de
progresser dans l’explication ciblée des problèmes d’attribution causale liés aux situations

36
Le professeur Bernard Charlot se rend compte, à l’intérieur même de la notion d’échec scolaire, de la
contamination sémantique d’autres termes et concepts qui ne sont pourtant pas voisins. Il déclare : « J’ai moi-
même pris longtemps comme allant de soi qu’il fallait étudier « l’échec scolaire » et ce n’est que peu à peu que
j’ai compris que si l’on veut y voir plus clair sur les phénomènes que l’on nomme ainsi, il faut s’intéresser
(notamment) au rapport au savoir » (Charlot, 1997, p. 13).

95
d’apprentissage assez précises, et non en tant qu’expression sui generis englobant l’univers
divers ou polythétique de l’échec scolaire. En ce sens, la théorie en question est l’occasion
d’un centrage sur les problèmes clés de l’apprentissage et du savoir. « … l’expérience scolaire
de l’élève en échec porte la marque de la différence et du manque : il rencontre des difficultés
dans certaines situations, il subit des orientations qui lui sont imposées, il construit une image
dévalorisée de lui-même ou parvient au contraire à apaiser cette souffrance narcissique que
constitue l’échec, etc. » (Charlot, 1997, p. 16-17). L’échec scolaire est donc un phénomène
social complexe dont le fondement peut s’étudier aussi bien en théorie qu’en pratique.

En effet, en restant tout de même dans la perspective de Charlot (1997), Stéphane


Bonnéry (2007) s’efforce, pour sa part contributive, de se situer dans un cadre moins
explicitement théorique en allant droit aux situations concrètes du rapport à l’école ou aux
apprentissages des « élèves en difficultés ». L’auteur interroge donc le comportement de ses
« sujets » au cours même de leur scolarité et expose le mécanisme par le biais duquel se
construit la difficulté scolaire. Pour lui (notamment à travers des élèves en fin de primaire et
début du secondaire dont il analyse et interprète la pensée et le comportement face aux
dispositifs pédagogiques), « le verdict d’« élèves en grande difficultés » est l’aboutissement
d’un processus dont les modalités peuvent varier. C’est une construction progressive, qui
débouche sur le dévoilement d’une non-conformité scolaire restée masquée jusqu’alors. »
Bonnéry (2007) observe ainsi que « le manque de préparation des élèves concernés aux
exigences réelles du collège, la désillusion ou l’incompréhension qui en découle les
conduisent à entrer en résistance face à ces exigences, et par là à réduire encore leur chance
de s’en sortir » (Bonnéry, 2007, p. 191).

Au bout du compte établi par Bonnéry, il s’avère qu’« un écart culturel inévitable » se
creuse entre les élèves d’origine populaire et l’école, du fait d’« une société structurée par les
intérêts contradictoires des classes sociales. Les familles qui subissent la plus forte
exploitation économique sont aussi le plus souvent celles qui ont été privées d’accès aux
scolarités longues et donc aux savoirs complexes de la culture écrite. Leurs pratiques
quotidiennes, la façon dont les enfants y sont élevées, sont bien moins empreintes des
évidences de la socialisation scolaire et de la culture écrite que dans les familles longuement
scolarisées. L’école les confronte inévitablement à des façons de raisonner, de parler, de se
voir soi-même qui ne leur sont pas familières, et qu’ils ne peuvent s’approprier que dans le
cadre scolaire lui-même. Si l’école ne met pas en place les conditions de cette appropriation,
leurs apprentissages sont inévitablement exposés aux malentendus et aux incompréhensions »

96
(Bonnéry, 2007, p. 192). Tout l’exposé de Bonnéry porte, on le voit bien, sur des difficultés
scolaires et les malentendus qui les auréolent. Toutefois, au lieu que ces « malentendus »
soient péremptoirement stockés dans la cave des anormalités (les critères de l’anormalité
n’étant pas toujours clairs ni irréfutables), ou assimilés « à quelque déterminisme social
implacable », ces événements les plus visiblement issus du rapport à l’école (en l’occurrence
les conflits ou comportements "inadmissibles" dans l’institution), « constituent en fait
l’aboutissement d’un processus bien plus discret qui se construit tout au long de la
scolarité ». Et « cette construction n’est ni prédéfinie ni irrémédiable » (Bonnéry, 2007, p.
192).

L’auteur conclut, sur la base de ses observations, que c’est en tant qu’humiliés et
notamment dans une attitude de résistance que les écoliers réagissent aux sentences d’échec
dans l’assimilation des savoirs. « La confusion des registres de la confrontation à l’école
favorise donc une attitude de résistance, active ou passive, et celle-ci obère en retour les
investissements dans le travail scolaire, précipitant les difficultés (Bonnéry, 2007, p. 194). Il
en ressort que, pour l’auteur, les phénomènes de l’univers scolaire plus ou moins directement
perçus (et plus particulièrement les difficultés d’apprentissage et les conflits y afférents)
entrent dans la catégorie du rapport à l’école. La thèse de Bonnéry s’appuyant ainsi sur la
théorie de Charlot ou les deux se complétant l’une l’autre, la notion d’échec scolaire reçoit un
contenu beaucoup plus précis, celui d’une subjectivité qui devient tangibilité, un peu comme
des nuages qui s’amoncèlent pour produire la neige, la grêle ou la pluie.

Ainsi la brève esquisse des travaux des auteur(e)s ou de leurs conclusions respectives
sur le rapport à l’école nous enseigne une chose : il n’est pas aisé de "décanter" l’échec
scolaire ou de saisir d’emblée la nature de sa causalité, les échecs ou les difficultés
d’apprentissage n’étant pas de provenance causale facilement identifiable. La clarté même des
investigations de Bonnéry (2007), avec des détails qui sans doute ne passent pas inaperçus,
pourrait nourrir certaines analyses de notre travail. Mais s’il n’est pas possible ni même
indispensable de suivre ici toutes les articulations pratiques des conceptions des auteurs
concernant l’échec scolaire, l’on peut tout au moins énoncer qu’avec Charlot en l’occurrence,
se fait claire l’ambiguïté d’une problématique du rapport au savoir qui se veut théorique mais
flirte – scientifiquement parlant – avec l’objectivité des faits pratiques. L’on peut de surcroît
noter que, dans la logique de ce « syntagme » du rapport au savoir élaboré par l’Équipe
d’ESCOL-Paris 8, « il n’existe pas une chose nommée « échec scolaire » que l’on pourrait
étudier comme telle » (Charlot, 1997, p. 101). Ledit "syntagme" nous semble fort judicieux et

97
aussi mobilisable pour l’intelligence de notre thèse. Nous le complèterons cependant en
stipulant que tout rapport au savoir ou à l’école s’appuie, du moins implicitement, sur la
nature même du fonctionnement de la perception socioscolaire chez l’individu et les groupes.
Autrement dit, toute construction en matière de connaissance ou d’apprentissage est une
construction résultant d’une perception.

C’est qu’il existe en effet une connexion intrinsèque entre les cognitions et les
mécanismes de perception (cf. Piaget, 1975) qui permettent aux humains de soumettre leur
situation éducative ou celle d’autrui, quelle qu’elle soit, à la réflexion ou porter sur elle des
jugements de satisfaction ou d’indignation. Aborder l’échec scolaire sous l’angle des
attributions causales en lien avec le rapport aux savoirs permet donc de se soustraire du chaos
notionnel qui mettait les acteurs de l’éducation dans une complexité de considérations. En
effet, le flou caractériel du concept d’échec scolaire, l’imagerie complexe qu’évoque ce
vocable usuel, la polémique ininterrompue qui s’instaure autour de lui, sont finalement des
situations plausibles en faveur de l’approche de l’attribution causale (authentifiée dans la
présente thèse sous le terme de la perception socioscolaire). L’approche en question introduit
la notion d’échec scolaire dans l’épaisseur de la relation sociocognitive entre l’apprenant et
son apprentissage, mais laisse surgir une question : si l’on choisit, comme le font Charlot,
Bautier et Rochex, etc., de considérer l’échec sous l’éclairage du rapport au savoir, est-il
encore possible de recourir à une autre terminologie pour rendre compte de l’échec scolaire ?
Il serait téméraire en effet d’y répondre par la négative : car, après tout, les chercheurs de
l’Équipe d’Escol-Paris 8, ainsi que d’autres non moins compétents, autorisent, par leur
approche d’ouverture, de dépasser en ce qui concerne l’école et les savoirs, le bipolarisme
classique d’échec/réussite.

Ainsi donc l’on pourrait recourir tantôt à une approche du rapport au savoir ou à l’école,
tantôt à une autre (comme celle de la perception socioscolaire par ex.) selon les besoins de
l’explication des situations scolaires ou d’apprentissage. C’est tout à fait ce que nous avons
l’intention d’oser à propos des attributions causales, de leurs liens avec l’intégration scolaire
et socioprofessionnelle, du moment où rien a priori ne nous empêche de regarder l’échec
scolaire sous le rapport d’une représentation mentale jonchée de malentendus, ou subissant de
plein fouet les effets pervers des interactions des groupes antagonistes qui cohabitent dans
l’univers interculturel français ou occidental. Cette préoccupation nous amène donc à aborder
maintenant l’enjeu crucial de la déclinaison de la conscience sociale (au sein de l’éducation
ou des apprentissages) dans la mesure où cette conscience sociale, en se déclinant, semble

98
étendre son "ombre" sur les attributions causales à propos de l’échec versus la réussite
scolaire et/ou socioprofessionnelle.

1.3.8. Enjeu de la mutation de la conscience sociale du partenariat éducatif


Les perspectives des rapports à l’école et au savoir semblent implicitement construire
une nouvelle conscience de la situation partenariale de l’éducation ; laquelle situation se
transforme elle-même (non peut-être pas d’elle-même) de plus en plus rapidement et
radicalement. Or, en même temps, l’intense pluralité des concepts qui s’abritent derrière
l’échec scolaire – comme l’a montrée l’Équipe d’Escol-Paris 8 (Charlot en l’occurrence) –
suppose une perception diverse ou divergente de la situation éducative et scolaire. Le contexte
de rapport à l’école se situe, à cet égard, comme un fait social ayant un lien direct avec les
représentations scolaires et le vécu situationnel des partenaires du monde éducatif : les
enseignants, les apprenants et leurs parents. Cassée, Gurny & Hauser mettent ainsi en avant,
pour expliquer les éventuelles difficultés scolaires rencontrées par les populations migrantes,
le conflit qui peut exister entre les aspirations de la famille et celles de l’école : « l’une des
difficultés principales de ces enfants viendrait de ce que leurs parents les élèvent, en règle
générale, selon les traditions de leur pays d’origine, tandis qu’ils sont confrontés, dès leur
entrée à l’école au plus tard, à notre manière de penser et à nos comportements » (Cassée,
Gurny & Hauser, 1981, p. 163).

L’idée des auteurs nous semble en effet aussi pertinente que discutable. Car de notre
part d’hypothèse, la force de ce clivage bouleverse l’intégration socioscolaire du migrant, du
fait surtout que ses effets peuvent s’avérer une réalité ayant un lien avec les résultats
scolaires : encore qu’il s’agit pour nous de décrypter l’attribution causale de l’échec scolaire
chez l’apprenant, notamment dans ses « aller-retour » permanents entre son école et sa
famille, entre sa famille et les autres composantes du partenariat éducatif. Des travaux (cf.
Duru-Bellat & van Zanten, 1992) font ainsi état de déficits éducatifs et culturels que les
auteurs considèrent comme le « produit de la confrontation du système culturel dominé »
(celui des familles populaires) et du « système culturel dominant » (celui de l’école). Mais en
1979, Jean-Pierre Pourtois prenait déjà le contre-pied de l’hypothèse du déficit éducatif : ce
n’est pas tant les carences éducatives, si elles existent, qui posent problème en tant que telles
aux apprentissages, mais bien les processus par lesquels les problèmes éducationnels vont être
manipulés et transformés par l’institution scolaire et ses contraintes.

99
Cette conception de Pourtois semble homogène à la position de Rayou (1998, p. 45) :
« Le trouble des élèves devant les apprentissages et leurs évaluations semble tenir à ce que
les adultes dissocient aisément la sphère des savoirs, dont ils tirent leur légitimité, et celles
des relations personnelles. […]. Les enseignants semblent avoir tellement intégré l’impératif
des programmes qu’ils sont aveugles aux rapports humains et à leur exigence de réciprocité
véritable. […] Si les personnes sont traitées comme des choses, on ne sait plus nettement ce
qui tient aux unes et aux autres. On a le sentiment d’être manipulé et l’on peut craindre,
comme Patrick (un des élèves interviewés par l’auteur), que l’incertitude sur la valeur de
l’adulte et son enseignement ne s’étende à soi-même : […] ». En effet, selon l’auteur, il est
important « d’essayer de comprendre comment, au quotidien, les lycéens participent à la
construction de leur univers scolaire » (Rayou, 1998, p. 23). Mais faut-il alors escamoter
l’opinion de leurs parents ? Il semble au contraire que nous devrions, en élargissant notre
univers d’enquête, situer la place des parents dans « la cité des lycéens ».

En effet les familles exilées, migrantes ou étrangères, ne sont pas toujours loin de se voir
soumises à la critique des éducateurs qui perçoivent l’échec scolaire en termes de démission
parentale. Ce préjugé de la démission des parents fait appel à des explications ou du moins à
des attributions causales selon lesquelles l’attitude non-partenariale de certains "géniteurs",
c’est-à-dire leur faible ingérence dans les apprentissages de leurs enfants ou, en d’autres mots,
leur mauvaise gestion des temporalités de la vie quotidienne serait à l’origine de l’échec
scolaire. Les élèves sont alors perçus comme tributaires d’une feignante oisiveté qui leur
ferait passer des heures devant la télé ou pratiquer des jeux vidéo au détriment de leurs études,
et ce sans le contrôle des parents. « Plus précisément dans les enquêtes menées auprès
d’acteurs de l’institution scolaire, l’imputation au milieu familial des difficultés ou de l’échec
scolaire des élèves a pris force de loi et s’énonce de manière récurrente dans les termes de la
« démission éducative » des parents » (Périer, 2005, p. 93-94). Or les familles (et celles-ci ne
semblent pas moins soucieuses de préserver leur honorabilité) se montrent elles aussi assez
promptes à contre-attaquer les accusations de l’école par des rétorques acerbes, considérant en
l’occurrence que l’institution scolaire n’a d’yeux que pour « les familles en faute » et serait
donc aveugle à ses propres dysfonctionnements.

Au vu de ces diatribes, la scolarisation peut constituer d’un côté une voie de


socialisation et, de l’autre, celle de l’acculturation : une sorte d’antinomie ou d’enjeu dont les
effets se laissent apprécier sur le plan de « la construction identitaire et de l’estime de soi des
élèves, de la reconnaissance versus disqualification des qualités éducatives parentales, de la

100
légitimation versus dénégation de la culture familiale ou du groupe d’appartenance (social
ou ethnique) » (Périer, 2005, p. 13). L’analyse que fait Périer de la relation partenariale
éducative semble avoir ainsi une promiscuité dialectique avec notre étude. En effet, comme
l’indique même le titre de son ouvrage "École et familles populaires : Sociologie d’un
différend", l’auteur propose une grille de lecture explicative à travers laquelle il pointe l’index
sur la problématique colossale des rapports entre les parents et l’institution scolaire. « […] la
question des rapports entre les familles populaires et l’école déborde largement le seul enjeu
des apprentissages et de l’orientation des élèves : elle engage une problématique sur la
manière dont une société scolarisée fabrique et hiérarchise des différences comme autant de
signes qui habilitent et stigmatisent, intègrent et excluent » (Périer, 2005, idem). Les
différends dont il est finalement question dans les relations éducatives (familles-école), tels
que nous les entendons chez Périer, peuvent alors nous apporter un certain éclairage sur le fait
notamment que l’analyse des conflits sociaux permet d’approcher ce qui ne va pas entre
l’école et les familles.

Il semble donc évident que l’imagerie du partenariat éducatif, ainsi qu’elle transparaît
dans les travaux de l’auteur, peut permettre d’aller au fond du problème des attributions
causales chez les familles de la diaspora africaine. Ce qui voudrait dire que l’importance que
nous accordons ici aux parents n’entraîne pas l’élimination des autres partenaires éducatifs, en
l’occurrence les élèves et les étudiants. Au contraire ! Car puisque des parents dépendent leurs
enfants, et que leur lien dans la relation éducative s’étend socialement aux enseignants et à
l’État, l’ensemble des facteurs qui participent de leurs différends ne peut donc être considéré
comme négligeable. En effet, du fait de l’irréductibilité du partenariat éducatif, la
complémentarité même des partenaires semble récuser toute tentative d’exclure absolument
un élément de cet ensemble coopératif (parent-apprenant-enseignant).

L’on ne peut donc manquer de constater une certaine complémentarité entre les analyses
des auteurs et leurs conclusions. Dans son article intitulé "Parents" ou "familles" ? Critique
d’un vocabulaire générique", Dominique Glasman (1992) a pu s’interroger sur l’usage
intempestif du mot de familles que les agents de l’école auraient tendance à confondre avec
celui de parents. « La question est de savoir si, prenant le droit pour le fait, l'école n'en vient
pas à se rendre dupe du vocabulaire générique qu'elle utilise pour désigner les « parents »
(Glasman, 1992, p. 21). Or il se trouve que cette confusion fictionnelle n’est pas sans induire
des biais de représentations. « Une telle fiction, les « parents », est alimentée par les
associations de parents d'élèves; celles-ci ne peuvent pas faire autrement que de se

101
revendiquer et de s'afficher comme les représentantes de tous les parents, sans distinction de
quoi que ce soit : appartenance sociale, origine nationale, affiliations politiques ou
religieuses, etc. Et l'on sait que les propositions estampillées comme celles des "parents" sont
en fait marquées par l'appartenance sociale des membres et des porte-parole des associations
de parents d'élèves » (Glasman, 1992, idem). Cette disproportion apparente évoque, nous
semble-t-il, l’image d’un bureau ou d’un groupe (de quelques personnes) qui parlerait au nom
d’un univers social peuplé d’individus de toutes conditions sociales et psychologiques, de
toutes obédiences religieuses, culturelles, etc. Et dès lors que l’on prendrait les opinions des
personnes privilégiées pour celles de la tendance générale, l’on aurait de fortes chances de se
fourvoyer dans une sorte de "labyrinthes" non contigus au champ social représentationnel des
familles migrantes, notamment en matière de scolarisation.

Dans cette perspective qui s’ouvre directement sur des malentendus, se présente un
partenariat éducatif assorti de vues manichéennes qui confortent ceux qui sont d’ "ici" (les
autochtones) et pourfendent ceux qui viennent de "là-bas" (les immigrés). Les géniteurs issus
de la classe sociale supérieure sont alors définis par l’institution scolaire sous le vocable de
parents, et ceux d’origine étrangère et populaire désignés par celui de familles. « […] tout se
passe comme si les parents populaires, et d'origine étrangère, ne relevaient pas de cette
appellation de « parents » (…). Dans un cas qui, grossièrement, concerne essentiellement le
public scolaire des ZEP, le terme « famille » recouvre une entité culturelle, dont les
connotations sont moins les "parents" que la « tribu ». La "famille» évoque un monde
extérieur, indistinct et sans lien avec l'école. Tout se passe comme si les agents de l'école
opéraient une mise à distance des « familles », dans une attitude quasi "ethnologique"
réduisant celles-ci à leurs déterminations culturelles, réelles ou supposées ; alors que, dans le
même temps, ces agents appellent de leurs vœux un rapprochement des "familles" et de
l'école » (Glasman, 1992, p. 22). Il nous semble en effet qu’à force pour certains « agents de
l’école » de verser dans un tel culturalisme, d’y élever des considérations "moqueuses" ou de
prendre les "étrangers" pour des garnements folkloriques à jeter en vrac au rayon de
l’inaptitude scolaire, l’école risque fort d’atrophier chez les familles populaires ou
immigrantes, la confiance qui devrait les rapprocher d’elle.

Cette situation partenariale ainsi décrite reste quasiment exemplaire dans le sens de la
fermeture d’esprit à l’égard de la culture des autres peuples, ce qui semble une attitude de
déconsidération des valeurs issues de cultures non-européennes (cf. Ziegler, 2008 ; Diop,
1954). C’est que, aujourd’hui encore, la relation entre les familles dites de "couleur" et celles

102
dites "sans couleur" subit encore des pesanteurs de la conception culturaliste et
différenciatrice qui inspira toute la culture officielle européenne des siècles derniers (cf.
Ziegler, 2008). Il s’agit, pour l’essentiel, de la persistance d’une perspective où ne semblent
tenues pour intellectuellement valides et socialement légitimes, que les mœurs et les cultures
susceptibles de s’insérer dans le moule institué par des "civilisateurs" qui ont réussi à imposer,
avec violence ou démagogie, leur vision du monde à d’autres peuples (Ziegler, 2008 ; Tobner,
2007 ; Hebga, 1979 ; Tévoédjrè, 1978 ; Ki-Zerbo, 1957 ; Diop, 1954).

Voilà donc en substance ce qui pourrait en quelque sorte nous aider à expliquer une part
des "fausses notes" que l’école ou la société elle-même semble introduire dans le partenariat
éducatif. Il nous semble ainsi judicieux de supposer que les "familles étrangères", subissant
plus ou moins la quarantaine ethnologique où l’école les expédie, connaîtraient en
conséquence un sort similaire à celui des "mamans poules" traversant des routes de campagne
en été avec leurs "poussins" : éblouies ou complexées par l’idée réductrice que l’école se fait
d’elles, ces familles se font psychologiquement écraser par les "chauffards" de l’aide à
l’intégration scolaire, universitaire ou socioprofessionnelle.

L’on peut donc s’appuyer sur les interférences de la « fiction » ou des préjugés à l’égard
des familles populaires, en faisant le pari que nombre de conflits d’ordre éducatif ou
partenarial tiennent à des malentendus en lien avec les sentiments de supériorité versus
infériorité qui semblent séparer les agents de l’école et les minorités visibles ou contribuer, si
peu que ce fût, à augmenter leur angoisse et leurs difficultés d’apprentissage. C’est plus ou
moins à ce titre que Bautier et Rayou (2009), dans leur initiative commune d’analyser les
inégalités d’apprentissage à la lumière des programmes, pratiques et malentendus scolaires,
ont évoqué, au dernier paragraphe de l’introduction de leur œuvre, l’hypothèse selon laquelle
« les difficultés d’apprentissage à l’école des élèves de milieux populaires relèvent
actuellement autant de malentendus (construits par les enseignants comme par les élèves et
dans plusieurs logiques) que de sous-entendus et d’implicites culturels (cultivés par
l’institution scolaire dans une logique de domination ) » (Bautier & Rayou, 2009, p. 14). Il est
clair que l’hypothèse en question ne fait nullement défaut à la présente étude. Mais il nous
faut aussi voir quelques autres aspects conflictuels d’une telle hypothèse.

1.3.9. Confrontations et résistances dans la coopération socioéducative


Eu égard aux diverses transformations de la société (dans sa composition et dans ses
mœurs), les enseignants apparaissent a priori dans l’esprit des apprenants « comme des
adultes qui présentent surtout le risque de compliquer une vie qu’on souhaite la plus libre

103
possible » (Rayou, 1998, p. 112). Dans une population nationale de culture hétérogène et de
plus en plus complexe, il se trouve une part plus ou moins importante d’apprenants dont le
souci n’est pas celui de la soumission et qui seraient peu réceptifs et quelquefois violents
(Diakité, 2006). L’enseignant entre alors dans un double rôle : il doit non seulement donner
des cours, mais aussi surveiller des jeunes turbulents. Il se trouve à la merci des coups, des
injures, des calomnies ou des menaces mais doit tout de même garder le sourire et assumer
pleinement ses fonctions. Pour lui, la salle de classe deviendrait une chambre d’écho d’une
série d’absurdités ou d’imprévus. D’autant que « les insultes sont très fréquentes à l’école (et
qu’il) n’est pas rare d’entendre des mots très vulgaires dans la bouche de ces chers petits
enfants » qui ne réalisent même pas qu’ils font usage d’« un langage plus que familier »
(Philibert, 2007, p. 31).

Or en tant qu’être humain, l’enseignant (e) a le droit d’être un homme ou une femme
comme madame ou monsieur "tout le monde" et, à ce titre, il (elle) n’est en principe pas tenu
(e) d’être un « surhomme » ou une « surfemme », c’est-à-dire insensible. Il (elle) éprouverait
naturellement du mal à supporter que l’école devienne un « zoo » où l’on doit « dresser », à
ses risques et périls, de nombreux "élèves tigres" venant de milieux défavorisés. Il (elle) peut
ainsi se sentir peu habilité (e) à renvoyer ou à punir un élève, quoi que fasse ce dernier et
même si son comportement paraît de nature à troubler l’ordre de la classe. « Dans cette
montée en puissance de la violence et de la dégradation du climat en milieu scolaire, il est
une victime dont on ne parle pas et qui n’est reconnue que comme coupable : le professeur.
(…). Désarmés et accusés, ils (les professeurs) n’ont aucun recours et ne peuvent, de ce fait,
qu’assister impuissants, à la démolition continue de leur statue » (Diakité, 2006, p. 27). L’on
peut alors estimer que la conscience du devoir, au sens socio-juridique du terme, se construit
par « la soumission librement consentie »37 ou l’assimilation progressive du règlement
intérieur à tous les niveaux du cursus scolaire. Or – c’est là une observation importante pour
notre recherche – la situation en cette mouvance actuelle de 80% au bac (Beaud, 2003), c’est
que l’enseignant n’est pas en droit d’imposer aux apprenants d’être studieux ou respectueux à
l’égard des autres (Diakité, 2006).

L’étude de la relation scolaire peut donc permettre de cerner l’idée que les apprenants se
font de leurs propres conduites ainsi que des attitudes de leurs enseignants dans la relation

37
Titre d’une œuvre de Robert-Vincent Joule & Jean-Léon Beauvois (1998), PUF, 5ème édition, 2006.
Lesdits auteurs ont essentiellement abordé la façon dont on peut amener les gens à faire librement ce qu’ils
doivent faire.

104
scolaire enseignant-apprenant. Une question serait par exemple de savoir quels types de
causalité les apprenants établissent entre les échecs scolaires et les attitudes de leurs
enseignants. Un tel aspect de l’étude serait porteur d’informations utiles sur l’image que les
élèves, les étudiants et leurs parents projettent sur les enseignants dans la mesure où ces
derniers se sentent en général seuls face à leurs classes et à leurs difficultés, ou parfois même
sans soutien ni protection de la hiérarchie (Diakité, 2006).

L’on sait en effet que les enseignants sont parfois confrontés à des situations
« déscolarisantes », comme celles de leurs élèves qui s’absentent fréquemment parce qu’ils
auraient mission d’accompagner des parents (qui ne parlent pas français) à l’hôpital ou dans
une démarche administrative.38 Mais les difficultés d’apprentissage sont aussi supposées
provenir des enseignants, car leurs modes de perception et notamment d’évaluation peuvent
avoir des incidences sur les rendements des apprenants, et partant sur leur façon de percevoir
leurs difficultés ou échecs. L’on considère que les enseignants tenant compte des injustices
socio-économiques sont plus favorables aux élèves de classe ouvrière que les enseignants
attachés à la seule créativité de l’élève (Isambert-Jamati & Grospiron, 1984). Peter Wood
(1992) distingue à ce titre deux types d’enseignants : d’abord les « provocateurs de
déviance », qui émettent des jugements négatifs, adoptent des attitudes agressives ou
fulminent des propos dénigrants envers les apprenants ; ensuite les enseignants « isolateurs de
déviance », c’est-à-dire porteurs de perception et d’attitudes inverses. Wood (1992) précise
que la déviance implique nécessairement au moins deux acteurs et que l’enseignant peut
provoquer ou atténuer la déviance par ses propres attitudes à l’égard de l’apprenant. Le
principe ultime est que les apprenants s’attachent aux enseignants qui s’intéressent à eux tels
qu’ils sont, et non pas tels qu’ils devraient être, qui ont des ambitions pour eux sans les brimer
(Dubet, 2002) ni les insulter ou les humilier.

Mais d’autres considérations (cf. Philibert, 2007) s’intéressent aux « cas d’apprenants »
qui, dans la relation éducative, affichent côte à côte des comportements tantôt belliqueux
tantôt pacifiques. Les voies de faits ou comportements agressifs de la part des apprenants
entre eux-mêmes et contre leurs enseignants seraient aujourd’hui l’un des sujets de
préoccupation du monde éducatif. Ce caractère généralement dramatique de la situation
scolaire installe l’école dans une crise (Dubet, in Introduction à la "Sociologie de l’éducation"

38
Catherine Taconet (2006, op. cit.) évoque le cas d’une élève qui lui aurait demandé de mentionner
explicitement sur le bulletin que la présence au cours était obligatoire (afin qu’elle puisse rectifier la perception
de sa mère qui semble considérer l’école comme un lieu sans obligation de présence).

105
de Barrère & Sembel, 2008, p. 5). Une telle crise, au sens où les auteurs la décrivent au cours
des paragraphes antérieurs, c’est encore le même phénomène de la situation sociale de l’école
ou de la scolarisation en tant qu’annexée à la relation école-société et qui préoccupe notre
étude de l’attribution causale.

En effet, les occasions ne sont pas rares où les établissements scolaires doivent
socialement agir plus que de convention, comme Rayou & van Zanten le précisaient déjà dans
leur Enquête sur les nouveaux enseignants : « Les problèmes de la société sont entrés dans les
établissements scolaires, faisant évoluer le travail enseignant vers des rôles de travailleur
social, d’éducateur et de psychologue. Les collèges, dans les quartiers populaires, participent
à la prise en charge des populations « à risque », l’école y apparaît alors comme le pompier
de service de la société » (Rayou & van Zanten, 2004, p. 30). Interactions socioéducatives pas
des moins sulfureuses au demeurant, et qui semblent interroger les donnes de la nouvelle
condition scolaire moderne ainsi que celles du principe éducatif classique selon lequel il est
toujours pédagogiquement bénéfique de mettre l’apprenant entièrement à l’aise, de le croire
suffisamment intelligent ou capable d’attitudes responsables et ainsi d’attendre patiemment de
lui des performances dont il n’aurait pas encore fait preuve dans ses prestations cognitives
antérieures. Mais aucune prestation cognitive n’est suspendue dans le vide, encore moins les
comportements d’apprenants ; car les attitudes des apprenants semblent d’autant intimement
liées à leur environnement social lui-même et au "tissu psychologique" de leur vécu
quotidien, qu’il n’est pas insensé de dresser un état des lieux de leurs conduites au sein de la
relation qui les lie entre eux d’une part et celle qui les lie à leurs enseignants d’autre part.

À cet effet, Rayou (1998) démasque dans la plate-forme sociale de l’école et plus
précisément au niveau du lycée, une « réactivation du polymorphisme enfantin », terme qu’il
estime d’ailleurs comme véhiculant une antinomie : « … on devrait en toute « rigueur »
s’attendre à ce qu’à partir d’une enfance vécue comme indivise et conviviale se mette
progressivement en place une adolescence grandie par différenciation tant cognitive que
sociale avec ce qu’un tel processus peut comporter de conflits entre « grands » et « petits ».
« Or (poursuit l’auteur), il semble au contraire que la relation de philia qui s’instaure au
lycée succède à un régime beaucoup plus violent et, sous beaucoup d’aspects, plus proche de
la société « réelle » : davantage d’affrontements, de vols, de moqueries entre inférieurs et
supérieurs » (Rayou, 1998, p. 207). Faute éventuelle de pouvoir penser l’expérience juvénile
en lien avec cette « philia » (car analyser cette philia implique un mode de penser dialectique),

106
on se condamnerait à imputer aux jeunes des pensées qui au contraire leur répugnent, leur
expérience en tant qu’enfants pouvant se définir pour ou contre l’expérience scolaire.

L’on sait, en effet, que les élèves ont tous et chacun une perception de l’école : l’on
n’ignore pas qu’ils réagissent à l’échec et à la réussite par le biais de la cause présumée de ces
derniers. La perception scolaire est donc d’ordre imputatif et l’on peut même supposer qu’elle
se branche à la situation culturelle et sociale intégrale de l’apprenant. Car, dans une
civilisation où l’école n’est jamais coupée de la vie sociale, la perception socioscolaire est un
phénomène complexe qu’on peut étudier à plusieurs niveaux, dont (entre autres) celui des
élèves eux-mêmes en tant que partenaires éducatifs ultimement positionnés dans une relation
de « philia ». Celle-ci « garantit non seulement la coprésence de principes en droits
incompatibles, mais peut même, comme dans sa variante « vertueuse », opérer des
raccordements parfaits : on y aime, sans plus calculer ses efforts, une discipline scolaire
parce qu’on aime la personne qui l’enseigne et l’aime visiblement elle-même » (Rayou,
ibidem). Il est alors judicieux, à la lumière de la réflexion de l’auteur, qu’au cours de ce
travail, nous essayions de tirer profit de l’importance du rôle de cette « philia », car c’est aussi
toute la personnalité affective de l’apprenant qui en tirera immanquablement sa légitime
clarté.

Mais Rayou n’a pas circonscrit ses réflexions éducatives dans la seule notion
aristotélicienne de « philia ». Portant son regard sur les remous émanant de la massification
scolaire et observant notamment la place importante qu’occupent les lycéens sur l’échiquier
politique en même temps qu’au niveau de leurs propres familles, il énonce : « Qu’ils (les
lycéens) descendent dans la rue […] et c’est toute la « classe politique » qui retient son
souffle, espérant, selon ses diverses composantes, qu’ils regagnent au plus tôt leurs
établissements ou qu’ils donnent au contraire à certaines revendications sociales une
ampleur et une légitimité supplémentaires. […] Il est vrai que, dans un système politique où
le sort de la République et celui de l’école sont scellés il y a plus de cent ans, la crainte de ne
plus comprendre ou de décevoir une jeunesse scolarisée dans sa quasi-totalité revêt une
signification particulière. […] » (Rayou, 1998, p. 9). En effet, que des manifestations de
lycéens puissent susciter un intérêt considérable auprès des médias et des responsables
politiques (Rayou, 1998), montre selon toute apparence qu’il n’est nullement inutile de
prendre en compte l’opinion des jeunes lycéens dans une étude concernant les attributions
causales de l’échec scolaire. Nous considérons d’ailleurs que leur probable intégration
manquée peut entraîner chez eux des suites logiques de désintégrations sociales prometteuses

107
de misères39. Aussi nous semble-t-il logique, dans le présent travail, d’approcher un tant soit
peu leur façon d’interpréter leur propre situation d’élèves ou de jeunes apprenants dans leur
« cité » réelle ou mentale.

Mais les parents constituent eux aussi des maillons non-négligeables dans la chaîne
socioscolaire. Ils sont des acteurs d’une stature exceptionnelle puisque c’est eux qui assument
d’ordinaire "l’éducation de la maison", demandent des comptes aux établissements scolaires
et répondent des agissements de leurs enfants. Il n’est donc pas inconcevable que leurs
représentations sous-jacentes à la scolarisation puissent commander aux attitudes de leurs
enfants vis-à-vis de l’école. De par leur action qui complète celle de l’école, les parents
assurent « l’intégration des élèves dans la société, leur fait assimiler les valeurs, les grands
principes, ainsi que les normes de comportements socialement acceptées » (Barrère &
Sembel, 2008, p. 11). L’on peut toutefois supposer qu’il existe, parmi eux, une certaine
catégorie qui résisterait à la modernité. Car l’analphabétisme et le traditionalisme dont
certains seraient tributaires peuvent ne pas correspondre au schéma dialectique classique où le
« frottement des contraires » produit en général une synthèse libératrice d’attitudes nouvelles
(cf. Kabou, 1991). Le contenu de l’idéogramme mental de cette catégorie de parents peut ainsi
traduire un modèle de perception en conflit avec la nouveauté ou le changement. Nous faisons
à ce titre l’hypothèse que les parents analphabètes s’enfermeraient dans une "caverne de
Platon" où les cultures ancestrales (croyances religieuses ou spirituelles) et la culture moderne
ou de l'école se disputeraient la "carte" d’une identité difficilement convertible. Pour eux,
supposons-nous, les valeurs ancestrales mériteraient du respect absolu et devraient être
conservées à tout prix. Ces valeurs constitueraient, du moins en apparence, leurs références
prioritaires en matière de jugement perceptif ou d’attribution causale. C’est dire qu’opposés
en apparence aux principes du rationalisme cartésien, des parents estimeraient que la
perpétuation de leurs "mœurs totémiques" serait indispensable à l’émergence de leur identité.
De tels parents éprouveraient des difficultés à négocier leur intégration propre ainsi que celle
de leurs enfants.

Il serait donc probablement utile d’analyser, sous cet angle de valeurs religieuses, les
attributions causales par lesquelles les catégories perceptuelles d’une telle conception
résisteraient à l'instruction et poseraient problème à l’appropriation des savoirs. Et ce en

39
Pour les apprenants pré-enquêtés, notamment ceux directement issus de l’immigration, l’échec scolaire
aurait des conséquences sociales, économiques et humaines désastreuses. L’un d’eux, brillant élève en classe de
1ère, affirme que son père (ouvrier) n’avait guère de cesse de lui seriner qu’ « une tête sans instruction scolaire
n’aurait droit qu’aux fardeaux de misères ».

108
partant d’un point de vue selon lequel beaucoup de parents et de jeunes resteraient convaincus
qu’il n’y a de culture fiable que celle que l’on tient de ses propres origines ou de sa
« religion ».40

Cela dit, tous les parents ne peuvent pas avoir la même perception de l’école et de la
scolarité de leurs enfants. De nombreuses études ont d’ailleurs mis en évidence les liens que
leur perception pourrait avoir avec leur niveau d’étude, leurs origines, leurs ambitions pour la
scolarité de leurs enfants (Montandon, 1991 ; van Zanten, 1990). Mais ce point de vue n’est
pas exclusif au regard des recherches plus récentes. Carra et Esterle-Hedibel (2004) relèvent
que, d’une manière peu ou prou explicite, les parents d’élèves scolarisés en zones difficiles
apparaissent généralement, aux yeux du corps enseignant, comme portant peu d’intérêt à la
scolarité de leurs enfants. Les auteurs précisent que la difficulté des relations éducatives serait
récente et souvent rattachée aux milieux populaires : conséquence moins imputable à la
massification scolaire qu’à la complexification d’une société en perte de repères. Pour autant,
ajoutent-elles, en référence aux investigations d’historiens, le thème de « l’insuffisance
parentale » est ancien. Ce thème – par le biais de la déperdition des repères, des valeurs et de
la désinvolture des parents – « est décliné tant chez les Lumières que dans l’idéologie
philanthropique du XIXième siècle ». Les attitudes de résistance ou de rejet de la part des
éducateurs sont monnaies courantes et semblent une constante de la forme scolaire
d’éducation. Ce discours de positionnement « tient d’autant plus de place à partir de la
décennie 80 » que l’on implique les parents dans l’école. Le débat en question prendra
finalement une tournure capitale avec l’accroissement du phénomène de la "violence à
l’école" sur le devant de la scène sociale où cohabitent "migrants" et "autochtones".

En passant ainsi du pointage des difficultés d’apprentissage au pointage des difficultés


disciplinaires, le calquage des maux de l’école à la responsabilité parentale devient opérant
mais pose problème. Autant dire que cette externalisation des causes des difficultés
rencontrées au sein de l’école, et même à l’extérieur d’elle, contribuerait à la prolifération de
pratiques discriminatoires (Payet, 1995) où les conflits et les malentendus peuvent émerger :
rapport d’autorité entre "inférieurs" et "supérieurs", confrontation plus ou moins ouverte
entre "gens de couleur" et "gens sans couleur", "enseignants de rive gauche" et "astreignants

40
Un rapport de la direction centrale des renseignements généraux (2004) note que les enseignants se sont
aperçus d’une certaine radicalisation de pratiques religieuses dans les établissements scolaires : les jeunes filles
se soumettent de gré ou de force au port du voile sous l’instigation des garçons. Le rapport établit également
qu’outre le repli sur la culture d’origine, se profile une sorte d’identité négative basée sur un amalgame de
cultures d’origine, de valeurs des cités et de références rudimentaires à l’Islam.

109
de rive droite", désir avoué et manifeste d’entente et de collaboration entre enseignants et
parents d’élèves, ou difficultés à accepter « l’autre » tel qu’il est. De ces effets de perception,
naîtraient des attitudes de distanciation par rapport à la réalité socioscolaire qui se traduiraient
par des attributions causales ordinaires ou parsemées de malentendus.

Portant notre regard sur l’émergence de ces attributions et malentendus, nous supposons
ces derniers à la fois « secrétés » par le croisement de nombreux facteurs internes et externes.
Il ne s’agit pas pour nous de réduire les difficultés des élèves à une portion exclusivement
perceptionniste mais plutôt d’analyser les influences qu’elles font peser sur les familles
d’origine africaine et, partant, sur leur espace social et cognitif. Jean-Paul Filiod (2007, p.
586), en se référant aux travaux anthropologiques de Bachman et al. (1981), nous informe, à
ce titre, que les enseignants attendent une participation orale de la classe et n’apprécient pas
que leurs apprenants se fassent distinguer par leur mutisme. En effet, « dans les écoles nord-
américaines, on découvrait des enfants amérindiens plutôt effacés ». Les enseignants
s’efforçaient de susciter la communication verbale par des questions, « en faisant preuve
d’affection ou en donnant des ordres », mais n’obtenaient aucun résultat. « La réputation des
enfants amérindiens étaient faite : timides, indifférents aux activités scolaires, non
compétitifs, en retrait ». L’attribution causale tombait drue comme un couperet : « déficit
linguistique, dont le milieu familial serait la cause ». Or le sens de ce mutisme proviendrait
d’une disparité entre le code du milieu scolaire et celui du milieu communautaire. « Dans
celui-ci, les activités, ouvertes à tous, étaient rarement organisées et dominées par un seul
individu. Du coup, les élèves amérindiens ne comprenaient pas la place particulière de
l’enseignant ». Explication plausible, s’il en est. Car en effet, si l’on veut qu’en milieu
socioscolaire, des innovations pédagogiques émergent, diffusent ou induisent des
changements d’attitudes, il faut sans doute que ces innovations soient réellement prises en
charge par l’ensemble des protagonistes de l’éducation.

L’une des tâches d’une recherche en milieu interculturel, comme la nôtre, serait
précisément de se centrer sur l’élucidation des attributions causales des situations relatives au
partenariat école-famille. La trilogie "enseignant-apprenant-parent" peut toutefois paraître
obsolète, mais l’on ne peut guère éviter de parler d’élèves, d’enseignants, de parents (voire de
politiques ou de politiciens) dans une étude des attributions causales à propos de l’échec et de
la réussite en milieu interculturel et immigrant. Il semble au contraire que le triptyque est en
train à nouveau de faire "tache d’huile" car la persistance d’un certain nombre de "réflexes
pervers" (racismes, échecs autoprogrammés, violences et/ou abandons scolaires massifs,

110
regards de défiance ou de suspicion mutuelle entre les protagonistes de l’éducation,
provocations conscientes ou inconscientes des uns et des autres, etc.) dans le partenariat
socioéducatif pose des problèmes d’attributions causales et exige des réponses patientes et
réfléchies sur les attitudes des parents et des élèves.

En effet, les inconforts de la vie, notamment les ruptures conjugales, les décès,
l’isolement de l’exil et l’érosion des liens de solidarité ou de sociabilité entre autres, seraient
d’un tel impact sur les familles qu’ils peuvent produire des « ratés » du point de vue social
et/ou scolaire. Aussi la contrainte telle qu’exercée dans les familles (sous forme d’injonction
totalitaire) télescope les dispositifs scolaires d’autorité non personnalisée et crée des attitudes
« a-scolaires » chez les élèves. Ces attitudes « a-scolaires » fabriquent des difficultés scolaires
ainsi que des conflits ouverts avec le corps enseignant et le personnel éducatif et aboutissent à
l’absentéisme puis à l’abandon scolaire (Millet & Thin, 2005). Mais toutes ces pertinentes
théories restent, nous semble-t-il, loin d’imposer à elles seules une explication absolue aux
attributions causales qu’expriment nos populations. D’autres pistes non encore signalées
adviendront à point nommé dans les chapitres dédiés aux analyses.

Conclusion
Il va sans dire que l’étude des attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire
ou socioprofessionnelle doit nécessairement prêter une oreille attentive à la description qu’un
sujet fait de son vécu ou de son perçu en matière de savoirs ou d’instruction. Ainsi, les brèves
esquisses de l’évolution de l’école en France, de l’implantation de cette institution (scolaire)
en Afrique, des causes de l’immigration africaine en Occident et des perceptions au sujet de la
traite des Noirs, ainsi que celles de la colonisation subie par l’Afrique, permettront de voir
qu’il n’est pas illusoire de situer ces faits historiques comme des lieux pertinents
d’accusations, de malentendus ou de rapports conflictuels aux savoirs ou à l’expérience
culturelle identitaire.

Outre que l’expérience ou l’observation d’un chercheur ne peut totalement rompre avec
sa subjectivité ou ses illusions (Hebga, 1979), nous ne devons pas perdre de vue que les
attributions causales de l’échec et de la réussite (au regard de notre cadre théorique) sont un
langage de perception, c’est-à-dire un ensemble de signifiants individuels ou collectifs qui
peuvent varier … Aussi ce langage revêt-il une importance capitale dans la saisie des conflits
sociaux relatifs à l’éducation, à la scolarisation et/ou à la socialisation.

111
En effet, dans n’importe quelle aire culturelle, l’opinion a une valeur morale et/ou
juridique considérable. Toute la jurisprudence en matière de témoignages ou de dénonciations
auprès des autorités judiciaires (même s’agissant des plus traditionnelles ou coutumières)
s’écroulerait dans un vide dialectique si la société humaine entière abjurait subitement
l’importance de l’opinion écrite ou proférée. L’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la
psychologie et autres disciplines des sciences humaines ou sociales seraient de vains mots si
elles cessaient unanimement de s’intéresser aux attitudes, opinions ou paroles des personnes
concernées par les phénomènes qu’elles étudient. Il semble d’ailleurs acquis qu’aucun savoir
objectif n’est durablement transmissible sans le langage ou la parole audible ou relevant de
ses substituts lisibles ou visibles (écriture, signes ou gestuels).

Voilà ce qui explique l’importance épistémique capitale que nous accordons à la parole,
à l’opinion et notamment aux attributions causales exprimées ou simulées. Cette part de
considération que nous accordons ou accorderons aux opinions des participants se justifie par
une nécessité cognitive qui s’impose aux savants et chercheurs de s’enrichir de l’opinion des
« gens ordinaires » qui (n’en déplaise aux "idolâtres" du scolarisme41) ne s’appuient pas
forcément sur des conclusions de recherches pour décider par exemple de leur propre
orientation ou de celle de leurs enfants en matière de formation ou de choix professionnel.

Cela dit, les perspectives originales d’auteur(e)s invoquées dans le présent cadre
théorique, pour nous limiter qu’à elles, anticipent (la recherche en sciences humaines ne
proscrit guère une telle anticipation nécessaire) sur nos interprétations. Toutefois, rien n’est
encore évident pour l’instant, dirions-nous. De fait, la revue d’histoire ou de littérature et le
cadre théorique ici esquissés sont fort expressifs de notre objet d’étude et préparent ainsi le
terrain aux enquêtes proprement dites ; mais ils ne dévoilent pas grand-chose au sujet de la
démarche qui sous-tend nos investigations. Il est donc temps d’exposer notre méthodologie.

41
Nous désignons par scolarisme la tendance intello-conformiste qui consiste à prendre exclusivement
parti pour les savoirs émanant de l’instruction scolaire, au mépris des expériences issues d’un terroir, d’une
culture traditionnelle ou non-académique. Il nous semble que l’école n’a pas le monopole de l’intelligence ou de
la raison. Le fait d’être cultivé, diplômé ou lettré, n’empêche pas toujours l’individu de tenir des propos
faussement intelligents, et le fait d’être peu ou pas scolarisé ne traduit pas forcément un degré nul de culture ou
de réflexion pertinente.

112
CHAPITRE DEUX

Méthodologie de la recherche
C’est maintenant le moment d’aborder une nouvelle étape très importante qui consiste à
construire une démarche d’investigation42 inhérente au questionnement soulevé. Pour rendre
évident le projet d’études d’attributions causales élaboré, il convient de formaliser une
méthode d’action. La conduite de recherche dont nous tirons partie constitue une approche
théorico-pratique dans le processus de test ou de vérification de nos hypothèses. Elle s’impose
à celui ou celle qui tente de comprendre ou d’expliquer, entre autres, les malentendus et
conflits que traduisent les attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite chez les
populations noires francophones d’origine africaine.

L’approche méthodologique en question a toutefois un pendant, c’est celui selon lequel


l’échec versus la réussite scolaire tient à des quantifications avec deux indicateurs statistiques
précis qui dressent le kaléidoscope de sa réalité nationale ou internationale : les résultats
d’évaluation chez les apprenants et le taux de redoublement dans l’enseignement. En effet,
une tradition bien légitime – mais qui fait de moins en moins l’unanimité des chercheurs –
veut que des pages descriptives, appuyées par des camemberts ou tableaux chiffrés43, soient le
genre de littérature scientifique le plus sophistiqué à rendre compte des résultats scolaires
catastrophiques. Or l’échec scolaire, tel qu’on le présente en effet sur des "camemberts",
tableaux, courbes ou graphiques, apparaissent souvent comme une approche qui comptabilise
le malaise scolaire en omettant ses causes réelles ou présumées ainsi que les effets de ces
dernières sur les attitudes des élèves et de leurs parents. Des chiffres, à l’instar des théories de
la reproduction, indiquent une corrélation entre origine sociale et échec scolaire, mais ils ne

42
Notre projet se veut une quête épistémique mue par une "soif" d’appréhender les attributions causales
de l’échec versus la réussite scolaire mais aussi les projections, phantasmes, opinions et jugements sur l’école et
les savoirs, etc. ... Il s’agit également d’une volonté d’élucidation quantitative et qualitative de la perception des
faits socioscolaires, sans pour autant supprimer par souci de raccourci les "propos particularistes"
potentiellement riches d’instruction. La perception scolaire (quoique nécessitant une méthodologie rigoureuse)
n’exclurait pas que l’on aborde par réflexions analytiques les impondérables relatifs à la thématique en question.
Ainsi notre méthodologie comporte-t-elle un sous-entendu : celui d’une démarche systématique et systémique
(résumés de textes scientifiques, observations, questionnaires, interviews par le contact direct, le téléphone,
l'internet [skype]) et le traitement de données susceptibles de nous aider à cerner l’impact psychosociologique
des attributions causales et conflits qui ont cours chez la diaspora africaine.
43
Sans nous y fier totalement, cette perspective quantitative retiendra tout de même notre attention car il
n’est pas question pour nous de déroger entièrement à ce vieil usage : notre travail prendra donc des chiffres en
compte ; ce qui nous aidera à procéder partiellement à des analyses quantitatives, quoique les chiffres n’ont
généralement pas vocation à expliciter les causes réelles ou présumées de l’échec. Dans sa Raison scolaire
(2008, p. 64), le professeur Lahire parie, à cet effet, que « la sociologie peut maintenir l'ambition d'interpréter
les grands phénomènes sociaux (d'inégalité ou de différenciation), en s'appuyant sur les photographies vues
d'avions fournies par les grandes enquêtes statistiques, mais sans jamais quitter le sol des pratiques. »

113
proposent apparemment rien au sujet de la pertinence ou de la faiblesse des dispositifs mis ou
à mettre sur pied pour l’éradication ou la réduction du phénomène (cf. Charlot, 1997). Ces
chiffres ne suffisent donc pas à eux seuls à rendre compte des impacts des vécus sur les
rendements des apprenants.

En réalité, la thèse de la reproduction sociale semble parfois "s’étrangler" à la corde de


son propre mode d’explication. Elle se révèle comme étant un schéma général, un état des
lieux sui generis, ou plutôt une tentative d’explication qui court le risque d’occulter les
nombreuses particularités des situations scolaires. L’explication (de l’échec scolaire)
s’appuyant exclusivement sur des chiffres se déroule en effet selon des figures figées de la
réalité et non celles de la complexité profonde et plurielle d’un processus fluctuant. Se limiter
à la description quantitative d’un phénomène social c’est donc, de ce point de vue, s’interdire
plus ou moins d’étudier en profondeur le phénomène. En effet, si d’aventure les échecs ou les
difficultés scolaires ne peuvent se comprendre qu’à travers des explications basées sur la seule
théorie de la reproduction sociale, s’il n’y a que les chiffres qui peuvent aider à interpréter les
échecs et les difficultés scolaires, alors les histoires et les opinions qui accompagnent les
vécus ne serviraient à rien dans la compréhension d’un phénomène social.

Or qu’il y ait des heurts ou des brouilles entre les partenaires éducatifs, c’est-à-dire des
jugements d’opposition ou de conflits qui posent problème aux apprentissages, cela nous
semble la condition de l’école telle qu’elle se présente aujourd’hui compte tenu de la
complexité des histoires individuelles et/ou familiales. Les vécus ou plutôt « l’histoire et
l’expérience scolaire de chaque jeune, son rapport à l’avenir et à la scolarité, aux activités
d’apprentissage et à leurs contenus, laissent toujours entendre l’écho d’une autre histoire qui
les déborde » (Rochex, 1995, p. 10). En d’autres termes, l’histoire de chaque apprenant est un
univers de jugements ou d’opinions, de vécus et de perçus qui supposent une connivence
implicite ou tacite entre les contenus de ses expériences d’apprentissage et les souvenirs qui
relient lesdites expériences à son passé, à son présent ou à son futur. Il devient alors difficile
d’opposer une fin de non-recevoir à l’hypothèse d’un malaise socio-historiquement actif qui
est à même d’impacter sur le territoire somme toute affectif des apprentissages de l’enfant ou
de l’adulte. Cela indique, l’on s’en doute, l’incontournable nécessité pour nous d’étudier à la
fois quantitativement et qualitativement les expériences éducatives des familles et, par cette
double démarche, leurs interactions relatives à des dynamiques sociales complexes.

114
En effet, en matière de recherche, il existe des particularités de terrain dont il faut tenir
compte par rapport à ce que l’on essaie de mettre en évidence. L’étude de la perception
socioscolaire et les différents facteurs d’attributions causales de l’échec qui semblent
l’éclairer, constituent donc, pour le moins, une condition impliquant une dialectique de
négociation méthodologique devant nous permettre de recueillir des données quantitatives et
qualitatives à la fois traitables et analysables. Il est important, de ce fait, qu’au cours de ce
chapitre, nous exposions chacune des étapes de ce cheminement à savoir : la délimitation de
l’univers de la recherche, la motivation du choix de cet univers, la justification des grilles
d’entretiens et des items relatifs aux questionnaires, etc. qui sont, au demeurant, des
dispositifs ou instruments de mesure pour notre enquête.

2.1. Aire de l’investigation


C’est en France, dans les milieux de la diaspora africaine, que nous avons choisi de
mener la présente étude, avec précisément pour cibles les familles (parents, élèves et
étudiants) de première et deuxième générations. Les centres urbains qui ont été
particulièrement touchés par notre enquête (entretiens et questionnaires) sont principalement
Lille, Paris et leurs environs respectifs.

2.2. Raison du choix de l’aire d’investigation


Un mot succinct sur les motivations du choix de notre aire d’investigation.

Nombreuses sont les familles de la diaspora africaine de France et d’ailleurs qui


s’interrogent sur les fléaux sociaux, économiques et politiques dont elles semblent voir
quelques liens avec leurs difficultés d’intégration scolaire, sociale ou professionnelle. Dans
les familles de la diaspora africaine, avons-nous empiriquement constaté, des discussions se
font de plus en plus houleuses autour de l’école, du chômage, de la pauvreté, de
l’immigration, du racisme, de la relation France-Afrique, du sous-développement ou de la
misère de leur pays d’origine, etc. C’est, en effet, à force d’en entendre dans les conférences
et discussions mondaines, chez les diplômés et les non-diplômés, et à seule fin justement d’en
saisir leurs attributions causales et de pénétrer par là les malentendus y relatifs, que nous
jugeons utile de les prendre pour cible dans la présente recherche.

115
2.3. Dispositifs et instruments de recueil des données quantitatives et
qualitatives
L’espace de l’enquête est par nature complexe et nécessite bien des fois des adaptations
et révisions de postures. Or, dans le brouillard de ses intentionnalités, le chercheur est souvent
tenté de réduire un tel espace fluctuant d’incertitude ou de doute « à une planification bien
organisée d’objectifs », en mettant en avant « l’utilitarisme des procédures », jusqu’à ce que
ces dernières occupent tout le terrain et entravent « l’inspiration créatrice » (Boutinet, 1993).
En effet, l’étude des attributions causales chez les Africains de France, implique le traitement
d’une entité sociale, c’est-à-dire les familles d’origine subsaharienne prises dans leur
ensemble comme un organisme ayant un lien direct avec l’école, l’éducation et la société.
Pour ce faire, nous envisageons notre démarche de manière multi-structurante, c’est-à-dire à
la fois ouverte, souple et adaptative. Il s’agit pour nous de faire de la méthode une procédure
qui ait une cohérence interne avec les résultats d’une enquête. Ainsi pour réduire les biais
susceptibles de fragiliser la pertinence de nos résultats, nous nous montrerons préoccupé par
la question de l’échantillonnage et des enquêtes préliminaires ou pré-enquêtes. Nous
essaierons ensuite d’élaborer des grilles d’entretiens et des questionnaires, sans pour autant
nous enfermer dans un technicisme rigide. Ces différentes techniques "sécréteront", chacune,
des informations spécifiques, celles de données quantitatives et qualitatives largement
exploitables au compte de nos hypothèses.

Mais pour que l’enquête soit menée à bien, il faudrait nécessairement se demander : à
quel chiffre correspond approximativement la population d’origine subsaharienne concernée
par l’étude ? Question difficile s’il en est, car les statistiques ethniques sont interdites en
France, et les chiffres que l’on détient notamment sur les Africains et les Maghrébins à ce
sujet semblent quasiment sujets à controverse. Néanmoins Abbas Bendali (2009) du Cabinet
Solis Conseil, qui déclare s’être basé sur l’étude de l’histoire familiale de l’INSEE faite en
marge du recensement et publiée en 1999, estime à 1080000 le nombre d’Africains originaires
d’Afrique noire ou subsaharienne. Il précise : « Notre démarche est tout à fait légale (…).
C’est une étude sociologique qui avait été faite pour suivre les évolutions
transgénérationnelles. Qui sont les enfants ? Qui sont les parents ? » (cf. http://www.afrik-
com/article16248.html).

Il nous est ainsi possible, à partir dudit chiffre, d’avoir une idée plus ou moins
référentielle de l’échantillon susceptible d’être couvert.

116
2.3.1. L’échantillonnage
À défaut de rendre notre démarche plus heuristique, nous optons pour un
échantillonnage "sur le tas", c’est-à-dire sans grande précision à l’avance puisque, en raison
de l’interdiction des données ethniques dont nous venons de parler, nous ne disposons pas
d’informations assez claires sur la taille de la population-mère ni sur sa composition exacte
par âge, sexe, niveau scolaire et catégorie socioprofessionnelle. Dans l’impossibilité d’avoir
ces informations, qu’il nous suffise de nous fonder sur ce chiffre de 1080000 qui constitue la
taille supposée de ladite population ; ce qui va nous aider à déterminer à peu près le
pourcentage de personnes à soumettre à l’enquête quantitative.

Sachant que le taux de sondage ou la fréquence (f) est égale à la taille de l’échantillon
n
(n) divisée par la population-mère (N), nous obtenons l’équation suivante : f = .
N

Le ratio f est égal à 0,01 si nous décidons d’enquêter 1 personne sur 100 par
questionnaire. Dans ce cas, nous obtenons un échantillon n = fN, autrement dit n = 0,01 X
1080000. Nous avons finalement un échantillon n qui est égal à 10800. Compte tenu de nos
moyens matériels, financiers et temporels dérisoires (la population mère étant volumétrique),
il serait illusoire de prétendre interroger un échantillon massif de 10800 personnes à travers la
France. Nous optons alors pour un échantillon beaucoup plus restreint, soit pour un ensemble
équivalent à 2000 personnes (parents et enfants compris).

2.3.2. Les pré-enquêtes : pré-questionnaires et pré-entretiens


L’élaboration des questionnaires et des grilles d’entretiens définitifs (les uns destinés
aux parents et les autres aux élèves et aux étudiants) a été précédée d’une étape de test réalisé
à partir d’une enquête exploratoire menée auprès des partenaires éducatifs (élèves, étudiants,
parents et quelques enseignants africains et/ou français) directement ou indirectement
concernés par notre étude. Ce test consistait à vérifier si la formulation des items de
questionnaires et d’entretiens prévus a priori permettrait d’obtenir une ou des réponses
également claires. Aussi les aides scolaires bénévoles que nous donnions à domicile à
quelques élèves, étudiants ou parents migrants de condition sociale relativement modeste,
ainsi que nos correspondances régulières avec un certain nombre d’élèves, étudiants et
enseignants d’Afrique nous ont été d’une précieuse utilité, d’autant que ces différents
échanges nous ont offert des compléments d’informations propres à nous éclairer sur la nature
et le degré de compréhension que nos potentiels enquêtés pourraient avoir de nos items. En
l’absence d’un tel sondage "préparatoire" ou éclaireur de l’enquête, la confection de nos

117
questionnaires et de nos grilles d’entretien serait peu objective et nos procédures
d’investigation comporteraient elles-mêmes des vices de forme et de fond (puisque, de ce fait,
il n’y aurait point de référence quant à ce qui concerne la qualité de nos items et la portion de
personnes à interroger). Autant dire que l’élaboration d’un questionnaire ou d’une grille
d’entretien, sur la base d’une pré-enquête, nous garantit d’une certaine efficacité face aux
réalités de terrain et prêterait donc mieux aux objectifs de notre projet de recherche.

Les résultats obtenus au cours de ce travail exploratoire ont alors servi à modifier ou à
changer certaines questions (ou items) qui nous paraissaient finalement comme étant sans
intérêt probant.

2.3.3. Les items des questionnaires définitifs


Notre étude concerne, nous le rappelons, à la fois les parents et les apprenants (élèves et
étudiants). En conséquence les items des deux questionnaires destinés à recueillir
respectivement les avis des parents et ceux des apprenants aideront à découvrir le fondement
de leurs attributions causales : l’idée prédictive est que les enfants peuvent, toutes choses
égales par ailleurs, avoir la même perception de l’école que leurs parents.

Gardant à l’esprit l’objet de notre étude, nos questionnaires, à l’issue de notre pré-
enquête, réunissent en fin de compte quarante principaux items du côté des parents et trente
du côté des apprenants. La première série des questions les invite à cocher une ou des cases de
propositions correspondant à leurs perceptions et attitudes envers l’école ou à l’idée qu’ils se
font de l’école, de leurs expériences socioscolaires en tant que parents ou apprenant(e)s. La
seconde ou dernière partie de ces deux questionnaires les convie à décliner leur identité,
origine sociale, etc.

Nous allons maintenant présenter la liste des items qui composent les questionnaires.

2.3.3.1. Liste des items destinés aux parents d’élèves


Pour cerner les attributions causales de l’échec scolaire chez les parents d’élèves, une série de
questions leur est adressée. Voici l’ordre dans lequel ces questions sont présentées dans le
questionnaire.

1. Vous êtes ou avez été parent d’élève (s) ou d’étudiant (s).


2. L’école permet à l’individu de se mettre au-dessus des traditions de familles ou de clan.
3. La religion vous guide dans votre vie quotidienne.
4. Vous éduquez vos enfants selon vos croyances religieuses.

118
5. Vous aidez vous-même vos enfants à faire leurs devoirs scolaires à la maison.
6. L’école est une institution qui prépare vos enfants à une meilleure vie sociale.
7. Vous pensez que certains discours politiques déshonorent les familles migrantes.
8. Parce que les migrants sont pauvres, ils s’intéressent peu aux problèmes éducatifs de leurs
enfants.
9. La coopération franco-africaine est un partenariat utile pour l’école en Afrique.
10. La francophonie valorise les langues et les cultures africaines.
11. La langue française vous intéresse peu parce que ce n’est pas votre langue.
12. Nous sommes en France : une bonne maîtrise du français peut faciliter les apprentissages
scolaires chez les élèves.
13. Les élèves dont les parents sont instruits font leurs études sans grandes difficultés.
14. Vous aimez vivre en France car vous y trouvez de nouvelles ouvertures culturelles qui vous
valorisent.
15. Vous avez immigré en France pour des raisons [plusieurs propositions].
16. Vous vivez en France mais vous vous intéressez à la culture de votre pays d’origine.
17. La langue française, c’est aussi votre langue car elle fait partie de votre culture.
18. Vous êtes satisfait des résultats scolaires de vos enfants.
19. Connaître et faire appliquer aux enfants le règlement intérieur de leur école peut contribuer à
leur réussite scolaire.
20. Vous vivez en France en tant que migrant.
21. La culture religieuse ou traditionnelle vous semble plus utile ou plus importante que la
formation scolaire.
22. Vous avez plus confiance en la culture traditionnelle (croyances religieuses ou ancestrales)
qu’en l’école.
23. Vous avez connaissance des règlements intérieurs de l’école de votre (vos) enfant (s).
24. Votre fidélité aux croyances ancestrales détermine votre identité ou votre personnalité.
25. La colonisation a joué un rôle positif dans l’histoire (ou le développement) de votre pays ou
continent.
26. Vous êtes africain francophone.
27. Vous vivez en France avec votre famille, vous parlez votre langue ou patois à vos enfants.
28. Une bonne maîtrise du français peut augmenter les chances de réussite scolaire de votre (vos)
enfant (s).
29. Vous parlez votre patois (ou langue d’origine africaine) à votre (vos) enfant (s).
30. Vous donnez à vos enfants une éducation basée sur la culture traditionnelle africaine.

119
31. Face à certains événements, vous pensez que vous êtes détestés parce que vous êtes migrants
ou étrangers.
32. De l’école ou de la formation, les étrangers en tirent beaucoup d’avantages.
33. Les ressources du migrant (ou de l’étranger) sont faibles. La scolarité ou l’éducation de ses
enfants en prend un coup.
34. Vos coutumes et traditions ont plus d’importance que l’enseignement dispensé à l’école.
35. La politique française de l’immigration vous rassure en matière de formation et d’intégration,
vous vous en réjouissez pour vous-même ou pour vos enfants.
36. Les parents ont une part importante de responsabilité dans les échecs scolaires de leurs
enfants.
37. a) - L’enseignement public vous semble une structure : (plusieurs propositions).
37. b) - L’enseignement privé vous paraît : (plusieurs propositions).
38. Le respect des élèves envers leurs enseignants contribue à la qualité de la formation scolaire.
39. Parmi les 10 propositions suivantes, cochez-en deux qui vous paraissent les plus explicatives
des difficultés scolaires de vos enfants.
40. À quoi attribuez-vous les difficultés scolaires de vos enfants [plusieurs propositions].
41. Dans quelle tranche d’âge vous situez-vous.
42. Genre (ou sexe).
43. Situation matrimoniale : …
44. Vous avez des enfants.
45. Vous vivez en famille avec vos enfants.
46. Catégorie socioprofessionnelle.

2.3.3.2. Liste des items destinés aux élèves/étudiants


Comme pour les parents, une série de questions (à peu près analogues aux précédentes) est
adressée aux élèves et étudiants. Voici dans quel ordre ces questions sont présentées dans le
questionnaire.

1. L’école ouvre la voie à de bonnes conditions sociales.


2. Vous avez une solide connaissance écrite ou orale de votre langue maternelle (langue d’origine
ou de vos parents).
3. Vous suivez les conseils de vos supérieurs.
4. Vous manquez de confiance à l’égard de vos enseignants.
5. Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos enseignants.
6. La culture scolaire vous donne le goût des apprentissages sérieux.

120
7. Vous détestez les devoirs scolaires.
8. Vous parlez plus fréquemment le français que votre langue d’origine.
9. Vous savez parler couramment votre langue maternelle (langue de votre pays origine).
10. Quand on travaille sérieusement à l’école, on réussit à ses examens.
11. La colonisation a des conséquences heureuses sur le développement de la culture de votre
pays d’origine.
12. Savoir mieux parler une langue étrangère que sa propre langue maternelle (langue d’origine)
vous paraît une soumission culturelle.
13. Vous avez bien connaissance des règlements intérieurs de votre école.
14. L’ordre ou la discipline règne dans votre école.
15. Vous respectez les règlements intérieurs de votre école.
16. Vous ressentez plus de plaisir à regarder un match de football, de tennis, etc. ou à pratiquer
des jeux plutôt qu’à faire vos devoirs scolaires.
17. Vos parents vous aident à comprendre vos leçons scolaires.
18. Vous êtes intéressé par la culture de votre pays d’origine.
19. L’élève doit être attentif aux cours et comprendre que son maître lui veut du bien.
20. L’immigration africaine en Europe est le résultat du passé colonial des peuples africains
21. La coopération entre l’Afrique et l’Europe laisse peu de place à la dimension éducative et
sociale en Afrique. Elle s’intéresse plus aux arbres et aux animaux qu’aux populations.
22. Le sous-développement africain est dû (items à plusieurs propositions).
23. Comment se comporte en général le professeur avec vous ? (items à plusieurs propositions).
24. Comment se comportent en général vos parents avec vous ? (items à plusieurs propositions).
25. Comment vous comportez-vous envers vos éducateurs ou supérieurs ? (items à plusieurs
propositions).
26. Les difficultés scolaires de l’apprenant migrant proviennent : (items à plusieurs propositions).
27. Un élève qui insulte son prof mérite de la part de ce dernier ou du directeur (cochez une seule
réponse) : …
28. La francophonie aide à la transformation des langues africaines en langues de masses
pratiquées dans le monde.
29. Les traditions religieuses ou l’authenticité empêchent de s’ouvrir aux choses modernes.
30. Les images africaines véhiculées dans le monde par les radios et les télés entraînent chez les
familles, un sentiment d’infériorité par rapport à la culture européenne.
Informations complémentaires.
- Année de naissance : …

121
- Vous êtes apprenant ou étudiant et vous êtes en (classes scolaires).
- Vous avez des difficultés à comprendre les leçons ou les exercices scolaires.
- Vous êtes régulièrement inscrit dans une école : …
- Vos parents sont illettrés.
- Le niveau scolaire de vos parents.
- La catégorie socioprofessionnelle de vos parents.
- Vous êtes né (e) en Europe : …
Sinon, en quelle année êtes-vous entré (e) en Europe ?

2.4. Justification des items des questionnaires


Notre étude concerne, disions-nous, à la fois les parents et leurs enfants (élèves et
étudiants). En conséquence, nous venons de le voir, deux différents types de questionnaires
ont été élaborés et destinés aux familles (un pour les élèves et étudiants et un second pour
leurs parents ou tuteurs). Nous allons, à présent, exposer ici la trame de chacun de ces
questionnaires, en classer ensuite les items selon nos hypothèses de travail et les justifier
brièvement afin de montrer que leur choix est non seulement loin d’avoir été fait sur un coup
de tête, mais correspond aussi à la logique des idées saillantes que nous avons pu recenser ça
et là au cours de la pré-enquête.

2.4.1. Justification item par item du questionnaire destiné aux parents


d’élèves
a) Items d’ordre identitaire ou statutaire
QP1, QP2, QP3, QP8, QP15, QP16, QP20, QP24, QP26, QP30.

QP1. Vous êtes ou avez été parent d’élève (s) ou d’étudiant (s).

Il est important que nous identifiions, au point de départ de l’étude, les répondant(e)s
qui sont parents d’élèves et ceux qui ne le sont pas, étant donné que le présent questionnaire
est destiné aux parents d’élèves.

QP2. L’école permet à l’individu de s’élever au-dessus des traditions familiales ou


claniques.

Cet item nous permettrait d’identifier chez les parents d’élèves, leur perception de
l’école par rapport aux traditions familiales ou claniques.
QP3. La religion vous guide dans votre vie quotidienne.

122
Karl Marx énonce que la religion est l’opium du peuple. Toutefois, il ne s’agira pas pour
nous de vérifier cette assertion mais simplement d’identifier la part d’implication religieuse
dans la vie des parents de notre enquête.

QP8. Parce que les migrants sont pauvres, ils s’intéressent peu aux problèmes éducatifs
de leurs enfants.

Lors de nos investigations antérieures de pré-enquête, il nous a été donné de constater à


quel point le chômage et le rétrécissement salarial sont généralement l’occasion de jérémiades
et de colère chez les familles notamment migrantes. Il ne serait donc pas superflu de sonder
l’opinion des parents sur l’aspect économique du problème éducatif de leurs enfants, même
s’il est évident que les problèmes d’emploi ou de bas niveau salarial ne peuvent tout justifier.
Mais la question est de savoir si, d’une manière ou d’une autre, les parents s’identifient eux-
mêmes à la pauvreté, et s’ils associent cette pauvreté à un quelconque désintérêt de leur part
pour l’éducation de leurs enfants.

QP15. Vous avez immigré en France pour des raisons … [Questions à choix multiples]

Connaître les raisons pour lesquelles l’enquêté a immigré en France peut permettre en
quelque sorte d’identifier une part, si infime soit-elle, de ses préoccupations de migrant.

QP16. Vous vivez en France mais vous vous intéressez à la culture de votre pays
d’origine.
QP20. Vous vivez en France en tant que migrant.
QP24. Votre fidélité aux croyances ancestrales détermine votre identité ou votre
personnalité.
QP30. Vous donnez à vos enfants une éducation basée sur la culture traditionnelle
africaine.

L’identité culturelle que les chercheurs n’ont d’ailleurs pas encore fini d’épuiser, et qui
pèserait de tout son poids sur la perception de soi et des rapports à l’école des migrants, ne
doit pas être banalisée dans la présente étude. En effet, la vie des migrants originaires des
pays dits "ex-colonies françaises", paraît régie par des mouvements alternatifs similaires à
ceux d’une partie de ping-pong dans laquelle l’identité culturelle du "Noir francophone"
semble constamment déchirée entre les deux termes d’une alternative : se référer à sa culture
d’origine ou ne pas s’y référer (cf. Kabou, 1991). Or cette situation dichotomique peut influer
sur la perception scolaire et donc sur l’attribution causale de l’échec ou de la réussite.

123
QP26. Vous êtes africain francophone … Si oui, vous êtes fier d’appartenir à la "famille
de la francophonie".

La question peut paraître farfelue si l’on ignore l’avance organisationnelle, du moins


apparente, que les pays africains anglophones ont prise, en matière d’éducation scolaire, sur
leurs émules francophones. La situation qui semble prévaloir aujourd’hui en Afrique noire
francophone est celle d’un sentiment antifrançais (ou antifrancophone) qui tend
dangereusement de jour en jour vers un mouvement insurrectionnel de masse. En Côte
d’Ivoire et au Togo par exemples, quand les populations veulent dire de quelqu’un qu’il est
"insincère", elles disent qu’ « il sait parler le bon français ». À cause d’une telle perception
fort peu sympathique à l’égard de la France, il ne serait peut-être pas superflu pour notre étude
d’interroger l’opinion des migrants originaires d’Afrique francophone sur leur sentiment à
l’égard de la France et de la Francophonie. Le désir d’apporter modestement une contribution
épistémologique à la compréhension de ce phénomène paradoxal de l’antifrancisme en
Afrique francophone va, en effet, tout à fait de pair avec notre souci très risqué44 (nous en
sommes conscient) d’éclairer l’ombre d’un espace francophone qui, à l’issue de nos pré-
enquêtes, semble susciter chez les populations africaines d’origine subsaharienne, un florilège
d’attributions causales conflictuelles autour de l’immigration, de la scolarisation et de
l’intégration, voire un désespoir collectif truffé de colère à l’égard des politiques françaises en
matière de coopération dite « humiliante », « usurpatrice » ou « néo-colonialiste ».

b) Items d’ordre économique et politique


QP15, QP26, QP31, QP32, QP33, QP35.
QP15. vous avez immigré en France pour des raisons… [Questions à choix multiples].

Les motifs de migration peuvent être d’ordre économique et/ou politique. Auquel cas, la
perception sociale du migrant peut être "embrigadée" par des projets lucratifs à court ou à
moyen terme ou par un besoin immédiat d’autonomie ou de liberté intellectuelle et matérielle
au détriment d’un investissement scolaire même rentable à long terme (p. ex., un réfugié
aurait tendance à chercher immédiatement de quoi « survivre » ou nourrir sa famille plutôt
que de suivre une formation longue et/ou dispendieuse).

44
Nous ne saurions avoir la prétention de mener des enquêtes sur la pensée causale ou socioculturelle de
la diaspora noire africaine sans courir le risque inévitable de plaire ou de déplaire à certains esprits.

124
QP26. Vous êtes africain francophone … Si oui, vous êtes fier d’appartenir à la « grande
famille de la francophonie » : (cf. les explications pour Q26 fournies dans la rubrique facteur
identitaire ou statutaire).

QP31. Face à certains événements, vous pensez qu’on n’est pas migrant impunément.

Le racisme populaire (exemple des cris de singes ou insultes racistes proférés sur les
stades européens contre les footballeurs ou athlètes noirs), les discours politiques extrémistes,
les procédures musclées de reconduite à la frontière45, les discriminations à l’école, à l’emploi
et au logement seraient généralement perçus par certaines catégories de migrants, les Noirs en
l’occurrence, comme étant des prolongements de leur « longue marche d’esclavage », de
« race humiliée » et aussi comme des "stratégies" conçues pour « nuire sans fin à notre
existence ». Ces modes de perception – peu importe leur véracité ou fausseté – nous semblent
susceptibles d’influer sur la perception socioscolaire ou les rapports à l’école et aux savoirs de
ces migrants. C’est donc peut-être le moment de se demander si l’on peut continuer d’étudier
les difficultés scolaires chez les immigrants en faisant l’économie d’une analyse ou réflexion
approfondie sur ces "réalités" ou plutôt ces modes de pensées.

QP32. De l’école ou de la formation, les migrants en tirent beaucoup d’avantages.

Du fait que les conditions d’étude dans de nombreux pays africains sont généralement
peu fameuses : manque de documentation et de logement, fuite des cerveaux ou exode des
professeurs et chercheurs, problèmes financiers, ravages de la dictature ou de l’absence de
liberté d’opinion, soucis alimentaires et de soins médicaux, etc., cet item va donc nous
permettre de vérifier si l’école européenne, considérée par rapport à celle d’une « Afrique
dépendante », apparaît chez les migrants comme dotée d’avantages notoires pour eux.

QP33. Vos coutumes et traditions ont plus d’importance que l’enseignement dispensé à
l’école.

Ici, l’objectif est de découvrir lequel de l’enseignement scolaire et de la tradition ou


coutume d’origine l’emporte sur l’autre dans le jugement des migrants.

QP35. Les parents ont une part importante de responsabilité dans les échecs scolaires de
leurs enfants.

45
Cf. Misbao AILA, La mesure d’une attitude : l’attitude des sans-papiers d’origine africaine face à la
politique française de reconduite à la frontière. Sous la direction de Mme Danièle FORESTIER, USTL-CUEEP,
2006.

125
Ici, nous voulons appréhender l’importance de la responsabilité que les parents
s’attribuent dans les échecs scolaires de leurs enfants.

c) Items d’ordre socioculturel


QP6, QP9, QP10, QP11, QP14, QP16, QP17, QP21, QP22, QP27, QP34.

Q6. L’école est une institution qui prépare vos enfants à une meilleure vie sociale.
Nous voulons savoir ici de quelle nature (pessimiste ou optimiste) est la perception
socioscolaire des parents.

QP9. La coopération franco-africaine est un partenariat utile pour l’école en Afrique.


QP10. La francophonie valorise les langues et les cultures africaines.
QP11. La langue française vous intéresse peu parce que ce n’est pas votre langue.
QP17. La langue française, c’est aussi votre langue car elle fait partie de votre culture.

Ces items susmentionnés sont destinés à l’évaluation de la part d’influence de l’image


de la Francophonie (celle de la langue française y incluse) et de la coopération franco-
africaine sur la perception socioscolaire des africains. L’usage plus ou moins grandissant de la
langue française en Afrique, semble pousser certaines familles vers un abandon des langues
locales (cas de la côte d’Ivoire, du Togo, du Bénin et du Gabon par exemple où bon nombre
de familles semblent enclines à initier très tôt leurs enfants à la langue française au détriment
de leurs langues locales) et rendre possible l’apparition d’une "identité synthétique" ou
"éclatée". Il n’est donc peut-être pas déraisonnable de s’attendre à ce que cette synthétisation
ou éclatement identitaire supposé puisse se déteindre sur la perception socioscolaire des
populations.

QP14. Vous aimez vivre en France car vous y trouvez de nouvelles ouvertures
culturelles qui vous valorisent.
QP16. Vous vivez en France mais vous vous intéressez à la culture de votre pays
d’origine.
QP21. La culture religieuse ou traditionnelle vous semble plus utile ou plus importante
que la formation scolaire.
QP22. Vous avez plus confiance en la culture traditionnelle (croyances religieuses ou
ancestrales) qu’en l’école.
QP27. Vous vivez en France avec votre famille, vous parlez votre langue ou patois à vos
enfants.

126
Les Africains analphabètes ont généralement une culture traditionnelle essentiellement
basée sur l’oralité. Le fait d’immigrer dans un pays de « culture scolaire » ou d’écriture serait-
il perçu par les migrants comme source de valorisation culturelle ? L’hypothèse que nous
avons le souci d’interroger est bien la suivante : selon que les migrants aspirent ou pas à une
intégration à la culture scolaire, ils apprécieraient (s’approprieraient) ou déprécieraient
(rejetteraient) leur culture traditionnelle.

QP34. La politique française de l’immigration vous rassure en matière de formation et


d’intégration. Vous vous en réjouissez pour vous-mêmes ou pour vos enfants.

Le recours chez les migrants d’origine africaine aux thèmes de la « victime africaine » et
du « coupable occidental » (cf. Ziegler, 2008 ; Kabou, 1991 ; Tévoédjrè, 1978) semble très
récurrent. Ce positionnement qui n’est pas nouveau semble se rallier à l’Histoire. L’on peut
supposer qu’il s’intensifie sous l’impact de la multiplication des expulsions des "sans-
papiers", de l’ingérence légale ou illégale de la France dans les conflits africains, et vicie la
perception des migrants au sujet des institutions chargées de leur éducation ou insertion. À
travers cet item, nous pourrions identifier s’il y a lieu en quoi le phénomène des reconduites à
la frontière raviverait les vieilles rancunes issues de la traite négrière et de la colonisation et
poserait problème à la perception socioscolaire des migrants, tout en entraînant différentes
sortes de réactions à l’égard de la société ou de l’État, de l’école et d’autres structures
éducatives ou de formations intellectuelles ou professionnelles.

d) Items d’ordre épistémologique


QP5, QP12, QP13, QP18, QP19, QP21, QP22, QP23, QP28, QP29, QP36, QP37, QP38
QP39, Q40.

QP5. Vous aidez vous-mêmes vos enfants à faire leurs devoirs scolaires à la maison.

Savoir si les parents aident ou pas leurs enfants à faire leurs devoirs scolaires à la
maison n’est pas une préoccupation anodine. En effet, la connaissance d’une telle
participation parentale permettrait d’avoir une idée plus ou moins claire sur l’aptitude ou la
disponibilité des parents à s’impliquer dans les apprentissages de leurs enfants. Cette aptitude
et/ou disponibilité seraient, nous semble-t-il, partie prenante de l’attribution causale de
l’échec scolaire ou de la réussite chez les familles.

QP12. Nous sommes en France : une bonne maîtrise du français peut faciliter les
apprentissages scolaires chez les élèves.

127
QP28. Une bonne maîtrise du français peut augmenter les chances de réussite scolaire de
votre (vos) enfant (s).
QP13. Les élèves dont les parents sont instruits font leurs études sans grandes
difficultés.
QP19. Connaître et faire appliquer aux enfants le règlement intérieur de l’école où ils
sont inscrits peuvent contribuer à leur réussite scolaire.
QP37. Le respect des élèves envers leurs enseignants contribue à la qualité de la
formation scolaire.
QP23. Vous avez connaissance des règlements intérieurs de l’école de votre (vos) enfant
(s).
QP29. Vous parlez votre patois (ou langue d’origine africaine) à votre (vos) enfant (s).
Ces items donneraient lieu de savoir si les parents, dans leur perception scolaire, ont
conscience du rôle de la « langue scolaire » (le français), du niveau d’instruction parentale et
de la connaissance et application des règlements intérieurs dans la scolarité de leurs enfants.

QP18. Vous êtes satisfait des résultats scolaires de vos enfants.

Nous pensons que le niveau de satisfaction des parents par rapport aux résultats
scolaires de leurs enfants déterminerait leurs attributions causales de l’échec scolaire.

QP22. Vous avez plus confiance en la culture traditionnelle (croyances religieuses ou


ancestrales) qu’en l’école.
QP21. La culture religieuse ou traditionnelle vous semble plus utile ou plus importante
que la formation scolaire.
QP36 a) - L’enseignement public vous semble une structure… : plusieurs réponses
possibles.
QP36 b) - L’enseignement privé vous paraît … : plusieurs réponses possibles.

Nous estimons qu’il est possible que la perception socioscolaire des parents varie selon
que leurs enfants sont inscrits dans une école privée ou publique.

QP38. À quoi attribuez-vous les difficultés scolaires de vos enfants (question à réponses
multiples).
QP39. Parmi les 10 propositions suivantes, cochez-en deux qui vous paraissent les plus
explicatives des difficultés scolaires des apprenants.
Ces items nous aideraient à cerner les attributions causales de l’échec ou des
difficultés scolaires chez les parents migrants.

128
2.4.2. Justification item par item du questionnaire destiné aux
élèves/étudiants
Ayant estimé, dans notre hypothèse principale, que l’attribution causale de l’échec
scolaire est multifactorielle, il convient de répartir en conséquence le questionnaire des
élèves/étudiants en le justifiant item par item.

a) Items d’ordre identitaire


QA9, QA22, QA29, QA30.

QA9. En dehors de la langue française ou autre langue occidentale, vous savez parler
couramment votre langue maternelle (votre langue d’origine).

L’item permet de vérifier le "degré" d’existence linguistique d’une identité culturelle


d’origine chez les élèves ou étudiants migrants. Il serait peut-être intéressant de savoir si
celles ou ceux qui ignorent leur langue d’origine se sentent acculturés ou non.

QA22. Le sous-développement africain est dû… [Item à choix multiples].


QA29. Les traditions religieuses ou l’authenticité empêchent de s’ouvrir à la modernité.

Si nous parvenons à "récolter" chez les apprenants migrants, les attributions causales du
sous-développement de leur pays, il y a de fortes chances que nous y trouvions quelques
traces de leur perception socioscolaire ou de l’éducation. D’autant que l’éducation ou la
formation, la liberté et le changement sont des « baromètres » du développement et que le
sous-développement lui-même regrouperait, dans une certaine mesure, tout un ensemble
d’échecs.

QA30. Les images africaines véhiculées en occident par les radios et les télés entraînent
chez les familles migrantes, un sentiment d’infériorité par rapport à la culture européenne.

Les images de conflits armés, de déplacements de populations ou de réfugiés affamés et


sans abri, de malades squelettiques et grabataires, etc. que l’on présente de façon récurrente
sur les médias au sujet du continent africain, seraient, dit-on, de nature à priver les familles
africaines de leur légitime fierté identitaire (cf. Pondi, 2007 ; Tobner, 2007 ; Kabou, 1991 ;
Tévoédjrè, 1978) à l’égard de leur pays d’origine. L’enfant ou le jeune migrant africain
exposé aux images peu valorisantes pour son origine, en arriverait à se demander pourquoi
son pays ne connaît que la misère (Kabou, 1991). La conviction plus ou moins consciente
d’infériorité acquise qui imprègne son psychisme, le fait d’être originaire d’un « pays où rien
ne va bien », tout cela susciterait en lui un sentiment d’impuissance (ou peut-être même de
révolte) qui peut rétrécir sa motivation scolaire, sa perception de l’école et son intégration,

129
etc. Au cours de la pré-enquête, nous avons pu croiser, en effet, des élèves africains migrants
qui disaient ouvertement : « Ça nous tape la honte qu’on montre tout le temps les mauvaises
nouvelles de chez nous », « … ça nous fout les boules… », « C’est fait exprès pour donner une
mauvaise image de chez nous… », « On veut toujours nous ridiculiser… À cause de ça, les
potes ils se moquent bien de nous à l’école… », etc. Le problème est notamment de savoir
dans quelle mesure les migrants s’identifient à ces images dévalorisantes et la part d’influence
que ces images peuvent avoir sur leurs conduites à l’école, ainsi que sur leurs attributions
causales de l’échec ou de la réussite.

b) Items d’ordre socioculturel et familial


QA1, QA8, QA12, QA18, QA24, QA25.

QA1. L’école ouvre la voie à de bonnes conditions sociales.


Cet item permettrait de sonder l’opinion des apprenants au sujet de l’un des avantages
de l’école, à savoir : la mobilité sociale et autres privilèges éventuels s’y rapportant.

QA8. Vous parlez plus fréquemment le français que votre langue d’origine.
QA12. Savoir mieux parler une langue étrangère que sa propre langue maternelle
(langue d’origine) vous paraît une soumission culturelle.

QA18. Vous êtes bien intéressé par la culture de votre pays d’origine.
Les items susmentionnés permettraient de savoir si la perception ou l’intégration
scolaire de l’apprenant migrant se circonscrit exclusivement dans la mouvance de la langue
française ou si elle s’intègre consciemment dans deux sphères linguistiques différentes.

QA24. Comment se comportent en général vos parents avec vous ? (item à choix
multiples).
QA25. Comment vous comportez-vous envers vos éducateurs ou supérieurs ? (item à
choix multiples).

En demandant aux apprenants de répondre à ces items, nous espérons y trouver


comment ils perçoivent leurs propres comportements ainsi que ceux de leurs éducateurs ou
supérieurs dans la relation éducative. La nature des réponses peut servir à la compréhension
des attributions causales de nos enquêtés.

130
c) Items d’ordre politique
QA11, QA20, QA21, QA22, QA28.

QA11. La colonisation a des conséquences heureuses sur le développement de la culture


de votre pays d’origine.
QA20. Le passé colonial des peuples africains justifie les flux migratoires des jeunes
africains en Europe.
QA21. La coopération nord-sud laisse peu de place à la dimension éducative et sociale
en Afrique. Elle y protège les arbres et les animaux et détruit les peuples (cf. Kabou, 1991).
QA28. La francophonie aide à la transformation des langues africaines en langues de
masses pratiquées dans le monde.

Du fait que l’école africaine soit historiquement associée à la colonisation, il se peut que
l’on retrouve l’impact d’une telle association dans la perception socioscolaire des familles
africaines. Il nous semble que nombre d’Africains ne se consoleraient toujours pas d’être issus
d’un continent ayant connu cette « humiliation » sous laquelle leurs langues et leurs cultures
auraient été dévaluées au profit des valeurs occidentales (Kabou, 1991). Cette surenchère de
la culture occidentale considérée par l’administration coloniale comme bénéfique pour
l’Afrique, n’aurait servi, estime-t-on, qu’à créer et à perpétuer dans le monde, des
représentations collectives d’infériorité de tout un continent (Diop, 1954). Si tel était vraiment
le cas, il serait alors intéressant de voir dans quelle mesure les attributions causales de l’échec
versus la réussite scolaire chez les migrants originaires d’Afrique francophone seraient
influencées par des souvenirs persistants de la méthode coloniale d’humiliation ou de
châtiments corporels en Afrique.

QA22. Le sous-développement africain est dû … (Plusieurs réponses proposées).

Nous considérons que l’école est indéniablement inséparable du développement. Or le


sous-développement est une forme d’échec scolaire et autre, nous semble-t-il. En interrogeant
donc les migrants africains sur leur perception du développement, nous comptons y trouver
une voie d’accès à leur perception de l’échec ou de la réussite scolaire.

d) Items d’ordre épistémologique


QA2, QA3, QA4, QA5, QA6, QA16, QA17, QA26, QA30.

Q2. Vous avez une solide connaissance écrite ou orale de votre langue maternelle
(langue d’origine ou de vos parents).

131
QA3. Vous suivez les conseils de vos supérieurs.
QA4. Vous manquez de confiance à l’égard de vos enseignants.
QA5. Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos enseignants.
QA6. La culture scolaire vous donne le goût des apprentissages sérieux.
QA16. Vous ressentez plus de plaisir à regarder un match de foot, de tennis, etc. ou à
pratiquer des jeux plutôt qu’à faire vos devoirs scolaires.
QA17. Vos parents vous aident à comprendre vos leçons scolaires.
QA26. Les difficultés scolaires de l’apprenant migrant proviennent…
QA30. Les images africaines véhiculées en occident par les mass media entraînent chez
les familles, un sentiment d’infériorité par rapport à la culture européenne.

Concernant ces items, notre préoccupation est de recueillir (afin de les analyser aussi
objectivement que possible) les formes d’attributions causales susceptibles de constituer des
obstacles épistémologiques, c’est-à-dire d’entraver la perception socioscolaire et occasionner
des résistances à l’école ou aux savoirs. Notre conviction est qu’il est impossible a priori de
saisir les difficultés scolaires d’un milieu social migrant sans une connaissance assez
approfondie des perceptions qui y ont cours.

e) Items d’ordre disciplinaire


QA7, QA10, QA13, QA14, QA15, QA19, QA25, QA27.
QA7. Vous détestez les devoirs scolaires.
QA10. Quand on travaille sérieusement à l’école, on réussit à ses examens.
QA13. Vous avez bien connaissance des règlements intérieurs de votre école.
QA14. L’ordre ou la discipline règne dans votre école.
QA15. Vous respectez les règlements intérieurs de votre école.
QA19. L’élève doit être attentif au cours et comprendre que son maître lui veut du bien.
QA25. Comment vous comportez-vous envers vos éducateurs ou supérieurs ? [Plusieurs
propositions].
QA27. Un élève qui insulte son prof mérite de la part de ce dernier ou de l’institution
(cochez une seule réponse).

Ces items nous permettraient de dégager le sens de responsabilité dans la perception


scolaire des apprenants.

132
2.4.3. Distribution et récupération des questionnaires
D’abord accompagné d’un vétéran lillois des associations à but non-lucratif, et muni de
notre carte d’étudiant portant mention de notre statut de doctorant, nous avons contacté in situ
trois lycées et quatre collèges en vue d’obtenir de la part des responsables, l’accord d’enquêter
leurs élèves. Malheureusement, nos tentatives auprès de ces établissements ont échoué car
aucun d’eux (comme s’ils s’étaient passé le mot) n’en étaient d’avis. Même lors d’une
rencontre associative d’enseignants où l’opportunité nous fut donnée de solliciter directement
leur concours, un seul parmi la soixantaine d’enseignants présents eut l’amabilité de nous
donner (en aparté) son agrément. Le canal des enseignants nous étant quasiment fermé, nous
décidâmes alors d’en appeler au bon vouloir d’entraide des réseaux d’associations afro-
françaises à caractère éducatif, aux organisateurs de manifestations culturelles ou festives
avec lesquelles nous avons souvent coopéré, aux gérants de salons de coiffure ou de tresses
exotiques ainsi qu’aux tenanciers de magasins de produits alimentaires ou cosmétiques
africains. D’une manière générale, la mobilisation très sympathique de ces réseaux d’acteurs
sociaux, d’opérateurs économiques et culturels quotidiennement en contact avec le monde
migrant et non-migrant, nous a permis d’administrer nos questionnaires sans ambages
démesurés.

Cette procédure de distribution de nos questionnaires aux parents, aux élèves et aux
étudiants s’est faite d’une façon qui mérite d’être explicitée.

2.4.3.1. Distribution et récupération des questionnaires destinés aux parents


Contactant, comme nous disions, des personnes ayant elles-mêmes de permanents
échanges associatifs ou professionnels avec les familles d’origine africaine, nous leur
expliquons notre projet et notamment le contenu de nos questionnaires. Nous leur clarifions le
fondement de chacun des items proposés en les lisant à haute voix et en leur laissant le temps
de s’en imprégner. Après deux semaines de permanences successives dans différents espaces
de ces associations, nous constatons que le mécanisme de distribution mis sur pied fait preuve
de son efficacité en ce sens que les parents qui acceptent notamment de répondre aux
questionnaires sur place en repartent avec une dizaine pour leurs enfants ou leurs proches, les
retournant au bureau de l’association à une date prise sur rendez-vous ou à l’improviste.

En dehors des associations, il nous arrive également d’avoir quelques bonnes surprises
dans les soirées d’anniversaire ou de dégustation à l’africaine où les bienvenus ne sont
généralement pas seulement les convives munis d’une carte d’invitation. Ainsi, nos

133
questionnaires connaissent quelques succès auprès des gens croisés lors des rencontres de
ressortissants africains célébrant la fête nationale de leur pays d’origine. Notre méthode
consiste en fait à confier un lot de questionnaires aux responsables de l’organisation qui les
laissent à disposition de celles et ceux qui voudront bien s’y intéresser. Nous en distribuons
nous-même directement un certain nombre aux personnes avec lesquelles nous parvenons à
saisir quelques occasions d’échange, tout en leur laissant notre contact personnel.

L’internet (skype) et le téléphone nous ont également permis de servir nos


questionnaires ou de recueillir des informations.

Signalons que, sur le terrain de l’enquête, les hommes acceptent relativement moins
spontanément de répondre à nos questionnaires que leurs épouses ou compagnes, et qu’il est
parfois difficile que les partenaires en couples acceptent de répondre tous les deux aux
questionnaires. En général, l’un des partenaires est partant pour le questionnaire tandis que le
second opte pour l’interview et en accorde une date sur-le-champ. Mais dans certains cas le
refus du questionnaire est unanime et le couple s’en montre délibérément indifférent, parfois
même indigné. Il arrive ainsi que le couple "rejette" unanimement l’enquêteur, évoquant des
raisons que d’ailleurs nous aborderons plus loin.

Notre enquête provoque ainsi, chez les parents, des réactions variées. Les uns la
prennent pour un projet subrepticement « commandé par le Contrôleur des étrangers »
(Ministère de l’Intérieur ou de l’Immigration), d’autres y voient un effort de la part d’une
association humanitaire qui voudrait comprendre leurs problèmes. « C’est l’association CSP
59 ("Comité des sans-papiers") qui veut faire une enquête pour nous aider ? », nous
demandait un parent en situation difficile de séjour. D’autres encore semblent y percevoir une
occasion de "tuer le temps" avec un compatriote « qui ne peut qu’écouter nos malheurs sans y
pouvoir apporter des solutions », d’autant que c’est la première fois pour la plupart des
parents d’être conviés à prendre part à ce genre de questionnaires. Ainsi leur perception même
de notre enquête a certainement des incidences salutaires sur les réponses des plus
enthousiastes qui d’ailleurs invitent leurs amis à y participer, et moins salutaires sur les
personnes éprouvant des appréhensions quant à l’origine et les conséquences probables du
projet.

Au bout du compte des réactions des parents, notre entreprise de recueil des données
quantitatives nous semble d’une rentabilité en apparence dérisoire ; car si les questionnaires
font un bon « aller » vers les parents, leur « retour » normal à l’enquêteur semble loin d’être

134
quantitativement satisfaisant. En effet, sur les 900 questionnaires adressés aux parents lillois,
parisiens et d’autres villes de France, nous n’en avons eu que 152 retours dont 117
relativement bien remplis, soit une perte affolante de 783 questionnaires. Autrement dit, le
septième seulement de l’effectif des parents ayant reçu nos questionnaires a pu nous redonner
de ses nouvelles. Ce n’est pas mal pour autant si l’on tient compte de l’ampleur des
résistances psychologiques des populations africaines migrantes à l’égard de la curiosité des
enquêteurs ou chercheurs.

2.4.3.2. Distribution et récupération des questionnaires destinés aux élèves et aux


étudiants
Nous avons signalé plus haut que notre passage dans les établissements scolaires a été
courtoisement repoussé par les inquiétudes manifestes des responsables qui semblaient
craindre les interprétations polémiques que susciterait une enquête ciblant particulièrement les
élèves et parents originaires d’Afrique subsaharienne. Cela étant, nous avons une fois encore
dû compter essentiellement sur les associations et autres relations mondaines. Ce sont donc
les parents eux-mêmes (ceux que nous avons pu approcher dans les milieux associatifs) qui
nous ont permis d’atteindre les élèves et les étudiants, les leurs ou ceux de leurs proches. Mais
les mêmes associations nous ont également donné l’occasion de rencontrer directement des
étudiants et une certaine quantité d’élèves. Aussi avons-nous pu distribuer nos questionnaires
à des étudiants dans des résidences universitaires. Parmi ces étudiantes et étudiants, se
trouvaient quelques volontaires qui nous ont généreusement prêté mains fortes en acceptant
de remonter les questionnaires à leurs camarades momentanément absents. C’est ici
l’occasion pour nous de renouveler aux unes, aux uns et aux autres, nos profondes gratitudes.

Mais malgré tous ces efforts volontaires individuels et collectifs46, sur un total de 2100
questionnaires envoyés aux familles (parents, élèves et étudiants) par mail, téléphone et main
à main, nous n’avons pu récupérer que 348 "répondants" dont 231 apprenants et 117 parents.
Ce qui, disions-nous, n’est pas pour autant décevant.

Les difficultés de terrain semblent donc avoir un tant soit peu raison de nos espérances
d’enquêtes. Car notre échantillon se trouve apparemment déficitaire par rapport à nos
prévisions. Il s’impose alors de se demander si les résultats d’ordre quantitatif obtenus à partir

46
Lors de notre intervention au séminaire des doctorants en octobre 2010 à Saint-Denis (Paris), Stéphane
Bonnéry, enseignant-chercheur (Maître de conférences) au sein de l’Équipe d’ESCOL-Paris 8, a pu nous assurer
que nos effectifs de récupération de questionnaires, loin d’être insuffisants, étaient plutôt consistants. Nous
n’avons évidemment pas ménagé nos efforts pour maximiser tout autant l’aspect qualitatif de notre travail,
l’analyse qualitative étant pour nous la méthodologie la mieux appropriée aux études des attributions causales.

135
d’un échantillon apparemment dérisoire soient extrapolables à l’ensemble de la population
mère ? Il n’est pas fantaisiste, croyons-nous, d’y répondre par l’affirmative. Car dans le
chiffre présumé de 1080000 Africains subsahariens perçus comme officiellement établis en
France, se trouveraient des familles africaines anglophones et lusophones, etc., ainsi que des
personnes qui ne sont ni parents ni apprenants et qui de facto se seraient elles-mêmes écartées
de nos questionnaires. De plus, même en essayant (ce qui n’est possible qu’en théorie) de
soumettre tous les immigrés africains de France aux questionnaires écrits, les résultats
seraient toujours loin, nous semble-t-il, de fournir des détails importants quant à leurs
explications, interprétations ou arguments concernant leurs attributions causales de l’échec ou
de la réussite.

C’est que, en raison même de la nature complexe de notre objet d’étude qui sollicite
dûment des opinions assez fouillées, et eu égard à l’attitude réservée des familles de la
minorité africaine migrante (beaucoup semblent s’inquiéter de leur situation dite régulière ou
irrégulière, confrontées qu’elles sont à des mesures sociopolitiques agaçantes, d’autres encore
étant apparemment surmenées par les paperasses administratives de routine et donc par là peu
motivées à lire et à remplir des questionnaires), l’enquête qualitative (interviews) nous semble
du coup la mieux indiquée. Et cela, quand bien même l’on est en droit de supposer que le
qualitatif ne court naturellement pas moins le risque de se trouver en deçà de la
« représentativité » de notre population cible. Néanmoins, notre conviction épistémologique
est bien la suivante : quelques dizaines de personnes minutieusement interviewées offriraient
plus de matériaux à la compréhension d’un phénomène idéel et réel, que des centaines de
questionnaires fixement remplis dans des conditions échappant quasi-totalement au contrôle
de l’enquêteur.

La faiblesse apparente des effectifs atteints par nos questionnaires peut en effet suggérer
une insuffisance de représentativité face à une population estimée grosso modo à plus d’un
million de têtes. Mais comme nous le disions tantôt, notre enquête penche prioritairement du
côté du qualitatif, et, comme tel, ce sont des enquêtes en « live », c’est-à-dire des entretiens
expressifs ou de libres opinions, qui nous apporteront, espérons-nous, des informations de
« premières mains » susceptibles de traduire un certain niveau de consensus assez
qualitativement « représentatif » de notre population cible.

136
2.5. Les grilles d’entretien
Parti au départ pour investiguer essentiellement par questionnaires écrits, les interviews
se sont révélées relativement plus attrayantes à nos participants (en dépit de certaines volte-
face ou résistances). En effet, au cours de nos enquêtes par questionnaires, nous avons été
agréablement surpris de constater qu’un nombre relativement important de personnes semblait
manifestement partant pour l’entretien. Plus qu’une centaine de personnes prêtes à nous offrir
gratuitement leurs opinions, ce n’était donc nullement pas des occasions à "louper". D’autant
qu’une grande partie de nos potentiels participants exprimaient déjà un très faible engouement
pour les questionnaires. Bien des étudiants et parents étaient épris en effet de l’entretien. Nous
en avons pu interviewer une centaine environ dont une vingtaine sur skype.

Voilà donc la raison pour laquelle il est ici indispensable que nous exposions les grilles
d’entretien qui ont servi au recueil de nos données qualitatives.

La technique nous ayant permis de collecter les données orales est bien celle dite
entretien semi-directif. C’est-à-dire que le thème principal de l’enquête est défini en tant que
consigne de départ : École/Éducation/Développement. Puis divers éléments prédéfinis du
thème s’en suivent en fonction de l’évolution de l’entretien, et seulement lorsque ces éléments
ne sont pas spontanément pris en compte par l’interviewé lui-même.

Notre entretien débute en général par la formule générique suivante : « L’école et


l’éducation sont des sujets sur lesquels j’essaie d’apprendre. C’est pourquoi j’aimerais
échanger librement avec vous sur ce que vous pensez de l’école ». Parfois, pour faire
davantage plus court, nous essayons simplement de « fixer le décor » en disant au parent sujet
de l’entretien : « J’aimerais qu’on parle librement de ce que l’école et/ou l’éducation vous
rappellent comme expérience personnelle ou familiale ». À l’étudiant, nous disons
pratiquement la même formule : « J’aimerais que nous parlions librement de vos études, de ce
que vous pensez de l’école, de votre travail scolaire (ou estudiantin). »

Étant donné que nous ciblons à la fois les parents et les apprenants, deux grilles
d’entretiens sont élaborées en conséquence, l’une pour les géniteurs et l’autre pour leur
progéniture (élèves et étudiants).

2.5.1. Grille ou éléments d’entretien destinés aux parents


Outre le thème central ou de démarrage qui est notamment École/Éducation, la grille
d’entretien destinée aux parents s’étend sur sept points-clés :

137
1. Les résultats scolaires : pourriez-vous nous parler un peu des études de vos enfants ?

- Récit (s) personnel (s) ou évènement (s) particulier (s) d’expérience scolaire ou
familiale concernant vous-mêmes ou vos enfants.

- Des détails sur le (s) récit (s) et sur les personnes y impliquées (sens et valeurs
attribués aux récits ou les jugements y associés).

2. École et société : vous en avez une opinion que vous voudriez exprimer

3. L’éducation en Afrique, l’éducation en France. Vous voudriez en exprimer


quelques observations personnelles …

4. La langue parlée ou la culture de la parole : vous en avez fait quelques


expériences :

- à l’école

- dans votre vie en général

5. Les réalités socioéconomiques ou politiques de votre pays d’origine et/ou de votre


pays d’accueil (la France). Vos points de vues par rapport à vos études ou à celles de vos
enfants.

6. Histoire de l’Afrique : traite négrière, colonisation, relation contemporaine entre la


France et l’Afrique francophone : vous en avez quelques idées ou opinions
personnelles : vos expériences ou vécus personnels si possibles.

7. La croyance ou la religion. Pourriez-vous en dire vos points de vue :

- en rapport avec l’éducation dans votre pays d’origine

- en rapport avec l’éducation en France

2.5.2. Grille ou éléments d’entretien destinés aux élèves/étudiants


1. Les études (les réussites, les échecs ou les difficultés). Pourriez-vous nous parler un
peu de vos études, telles que vous les menez ou les avez menées… ?

- Un ou des récits personnels ou des évènements particuliers vécus à l’école, en


famille (en Afrique ou en France)

- Des explications détaillées sur les récits et sur les personnes y impliquées (sens et
valeurs attribués aux récits ou les jugements y associés).

138
2. Pourriez-vous nous dire ce que l’école représente pour vous ?

3. L’école en Afrique, l’école en France. Vos opinions personnelles (observations ou


comparaisons).

4. La langue parlée ou la culture de la parole. Votre opinion sur la langue ou les


langues que vous parlez à l’école et en famille …

5. Conditions socioéconomiques et politiques de votre pays d’origine et celles de la


France où vous étudiez (ou résidez).

6. Histoire (traite négrière, colonisation, relation contemporaine entre la France et


l’Afrique francophone) : vous en avez quelques idées ou opinions personnelles (vos
expériences ou vécus personnels).

7. Croyance et religion. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez… par rapport à
votre culture, vos études ou votre formation ? Vos expériences personnelles.

Maintenant que nos grilles sont connues, il nous faut en exposer la pertinence en les
justifiant succinctement.

2.5.3. Justification des grilles d’entretien pour parents et apprenants


Les centres d’intérêts de nos grilles d’entretien appellent quelques observations. Ayant
en effet justifié les items de nos questionnaires, nous sommes censé devoir en faire autant
pour les sept points clefs qui participent de notre méthode qualitative. Il faudrait bien
constater que nos questionnaires et nos interviews sont évidemment loin de mener une vie
séparée de leur objectif commun, à savoir : recueillir les opinions de nos enquêtés sur les
attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire.

a) Les études (les réussites, les échecs ou les difficultés scolaires). Pourriez-vous nous
parler un peu de vos études, telles que vous les menez ou les avez menées … ?
- Un ou des récits personnels ou des évènements particuliers vécus à l’école, en
famille (en Afrique ou en France).

- Des explications détaillées sur les récits et sur les personnes y impliquées (sens
et valeurs attribués aux récits ou jugements y associés).

Les notions de difficulté, d’échec ou de réussite scolaire sont d’une grande importance
dans l’étude de l’attribution causale que nous sommes en train de mener ; aussi n’est-il pas
surprenant que nous les placions au point de départ de nos entretiens. Il est indispensable, à

139
cet effet, de fonder notre curiosité d’enquête sur les vécus scolaires (récits personnels,
événements particuliers) des familles dont nous prétendons analyser la pensée sur l’école et la
vie socioéducative.

C’est en effet en interrogeant la vie de nos participants, en nous intéressant à leurs vécus
que nous pourrions prendre connaissance de leurs modes de pensées, de perception de l’école
et de la société d’où ils viennent et de leur pensée à propos des pratiques scolaires ou
éducatives du pays où ils sont installés. Autrement dit, en nous appuyant sur le statut multi-
informationnel des vécus de l’individu et des groupes, nous pourrions montrer (en tirant
partiellement profit de la thèse d’Anaxagore de Clazomènes : « tout est dans tout ») qu’on
peut tout apprendre de tout phénomène sociocognitif ou sociohistorique ainsi que des propos
implicites ou explicites des familles. Il nous semble qu’entre ce que disent et/ou ne disent pas
nos participant(e)s, ce qu’ils perçoivent et/ou ne perçoivent pas, il y a certainement tout ou
beaucoup à apprendre, notamment de leurs expériences d’échec et de réussite. Il nous faudra
alors faire la part des attributions causales contenues dans les vécus exprimés ou inexprimés
par nos enquêté(e)s, ou plus simplement tenir compte de leurs propos en tant qu’opinions
dotées de sens ou de signifiance, ou peut-être de contre-sens ou de faux-sens.

b) L’école en Afrique, l’école en France (vos opinions personnelles, observations ou


comparaisons). Pourriez-vous nous dire ce que l’école représente pour vous ?
- Histoire de la traite négrière ou de la colonisation (école coloniale et relation
contemporaine entre la France et l’Afrique francophone).

La question de la représentation est au centre de notre étude. C’est même l’équivalent de


ce que nous désignons par le terme de perception socioscolaire. Ainsi en conviant nos
participants à exprimer ce que l’école et son environnement social représentent pour eux, nous
escomptons avoir accès à l’imaginaire, aux réalités ou fantasmes auxquels ou par lesquels ils
associent ou définissent les rapports qu’ils entretiennent quotidiennement avec l’école et les
savoirs qui s’y rapportent.

En effet, il y a possibilité de représentation ou de perception quand un phénomène (ici il


s’agit de l’école ou de tout autre lieu d’apprentissage) est "idéellement" ou potentiellement
saisissable. Nous savons que nos familles sont issues d’un environnement où les références
symboliques, culturelles ou identitaires, historiques, politiques, etc. sont des ingrédients
sociaux qui manquent le moins. Ces références peuvent alors expliquer les motivations ou
réactions de ces familles face à l’école qu’elles ont héritée de l’Occident. D’où l’intérêt ici de

140
la mise en parallèle des faits tels que la traite négrière, la colonisation, la relation
sociopolitique et culturelle contemporaine entre la France et l’Afrique francophone. Notre
intention est de vérifier le rôle "catalyseur" que ces phénomènes historiques ou contemporains
sont censés jouer dans les attributions causales, dans les malentendus et les conflits chez les
familles de la diaspora africaine en France. L’on pourrait ainsi expliquer les situations et
conditions sociales et psychologiques d’apprentissage ou d’intégration des familles (parents et
apprenants) d’origine africaine qui parviennent ou non à s’arracher aux amertumes de leur
histoire personnelle ou collective.

Il faut comprendre que, face aux malentendus qui mènent parfois la vie dure aux
apprentissages ou à l’intégration scolaire et socioprofessionnelle des minorités visibles, nous
n’avons pas à fermer cyniquement nos yeux sur les effets conjugués du "passé" et du
"présent" sur le quotidien de ces populations migrantes ou dites "étrangères". Ainsi notre
approche aurait-elle une vocation légitime à éclairer leur perception socioscolaire et surtout à
« rendre service à l’imputation causale historique des phénomènes importants pour la
culture » (Max Weber, 1922, réédition 1995, p. 49).

c) Culture de la parole … Croyance et religion


Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez… par rapport à votre culture,
vos études, votre formation, vos expériences personnelles ?

S’intéresser à la notion de langue parlée, à la culture de la parole et aux croyances, et les


étudier sous l’angle de l’attribution causale de l’échec ou de la réussite scolaire, c’est déjà
s’engager dans des épaisses "ténèbres" de malentendus dont on ne peut se tirer qu’en faisant
la lumière sur des considérations relatives aux confluences possibles entre la forme scolaire
française et les pratiques éducatives ou culturelles typiquement africaines. En dépit des
ouvrages impressionnants par leur nombre et leurs éclairages pertinents, il nous semble qu’il
n’est désormais plus prudent d’affirmer péremptoirement que celles et ceux qui maîtrisent les
lettres seraient logiquement toujours plus « adroits » en construction des savoirs que les moins
lettrés. Notre hypothèse est qu’il existe partout dans le monde, des « savants illettrés »
(expression qu’aimait employer l’anthropologue malien Hampâté Bâ) qui, aussi moins
nombreux soient-ils, auraient une maîtrise consommée d’un art, d’un domaine de savoirs
(médecine traditionnelle, gestion de l’environnement par le culte vodou, lectures et
interprétations des symboles géomantiques, etc.) et qui mériteraient en quelque sorte des Prix

141
Nobel de Culture ou ceux d’une haute distinction en savoirs empiriques mais n’en recevraient
aucune palme.

Qu’il puisse donc exister des « savoirs exacts », construits hors de l’école ou
indépendamment des théories académiques, cela nous autorise à estimer que l’illettrisme ne
traduit pas une absence de culture ni de savoirs, encore moins une preuve d’infériorité
d’intelligence ou de jugement chez les peuples. Nous pourrions donc observer qu’il est des
cas où l’illettrisme semble aller de pair avec l’ignorance, les croyances et les superstitions,
induisant parfois des réflexes apparemment réfractaires aux apprentissages scolaires ou
scientifiques ; ce qui signifie que, dans d’autres cas, il peut ne constituer aucun obstacle à
l’insertion scolaire ou professionnelle. Cette dichotomie, implicite il est vrai, semble de plus
en plus remarquable chez nos familles pré-enquêtées.

Les familles, en effet, auraient parfois une perception socioscolaire tributaire de leur
« culture de parole », de leurs pratiques langagières et convictions religieuses. Vouloir voir
plus clair dans ces notions ambigües de religion, d’illettrisme ou de culture orale, est donc la
raison pour laquelle nous les incluons dans les préoccupations de la présente recherche.

d) Conditions socioéconomiques et politiques de votre pays d’origine et celles de la


France où vous étudiez (ou résidez)
À dire ouvertement les choses, l’économie et la politique semblent, dès notre pré-
enquête, au rendez-vous des attributions causales de l’échec et de la réussite, et il est de toute
façon concevable que les finances, l’économie et les idéologies politiques composent
expressément avec l’éducation et la culture, notamment dans les sociétés complexes ou
subissant des influences endogènes et exogènes.

La dictature politique, la misère sociale, les malversations ou détournements de fonds


publics érigés en système de gouvernance (Brassier, 2006 ; Kabou, 1991 ; Hebga, 1979, 1978)
dans la plupart des pays sous-développés ou même développés, la politique française de
l’immigration à "coûts de dénigrements médiatiques" ou de "traques policières permanentes",
ainsi que les rapports de domination réelle ou supposée de la France sur ces anciennes
colonies, bref tous les phénomènes à rails d’exploitation entre lesquels s’exercent des
influences économiques et politiques sur les masses migrantes ou restées au "bled",
contribueraient à faire naître chez ces dernières des sentiments d’impuissance face à leurs
besoins légitimes de s’instruire, de se former, d’avoir une vie matérielle décente (qualité de

142
logement, de nourriture, de soins, d’échanges culturels ou de solidarité, etc.) ainsi qu’une
protection sociale durable.

Il est également probable que les attentes explicites de l’école française ou coloniale,
ainsi que les impératifs républicains de civisme ou d’aspiration aux droits humains, perdent
beaucoup de leurs contenus chez ces populations apparemment privées de leur droit au bien-
être dans leur pays d’origine, et parfois de surcroît dans celui de leur rêve ou d’exil. Or ce
bien-être est incontestablement l’une des conditions indispensables à la confiance en soi, à la
motivation scolaire ou universitaire et donc à la réussite intellectuelle ou socioprofessionnelle,
voire même à la paix sociale.

Ainsi conformément à nos hypothèses annoncées dès le départ de notre thèse, nous
recourons naturellement aux réalités économiques et politiques (africaines, françaises ou
internationales) pour interpréter certaines formes particulières d’attributions causales de
l’échec scolaire et du sous-développement africain chez nos familles. Ce sont donc encore là
des malentendus et conflits qui s’offriront en pâture à nos analyses.

2.6. Déroulement des entretiens


Le déroulement de nos entretiens peut être comparé à un travail champêtre ou
d’agriculture, à la seule différence qu’ici il s’agit de "semer" non du riz mais des questions en
vue de "récolter" des réponses et ainsi "nourrir" la pensée scientifique. Mais pour quiconque
voudrait s’en tenir à un schéma plus radicalement cognitiviste et/ou sociologique, nous
dirions qu’il s’agit d’un déroulement d’entretiens qui se veut une dialectique de la saisie du
réel social par la traque rationnelle de l’opinion. Faute de ce principe général d’enquête, la
démarche propre à la nôtre n’aurait aucune chance de voir le jour. Aussi est-il important de
nous y prendre par des procédures idoines, en essayant par exemple de rendre notre langage
accessible à chacun de nos participants (ils sont quasiment de tous les niveaux scolaires), afin
que tous comprennent équitablement nos questions et qu’ils puissent y répondre aussi
clairement que possible. Cette exigence de langage clair et accessible à toutes et à tous, nous
l’avons expérimentée à nos dépens lors des premières interviews, notamment celle que nous a
offerte Kouatou, 56 ans, un camionneur de niveau scolaire élémentaire :

- L’enquêteur : Vous dites qu’ils [les parents] font tout pour aider leurs enfants… Vous
pouvez expliquer davantage ?
- Le répondant : Quel avantage tu parles ?

143
En effet, derrière cette apparente confusion des mots "davantage" et "avantage", se
révèle une réflexion pertinente : le choix du vocabulaire est un exercice délicat surtout
lorsqu’on est en face d’un participant n’ayant pas une grande connaissance de la langue
servant à recueillir les informations. Mais l’on ne doit pas non plus omettre de veiller à ce que
les questions posées puissent accueillir une diversité de réponses intelligiblement exprimées,
avec des termes adéquats. Heureusement, au cours de l’enquête, ce problème était l’un des
moins récurrents. Nous avons certes constaté et constatons qu’il est des parents et des élèves
immigrés d’une certaine pauvreté lexicale ou syntaxique en français. Mais l’on ne peut jeter
l’anathème sur ce phénomène tout à fait compréhensible (la ghettoïsation des familles
migrantes n’offre pas toujours des enseignements de qualité aux apprentis banlieusards de la
langue de Voltaire) sans risquer de verser dans la mauvaise foi pure et dure. En effet (et c’est
un constat bien édifiant), même dans le charabia de cette "misère de ghetto", l’intelligibilité
n’a pas souvent fait défaut aux raisonnements de nos familles. Ainsi l’idée de nous
familiariser avec lesdites familles, notamment la nécessité de les mettre en confiance, nous a
conduit à bien nous informer sur elles (nationalité d’origine, lieu de naissance, tranche d’âge,
niveau scolaire, situation socioprofessionnelle, etc.), et même à leur décliner notre propre
identité. Nous les informons par ailleurs que nous sommes tenu au secret de l’enquête
(principe d’anonymat entre autres) et leur demandons en quelque sorte une autorisation
d’enregistrement de leurs opinions, avec suggestion de leur en fournir une copie si elles en
éprouvent le désir.

Aussi, nous n’oublions guère de signaler à nos participants que seuls leurs avis ou idées
ont de l’importance pour nous, et qu’à ce titre il n’y a pour nous ni piètres ni excellentes
réponses. De plus, nous les rassurons qu’ils ont le droit d’interrompre l’interview à tout
moment (pour peu qu’ils en éprouveraient l’envie). Car notre conviction est que l’objectivité
de notre enquête serait au prorata de la liberté intellectuelle de coparticipation, de refus ou
même de désistement qui sous-tendrait l’attitude des personnes y sollicitées. C’est à cet effet
que, prisant le libre arbitre des personnes de notre enquête, nous recueillons leurs opinions
avec une attention soutenue et les ramenons poliment à la question lorsque leurs arguments
semblent ratisser large ou "se noyer" dans l’imprécis. Toutefois, et sans nous targuer d’une
infaillible aptitude de notre part à suivre le fil de nos grilles, nous essayons – de notre mieux
et quand il le faut – de relancer nos enquêtés sur les aspects de leurs opinions qui nous
paraissent insuffisamment éclairés, ou de leur en esquisser une brève synthèse ou un résumé

144
(l’idée étant de tester le niveau d’accord des participants, ainsi que la compréhension que
nous-même avons de leurs discours).

Peut-être convient-il ici de nous attarder un tant soit peu sur cette technique de relance.
En effet, nous y trouvions un moyen d’enrichir nos enquêtes. Notre recherche ne saurait
s’approvisionner d’une richesse d’informations variées qu’en essayant d’amener les
participants à dire non seulement l’essentiel de leurs opinions, mais aussi à en exprimer des
détails utiles a fortiori pour les tests de nos hypothèses. Raison donc pour laquelle nous
demandons explicitement à nos participants, généralement après épuisement de nos grilles,
s’ils n’avaient rien d’autre d’important pour eux à ajouter à leurs interviews, ou s’ils
aimeraient aborder une question qui nous aurait échappé. En effet, plus qu’un apport de
« détails », il s'agit d’amener les familles à rendre compte des choses plus fiables concernant
la construction de leur monde social, que celles qu'elles peuvent nous dire lorsque nous les
interrogeons directement sur leurs représentations.

Mais d’autres postures nous ont aussi servi à donner plus de chances à la qualité des
informations que nous recherchons. Nous intéresser par exemple à la fois avec emphase et
modération aux opinions de nos enquêtés, semble persuader ces derniers que nous n’exécrons
pas leurs perceptions quelles qu’elles soient, ou que nous sommes loin d’adopter la posture de
lavage de mains d’un "Ponce Pilate", encore davantage celle d’un "écouteur indifférent".
C’est dire par là que nous ne dédaignons guère de montrer de l’intérêt pour les témoignages
que nous rapportent les personnes. Nous n’hésitons d’ailleurs à reprendre à dessein certaines
"fins de phrases" énoncées par elles, une façon de leur signaler notre écoute attentive et de les
amener ainsi à nous éclairer davantage sur leurs récits. Cette tactique est en effet si rentable,
au plan de la diversité des renseignements, que c’est à l’enquêté que nous laissons
généralement le soin de dire "point final" à la séance.

Venons-en maintenant aux entretiens que des enfants nous ont accordés (avec souvent
l’accord formel ou parfois tacite de leurs parents). L’idée ou la vision dont ces enfants font
montre contraste profusément en effet avec la tendance réductionniste qui fait souvent dire
des "tout-petits" que « les bonbons valent mieux que la raison ». Car en les laissant parler à
leur aise, à leur guise, les enfants de notre enquête semblent plutôt réussir pas mal à
inventorier leur tiroir cognitif d’une façon généralement plus spontanée et plus ouverte que
beaucoup d’adultes que nous avons interrogés. Ces enfants ne s’expriment certes pas dans un
langage grammaticalement sophistiqué, leurs idées ne sont pas non plus d’une sinuosité

145
argumentaire complexe, mais elles ne manquent pas pour autant de profondeur. Les cas
d’argumentations infantiles fort percutantes sont donc tout à fait légion dans notre enquête.
Les enfants, égayés de ce que nous donnions de l’importance à leurs opinions, répondent à
nos interrogations avec promptitude, sollicitant de gré de nouvelles questions. Citons le cas
relatif aux propos de Charline (elle a entre cinq et six ans) :

Les enfants ils font trop de bêtises à l’école … la maîtresse elle est tout temps fâchée
… Monsieur, il faut me poser une question de la télé. Tu veux savoir ce que je veux
devenir quand je serai grande ?

L’attitude de Mounia [une fillette de 5 ans] est aussi expressive :

- Mounia : Tonton [oncle], est-ce que tu connais la couleur du cheval blanc de Henri
IV ?
- L’enquêteur : Le cheval blanc d’Henri IV ?
- Mounia : Oui, tonton.
- L’enquêteur : Tu dis bien la couleur du cheval blanc ?
- Mounia : Oui, tonton … tu connais ou tu ne connais pas ? La couleur [réponse] est
dans la question. Réponds vite, c’est attrape-nigauds ! [grands rires].
Il y a lieu ici d’observer que lors des entretiens, il nous arrive souvent de nous
confronter à une sorte d’inversion de rôles dans laquelle le fil de l’entretien se tord. L’enquêté
(enfant ou parent), pris par l’envie d’informer ou de s’informer sur un sujet qui l’accroche,
n’attend pas toujours la fin de l’entretien pour plaisanter ou assouvir ses curiosités. La
moindre faille de l’enquêteur est parfois exploitée, sans ménagement, par l’enquêté qui
d’ailleurs n’hésite pas toujours à nous flanquer des questions troublantes, au risque de nous
faire perdre les pédales. Parfois, c’est une question insolite (apparemment vexante ou
carrément injurieuse) que l’on nous balance au visage avec l’air le plus innocent du monde.
Mais loin de nous ébranler, de telles situations ont été pour nous l’occasion de découvrir
l’iceberg ou certaines "faces cachées" de la recherche, et par là l’intérêt qu’il y a pour le
chercheur en sciences sociales d’admettre que son rôle d’enquêteur puisse – dans certaines
circonstances – céder s’il y a lieu la place à celui de l’enquêté. Un exemple est là bien planté
comme un sycomore, qui montre le caractère rudement agaçant de certaines boutades. La
version suivante est bien celle de l’interview d’une coiffeuse, niveau Cinquième (collège), 44
ans. C’est pour en savoir un peu plus sur sa façon à elle d’appréhender l’éducation des
enfants. Voici la séquence :

- L’enquêteur : Vous avez encore quelque chose à dire sur l’éducation des enfants ?

146
- La répondante : Toi tu demandes toujours les questions pour l’éducation des enfants,
toi-même tu as combien d’enfants ?
- L’enquêteur : Je n’ai pas encore d’enfant, mais … j’y réfléchis …
- La répondante : Pourquoi tu réfléchis ? Ce n’est pas avec réfléchir qu’on fait l’enfant,
c’est avec aimer. Donc tu vas réfléchir combien de temps encore ? Donc tu n’as pas
d’enfant, donc tu es le vieux garçon ? […]

Toujours est-il que les "tarots" de ce genre n’ont guère sapé notre détermination à
"cueillir" les informations chez nos participants. Il n’était surtout pas question pour nous, on
en conviendrait, de nous montrer choqué par de semblables interrogations mordantes de par
leur nature, mais autrement sincères de par leur fondement. Au contraire, obligé comme nous
l’étions, quelle que pût être la gêne que nous ressentions à certains moments, de noter sans
pourfendre les propos de nos enquêtés (à tout le moins au cours de la séance), ces derniers
étaient tout à fait en droit de donner leurs avis ou de poser des questions qui pourraient nourrir
leur propre curiosité, et ce dans la mesure d’ailleurs légale où nous faisions appel à leur
participation. Mais dans le même temps, ce risque permanent d’inversion des rôles nous a
amené à prendre une mesure préventive supplémentaire : désormais, et avant la séance
d’interview, nous prévenions courtoisement les participant(e)s qu’il serait plutôt convenant
que leurs éventuelles questions personnelles fussent abordées de préférence à la fin de
l’entrevue. Cette stratégie s’est d’ailleurs révélée très enrichissante pour nous, dans la mesure
surtout où la plupart des questions que parents et apprenants finissaient par nous poser nous
ont permis de mesurer la clarté de nos échanges et d’avoir ainsi d’autres détails concernant les
soucis qu’ils se faisaient d’ordinaire pour eux-mêmes ou pour leurs familles. Aussi – c’était
d’ailleurs le but recherché – la même stratégie nous a permis d’aborder avec plus de netteté,
de nombreuses parenthèses bien édifiantes pour la matière de notre étude.

En conclusion, le déroulement de nos entretiens s’intègre dans une structure à trois


branches plus ou moins distinctes :

- une première branche que nous pourrions qualifier d’amorce ou d’introduction, et


qui est une sorte de partie préparatoire annonçant et précisant l’objet de l’entretien.
Cette instance de contact détend l’ambiance de la rencontre et met le ou la
participant(e) et l’enquêteur dans le « bain » de la question centrale de l’école ou de
l’éducation : question inscrite à l’ordre du jour de l’interview.

147
- une deuxième branche : celle du recueil des opinions proprement dite. C’est la phase
où nous essayons d’entrer dans la substance des représentations mentales de
l’interlocuteur, d’engranger ses opinions ou, si l’on préfère, de prendre connaissance
des arguments qui fondent ses perceptions ou qui justifient ses attributions causales
ainsi que les malentendus y associés.

- Enfin une troisième ou dernière branche. C’est la phase d’approfondissement des


arguments. Nous y vérifions si l’enquêté lui-même a le sentiment ou l’assurance
d’être clair sur la quasi-totalité des réponses qu’il apporte aux questions posées.

2.7. Traitement des données de l’enquête


Une fois les questionnaires contrôlés et les interviews retranscrites, nous faisons le
constat d’une forte densité de données qualitatives à traiter, et, à l’opposé, des données
quantitatives relativement moins denses à dépouiller. Mais constatant la pléthore de nos
interviews, nous avons réalisé que plus d’une soixantaine d’entres elles offrent une certaine
symétrie ou convergence de perceptions en "mordant" – thématiquement parlant – dans une
diversité bien riche d’informations. Elles sont donc apparues plus significatives que d'autres
(sans doute parce qu'elles condensent mieux les logiques d'analyse et de réflexion) et nous les
avons beaucoup plus travaillées. Les tris d’opinions ont été réalisés à base des principaux
facteurs qui rassemblent nos hypothèses. Il s’agit notamment de facteurs politique, historique,
socioéconomique, psychologique, épistémologique, pédagogique, culturel ou identitaire …

Quant au nombre de questionnaires "moissonnés", il est à rappeler qu’ils sont au nombre


de 348. Ce sont-là en définitive les données à exploiter et donc à soumettre au traitement.

2.7.1. Dépouillement et traitement des questionnaires


Que ce soit le questionnaire des parents ou celui des élèves et des étudiants, c’est selon
les items que nous les avons dépouillés. Cette opération de dépouillement des questionnaires
s’est faite progressivement, c’est-à-dire au fur et à mesure que nous parvenaient les données.
À l’aide d’Excel, ces données sont enregistrées l’une après l’autre dans deux fichiers
différents (l’un pour les parents et l’autre pour les apprenants), chaque item portant un
numéro et l’intitulé qui le désigne dans le questionnaire. Ainsi, nous avons pu en constituer
des tableaux statistiques selon les besoins et les prévisions de notre recherche.

La quasi-totalité des répondant(e)s à nos questionnaires étant issue de la classe populaire


(chômeurs, ouvriers, agents de sécurité et coiffeurs, etc. parmi lesquels se trouvent des

148
diplômés d’université ou de grandes écoles, etc.), il nous a paru inopérant et donc inutile de
procéder à un classement par catégorie socioprofessionnelle. Néanmoins, nous avons pu
répartir les élèves et étudiants répondant selon leur lieu de naissance : les « nés en Afrique »
étant ceux que nous considérons comme faisant partie de la catégorie d’immigrés première
génération, et les « nés en Europe » comme figurant tout au moins parmi les immigrés de
deuxième génération.

Somme toute, au niveau des questionnaires, seul le lieu de naissance ou le rang


générationnel des apprenants a été croisé avec les données les concernant. Autrement dit, nous
n’avons pas croisé nos données quantitatives avec la variable catégorie socioprofessionnelle
de nos sujets enquêtés par questionnaires (plus de 80% de nos enquêtés étant d’origine
populaire). Par contre le traitement des interviews nous en a offert l’opportunité.

2.7.2. Analyse et traitement des interviews


Pour analyser et traiter les interviews, nous avons eu recours, dans un premier temps, à
la répartition des participant(e)s selon leur niveau scolaire, leur âge, leur rang générationnel
(immigré de première ou deuxième génération), leur origine nationale, ensuite par
numérotation des réponses successivement contenues dans chacune des interviews. Nous
avons également procédé à la répartition de ces réponses numérotées par unités thématiques
ou centres d’intérêts. Nos hypothèses ont pu contribuer, dans une large mesure, à la finition de
cette catégorisation ou classement.

En effet, chaque interview a subi un traitement vertical. C’est-à-dire que sa


retranscription est de sitôt suivie d’une ou plusieurs lectures permettant de repérer les "traces"
d’attributions causales (ainsi que celles de conflits) que nous avons prévues dans nos
hypothèses, et celles que nous n’avons pas soupçonnées au départ de l’enquête. Les réponses
fournies à nos questions étant successivement numérotées du début jusqu’à la fin, nous
n’avons pas eu de difficulté à mettre en lien les numéros ayant des contenus thématiquement
similaires dans l’interview. Nous en obtenons finalement un texte entièrement dépouillé de
ses accessoires et possédant désormais une structure regroupant, chez un(e) même enquêté(e),
les réponses sous différents thèmes. Nos interviews sont ainsi passées au « peigne fin » par ce
type de traitement dit vertical.

Cette étape étant franchie, s’en est suivie celle du traitement horizontal. Il s’agissait
d’un regroupement de la totalité des opinions chez tous les enquêtés selon les catégories de
thèmes élaborées. Cette analyse s’est révélée absolument nécessaire car elle a permis de

149
repérer, par-delà les singularités, de nombreuses logiques sociales. Il s’agissait enfin, soit dit
en passant, d’une technique de tri systématiquement élaborée à partir des indications fournies
par Demazière et Dubar dans leur excellent ouvrage de méthodologie qualitative publié par
les Presses de l’Université LAVAL (2007) à Québec, au Canada. Aux conseils de ces auteurs
et aux séminaires de formation doctorale en sciences de l’éducation de l’Université Paris 8
notamment, s’ajoutent nos réminiscences des cours de pratiques d’enquête en sciences
humaines suivis à l’USTL-CUEEP (Université des Sciences et Technologies – Lille 1, en
France), ainsi que celles des enseignements sur l’analyse quantitative et qualitative reçus plus
antérieurement en sociologie et en sciences de l’éducation à l’Université du Bénin (UB)
(actuelle Université de Lomé, au TOGO).
S’agissant toujours du traitement des entrevues réalisées, nous avons pu répartir la liste
de nos enquêtés en trois tableaux par rapport à leur niveau scolaire respectif, et pareillement
en ce qui concerne leur rang générationnel (immigré de première ou deuxième génération), la
catégorie socioprofessionnelle des apprenants et des parents et leur pays d’origine. Nous nous
sommes suffisamment rendu compte que cette variable "pays d’origine" n’était pas efficiente
dans l’ensemble de nos données, les sujets interviewés (les jeunes notamment) ayant plutôt
tendance à se présenter en tant qu’Africains, "Blacks" ou Noirs, immigrés, résidents,
francophones, "Africains français" ou "Français africains", etc. Le fait d’être béninois ou
sénégalais, par exemple, n’empêchait guère nos interviewés de citer des événements
sociopolitiques rwandais, ivoiriens, togolais ou tunisiens, et naturellement ceux de leur pays
d’accueil pour étayer leurs opinions ou attributions causales de l’échec ou de la réussite.

2.8. Entraves et limites du champ empirique de la recherche


Le degré de consistance de notre aire d’investigation se fait plus manifeste lorsque l’on
réalise son étendue réelle, en même temps que ses limites. Car si les principes
méthodologiques peuvent s’énoncer savamment et sans ambiguïté dans un amphithéâtre
universitaire, leur application par contre n’est pas toujours sans quelques difficultés. En effet,
dans l’aire empirique de la recherche qui est la nôtre, nos efforts d’investigation ont buté
contre des entraves qui nous ont plus ou moins compliqué le recueil des données. Et ces
entraves se justifient, comme nous allons l’expliquer, du fait du climat sociopolitique de
l’univers de notre enquête : la France. Il y a donc lieu de parler de l’atmosphère plus ou moins
tendue qu’un tel climat constitue pour notre recherche, d’évoquer les entraves et les limites
qui sont les siennes propres durant la période d’un peu plus de trois ans (2007-2011) qu’a
duré notre enquête ou collecte de données.

150
D’abord si l’on considère les déplorations populaires qui semblent alourdir l’atmosphère
sociopolitique (dénonciations des traitements que semblent subir les "sans papiers", ainsi que
celles des intimidations ou menaces faites aux défenseurs des droits humains et à d’autres
acteurs sociaux, etc.)47, il ne devrait pas y avoir lieu de s’étonner que, sur le terrain de notre
recherche, se rencontrent des personnes qui, à tort ou à raison, ne se sentent pas libres de
s’exprimer sur leurs conditions sociales de migrants ou même de non-migrants. D’aucuns
pensent en effet qu’il serait de moins en moins possible en France d’être un étudiant migrant
sans risquer de « souffrir » ou de déprimer, qu’il y est aujourd’hui impossible d’exprimer
ouvertement son opinion sociologique ou politique sans en payer de lourds tributs. L’idée se
répand alors selon laquelle la "gorge imprudente" qui oserait "tousser" contre l’autorité
présidentielle ou ministérielle, se retrouverait de facto dans la ligne de mire d’une "milice
judiciaire" qui le lui ferait bien payer devant les tribunaux. Les résistances que beaucoup
affichent à l’égard de nos questionnaires y trouvent d’ordinaire une part d’arguments. Les
traques policières perçues comme quotidiennement diligentées contre les minorités visibles,
ainsi que les fourgonnettes et charters de reconduites brutales à la frontière, n’ont donc pas
l’air de créer une atmosphère propice à une enquête paisible concernant les familles africaines
immigrées. Même chez des personnes a priori bien décidées à converser librement avec
l’enquêteur, il y a bien des moments de résistance où leurs réponses semblent subitement
hésiter entre la confiance et la méfiance.

En effet, dans ces conditions sociales de paranoïa publique généralisée, de suspicion


massive ou d’angoisse collective de persécution politique, il est plus que difficile que des
immigrés d’origine afro-subsaharienne aient une paisible envie de prendre part à une enquête
les concernant particulièrement : ce qui veut dire qu’il faut du tact et des efforts ingénieux
pour engager des discussions ciblées avec eux. C’est finalement une entreprise très délicate,
dirions-nous, de réaliser des entrevues avec des personnes en désarroi social (les "Sans-
papiers" notamment), et c’est encore plus malaisé d’enregistrer ces entrevues dès lors que la
peur, la colère et la révolte ont de l’emprise sur les esprits. Nous insistons expressément sur ce
fait primordial de liberté d’expression car la faisabilité de l’enquête ou, a fortiori, sa qualité
normative en dépendrait nécessairement.

En effet, même en promettant sur l’honneur de leur garantir un strict anonymat, nos
enquêtés en doutent radicalement et prennent même ladite promesse pour un "bluff

47
Cf. les Rapports 2007 et 2009 de l’Amnesty international.

151
démagogique". C’est donc ainsi que, sous le couvert du doute et de la peur, certains nous
autorisent d’exploiter des extraits de leurs propos mais nous interdisent formellement de céder
les bandes ou les transcriptions de leurs entrevues à quiconque (fût-il un prof dictateur ou un
savant démocrate). D’autres refusent d’ailleurs expressément que lesdites transcriptions soient
intégralement reproduites dans les annexes de notre travail. Bref, nos participants s’imaginent
fébrilement que leurs propos, quand bien même ces derniers seraient sincères ou francs, en
viendraient à leur créer des ennuis scolaires ou universitaires, existentiels ou professionnels. Il
faut noter que les plus hardis de nos interviewés vont parfois jusqu’à prendre notre minuscule
magnéto d’enquête pour un "croc de cobra" …, un "bec d’épervier", un "dard de scorpion",
voire une « puce électro-politique directement reliée aux oreilles de Sarkozy par des câbles
invisibles », etc.

En revanche, une fois dissipée la confusion entre un chercheur et un espion ou sbire de


renseignements généraux, nos rapports avec les familles s’éclairent et se pacifient en général
et, du coup, les attitudes des personnes de leur entourage s’adoucissent à notre égard. Mais il
est une autre entrave non moins importante, c’est la langue servant d’outil à l’enquête.

Si élèves, étudiants et parents instruits n’ont généralement pas de difficultés à exprimer


leurs idées en français, un certain nombre de personnes relativement moins scolarisées
éprouvent, par contre, un certain « mal de langue ». Des exemples sont là, bien tangibles, pour
illustrer ces constats. Une détentrice d’un DESS de commerce nous confie, à la fin de son
entrevue, que ses parents n’auraient pas grand-chose à nous rapporter sur leur vision de
l’école si nous les abordons dans une langue [le français] qui, nous dit-elle, n’est pas celle de
leur culture. « Mes parents ne digèrent pas bien le français, précise-t-elle…, mon père lui
surtout il a le mal du français ». Et de décliner le rôle d’interprète bénévole que nous lui
proposons : « … Non, malheureusement …, je ne peux rien traduire pour vous, moi non plus
je ne digère pas bien le patois de mon pays. Désolée … » Ce phénomène de parents en mal de
langue française et celui de leurs enfants déconnectés de leurs cultures linguistiques d’origine
peuvent se comprendre ou s’étudier à la lumière des thèses de l’inculturation et de
l’acculturation des peuples ayant durablement « souffert » de la colonisation. Mais
n’anticipons pas trop ! Toujours est-il qu’elles ne sont pas rares les personnes qui expriment
également des réticences à l’endroit des questions portant sur leur âge, leur identité ou origine
nationale.

152
Il faut donc souligner que l’entrave linguistique (ou de consonance identitaire) n’est pas
absente au cours de notre recueil de données qualitatives et même quantitatives. Elle est
même parfois associée à celle relevant de l’aigreur d’une population africaine migrante qui ne
semble pas supporter que son « grand continent » fût morcelé en minuscules États par des
« Blancs rusés » (puissances impérialistes), selon l’expression bien répandue en Afrique
noire. C’est ainsi qu’une étudiante en droit s’emporte contre nous pour le seul fait que nous
jugions nécessaire de connaître son origine nationale : « Qu’est-ce que vous avez à me
demander mon pays d’origine ? (lance-t-elle en colère) … Et d’ajouter : « Les Blancs parlent
ici que de l’Union Européenne après avoir morcelé notre continent [l’Afrique]… Ça vous
intéresse pas vous que nous les Africains on apprenne à oublier nos petites origines pour
faire grand comme l’Europe ? » La préférence à s’identifier à l’Afrique entière plutôt qu’à
l’un de ses États, encore moins à l’une de ses ethnies, est ainsi assez manifeste chez nos
enquêtés, les jeunes en particulier.

Les attitudes abondent en effet qui montrent à l’évidence que le phénomène social de
l’identité du migrant est de notoriété. Citons-en encore au hasard quelques attitudes constatées
sur le terrain. Un jeune étudiant en master de mathématiques, vingt-trois ans, menace
calmement de nous mettre à la porte si jamais l’idée nous venait une seconde fois à l’esprit de
l’interroger sur sa nationalité d’origine. Et de surcroît le cas d’une étudiante en sixième année
de médecine : refusant obstinément de nous indiquer son pays d’origine, elle motionne :
« Mon pays d’origine pour quoi faire ? Tu me vois bien que je suis une Noire et je te dis que
je suis une Africaine, c’est pas suffisant ? … Moi franchement ça m’énerve les questions de
pays d’origine-là ». L’étudiante nous assurera plus tard qu’à chaque fois qu’un questionnaire
atterrissait chez elle avec mention « Préciser le pays d’origine », elle en faisait discrètement
un cadeau à sa poubelle. – Et pourquoi ? (lui avons-nous demandé). – Sa réaction : « Les
documentaires et les discours [politiques] propagent des mauvaises opinions sur nous ..., à
quoi ça sert de répondre aux questions des gens qui aiment se moquer de nous ? » Bien
d’autres encore nous confient qu’ils ne se sont jamais intéressé à une séance d’entretiens
concernant leur situation migratoire ou d’intégration, et ce (disent-ils) pour la simple raison
qu’ils auraient tout à perdre et donc rien à gagner à répondre aux questions des personnes dont
ils soupçonnaient une liaison secrète avec les dispositifs de « reconduite à la frontière ». Ainsi
de l’avis de nos enquêtés, derrière l’activité des chercheurs se cacherait la main invisible d’un
certain pouvoir politique assumé par des « démagogues » farouchement en « campagne de
xénophobie contre l’immigration ». En effet, lors d’une discussion en privé avec un

153
professeur retraité, au sujet de la nervosité de certains de nos enquêtés, l’enseignant observe :
« Après les ravages de la France en Afrique …, de sa nouvelle politique de provocation, il
faut tirer l’échelle. Je ne vois pas bien comment vous pourriez rassurer nos compatriotes chez
lesquels les frustrations et les humiliations subies fabriquent des attitudes de rancœur. »

Comme nous venons de le voir, la liste des "réactions d’allergie" à la question de pays
d’origine s’avère aussi complexe que surprenante. C’est, en fait, la pensée d’une Jeunesse
migrante africaine qui se refuse d’être "sous-traitée" d’ethnies ou d’étrangers originaires d’un
tel ou tel pays. Pour une partie de cette Jeunesse en effet, l’Afrique constitue une seule et
unique terre que l’Europe "atripopoti" (i.e. emmerdeuse ou commandeure) aurait
tragiquement balkanisée. Le refus, chez cette Jeunesse, de s’identifier à un "morceau
d’Afrique" semble une manière de sa part de protester contre les clauses de la conférence de
Berlin (1884-1885) au cours de laquelle le continent africain fut divisé et partagé entre les
« États colonisateurs », et ce – dit-on – en l’absence et sans l’avis des Africains eux-mêmes.
Pour une autre partie, minoritaire celle-ci, ce refus de s’afficher en tant que ressortissant d’un
« morceau de terre d’Afrique » est plutôt motivé par des jugements péjoratifs portés sur la
sociologie et l’ethnologie. Aux yeux de cette frange de la Jeunesse africaine, sociologie et
ethnologie seraient deux disciplines « dévoyées » ou « corrompues », conçues l’une pour
survaloriser les sociétés occidentales, l’autre pour « déclasser les peuples qu’on qualifie
d’ethnies ». Ainsi la question de pays d’origine cache-t-elle, selon une certaine partie de la
Jeunesse africaine scolarisée, des « manières européanistes d’inférioriser les nations dites en
marge de l’Histoire » (sociologie pour elle étant synonyme d’étude portant sur des sociétés
dites "civilisées", ethnologie ne représentant à ses yeux qu’une raillerie destinée à présenter
les « peuplades exotiques » sous leur jour le plus défavorable).

Sans doute de tels litiges sont-ils déconcertants, en ce sens qu’ils compliquent le travail
du chercheur qui a dûment besoin d’avoir une posture « zen » en vue de procéder à un
véritable dépassement, ou de s’arracher aux conflits historiques intérieurs qui ont créance
dans son univers de recherches ; à seule fin, bien entendu, de recueillir les données de son
enquête, sans parti pris. En effet, les objurgations des enquêtés, construites a priori pour
exprimer leurs perceptions légitimes, sont, a posteriori, de nature à faire de l’enquêteur le
complice de l’enquêté : alors même que la recherche en sciences humaines a d’autres
exigences, celle notamment de rendre compréhensible ce qui peut l’être dans les phénomènes
sociaux qu’elle étudie.

154
Les limites de notre univers d’enquête, l’on s’en doute, s’affichent donc par des
obstacles de terrain ainsi décrits et qui semblent une véritable charge d’inertie, un bloc de
résistance mentale avec lequel l’enquêteur doit composer. Mais (autant l’admettre sans fausse
pudeur) il est aussi invraisemblable de concevoir une société sans conflits que d’imaginer une
aire sociale d’investigation totalement "aseptisée", aplatie ou dénuée d’entraves. Autrement
dit, l’on ne peut raisonnablement escamoter l’amalgame et les sensibleries propres à un terrain
d’enquête dès lors que l’on se donne soi-même pour tâche de risquer, dans un milieu
cosmopolite ou d’ambitions rivales, une aventure de mesure et d’enquête nommée recherche
scientifique. Pourvu que l’on soit équipé de dispositifs ou d’instruments de mesure adéquats,
il faut oser, fût-il en tremblant, affronter le terrain d’enquête quel qu’il soit. C’est ce que nous
avons fait. Modestement ! Avec les moyens du bord ! Sans véritable soutien financier … !

2.9. Exploitation documentaire


Eu égard au fait que notre étude cible essentiellement les familles de la diaspora noire
africaine de France, nous ne perdons pas de vue l’existence des conceptions abordant les
modalités complexes d’influences que peuvent subir ces minorités. En effet, pour comprendre
la perception ou l’attitude des familles en question, nous nous sommes donné des moyens
méthodologiques correspondants, en en tirant partie à bon escient. Nos observations sont donc
appuyées, outre l’examen du jugement des personnes concernées par notre enquête, par des
fouilles en bibliothèques, sorte d’ "archéologie documentaire", ainsi que par des analyses de
différents textes portant sur notre thématique.

Ces fouilles et analyses ont en quelque sorte permis de cerner le contour et le fond de
notre objet d’étude. Aussi le compendium instructif des travaux sur les attributions causales et
la question de scolarisation, respectivement mis au point par J.-C. Deschamps & J.-L.
Beauvois (1996) et par des analystes de l’Équipe d’Escol-Paris 8, nous a aidé à dégager la
logique des perceptions de l’échec et le fil d’Ariane de l’enquête qualitative y relative.

La "documentation orale" (c’est-à-dire les "idées populaires") a aussi sa place dans


notre démarche :

- celle qui est fournie par des parents migrants en liaison avec la perception de
l’école et des chances de réussites sociales de leurs enfants,

- celle de personnes en difficulté ou non d’apprentissage du français.

Des documentations spécifiques sont elles aussi consultées :

155
- celles des statistiques de l’OFPRA ou de l’OMI, etc. ainsi que des textes ou
discours politiques dont certains figurent dans les annexes.

Conclusion
Au final, le quantitatif et le qualitatif, dans la présente étude, se côtoient
harmonieusement et sont même reliés par un "cordon dialectique" dans la démarche que nous
empruntons, du moins si l’on convient d’admettre comme représentatifs les questionnaires et
les interviews illustrant le double aspect psychosociologique du phénomène de l’attribution
causale qui, d’une certaine manière, est censé pourvoir nos analyses d’un fondement
scientifique.

Pourtant, il est certain que les données quantitatives et qualitatives que notre recherche
assume ne sont qu’en rapport de "fil à aiguille", car les deux méthodes ici employées ne se
complètent que dans le sens de leurs objectifs communs : recueillir des informations et les
analyser. Notre questionnaire est donc, oserions-nous dire, comme un examen classique nous
permettant d’évaluer l’état général de la question de l’attribution causale de l’échec ou de la
réussite scolaire et/ou sociale chez nos participants, tandis que l’interview apparaît comme
une "radioscopie sociocognitive" nous aidant à recenser, de fond en comble, les propriétés
intelligibles et inintelligibles dudit phénomène tel qu’il est intérieurement et/ou
extérieurement perçu et vécu. Ainsi, dans l’enquête qui nous occupe, il y a lieu de comprendre
que l’explication que nous venons d’esquisser justifie le mobile qui participe de notre attitude
consistant à prendre cause et fait pour l’analyse qualitative, sans que nous soyons pour autant
obligé de nous méprendre sur l’utilité de la méthode quantitative.

En effet, à supposer que la suprématie du qualitatif dans la présente étude soit


entièrement confirmée par les exigences mêmes de notre thème de recherche, il ne
s’ensuivrait pas que toutes les aspérités de notre problématique doivent exclusivement être
cernées par la méthode qualitative. Loin s’en faut ! La raison en est que l’ampleur du
phénomène de l’échec et celle des attributions causales y relatives se mesureraient plus par la
quantification (les chiffres) que par le qualitatif (les verbatim). Autant dire que le quantitatif
représente pour la présente étude un domaine d’ "évaluation comptable" qui est l’aspect
statistique, le qualitatif y ayant mieux à nous offrir au niveau des profondeurs intrinsèques ou
non-quantifiable du phénomène en question.

Bientôt, conformément à la méthodologie exposée, nous entreprendrons sans doute


d’analyser les résultats de nos enquêtes (questionnaires et interviews). Ainsi, du moins nous

156
l’espérons, nos hypothèses auront-elles les chances de se trouver objectivement confrontées
aux épreuves de tableaux statistiques et de synthèses d’opinions en particulier.

157
DEUXIÈME PARTIE
ANALYSES & INTERPRÉTATIONS DES RÉSULTATS

158
CHAPITRE TROIS

Principales caractéristiques des "sujets" enquêtés : entre perception socioscolaire


et attribution causale de l’échec versus la réussite
Il nous semble important, afin d’éviter toute confusion dans l’analyse de leurs
caractéristiques, d’étudier la perception des familles autour des axes manifestement
différentiels tels qu’ils permettent d’avoir connaissance de leur statut social ou professionnel,
de leurs vécus socioéducatifs ainsi que de leurs échanges relationnels, etc. Quelle que soit la
teneur de leurs parcours en amont ou en aval de leur immigration, ces données indicatives
doivent apparaître comme des parenthèses utiles à la saisie de la perception socioscolaire des
personnes au travers de leurs autobiographies, ou plutôt de leurs caractéristiques générales :
les attributions causales qui se dégagent de leurs motifs d’immigration, de leurs problèmes
d’intégration, de scolarisation ou professionnalisation, etc.

Tout comme des voyageurs qui prennent le même train mais n’occupent pas forcément
le même wagon, nos enquêtés sont en effet des Africains mais n’ont pas le même niveau
scolaire, même s’il se trouve qu’ils appartiennent en majorité à une catégorie sociale qui est
celle de la classe populaire48. D’où l’utilité de les classer en trois groupes de parcours49
(initial, secondaire et supérieur) à partir même de leur niveau d’instruction, non pas pour
insinuer que la raison intellectuelle est nécessairement fonction du diplôme obtenu, mais pour
saisir les rapports à l’instruction ou les modes de perception scolaire respectifs des groupes de
personnes enquêtées. Car le chercheur du rapport au savoir « étudie des rapports à des lieux,
à des personnes, à des objets, à des contenus de pensées, à des situations, à des normes
relationnelles, etc. – en tant, bien sûr, qu’est en jeu la question de l’apprendre et du savoir »
(Charlot, 1997, p. 90).

Notre préoccupation est, en effet, de procéder, dans ce chapitre, à l’analyse et à


l’interprétation des "données premières" (situation générale) de nos enquêté(e)s, qui ne sont
autres que celles des familles de la diaspora africaine de France. En effet, si la majorité
d’entre elles semblent, grosso modo, en principe, se soumettre aux exigences de
resocialisation qu’implique leur immigration, dont elles sont imprégnées sans en questionner
le fondement (sauf peut-être dans les circonstances où leur projet de vie, leurs désirs et leurs

48
9,7 % de Négro-africains sont cadres ou occupent une profession intellectuelle supérieure et 11,7 % sont
dans des professions intermédiaires, etc. (cf. Eric Taïeb, 1998, p. 163 : Répartition des actifs selon la catégorie
socioprofessionnelle et le pays d'origine. Source : INSEE, Enquête sur l’emploi, 1995).
49
Il faut noter que nos interviewés ont tous ou quasiment une expérience scolaire supérieure ou égale aux
cours préparatoires.

159
rêves se trouvent en difficulté dans la société d’accueil), il est aussi un certain nombre parmi
ces familles qui donnent bien l’impression d’avoir un regard singulier sur l’école ou la
formation qu’on leur propose et sur la complexité des réalités socioéconomiques avec
lesquelles elles composent quotidiennement. Diagnostiquer les attributions causales qui
collent à ce regard de migrant ou, a fortiori, analyser cette perception socioscolaire en rapport
avec les conditionnements (effets d’immigration, de cognition ou de parcours scolaire ou
éducatif, de génération, d’affects politiques ou familiaux, de climats ou conditions
météorologiques, etc.) de nos enquêtés, tels sont les enjeux de ce chapitre.

3.1. Des motivations migratoires


Il n’est pas hors de propos d’aborder les mobiles qui commandent à l’immigration de
nos enquêté(e)s. C’est une question de principe d’information : savoir pourquoi les gens
migrent d’un point à l’autre dans l’espace terrestre, c’est approcher davantage les
informations relatives à leurs rapports à l’école et aux savoirs. Dans une certaine mesure qu’il
faudra clarifier, celles et ceux qui viennent de « loin » sont supposés avoir en leur possession
une certaine quantité de savoirs qui ne seraient pas toujours en conformité avec les réalités de
leur "point de chute", car « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » (Blaise Pascal,
1670). Les préoccupations de base des immigrants et surtout leurs schèmes de savoirs peuvent
donc ne pas être en adéquation avec leurs expériences d’intégration dans leur nouveau lieu de
résidence. Cette hypothèse suffit peut-être à montrer l’intérêt que nous avons à faire état des
mobiles que les enquêtés assignent à leur "exil", à seule fin d’y saisir au mieux leur perception
socioscolaire et a fortiori leurs attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire ou
socioprofessionnelle.

Chez nos interviewés, quatre catégories de ces motifs s’expriment avec presque la même
verve de justification que le déchaînement d’opinions variées : une envie de s’instruire ou de
découvrir « l’ailleurs » (motifs d’évasion et de cognition), des préoccupations pécuniaires ou
d’embauche (motifs économiques), des élans affectifs (motifs relationnels et/ou conjugaux),
et enfin des problèmes sécuritaires (motifs sociopolitiques). Nous allons essayer de les
aborder dans l’ordre cité, en vue de pénétrer "à fond" les prestations d’arguments qui y sont
déployés.

3.1.1. Motivations d’évasion et de cognition


L’envie d’évasion et le besoin de connaître ou de découvrir jouent considérablement
chez nos enquêtés, un rôle de justification de leur immigration.

160
Je voulais découvrir autre chose que la vie africaine… Il fallait que je découvre autre
chose que l’Afrique… fallait que j’aille loin là-bas pour connaître l’horizon du
monde… Il fallait que je voie ce qui se passe ailleurs… loin là-bas (Nafissa, togolaise,
mère de famille (elle a un enfant), niveau B.E.P. en couture).

L’idée de l’interviewée ne relève pas que d’une simple envie d’évasion ; il s’agit, a
contrario, d’une envie hétéroclite qui se révèle, à l’analyse, comme un ensemble d’ambitions
culturelles "compactes". L’on y décèle, évidemment, un besoin général mais d’ordre objectif,
s’exprimant par des impératifs catégoriques : « Il fallait que je découvre… fallait que j’aille…
il fallait que je voie… » Nafissa n’hésite pas à préciser ce qui, en Europe, la subjugue : « […]
En Europe il y a toutes les cultures du monde…, en France par exemple, y a pas que les
Français…, y a les ressortissants du monde entier en France […], c’est une richesse
culturelle qui me séduit… ».

Le motif essentiel à l’envie d’évasion migratoire signalé par certaines familles se veut
donc un besoin pressant d’aller vers un nouvel horizon cognitif qui permette de prendre
connaissance d’autres cultures. La France n’étant pas habitée ni construite que par les
"Français authentiques", l’assurance est faite, chez nos enquêtés, que c’est le lieu par
excellence des rencontres de toutes les cultures, un lieu de brassage des cultures qui ne peut
manquer d’attirer. Les "Nafissa", en effet, sont légion dans notre enquête, éclairant, au même
titre, ce besoin d’évasion et de cognition d’ailleurs considéré comme dû à une insuffisance de
dispositifs de formation au pays d’où l’on part. La France, en cela, semble pour ainsi dire
intellectuellement si attractive aux Africains francophones qu’à une époque encore récente
(notamment des années coloniales jusqu’à l’an 2000 environ), elle constitue quasi absolument
le lieu de prédilection de leurs études, stages ou formation.

Les jeunes africains francophones ont toutefois aujourd’hui la possibilité d’étudier dans
leur pays respectif ou dans d’autres États que la France. Mais force est de constater que les
diplômes signés en Afrique leur paraissent parfois peu valorisants, car les mentalités ratifient
encore fortement (à raison peut-être plus qu’à tort) l’idée bien répandue selon laquelle
l’Europe serait le seul grand réservoir de savoirs ou de compétences professionnelles qui
puissent exister au monde. Cette représentation réductionniste en faveur de la culture
européenne se comprend dans une certaine mesure : un diplôme en menuiserie, mécanique ou
plomberie préparé et obtenu dans une école en France fait en général, aux yeux des jeunes
africains francophones et de leurs parents, plus de brio qu’un certificat de fin d’apprentissage
"débrouillé sur le tas" dans un atelier professionnel en Afrique. Pourtant, il existe, aujourd’hui

161
en Afrique, des établissements scolaires ou de formations professionnelles tenus par des
Africains, Européens ou Américains formés eux-mêmes en Afrique, en Europe, en Chine, en
Russie, au Canada ou aux USA ; mais les familles jettent encore aisément leur dévolu sur les
centres de formation d’Europe, considérant que « le Blanc européen a des secrets
techniques » qu’il faut aller, contre vents et marées, lui arracher sur son terrain de culture. La
logique populaire est la suivante : c’est les "yovo" qui ont créé "l’école de l’alphabet", c’est
donc sur la terre authentique des "yovo" qu’il faut se rendre pour s’initier au secret de cette
fameuse école. L’on verra, en guise d’exemple, comment, dans le "syllogisme" de Massy,
cette représentation mentale s’enfonce comme une seringue et déverse toute sa substance.
L’interviewée argumente en effet de façon injective :

[…] Chez les Européens, tout est ruse et calcul. Moi, quelque part, c’est pour
comprendre leur ruse que j’ai suivi des cours de négoce […] Les Européens savent
déplacer leurs pions jusqu’où ils veulent parce qu’ils sont très futés… […] Même du
vent, ils savent le vendre…, ils sont inégalables, c’est pourquoi il vaut mieux qu’on
vienne étudier chez eux [en Europe] (Massy, Togolaise, titulaire d’un master de commerce).

L’on peut noter que les peuples d’Afrique noire (notamment les Évé ou les Mina)
semblent percevoir le Blanc comme l’ "être de la ruse". Le mot "yovo" qu’emploient les
langues évé, watchi, mina, fon et autres d’Afrique de l’Ouest pour désigner les Occidentaux,
serait ainsi révélateur de cette perception. Le nominatif "yovo" dérive en effet du vocable
« ayevu » (chien rusé) ou de l’expression « ayea ye vo wo » ([la ruse les a rendus opulents (ou
libres)], ce qui laisse entendre par là que l’Européen est perçu chez les Mina et les Évé
(peuples ouest-africains du Bénin, du Ghana et du Togo) comme un personnage doté d’une
grande habileté à tout obtenir par la ruse, la manipulation ou "l’art de vendre du vent". Il est
donc question d’une "qualité de supercherie" dont seul « yovo » (l’Européen) aurait le secret
et qui lui permettrait alors d’avoir raison de ses ambitions expansionnistes et notamment
colonialistes ou commerciales. Il faut saisir au travers de cette image de ruse qu’inspire
l’Européen, une cause paradoxale d’attirance cognitive mêlée d’appréhension, tant cette cause
est au centre des discordes liées elles-mêmes à des soucis d’ordre matériel en l’occurrence.

Il se trouve en effet, et notamment chez les Africains scolarisés, que « les questions
actuelles de la dette et de la détérioration des termes de l’échange » qui affaiblissent la
balance commerciale africaine, se révèlent, soit dit en passant, fréquemment attribuées à la
continuelle « tendance de l’Occident à troquer de la verroterie contre des pierres

162
précieuses » (Kabou, 1991, p. 21). C’est dans cette optique, nous semble-t-il, que s’explique
et se comprend la perception de nos enquêtés dont l’aspiration aux savoirs d’un niveau
supérieur témoigne ici de cette inclination des populations africaines à percevoir
l’immigration en Europe comme une formidable chance de s’initier à la stratégie commerciale
du Blanc, de s’imprégner de son esprit de profit, ou de pénétrer plus exactement ses mœurs
libérales, ses astuces capitalistes. Ainsi apparaît-il que les populations africaines migrent pour
étudier dans "l’Espace Schengen" parce qu’elles auraient l’intime conviction que tel est le
moyen bien garanti d’acquérir la ruse mercantile du redoutable "homme sans couleur" :
l’homme blanc. Évidemment, c’est en Europe qu’un grand nombre de "peuples de couleur",
les Africains notamment, partent pour se diplômer en savoirs académiques et plus
particulièrement en techniques commerciales ou managériales. Entreprendre ses études en
Europe se révèle ainsi, pour l’immigrant de couleur, comme une occasion rare de se procurer
des ouvertures d’esprit sur les stratégies de profit ou d’entrepreneuriat qu’il ne lui serait pas
toujours donné d’acquérir efficacement ailleurs :

Je ne regrette pas d’avoir suivi ma formation en Europe … Si c’était à refaire, je le


ferais pareillement. Faire des études en France, ça donne une certaine ouverture
d’esprit. […]. Donc c’est une chance de pouvoir s’ouvrir au monde occidental, le tout
c’est de ne pas perdre ses racines (Boyik, architecte d’origine togolo-béninoise, chef
d’entreprise).

L’interviewé soutient qu’il faut immigrer en Europe pour acquérir le savoir de label
occidental mais considère que l’on doit se garder, ce faisant, d’y perdre son identité. La
tactique semble celle de la mouche : se gaver de bon miel autant qu’il est possible, en extraire
les nutriments autant que faire se peut, mais prendre garde de ne pas y plonger les « pattes »
au point d’y laisser la « peau ». Ce plan cognitif d’immigration ressemble davantage à ce que
l’on appelle d’ordinaire le "retour de la manivelle" ou plus expressément "l’effet mimétique".
Car de même que les Occidentaux débarquent en Afrique pour ethnologiser sur la vie des
« sauvages » ou se ravitailler en trésors exotiques ou matières premières, ainsi les Noirs
s’emploient-ils aujourd’hui, éventuellement par effet d’imitation, à immigrer en Occident en
vue d’étudier la "ruse occidentale", en tirer tous les "avantages" et, par renvoi d’ascenseur,
aider l’Occident à rebâtir sa civilisation chrétienne menacée, dit-on, d’effondrement moral,
économique et social. Des étudiants, chercheurs, pasteurs ou prêtres africains en candidature
d’immigration en Europe semblent agir dès lors comme sous l’impulsion d’une motivation
similaire à celle d’un astucieux René Caillé en mission d’exploration à Tombouctou (au

163
Mali), ou plutôt de celle d’un humaniste Père Francis Aupiais en mission de christianisation et
de recherche en anthropologie et « sciences coloniales » dans l’ex-Dahomey (actuel Bénin).

[…] Après huit années de prêtrise [en Afrique] je voulais changer de lieu
d’expérience pastorale…, découvrir d’autres réalités. L’Église elle est universelle…,
je voulais voir un peu ce qui se fait ailleurs… […] Donc ici…, d’un côté j’exerce le
ministère paroissial, mon service de prêtre…, et puis de l’autre je fais des études,
donc j’ai deux objectifs étant ici…, servir la paroisse et faire mes études [en droit].
(Nicodème, prêtre catholique, ancien prof de maths au lycée, actuellement étudiant en licence de
droit).

Mais le motif de cognition semble parfois ne jouer, chez l’immigré, qu’un rôle camouflé
ou d’apparence, c’est-à-dire un rôle indirect ou de subterfuge. Chez certains migrants, ce
motif s’exprime par l’activation d’un droit imaginaire, pour tout ressortissant de l’espace
francophone, à s’implanter dans n’importe quel pays ayant officiellement la langue française
en usage, plus particulièrement en France :

Je fais partie d’un pays qui est francophone donc c’est pourquoi je suis venu ici [en
France] (Kouatou, 56 ans, niveau CE1, d’origine ivoirienne, conducteur de camion).

L’argument semble, pour l’ordinaire, assez commun car plus d’un migrant de notre
échantillon y adhèrent à fleur de perception :

En Côte d’Ivoire partout on parle français… même quelqu’un qui fait pas d’études
sait parler français en Côte d’Ivoire… […] C’est tout ça qui a fait que j’ai pas douté
de venir apprendre à connaître la France… […] Il y a beaucoup de Français en Côte
d’Ivoire, je suis venue en France naturellement comme ça parce que il y a aussi des
Français en Côte d’Ivoire… (Ammy, d’origine ivoirienne, niveau bac, mère de famille).

Il ressort que le mobile cognitif de l’immigration exprimé par les personnes dont nous
venons d’analyser l’opinion, s’explique par le fait que ces personnes ont, d’une manière ou
d’une autre, éprouvé au départ de leur pays d’origine, un quelconque intérêt pour la
connaissance, les études ou simplement la curiosité de découvrir un nouveau monde. Leur
justification se trouve dans cette envie de s’évader ou de s’instruire que nous avons repérée de
prime abord, et pour laquelle des arguments, jugements ou justifications s’accumulent.

164
Tableau 13 (QP15_3) : Vous avez immigré en France pour des raisons : SCOLAIRES
Fréquence %
Pas d'accord 89 76,07
D'accord. 28 23,93
Totaux 117 100,00

Le Tableau 13 ci-dessus affiche pourtant un faible taux de parents justifiant leur


immigration par les études : 23,93% ; ce chiffre ne doit pas faire oublier que les parents sont
relativement nombreux à considérer leur séjour en Occident comme une occasion de
découvrir ou d’avoir connaissance d’autres réalités mondaines, d’acquérir des expériences
nouvelles, même si l’économique semble a priori le but visé. Ce chiffre renvoie, du même
coup, au crucial problème des attributions causales de l’échec. Les parents ayant réussi à se
construire un meilleur cadre d’épanouissement cognitif, à se doter d’outils d’information
(poste-radio, téléviseur, ordinateur, internet, etc.) pour eux-mêmes ou pour leurs enfants
semblent perçus par les parents n’en ayant pas les moyens, comme ceux qui disposent de plus
de chances à réussir leur intégration sociale et à pousser loin leurs enfants dans leur scolarité.
L’impression qui s’en dégage pour nous est celle d’un lien entre le motif cognitif de
l’immigration, la capacité familiale à y pourvoir et l’attribution causale de l’échec ou de la
réussite. Ce qui signifie que les familles migrantes ayant au départ des préoccupations
d’émancipation cognitive et qui, une fois installées dans leur milieu d’accueil, parviennent à
se doter d’équipement en faveur desdites préoccupations, semblent portées à expliquer les
échecs des familles moins nanties, par l’idée d’une déficience d’outils d’information ou de
socialisation.

Nous venons ici [en France], on vient pour apprendre. On vient, on veut avoir la télé,
l’Internet …, tout ça pour voir la culture de ce pays. […] Les familles qui arrivent …,
elles arrivent, elles n’ont pas de télé dans leur maison, pas Internet, même pas radio ou
téléphone, même pas ticket de métro. Elles veulent évoluer …, elles peuvent pas. Elles
veulent voir pour savoir, elles peuvent pas. Elles sont bloquées [immobilisées], on dirait
[qu’] elles sont toujours en Afrique (Latifa, niveau Sixième, tresseuse d’origine ivoiro-
malienne).

Un poste-téléviseur, un téléphone fixe ou portable, un poste-radio, un ordinateur ou


internet, etc., apparaissent ainsi, pour certaines familles, comme faisant partie de l’outillage
cognitif indispensable aux apprentissages de ce qui est important pour l’insertion sociale de
l’immigrant. Mais nanties ou pas nanties, les familles de la diaspora africaine semblent se

165
percevoir comme unies dans un espace social où elles croient y partager quasiment le même
destin socioculturel. Ce qui les caractérise et les met dans un rapport de vie culturelle plus ou
moins nouveau, c’est l’expérience singulière de leur immersion dans "l’océan" cognitif et
identitaire occidental. Elles perçoivent leur immigration comme une excellente occasion
d’apprentissage ou de découverte ; elles demandent des conseils auprès des associations, dans
les mairies et auprès de leurs amis ou relations les plus instruites, etc., au sujet des modalités
de l’intégration ; elles observent leur entourage, s’observent et discutent entre elles et avec des
personnes d’autres cultures sur le sens à donner à leur vie d’immigré. C’est ainsi que leur
expérience ou réflexion sur l’immigration devient dépendante de ce qu’elles constatent,
apprennent ou découvrent quotidiennement, d’autant que leur interprétation des modes de vie
occidentale s’appuie sur leur expérience à la fois individuelle et collective. Et, chose pas
anodine, même pour celles qui ont moins recours aux motifs cognitifs, l’occasion n’est pas
rare de dire, comme Sissi (coiffeuse d’origine togolaise) : « Ici [en France], les choses ne sont
pas comme en Afrique ». En effet, nous semble-t-il, leur constat n’est pas toujours pour s’en
effarer, d’autant que nombre de jeunes africains briguent encore en Afrique, debout durant des
heures de canicule devant les consulats d’Europe, l’opportunité d’obtenir un "visa Schengen",
en vue d’entreprendre des études en France. Ce qui tente cette Jeunesse africaine ou qui
pousse leurs parents de moindre ou d’important capital scolaire, c’est bien l’école européenne
perçue comme un instrument d’acquisition d’un prestige particulier, de reconnaissance
personnelle ou d’excellente valorisation cognitive et sociale.

Il est en effet, chez les familles, des attitudes cognitives inattendues dont la portée va au-
delà de la notion objectivante de l’école pour atteindre à un "quelque chose" de
particulièrement évocateur, surtout lorsqu’il s’agit pour la Jeunesse africaine de poursuivre
ses études au "Pays des Blancs". C’est-à-dire que le savoir scolaire – notamment chez les
familles ayant eu des expériences scolaires peu glorieuses – ne s’interdit pas d’être perçu
comme relié à une hégémonie solidement porteuse d’une grande marque intellectuelle et
sociale. « (…) si les espoirs déçus des parents quand à la promotion sociale se reportent sur
la génération d’après, ils conduisent à une valorisation de l’école et à une confiance
mobilisatrice dans les diplômes et la réussite qu’elle peut procurer (…) » (Barrère & Sembel,
2008, p. 31). Nous trouvons chez les familles concernées par la présente enquête, une telle
attitude qui va bien dans le sens de la valorisation individuelle via qualification scolaire :
« […] Si tu n’es pas parti à l’école, si tu es un ignorant, si tu parles avec les gens, ils ne vont
pas respecter tes paroles », déclare Sissi, la coiffeuse d’origine togolaise, niveau Cinquième.

166
La carence en connaissance scolaire est alors prise au sens d’une réduction de la valeur
sociale de l’individu. L’instruction intellectuelle de haut niveau est au contraire un gage de
prestige. Des familles partagent donc cette conception selon laquelle la connaissance
qu’apporte l’école fait que socialement l’individu se met hautement en valeur :

Je pense que [l’école] c’est une porte de sortie, c’est une porte qui ouvre, comment
dire, un champ de possibilités immenses, puisque avec la connaissance on peut
accéder à plein de choses (Ouria, étudiante en psychologie et aide éducatrice, Martiniquaise
bien retrempée dans la culture africaine).

L’école peut donc incarner des ambitions de reconnaissance personnelle ou de


valorisation du statut social, surtout quand elle est perçue comme un indicateur d’acquis
intellectuels, culturels. L’opinion générale y croit fortement comme chez Ammy :

[…] Moi, je te dis la vérité…, j’étudie pour me valoriser devant les gens parce qu’on
n’est pas respecté quand on connaît rien (Ammy, niveau classe de Terminale, mère de
famille, d’origine ivoirienne).

Ici, l’école apparaît comme un très fructueux calcul auquel l’on doit s’initier pour se
donner une importance sans commune mesure, pour montrer aux autres ce qu’on vaut
culturellement, pour s’éprouver et se sentir à l’évidence d’un degré d’assurance intellectuelle
qui ne court pas les rues. Dans un sens strictement cognitif par ailleurs, l’école apparaît
comme une voie de libération, le détenteur des savoirs scolaires étant en possession d’une
richesse intellectuelle qu’aucune contingence ne saurait lui ravir : savoirs convoités par le
riche ignorant, et qui constituent un facteur de différenciation des rôles de régulation sociale.
Il s’agit là d’une école ou plutôt d’un savoir diplômant, élitiste, c’est-à-dire non accessible à
tout le monde et donc suscitant de l’admiration populaire pour celles et ceux qui le détiennent,
produisant du même coup des effets imitateurs chez celles et ceux qui en sont privés : une
sorte d’objet de distinction dont l’intellectuel ne saurait guère se laisser déposséder, dût-il
s’exposer à un cambriolage, à un assassinat. Une telle conception a une résonance particulière
dans l’opinion des familles. Témoins les propos suivants :

Si quelqu’un il a fait beaucoup l’école, si le voleur il vient chez lui pour voler, le
voleur il va prendre la télé et les fauteuils, mais il ne peut pas voler l’école que tu as
dans la tête, même s’il va te tuer il ne peut pas voler ton école [savoir scolaire] (Sissi,
niveau classe de Cinquième, coiffeuse d’origine togolaise).

167
Cette représentation élitiste du savoir se réduit apparemment à la valorisation de soi,
une sorte de mérite cérébral permettant de se mettre en vedette, d’embellir son sort personnel
ou de promouvoir, sur le plan du statut social, sa propre notoriété dans les relations
d’influences qui se jouent entre les vivants. Les familles ne jouent pas en effet aux
négationnistes des innombrables profits relatifs aux savoirs. L’on perçoit chez elles, au
contraire, l’idée d’un savoir associé aux avantages sociaux : le savoir, selon elles, ne peut que
traduire pour l’individu fortement scolarisé, un éventuel "ascenseur" d’honneur et d’aisance
tout à fait acceptable et souhaitable, ce qui entérine implicitement le principe selon lequel
l’individu a le droit de tirer profit de son labeur, de ses "talents". Ici, une chose paraît
suffisamment claire : une légitimité ainsi avérée à percevoir l’école comme un moyen de
"gagner sa vie" grâce à la connaissance acquise, aurait le sens d’une vocation : ce serait la
société elle-même qui aurait approuvé cette option avec l’exaltation et les cauchemars qu’elle
comporte, tel que cela apparaît dans les propos susmentionnés.

D’autres personnes encore ont cette perception qui ne diffère pas de la logique
interprétative précédente, puisqu’elles assurent – en donnant implicitement raison à cette
dernière – avoir réussi leur vie professionnelle de chef d’entreprise par le secours manifeste
de l’école :

[…] Mon passage à l’université, c’est pour moi comme une boîte à vitesse, la
connaissance permet d’avancer quoi ! Moi, les études m’ont donné des ailes pour
atteindre mes projets professionnels (Godwell, niveau DEUG, patron d’une entreprise de
livraison de marchandises).

Ce paramétrage école/réussite professionnelle a, auprès des familles, un rôle essentiel à


jouer dans les processus qui installent la perception instrumentaliste des savoirs scolaires.
C’est donc à ce titre que l’on peut constater, sur le Tableau 21 ci-contre, que 50,43% des
parents interrogés se convainquent du pouvoir qu’aurait l’école d’améliorer la vie sociale.

Tableau 21 (QP6) : L’école est une institution qui prépare vos enfants à une meilleure vie sociale
Fréquence %
Sans réponse 0 0,00
Pas d'accord 58 49,57
D'accord. 59 50,43
Totaux 117 100,00

168
La détermination à voir en l’école un formidable ascenseur pour la réussite sociale, nous
la retrouvons essentiellement chez les familles dans leur façon de penser. Leur perception
scolaire, qui entre en effet si ordinairement en ébullition quand elle est actionnée par l’idée de
réussite sociale, semble se refroidir plus ou moins face aux objectifs scolaires les moins
proches de la socialisation. Autrement dit, les familles paraissent promptes à voir en
l’instruction scolaire plus une voie de socialisation qu’autre chose et, ce qui revient au même,
à en faire un instrument susceptible de hisser l’individu ordinaire au rang d’un « grand
quelqu’un » selon le terme en vogue en milieu populaire ouest-africain. La socialisation
scolaire n’intervient donc pas de façon neutre, puisqu’elle est perçue comme reposant sur la
culture des « classes dominantes » et « n’est pas une libération, mais une conformation aux
besoins de l’ordre social et notamment aux modes de dominations qui fondent leur légitimité
dans l’école » (Dubet, in Avant-propos à la Sociologie de l’éducation de Barrère et Sembel,
2008, p. 6).

Il s’ensuit que dans la focalisation cognitiviste de l’immigration, les personnes


juxtaposent la vertu économiquement et socialement valorisante à celle qui octroie la
possibilité de surpasser les situations par la réflexion calme et apaisante. Autrement dit, tous
les partenaires de l’éducation ne sollicitent pas l’instruction scolaire dans les uniques
perspectives matérialistes. Tous n’y voient pas qu’une voie toute tracée où l’on n’aurait qu’à
tirer facilement son épingle du jeu de la socialisation. Chez certains enquêtés en effet, ou
plutôt dans certaines circonstances de leur vie, l’instruction scolaire est perçue in abstracto,
d’une manière désarticulée des avantages sociaux ou matériels. Sissi, coiffeuse togolaise,
nous laisse entendre :

Si quelqu’un il a beaucoup l’école dans la tête, il comprend vite les gens, parce que les
gens qui connaissent bien l’école font les choses de patience avec les personnes (Sissi,
coiffeuse, niveau Cinquième).

C’est dans la même tendance, approximativement similaire, que se positionnent d’autres


interviewés :

L’école permet d’avoir une haute capacité d’analyse et de recul face aux situations,
parce que les bonnes études rendent patient et tolérant (Kalari, fonctionnaire de niveau
DEUG en économie).

Et une autre opinion :

169
L’école, c’est pas seulement pour apprendre aux enfants que un plus un égalent deux,
mais aussi pour élever leur capacité de tolérance […] (Boyik, chef d’entreprise, architecte).

L’on peut comprendre ce genre de position comme un attachement à la liberté humaine


de s’instruire pour s’élever au-dessus de toutes préoccupations temporelles : l’instruction est
alors prise ici comme une fin en soi, mais aussi comme une possibilité offerte à l’humain et à
la société de combattre l’ignorance perçue comme étant la mère de toutes les misères. En
s’appropriant les savoirs de l’école, l’on s’équipe d’une capacité de réflexion, de tolérance, de
patience en s’impliquant dans une conception d’humanisation de la connaissance. D’autres
opinions traduisent encore cette "instrumentalisation humaniste" de l’école lorsqu’elles
énoncent pour leur part que l’école permet aux enfants de tirer au clair leurs idées, ou leur
donne les chances d’avoir des réactions sagement responsables.

[…] L’école prépare les enfants à devenir des hommes qui jugent bien avant d’agir,
avant de prendre une décision. Les hommes qui ont fait de bonnes écoles ne sont pas des
têtes qui courent après les préjugés …, ils ne mettent pas la passion aveugle dans leurs
décisions, c’est la connaissance de l’expérience qui les guide dans leurs décisions
(Cétou, niveau maîtrise en chimie).

L’école est donc perçue comme un outil d’intellectualisation et d’élargissement de


l’esprit. Avec l’instruction scolaire, le savoir devient un instrument précieux, mis à la
disposition de tous et de toutes, pour analyser, affiner, "disséquer" les situations ambiguës ou
complexes avant d’en prendre position, dans tel sens ou tel autre. L’enfant outillé par l’école
acquerrait ainsi la finesse de la réflexion, il esquiverait les ragots ou du moins n’y accorderait
aucun intérêt. Il déciderait de ses choix – non pas sous la menace ou la manipulation d’un
intrus – mais dans l’adaptation de son intellect aux circonstances extérieures des événements,
ou a fortiori sous la guidance d’un adulte expérimenté qui lui inspirerait la confiance véritable
et l’envie de toujours mieux faire.50 Nous en arrivons dans ce cas à une idéalisation de l’école,
et il s’agit chez nos enquêtés d’une "idéalisation objectiviste", car il est bien des situations où
l’école leur apparaît spontanément ou de prime abord comme excellente pour toute personne
désireuse de s’éclairer sur divers ordres de faits ou tout au moins de différencier les qualités
socio-intellectuelles chez l’individu au sein des groupes.

Moi quand je discute avec n’importe quelle personne, j’aime savoir son niveau
d’études. […] parce que pour moi, le niveau d’étude ça signale le degré de réflexion

50
« C’est le rôle essentiel du professeur, écrivait Einstein (1934), d’éveiller la joie de travailler et de
connaître » (cf. "Comment je vois le monde", Flammarion, Manchecourt, 1979, p. 27).

170
d’une personne …, quelqu’un qui a fait des études supérieures ou qui gagne bien sa
vie il est plus posé dans sa tête en général (Cika, master en commerce, d’origine togolaise).

Les propos sont caractéristiques d’une école perçue comme un outil de


perfectionnement de l’individu, en même temps qu’un processus de différenciation des
qualités cérébrales individuelles. Cette instrumentalisation de l’école – à la fois si ordinaire et
si tenace – ne nous fait pas seulement voir que la perception scolaire grandit en proportion de
la complexité de la société, elle nous montre davantage comment des visions absolutistes du
savoir s’agglutinent autour de l’entité scolaire. Les réactions des enquêtés nous donnent en
fait l’occasion d’être témoin de leur tendance à percevoir l’école comme le plus géant
instrument, une sorte de soleil immense placé au centre de l’organisation de toute la "galaxie
sociale".

[…] Il faut qu’on se mette bien d’accord…, l’école est au centre de tout. C’est comme le
soleil…, tout tourne autour de l’école. La politique, l’économie, la santé, la culture, tout
ça vient de l’école. […] (Cétou, maîtrise en chimie, d’origine congolaise).

L’école est donc bien saisie comme un instrument cognitivement complet, le lieu même
où toutes les différentes disciplines se développent, s’éclosent pour l’émancipation de tous les
secteurs de la société, de tous les domaines du savoir académique. Il va donc sans dire qu’au
sujet de l’école, ce qui est ici mis en exergue chez nos enquêtés, c’est son dispositif
dispensateur de savoirs, ainsi que les ouvertures qu’elle offrirait. La déclaration de Taeko,
doctorant en philosophie, vient davantage renforcer cette perception :

Si on abandonne une société sans école ou sans éducation, ceux qui vivent là dedans se
comporteront plus tard comme des animaux… Les animaux ne font pas usage de la
raison…, ils n’ont pas de quoi concevoir une réflexion sur la vie … l’homme a la chance
d’aller à l’école et chacun peut s’appuyer sur l’école pour construire sa place dans la
société (Taeko, doctorant en philosophie).

L’interviewé est, comme mentionné, d’un niveau intellectuel élevé, ce qui semble
exhausser la saveur de sa réflexion51 en langue française. Le fond implicite de l’opinion est

51
Il nous semble que philosophes ou pas, intellectuels ou pas, nos enquêtés font presque tous preuve
d’une capacité individuelle non négligeable à exprimer leurs points de vue en fonction de leur vécu, et ce avec
parfois une certaine pertinence qui n’est pas forcément fonction de leur niveau scolaire. La qualité syntaxique de
leur langage varie certes en fonction de leur niveau de maîtrise de la langue française (langue dans laquelle ils
ont tous été conviés à donner leurs opinions), mais la teneur instructive ou le "bon sens" de leurs récits ou de leur

171
fort palpitant : si les animaux avaient la "jugeote", ils s’inscriraient à l’école, ils la
désireraient. L’homme, lui, est doté de raison, il pense donc à s’instruire et connaît l’utilité de
l’école. Il la désire et s’en sert à merveille comme d’un instrument qui lui rende en quelque
sorte sa prétendue dignité d’être supérieur aux animaux. Autrement dit : ou l’école régule la
société et l’humain reste humain, ou l’école disparaît et la "société" des animaux va
supplanter celle des humains. À ce compte, l’école est ce qu’elle est, c’est-à-dire quelque
chose d’irremplaçable : grâce à elle l’humain demeure, progresse ou s’émancipe par des
savoirs organisés. L’école ou l’éducation est donc perçue sous le jour de la loi de tout ou rien,
pour la bonne cause commune que « chacun s’appuie sur l’école pour construire sa place
dans la société ». Cette perception absolutiste de l’école trouve des versions plus intéressées
chez certains parents : « C’est l’école seule qui peut aider les gens à bien gagner la vie »,
affirmait Sissi, une coiffeuse d’origine togolaise, de niveau Cinquième.

L’école étant perçue comme la condition sine qua non de la réussite sociale, elle renvoie
d’emblée à la portée de son action suprêmement habilitante de la "matière grise", c’est-à-dire
qu’elle légitime a priori la place importante des groupes humains dans la hiérarchie sociale
des mortels, les groupes d’êtres où se rencontre le plus haut coefficient de raisonnement
cohérent.

Sans doute serait-il intéressant que nous abordions maintenant l’aspect économique des
argumentations inscrites aux justificatifs de l’immigration.

3.1.2. Motivations économiques


Entre l’immigration et les motivations qui la suscitent, il y a, chez nos enquêtés, des
points de perception récurrents au sujet du mobile économique. Ce mobile est accru encore
par les comparaisons que les immigrés établissent, non seulement avec les Européens dont ils
voient ou croient voir la vie s’éclore en plein confort, mais aussi avec eux-mêmes, c’est-à-dire
avec ce qu’ils auraient pu être ou ce qu’ils ont été dans leur pays d’origine. Nafissa
(Togolaise, niveau BEP de couture), comme beaucoup de nos enquêtés, s’inquiète ou
s’inquiétait de son devenir. Elle en doute et, pour avoir vainement cherché un remède à sa
précarité, opte pour ce qui lui semble "le parti le plus sûr", l’immigration : « Je suis venue en
Europe, déclare-t-elle, parce que je recherchais un endroit sûr pour gagner ma vie … »

perception a rarement grand-chose à mettre au compte de leur diplôme. Nous avons, pour la petite histoire,
rencontré des quasi illettrés (Sissi par exemple) qui n’ont jamais entendu parler de Socrate ni de dialectique,
mais dont le raisonnement naturel (au sujet de l’école et de l’éducation) se déploie parfois puissamment comme
les battements d’ailes d’un aigle.

172
Ces propos laissent traduire un souci de gain, d’aisance matérielle dont les familles sont
en manque et qu’elles espèrent, à coup sûr, trouver en France. La préoccupation, on l’entend
chez elles, est d’ordre matériel, économique.

J’étais venu [en France] avec un projet d’études à la base. Bon… avec l’espoir
qu’une fois les études finies que je puisse trouver un travail digne de mes ambitions
ici (Kalari, niveau DEUG en économie, fonctionnaire).

Les ambitions dont il est question semblent d’ordre économique. Elles revêtent une
signification prodigieuse car elles expriment l’extension de l’expérience d’un besoin de
mieux-être ou de mieux-vivre, ainsi qu’une adhésion intime à un processus volitif de
conservation de soi, d’amélioration de la condition de soi. L’état d’immigré présuppose
toujours un aléa, selon l’optique de la condition humaine et/ou sociale qui est loin d’être
partout de qualité similaire. La raison économique, ainsi que son corollaire de la course à
l’aisance matérielle que l’on porte à l’actif de l’Occident industrialisé, détient par là un
caractère socioéconomique de forte emprise sur les immigrés provenant des contrées les
moins technologiquement avancées de la planète. Pour autant que la misère habille le
quotidien des populations de ces contrées, ces dernières en viennent à penser que leur
environnement géographique et social nuit économiquement à leurs projets de vie, et elles en
éprouvent une forte envie d’émigrer ; d’autant qu’elles ont mauvaise opinion de la volonté des
dirigeants de leurs pays à leur assurer une existence matérielle décente et qu’ils exaltent la
prospérité apparente de l’Occident. De fait, qu’ils soient scolarisés ou pas, instruits ou peu
instruits, jeunes ou âgés, les immigrés apparaissent sincères ou peut-être un peu naïfs quand
ils s’exclament sur tous les tons. À titre d’exemples :

Il y a trop d’incohérences dans nos pays…, y a pas de qualité de vie. La vie, ça va


pas chez nous. On est obligé d’aller chercher du travail en Europe…, pour avoir un
bon salaire en Europe … » (Boyik, architecte d’origine bénino-togolaise).
L’argent, on en a pas beaucoup chez nous… c’est les Blancs qui fabriquent
l’argent…, toujours c’est eux seuls qui en ont beaucoup, nous on en a pas…, il faut
qu’on parte chez eux pour bien gagner aussi notre vie… (Ammy, mère de famille, niveau
classe de Terminale, d’origine ivoirienne).
Nous, les jeunes … pourquoi on quitte l’Afrique ?… Pourquoi on veut rester ici [en
France] ? C’est parce que c’est dur chez nous en Afrique, on peut pas continuer une
vie comme ça. La pauvreté-là…, qui peut accepter ça ? … Ça va pas, une vie comme

173
ça dans la pauvreté ! Moi c’est ici que je veux vivre … L’Europe a trop d’argent, la
pauvreté en Afrique y en a marre… (Tomondji, niveau scolaire CP2, ouvrier, d’origine
béninoise).

L’on peut diligemment observer que, dans ces opinions construites au sens économique,
il y a des degrés qui ne se rencontrent pas toujours dans les justifications de l’immigration. Il
n’est pas du tout interdit de constater que, chez d’autres personnes de notre enquête, le motif
économique tout en paraissant s’atténuer ou se dissimuler à certains égards, reste néanmoins à
fleur de conscience, en quelque sorte, agilement prompt à rebondir comme un guépard :

[…] … nous on est venu pour chercher la richesse […] Je ne suis pas venu en
France pour faire les études. Moi je suis venu chercher le "djossi" [travail] (Kouatou,
niveau CE1, d’origine ivoirienne, transporteur).

L’envie de se faire fortune est incluse dans l’aveu et se remarque fort bien comme un
fait apparemment corrélatif à l’ambition personnelle des immigrés et particulièrement à
l’image de richesse qu’ils se font de l’Occident, à tort ou à raison. En fait, les propos pris en
extrait, tels qu’ils se montrent dans le concret, dans l’expression chaude des interviews, sont
des réactions vivantes. Il n’y a certes pas moyen de les escamoter. C’est en ce sens un fait que
le besoin d’une certaine qualité de vie joue, dans la conviction de l’immigré, un rôle
catalyseur. Le mobile économique alors ne se détache pas de l’immigration quoiqu’il
s’expose sous un certain jour à de regrettables désillusions, tel qu’en témoignent les propos.

Mais ça fait des années qu’on cherche la richesse en France, on n’a pas encore
trouvé hein. Mais quand tu retournes [en Afrique] tu vois les gens qui sont au pays, il
y a des amis ils sont pas venus en France mais ils sont pas malheureux. Souvent
même il y a des amis …, ils nous voient et ils sont déçus par notre vie de France. Moi
j’aurais su je restais chez moi, hein. Aujourd’hui, la France ce n’est pas comme ce
qu’on nous a dit hein (Kouatou, camionneur de niveau CE1).

De fait, quand l’immigré se concentre dans une aspiration intense à la poursuite d’un but
économique en l’occurrence, il semble, pour ainsi dire, se montrer formellement exigeant
pour autant à l’égard de son milieu d’accueil. Une telle aspiration est, pour le moins,
caractéristique des personnes qui, à bout d’expédients ou d’espoirs, ont opté pour
l’immigration économique sans pour autant avoir pris connaissance de tout ce qu’elle recèle
d’aléatoire. Il faut constater que, là où il s’exprime, ce mobile économique est déjà

174
partiellement explicable, ne fût-ce que par la précarité plus ou moins chronique qui affecte
l’ensemble des pays dont nos enquêtés sont ressortissants. Mais il y a par ailleurs un
complément d’explication à opérer pour clôturer l’analyse. Il s’agit alors de voir, au travers
des opinions, que lorsque le rêve de se faire fortune en Occident atteint infructueusement son
apogée dans la conscience diffuse de l’immigré, et que ce dernier parvient à un fort degré
d’insatisfaction et de désillusion, il s’emploie douloureusement à interpréter l’insuccès de son
aventure et à prendre, avec un sentiment de révolte, la mesure de ses illusions antérieures ainsi
que de sa condition matérielle actuelle. L’étude, au demeurant, n’infirme pas qu’il puisse se
trouver des sujets occasionnels (africains ou non-africains), que rien, dans leurs conditions
économiques antérieures, ne semble exciter à l’immigration. Mais il est clair, comme nous
venons de le constater et comme le montre le Tableau 14 suivant, que le besoin matériel ou
financier fournit à l’immigration son ordinaire clientèle. Interrogés en effet sur leurs motifs
d’immigration, 79,49% des parents d’élèves penchent pour l’économique.

Tableau 14 (QP15_5) : Vous avez immigré en France pour des raisons : ECONOMIQUES
Fréquence %
Pas d'accord 24 20,51
D'accord. 93 79,49
Totaux 117 100,00

Mais il y a autre chose à constater : les temps économique et pédagogique marquent de


leurs empreintes la perception des participants plaçant leur immigration sous le thème du
lucre. En effet, la pression du temps économique (caractéristique des sociétés dites
prométhéennes) semble impressionner de façon tout à fait littérale certains migrants venant
directement des "coins du monde" où l’on a un rapport très relaxe aux temporalités de la vie
humaine et aux activités de la vie sociale elle-même. Pour un certain nombre de nos enquêtés,
c’est approximativement l’empressement collectif qu’elles croient observer auprès des
usagers de transports en commun qui les impressionne à leur arrivée en France :

Alors…, mes premiers jours, euh…, le premier truc qui m’a étonnée … à Paris, je
voyais tout le monde courir. Je voyais des gens courir pour prendre le métro, j’ai
demandé à mon frère : Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ils sont tous pressés ? Il
m’a répondu : « Tu viens d’arriver, tu comprendras d’ici un an. Ici on doit courir
plus vite que l’heure pour avoir le salaire de la journée et vite rentrer pour se
reposer » (Nafissa, mère de famille, niveau BEP en couture).

175
L’analyse de ces réactions permet de constater, d’une part, que la perception de la
fonction rémunératrice du temps est d’une implacable rigueur dans les sociétés formatées par
le "time is money" des anglo-saxons (« courir plus vite que l’heure pour gagner le salaire de
la journée […]) et que, d’autre part, la conscience du temps qui met pédagogiquement « en
attente » (« Tu viens d’arriver, tu comprendras d’ici un an »), renvoie au concept de portfolio
défini comme « un mode de socialisation et de construction identitaire », selon le mot de
Bucheton (2003). Ici, en effet, l’idée du temps sert à jouer, chez les personnes, un rôle
d’apprentissage, de formation ou d’instruction dans leur nouvel environnement chargé de
différents savoirs théoriques et pratiques, et qui peuvent leur paraître pédagogiquement utiles
pour leur réinsertion, comme c’est le cas chez certains de nos participants. Car « le portfolio
garde la trace et permet de revenir, il permet la reformulation, (je pensais au début que …,
maintenant je réalise que …), le classement mais aussi l’effacement (ça, maintenant je sais) »
(Bucheton52, 2003). Cette conscience pédagogique du temps « portfolio », dont parle avec
raison et pertinence l’auteure, comme étant importante au développement des compétences,
sert à « rendre perceptible l’idée que le temps est un instrument didactique de première
importance et que la patience pédagogique est une compétence professionnelle essentielle.
Laisser du temps au temps pour laisser aux formés le temps de s’approprier les savoirs, les
méthodes, des attitudes intellectuelles, leur laisser le temps d’apprivoiser l’espace dans
lequel et par lequel ils apprennent » (Bucheton, 2003, idem). Dans cette optique, les
nouveaux migrants sont en quelque sorte des candidats plus ou moins consciemment inscrits
dans une sorte de processus d’initiation naturelle ou d’assimilation et il semble qu’ils
n’auraient, par le fait même, que le choix de s’intégrer, c’est-à-dire de se resocialiser sur le
plan économique et social par une formation qui ne dit pas toujours son nom.

Ce mot « resocialiser » évoque d’ailleurs implicitement la possibilité d’un échec


imputable par les familles au milieu social dans lequel elles s’intègrent. Car pour peu que
cette resocialisation s’avère facile chez telles ou difficiles chez telles autres (sur le plan des
apprentissages en l’occurrence), toutes s’avisent de l’importance considérable de ce
phénomène ainsi que de son impact inégal sur leur vie économique, leur scolarité ou
formation professionnelle. La manière dont elles tiennent compte de ladite resocialisation
diffère nécessairement, mais ceci est une autre paire de manches. En effet, bien que l’on
puisse valablement discuter sur le fait que leur vie soit conditionnée par le temps « portfolio »
qui est à la base de leur resocialisation, on ne peut guère réfuter qu’elle leur soit

52
Cf. http://probo.free/textes_amis/portfolio_bucheton

176
économiquement rattachée, ou carrément d’une autre façon. Les familles, du haut de la tour
de leur perception socioscolaire, semblent considérer leurs conditions économiques de
resocialisation au sens d’un besoin de vivre ou de survivre par l’appropriation de nouvelles
valeurs identitaires.

Cette analyse entraîne encore quelques observations générales. La socialisation (ou la


resocialisation) n’existe que pour les individus ou les groupes bien au fait de leurs besoins de
s’adapter ou de se réadapter, d’apprendre ou de réapprendre, etc. Le fondement de cette
logique implique, nous semble-t-il, un changement d’attitude censé rendre moins difficile
l’acquisition des savoirs en vogue dans le milieu que l’on intègre. Et, sur ce plan, nombre de
familles semblent fournir l’indice de leur plus ou moins bon vouloir de s’intégrer, de leur
disposition personnelle à s’ancrer plus ou moins spontanément dans de nouvelles routines.
Aussi, l’idée implicite à laquelle leurs justificatifs nous permettent d’aboutir n’appartient pas
moins à la question des apprentissages qui, comme nous venons de l’exposer, renvoie à la
notion d’insertion sociale par l’éducation et l’action économique. Nous réalisons que la
perception qui sous-tend les motivations économiques des familles enquêtées, bien qu’étant
essentiellement sous l’influence de la configuration de leur milieu éducatif ou d’insertion,
emprunte à leur itinéraire de vie, à des empreintes spatio-cognitives (le « temps portfolio » par
ex.) qu’il est par ailleurs logique d’inférer de leurs aspirations personnelles.

Il appert de ce qui précède que les familles dépendent, de par la teneur des motifs
économiques de leur immigration, des conditions d’insertion dont le degré de réalité varie en
fonction de leur budget ou de la qualité des moyens matériels dont elles disposent pour faire
face à leurs besoins d’éducation ou de formation. Il semble que c’est même là, pour un certain
nombre d’entre elles, une cause de désarroi, de déprime, de perte de motivation, etc. : difficile
de concilier en effet les pénibles conditions économiques d’intégration de nos enquêtés avec
leurs besoins d’apprendre, de se former. Il faut constater qu’une autre cause de désarroi plus
poignante est le fait que la double conjoncture économique et politique de ces temps-ci
produit sur le moral des familles, des effets tantôt mobilisateurs tantôt déstabilisateurs : car
s’il est avéré que les inégalités d’apprentissage et les besoins de valorisation sociale peuvent
inciter à un meilleur devenir, il n’est pas moins certain que la misère économique de nos
enquêtés, aggravée par la conjoncture politique qui sévit, entraîne l’affaissement de leur
moral.

177
Les élèves, étudiants ou parents ayant immigré en France avec l’objectif d’y poursuivre
leurs études ont-ils alors le sentiment d’avoir effectivement une garantie solide à leurs besoins
de resocialisation, d’ascension sociale ? L’on en douterait, de par leur condition sociale
souvent précaire d’apprentissage ou de réinsertion sociale ou éducative. Cela ne semble pas
incertain, au contraire, pour les familles assez nanties pour assumer efficacement ce processus
que Berger et Luckmann (1966) nomment la « socialisation secondaire » et qui constitue
l’intervalle entre le sentiment d’appartenance à une société donnée (« socialisation
primaire ») et le besoin d’acquisition ou de maintenance des bagages cognitifs nécessairement
mobilisables dans les milieux investis par la division du travail et le partage social de la
connaissance. L’attribution causale de l’échec dont les obstacles relatifs à la resocialisation
sont potentiellement porteurs chez les familles, se formule alors en termes d’absence ou
d’insuffisance de crédits financiers pour leurs besoins de formation ou de resocialisation ainsi
entendue dans la conception de Berger et Luckmann. Cette attribution causale est, au
demeurant, une émanation logique d’une pauvreté qui devient endémique et frappe non
seulement les parents, mais aussi les jeunes qui migrent en Europe pour motif d’apprentissage
ou de formation.

Pourtant, l’intérêt que nos enquêtés portent à la formation n’est pas négligeable, d’autant
que le glissement du sens cognitif de l’école vers celui de l’instrumentalisation scolaire à
fonction pécuniaire hante nos familles et que toutes, sans exception, se sentent soumises aux
nécessités économiques que la vie individuelle et sociale impose au quotidien. Comment
assouvir alors les besoins économiques de resocialisation ou de valorisation sociale de soi si
ce n’est à travers l’école d’ailleurs perçue comme une "machine à sou" ? Le cas de Cika, une
diplômée en commerce, qui a fini ses études et trime au chômage depuis plus d’un an, évoque
pour nous exactement cette instrumentalisation lucrative de l’école : « J’ai envie d’avoir un
boulot bien payant dans une entreprise. J’ai besoin de gagner assez d’argent pour avoir une
vie confortable… ».

Rosalie, élève de Seconde, n’en dit pas moins : « […] l’école, c’est pour aider une
personne à avoir une maison et des enfants et pouvoir les nourrir avec les sous qu’on va
gagner… ».

Quant à Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième : « […]. C’est l’école seule qui peut aider les
gens à bien gagner la vie ».

178
Fatia, élève de CM2, réagit elle aussi sans hésitation : « Si on va à l’école, après c’est
pour travailler pour avoir l’argent ».

Et enfin Moré, étudiant en économie, de dire pareillement ses convictions : « Tout le


monde dit école, on dit aussi formation, mais c’est pour travailler hein, donc le but c’est
l’argent hein. Moi j’étudie dans l’économie, c’est pour gagner l’argent, parce que moi j’aime
compter l’argent depuis l’enfance, c’est pour l’argent que j’étudie. Y a personne qui veut
aller à l’école pour manquer d’argent. Le but de l’école, c’est pas pour qu’on devienne
pauvre ».

Les études ou l’instruction scolaire sont donc littéralement perçues comme une chance
exceptionnelle qui permette de se garantir du pécule. Ce qui frappe évidemment dans les
perceptions est la permanence du sens pécuniaire ou lucratif que les personnes assignent à la
formation scolaire. L’école en tant que génératrice de confort financier ou matériel reste donc
une perception récurrente d’assurance de vie, un "refugium" d’espoir économique chez un
certain nombre de nos enquêtés. Le manque d’instruction scolaire est donc, aux yeux des
personnes de courte ou moyenne scolarité, la cause censée expliquer la misère économique
des familles. Les familles semblent s’établir en quelque sorte dans une perception selon
laquelle « l’analphabétisme est considéré comme un goulet d’étranglement pour la
réalisation d’un grand nombre d’objectifs socio-économiques » (Cherkaoui, 2010, p. 14).

Mais si les familles ou les mères en l’occurrence semblent toutefois avoir des attentes
manifestement lucratives à l’égard de l’école et donnent l’impression d’y investir en
conséquence, elles ne sont pas dupes pour autant quant au chômage qui, tel un monstre tapi
dans l’ombre, semble épier leurs enfants en formation. Sissi, coiffeuse de niveau Cinquième,
s’en fait une raison de prudence :

Je lui ai enseigné [l’interviewée parle de sa fille] à faire la coiffure, mais c’est


pour se débrouiller dans la vie, on ne sait jamais.

Quant à Ammy, une autre mère de famille de niveau classe de Terminale : « Il faut
avoir plusieurs cordes à son arc…, être capable de s’improviser un métier en cas de coup
dur, parce qu’on a beau aligner des diplômes, on ne peut jamais être sûr de l’avenir… ».

Tomondji, un travailleur en bâtiment, de niveau CP2, est encore moins optimiste : Les
étudiants font l’école et ça finit pas vite. Je vois un enfant étudiant dans le quartier, ça fait
des années qu’il étudie depuis et il ne finit pas. Chaque année il fait des études et nous on sait

179
qu’il va faire le chômage comme son frère … parce que son frère a fait aussi l’université,
mais lui il a déjà commencé son chômage il y a trois ans.

Les parents ont pourtant tendance à sacrifier leurs maigres économies pour sustenter
financièrement la scolarité de leur progéniture, ce qui ne les empêche guère, comme nous
venons de le faire remarquer, d’avoir des attitudes préventives contre l’avenir professionnel
de leurs enfants. Nous voyons, par exemple, que Sissi, coiffeuse d’origine togolaise, initie sa
fille aux tresses et coiffures tout en lui souhaitant un meilleur aboutissement professionnel
possible pour sa scolarité. Elle ne prend rien à la légère en ce qui concerne l’avenir
socioprofessionnel de sa fille : autant l’école lui paraît d’utilité indéniable pour « gagner de
l’argent », autant elle se montre prudente en offrant par anticipation son propre métier (celui
de coiffure et de tresses » à sa fille, histoire de lui éviter de se trouver « fort dépourvue » au
cas où la "bise du chômage" viendrait à la frapper. C’est que les familles réagissent en
apparence comme si la réussite intellectuelle que l’école est censée garantir à leurs enfants, est
une illusion sociale qui peut financièrement conduire à un réveil brutal. Pour elles, si l’école
présente la caractéristique de préparer l’individu à un bon travail, elles ne la considèrent pas
pour autant comme allant de soi. L’attitude prévoyante de ces familles nous paraît d’ailleurs
d’autant édifiante que l’instruction scolaire – au vu de la concurrence actuelle du marché de
l’emploi – semble se préparer par le rigoureux principe biblique de "séparation du bon grain
de l’ivraie", un système de sélection où peu sont choisis parmi un grand nombre d’appelés.
C’est peut-être là le motif pour lequel nos enquêtés n’en sont pas à donner le change, à se
leurrer ou à crier trop tôt victoire à l’égard d’une école prétendument pourvoyeuse d’emplois.
Mais ne vaut-il pas la peine que nous ayons un tant soit peu connaissance de l’avis des experts
sur cette problématique du rapport école-emploi ?

Duru-Bellat et van Zanten soulignent, de leur point de vue commune, que « […] si
l’école est un moyen relativement efficace pour atteindre les meilleures places, la définition
des places (et plus largement la stratification sociale et le niveau des inégalités) n’est pas
fondamentalement de son ressort » (2006, p. 64). Les auteures montrent pertinemment
qu’entre le nombre de diplômés et celui des postes à pourvoir sur le marché de l’emploi, il y a
une progressive rupture de concordance. « En effet, écrivent-elles, l’évolution de la structure
de l’emploi et celle des flux de diplômés sont de plus en plus discordantes : entre les années
1960 et les années 1980, la proportion de cadres dans la population active est passée de 5 à 8
% alors que la proportion de bacheliers parmi les jeunes sortant du système éducatif s’est
élevé de 10 à 30 % » (Duru-Bellat & van Zanten, 2006, p. 64).

180
Revenant aux interviews que les familles nous ont accordées, elles nous donnent à peu
près l’impression d’avoir effectué l’inventaire de leurs propres expériences ou constats en ce
qui concerne les mirages de l’école et d’en avoir tiré des conséquences économiques pour leur
propre gouverne. Mais il n’est pas exclu que, chemin faisant, le doute s’en aille et que la
confiance en l’idée d’une "école argentifère", économiquement rentable, surgisse à nouveau
malgré tout. Car même si tout le monde ne semble pas souscrire à la pensée selon laquelle
« l’argent est nécessaire partout », quasiment tous les immigrés que nous avons pu interroger
croient fortement que le poids financier d’un porte-monnaie familial exerce un réel pouvoir
sur l’éducation ou la formation.

Pour beaucoup de familles en effet, l’avantage de l’argent et celui de l’éducation sont


indissociables et procèdent l’un et l’autre de celui d’une famille peu nombreuse. L’Ivoirienne,
Ammy (niveau bac), en livre son opinion : « Un…, deux enfants c’est beaucoup, j’en ai que
deux moi…, une fille et un garçon. Ça fait que j’arrive à les nourrir bien, à leur acheter des
livres, des habits, à leur donner l’essentiel quoi. » Les parents ne perdent donc pas de vue la
place que l’argent occupe dans l’environnement socioéducatif. C’est même d’une façon
explicite qu’ils associent l’argent et l’éducation, comme en témoigne cet extrait d’interview.

[…] l’argent c’est nécessaire partout, déclare Sissi, coiffeuse togolaise, niveau classe de
Cinquième […] Donc si quelqu’un a beaucoup d’enfants et il n’a pas beaucoup
d’argent, c’est la catastrophe pour toute sa famille. Lui et les enfants sont mal
habillés, mal logés aussi, ils vont manger les mauvaises nourritures. […]
- Vous associez l’argent à la bonne éducation, comment vous expliquez ça ?
- S’il y a pas l’argent, il y a pas vraiment l’éducation. Si l’enfant il a faim, tu ne
peux pas bien le nourrir, c’est ça on dit : "Quand il y a la faim dans le ventre, il y a
pas le point pour les oreilles" [ventre affamé n’a point d’oreille]. Si l’enfant il a faim
et il y a pas la nourriture, si l’enfant il veut le pantalon ou la chaussure et tu ne peux
pas acheter parce que tu es pauvre, est-ce que l’enfant il peut respecter tes paroles ?
Il va penser que toi tu es le parent incapable. […] donc faut qu’il y a l’argent pour
que l’enfant il vit dans les conditions pour l’éducation.
- L’argent…, l’éducation, l’argent aide à bien éduquer les enfants, c’est ce que
vous dites.
- Oui c’est comme ça je dis. Je pense [que] l’argent ça peut faire le bien pour
les familles, parce que s’il y a pas l’argent c’est difficile de faire beaucoup l’école.

181
Nous voyons à travers ces réactions, des éléments assez intéressants sur le lien de
corrélation entre le moyen financier, l’éducation et la taille familiale. Le mécanisme du
maintien biologique et social (alimentation, santé, éducation, scolarisation, logement et
loisirs) se déploie intensément par l’évocation du pouvoir d’achat, ce maintien n’étant effectif
par ailleurs que dans la mesure où l’on disposerait de ressources financières conséquentes,
c’est-à-dire supérieures ou proportionnelles aux besoins objectifs de sa famille.

Ce n’est donc pas sans raison que nos familles considèrent qu’en matière d’éducation
des enfants, les « paroles conseillères » auraient peu d’effet là où l’argent ferait cruellement
défaut. À ce titre, il nous faut rappeler qu’en ce moment de crise financière généralisée, les
parents et gens de toutes les couches sociales et de tous les niveaux d’instruction ou de
fortune sont intensément confrontés à une incertitude désolante, affolante, dont le souci
d’argent est le fondement. Dans un monde où l’argent se trouve au centre des préoccupations,
la pauvreté ne peut que faire figure d’obstacle à la formation. Réussir à l’école requiert ainsi
un compte bancaire assez fourni et s’il en vient à manquer, la scolarité des enfants risque de
battre de l’aile ou d’aboutir au « décrochage ». L’approche économique de l’éducation n’a
d’ailleurs jamais méconnu l’importance des finances dans la qualité des parcours scolaires. Il
appert donc au final que, – l’analyse objective de nombreux cas exemplaires faisant foi – la
finance est le nerf de l’éducation moderne et plus particulièrement de la culture scolaire.

Mais derrière leurs besoins de formation, leurs élans de réinsertion ou plutôt leurs
pénibles conditions de resocialisation, il y a, outre la double donne économique et
pédagogique du temps « portfolio », des raisons qui apparaissent parfois, et que certains,
voulant exprimer lesdites raisons, mobilisent des faits extérieurs qui, se produisant dans leur
cadre familial, tranchent le débat des causes affectives de l’immigration, comme nous allons à
présent l’examiner.

3.1.3. Motivations d’ordre familial et/ou affectif


Un mariage, une amitié ou un lien affectif quelconque peut suffire à induire
l’immigration et quelques implications en matière de formation ou d’éducation. Des enquêtés
convaincus de cette cause affective prétendent avoir immigré pour se rapprocher ou se faire
rapprocher de leurs conjoints, de leurs parents ou de leurs enfants. En effet, dans le lien
affectif qui prépare fortement le terrain à l’immigration, l’on constate que le regroupement
familial joue un rôle d’une accablante justification. Ida, mère de famille d’origine ivoirienne,

182
trente-cinq ans, mariée, nous en donne une version typique, exposant la raison de sa
permanence en France :

J’ai fait une licence. J’ai trouvé un homme ici, il est africain comme moi, on a fait des
enfants et je suis restée en France pour élever mes enfants avec mon mari.

L’intéressée vit déjà en France où elle est détentrice d’une licence de Lettres, option
espagnole. Et c’est un fait qui n’est pas unique. Qu’elle ait donc probablement l’idée de rester
en France pour y trouver du travail, on peut le concevoir sans peine. D’autant que, à tout
considérer, elle se révèle en posture d’immigration ou de résidence permanente. Car du fait de
son origine étrangère et de ses études faites en France, il y a, bien entendu, des éléments
prévisibles, réels : l’étudiant (e) étranger (ère) en France, même s’il finit ses études, ne se
prête pas toujours volontiers à un retour définitif dans son pays d’origine, et ce pour des
raisons économiques. Mais ce n’est pas une raison de conclure qu’Ida en est forcément un
cas, car ses parents, quoique vivant en Afrique, sont de conditions sociales aisées. C’est même
tranquillement qu’elle nous confie : « Il [le père de l’interviewée] avait l’exclusivité d’un
produit européen pour toute l’Afrique de l’Ouest… ». « L’argent ça le soûlait », précise-t-
elle. Quant à la maman, « elle était déléguée médicale pendant trois ans… elle avait
démissionné pour collaborer avec notre papa…, après elle a créé son magasin de parfums,
habits et des chaussures, ceintures, parasols. Elle a aussi des maisons… […], elle les a mises
en location […]. Ida, au regard de ses signalements, est le contraire d’une fille de parents
pauvres. Elle n’aurait donc pas besoin, peut-on supposer, de s’imposer une immigration qui
serait l’expression d’un besoin coercitif de recherche d’emploi. L’on peut ainsi la prendre au
mot et considérer que c’est effectivement son mariage qui la retient en France. Mais apprécier
exactement la force de ces liens affectifs justifiant l’immigration exige que l’on tienne compte
de leur degré d’implication dans la mobilité des familles ou des personnes. L’on pourrait alors
voir comment le déploiement même du lien affectif (mère-enfant en l’occurrence) se
complique en composant avec d’autres réalités sociales.

En fait, le regroupement familial qui consiste, entre autres, à rassembler une progéniture
sous le même toit ou dans le même pays que son (ses) géniteur (s), s’associe chez les familles
à leur besoin d’assurer le devoir parental d’éducation, au souci d’éviter la crise morale ou
d’éducation à leurs enfants, comme cela transparaît dans l’observation suivante :

[…] c’est mieux que ma fille vit avec moi […] si elle est loin de moi, c’est pas bien
pour son éducation (Sissi, mère de famille, niveau classe de Cinquième).

183
Les soucis de l’interviewée se situent apparemment dans un triple prisme. En quittant le
Togo qui est son pays d’origine, elle confie la garde de sa fille à sa mère. Craignant, par la
suite, que le grand âge ou la sénescence de la courageuse "vieille" (qui a déjà eu avec succès à
élever toute seule ses cinq enfants, le mari ayant de si tôt déserté le foyer conjugal) ait peu de
prise sur l’éducation de sa fille, Sissi essaie de convaincre son jeune frère, un chef de clinique,
d’en assurer si possible la relève. Mais celui-ci décline la proposition avec regret, à cause
justement de ses occupations hospitalières qui lui coûtent des retours tardifs à domicile, et à
cause surtout du fait qu’il est encore célibataire, donc seul et par là peu disposé à assurer au
mieux le suivi éducatif d’une enfant mineure :

Avant je voulais qu’elle [la fille de l’interviewée] reste avec mon petit frère mais lui il
m’a dit que comme il est très occupé avec le travail de l’hôpital [clinique]…, il rentre
c’est tard toujours et il n’avait pas la femme à la maison, donc il a dit c’est difficile
pour lui seul pour éduquer ma fille.

La situation est inextricable, car "Mémé" qui assure alors la garde de l’enfant est
épuisée :
[…] ma mère elle est fatiguée, elle ne peut pas la surveiller [l’enfant]. Notre maman
comme elle est fatiguée pour l’âge, elle n’a plus la bonne forme pour surveiller les
enfants […]. Comme notre papa nous a abandonnés depuis, notre mère elle est
fatiguée maintenant parce qu’elle nous a toute seule élevé trois filles et deux garçons,
avec le petit commerce de fruits […]. Donc c’est moi-même je dois m’occuper
maintenant de mon enfant pour lui donner la morale.

Le regroupement familial s’impose alors coûte que coûte à Sissi, qui va devoir se
préparer à accueillir et à éduquer elle-même son enfant, plutôt que par personne interposée.
Or s’expatrier de l’Afrique pour se regrouper avec une maman en France, est un mouvement
physique qui a lieu dans le temps et dans l’espace, en conformité d’une réglementation dont
l’application, si elle n’est pas toujours des plus simples, n’en demeure pas moins un moyen
légal d’immigrer. Aussi la prise en compte de cette forme migratoire, même si l’on s’interdit
parfois de la comprendre juridiquement, n’est-elle pas moins vécue par les parents comme
une occasion pénible mais salutaire pour eux de juguler la "distance-barrière" qui les sépare
de leurs êtres les plus chers. Le dispositif leur permet a priori de prendre pleinement part à
l’éducation de leurs enfants. Et c’est là, à l’évidence, un point d’analyse de cette place
importante que les liens familiaux (motifs affectifs) occupent dans l’immigration : 26,50%

184
des parents interrogés se déclarent installés en France pour des raisons familiales. Voir
Tableau 15 ci-contre.

Tableau 15 (QP15_4) : Vous avez immigré en France pour des raisons familiales
Fréquence %
Pas d'accord 86 73,50
D'accord. 31 26,50
Totaux 117 100,00

Certaines personnes (les étudiants notamment) donnent, au cours de leurs interviews,


l’impression d’établir instantanément dans leur esprit, un lien de causalité entre le fait que
certains enfants qui faisaient normalement leurs études dans leur pays et n’en pâtissaient pas,
se retrouvent quelquefois subitement en difficultés scolaires dans un pays d’accueil. Par une
envolée de perception assez houleuse, nos interviewés conçoivent ainsi la pertinence de ce
parallèle et en déduisent l’hypothèse selon laquelle l’immigration ou le regroupement familial
compliquerait l’éducation des enfants. Nous avons été attentif à leurs considérations, ce qui
nous a amené à nous intéresser à l’opinion des parents. Autant chez les plus instruits que chez
les quasis illettrés, nous constatons qu’il existe cette conception selon laquelle les enfants
venus tôt en Europe y seraient psychologiquement moins stables que ceux qui y rejoignent
leurs parents après avoir fini leur collège en Afrique. Beaucoup considèrent donc que les
pénibles expériences sociales et scolaires africaines contribueraient à préparer les enfants à
l’endurance dans leurs apprentissages scolaires que ceux qui sont nées en Europe ou y ont
rejoint leurs parents beaucoup plus tôt. Il faut déjà noter qu’il n’en est pas toujours ainsi. Car
nos observations, s’agissant des attitudes familiales, montrent bien que ces considérations
seraient une vue de l’esprit. En effet s’il est évident que certains enfants, scolairement
confrontés en Afrique à des conditions matérielles difficiles, se retrouvent en Occident bien
plus motivés qu’ils ne l’étaient avant leur immigration, il en est également qui donnent
subitement ou progressivement, une fois regroupés autour de leurs parents, l’impression de
troquer leur performance intellectuelle d’antan contre l’indolence.

Mais nous allons effectuer, du même coup, une autre analyse apparentée aux effets
affectifs qui ont également prise sur l’immigration ; car les liens affectifs n’étant pas exclusifs
aux familles, ils débordent celles-ci par l’extension des relations humaines ainsi que par
l’élargissement du champ de conscience affectif à un niveau étatique, voire continental. La
cohabitation des personnes d’origines différentes dans un cadre géographique donné, rend
effectivement possibles des liens somme toute affectifs qui ne sont certes pas sans effet sur les

185
mouvements migratoires et les nouvelles expériences d’apprentissage que ces migrations
suscitent. Il est ainsi des circonstances où l’on immigre vers le pays avec lequel des liens
sociocognitifs ou affectifs ont été préalablement établis. Ces liens peuvent être d’origine
historique ou tout autre, et les faits (au-delà des opinions) en témoignent assez. À cet égard,
une participante est d’avis et nous le fait savoir :

[…] La France elle est toujours présente en Côte d’Ivoire depuis les temps de
colonisation. Il faut que nous aussi on s’intéresse à la France. C’est comme ça qu’on
fait l’amitié…, si tu viens chez moi alors je peux venir chez toi…, si je vais chez toi, il
faut que tu viennes aussi chez moi, c’est comme ça qu’on fait l’amitié. Ou bien c’est
pas comme ça qu’on fait ? (Ammy, niveau de classe de Terminale, mère de famille).

L’argument de la jeune mère ivoirienne, au travers de son apologie de l’immigration, ne


semble rien devoir au hasard car elle laisse entendre distinctement : « […] J’avais des copines
blanches en Côte d’Ivoire, donc ça me faisait aussi la curiosité d’aller connaître leur pays,
parce que moi j’ai toujours cru qu’il y a de très bons rapports entre la France et la Côte
d’Ivoire. » Nombre de participants de la présente étude semblent en effet souscrire à cette
perception. Mais faut-il en relever la teneur pour l’appliquer à la généralité des cas ?
L’évident, c’est que nous avons noté des réactions accusatrices comme celle enregistrée chez
la même interviewée (Ammy, l’ivoirienne) : « La Francophonie [la France] a trop de colonies
en Afrique […] C’est trop lourd pour l’Afrique, mais c’est pourquoi il y a aussi beaucoup
d’Africains qui viennent pour se chercher en France. » Cette tendance fait voir dans les
motifs d’immigration, non pas uniquement des "liens affectifs positivés", mais aussi des
attitudes de rancœurs ou d’émotion déchirante à l’égard de la colonisation. De là, nous
semble-t-il, l’on peut dire que l’ "Étranger" d’origine africaine a successivement une
expérience cognitive locale et migratoire assez tumultueuse, du point de vue psychoaffective
en particulier, pour refouler ses ressentiments d’ancien colonisé. En effet, ces ressentiments à
l’égard de la colonisation semblent témoigner d’un lieu d’attribution causale de l’échec social
ou de la tendance au désintérêt de certaines familles envers l’école. En d’autres termes, ces
points de vue chargés de ressentiments donnent à prévoir une explication des critiques des
familles envers l’école occidentale dont leur continent a sans doute hérité de nombreux
dispositifs structurels. Il s’agit de critiques fondées à la fois sur le bon sens et les affects.
Nous y reviendrons car ce n’est encore ni le lieu ni le moment d’entrer dans ces détails qui ont
bien entendu une place dans l’attribution causale chez les familles de la diaspora africaine.

186
Mais il y a aussi des mobiles qui passent pour des cas politiques après analyses ou
simples écoutes, et que les familles mobilisent, quand on les laisse s’exprimer, dans des
proportions assez importantes. Il convient de les aborder de suite sans fausse pudeur
intellectualiste.

3.1.4. Motivations d’ordre politique


L’investigation, nous venons de l’annoncer, révèle que les motifs tout établis de
l’immigration sont, à l’occasion, de connivence avec des griefs politiques.

[…] J’ai quitté l’Afrique pour un certain nombre de raisons. J’étais en désaccord
avec le régime politique de mon pays [Togo]. Au fait j’étais frustré par l’échec du
processus de démocratisation. […] Je ne pouvais pas consommer cet échec, j’ai
quitté mon pays pour des raisons politiques (Zoho, Togolais naturalisé Allemand, père de
famille et doctorant en thèse de sociologie sous cotutelle Franco-Allemande).

Nous n’avons pas à marquer ici d’où vient la consternation traduite dans l’expression de
l’interviewé, mais simplement à constater qu’une telle mélancolie existe chez les familles
contraintes à l’immigration parce que révulsées par des tragédies politiques qui pèsent lourd
comme un costume de plomb sur la destinée de leur pays. Il n’est pas du tout compliqué, bien
entendu, de dire comment les maux politiques servent à justifier, chez les populations
africaines, un besoin géopolitique et humano-naturel de circulation. Ces maux constituent,
nous semble-t-il, – de tous les motifs d’immigration repérés chez les ressortissants des pays
africains déchirés par des troubles sociaux ou politiques, – ceux qu’ils accusent plus ou moins
ordinairement. Godwell, chef d’entreprise d’origine togolaise, niveau DEUG, estime, sans
aucune réserve, qu’il en est ainsi de la cause de son immigration :

[…] Je peux te dire tout de suite que bien que je sois en France, marié à une
Française, papiers réglo et tout ça, je me considère en quelque sorte comme un
réfugié politique et économique. Parce que j’ai choisi de rester ici [en France] pour
échapper aux troubles politiques et à la galère qui persistent dans mon pays. Parce
que avec le chaos politique qui trouble mon pays depuis ma naissance, […] je préfère
échapper à ces conditions là.

C’est donc les tensions économiques et sociopolitiques affectant leur pays d’origine qui
donnent aux Africains le plus de soucis et les exaspèrent au point de les contraindre à l’exil en
Occident ou ailleurs. Dans leur milieu d’origine en effet, ce besoin d’une vie laborieuse,

187
paisible et décemment rémunérée se solde en général par des frustrations massives, et, comme
à l’horizon social rien n’apparaît hormis le statu quo de la misère politiquement imposée et
entretenue, nous dit-on, par des « réseaux de la Françafrique », la solution de survie jaillit
sous l’instinct de conservation : l’émigration vers l’Occident. 45,30% de parents interrogés,
Tableau 16 ci-après, expliquent leur immigration par des mobiles sociopolitiques, soit
quasiment la moitié de l’échantillon. Le phénomène prend donc un caractère massif
d’évolution.

Tableau 16 (QP15_1) : Vous avez immigré en France pour des raisons : SOCIOPOLITIQUES
Fréquence %
Pas d'accord 64 54,70
D'accord. 53 45,30
Totaux 117 100,00

En effet cette immigration de gens socio-politiquement éprouvés et que repousse


l’Occident d’une façon généralement violente (d’aucuns disent inhumaine) mais qui trouve,
malgré tout, des moyens périlleux de s’opérer, de traverser des mers sur des embarcations de
hasard, de braver le froid, la mort et les polices de "sévices répressifs", témoigne de la
condition économique et psychologique des populations africaines qui n’en finissent
généralement pas de s’abandonner à tous les aléas de l’exode. Nous verrons plus tard, en
détails, le poids d’un tel motif d’immigration dans les attributions causales de l’échec scolaire
et/ou socioprofessionnel chez nos enquêtés. Mais avant de passer à d’autres conditionnements
de leur séjour en Europe, nous signalerons, sans en risquer des analyses d’interprétations
outre mesure, deux prétentions assez complexes que nous avons pu entendre auprès de nos
interviewés, en ce qui relève de la cause politique de leur exode. La première nous est fournie
par une immigrée bien lucide, quoique d’un niveau scolaire modeste :

J’ai fui le pays chez moi en laissant mes parents et mes sœurs, parce que … à cause
de la politique de guerre civile… Maintenant ma honte augmente parce que je vois
que je suis trahie par la paix que j’ai trouvée ici [en France]… J’ai honte de moi
d’avoir laissé ma famille… je sais pas comment dire vraiment… J’ai jamais le
courage de retourner dans mon pays, j’ai pas ce courage… c’est honteux pour moi
(Judith, 37 ans, femme de ménage, réfugiée politique d’origine rwandaise, mère de famille,
niveau scolaire primaire).

Est-ce, au-delà d’une simple justification de l’immigration, l’expression directe d’une


souffrance intérieure profonde ? Nous n’avons pas eu le cynisme de trop insister pour en

188
savoir davantage, Judith (l’interviewée) n’étant pas psychologiquement disposée à s’attarder
sur cet épisode malheureux de sa vie. Cela aurait quand même pu nous aider à décrypter ce
que l’infortunée entendait par : « Je suis trahie par la paix que j’ai trouvée ici ».

La seconde proposition, celle de Pamphile, est moins confuse. L’immigré est un père de
famille, 41 ans, Congolais, master en économie…, agent de sécurité. Voici un extrait de
l’entretien que nous eûmes avec lui :
- Enquêteur : Vous permettez que nous parlions un tout petit peu des raisons qui ont
motivé votre immigration.
- Répondant : Bien sûr…, il fallait déjà qu’on commence par là. On n’immigre pas
par fantaisie. Je suis en France parce que j’ai besoin de vivre en liberté …, et j’en
ai profité aussi pour mettre un peu de diplômes dans mon cv, c’est important…
mais la vie d’un homme, c’est sacré, on doit pas l’exposer n’importe comment …
Quand ça va pas la liberté politique dans ton pays, c’est foutu, faut quitter sans
traîner les pas parce que ces politiciens, c’est des suceurs de sang humain, la vie
humaine ça leur dit rien. Ces montres aiment jouer avec la vie des gens, la vie
c’est pas un gadget. C’est pour simplement te dire que tu me vois ici, c’est la mort
qui m’a oublié…, les bandits armés [rebelles] ont escaladé le mur de notre
maison, ça tirait partout comme des cinglés, à balles réelles. J’ai retrouvé mon
frère sans vie dans le sang…, tu bouges, tu meurs, ils [les rebelles] tiraient sur
tout ce qui bouge, c’est ça la politique en Afrique. Quand des chèvres sauvages se
battent pour devenir chefs, attention, mon ami. Fais très attention …, si tu fuis
pas, tu meurs…, si tu meurs pas, tu galères.

Il y a là, sans doute, dans les propos, des causes de misère sociale en lien avec des faits
politiques (guerres tribales53 notamment) que les uns et les autres expriment en fonction de
leurs vécus, et qui servent à justifier leur séjour en France. Mais quel type d’interprétation
peut correspondre aux propos de Judith, la Rwandaise ? Nous n’allons pas la creuser pour
l’instant. Nous signalons en fait des situations qui entrent dans la rubrique des causalités
exprimées sur l’immigration en tant qu’un chemin particulier d’apprentissage, quitte à faire

53
« Les tribus se battent les unes contre les autres faute de pouvoir affronter l’ennemi véritable, et vous
pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités » (Jean-Paul Sartre cité par Odile
Tobner, 2007, p. 223). Tobner estime que Sartre est le seul parmi les intellectuels français de renom à s’être
intéressé à la cause de l’Afrique. «Encore ne l’a-t-il fait qu’à travers les préfaces qu’il a données à Senghor,
Fanon et Lumumba », précise-t-elle.

189
voir maintenant ou plus tard leur nature conflictuelle ou les distorsions cognitives qu’elles
peuvent induire dans les rapports à l’instruction scolaire.

L’on peut donc considérer que la question de la liberté politique est préoccupante pour
les familles africaines, et qu’elle semble d’un enjeu exceptionnel chez elles. Cette
préoccupation est avant tout la conscience d’un besoin d’harmonie intérieure et sociale.
L’absence de liberté d’expression suppose en effet, dans tout espace culturel où elle a un point
d’actualité, un bâillonnement de l’intellect ou de la pensée politico-culturelle. C’est ainsi que
des familles originaires d’un espace culturel d’ "opinion confisquée", même en immigrant en
France, ne semblent pas toujours éprouver le sentiment d’avoir changé de cadre d’existence.
L’expérience de certaines familles illustre avec éloquence ledit phénomène. Nafissa,
Togolaise, niveau BEP en couture, arrive en France et subit ainsi une expérience qui la
déstabilise : un inconnu l’interroge à brûle-pourpoint dans un métro parisien, sur ce qui, par
extension, relève de la sphère politique.

Quand on est monté dans le métro, il y a eu un Noir qui m’a parlé comme s’il me
connaissait, il m’a demandé de quelle nationalité je suis parce que lui il venait du
Burkina Faso […] C’est la question qu’il m’a posée qui m’a mise mal à l’aise…, il m’a
demandé : « … et votre Président-là …, comment il va ? […] ». J’ai eu peur parce que
au Togo, on pouvait pas parler du Président en public comme ça…, donc j’étais
choquée. C’est après que mon frère m’a dit qu’ici il y a un truc qu’on appelle la liberté
d’expression, il m’a dit que je comprendrai plus tard.

La surprise de l’interviewée tient, dans une certaine mesure, à sa pusillanimité qui, elle,
serait le résultat de la longue dictature sous laquelle elle a grandi. Née ou élevée dans un
climat politique fort peu « démocratique », elle garde sans doute présent à l’esprit le tragique
permanent qui imprègne le tissu national de son "Pays minuscule mais plein de vie". L’on
peut alors comprendre sa difficulté à s’imaginer que le nom d’un « Président tout-puissant »
qu’elle a de toute sa vie appris à vénérer dans la peur, puisse être prononcé sans révérence
aucune dans un lieu public occidental. Certains de nos enquêtés semblent, pour ainsi dire,
tributaires de leur origine, dont l’éducation sociale est bâtie sur le culte de la personnalité d’un
"Tyran national". De tels sujets ont donc une réaction de troubles lorsqu’ils entendent
prononcer le nom de leur Président ou qu’on les interroge sur leurs vécus sociopolitiques.
Réaction paranoïaque pour le moins, et qui s’explique davantage par le fait que – pour dire les
choses d’une façon franche – l’individu dans certains pays d’Afrique n’a pas l’occasion,

190
même rare, de dire publiquement ses "opinions critiques d’animal politique" ; la tentative ne
pouvant d’ailleurs se faire sans que l’on risque sa scolarité ou sa profession, sa tranquillité
publique ou familiale, voire sa vie biologique. Beaucoup de participant(e)s de notre enquête –
parents, élèves ou étudiants – n’ont guère fait l’économie de faits similaires à cette situation
de stress traumatique dans leurs propos respectifs. Mention et analyse de ces propos, lesquels
d’ailleurs en disent long sur un certain mécanisme de rapport à l’école, seront faites dans un
chapitre plus opportun. Mais l’on peut d’ores et déjà noter que l’absence de liberté
d’expression dans les pays dont les migrants africains sont pour la plupart originaires, semble
agir sur les attitudes sociocognitives du plus grand nombre. Sans doute, ce vécu d’absence de
liberté d’opinion politique demeure une réalité de leur conscience expérientielle, voire un
phénomène crucial qui leur en impose douloureusement et leur crée suffisamment par là des
sentiments de dissonances cognitives, même quand ils sont hors de leur territoire d’origine.
C’est alors surtout que ces sentiments se traduisent, quand ils demeurent trop vifs, par une
gêne d’aspirations sociales contrariées.

Négliger donc l’impact de ce genre d’expériences politiques sur les attitudes scolaires ou
sociales des populations d’origine africaine, c’est, à proprement parler, perdre de vue les
obstacles épistémologiques54 dont elles auraient été politiquement tributaires dans leur pays
d’origine, ainsi que l’impact d’un tel passé sur leur condition mentale d’exil. Dans leurs pays
où la pensée et la parole sont radicalement soumises à la censure et aux sanctions, le fait le
plus significatif pour les familles semble en effet le traumatisme moral par le truchement
duquel elles construisent leurs savoirs et leur personnalité. Leur existence longtemps
conditionnée par une telle crise politique, certaines d’entre elles semblent développer un
rapport de suspicion envers l’institution scolaire et la société, ou à tout ce qui relève de l’État.
En effet, lorsque l’on s’intéresse scientifiquement à la perception socioscolaire ou, ce qui
revient plus ou moins au même, à l’attribution causale de l’échec et/ou de la réussite chez les
familles de la diaspora africaine, il n’est pas conséquent, estimons-nous, d’éliminer la part de
cette influence politique qui est élément de leur espace éducatif d’origine et aussi référence
psychique de leurs vécus, de leurs multiples malaises.

La bourse [d’études] c’était 21600 francs (CFA) [33 euros] par mois. On n’avait pas
d’assurance maladie, on devait se débrouiller pour éviter les maladies. […] Sur le

54
Nous parlons ici d’obstacles épistémologiques car il s’agit bien d’un environnement sociopolitique dans
lequel les enseignants semblent avoir bien du mal à transmettre librement leurs savoirs. L’armée-milice ou la
police secrète étant quotidiennement présente dans les amphis et dans l’enceinte de certaines universités
africaines, l’on peut alors bien se douter des obstacles qu’elle y constitue pour la connaissance.

191
campus on craignait les étudiants saboteurs […] Les membres du Hac … étaient armés,
les militaires circulaient dans la cour de l’université, des policiers secrets étaient parmi
nous … c’était comme ça tous les jours. Les profs avaient peur des étudiants, les
étudiants espionnaient les profs, on se méfiait même de nos amis, c’était l’université de
la grande peur (Rokia, diplômée en secrétariat de direction, d’origine togolaise).

Il est avéré en effet, probant tout de même, que les motifs politiques justifient
directement ou indirectement nombre de candidatures africaines à l’immigration en Occident.
Et donc chaque fois que, traitant des rapports à la société et à l’école chez les populations de
la diaspora africaine, l’on essaierait de poser habilement des bandeaux de camouflage sur la
dictature ou la conjoncture politique qui sévit sur leur continent, l’on peut être certain de jouer
à Colin-Maillard dans l’étude d’un phénomène social d’importance majeure pour l’éducation.
Cela dit, il nous sera loisible de noter, au moment opportun, avec quelle verve ou virulence
nos enquêtés établissent des rapports de causalité entre l’échec scolaire et/ou
socioprofessionnel et les faits politiques de leur pays d’origine et d’accueil. Il faut pour
l’instant constater que les opinions de certains de nos participants coulent à bien des endroits,
comme des ruisseaux, vers des attributions causales de nature politique. Autrement dit, ce
sont les traverses politiques qui expliquent, selon eux, bon nombre de difficultés qu’ils
rencontrent dans leurs parcours scolaire et socioprofessionnel, et qui les obligent à émigrer
massivement vers l’Occident.

Mais au-delà de ces motifs disparates d’immigration passés au peigne de l’analyse, c’est
la caractéristique relationnelle ou les réseaux familiaux d’échange qui vont à présent retenir
l’attention.

3.2. Des échanges familiaux ou socio-relationnels


En considérant les formes d’investissements et les canaux relationnels mis en branle par
les familles dans leur propre scolarité déjà consommée ou dans celle en cours de leurs enfants,
nous constatons, en somme, qu’elles fonctionnent sur la base des interventions intérieures ou
extérieures (de façon régulière ou épisodique) ou par des coups de pousse de simples
« connaissances » ou relations que les entretiens révèlent. Ces échanges paraissent évidents et
pas du tout anodins, certes ; mais il y a lieu cependant de les analyser ou, à tout le moins, de
les préciser. Car, en effet, les échanges familiaux ou socio-relationnels, tels que perçus par les
familles, ne semblent guère s’écarter des faits ou vécus qui participent de leurs difficultés ou
aisance d’apprentissage. Du fait que tout échange tend plus ou moins vers un aboutissement,

192
les échanges sociaux ou relationnels peuvent ainsi avoir leur aboutissement dans les
attributions causales de l’échec scolaire.

3.2.1. Familles et investissement dans l’intégration socioscolaire


L’investissement dans leur propre intégration scolaire et socioprofessionnelle permet de
prendre la mesure de l’importance que les familles accordent à l’instruction scolaire dans
laquelle d’ailleurs beaucoup d’entre elles perçoivent des possibilités de réussites sociales.
Quelques cas suffiront à ressortir le contenu de cette perception telle qu’elle apparaît dans les
interviews ; ce qui aiderait à voir, en partie, leur lien avec les attributions causales chez nos
familles. Ammy, par exemple, est une mère de trente-quatre ans, une Ivoirienne ayant deux
enfants, une fille (18 ans, étudiante en droit) et un garçon (14 ans, en classe de Troisième).
Son parcours socioscolaire est assez exemplaire. Elle arrive en effet en France à seize ans
avec une grossesse discrète et un niveau de quatrième. Ignorant qu’il était possible en France
de suivre une formation tout en étant mère, c’est après plusieurs années de rupture scolaire
qu’elle va devoir reprendre ses études.

[…] Après plusieurs années que j’ai prises pour m’occuper de mes enfants, je suis
allée après à l’APP [Atelier pédagogique personnalisé] qui m’a fait une remise à
niveau puisque il y avait longtemps que j’avais quitté les bancs…, après là quand j’ai
fini ma formation, on m’a tout de suite dirigée vers la FEP [formation d’éducation
permanente]. Donc j’ai validé le français, l’histoire et la philo. Il reste l’anglais que
je dois valider pour avoir l’équivalent du bac, DAU, diplôme d’accès aux études
universitaires.

Ce n’est donc pas toujours l’accès à l’université qui préoccupe les jeunes Africains qui
arrivent en France, mais une filière de formation professionnelle qui leur octroierait les
chances d’accès direct au monde du travail. Nous pouvons citer le cas de Banousso qui est
menuisier de trente-huit ans, originaire du Togo. Divorcé, il a deux enfants : une fillette au
CE1 et un garçonnet à la maternelle. Le monsieur est actuellement un chef d’entreprise : il
avait arrêté ses études en Première scientifique avant d’immigrer en France où il s’était inscrit
dans un lycée professionnel. L’intéressé trouve aujourd’hui que le fait de s’être déjà initié à la
menuiserie dans l’entreprise de son père et d’avoir acquis une certaine base en physiques et
mathématiques au Togo lui auraient facilité sa formation professionnelle en France.

[…] Je n’ai pas eu de difficultés au niveau de l’enseignement ni de la formation,


parce que je connaissais déjà un peu la menuiserie pratique, puisque la société que

193
mon père a au pays, il y a les sections miroiterie, peinture, menuiserie bois et
aluminium. Donc je connais un peu le truc. Pour l’écrit, maths et physiques, tout ça
[…], mon niveau était plus élevé que ces gamins de quinze ans, c’est pourquoi moi
j’avais pas de difficultés au niveau de la formation (Banousso, niveau Première
scientifique et bac professionnel, chef d’entreprise).

L’explication de ce parcours de formation professionnelle apparemment sans difficulté


se trouve en filigrane dans l’argument présenté par l’intéressé. La prétendue facilité de ses
études participe d’un certain nombre d’acquis expérientiels antérieurs comme nous le faisions
remarquer. D’abord le niveau scolaire de l’enseignement général (la Première de
mathématiques et physiques) est relativement supérieur, sur le plan théorique, à
l’enseignement technique dans un lycée professionnel. Ce qui veut dire que Banousso
disposerait d’une plus forte base théorique par rapport à ses camarades de formation, d’autant
que beaucoup de ces derniers n’auraient pas expérimenté le lycée d’enseignement général
avant leur accession au lycée technique. Ensuite, la menuiserie est un métier que pratique déjà
le père de Banousso. L’entreprise de celui-ci rassemble différentes options dont la menuiserie
en bois et aluminium. C’est donc dire que Banousso a d’énormes avantages dans son choix de
formation et de carrière, du fait notamment qu’il choisit un métier déjà en exercice dans sa
famille. D’où l’impression de facilité d’apprentissage qu’il évoque entretemps.

Mais si les chances de mener facilement leur formation en France se lisent chez certains
immigrants, d’autres par contre semblent durement confrontés à des difficultés de diverse
nature. Le cas de Nafissa peut ainsi résumer la situation d’une Jeunesse africaine qui vient
désespérément se chercher en France et qui, du fait de sa précarité, doit se démener au
quotidien comme un naufragé sans bouée de sauvetage ou, peut-être, « comme une diablesse
tombée dans l’eau bénite » selon l’expression d’une étudiante en Lettres modernes. Nafissa
quitte donc son pays avec un niveau Troisième de l’enseignement général, une formation
inachevée en stylisme et un vernis de connaissance en informatique. Elle expose brièvement
le parcours scolaire qui fut le sien :

J’ai loupé mon BEPC [Brevet d’Études du Premier Cycle] en Afrique. J’ai suivi une
formation en stylisme…, c’était en Afrique hein. J’ai appris les bases de
l’informatique pour pouvoir suivre les études ici [en Europe]. Après le temps [deux
ans] que j’ai perdu à tourner mon pouce, j’ai fait un BEP, je l’ai fait en un an parce

194
que vu mon âge…, il faut normalement deux ans mais moi je l’ai fait en un an et ça a
marché…, je l’ai eu d’un coup…, BEP Mode [couture].

Il faut noter que les deux ans passés à « tourner le pouce » correspondent à la période
d’ennuis que Nafissa déclare avoir passée en France. Période d’hésitation, de difficulté à
choisir une formation. L’intéressée déclare en vouloir à son frère de ce qu’« il n’était pas
disponible pour moi …, il aurait pu me diriger mais il m’a dit d’ouvrir moi-même mes yeux
pour observer. Je venais d’arriver [en France], qu’est-ce que je pouvais observer ? Il m’a
laissée seule face à mon destin. Donc du coup, j’ai traîné pendant deux ans ». Apparemment,
Nafissa fait de ce vécu un "culte de souffrance" au point d’en avoir de continuels
ressentiments : « […] pendant ces deux ans, personne ne se souciait de mon sort sauf moi-
même. C’est comme ça [que] je suis tombée dans un truc qui m’a détruite…, qui me fait mal
encore aujourd’hui. » Le "truc" dont il s’agit est un problème d’abus de confiance. Nafissa fut
en effet arnaquée par un monsieur qui promit de l’aider à suivre une formation et qui en a
plutôt profité pour l’exploiter longtemps sexuellement. Cette situation d’échec semble
d’autant laisser des séquelles psychologiques sur la personnalité de l’enquêtée, qu’elle
l’impute à son frère et que d’ailleurs elle accuse de l’avoir négligée. L’on peut quand même
constater que les effets d’un tel épisode fâcheux, en dépit de leur caractère troublant, aient pu
permettre à la victime de mûrir, d’apprendre à se guider elle-même plutôt qu’à attendre
indéfiniment une salvation de la part de sa fratrie, et surtout à ne pas ressasser
continuellement de vieilles rengaines : « […] j’ai appris maintenant à ne pas vivre avec des
colères et regrets parce que quand on pense trop aux malheurs passés, on tombe dans les
mauvaises histoires ».

Chez la plupart des personnes ayant connu ce genre d’expériences migratoires


décevantes, nous retrouvons cette tendance à attribuer leur situation d’échec à un membre de
leur famille, ou à un "ami", qu’ils accusent généralement d’avoir manqué de solidarité à leur
égard. Déjà habituées en Afrique à vivre dans un sentiment de "dépendance" par rapport à
leur famille, à leur groupe, à leur communauté, elles semblent éprouver quelques difficultés à
s’adapter à leur nouvelle condition, celle de l’exil (condition qui leur impose d’ordinaire de
lutter individuellement sans trop compter sur l’intervention d’autrui). Imputer son échec à une
carence d’entraide devient alors une manière de se dédouaner soi-même son propre manque
d’endurance, de s’autojustifier ses difficultés par la désolidarisation présumée d’un tiers. Mais
toujours est-il qu’à tout prendre au compte de l’enquête, elles sont relativement plus
nombreuses les personnes qui attribuent leur réussite scolaire, sociale ou professionnelle à la

195
solidarité d’un frère, d’une sœur, d’un compatriote et parfois d’un(e) "inconnu(e)" africain(e)
ou non-africain(e).

3.2.2. Une situation d’investissement socioscolaire contrasté


Un autre aspect de l’expérience socioscolaire bien étoffée d’échanges relationnels et
d’émotions est celle que nous rapporte Zarata, une aide-soignante, célibataire âgée de vingt-
huit ans mais qui donne physiologiquement l’impression d’être une mineure. Zarata a
immigré en France à huit ans en effet. Le but initial était d’assumer une tâche de "bonne" dans
une famille. Mais le projet a heureusement tourné court car contrairement à l’objectif de
départ, elle fut inscrite à l’école, le chef de sa famille d’accueil ayant trouvé son âge plutôt
propice à l’instruction scolaire :

[…] J’avais huit ans quand je suis entrée en France la première fois. J’étais venue
pour faire un travail de bonne dans une famille d’accueil. Mais comme j’étais petite,
le mari de la dame m’a inscrite à l’école (Zarata, aide soignante, niveau bac médico-social).

Ce revirement inattendu, mais bénéfique, va durer mais ne sera pas définitif. Zarata fera
ses études en France jusqu’au lycée dans sa famille d’accueil. Mais tout bascule, du moins
provisoirement, lorsque le chef de sa famille d’accueil décède. Suite donc à ce décès de son
bienfaiteur, Zarata fut renvoyée dans son pays par la veuve qui ne pardonnait pas que les
parents biologiques de la protégée aient refusé l’adoption autrefois proposée par le mari.
Ainsi, arrivée au Niger contre son gré, la situation de Zarata se complique. Ses propres
parents la proposent en mariage à un commerçant septuagénaire quelque peu fortuné.
Situation qui n’agrée pas l’infortunée et dont elle se tire grâce à la vigilance de son oncle qui
la prend sous sa protection à son domicile, la réinscrivant en Terminale dans un lycée : « Ma
mère biologique voulait me marier par force à un vieux commerçant du quartier…, il doit
avoir soixante-dix ans…, cheveux tout blancs. Il avait de grands biens et trois femmes déjà, il
voulait m’ajouter à ses "choses". Mon père était d’accord aussi, mais un de mes oncles
paternels s’est opposé … et il m’a hébergée chez lui. À la rentrée scolaire, il m’a trouvé une
place au lycée […] … »

Mais le bac, Zarata ne l’obtiendra pas au Niger : elle n’arrive pas à se remettre de son
retour involontaire au pays et son moral en est sapé. Elle revient enfin en France, cette fois-ci
pour de bon [aidée par une relation européenne du fils de son oncle tutélaire]. Toutefois, bien
qu’ayant retrouvé une relative stabilité et obtenu son bac médico-social en France, le concours
d’entrée en formation d’infirmière d’État lui donne du fil à retordre. Mais il n’empêche …,

196
Zarata exerce en tant qu’aide soignante dans une clinique et finit récemment par nous
informer de son succès au concours d’entrée à l’école des infirmières, succès qu’elle a tant
attendu.

Mais c’est dans l’investissement dans la scolarité des enfants que les familles semblent
déployer des stratégies des plus assorties de solidarité, comme nous le verrons à présent. Sissi,
qui est une jeune femme de quarante-cinq ans, originaire du Togo, est en effet l’aînée d’une
famille de cinq enfants, tous élevés et scolarisés par une mère investie dans un petit commerce
de bois de chauffage et de fruits ; car le père, très souvent absent du domicile conjugal, finit
par s’en éloigner définitivement, sans plus jamais donner de nouvelles. Cet abandon paternel
du domicile conjugal semble tenir lieu d’une misère économique pour la famille. Mais la
question qui nous intéresse en ce moment est celle de la scolarité de l’interviewée. Le récit de
Sissi révèle, on le verra, un vécu scolaire peu fameux, entaché d’échecs répétés, et marqué au
final d’une cinglante humiliation ourdie par un impertinent garçonnet de sa promotion.
N’ayant donc plus que faire de ses études, elle va devoir y renoncer et s’inscrire dans une
formation de tresses et de coiffure, métier qu’elle exerce aujourd’hui en France. Sa
déclaration résume sa trajectoire scolaire.

[…] j’ai échoué beaucoup dans les classes, j’avais pas la tête pour faire l’école, je
sortais les soirs, je faisais les mauvaises amitiés. Notre maman elle criait sur moi
jusqu’à fatiguée, après j’ai pensé qu’il faut apprendre un métier, parce que dix-neuf
ans, je suis grande plus que les enfants à l’école. C’est ça un jour un enfant m’a
embêtée à l’école, il m’a appelée "maman", il m’a dit : « Maman, je veux téter ». J’étais
très fâchée, j’ai voulu le taper et il a couru pour me fuir. Mais je n’étais pas la seule
grande, on était beaucoup mais après moi-même j’ai pensé : « Je vais arrêter l’école ».
Alors j’ai appris les tresses et la coiffure (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième).

La gêne d’être en classe de Cinquième à un âge inapproprié (dix-neuf ans) complète


celle d’une désaffection scolaire : « … je n’aimais pas l’école. »

Que Sissi ne puisse pas franchir la classe de Cinquième, il en est autrement pour ses
frères et sœurs. Ces derniers ont un parcours scolaire hautement accompli, en dépit des
« mauvais exemples » de Sissi leur aînée, comme l’intéressée elle-même le confesse sous
forme d’autocondamnation : « […]. Tu sais, si l’aîné il fait les sales choses, ses jeunes frères
ils veulent aussi faire comme lui. Heureusement, mes frères, ils ont bien fait l’école …,
maintenant ils ont le bon travail, c’est bien pour eux … » Toujours est-il que Sissi arrive en

197
France en 2001, aidée par sa jeune sœur (une cadre supérieure de banque en Suisse) et y crée
une entreprise de coiffure. Mais ce n’est là que le début de son aventure migratoire, car non
seulement il incombera à notre coiffeuse d’assumer proprement l’éducation de sa fille qu’elle
fait venir d’Afrique, mais aussi d’assumer sa propre intégration socioprofessionnelle. Tâches
pas aisées pour la coiffeuse migrante, mais auxquelles des liens familiaux apporteront des
aides salvatrices.

Ce qui semble alors caractériser certaines familles, tel qu’elles essaient de se peindre
elles-mêmes, c’est un engagement plus ou moins tenace, plus ou moins continuel dont elles
s’investissent dans la cause scolaire de leurs enfants, par la mobilisation de leur entourage
familial ou relationnel. Analyser des vécus ou des opinions typiques relevant de ce fait social
nous semble une façon pratique d’en faire comprendre la portée et, par là, leur implication
dans les attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire et/ou sociale. C’est chez
Sissi en effet que nous avons commencé à tirer au clair comment les familles, immigrées en
l’occurrence, essaient d’assurer à la fois la sécurité scolaire de leurs enfants et celle de leur
propre avenir professionnel, au travers d’un canal d’échanges qui vise à bien donner de l’aide
sous forme de conseils, de confidences, d’aides matérielles ou morales, et donc à renforcer
une conscience de solidarité déjà existante par principe ou par tradition. Dans l’exemple
précédent, disions-nous, l’interviewée, pour immigrer en France, s’est faite aider par sa jeune
sœur, elle-même immigrée en Suisse où elle a pu effectuer ses études. Les relations des deux
sœurs sont au beau fixe, et la fille de Sissi en sera aussi bénéficiaire tout à son aise :

[…] c’est ma serrée [confidente intime] (déclare Sissi en parlant de sa sœur cadette),
elle voit les choses c’est plus clair que moi, elle a fait les bonnes écoles en Suisse et
elle travaille au bureau, c’est une grande patronne, donc elle me conseille toujours
les choses qui marchent bien pour moi. C’est elle-même elle m’a aidée et je suis
venue en France, donc c’est comme ça je suis en France et puis j’ai écouté son
conseil … j’ai fait venir ma fille (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième).

Les aveux de Sissi montrent que les échanges familiaux dont nous parlons, non
seulement existent, mais grandissent par le fait même qu’ils produisent des effets salutaires
sur le cursus scolaire des enfants, comme l’exprime l’intéressée : « […] Si j’avais fait
beaucoup l’école, je pouvais l’aider beaucoup. Mais je n’ai pas fait beaucoup l’école. Mais
sa tante elle a fait beaucoup l’école [études bancaires], donc elle l’aide les dimanches au
téléphone, avec l’internet ». À certains égards, la notion de solidarité se dégage chez les

198
familles, comme le "talisman" le plus vertueux de la réussite scolaire et/ou sociale (attribution
causale d’ordre relationnel). Cela n’est certainement pas dû au hasard mais à un modus
vivendi solidement ancré dans les usages collectifs négro-africains. Les familles d’Afrique
noire pour lesquelles l’échec d’un individu est un échec de la communauté, se représentent en
effet les soucis de l’enfant ou de l’adulte comme une affaire de tous les membres de la
collectivité. Il n’est pas rare à ce titre, qu’un oncle, une tante, un frère ou une sœur, une
cousine ou un cousin débarque au village en Afrique et soit amené à faire, à l’improviste, un
geste de solidarité spontanée, en vue d’un soutien scolaire ou sanitaire à un enfant, ou plus
souvent à un parent chroniquement à cours de finance.

S’agissant de l’assistance à un enfant, tout part en général d’un dialogue anodin ou du


genre illustratif suivant55 :

- Que fais-tu à pareille heure à la maison pendant que les autres sont aux cours ?
- Maman dit qu’elle n’a pas d’argent pour me payer l’école [il s’agit à l’époque d’un
frais d’inscription scolaire primaire de 230 francs africains (moins de cinquante
centimes d’euro)].

Et le questionneur, dans nombre de cas, se fait volontiers le payeur gracieux de ce


modique frais scolaire. Mais parfois, c’est la démarche langoureuse de l’enfant qui fait signe
de détresse :

- De quoi souffres-tu ?
- J’ai une plaie à la jambe qui ne veut pas guérir.
- Les plaies n’ont jamais de volonté, détrompe-toi ! Allons vite au dispensaire pour
parer le tétanos et la gangrène.

Ce que nous venons de rapporter n’est en fait qu’un aspect caricatural de la solidarité
telle qu’elle se pratique spontanément dans les sociétés africaines, c’est-à-dire mise en branle
selon les capacités de chaque membre du groupe restreint ou élargi. Ses modalités ne sont pas
toujours clairement définies, mais sa nécessité est bien tenue pour certaine, du fait que les
mécanismes complexes d’aides sociales tels qu’on les observe en France n’ont généralement
pas cours en Afrique noire. Ce détour devra servir à saisir les motivations d’une immigrée
africaine, banquière de profession, à s’offrir le temps et la peine de soutenir la scolarité de sa
nièce (en France), malgré la distance Genève-Paris qui les sépare. La tante en question

55
Il s’agit d’un vieil exemple personnellement vécu ou constaté sur le terrain africain et que nous
exposons ici pour illustrer nos analyses, sans aucune visée d’exhibitionnisme.

199
n’ignore pas, précisons-le, que Sissi, sa sœur aînée, est d’un niveau d’instruction relativement
peu consistant et donc peu apte à aider objectivement son enfant dans ses exercices scolaires :
ce qui semble justifier ses "interventions" épisodiques dans la scolarité de sa nièce, et qui, du
même coup, corrobore l’existence ou du moins la possibilité d’un recours aux échanges
familiaux comme moyen, pour les familles, d’assurer une certaine réussite scolaire à leurs
enfants.

François de Singly (2000), partant de son observation selon laquelle la relation entre les
parents et les enfants se fonde sur des échanges solidaires entre générations ou relève « d’une
problématique plutôt ethnologique de la parenté», a précisément montré comment des
sociologues motivés par le constat de la réussite scolaire des enfants d’origine populaire, se
sont révélés curieux de s’informer du contenu de « cette boîte noire familiale ». Singly, à la
question de savoir comment expliquer une telle réussite, expose, entre autres, la position de
Jean-Paul Laurens (1992), dont l’argument ne s’écarte pas de l’hypothèse de Bourdieu et de
Passeron : l’accessibilité d’enfants d’ouvriers au rang d’ingénieurs, est le fait de la présence
dans leur entourage des membres de leur famille intellectuellement mieux nantis. Se référant à
P. Merle (2000), Singly (2000, p. 273) signale que la sociologie de l’éducation fustige le
maintien des inégalités et adopte une explication identique : « La famille est une boîte noire
qu’il est inutile d’ouvrir. Les résultats suffisent à en déduire ce qui se passe au sein de la
sphère privée : les parents les plus diplômés transmettent, directement ou indirectement, par
imprégnation, par la mise à disposition d’un environnement culturel, ce qui est nécessaire
pour réussir à l’école ; les parents, les moins diplômés ont peu à transmettre ».

Le constat de l’auteur n’est pas distant de nos résultats mais il nous semble par ailleurs
beaucoup moins extensif, car la mécanique de solidarité traditionnelle déborde en général le
cadre d’une parenté au point de prendre l’allure d’une action sociale globale qui exige que
chaque enfant soit pris en charge par l’ensemble de sa communauté. Notre étude nous apprend
donc que l’éducation, en milieux traditionnels africains, n’est pas qu’une affaire de famille
mais de toute une communauté. Et il n’y a pas que les savoirs scolaires des membres de
l’entourage qui contribuent à la réussite des enfants (la réussite scolaire ou sociale, chez les
Africains, ne se limitant pas à l’acquisition des diplômes), mais la mise en branle d’une
contribution salutaire par n’importe quel moyen convenant que ce soit. Les propos suivants le
montrent peu ou prou :

Tout le monde a le droit dans le village d’éduquer n’importe quel enfant. Au


village…, tu es là assis quelque part et puis les enfants ils font des bêtises à côté de

200
toi …, tu es là comme un mouton …, tu leur fais pas de reproches…, si quelque chose
arrive aux enfants, les anciens ils vont te condamner… (Ammy, Ivoirienne, titulaire d’un
diplôme DAU [diplôme d’accès à l’université] mère de famille ayant deux enfants [une étudiante
et un élève au collège]).

Avoir l’œil vigilant sur la conduite des enfants – qu’ils soient les siens propres ou ceux
d’un inconnu – est donc perçu chez les Africains comme un signe de solidarité humaniste à
saluer en brave. Le contraire est punissable, car l’on serait ainsi perçu comme un
« irresponsable ». Autrement dit, l’individu adulte qui, de passage dans la rue ou à n’importe
quel endroit de sa localité, ne ferait aucun cas de la déviance comportementale d’un enfant
(sous prétexte que ce dernier n’est pas le sien), aurait rang d’un « mouton » que les anciens se
verraient obligés de conscientiser. Ammy insiste à ce sujet :

J’allais au marché avec ma mère un jour [en Afrique], nous on avait pas cours ce
jour-là dans notre collège et j’allais avec ma mère au marché. On a vu un enfant qui
faisait l’école buissonnière…, ma mère m’a dit de l’attraper.

L’intéressée obéit aux ordres donnés par sa mère et se saisit de l’enfant. Mais ce dernier
résiste violemment, criant à tue-tête et se plaignant de la bastonnade outrancière que ses
camarades et lui-même subissent de la part de leur maître d’école. Il faut donc se rendre sur
les lieux pour vérifier les allégations.

Ma mère elle a conduit l’enfant jusqu’en classe, elle a dit au maître : « Voilà …,
l’enfant dit que tu le tapes trop, c’est pourquoi il ne veut plus venir dans ton école. »
Ma maman elle a demandé aux autres enfants : « Le maître il vous tape trop ? », les
enfants ils avaient peur de parler… Ma mère a dit au maître : « On te paye pour
enseigner…, c’est pas pour maltraiter les enfants pour qu’ils fuient l’école » […] Elle
est partie se plaindre chez le directeur alors qu’elle connaissait même pas les parents
de l’enfant (Ammy, niveau bac, mère de famille).

La vigilance des membres de la communauté prend ainsi une acuité spéciale par ce fait
que l’éducation de l’enfant, dans la pensée traditionnelle africaine, est une convention
communautaire tacitement ratifiée par toutes et par tous. La responsabilité socialement
partagée entre les adultes en ce qui concerne la conduite de la génération enfantine ou juvénile
se traduit là par une forte mise d’entrain, un acte de surveillance continuelle ou un
investissement communautaire (et non communautariste) dans le suivi scolaire ou

201
comportemental des plus jeunes. Cette communautarisation de l’éducation est d’ordinaire si
prégnante dans les milieux traditionnels africains que les familles semblent désemparées
lorsque, s’intégrant aux mœurs éducatives occidentales, elles croient constater (avec surprise
et indignation) que la liberté individuelle "trop vite" accordée aux « gamins », en l’emportant
sur l’autorité des aînés, effiloche la disposition naturelle solidaire pour un tiers de se sentir
interpellé par la conduite déviante d’un enfant qui n’est pas le sien. Les familles y voient dès
lors une cause de prolifération de déviances comportementales des enfants, assez persuadées
que le principe éducatif qui place l’enfant sous la seule autorité de ses parents ne prône pas un
idéal de sociabilité efficace.

Pour nos participants, c’est donc à travers sa communauté et non seulement par sa
famille que l’enfant se définit et développe sa personnalité. L’éducation étant, selon elles, du
ressort de la cohésion communautaire, les familles considèrent que moins l’enfant se limite à
l’autorité de ses seuls parents, plus le forum des aînés se chargera de son devenir et y laissera
au mieux les caractères qui fondent les valeurs du groupe. Cette perception socioéducative
n’est certes pas sans incidence sur les attributions causales de l’échec scolaire chez les
familles. L’échec et la réussite semblent ainsi perçus comme les deux faces d’une même
médaille d’initiation traditionnellement placée sous la bannière de la communauté. Le pouvoir
individuel isolé n’existant pas chez les peuples noirs d’Afrique, c’est donc la communauté qui
s’explique ou se félicite en cas d’échec ou de réussite d’un de ses membres, comme l’exprime
Christian (32 ans, videur de boîte de nuit) avec des détails à faire tourner la tête.

Beuh ! … mes études ce n’est pas qu’à mes parents [que] je les dois … en Première,
une femme policière m’a tout payé pour ma rentrée [scolaire]. […] En Terminale,
l’économe est venu me tirer dehors parce que je n’avais pas payé ma quittance … je
suis parti au grand marché pour chercher un travail de portefaix, un vieux musulman
il me fait : « C’est quoi entre toi et moi ? T’es en habit d’école [tenue scolaire] et tu
viens chercher quel travail dans mon travail ? » Je lui ai montré [expliqué] qu’il
fallait que je paie mes études … il demande : « C’est combien ton école ? » Je
réponds : « Je ne sais plus combien vraiment ». Il m’a dit : « Quitte ici » …, alors
quand je quittais, j’allais tomber et puis là j’ai fait le signe de croix. Le vieux il a vu
ça, il m’a fait : « Hééé ! Reviens ici, mon petit … c’est contre moi que tu fais l’enfant
de Jésus ? Je suis musulman, moi, va demander combien ça coûte ton école, après tu
reviens me voir … est-ce que tu entends ? C’est Allah qui va payer ton école si Jésus il
a pas d’argent pour payer ». […] Quand je suis revenu trouver le vieux musulman, il a

202
mis son boubou et puis hop il m’a amené en voiture chez l’économe … le vieux il a
payé cash, il m’a donné le reçu. Il m’a dit : « Si t’as la victoire à l’examen, tu viens,
on fait la fête en famille … » […] L’examen est fini, c’est moi je suis le grand
bachelier.

Il faut par ailleurs noter, pour l’analyse que nous aborderons de suite, que l’assistance
cognitive ou pécuniaire, à des fins scolaires, prend des proportions sociales plus avérées par le
fait que les personnes instruites, pour l’ordinaire, sont, de par la confiance, l’admiration et
l’autorité bienveillante qu’elles inspirent, des cervelles d’élite, perçues comme des modèles
ou exemples de réussite intellectuelle à imiter par les plus jeunes membres de leur famille.

3.2.3. Échanges « hors l’école » : une question familiale de confiance et


d’affection
On ne peut tenter de différencier les rapports entre la famille et l’école ou de faire un
rapprochement de la différenciation identitaire de l’enfant et les deux « instances » sans
risquer de soutenir que le capital scolaire devrait faire l’objet d’occupation par l’institution
scolaire et que l’épanouissement de la personnalité trouverait une plus grande solidité dans le
ciment familial (Singly, 2000). Cependant, il faut reconnaître que dans l’inventaire des
savoirs (Charlot, Bautier & Rochex, 1992) tel que fourni par la jeunesse enquêtée par les
auteurs, l’action éducative familiale n’a pas une acception univoque restrictive. La famille,
pour les jeunes, représente un espace ayant des atouts relationnels, affectifs et du
développement personnel, ainsi que des activations intellectuelles de modèles scolaires.

En effet, quel que soit l’échange familial, dès lors qu’il repose sur un partage de
confiance et d’affection – et tel est notre constat dans la présente étude – il s’exprime par
l’envie de rendre des services cognitifs à un membre de sa famille ou de prendre la précaution
d’aider intellectuellement un frère ou une sœur, un neveu ou une nièce, avec un dévouement
se rapportant, pour le moins, à un principe de conduite qu’on nomme la bienveillance. Le
déploiement de ce principe semble d’une large contribution formative au suivi scolaire des
enfants. L’on peut s’en faire une idée assez claire à partir du récit suivant :

[…] Quand je vais en Tunisie, j’apprends. Tante Rachida elle me disait : « C’est bon
les maths… » Quand je fais les maths avec elle, elle me donnait des dattes et des
gâteaux, parce que quand on revient de la mer, on fait les maths. Quand je fais bien
un calcul, Rachida elle me donne des dattes, après elle me donne des gâteaux. Elle
me disait : « Bravo, tu es forte en maths. » Mais si je fais faux, elle dit : « C’est faux

203
mais c’est pas grave, c’est pas grave…, on peut refaire ensemble [l’exercice] » et je
trouve la réponse. Depuis…, c’est pourquoi j’aime les maths …, j’aime apprendre
beaucoup quand on me félicite. Chaque année, elle [la tante en question] dit : « Viens
en vacance on va aller à la mer…, après on va faire les maths et on va manger les
dattes, les poissons frits, du couscous (Fatia, 9 ans, d’origine ivoirienne, en classe de CM2).

Les activités vacancières, sur fond de rapports affectifs qui lient Fatia à sa tante Rachida,
participent d’un plaisir intellectuel qui semble leur coller au corps comme un maillot de bain.
La jeune élève a le loisir de se faire matheuse sous l’impulsion d’une affection draineuse de
motivation qu’elle semble recevoir de celle qui met les dattes et les poissons frits à
contribution de la pédagogie familiale pour lui insuffler précocement le goût de la science de
Pythagore. Il s’agit, en substance, d’une relation analogue à celle de « philia » que le
professeur Rayou (1998, p. 204) a éludée, à travers la place de ladite notion (ses conséquences
positives et négatives) dans un processus relationnel d’apprentissage. Cette philia, comme le
souligne l’auteur, « peut braquer définitivement un élève contre une discipline à cause de la
mauvaise qualité de ses rapports avec celui qui les enseigne, mais peut aussi, pour la raison
opposée, faire qu’on s’investit totalement dans l’étude ». C’est justement ce dernier cas qui
est fort heureusement celui que Fatia expérimente avec son ingénieuse tante Rachida : une
relation de philia faite d’exercices de calculs tendrement corrigés au moyen d’une pédagogie
amadoueuse (encouragements par dégustation de dattes, gâteaux ou poissons frits, ainsi que
par le susurrement des mots de félicitation), sorte de menus "pédago-gustatifs", profusément
servis, que Fatia évoque pour expliquer les causes de son attachement aux mathématiques.

Au-delà du récit, ce qui est frappant n’est pas en soi le fait d’étudier les maths en
dégustant des dattes, mais la stratégie inattendue qui consiste, chez la généreuse tante, à
mobiliser la "bouffe" et les loisirs de vacances en tant que dispositifs pédagogiques pour sa
petite nièce. Cette mise en scène relationnelle, telle que vue le long de l’étude, acquiert une
place considérable dans l’éducation au sein des familles de la diaspora africaine : elle sert à
aiguillonner la sensibilité des enfants en aménageant leurs rapports naturels à la famille, à la
communauté, restituant ainsi un espace idyllique de convivialité où ils peuvent trouver un
refuge assez confiant. Dans ladite stratégie d’échange relationnel, c’est en effet les personnes
instruites ou scolarisées qui se révèlent logiquement les plus à même d’apporter aux enfants,
l’aide scolaire proprement dite. Le prochain récit de Fatia relatif au rôle de sa grand-mère
dans son acquisition de l’automatisme de la lecture, est plein d’allusion à ce fait :

204
En fait, c’est "Mammy Londres" qui m’a bien appris à lire… chaque fois qu’elle vient
[de Londres], on fait la lecture tous les jours… On lit les matins, on lit les soirs… on
lit tout le temps… En fait je lisais et quand je changeais de ligne, je mets le doigt sur
le début de l’autre ligne [la ligne suivante] pour trouver le mot…, mais Mammy elle
disait qu’on lit pas avec le doigt…, elle disait que c’est les aveugles qui lisent avec les
doigts parce qu’ils voient pas… elle n’aimait pas que je lise avec le doigt… mais
maintenant je ne mets plus le doigt dans le livre. Je lis, je ne mets plus les doigts…
Mammy elle veut que je lise sans mettre le doigt dans le livre (Fatia, élève au CM2).

Autant dire que l’opinion laisse des portes ouvertes à la question des stratégies que les
familles sont censées mobiliser lorsqu’elles essaient d’instruire leurs enfants à la maison. Et
ces stratégies ne sont pas moins dépendantes de leur perception socioscolaire. Nous pourrions
alors remarquer que ces stratégies sont quasiment fondées sur la solidarité conviviale autour
des apprentissages. Aussi y apparaissent implicitement des attributions mettant en cause la
responsabilité de la communauté dans les échecs scolaires ou sociaux. Tel dira par exemple
que tel ou tel enfant est en échec (ou déviant) parce qu’il aurait perdu, par le caprice du destin
ou par l’effet d’une rupture d’interdit, son équilibre avec les entités morales ou tutélaires de la
communauté. L’échec de l’individu devient ainsi une contradiction pénible pour le groupe, au
point de susciter des consultations auprès des sages, ou celles d’oracles destinées à trouver
des remèdes de choc à celui que le groupe considère désormais comme la conséquence d’une
vigilance communautaire manquée. Il importe, à ce titre, encore qu’il nous incombe de tirer
les conséquences de ce qui précède, de distinguer nettement quelques détails qui ont un sens
spécifique pour la scolarité dans les milieux de polygamie.

3.2.4. Polygamie et rapports à l’école


L’échange relationnel fait généralement mine d’une particularité qui se laisse mieux
saisir dans les milieux polygamiques où les enfants sont, de fait, inscrits dans une dialectique
d’émulation mais en même temps de rivalité sur fond de tension mi-conflictuelle mi-
conciliante. Écoutons comment un de nos participants nous fait constater, au travers de son
vécu familial, le phénomène en question qu’il décrit machinalement.

[…] Nous sommes douze [enfants], donc les sœurs et les frères qui sont ensemble au
pays là, deux font le CM2, trois font la sixième, une fait la cinquième, deux font la
quatrième, un fait la première c’est mon frère, une fait le commerce des bijoux et
produits de beauté c’est ma sœur, un fait la terminale c’est mon demi-frère. Tous les

205
enfants aiment les études dans notre famille. C’est tous les enfants qui font les études
sauf ma grande sœur…, elle n’a pas terminé le collège mais elle est femme d’affaires.
Nous les enfants on s’aime bien mais leurs mamans sont jalouses parce que moi je
continue les études en France. On s’aime très bien mais il y a la concurrence entre
nous. C’est surtout la concurrence entre mon demi-frère le termineur [en classe de
Terminale]. C’est sûr que si je prends deux fois le carton rouge [redoublement] à
l’université, mon demi-frère de terminale va me rattraper. J’ai la trouille pour ça hein.
Mes demi-frères aiment la concurrence hein. À cause de leurs mères qui les poussent,
je sais que leurs mères concurrencent ma mère, c’est à cause de cela même que je dois
lutter pour réussir coûte que coûte dans le froid de France (Moré, étudiant en 2ième année
d’économie).

L’on peut voir à ce récit détaillé, qu’il s’agit évidemment d’une famille polygamique
dont les enfants pratiquent une scolarité régulière. La mère de l’interviewé est même une
professeure de mathématiques (formée en Russie), et le père est géomètre et ingénieur de
ponts et chaussées (formé en Chine et à Cuba). Mais si la mère de Moré exerce une profession
intellectuelle, il n’en est pas de même pour les mères de ses demi-frères. Les mères de ceux-ci
seraient des analphabètes que l’interviewé présente d’ailleurs comme des personnes jalouses
du fait de ses études en France. Et au niveau des enfants, Moré nous dit que lui et eux
s’aiment bien mais se rivalisent d’ardeur quant aux études. L’inquiétude qui caractérise la
scolarité de Moré trouve là son origine puisque l’étudiant se dit éprouver une peur bleue face
à une éventualité d’échec qui l’obligerait à courber l’échine devant toute la famille,
notamment devant son demi-frère de Terminale qui, lui, n’en louperait pas l’occasion pour le
toiser :

Haï ! Si je double d’années, c’est fini pour moi hein. Si je double, ça va faire une
affaire trop grave. Si je double il va y avoir deux capitaines dans le bateau [le groupe
d’enfants en rivalité scolaire dans la famille]. Jusqu’à maintenant là, mes demi-frères
et leurs mères là, eux tous ils me respectent hein, mais si je double une fois là, c’est
fini pour mon respect, ils vont me détrôner hein. […] (Moré, étudiant guinéen).

Cette atmosphère d’émulation offre un aspect ambivalent, car elle incite Moré à
redoubler continuellement d’effort dans ses études, ne fût-ce que pour échapper aux
humiliations qu’il redoute de la part de ses demi-frères : on peut dire, dans ce sens, que le
problème de Moré est, d’une part, d’ordre psychologique ; mais, d’autre part, cette

206
atmosphère d’émulation dépasse le domaine psychologique et recouvre une dimension
sociologique car c’est d’une relation familiale et donc sociale qu’il s’agit avant et après tout.
La relation mutuelle d’émulation, au sein d’une famille ordinaire ou polygamique, peut donc
porter un caractère nettement optimiste du point de vue de la réussite scolaire, mais, chez
Moré ou du moins au travers de son récit, c’est précisément un aspect mitigé, mi-motivant mi-
déprimant, qu’il revêt a contrario : d’un côté la peur d’échouer et de devenir la risée
familiale, et dont la perspective lui paraît péniblement envisageable ; de l’autre, l’envie de
rester le seul maître à bord du "bateau familial" (être le plus longtemps possible l’étudiant le
plus performant de la famille) ; ce qui exige de lui un engagement cognitif « musclé », c’est-
à-dire puissamment cérébral sur le plan des études.

L’éclosion scolaire par concurrence des mères ou de leurs enfants coïncide donc
naturellement avec les milieux de polygamie. Car dans de tels milieux, chaque enfant essaie
de regarder ce que fait l’autre, cherchant si possible à lui damer le pion, à lui ravir la vedette
lors des examens. À cet effet, les mères, soucieuses de promouvoir la scolarité de leurs
enfants, essaient chacune selon ses moyens de les entourer de soins des plus tendres, des plus
rivaux et donc des plus astucieux, histoire de leur créer un espace des plus favorables à leurs
études. Mais ce n’est pas forcément aux enfants de la mère la plus nantie, la plus scolarisée ou
la plus autoritaire que reviennent toujours les meilleures chances de réussite scolaire.

C’est aussi là par ailleurs, dans le "foyer polygamique", que la scolarité enfantine se
comprime souvent sinon parfois par des scènes de ménage ou des querelles de coépouses
jalouses, au point qu’il en résulte des déboires matériels et moraux qui ont de lourds impacts
sur l’équilibre des enfants. Les enfants remarquables par leur performance sont alors
facilement exposés à ces déboires parce qu’ils sont particulièrement sujets à des nœuds de
"jalousies", et surtout parce que leur appoint intellectuel précoce permet à la tension familiale
d’y soulever des tourbillons d’effets déstabilisants, un peu à l’image du Sahara dont l’étendue
des dunes permet à l’Harmattan de soulever des quantités de poussières. Les enfants ayant
moins d’entrain n’y échappent pas, non plus. Car si les "bois verts" (élèves performants)
« brûlent » avec autant d’ardeur dans l’imbroglio du foyer polygamique, les "bois secs"
(élèves peu performants) s’y consument plus rapidement, psychologiquement emportés par
les flammes des conflits conjugaux qui opposent en général les parents et leurs enfants. C’est
dire en fait que les enfants sont ainsi comme des adultes, « ils ont besoin de sécurité et, quand
elle fait défaut, ils sont inquiets. Cette anxiété se manifeste par des troubles du comportement,
des somatisations, de l’agitation ou du retrait » (Matthieu, 2004, p. 169).

207
Mais ce qui vient d’être mis en exergue, au sujet de la vie scolaire en milieux
polygamiques, ne doit pas prêter aux illusions ou faire l’objet d’une confusion. Il est, nous dit-
on, des familles de monogames citadins ou cultivés dont les tensions conjugales intérieures se
révèlent autant ravageuses de scolarité que les déchirements d’une "polygamie broussarde".
Car c’est n’importe quel environnement familial entaché par la discorde qui expose, estiment
nos enquêtés, à la précarité psychologique où des tares psychoaffectives trouvent moyens de
s’implanter, avec pour corollaires (c’est nous qui soulignons) des attitudes sociales
difficilement conciliantes avec l’école. Aussi les difficultés scolaires imputables aux ménages
instables, notamment celles que nous lisons dans les opinions, signalent une fin de non-
recevoir à l’encontre de l’attitude qui consiste chez certains parents à laisser sciemment ou
inconsciemment des scènes de ménage l’emporter sur le bien-être de leur famille respective.

Il est ainsi aisé de voir, après ces réactions, que si nos enquêtés jugent sévèrement les
maladresses conjugales de leurs homologues et attribuent des difficultés scolaires aux
instabilités des ménages, c’est qu’elles leur paraissent troublantes, qu’ils s’en indignent et
qu’ils s’imaginent de leur vœux que, dans le cadre familial, l’action éducative puisse d’abord
s’exercer sur soi-même pour enfin mieux servir de modèle aux enfants. Ainsi les opinions
semblent-elles indiquer que lorsque, par négligence ou par inadvertance, un parent se refuse à
définir une stratégie qui tienne compte du principe pédagogique d’exemplarisation de soi, il
introduira progressivement sa famille dans un déclin affectif qui aura de lourdes répercussions
sur la scolarité de ses enfants. Cette logique de vue est à admettre de toute manière comme
vraisemblable, ou même, jusqu’à preuve de son improbabilité, à tenir pour établie, puisqu’elle
induit, sauf erreur possible d’interprétation de notre part, qu’ « il n’existe pas d’autre
éducation intelligente que d’être soi-même un exemple » (Einstein, 1934, réédition 1979, p.
26). Le coefficient d’exemplarité d’une éducation est en effet plus élevé selon que
l’adéquation entre le processus éducatif et l’attitude de l’adulte qui en est mandaté (au point
de vue de l’action pédagogique) n’est pas mise à mal par des actes déplorables de sa part.
D’autant que l’enfant apprend en imitant son parent et qu’ « il faut donc tenter le plus
possible d’être cohérent entre les exigences faites envers lui et les nôtres (…) » (Parent, 2008,
p. 146).

Il n’empêche néanmoins que, dans les attributions causales de l’échec scolaire


généralement mises en lien avec les ménages polygamiques (ou familles recomposées), la
discorde ou l’instabilité affective reste le point de mire des opinions de nos enquêtés. Bien des
enfants et des étudiants voient dans la polygamie ou la recomposition familiale, des

208
circonstances d’entrain, d’émulation ou d’expérience scolaire positivement partagées en
famille entre les enfants, mais aussi (et c’est l’autre face de la médaille) de malentendus et
d’accrochages qui, de leur avis, portent facilement préjudice à la scolarité enfantine.

3.2.5. Familles et culture universitaire


La relation socio-familiale en lien avec le suivi scolaire peut aussi se déployer à titre
d’une tradition héritée d’une solidarité familiale, cette dernière relevant de l’importance que
les membres du groupe familial accordent aux savoirs et dans la mesure où ils sont prêts à se
les transmettre entre eux. Laissons la place au témoignage d’un doctorant :

Déjà moi je viens d’une famille de lettrés, on va dire… mon père il était prof de
littérature à l’université…, ma mère elle était proviseur au lycée, là elle est
décédée…, et donc l’école a un statut particulier pour nous de par l’histoire de la
famille. Ma tante elle a été professeure à l’université ici [en Europe]. Donc on est une
famille de culture universitaire… On dit par exemple que l’Égypte est un don du
Nil…, nous dans notre famille, nous disons que notre famille est un don de l’école…
(Timo, 34 ans, d’origine congolo-centrafricaine, doctorant en droit et gérant d’un centre cyber).

Il est ainsi chez les groupes investis de culture, des familles dont le niveau intellectuel
des membres constitue une force cognitive unificatrice. Quand une telle force de savoirs est
assez édifiée pour élever le niveau de solidarité des familles, chaque membre a souci de
"léguer" sa passion intellectuelle à toute la postérité, en dépit des tensions parallèles (envies
de domination personnelle par exemple) qui tendront à en réduire la transmission. Ces
familles pérennisent alors leur solidarité autour de leurs acquis intellectuels, et elles y
réussissent en général dans la mesure même de cette solidarité.

[…] Moi mes deux cousines (déclare Timo, doctorant en droit), elles sont arrivées ici [en
Belgique] pour étudier le droit et l’économie … À leur arrivée, elles et moi on a signé
un contrat de bonne conduite. Moi j’ai une grande responsabilité dans leur formation
ici…, c’est la famille qui m’a délégué ce rôle et donc quand je reçois leur mère au
téléphone, c’est : « Prends soin de tes sœurs…, ne les laisse pas abuser de leur
liberté, je compte sur toi ». C’est comme une tradition, parce que moi-même quand je
suis arrivé ici, mes tantes elles me rappelaient toujours que j’étais là pour étudier…,
alors que j’avais pas besoin qu’elles se gênent de me rappeler ça […] et donc pour
mes tantes, mes études…, ma réussite c’était plus leur affaire que la mienne.

209
L’union autour de l’école, c’est, nous semble-t-il, une source de motivation ou
d’organisation des familles solidement investies dans une tradition de culture intellectuelle
solidaire. Cette solidarité familiale autour de la scolarité de l’étudiant peut sembler excessive
dans son expression ; mais dans son application, tout semble se ranger et se coordonner en
apparence : des entraides spontanées sous forme d’échanges intellectuels et autre, de contrat
de bonne conduite, de coups de fil réguliers de parents obsédés par la scolarité de leurs
enfants, d’exhortation à préserver les enfants du risque de la liberté (« … ne les laisse pas
abuser de leur liberté… »). Tous ces éléments participent d’une volonté commune et ultime :
la réussite scolaire.

À moins donc qu’il s’agisse d’une solidarité de façade qui saperait en sourdine les
dernières réserves d’affinité de ses membres, le groupe familial uni par la culture
intellectuelle ne rompt pas aisément, nous semble-t-il. Il tend au contraire à éviter de se
compromettre par la torpeur, l’immobilisme ou le non-renouvellement de ses savoirs. En
somme, il y a une forte impulsion d’hégémonie chez les familles imbues de solidarité
affective et cognitive. Car, en fait, il s’agit de familles dont les plus anciens membres mettent,
de leur vivant, leur point d’honneur à promouvoir la relève intellectuelle du groupe.

[…] Je venais d’avoir le bac, nous rapporte encore Timo doctorant en droit, et puis c’était
mon oncle…, lui-même aussi a étudié le droit en Europe, il était directeur d’une prison
mais il devait prendre sa retraite…, c’est lui qui a émis l’idée. Il parlait à la réunion de
famille … puis il a dit : « La famille a besoin d’un jeune juriste, peut-être que Timo va
nous faire cet honneur… » … et les autres ont applaudi. C’était là que j’ai décidé
d’étudier le droit… et là ça m’amuse de dire à mes amis que j’ai été élu par ma famille
pour étudier le droit… et là j’avais pas le droit d’échouer.

Ici, c’est en réalité le caractère exemplaire ou solidaire de l’opinion qui fait


suffisamment montre d’une délégation de pouvoir intellectuel ou cognitif. Une telle
délégation de pouvoir a certainement pour rôle de favoriser l’accès de la jeunesse à un niveau
supérieur d’apprentissage, avec évidemment une détermination chez elle à s’y expliciter, à s’y
épanouir en vrai responsable, c’est-à-dire en adulte convié en tant que tel à suivre, de façon
courtoise et enthousiaste, les traces de l’ancienne génération, afin surtout d’accomplir une
vocation professionnelle qui puisse profiter à toute la famille, voire à toute la collectivité. En
effet, en scrutant l’opinion des étudiants, il apparaît, chez nombre d’entre eux, la conviction
que le progrès des savoirs ne peut constituer une véritable source d’épanouissement individuel

210
et collectif que par la permanence d’une solidarité intellectuelle entre les jeunes apprenants et
leurs aînés en principe plus expérimentés professionnellement. Il nous arrive bien
fréquemment en effet d’épingler au sein de la diaspora africaine, l’idée selon laquelle
d’authentiques réussites morales, intellectuelles et/ou sociales seront de plus en plus
accessibles aux générations futures tant que le partage d’expériences et de savoirs entre les
« vétérans » (ancienne génération d’intellectuels) et les « jeunes héritiers de Cheick Anta
Diop » (génération révolutionnaire dont le niveau de conscience politique n’attend pas le
nombre des coups de matraque) continuera de faire figure d’une tradition singulièrement
solidaire. Des étudiants semblent ainsi assez convaincus, en quelque sorte, qu’une doyenne ou
un doyen de faculté suffisamment sage et/ou nanti (e) d’expériences théoriques et pratiques,
prend spontanément l’initiative d’enfourcher le principe d’altruisme solidaire pour partir au
secours de ses frères et sœurs en quête d’une vraie « formation qui révolutionne la démocratie
et le bien-être économique et social de nos peuples » (vœu d’un étudiant burkinabè en
sciences de l’éducation).

Après avoir vu, brièvement, comment la solidarité intellectuelle familiale (ou


intergénérationnelle) rend irrésistible l’envie d’entreprendre des études sérieuses au lieu d’y
renoncer, et semble indiquer quelques pistes d’attributions causales en lien avec les
défaillances ou l’efficacité des échanges familiaux ou relationnels, il est d’un intérêt pratique
d’aborder un autre état de fait qui s’en rapproche par le sens mais s’en éloigne par le
processus.

3.2.6. Des relationnels « hors famille » : une « autre voie » qui mène aux
attributions causales de l’échec/la réussite scolaire
L’acte d’échange relationnel ne passe pas que par le canal classiquement familial
comme nous venons de le voir. Il s’effectue parfois naturellement par des rencontres
mondaines fortuites, surtout quand les bons conseils semblent faire défaut à une personne en
perte de motivation, ou plutôt en proie à une solitude déprimante. Cette situation peut en effet
accroître le besoin de contact et d’échange chez l’apprenant. Il en est ainsi chez Ouria,
étudiante en psychologie et aide éducatrice : déboussolée par la solitude, se sentant mal
aimée, son état d’anxiété finit par avoir raison de ses études. Mais une fois entrée en relation
d’échange avec des personnes lui manifestant un certain intérêt, le courage lui revient. Elle
reprend le chemin de la fac avec entrain et obtient sa licence en psychologie. L’intéressée
elle-même affirme avoir perdu le goût des études et croit l’avoir recouvré trois ou quatre ans
plus tard, grâce à une rencontre amicale qui lui donne aujourd’hui le sentiment d’être en

211
sécurité dans une « relation d’amitié » : « On sortait d’une soirée …, c’était un anniversaire
en fait, j’ai fait la connaissance d’un monsieur très sympa qui a fait un troisième cycle en
biologie et qui a aussi étudié la psycho […]. C’est donc la cousine du biologiste, elle
s’appelle Sylvie, c’est elle qui m’a en fait motivé à reprendre les études. En fait moi j’avais
seulement besoin d’avoir des personnes affectueuses avec qui échanger, c’est ce qui me
manquait et j’avais des échecs dans mes études ». Cette rencontre répondait bien à la crise
d’intégration que traversait Ouria dans la mesure où la crise en question était en rapport avec
son manque affectif : « Je n’ai pas de famille en France, je n’avais personne ici à qui je
puisse me confier, donc j’ai maintenant deux personnes qui sont pour moi des amis… c’est en
fait une relation d’amitié familiale. J’ai trouvé une nouvelle famille ». Les propos de
l’intéressée confirment évidemment qu’elle était à la recherche d’un soutien relationnel. C’est
du moins ce que nous déduisons du fait que ses parents sont aux Antilles et elle en France, en
tant qu’étudiante ; encore qu’il ne fait l’ombre d’aucun doute que les besoins affectifs d’Ouria
soient corrélatifs de sa situation d’éloignement par rapport à sa famille. Faire des rencontres,
c’est donc finalement sa manière à elle d’avoir un repère de substitution familiale nécessaire à
la reprise de ses études.

Dans le même ordre de faits, nos enquêtes sur le terrain révèlent que, dans nombre de
cas, et en dépit de l’individualisme notoire qu’ils déplorent en général chez leurs camarades
non-migrants, les étudiants d’origine étrangère, africaine en l’occurrence, sont
particulièrement "avides" de relations d’échanges ou d’affection parce qu’ils y voient des
possibilités d’apaisement psychologique ou d’ouverture sociale, voire professionnelle. Nous
constatons que leurs parents eux-mêmes restés en Afrique, pour pallier à ces problèmes
d’ordre affectif qu’ils redoutent pour leurs enfants partis étudier en Europe, ne se privent pas
de faire appel à leur relation y déjà implantée pour leur venir en aide. Mais le procédé varie
naturellement selon les cas, et il nous est impossible d’en parcourir toute la panoplie, qui est
immense. Mais à quelques exceptions près, le recours à des « relations » résidant en Europe
constitue une espèce de moyen très précieux et précis auquel les familles font recours pour
sécuriser la scolarité de leurs enfants en formation à l’extérieur. À cet égard, Kouatou (niveau
CE1), cinquante-six ans, transporteur d’origine ivoirienne, a substantiellement de quoi
témoigner, lui que les étudiants noirs de son quartier appellent affectueusement "Grand
tonton" : « Je peux quand même parler des enfants qui sont restés avec moi parce que leurs
parents les ont confiés à moi. Ils sont venus du pays [la Côte d’Ivoire] pour faire des études

212
en France…, il y a un qui a commencé en terminale, l’autre…, elle c’était pour les études de
pharmacie. »

Il se trouve aussi que des situations de nature particulière, c’est-à-dire incluses dans un
cadre "doucereusement" sentimental, puissent faire l’objet d’attention pour l’analyse
pertinente d’un aspect intime des échanges relationnels, et ceci évidemment dans une
perspective d’acquisition de savoirs. En effet, il ne nous échappe pas que, dans la relation de
philia (Rayou, 1998) ou de sentiments affectueux dont les processus d’acquisition de savoirs
sont pavés, des occasions apparaissent où s’affinent des liens érotiques ou amoureux, mais qui
concourent bien des fois à l’éclosion cognitive du partenaire "inférieur" (l’apprenant) de ladite
relation ; et ce sans que le supérieur (l’enseignant ou son substitut) en soit desservi. Une
enquêtée nous rapporte, à ce sujet, son expérience qui nous semble d’un détail instructif :

Mon copain m’a enseigné beaucoup de choses. Il me donnait des livres que je lisais et
après il me posait des questions … j’écrivais ce que je comprenais sur papier et il
corrigeait. C’est ça l’avantage quand on a un copain qui a fait des études, il te donne
la chance d’évoluer […] Moi je lis tous les livres…, je comprends pas tous les livres
mais j’ai jamais peur d’un livre…, mon copain il m’a toujours dit que quand on
apprend, on a toujours envie d’apprendre et on ne peut pas laisser tout le monde
influencer nos idées (Ammy, mère de famille, niveau bac, d’origine ivoirienne).

Il nous semble intéressant ici de remarquer qu’à l’intérieur même d’une relation
d’échange "hors du cadre parental", il existe parfois une sorte d’activité pédagogique, ou
plutôt andragogique, qui devient concomitante aux "étreintes amoureuses". Il s’agit, nous
semble-t-il, d’une pédagogie d’investissement affectif et cognitif. Dans cette relation
andragogique presque de couple, Ammy, la jeune mère ivoirienne, s’en sort apparemment la
tête haute, au propre et au figuré, avec notamment sa réinsertion scolaire, ayant longtemps
abandonné ses études pour se consacrer à l’éducation de ses deux enfants qu’elle eut très
jeune. Il faut souligner que l’activité pédagogique informellement mise en branle au sein
d’une relation d’échange affectif, un peu comme celle qui s’est instaurée entre Ammy et son
partenaire, et que nous venons d’analyser en survol, correspond, d’après nos enquêtes, aux
aspirations de certaines personnes, étudiantes en l’occurrence, qui se trouvent souvent sinon
parfois dans une crise de finance ou de romance (problèmes affectifs ou sentimentaux).
Massy, vingt-huit ans, d’origine togolaise, diplômée en commerce, nous fait état de son
constat personnel qui, à l’analyse, nous semble d’une exemplarité considérable de par la

213
nuance qu’elle introduit dans sa réflexion d’étudiante avertie : « Il y a des étudiantes qui
draguent les profs, elles les séduisent par tous les moyens… » Le mot étant peu discrètement
lâché, il nous faut dès lors en savoir plus et sur place, ne fût-ce que pour comprendre
l’expression d’un tel rapport relationnel aux savoirs qui se mue en rapport au corps. Nous
enfonçons le clou sans atermoyer :

- Elles [les étudiantes] séduisent les profs pour avoir de bonnes notes ?

- Non…, pas forcément pour des notes, mais plus pour avoir des roses (rires brefs) …, de
l’argent surtout. C’est plutôt dans cette optique-là. Des fois c’est pour avoir aussi du
soutien moral ou intellectuel, pour avoir quelqu’un de fiable, un soutien d’affection … Pour
les étudiantes de cette nature-là, le prof ça constitue une sécurité affective et puis
matérielle. Il y a des filles étrangères qui ont des fois besoin d’aide financière et tout, elles
ont besoin de quelqu’un comme un grand frère pour se sentir en sécurité…, juste quelqu’un
pour les aider quand ça va pas quoi…, c’est des filles qui recherchent le savoir et la
protection financière chez le prof. Elles veulent tout avoir du prof …, et l’amour et
l’argent…, le plaisir et le savoir…, tout quoi (Massy, diplômée en commerce).

La compréhension de cette inclination naturelle, chez l’étudiante en général (et pas que
chez l’étrangère), à rechercher une protection affective et matérielle auprès de son "supérieur"
n’est pas inutile ici, parce qu’elle contribue fort bien à détecter la place et les motivations
d’ordre cognitivo-affectif de l’apprenant et, à l’opposé, les interactions qu’elles peuvent
générer au niveau du personnel enseignant au sein de l’institution. Mais quoi que l’on puisse
en définitive penser de cet aspect particulier du partenariat entre étudiantes et professeurs, de
leur "collaboration" où les plaisirs intimes, la sexualité ou les « roses » ont aussi leur place
légitime et peuvent servir à adoucir les contraintes d’ordre éthique de l’institution, c’est bien à
partir d’une entrée en relation de « philia » (Rayou, 1998) avec soi-même et autrui que l’acte
d’apprendre, par échanges sociorelationnels, s’exprime et s’effectue. Et ce, d’autant qu’à bien
des égards « on n’apprend pas tout seul » (Zimmermann, dir. 1987).

Mais après avoir ainsi constaté, laconiquement, la place occupée par les motifs de
l’immigration chez les enquêtés et vu, en filigrane, le rouleau compresseur des pressions qui
passent systématiquement sur eux et les affectent en apparence dans leur processus de
réintégration sociale ou scolaire, il nous faut maintenant nous évertuer à prendre la mesure de
quelques autres situations d’ordre générationnel ayant probablement des influences sur la

214
perception socioscolaire et, par ce biais, sur les attributions causales de l’échec chez les
apprenants.

3.3. Aspects générationnels (apprenants de 1ère et 2ième génération) relatifs à la


perception socioscolaire
Quelle est l’origine du mot "génération" et quel est le sens que nous lui donnons dans le
cadre de ce travail ? C’est à partir de sa sociologie de la connaissance que le chercheur
allemand Karl Manheim (1952) a pu établir son approche historique qui est celle de définir la
temporalité de la génération comme un ensemble de personnes nées dans une même période
dans différentes régions d’une nation ou d’une aire géographique donnée. Nous empruntons
ce concept car il permet de montrer que des classes d'âge confrontées à des événements
communs (de manière relativement indépendante de leur appartenance sociale) connaissent
des identifications sociales proches. Sans donc nous démarquer de cette conception, il faut ici
préciser ce que nous entendons particulièrement par première et deuxième génération
d’immigrés. Sont de la première génération les parents ou enfants ayant directement immigré
en France, par opposition à ceux de la même diaspora mais issus de parents résidant déjà sur
le sol français. Plus explicitement, nous désignons par première génération les enfants ou
parents nés en Afrique mais résidant en France, et par deuxième génération ceux qui sont nés
en Europe, c’est-à-dire issus de parents ayant déjà eux-mêmes connu l’immigration. Notre
présupposé est que les enfants de première génération auraient une perception socioscolaire et
des attributions causales moins chargées de conflits que leurs compatriotes de deuxième
génération.

Pour essayer en effet d’avoir une idée concrète du facteur générationnel des migrants
dans la question de l’attribution causale de l’échec ou de la réussite scolaire et/ou sociale,
nous essaierons d’exposer ce que nos résultats d’enquêtes y supposent d’acuité chez les
apprenants (enfants de première et deuxième génération). Constater que cette caractéristique
générationnelle est importante dans les attributions causales qui nous préoccupent, c’est
admettre que son traitement est possible et même aiderait à opérer des analyses utiles. Mais il
faut d’abord sélectionner les items par lesquels il est possible d’établir une certaine différence
ou similitude de perception entre la première génération d’apprenants migrants (les enfants
nés en Afrique) et celle d’enfants nés en France. Trois items y serviront donc d’instruments de
mesure. Ils sont les suivants : « Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos enseignants »,

215
« Vous manquez de confiance à l’égard de vos enseignants », « L’école ouvre la voie aux
bonnes conditions sociales ».

Voyons les résultats du premier item (« Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos
enseignants »). Nous constatons que les avis favorables sont de 75,00% chez la première
génération d’apprenants migrants (nés en Afrique) contre 58,39% chez ceux qui sont nés en
Europe (cf. Tableau 26 (QA) au chapitre 4) : « Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos
enseignants »). Qu’une forte majorité d’enfants (75%) de la première génération se déclarent
obéissants aux ordres de leurs enseignants, cela peut traduire chez eux une certaine
propension à donner leur confiance, non peut-être pas parce qu’ils croient leurs supérieurs
infaillibles, mais à cause, nous semble-t-il, du principe d’obéissance aux aînés qui est très
partagé dans leurs pays d’origine (l’Afrique). Leur culture de base les persuadant que la peur
spirituelle ou la soumission à Dieu (ou aux adultes) est le commencement de la sagesse, les
enfants provenant directement d’Afrique préfèrent donner à juste titre leur confiance aux
enseignants (70,24% d’enfants nés en Afrique affirmant ne pas manquer de confiance à leurs
enseignants : cf. Tableau 25 suivant), parce que ces derniers en tant que supérieurs auraient le
pouvoir de montrer le vrai chemin de la réussite. C’est dire que la force de la culture d’origine
a un impact évident sur la perception du « supérieur » chez les apprenants d’origine africaine
(enfants immigrés de première génération) et partant sur leurs rapports à la discipline à l’école
ou en famille. Les enfants ayant hérité de ce principe traditionnel d’obéissance opposent
d’ordinaire peu de résistance à leurs supérieurs ainsi qu’à leur processus d’apprentissage, à
moins que des « mesures frustrantes » ou des abus d’autorité (avérés ou supposés) en viennent
à brusquer leur sensibilité.

Il faut remarquer que lorsque les liens affectifs d’apprentissage sont faits d’obéissance
comme chez des êtres doux et pacifiques, l’autorité enseignante trouve plus efficacement à
s’employer avec des résultats heureux ou malheureux. Il est donc opportun de conclure que
l’éducation par la soumission suppose une volonté de respect plus ou moins élevée selon la
complexité des résultats d’apprentissage à produire ; mais elle ne garantit pas, nous semble-t-
il, la qualité de la relation éducative ni celle des compétences acquises ou transmises à
l’apprenant.

216
Tableau 25 (QA4). : Vous manquez de confiance à l'égard de vos enseignants
Né en Europe Né en Afrique Non identifiés
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 68 49,64 25 29,76 4 40,00 97 41,99
Pas d'accord 66 48,18 59 70,24 5 50,00 130 56,28
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Des apprenants venant d’Afrique ont l’air toutefois de croire qu’il y a moins de risque
de s’égarer en suivant scrupuleusement les directives données par un instructeur (incompétent
ou compétent) qu’en se frayant tout seul un chemin dans une "forêt noire" d’initiation à la vie.
Il n’y a rien à redouter de l’obéissance, disent-ils généralement, car si l’instructeur peut
naturellement se tromper ou même abuser de son autorité en tant qu’un potentiel déviant, les
conséquences de ses erreurs seraient – enseigne-t-on en Afrique – moins désastreuses que
celles plus fatales d’un apprenti dépourvu d’expérience et de vigilance. Ainsi beaucoup
d’enfants élevés dans la "cage traditionnelle" de la mentalité de soumission inconditionnelle,
se plaisent-elles à rester durablement dans la vénération du moule d’obéissance aux
« supérieurs » : le principe (renforcé par la colonisation) veut d’ailleurs que l’apprenant n’ose
guère compromettre la supériorité du "maître" (enseignant ou son substitut) ou le regarder
comme disqualifié, quoi que ce dernier commette comme erreur ou faute professionnelle.

C’est ainsi que des parents migrants, désolés de ne pas pouvoir donner une éducation de
respect des adultes à leurs enfants comme l’encourage la coutume africaine, en viennent à
présumer que c’est en Europe que leurs progénitures seraient enclines à ronchonner contre
leurs supérieurs. Des arguments stipulent que les enfants ayant eu le privilège d’être nés en
Europe, y auraient a contrario le malheur d’être socialement gâtés par les droits qui leur sont
excessivement accordés, ce qui rendrait aléatoire le principe de respect à l’adulte qui n’est
autre (nous disent des parents) que celui que chacun devrait vouer à sa hiérarchie. La liberté
étant, de leur point de vue, la chose la mieux cultivée en Occident, les familles estiment que la
loi y oblige tout le monde à l’assumer au détriment de l’obéissance des enfants envers leurs
aînés. Pour les parents en effet, si la soumission volontaire comporte des frustrations ou des
abus constatables ou constatés, la liberté individuelle totale constitue, sur le plan éducatif, un
désordre plus grave qui, disent-ils, les empêche de mobiliser les matériaux de leur culture
pour construire des liens identitaires nécessaires à l’équilibre personnel et à la paix familiale

217
et sociale. Nous reviendrons ultérieurement sur les aspects plus ou moins alambiqués de ces
perceptions où logent des attributions causales conflictuelles.

Venons-en maintenant au troisième item. 90,48% des enfants nés en Afrique contre
48,91% de ceux qui sont nés en Europe sont d’avis que l’école ouvre la voie aux bonnes
conditions sociales. Cette différence d’ampleur en faveur des « nés en Afrique » s’explique,
nous semble-t-il, par le fait que les jeunes africains qui émigrent de leur pays vers l’Occident,
exaltent d’ordinaire la formation scolaire au travers des rêves très ambitieux dont ils sont
porteurs (eux et leurs parents) et ne peuvent alors se désintéresser de l’ascension sociale qui
semble les préoccuper le plus. D’autant que, parmi eux, se trouvent un grand nombre
d’étudiants ou d’apprenants qui, au départ déjà, se seraient fait le serment d’accroître leur
capital de savoirs scolaires ou professionnels dans le pays d’accueil. De plus, puisque ces
enfants (première génération) sont généralement tributaires d’une carte de séjour dont le
renouvellement est fortement conditionné par l’avancement de leur scolarité, ils semblent
avoir (en dehors de leurs études), assez peu de chance de se soustraire de l’angoisse de telles
préoccupations de « papiers ». Il leur faut donc à tout prix s’en tenir à leurs projets de
formation, ne fût-ce que pour la bonne raison d’obtenir ce pourquoi ils sont là : le diplôme. Il
faut donc constater que la conscience des enjeux scolaires semble plus forte chez l’immigré
de première génération. En effet, les échecs scolaires (ou plutôt universitaires) peuvent lui
coûter son séjour. Et force est encore de constater que l’immigré de deuxième génération
(enfant issu de parents déjà naturalisés français) connaît rarement ce genre de pression. Voilà
donc la situation politico-administrative qui milite en faveur de l’intérêt qu’éprouvent
massivement les étudiants de première génération envers l’école en tant que structure
d’ouverture aux bonnes conditions sociales.

Tableau 22 (QA1). L’école ouvre la voie aux bonnes conditions sociales


Né en Europe Né en Afrique Non identifiés.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 67 48,91 76 90,48 6 60,00 149 64,50
Pas d'accord 69 50,36 8 9,52 4 40,00 81 35,06
Sans Réponse 1 0,73 0 0,00 0 0,00 1 0,43
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

L’on peut inférer, de l’analyse qui vient d’être faite, que la première génération
d’enfants est apparemment plus exposée aux entraves d’ordre administratif que les enfants de
la deuxième génération d’immigrés. Il est ainsi par contre avéré que, sur le plan de

218
l’engagement scolaire, les premiers l’emportent en général sur les seconds en raison de leurs
aspirations à une situation sociale meilleure à celle qu’ils connaissaient antérieurement dans
leur milieu d’origine.

Ces situations contradictoires d’apprentissage ou de formation, différemment vécues par


des jeunes migrants en processus de réintégration, montrent toutefois la subtilité des enjeux de
leur condition générationnelle qui, elle-même, renvoie à l’influence du genre dans la
perception socioscolaire.

3.4. Du genre dans l’attribution causale de l’échec versus la réussite scolaire


Dans son article intitulé Filles et garçons à l’école (2000, p. 283), Catherine Marry note
que les sociologues « après trente ans d’indifférence aux différences des sexes à l’école »,
placent aujourd’hui le phénomène « au cœur du débat ». Marry (2000, ibidem) résume ainsi
les travaux de Lelièvre et Lelièvre (1991) : « L’histoire de la scolarisation des filles est celle
du passage d’une exclusion des savoirs à un accès retardé, spécifique et dévalué par rapport
aux garçons. » Les analyses de parcours lycéens faites par Mosconi (1994), par Durand-
Delvigne et Durru-Bellat (1998), tendent, selon Marry (2000, p. 284), à montrer que les effets
de la mixité « ne sont pas toujours favorables aux filles et renforcent chez elles, comme chez
eux, l’adhésion aux stéréotypes sexués, en particulier dans les domaines où elles sont
minoritaires (informatique, mathématiques, physique …) ». Marry (2000, p. 287) évoque
également les travaux de Duru-Bellat, Jarousse, Labopin et Perrier (1993) selon lesquels les
filles se font remarquer en Seconde par un « fléchissement de leurs résultats en sciences,
surtout en physique, et progressent plus en lettres. Ce désinvestissement de la filière
scientifique est amplifié, poursuit Marry, par des mécanismes d’autosélection : à notes égales
avec les garçons, elles se considèrent comme moins bonnes et demandent moins souvent le
passage en première S. »

Si l’analyse des auteurs semble en quelque sorte une preuve apodictique d’une situation
scolaire mettant à mal l’égalité sexuelle, elle ne nous invite pas moins à suivre leurs
approches pour poser un regard sur l’état des lieux de cette question du genre dans les
attributions causales chez les populations de la diaspora africaine. Dans les milieux
traditionnels africains en effet, il se produit un phénomène de représentation sociale du sexe
qui consiste à mettre les garçons en surplomb par rapport aux filles en ce qui concerne leur
scolarisation. De ce phénomène découlent des propos variés :

219
[…] l’école et moi, ça fait deux. D’abord chez nous, on a une mentalité sur les filles.
On pense qu’elles sont pas douées pour faire des études comme des garçons, les
parents n’aiment pas souvent investir dans les études de leurs filles… on privilégie les
garçons parce qu’on pense que les filles doivent s’occuper des travaux domestiques.
Dans les villages, ça se passe encore comme ça… moi je me rappelle que quand on
sortait de l’école [en Afrique], mes frères eux ils allaient réviser leurs leçons à la
maison, alors que moi j’allais aider notre mère à vendre ses articles au marché… je
passais d’abord à la maison pour faire à manger à mes frères et après j’allais joindre
la maman dans son magasin pour l’aider à vendre […] (Nafissa, jeune mère d’origine
togolaise, BEP en couture).

Les filles, dans les milieux traditionnels, sont en effet apparemment moins impliquées
dans les projets scolaires durables. Elles sont perçues quelquefois sinon souvent comme des
bonnes à tout faire ; tout faire, sauf les études. Leur scolarité traditionnellement vue comme
une entreprise d’avance vouée à la perte est par là sacrifiée sur l’autel des tâches ménagères
ou mercantiles exténuantes. Ainsi, comme nous venons de l’entendre, Nafissa (son histoire se
déroule en Afrique), à la sortie de l’école, se doit (en sa qualité de fille) d’aller apprêter le
repas, le servir à ses frères avant de rejoindre ensuite sa mère au marché, pendant que les
frères en question, eux, ont le loisir et la liberté de jouer, de deviser entre eux ou plutôt de
réviser leurs leçons respectives.

Les regrets qu’expriment aujourd’hui ses frères en guise d’éveil de conscience, semblent
leur donner envie de réparer l’ "injustice" qui a été faite à l’intéressée :

Maintenant je suis mariée, j’ai un enfant…, je n’ai plus la tête libre pour faire des
études. Ils [mes frères] me disent toujours : « Nafissa, tu dois reprendre une
formation » … ils sont gênés parce que j’ai pas réussi comme eux. Donc là ils m’ont
dit de faire un projet qu’ils vont financer pour m’aider. Donc …, je te disais que
l’école et moi, ça fait deux…, donc je ne peux pas faire de la publicité pour l’école
puisque j’ai pas beaucoup gagné de l’école…, j’ai pas eu cette chance-là (Nafissa,
Niveau Bep en couture).

Les déclarations de l’enquêtée montrent à l’évidence la place de la question du genre


dans la manière dont les familles en Afrique traditionnelle se représentent l’école et élaborent
des attributions causales relatives aux chances de réussite des filles et des garçons. Il faut dire
que les mentalités voient dans l’instruction de la jeune fille le détournement du rôle social de

220
la femme prédéfini par la coutume, à savoir : faire en quantité de beaux enfants et s’en
occuper au sens des activités domestiques, c’est-à-dire à seule fin de prendre soin du ménage.
L’idée semble d’ailleurs bien ancrée (en milieux traditionnels africains) selon laquelle les
filles doivent préserver leurs vertus en restant en marge de la scolarité : en général on les croit
destinées à la « garderie d’enfants », fonction de pouponnière qui leur est dévolue de facto.
Ainsi, lorsque la canicule économique se fait torride en effet, nombre d’écolières, de
collégiennes, de lycéennes ou d’étudiantes désertent précipitamment les bancs d’école ou de
faculté et vont se trouver des épaules d’hommes financièrement solides pour s’alléger leur
calvaire existentiel. Des opinions révèlent effectivement que lorsque l’argent vient à manquer
aux familles, les filles semblent devoir bien se toiletter pour générer des dots reluisantes à
leurs parents par des "alliances calculées" ; tandis que les garçons, encouragés et mieux
soutenus par la communauté, résistent plus longtemps à la tentation d’abandon.

Les écoles, les universités d’Afrique n’ont pas beaucoup de filles comme en Europe.
En Afrique les filles sont mal vues quand elles se fatiguent trop à l’école …, les
parents les conseillent d’aller faire des enfants avant de faner. On encourage les
garçons à faire les études mais les filles on les décourage …, et même en France
quand les filles viennent pour étudier, les parents …, surtout les mamans elles veulent
qu’elles fassent vite pour avoir des enfants …, parce que avec la tradition africaine,
une femme sans enfant c’est trop grave en Afrique…, mais une femme sans diplôme
c’est pas grave du tout (Cika, master en commerce, d’origine togolaise).

L’on peut certes dire qu’en Afrique, et plus précisément au Togo, le taux de scolarité
des filles est loin d’être l’équivalent en France. Dans certaines localités du Nord-Togo par
exemple, le pourcentage d’inscription scolaire des jeunes filles est d’ailleurs si faible que les
parents qui acceptent de scolariser les leurs sont parfois exonérés de frais d’inscription : ils
reçoivent dans certains cas des dons en nature : fournitures scolaires et des vivres (dons des
associations locales ou étrangères). Pourtant les taux d’inscription scolaire féminine y sont
encore maigres par rapport à la France où les filles se trouvent majoritaires dans
l’enseignement supérieur (52%), et ce depuis 1993. Toujours en France, les filles représentent
55% en premier cycle, 56% en second cycle et dans les formations tertiaires et littéraires et
50% dans les formations industrielles ou scientifiques.56 Il faut donc voir que certains paysans
d’Afrique seraient fort surpris d’apprendre qu’au "Pays du froid nordique", les filles

56
Cf. Égalité des chances femmes et hommes dans l’enseignement supérieur, dépliant d’information, Lille
3, Université Charles de Gaulle, Septembre 2004.

221
investissent les écoles et les centres de formation avec autant d’acharnement que les garçons.
Autrement dit, dans les représentations mentales des familles ancrées dans la tradition, les
filles semblent perçues comme ayant moins d’atouts intellectuels à faire valoir au même titre
que les garçons abusivement pris pour des têtes les mieux nanties pour l’instruction. C’est ce
qui explique, nous semble-t-il, la boutade populaire traditionnelle selon laquelle les filles
seraient intellectuellement incapables de « pisser haut comme des garçons ». L’exemple que
voici peut nous éclairer à plus d’un titre. À l’issue d’une évaluation semestrielle dans un lycée
quelque part au Togo, la moyenne des notes obtenues par les filles a, contre toute attente,
dépassé largement celle des garçons. À ce constat, le chef de l’établissement s’offrit le plaisir
d’ironiser devant les élèves rassemblés :

J’ai une nouvelle à communiquer à vos parents : en seconde, les "mamellardes" ont
pissé plus haut que les "testiculards". Allez rassurer vos familles …, pas de maternité
dans mon lycée (Propos d’un célèbre proviseur de lycée au Togo).

Les élèves ne réagirent aux propos de leur proviseur que par un éclat de rires longs et
bruyants, car ils étaient bien au fait du phénomène selon lequel une quantité relativement
importante de filles en Afrique sortaient de l’école non pas nanties d’un diplôme, mais d’une
grossesse qu’elles « chopaient » d’un apprenti, d’un élève, voire d’un enseignant ou d’un
cadre de la fonction publique ou privée. Il n’est d’ailleurs pas rare, sur le continent, que des
vieillards fortunés, ainsi que des jeunes trafiquants ou travailleurs aisés, s’éprennent de
jouvencelles malléables et les entretiennent nuitamment ou en plein jour, au su ou à l’insu des
parents qui, de bonne ou de mauvaise mine, voient, dans de tels concubinages à "motif
d’argent", des chances de mobilité sociale pour leurs filles. Mais ces concubinages notoires
n’aboutissent en général qu’à de cuisants déboires scolaires et sentimentaux. C’est ainsi que
lors d’une assemblée générale associative quelque part dans le Sud-Togo, Siwa, une mère
sans diplôme (efficacement alphabétisée à l’âge adulte par une secte chrétienne), s’indignait
assez nerveusement de ce que les scolarités de ses filles aient été, l’une après l’autre,
définitivement interrompues par des enfantements précoces et rapprochés :

[…] Vous voyez …, nous aimons bien envoyer nos filles à l’école pour qu’elles nous
reviennent avec de grosses têtes [quantité de savoirs]. Nous voulons bien qu’elles

222
apprennent le papier57 comme des garçons. Mais le "foké-foké" [griserie du flirt]
bloque leurs têtes, elles nous ramènent de gros ventres [grossesses].

Ces propos provenant d’une mère désabusée, permettent d’une part d’appréhender à
quel point la condition sociale et scolaire de la jeune fille en milieu traditionnel africain
participe d’un blocage à l’instruction scolaire, et d’autre part d’apprécier comment les
arguments servant à définir la perception scolaire peuvent s’armer d’un simplisme
imprévisible et compliquer les rapports à l’école : ceci fournit, nous semble-t-il, une certaine
pâture aux attributions causales de l’échec scolaire de la jeune fille. On peut en inférer que les
filles qui ont, sans échec, pu traverser les préjugés d’incompatibilité du sexe féminin avec la
fréquentation scolaire, et ont parfois ainsi gagné leur billet d’étude en Europe ou en Amérique
(par le biais d’une bourse d’études ou d’un soutien scolaire familial), apparaissent aux yeux
des populations migrantes ou restées au pays, comme des démentis formels à leurs préjugés,
notamment concernant la scolarité féminine. Les parents qui hésitaient à scolariser leurs filles
sont aujourd’hui ceux qui, de plus en plus, mettent leurs bénéfices de récoltes ou de ventes
d’ananas, de café, de cacao ou d’hévéa au service scolaire de leurs enfants, sans distinction de
leur sexe.

Mais le lecteur ou la lectrice qui suit l’évolution de notre analyse voudrait peut-être en
savoir davantage, notamment sur la façon dont les parents et étudiants de la diaspora africaine
perçoivent spécifiquement la scolarité des filles. Par quoi nous arrivons au traitement de leurs
opinions. Les moins scolarisés semblent voir dans la scolarisation des filles (ou des femmes)
tantôt une affaire de mode tantôt une nécessité qui s’explique, selon eux, par l’évolution des
mœurs. Certains estiment que la tradition qui refusait l’instruction scolaire aux filles
correspondait tout simplement aux usages d’une société de tabous où les membres se
suffisaient de peu pour vivre. Selon eux, cette tradition "antiscolaire" persiste encore dans les
milieux traditionnels à cause du mauvais travail de sensibilisation des populations par les
hauts responsables d’État. Ces derniers, disent nos enquêtés, prennent un étrange plaisir à
enfoncer leur peuple dans l’ignorance en vue de se maintenir durablement au pouvoir et
n’éprouvent à ce titre aucun intérêt à agir dans le sens d’une scolarisation massive des
garçons, encore moins dans l’éducation des filles.

57
Dans la langue mina du Togo, le verbe s’instruire se dit « sron homa ». Littéralement traduit, cela donne
en français : « Apprendre le papier ». On dit souvent : « Amea nya homa » (un tel, il connaît le papier), ce qui
signifie qu’il serait très instruit ou cultivé.

223
Dans l’Afrique, les ditaters [dictateurs] demandent que les filles chantent et dansent
l’animation [manifestation folklorique à caractère politique lors des festivités
nationales, régionales ou d’anniversaire du Président, etc.]. À cause de ça que y en a
pas filles beaucoup dans l’école des Noirs… (Yèkini, niveau CE2, 31 ans, coiffeur, d’origine
togolaise).

Cette attribution causale existe également chez les plus instruits qui expliquent le
phénomène de la sous-scolarisation (celle des filles en l’occurrence) par le manque de volonté
des politiques ainsi que par la pression que la tradition exerce durablement sur les mentalités.
De fait, les arguments que les Africains instruits mobilisent en faveur de leurs explications
méritent, nous semble-t-il, d’être exposés davantage, car nous notons chez eux et chez les
moins instruits, une certaine controverse qui capte l’attention. Disons qu’ils sont relativement
nombreux à prétendre que la formation scolaire jusqu'au bac est un minimum cognitivement
important mais fort peu indispensable pour l’émancipation de la femme.

[…] Le bac est un minimum … je ne pense pas qu’il peut remplacer l’éducation de
valeurs qui est importante aussi … mais je crois oui l’école émancipe …,
émancipation intellectuelle, oui, c’est important la liberté de décider pour soi (Yazo,
médecin, 34 ans, d’origine ivoirienne).

Une autre idée recueillie est que les femmes hautement diplômées seraient de
redoutables "clitocrates", sortes de "commandeures autoritaires" ou "étrangleuses d’hommes",
c'est-à-dire qu’elles seraient enclines à dominer les "mâles" et plus particulièrement à
assujettir leurs maris parce qu’elles seraient mues, dit-on, par un sentiment de révolte à
l’égard du machisme exubérant que le genre féminin58 aurait longtemps subi de la part des
phallocrates. À l’opposé, les femmes moins nanties de diplômes ou peu scolarisées seraient,
disent les mêmes enquêtés, plus compréhensives en matière de conflits familiaux. Ces
dernières auraient moins d’engouement pour le divorce et seraient par là particulièrement
promptes à pardonner les fautes conjugales de leur mari, ou à oublier leur propre « ego » en
s’investissant moralement et physiquement dans la fonction classique du double rôle de la
femme ; c’est-à-dire en tant que mère nourricière ou protectrice et éventuellement agent
économique nécessitant des compétences intellectuelles ou professionnelles. Ainsi certains
garçons de notre enquête considèrent-ils que les chances de constituer un ménage durable et

58
Les remous philosophiques et politiques que suscite incessamment la question complexe de la dualité
du sexe, interrogent, de plus en plus, sur le fondement ou la pertinence des arguments de contestation dans les
« discours qui structurent culturellement la vie intelligible » ; ce qui, dans la conception de Butler (2005, p. 276)
renvoie tout de même à l’hypothèse d’une sorte de réprobation du « naturel ».

224
profitable aux enfants, reposeraient plus sûrement sur la qualité morale du couple
qu’uniquement sur ses diplômes ou compétences intellectuelles. L’intellectualité scolaire ou
universitaire semble alors perçue chez eux comme une "ordonnance incomplète" lorsqu’elle
ne s’accompagne pas de conscience morale (ou de responsabilité socio-familiale pleinement
assumée), qui est pour eux la qualité primordiale requise pour l’homme et surtout pour la
femme.

[…] Même sans le bac … tout ce que vous voulez, les femmes ne sont pas inférieures
aux hommes […] Ma mère est une femme sans orthographe [illettrée] […] Pendant
que notre papa comptable sortait avec ses "go" [maîtresses], c’était notre mère
handicapée, revendeuse de pains, qui se gênait pour nos études … trois enfants, mes
sœurs et moi […] (Mossan, ingénieur d’informatique, 36 ans, d’origine ouest-africaine).

L’idée de supériorité d’un sexe sur l’autre apparaît, par ailleurs, fort peu dans l’opinion
de nos enquêtés. Toute femme, fût-elle analphabète ou "nigaude", leur paraît sous le jour d’un
"temple de création" digne de toutes les déférences. Dans une telle perception, la virtuelle
capacité morale, d’intuition ou de sagesse naturelle ou instinctive propre à la gestation, fait
prévoir à la jeune fille, pour peu notamment que ses "entrailles" soient naturellement
disposées à concevoir la vie, des dispositifs mentaux ou instinctifs qui l’aideraient dans la
gestion des situations familiales et sociales n’en exigeant pas moins que l’école. Une
éventuelle carence intellectuelle chez la femme serait donc en quelque sorte compensée par
ses ressources morales dont elle pourrait user en guise d’excellence académique. Ainsi, dans
la mesure où c’est le ventre féminin qui conçoit et donne la vie, et du fait surtout que tout être
humain vient au monde après avoir subi un cycle de transformations "bio-logiques" dans
l’utérus maternel, certains de nos participants (garçons instruits notamment) pensent qu’un
homme qui traiterait une femme (fût-elle illettrée) d’inférieure serait un insuffisant mental.

Une femme de maison [servante sans diplôme] n’est pas en bas, … la femme est la
maison de la vie [utérus engendreur de vies humaines], elle peut jamais être en bas …
celui qui dit qu’elle est en bas, il a des trous au cerveau… (Balo, couturier, bac
professionnel, 26 ans, d’origine ouest-africaine).

Autrement dit, seule une mentalité retardataire peut sous-estimer la grandeur naturelle
de la femme ou minimiser ce qu’elle inspire de cognitivement subliminal. Selon cette
conception apparemment reçue de la tradition, la femme est perçue comme étant, de par sa
faculté créatrice, la mère de l’humanité, et donc la source des savoirs ou des expériences
accessibles aux humains. Et c’est là, pour ce qui est de l’intérêt de l’analyse, notre effort pour

225
faire constater que nombre de garçons ne posent pas la scolarité comme condition suffisante à
l’émancipation féminine : l’éthique religieuse joue, selon eux, un rôle non moins important
que l’éducation scolaire. Bien entendu, ce ne sont pas que les garçons qui versent dans une
telle inclination de perception, un certain nombre de filles (étudiantes) de la présente enquête
semblent autant s’y pencher, voire davantage. Sans doute qu’elles sont sous le joug des
convictions de leur milieu d’origine. Ce qui, d’une part, montre que l’éducation morale, pour
autant qu’elle a, chez nos enquêtés, une grande importance pour la perpétuation et la cohésion
de leur groupe, s’avère un critère de valorisation cognitive plus appréciable chez les filles que
chez les garçons et, d’autre part, que la scolarité masculine ou féminine – fût-elle supérieure
ou prestigieuse – est rarement mise en surplomb par rapport aux prescriptions d’ordre
religieux ou socioculturel.

[…] Dieu et mes parents passent avant ma formation [universitaire] (Missa, étudiante en
master de communication, 23 ans, d’origine béninoise).

Mais si, toutefois, le genre nous fournit un certain différentiel de conceptions sur l’école
et la scolarité féminine en milieu africain, il reste tout de même à relativiser, d’autant qu’il
s’ajoute une autre variable (le niveau d’instruction ou le potentiel intellectuel et/ou
professionnel) qui permet d’approcher davantage la perception de l’école chez la diaspora
africaine.

3.5. Niveau d’instruction et attribution causale de l’échec ou de la réussite


scolaire
En constatant que des attributions causales de l’échec ou de la réussite scolaire sourdent
des perceptions fournies par nos enquêtés et en nous rendant compte que les plus expressives
viennent de leurs vécus, nous estimons qu’il est important de considérer d’autres aspects de
leurs expériences sociales ou cognitives. Cela semble important pour distinguer certains traits
particuliers du groupe enquêté. Mais le fait que nos interviewés n’aient pas tous à cœur de
parler à fond de leur vie à un enquêteur – d’autres ayant d’ailleurs exigé que nous mettions
"sous le boisseau" certains détails de leurs interviews – semble nous dispenser de faire
largement état de leur biographie. Quelques interviews sont néanmoins assez généreuses en
informations et nous apparaissent, à tout le moins, assez instructives sur notre objet d’étude.
Qu’il nous soit permis de les analyser en les classant d’abord en trois groupes
approximativement distincts : parcours scolaire initial, parcours scolaire secondaire et
parcours scolaire supérieur.

226
3.5.1. Parcours scolaire initial ou primaire
Nous entendons par parcours initial, le niveau d’instruction inférieur ou égal à l’école
primaire. Les interviewés les plus expressifs correspondant à ce niveau d’études sont
présentés dans le tableau ci-après. En réalité le tableau n’est pas exhaustif car nous en avons
contacté plus d’une vingtaine.

Tableau 12 b): Présentation des participants ayant un niveau scolaire de base

Identification Pays d’origine Situation familiale Niveau d’études Profession


Baïtifa [F] Togo Mariée CM1 Ménagère
28 ans, IPG
Céren [M] Sénégal Marié Niveau CM2 Tenancier de bar
53 ans, IPG
Charline 6 ans Togo Élève CP Père professeur de
I2G lycée, mère
vendeuse
Fatia [F] Côte d’Ivoire Élève de parents CM2 Père ouvrier en
9 ans, I2G mariés ayant 2 entreprise
enfants
Judith [F] Rwanda Célibataire avec 2 Niveau d’études Femme de ménage
37 ans, IPG enfants primaire
Kouatou [M] Côte d’Ivoire Marié ayant 1 Cours primaire Employé
56 ans, IPG enfant [conducteur-livreur]
Maona [F] Togo Mariée CM2 Nettoyeuse de
35 ans, IPG surface
Méri [F] Afrique de Veuve ayant deux Niveau classe de Ex-nettoyeuse de
IPG, 55 ans l’Ouest enfants Sixième surface
Myrta [F] Bénin Élève de parents Primaire [CM2] Parents employés
10 ans, I2G mariés ayant 3
enfants
Sondi [M] Afrique de Niveau CP1 Ouvrier dans le
IPG, 50 ans l’Ouest bâtiment

Siwa Togo Mariée. A 4 filles Alphabétisée à l’âge Propriétaire et


57 ans. RA et 2 garçons adulte par une secte gérante de société
chrétienne
Tomondji [M] Bénin En concubinage Cours primaires Ouvrier sans travail
42 ans avec une divorcée fixe
ESR ayant deux enfants
au collège
Valentine [F] Afrique de l’Ouest Niveau CM2 En retraite
61 ans, IPG

Yèkini [M] Togo Célibataire CE2 Coiffeur employé


31 ans, IPG

F : Féminin
M : Masculin
IPG : Immigrés de première génération
I2G : Immigrés de 2ième génération
ESR : Étrangers sollicitant un séjour de résident
RA : Non immigré, résidant en Afrique

227
Nos interviewés appartenant à la catégorie du niveau scolaire initial sont donc constitués
d’enfants d’école primaire et de parents quasiment non scolarisés ou ayant arrêté leur scolarité
à mi-parcours du primaire.

Malgré des frontières communes de bas niveau scolaire entre les enfants en première
phase de scolarisation et les adultes approximativement « illettrés », nous discernons
clairement l’illettrisme de l’absence de culture. Le raisonnement plus ou moins logique et les
exemples concrets illustrant les propos des parents et enfants nous en fournissent des
indications. En effet, les efforts plus ou moins manifestes des familles insuffisamment
scolarisées à s’exprimer en français, à entreprendre leurs études (s’agissant de leurs enfants)
ou à pouvoir exercer des activités professionnelles en France, suffisent à penser que les
parents dits « illettrés » ne sont pas tous totalement distants des savoirs indispensables à leur
intégration sociale. On en trouve qui se signalent par une solide connaissance pratique
(qualifications professionnelles ou compétences à consonance empirique) antérieure à leur
immigration. « Je t’avais dit, j’ai fait la mécanique auto et le permis super poids lourd [en
Côte d’Ivoire], voilà …, c’est ça que je connais », affirmait Kouatou, d’origine ivoirienne,
niveau CE1. D’autres, également d’un parcours scolaire plus ou moins court, essaient
néanmoins d’assumer des activités rémunératrices à la lumière du jour, ou dans la
clandestinité (cas éventuels des "sans papiers" et personnes sans emploi attitré). Ces derniers
mettent leur point d’honneur à exprimer une certaine fierté à se faire comprendre dans une
langue étrangère à leur culture d’origine, comme en témoigne Tomondji, âgé de quarante-deux
ans, originaire du Bénin.

[…] Avec moi, j’avais pas le temps pour les études. J’ai fait le CP2 au Bénin. Je sais
parler le pidgin english, je comprends l’anglais de la Bible, je sais parler aussi le
français […] Je parle et puis tout le monde me comprend.

Les parents peu scolarisés nous apparaissent en effet comme dotés d’une certaine
logique de perception qui correspond à leur expérience culturelle propre, à une sorte de
sensibilité naturelle d’hommes ou de femmes qui ne se croient pas condamnés à l’ignorance
pour faute de diplôme. Ils ne sont d’ailleurs pas forcément dépourvus d’informations pour
traduire leur manière d’être ou sentiment d’appartenance à leur monde social. Au contraire, ils
semblent faire preuve d’une immense motivation à triompher de leurs conditions pénibles
d’immigrés et de parents pauvres, mais rarement une difficulté à dire à quoi ils attribuent
l’échec ou la réussite scolaire. En effet, les personnes qui se sont peu frottées avec

228
l’instruction scolaire semblent parfois se laisser saisir par des traits distinctifs de leurs états
d’âme qui sont apparemment la frustration sociale ou plutôt le sentiment d’un manque. Il en
est par contre qui, malgré leur bas niveau scolaire, connaissent un quelconque succès dans
leur métier et s’en donnent à cœur joie ou s’en félicitent dans une sorte d’indifférence à leur
« illettrisme », à leur insuffisance d’instruction, tandis que d’autres parviennent difficilement
à passer l’éponge sur leur scolarité malheureuse au point d’en conserver des souvenirs parfois
très brûlants.

Mais la ligne de démarcation entre les parents indifférents à leur bas niveau scolaire et
ceux au contraire qui s’en plaignent, semble généralement floue. Car il est assez remarquable
que tous indistinctement sont d’avis quant à la nécessité pour leurs enfants d’être scolarisés.
Bien que moins ou pas scolarisés, ils semblent des plus acharnés à s’investir, ne fût-ce que
moralement, dans la scolarité de leurs enfants. Entre leur échec et le désir de réussir par
procuration, c’est-à-dire à travers l’ascension de leurs enfants, s’organise tout un ensemble de
dispositifs familiaux ou relationnels correspondants. Autrement dit, le peu d’instruction
scolaire implique paradoxalement chez les parents, une forte charge motivationnelle les
incitant à relever le défi que constituent pour eux les apprentissages de leurs enfants. Les
parents non ou peu scolarisés sont en effet d’autant loin de minimiser l’importance de l’école
qu’ils se disent toujours prêts, quand il le faut, à se mobiliser eux-mêmes (psychologiquement
et financièrement), mettant en branle leurs liens relationnels pour accroître les chances de
réussite scolaire de leur progéniture. Il est toutefois évident que ces personnes de moindre
scolarité se distinguent par une certaine difficulté manifeste à s’impliquer efficacement dans
la scolarité de leurs enfants. Attias-Donfut et Wolff (2009) expliquent que de tels parents sont
au contraire intellectuellement dépendants de leurs enfants scolarisés (problèmes de courriers
à rédiger ou de formulaires administratifs à remplir par exemples), et les auteurs précisent que
le phénomène existe pareillement chez les familles françaises à capital scolaire similaire.

Ainsi donc peut se justifier le fait pour les familles peu instruites d’avoir parfois un
regard en déphasage par rapport aux exigences réelles ou objectives de l’école moderne.
Encore faut-il se demander si elles ont pleinement connaissance des rouages ou des enjeux du
système scolaire qu’elles ont antécédemment connus dans leur pays d’origine de par la
colonisation. Au contraire, solidement ancrées dans l’explication par conviction vague, les
familles résistent peu souvent à leur mise en condition historique (ou culturelle) et semblent
manquer de confiance, nous semble-t-il, aux nouveaux livres proposés à leurs enfants. La
vérité de l’enseignement se trouve, selon certaines d’entre elles, dans les ouvrages qui ont fait

229
leur preuve d’efficacité dans le passé. Force en effet est de constater que leur perception ne
semble pas liée à un quelconque bas niveau scolaire dont elles seraient tributaires, car il existe
en Afrique des établissements scolaires privés tenus par des anciens directeurs ou inspecteurs
d’école, et par d’autres gens diplômés en Afrique, en France, en Belgique, en Angleterre, aux
USA ou au Canada, qui accréditent l’opinion d’une supériorité pédagogique des livres anciens
sur les nouveaux ; les faiseurs de nouveaux livres de lecture ou de calcul étant de plus en plus
littéralement pris pour de véreux commerçants, plus soucieux de produire de "best sellers"
que de former véritablement le corps et l’esprit de l’apprenant. Ces nouveaux faiseurs de livre
d’instruction pour enfants sont même parfois soupçonnés par les familles de « crétiniser les
gosses » par leurs méthodes "modernes excellentes".

Les Senghor [premier Président du Sénégal indépendant, syndicaliste, professeur agrégé


de grammaire et membre de l’Académie française] ont utilisé les mauvais livres des
colons, ils parlaient français plus que les Français. […] Nous nos enfants ont les
meilleurs livres, nous avons les méthodes excellentes mais de nos jours nous ne savons
plus écrire sans faire de fautes (Céren, père de famille, d’origine sénégalaise, tenancier de bar,
niveau scolaire primaire, 53 ans).

Assurément d’ailleurs, une attribution causale singulière se dégage de cette perception,


de cette pensée nostalgique du passé et qui refuse de se satisfaire des ouvrages modernes : la
perfection pédagogique recherchée par les nouveaux auteurs est donc, pour certains parents, la
cause de la mauvaise maîtrise de la langue française chez les nouvelles générations d’élèves.
Autrement dit, des parents restent apparemment persuadés que les anciennes générations,
munies de leurs "mauvais ouvrages d’antan", auraient une formation bien meilleure à celle
des élèves d’aujourd’hui fortement équipés d’ouvrages les plus savamment ou différemment
structurés. Apparemment l’idée ne tient pas solidement la route, même si elle obéit à une
cohérence de point de vue : tous les nouveaux manuels ne sont pas mieux pourvoyeurs de
compétences que les anciens, et vice versa. Les objurgations des parents plus ou moins lettrés
impliquent néanmoins une certaine ouverture vers l’ancienneté et la nouveauté. Ainsi, de ce
qu’on peut conclure de leur jugement, l’apprenant ou le chercheur de savoirs ou de
compétences devrait se sentir la conscience d’un explorateur qui a plus à gagner qu’à perdre
en naviguant entre les anciennes méthodes et les nouvelles, en tirant meilleur parti des unes et
des autres.

Par ailleurs, les parents de bas niveau scolaire ne nous cachent pas qu’il leur est souvent
financièrement prohibitif d’engager des répétiteurs pour leurs enfants, leur revenu suffisant à

230
peine à couvrir leurs besoins familiaux de première nécessité. Mais en dépit de leur faible
niveau scolaire et financier, ils ne s’avouent pas désarmés face à l’éducation de leur
progéniture mais craignent au contraire que l’orgueil, l’incompétence ou la mauvaise
compréhension chez des enseignants nuisent à la scolarité de leurs enfants.

Mon argent du mois [salaire mensuel] est trop petit mais toujours je paie les livres pour
les enfants […] L’école m’a appelée l’autre jour, je suis allée, la prof elle m’a dit que
mon garçon travaille bien mais qu’il fait la demande forcée [demande indue de sortie
pendant les cours de français]. Mais mon enfant ne fait pas la sortie forcée avec moi à la
maison. Si je dis : « Tu sors pas », il sort jamais. Je pense [je me demande] pourquoi la
prof elle dit que mon enfant veut sortir forcé ? Moi je commande les conseils à ma fille
et mon garçon, les deux ils entendent [obéissent] …, donc moi là je sais que c’est la prof
qui sait pas conseiller les enfants. Elle me commande que je dois toujours conseiller
mon enfant tous les jours. Moi je pense …, si je conseille trop mon enfant, il va devenir
bête, il ne peut pas avoir confiance de lui-même [en lui-même] …, faut pas conseiller
trop les enfants […] Si je conseille trop ils ne vont plus m’écouter. Trop conseiller, c’est
pas bien pour l’éducation. Mais si j’explique ça [à la prof], elle va pas être contente …
Comme elle est prof, elle pense que c’est elle seulement qui sait faire l’éducation.
(Maona, jeune mère de niveau scolaire primaire, nettoyeuse de surfaces).

C’est ici le lieu de constater qu’il est difficile de confirmer l’hypothèse d’une
quelconque démission des parents face à leur responsabilité d’éducateurs. Pas mal de
chercheurs, en l’occurrence Périer (2005), Lahire (1995), Glasman (1992), van Zanten (1991),
Zéroulou (1988), etc. ont déjà bien levé cette équivoque, mais il vaut certainement la peine
que l’on s’en rafraîchisse la mémoire en surplus de ce que nous venons d’exposer. Périer
(2005, p. 100) constate en effet que « le pouvoir de l’école dans la définition légitime des
rapports entre les enseignants et les familles dépossède les parents de la possibilité
d’expliciter le sens de ce qu’ils font et les raisons qu’ils ont de le faire ». Le caractère
sophistique et complexe des inférences facilement épousées par les enseignants (ceux en
début de carrière notamment) éloigne ainsi malheureusement leur psychisme de celui des
familles ; ce qui les amène à s’appuyer sur des préjugés, à rejeter les familles populaires,
comme si la précarité ou le faible niveau scolaire de ces dernières prouvait à l’évidence
qu’elles étaient irrévocablement vouées à l’incapacité d’encadrer ou d’éduquer leurs enfants.
Il s’avère qu’au fond de ce relationnel d’opposition, autant les investissements émotionnels,
affectifs, moraux et/ou matériels des familles peu scolarisées semblent assez flagrants pour

231
souffrir l’hypothèse d’une démission parentale, autant leur insuffisance en matière
d’expériences scolaires peut sembler significative pour induire des doutes au sujet de leurs
investissements cognitifs dans l’éducation ou la formation de leurs enfants. L’attribution
causale de la réussite tend, pour ainsi dire, à s’exprimer chez les familles comme une simple
mais forte mobilisation sur le sens opératoire qu’elles accordent à la scolarité. Toute leur
mobilisation s’expose apparemment comme une justification de l’investissement que fait
l’individu pour assumer sa part de responsabilité dans la cellule familiale dont il a la charge.

Il y a donc à la fois quelque chose de spécifiquement "instinctif" et "volontaire" à quoi


se ramène l’investissement des parents dans la formation de leurs enfants. La réussite de ces
derniers apparaît dès lors comme le résultat d’une mobilisation qui va simplement dans le
sens de la scolarité telle que perçue par les familles, et pas forcément telle que l’institution
elle-même l’entend à travers ses exigences déjà peu ou mal connues. Du coup, dans l’esprit
des familles, la forme d’une réussite scolaire devient en quelque sorte plus importante que son
contenu. C’est le mouvement ascendant de passage d’un niveau scolaire à l’autre, et plus
concrètement du monde scolaire à celui du travail, qui devient (le revenu salarial étant le but
visé) ce qui importe avant tout, vraiment. Non pas que les parents peu scolarisés se
désintéressent des compétences que doivent acquérir leurs enfants, mais c’est qu’il n’est rien
qui leur fasse objectivement mieux définir la réussite scolaire qu’un travail bien valorisant, et
donc bien rémunéré. Le travail bien payé, chez les parents, demeure finalement dans une
sphère vitale ; il est la récompense primordiale de la formation scolaire ou professionnelle, et
c’est à partir de ce point focal de perception que s’élaborent leurs attributions causales de la
réussite ou de l’échec.

Mais nous allons nous intéresser à présent à ce que les familles ayant un niveau scolaire
secondaire offrent de spécial à notre analyse de la perception socioscolaire. Il nous faudra
pousser en effet l’investigation jusque dans les jugements ou réflexions des parents et enfants
qui ont arrêté leur expérience scolaire au degré secondaire, ou qui ont dit leurs adieux à
l’institution scolaire avant d’avoir obtenu le baccalauréat.

3.5.2. Niveau scolaire secondaire


Nous désignons par parcours scolaire secondaire, le niveau scolaire s’étendant entre la
Sixième et la Terminale incluses. Nos interviewés appartenant à cette intervalle d’instruction
se présentent comme suit :

232
Tableau 12 c) : Présentation des sujets ayant un niveau scolaire secondaire
Identification Pays d’origine Situation familiale Niveau d’études Profession

Ammy [F], Côte d’Ivoire Célibataire ayant 2 DAU [Diplôme Agente d’accueil
34 ans, IPG enfants d’accès à dans un collège
l’université]
Banousso [M] Togo Divorcé ayant 2 Bac professionnel Menuisier, Chef
38 ans, IPG enfants [menuiserie] d’entreprise
Blacko [M] Sénégal Concubinage BEP Coiffure Coiffeur employé
24 ans
I2G
19 ans
Blandine [F] Afrique de l’Ouest Mariée Bac professionnel Esthéticienne,
IPG chef d’entreprise

Brada [F] Togo Concubinage Niveau de Serveuse de bar


27ans, IPG Seconde
Citoyen [M] Afrique de l’Est Célibataire ayant 2 Niveau bac Musicien et peintre
30 ans IPG enfants
Daniel [M] Bénin Marié Niveau de Ouvrier qualifié
68 ans IPG Terminale (maçon). Retraité
Deborah [F] Afrique du Sud Célibataire Terminale S Sa mère, une
18 ans, IPG commerçante

Hofan, [M] Bénin Marié, 3 enfants Bac professionnel Chef d’entreprise


47 ans IPG
Képéré [M] Afrique de l’Ouest Célibataire BTS en Stagiaire
I2G, 22 ans maintenance
Latifa [F], 38 ans, IPG Mali Mariée ayant 4 Collège, Tresseuse
enfants Niveau de Sixième
Maurice [M] Bénin Marié Niveau de Chef d’entreprise
IPG, 36 ans Terminale
Méri [F] Afrique de l’Ouest Mariée Niveau de Sixième Ex-femme de
IPG ménage
Nafissa [F] Togo Mariée BEP professionnel Chômage
29 ans, IPG [Couture] partiel
Rosalie [F] Ghana Élève de parents Lycéenne [classe Parents chefs
16 ans, I2G mariés ayant 2 enfants de Seconde L] d’entreprise
[restaurateurs]
Sissi [F] Togo Concubinage. A 1 Niveau collège Chef d’entreprise
44 ans, IPG fille en classe de 1ère [Cinquième] [coiffeuse et
L. tresseuse]
Souama [M] Afrique de l’Ouest Célibataire BTS en commerce Vendeur
I2G, 23 ans

Tao [M] Togo Célibataire Niveau de Agent de sécurité


IPG Première D
25 ans (scientifique)
Zarata [F] Niger Célibataire Bac professionnel Aide soignante
28 ans, IPG
Zouki, 25 ans Centrafrique Célibataire Bac professionnel Ouvrier
IPG

F : Féminin
M : Masculin
IPG : Immigrés de première génération
I2G : Immigrés de 2ième génération

233
Les interviewés de la catégorie scolaire médiane, c’est-à-dire les familles qui ont un
niveau scolaire secondaire plus ou moins rempli ou ayant arrêté leurs études en Première ou
Terminale, font généralement montre d’un "plébiscite cognitif" (envie plus ou moins
persistante d’apprendre ou de suivre une formation) qui peut s’expliquer par leur ambition
scolaire antécédemment « sevrée » dans sa phase de croissance. Il y a donc dans leurs propos
un raccordement psychique à leurs souvenirs scolaires dont ils semblent n’avoir de cesse de
s’absorber. En effet, les images qu’ils ont pu garder de l’école et dont ils essaient en général
de ressasser les aspects sombres, de s’en plaindre, s’implantent insidieusement dans leur
perception, jamais séparées de leur vie psychique dans laquelle elles restent incrustées. Leur
expérience scolaire à eux, bien ou mal prise par leur jugement, leur revient incessamment,
parfois douloureusement, en tant qu’un passé toujours présent dans leur esprit. Leurs
déceptions scolaires (échecs et abandons) traduisent une sensation d’inachèvement, d’un vide
restant à combler ou d’une perte à compenser. On peut noter que, pour la plupart, la dureté de
la sélection scolaire dans leur pays d’origine les trempe continuellement dans une certaine
frustration mêlée d’amertume et de ressentiments.

En Afrique, l’échec au bac dans l’enseignement général c’est vite fait. Au Togo, y a les
élèves du bac qui échouent plus de trois fois, même cinq fois …, le bac c’est la mer à
boire, c’est rare qu’on peut atteindre 40% [de réussite] au probatoire et bac. L’État
cause l’échec aux examens. Bon …, donc le bac technique ça passe, mais le bac de
l’enseignement long, c’est dur, c’est très dur. L’État s’occupe de personne… (Banousso,
trente-huit ans, menuisier, chef d’entreprise, niveau Première scientifique et bac professionnel,
d’origine togolaise).

Les échecs ou redoublements répétés, les déceptions sociales y ressenties ainsi que
l’impuissance à agir sur le cours des événements éducatifs, scolaires ou socioprofessionnels
les ayant marquées, semblent construire chez les familles un mécontentement chronique, et
donc un besoin permanent de compenser une scolarité qui ne fut pas celle souhaitée. Des
personnes ayant plus ou moins longtemps trébuché, dans le secondaire, à un examen de
l’enseignement général ou technique et qui se retrouvent en France sans jamais l’avoir obtenu,
déclarent qu’elles en éprouvent un profond regret intérieur, se disant que c’est de la faute du
système scolaire de leur pays ou de la pauvreté de leurs parents, qu’elles sont tributaires de
leur « misère » d’origine dont elles portent le chagrin et que, n’ayant guère pu obtenir le
diplôme qu’elles ambitionnaient, elles sont désormais tenues d’accepter leur sort afin de ne
pas rater leur expérience migratoire. Cette immigration leur semble une deuxième chance de

234
formation qu’elles pensent s’offrir loin de leur pays, avec une volonté ferme de relever le défi
de leur resocialisation scolaire ou professionnelle. C’est à ce titre que beaucoup mettent leur
motivation dans n’importe quelle occupation compensatrice que le hasard veuille leur
réserver.

J’ai passé deux fois le bac au Bénin et une fois au Togo, ça n’a jamais marché. […] J’ai
appris la soudure à l’arc avant de venir en France. Mais grâce à mes huit années de
petits boulots, j’ai créé mon entreprise (Maurice, trente-six ans, d’origine bénino-togolaise).

Ils sont en effet nombreux à percevoir leur immigration comme un remède à leurs
échecs scolaires antérieurs, et particulièrement à une misère sans nom qui les minait dans leur
pays d’origine. De telles motivations sont assez fréquentes et nous permettent d’observer que
la relative évolution des jeunes migrants (de niveau scolaire intermédiaire) issus de la
diaspora africaine, repose apparemment sur leur aspiration tenace à une réussite sociale au
demeurant redevable (quand c’en est réellement un acquis) à la sueur d’un séjour
quotidiennement angoissant, ou à la souffrance morale ou physique d’une interminable et
stressante procédure d’intégration scolaire ou professionnelle.

Mais du fait que « les parents immigrés d’Afrique subsaharienne viennent souvent des
élites urbaines et ont eux-mêmes un haut niveau d’éducation » (Attias-Donfut & Wolff, 2009,
p. 227), il serait particulièrement utile et intéressant de pénétrer leur perception socioscolaire
afin d’élaborer ensuite une synthèse des attributions causales chez l’ensemble des trois
catégories de niveaux d’instruction.

3.5.3. Niveau scolaire supérieur


Tableau 12 d) : Présentation des participants de parcours scolaire supérieur
Identification Pays d’origine Situation familiale Niveau d’études Profession

Achille [M] Afrique de l’Ouest Célibataire Master en droit Homme d’affaire


IPG, 28 ans
Baya [F] Congo Mariée Licence en Étudiante
20 ans, I2G électronique
Addo [M] Afrique de l’Ouest Célibataire Docteur en Étudiant en ingénierie
IPG, 29 ans physiques d’informatique
Akofa [F] Ghana Pacsée Licenciée en lettres Garde d’enfants
IPG, 34 ans modernes
Alfat, [M] Burkina Faso Célibataire Master en Gestion Stagiaire
IPG
Balo [M] Afrique de l’Ouest Pacsé Bac professionnel Couturier
IPG, 26 ans
Bella [F] IPG Congo Mariée Licence en lettres Vendeuse
33 ans
Bintou [F] Guinée Célibataire Licence en droit
I2G, 20 ans

235
Biova [M] Afrique de l’Ouest Célibataire Master en physique Enseignant et
26 ans, IPG Bénévole
d’association
Cétou [M] Congo Marié ayant 3 enfants Chimiste réformé Agent de sécurité
58 ans, IPG en imprimerie
Cika [F] Togo Concubinage Master en Chômage partiel
26 ans, IPG commerce

Cyprien [M] Bénin Célibataire 2ième année Étudiant


I2G psychologie
20 ans
Diane [F] Sénégal Célibataire Licence de Bénévole dans une
23 ans, IPG sociologie association

Éliane Bénin Mariée Doctoresse en Médecin


I2G médecine
Germaine, Guinée Célibataire Master en Chômeuse
31 ans commerce
Godwell [M] Togo Marié ayant 3 enfants DEUG Chef d’entreprise
38 ans, IPG [livraison de
marchandises]
Ida [F] Côte d’Ivoire Mariée ayant 3 Licence [lettres] Employée [hôtellerie]
35 ans, IPG enfants
Kalari [M] Togo Marié DEUG économie Fonctionnaire
29 ans, IPG
Léla [F], 21 ans Congo Célibataire 3ième année de droit Employée en temps
ESR partiel
Malou [M] Congo Marié DESS en gestion Gestionnaire de
IPG projets
41 ans
Massy [F] 28 ans, ESR Togo Concubinage Master en Caissière en temps
commerce partiel
Maxime [M] Concubinage DESS en économie Employé de banque
I2G
39 ans
Moré [M] Guinée Célibataire Étudiant en AES
22 ans [2ième année]
ESR
Mossan [M] Afrique de l’Ouest Marié Ingénieur en
IPG, 36 ans informatique
Nicodème [M] Togo Célibataire Étudiant en droit Prêtre catholique,
37 ans, IPG [2ième année] ancien prof de maths
au lycée
Ouria [F] Martinique Concubinage Étudiante en Aide éducatrice
27 ans psychologie [3ième
année]
Pamphile [M] Congo Célibataire, Master en Agent de sécurité
41 ans, IPG 5 enfants économie
Taeko [M] Togo Concubinage, ayant 1 Doctorant en Chef d’entreprise et
36 ans enfant philosophie formateur ou maître
d’arts martiaux
Timo [M] Congo Célibataire Doctorant en droit Gérant d’un "Centre
34 ans cyber".
Virginie [F] Centrafrique Célibataire Licence de biologie Étudiante
IPG
Walé [M] Côte d’Ivoire Marié BTS en tourisme Maître nageur
I2G, 33 ans sauveteur

236
Yazo Côte d’Ivoire Marié Docteur Médecin
IPG En médecine
34 ans
Zoho [M] Togo Marié Doctorant en Interprète de langues
38 ans, IPG sociologie africaines auprès des
tribunaux

F : Féminin
M : Masculin
IPG : Immigrés de première génération
I2G : Immigrés de 2ième génération
ESR : Étrangers sollicitant un séjour de résident

Une première approche du phénomène de la perception socioscolaire chez les personnes


de niveau supérieur d’instruction serait de supposer que leurs diplômes les rendraient
intellectuellement plus aptes à rendre compte de la question de l’attribution causale à propos
de l’échec scolaire, du moins avec un certain réalisme qui l’emporterait de loin sur la pensée
des personnes des deux catégories précédentes. L’on pourrait ainsi se convaincre que celles et
ceux qui ont fait long feu sur les bancs d’école seraient à même de fournir des versions
autrement plus conséquentes de leurs vécus scolaires. L’école produisant au sein d’elle-même
l’essentiel de ce qui est nécessaire à sa compréhension, l’hypothèse de son hégémonie ne peut
donc paraître qu’évidente, surtout chez les personnes ayant un haut niveau de savoir
académique. Les propos suivants en donnent une indication.

[…] euh…, je prépare une thèse en philosophie, en même temps je suis prof d’arts
martiaux, quatrième dan de Taekwondo, j’enseigne le sport de combat…, donc je peux
dire que je stimule les muscles du corps et du cerveau [rires]. J’écris en ligne sur un
site, j’ai une certaine vision du monde qui vient des études que j’ai faites…, donc voilà,
c’est un ensemble assez bariolé (Taeko, 36 ans, d’origine togolaise, doctorant en philosophie et
maître d’arts martiaux).

Il est intéressant de noter que, pour les personnes des plus instruites, l’école assure à
celles et ceux qui la fréquentent une certaine vision assez complexe du monde, un certain
épanouissement personnel qui procure une jouissance intellectuelle, une capacité à pénétrer le
sens des choses, à les analyser. Le savoir et le "sentiment de s’appartenir" leur semblent alors
inséparables ou reposer l’un et l’autre sur l’organisation du pouvoir de l’intellect, avec des
résultats heureux dans la manière dont l’individu acquiert hiérarchiquement sa place dans la
société. L’épanouissement intellectuel, sur un plan général, est alors perçu comme une
conséquence heureuse de l’école, l’étroitesse d’esprit étant perçue comme le résultat d’une
conscience privée d’instruction scolaire : voilà à peu près en quels termes les diplômés de la

237
diaspora africaine semblent percevoir l’institution scolaire et les savoirs qu’elle prodigue. Il
est bien évident que tous ne partagent pas le point de vue susmentionné, et pourtant tout se
passe comme si, d’un côté, tous voyaient en l’école un formidable sésame d’intégration
socioprofessionnelle, et d’un autre un projet d’investissement de tous les aléas. Nos diplômés
pensent donc que l’école est une source d’épanouissement mais estiment qu’elle constitue un
« pari incertain » où l’on peut perdre ou gagner.

L’école d’après mes expériences, c’est pari gagnant ou perdant. Moi je suis perdant
avec toutes ces années que j’ai passées au chômage…, c’est après neuf années de
souffrance que j’ai gagné le pari [signé un contrat de travail à durée indéterminée]. […]
Quand je me compare à mes amis qui ont arrêté leurs études après le bac, je ne suis pas
du tout gagnant. Les études m’ont perdu le temps. Je misais gros, j’ai finalement gagné
petit. Je gagne que le smic avec mon master. Dire que l’école ça nous donne des
chances … oui, des chances pour vieillir en espérant un travail de nègre mal payé
[autodérision] » (Malou, Congolais, DESS en gestion des entreprises, 41 ans).

La réaction d’une guinéenne [vendeuse intérimaire] peut donner à voir d’une manière
encore plus claire chez les plus diplômés, le regret qui accompagne parfois leur longue
scolarité perçue comme une « mangeuse de jeunesse » :

Mon papa me disait : « … les études d’abord, les diplômes d’abord ». Je suis d’accord
que les études d’abord, mais j’ai les diplômes ça fait quatre ans mais j’ai pas de travail
fixe et j’ai pas de mari non plus. J’ai avalé des litres de café, toutes ces années de
veillées, qu’est-ce que ces fatigues m’ont apporté ? Je sais pas. Elles ont mangé ma
jeunesse …, ça au moins j’en doute pas. Vaut mieux ne pas faire de longues études,
parce que ça révolte après de voir qu’on n’est qu’un malheureux diplômé … mais je
parle comme ça mais je suis quand même fière de dire que j’ai le master en poche…,
c’est pas rien (Germaine, 31 ans, diplômée en commerce).

Il faut constater que les diplômés d’origine africaine ou, si l’on veut, celles et ceux qui
ont la "chance" d’avoir atteint en France ou ailleurs un degré de scolarité élevé, semblent
adopter, paradoxalement des fois, des attitudes de réserves à l’égard de l’école ou des études
supérieures. Leurs expériences de double culture traditionnelle et scolaire, et notamment leur
situation de chômeurs de longue durée, ne leur permettent pas toujours d’avaliser la thèse qui
conçoit que « l’école ouvre des portes » ou que les traditions seraient inférieures aux

238
enseignements scolaires. Les réactions ne laissent d’ailleurs aucun doute sur l’idée mitigée
que les uns et les autres se font de l’école et de leurs traditions.

C’est en effet une véritable distinction qui s’impose entre les diplômés, car il en est qui
penchent du côté des savoirs scolaires qu’ils portent aux nues, tandis qu’une autre partie de la
même "intelligentsia" se veut bien attachée aux savoirs non-académiques, prônant à l’envi une
sorte de syncrétisme culturel ou mettant les sciences scolaires au même pied d’égalité que les
savoirs de leur terroir. Nombreux en effet sont les diplômés, dans la présente enquête, qui font
état de l’existence, selon eux, d’une "élite intellectuelle illettrée" (les gardiens de l’Arcane
comme ils disent) qui serait détentrice de savoirs n’ayant, estime-t-on, rien à envier à la
civilisation moderne dite « pollueuse de l’environnement » (expression d’Éliane, médecin).
Des étudiants ou diplômés estiment à cet effet que les "thuriféraires de la science scolaire"
(savants ingénieurs ou techniciens supérieurs) auraient "perdu la raison" au point d’accepter
d’envoyer, sans discontinuer, des milliers de tonnes de ferrailles et de gaz toxiques dans
l’espace proche et lointain, de rendre irrespirable l’environnement, impossible la paix dans le
monde. Ils sont relativement nombreux les jeunes intellectuels africains qui semblent ne pas
pardonner à la « culture scolaire occidentale » de s’être servi de l’uranium de Katanga (RDC)
à des tentatives atomiques d’extermination de l’Homme sur la Terre.

L’école [la science] est une religion de la mort, elle recommande d’adorer la
technologie pour être sauvés [civilisés]. Mais ceux qui voient savent que la science et
la technologie poussent la planète vers sa fin. Voyez-vous, l’école forme des têtes pour
la fabrication des bombes. […] Ça choque que des savants vendent leurs cerveaux aux
planificateurs de la mort [fascistes] … des intellos s’associent aux nazis pour occuper
des postes juteux … alors est-ce qu’on peut dire que l’école est une réussite ou un faux
espoir pour le monde ? (Maxime, 39 ans, d’origine camerounaise, DESS en économie).

Du fait, d’après les jeunes diplômés, qu’il y ait des « intellos fascistes », des
« professeurs nazis » ou « xénophobes », ou des ingénieurs en fabrication de bombes
apocalyptiques, ou des personnalités d’États civilisés qui font office, dit-on, de trafics d’armes
génocidaires vers l’Afrique et ailleurs, etc., la tentation par là devient grande pour les "frais
émoulus" de percevoir l’institution scolaire comme une machine à fabriquer des "gangsters en
costume trois pièces", comme disait à peu près une Rwandaise diplômée en informatique :

239
Diplômé ça veut dire diplomate, ça veut dire être civilisé, s’habiller nickel comme un
ministre malhonnête …, avoir du goût pour la lâcheté, diviser les hommes, les armer
pour s’éventrer …, s’entretuer sans pitié.

Mais qu’est-ce qui peut amener des diplômés à donner l’impression de remettre
absolument en cause les savoirs scolaires ou de se parjurer sur l’école qui pourtant les a
formés ? Il nous semble que ce n’est guère l’école comme telle qui représente l’épicentre du
malentendu, mais certains de ses "effets tordus" identifiés en vertu des caractères prestigieux
susceptibles d’intensifier la volonté de nuisance ou la cupidité mortifère de l’espèce humaine.
C’est que les diplômes semblent donner le change : l’idée de s’instruire pour servir l’humanité
ne préoccupe pas, mais celle de l’accession aux postes mirobolants de la fonction publique ou
privée, c’est-à-dire le pouvoir d’une formation intellectuelle qui procure – fût-ce par des
moyens peu recommandables – la richesse, la notoriété ou les honneurs personnels. Ainsi la
force du diplôme ou de la compétence professionnelle n’est pas séparée des risques
d’exactions ou de dérapages anti-déontologiques, comme l’insinuent nombre de "haut gradés"
de l’instruction scolaire que nous avons enquêtés.

Les familles diplômées ont une telle finesse d’édification cognitive (généralement
acquise à l’école) qu’elles attribuent des fonctions d’abus de pouvoir aux prestations de celles
et ceux qui détiennent de prestigieux savoirs intellectuels ou professionnels. Le constat
implicite est que l'implication politique des savoirs suscite un malaise généralisé : cette
implication apparaît massivement et clairement dans l'attribution causale exprimée par les
familles quant aux situations sociales qui semblent inconfortables pour la société et pour
l’école elle-même. Un expert-comptable par exemple ne sait pas que bien compter : son
expérience des chiffres ne l’empêcherait pas toujours de subtiliser la barre des fractions, de
« brouiller les comptes » comme on dit en Afrique. C’est donc, entre autres, dans la sphère de
la magouille professionnelle ou de la cupidité des élites que la critique de l’école s’entend
fréquemment chez les familles diplômées de notre enquête. L’idée qui apparaît est que l’école
transmet des compétences qui se révèlent nuisibles à l’image même de l’école. Autrement dit,
tout se passe comme si à la fin de sa formation, le diplômé devient un "couteau à double
tranchant", c’est à-à-dire un esprit apte à bien servir son pays (en aidant à une effective
promotion d’intégration à l’école par exemple), mais aussi une personne capable d’user
malhonnêtement de ses savoirs prestigieux pour tricher, truander, dominer ou servir ses
propres intérêts au détriment du groupe, de la communauté ou de l’État dont il aurait la
charge.

240
Cette perception sus-évoquée trouve en Afrique une référence plausible dans
l’enrichissement illicite et rapide des intellectuels accédant aux hautes fonctions politiques ou
sociales : des personnalités diplômées, dont les parents connaissaient pourtant une misère
longtemps dramatique, se retrouvent subitement en possession d’une fortune colossale, et ce
par le simple fait d’occuper un poste de conseiller présidentiel, de ministre ou de directeur
général dans tel ou tel secteur de la fonction publique. L’école vaut donc (ironisent certains
étudiants) au prorata des fonds détournés par un expert en peu de temps passé aux affaires de
l’État, ou de l’ampleur des malversations dont les diplômés seraient capables ou se rendraient
coupables : qui ne peut rien voler de consistant n’est qu’un « pauvre nigaud », un « planton
ignare », qui peut vider frauduleusement les caisses du Trésor public un "expert génial". La
haute instruction scolaire (ou la cupidité qui semble l’accompagner) devient par là-même la
cause de l’effondrement financier des États et par là celle du sous-développement des pays
militairement faibles. Un exemple nous en est donné dans une anecdote rapportée par un
expert-comptable doublé de docteur en économie. L’intéressé nous fait part des propos de son
propre frère (enseignant de lycée) qui plaidait pour la cause d’un potentiel candidat à la
députation, auprès d’un chef de canton très peu instruit :

Mazouga [il s’agit d’un potentiel candidat à la députation] a fait de hautes études de
comptabilité en France. Les professeurs blancs eux-mêmes lui ont filé tous les secrets
de l’argent. Y a donc que Mazouga qui peut nous apprendre le secret de l’argent facile.
Il nous fera gagner autant d’argent que les multinationales qui se partagent l’Afrique
(Extrait d’interview d’un expert en économie et expert-comptable d’origine ouest-africaine).

Il est impossible, dans cette étude de l’attribution causale de l’échec ou de la réussite, de


passer outre un tel exemple qui révèle des considérations épistémologiques offrant des
"arguments terribles" pour médire des savoirs scolaires, savoirs intellectuels autrement
perçus, sans aucune réserve, dans toute leur tragique grandeur. Les savoirs de pointe
deviennent en ce sens une valeur qui n’en est vraiment plus une, tant ces savoirs sont foulés
au pied de la dégradation éthique ou morale. La tension relative aux rapports des familles (les
plus instruites en l’occurrence) à l’école et aux savoirs intellectuels trouve simplement ici un
exutoire inattendu. L’école (y compris ses savoirs) ainsi paradoxalement perçue par des
« intellos » comme une institution cyniquement défonceuse de l’éthique sociale, leur apparaît
par là-même comme une structure pernicieuse ou nocive à elle-même : l’école forme des
intellectuels "véreux", "perfides", "insincères", affirme-t-on dans les milieux les plus
scolarisés de la diaspora africaine. L’intellectualité qu’assure l’école semble ainsi perçue

241
comme une cause de dégradation des organisations éducatives, une source de mauvais
rendements de l’enseignement. La preuve (nous disent certaines opinions plus catégoriques)
en est qu’un gouvernement constitué de bureaucrates universitaires en vient à imposer des
« réformes désolantes » dans l’éducation nationale et l’enseignement supérieur. L’on attribue
ainsi aux "grosses têtes politiques" formées par des écoles supérieures, la responsabilité des
maux dont souffre l’institution scolaire.

Il est donc clair que, l’ensemble des opinions précédentes faisant foi, la maturation
intellectuelle assurée par les savoirs scolaires s’appréhende comme un processus
outrageusement promotionnel sur le plan social ou politique : celles et ceux qui président à la
destinée des peuples s’entourent (nous disent certains étudiants) de puissantes cervelles qui
les aident à « magouiller sans laisser de trace », à assouvir aisément leurs ambitions
financières personnelles sur le dos des contribuables surendettés. Il est ainsi courant
d’entendre dire que les « cerveaux corrompus par l’école » seraient des « instruments »
habilement ou facilement sollicités par des gouvernants peu scrupuleux. Pamphile, quarante et
un ans, diplômé congolais en économie, a pu parler de « roitelets cupides entourés de
malfrats diplômés ». Ce qui revient à dire (pour synthétiser les attributions causales
exprimées) que c’est en acquérant des savoirs pointilleux que l’on devient ministre ou haut
fonctionnaire et donc potentiellement un fraudeur ou videur des caisses de l’État, voire un
concepteur de programmes politiques « socialement dévastateurs », ou créateur de
« réformes » destinées à « foutre le bordel dans l’enseignement public », à paralyser la
recherche scientifique et l’éducation nationale (propos d’un mastérant en sociologie, d’origine
sénégalaise).

L’idée d’une "rapacité ravageuse" allant généralement de pair avec la haute culture
scolaire est donc ce que révèlent les opinions. Lesdites opinions sont plus expressives chez les
diplômés en sciences sociales et juridiques, dont bien d’entre eux jugent nécessaire par
ailleurs de nous mettre en garde contre le risque de coopérer avec les "grands intellos" qui
côtoient le pouvoir politique et l’ "argent de la corruption". La civilisation scolaire aurait
donc, d’après les familles fortement scolarisées, des effets corrosifs sur les rapports de
l’individu à la société, rendant le diplômé plus « rusé », plus « cynique », plus
« magouilleur », et par là plus « malhonnête » et plus « méchant » que tout le reste des enfants
nés d’une femme. Ainsi l’image scolaire, négativement prise et expressément rendue par leur
appareil cognitif, leur paraît, au travers de ces malentendus exposés, peu rassurante. Une telle
image de l’école est susceptible de brouiller les rapports des familles aux personnalités

242
garantes des savoirs scolaires, et susciter d’imprévisibles attributions causales de l’échec
scolaire et social. Ce regard critique sur l’école, regard élevé à des degrés coriaces de
malentendus, éclaire un tant soit peu la complexité de la perception socioscolaire chez les
familles d’origine africaine.

Néanmoins, les interviewés que nous venons de classer dans ces trois différentes
rubriques de personnes ayant un niveau scolaire primaire, médian (ou secondaire) et supérieur
ne doivent être perçus comme figés dans cette classification quelque peu arbitraire. Cette
classification même peut paraître abusive ou trompeuse au demeurant, car rien de définitif ne
nous prouve que tel ou tel niveau scolaire soit un gage de certitude plus authentique sur
l’éducation nationale ou familiale. Des diplômés nous assurent en effet de rencontrer ça et là
des analphabètes admirablement débordant de sagesse et, à l’opposé, des « intellos farfelus »
qui, nonobstant leurs belles éruditions universitaires, contribuent honteusement à la misère et
aux humiliations des populations les plus exploitées de la planète59. Plus d’un diplômé ne
manquent, en effet, de suggérer qu’à voir la « vanité » dont certains intellectuels semblent
faire preuve, « ça ferait une bien meilleure convivialité dans la République si un "Coluche"
[comédien] devenait Président de la République » (opinion d’une diplômée en journalisme,
d’origine camerounaise).

Il y a somme toute lieu de remarquer qu’un niveau scolaire bas ne nous suffit pas à
conclure sur la nature des opinions des familles à faible capital cognitif ou simplement
inférieur à celui académiquement requis. Certes, les arguments des moins scolarisés (de la
présente enquête) défaillent parfois à partir d’un certain point de logique académique de
persuasion, cette catégorie de familles (interviewées en français) n’ayant pas toujours les mots
justes ou ne disposant pas d’exemples scolaires suffisamment diversifiés pour édifier son
raisonnement (comme font en général les personnes scolairement très qualifiées ou ayant une
maîtrise consommée de la langue française, langue dans laquelle toutes nos interviews ont été
"arbitrairement" réalisées).

Il est par contre évident que les diplômés ou les plus scolarisés raisonnent sur leurs
situations éducatives à partir d’une richesse d’expériences académiques acquises au cours de
leur longue scolarité ; ce qui, nous le disions, n’est pas, et c’est à juste titre, le cas des

59
Nos investigations nous révèlent par ailleurs qu’entre les idées d’un intellectuel et celles d’un manuel, la
différence de pertinence ou le caractère apodictique ne va pas toujours en faveur du premier. Des élèves et
étudiants se disent ainsi consternés par les propos de tel ou tel « savant qui devient idiot » lorsqu’il part en
campagne d’injures racistes contre une partie de l’Humanité.

243
« illettrés ». La raison en est que, chez les diplômés, le mécanisme de la perception
socioscolaire semble doté de plusieurs fenêtres d’accès au monde culturel. La perception des
plus intellectuellement instruits se présente en effet comme une caméra pivotant sur elle-
même et captant des images tous-azimuts, un peu à l’instar d’un géant télescope balayant
l’univers. Des étudiants nous assurent toutefois de l’existence d’illettrés hautement
"travaillés" par des expériences empiriques cumulées60, maîtrisant la langue de leur culture
propre et suffisamment capables de vues pertinentes en matière de politique, d’éducation ou
de culture générale, etc. Il nous semble que l’on ne peut désormais ségréger ou supprimer
cette réflexion délicate par une intellectualité académiste, élitiste, d’ailleurs parfois perçue
comme surfaite par des personnes pourtant cultivées.

Conclusion
Les personnes dont nous avons analysé les opinions dans le présent chapitre ne sont pas,
au regard de la spécificité de notre échantillon, des individus facilement classifiables selon
leur niveau scolaire ou catégorie socioprofessionnelle. L’individualité africaine diasporique,
telle qu’elle se présente dans cette étude, s’allonge en fin de compte à son pays d’origine, et
ce d’autant par ailleurs qu’il est acquis que l’individu, en tant que sujet au sens de Charlot
(1997), n’est perçu tel que par rapport à la société ou au groupe dont il fait partie. Alors donc
que la société nous paraît à la fois réelle, vague et parfois abstraite, l’individualité se présente
ici comme maillon symbolique d’une société "fugace" qui parfois se condense et devient
"monumentale", bien que l’addition des individus n’équivaille pas, comme on dit, à la société.
En clair nous avons exposé l’individu en ayant eu souci de montrer, quand il le fallait, la
prégnance de la réalité sociale qui s’y révèle ou y transparaît. C’est du moins un fait
incontournable que « le monde n’est donné à l’homme qu’à travers ce qu’il en perçoit, en
imagine, en pense, à travers ce qu’il désire, ce qu’il ressent : le monde s’offre à lui comme
ensemble de significations, partagées avec d’autres hommes » (Charlot, 1997, p. 90). Cette

60
Les chercheurs français, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, ont exposé, dans leur ouvrage
mémorable "Le renard pâle, tome 1. Le mythe cosmogonique …", les croyances multiséculaires qu’ont les
Dogons du Mali sur les étoiles Sirius et dont ils auraient connaissance dans leur cosmologie ; ces astres étant
pourtant inaccessibles à l’œil nu. Le rapport des anthropologues subit aujourd’hui des controverses de certains
sceptiques. Il est sans doute gênant pour ces derniers de concevoir que des "illettrés" aient découvert les étoiles
de Sirius avant les doctes usagers du gigantesque télescope du Mont Palomar. À considérer donc que Griaule et
Dieterlen (anthropologues de haut niveau) ne sont pas des affabulateurs complaisants comme semblent l’insinuer
leurs détracteurs, comment ces sages illettrés du Mali ont-ils pu avoir connaissance de la durée (50 ans) du
mouvement rotatif de l’étoile voisine plus petite autour de Sirius et qui serait au cœur de leur rituel de rénovation
du monde ? Cette « énigme dogonienne » et d’autres similaires semblent amener nombre de gens instruits à
militer pour la thèse de l’existence en Afrique et ailleurs de « savants illettrés » (thèse que partage Hampâté Bâ,
écrivain et ethnologue malien, ainsi que d’autres chercheurs africains et non-africains). Lire Ciel & espace Mai-
96 N°313 de Serge Jodra en consultant http : www.afanet.fr/CMC/pdf/Article/Astronomie_Dogon.pdf.

244
conception permet, nous semble-t-il, d’admettre la place pertinente de l’individu dans les
phénomènes psychologiques et sociaux.

Il n’y a certes pas à généraliser indûment ces cas individuels ou familiaux analysés, mais
à noter que nombre d’immigrants en ont à peu près quelque chose de similaire, qui illustre un
démantèlement psychologique émanant de leur immersion dans un cadre social inhabituel à
leur passé. Ce sont là en même temps des aspects notamment psychologiques de
l’immigration qui influencent sans doute les processus cognitifs, ou qui conduisent aux
attributions causales de l’échec scolaire. En effet, si, par ailleurs, estimons-nous, un chercheur
veut saisir comment un tel démantèlement psychologique peut, sociologiquement parlant,
induire des rapports conflictuels à l’école, à l’échec ou à la réussite, force lui serait de noter
que les situations aussi exemplaires que celles que nous venons d’exposer, sont des maillons
non négligeables de la chaîne sociale à laquelle appartiennent les partenaires migrants de
l’éducation nationale ou de l’enseignement supérieur.

Mais le sujet, même s’il ne se confond pas au monde (puisque ce dernier lui
« préexiste » et subsiste après lui), même si l’individu meurt à chaque instant sans que la
société disparaisse pour autant, il n’en demeure pas moins partie prenante du monde qui est le
sien. C’est dire que de nombreux paramètres interactifs (conditions sociales ou relationnelles
de l’immigration, les sentiments de satisfaction ou de frustration des personnes par rapport à
leurs expériences éducatives, par ex.) s’associent à la perception chez l’individu pour en
constituer une toile d’impacts. Ainsi truffées de cet ensemble d’impacts social et
psychoaffectif relativement complexe, les caractéristiques et situations générales que nous
venons d’analyser révèlent que les mobiles d’immigration, ainsi que les échanges relationnels
des familles, s’expliquent en se déduisant les uns des autres, à travers des arguments portant
principalement sur de poignantes contraintes économiques et politiques, des besoins cognitifs
ardents, et donc une profonde soif d’ascension sociale. Telle est la résultante des données
basiques de la perception socioscolaire telle qu’elle apparaît au niveau notamment des
mobiles de l’immigration et de la situation générale des familles de la diaspora noire
africaine.

Les résultats, à ce niveau de l’enquête, peuvent déjà se résumer en ces termes :


préoccupation des individus et des familles à saisir et à fournir un sens à leurs conditions
d’existence ou de resocialisation qui les fascinent ou leur posent problème. En effet, les
pensées de nos enquêtés, ainsi que leurs perceptions et leurs analyses, sont conditionnées par

245
la logique des attributions causales – tantôt implicites, tantôt explicites – qui se cherchent
elles-mêmes à travers les méandres d’histoires individuelles et collectives. Bref, les
différentes et nombreuses causes économiques, politiques et sociohistoriques de l’exode des
populations mettent en relief ce fait instructif selon lequel le phénomène de l’immigration,
bien étudié, sert lui-même à lire plus clairement la situation économique et l’action éducative
des familles. Et ce dans la mesure où les opinions de ces dernières sont aussi de potentielles
approches qui, comme disait Heider (1958) dans sa théorie dite de « savant naïf », fournissent
en quelque sorte ce qu’une science a la compétence d’accomplir, c’est-à-dire la description
adéquate d’un phénomène perceptible ou sensible.

Dans le chapitre qui va suivre, nous aborderons la question des attributions causales
dans la dynamique des rapports aux savoirs, à la morale et aux croyances. Cette prochaine
étape sera donc non seulement une suite logique de celle-ci, mais aussi une ouverture plus
précise sur des faits de culturalité, de sociabilité, de moralité ou de religiosité.

246
Chapitre Quatre

L’attribution causale de l’échec et de la réussite dans la dynamique des rapports


à la morale, aux croyances et aux savoirs scolaires et non-scolaires
Si l’analyse élaborée dans le chapitre précédent a révélé ce fait instructif selon lequel les
motivations migratoires aident à une lecture différenciée des conditions générales qui
président à l’action éducative des familles d’origine africaine, elle a notamment mis en
lumière le lien dialectique entre les causes fondamentales de l’immigration, l’attribution
causale de l’échec et la perception socioscolaire. Avoir ainsi approché les préoccupations de
nos participants, leur niveau d’instruction et leur situation générationnelle, etc. a par ailleurs
permis de faire un examen général de leur scolarité ou, si l’on veut, de leur situation
éducative. Les linéaments dudit examen n’étaient pas homogènes pour autant. Nous avons en
effet fait ressortir ci-dessus quelques éléments d'attribution causale parmi lesquels
apparaissaient en filigrane des interférences métaphysiques, morales ou religieuses.

Il est donc temps, à présent, d’analyser en profondeur ces interférences. C’est davantage
le domaine de la perception socioscolaire au sens où nous l’avons définie dans l’introduction
générale. Nous annoncions alors que par ce terme il fallait entendre des idées et des jugements
attributifs sur l’instruction, ainsi que des postures sociocognitives impliquant une immersion
des familles dans une double sphère (scolaire et religieuse). Les enjeux sociocognitifs ou, si
l’on veut, les assurances intellectuelles, morales et/ou religieuses dont parents et apprenants
espèrent tirer profit ou qu’ils redoutent de perdre lorsqu’ils valorisent ou désavouent
l’instruction scolaire, constituent une sorte de jugements d’attribution parfois contradictoires.
Nous verrons d’ailleurs, – avec des opinions exemplaires à l’appui –, par où les réactions
(contradictoires ou non) se rattachent à la logique des rapports à l’environnement social et aux
savoirs, ainsi que les problèmes qu’elles posent à la réflexion des familles sur la vie sociale, la
conception de l’intelligence, de la morale et des croyances. Il n’est pas incertain, à ce titre,
que le migrant, en tant que sujet pensant, soit une créature de la société et donc de la culture.
D’autant qu’il apporte son concours à l’œuvre de la vie sociale, se transforme par son
implication dans l’environnement culturel auquel il est censé appartenir, et par rapport auquel
il ne peut se priver de porter des jugements ou des appréciations tant irrationnelles que
rationnelles, ou semi-rationnelles. Les attributions causales de l’échec scolaire ne peuvent
alors se comprendre dans la dynamique de ce chapitre que si l’on envisage de cerner leur
fondement. Nous entendons ainsi prendre un recul épistémologique à l’égard de la "part trop
belle" souvent accordée à la rationalité au détriment de l’irrationnel. Le rationnel étant

247
généralement mobilisé dans les milieux modernes ou scolaires en tant qu’un outil efficace
pour garantir la suprématie de la logique, nous nous permettons ici de supposer qu’il engage
parfois si peu là où l’attribution causale bute contre le mur de l’inexplicable. Cette posture
nous aiderait à nuancer un tant soit peu l’hypothèse d’une mentalité magico-religieuse61
d’ailleurs sujette à controverse.

Cela dit, et tenant compte de la confrontation des enjeux culturels en présence, nous
estimons qu’une voie peut désormais s’ouvrir vers une approche qui ferait synthèse du
moderne et du traditionnel. Le présent chapitre va dès lors nous permettre de mettre en
évidence, dans la perspective des attributions causales, une autre rationalité, qui a notamment
trait aux aspects cognitifs, culturels et mystico-métaphysiques des savoirs.

4.1. Une intelligence à triple fonction


Il semble que l’analyse du phénomène de l’intelligence que nous allons esquisser ici soit
un préambule aux rôles des savoirs, de la morale et des croyances dans la perception
socioscolaire et plus précisément dans l’attribution causale de l’échec/réussite scolaire. C’est
par le biais de l’intelligence et de la cognition que les perceptions se déploient généralement
en effet, c’est par leurs poussées que les imputations se construisent chez l’humain et les
groupes. En fait, c’est la fonction de l’intelligence telle que perçue par les sujets, qui semble
constituer le point de départ de leurs perceptions, de leurs attributions causales.

Au travers de nos enquêtes, l’on s’aperçoit en effet que la réflexion des participants
porte moins sur des conceptions théoriques de l’intelligence que sur sa fonction prétendument
triptyque : intelligence dont on fait usage à l’école (ou celle qui participe de la formation
intellectuelle), ensuite celle qui se déploie à la maison, et enfin une dernière qui se rapporte au
monde du travail. Précisons que les familles n’hésitent généralement pas à ranger dans la
fonction domestique de l’intelligence, un assortiment de tâches ou d’attitudes physiques et
morales qui s’acquièrent dans un cadre familial, à savoir : les travaux ménagers, l’hygiène
corporelle (prendre quotidiennement sa douche par ex.), la bonne conduite dans la vie (ne pas
dire du mal des gens par ex.). Naturellement, ce sont, selon les familles, les parents qui ont
vocation à transmettre ces formes de savoirs (cf. les différents rapports aux savoirs mis en
évidence par l’Équipe d’ESCOL-Paris 8).

61
À observer de l’intérieur la culture africaine ou plus concrètement sa médecine authentique, on
s’aperçoit que les explications causales d’ordre rationnel ne sont pas occultées au profit de la seule conviction
magico-religieuse (cf. Spring, 1980).

248
La conception triptyque de l’intelligence ci-dessus mentionnée peut naturellement
intriguer, surtout si l’on ignore qu’elle intègre en raccourci les rapports que les peuples
colonisés d’Afrique ont avec l’école, le travail (intellectuel ou manuel) et le domaine de la vie
familiale strictement « sacrée ». Il faut noter que ces fonctions de l’intelligence, malgré leurs
contours assez disparates – si l’on s’en tient du moins au langage peu "outillé" dont se servent
les familles pour les exprimer – ne s’opposent pas à la conception intellectualiste de
l’intelligence définie comme « une fonction mentale d’organisation du réel en pensée » [cf.
Dictionnaire "Trésor de la langue française", en ligne]. Mais dans la mesure où le réel social
est pluriel, on peut comprendre chez les familles, leur souci – qui relève d’ailleurs de leur
culture – de considérer l’intelligence comme un outil servant à s’incorporer différents savoirs,
ce qui va également avec l’idée que cette faculté d’appropriation des savoirs n’est pas
toujours automatique. La question se pose alors de savoir si cette conception holistique de
l’intelligence ne court pas, dans une certaine mesure, le risque de faire écran à la spécificité de
l’intelligence scolaire.

4.2. La dévalorisation de fait de l’intelligence scolaire


L’étude de l’attribution causale de l’échec scolaire, à travers celle de la perception
socioscolaire, nous permet de saisir chez les parents et les apprenants (élèves et étudiants),
quelques réactions implacables les conduisant à une vision dévalorisante de « l’intelligence
scolaire ». Des familles instaurent en effet, dans ladite notion, non pas uniquement une
définition personnalisée, mais une logique d’inférence62 entre les réalités de leurs vécus et
l’"intelligence d’usage domestique" qu’elles semblent opposer à celle de l’école.

[…] je dis toujours à ma fille : « Tu connais l’école, c’est très bien, moi-même je suis
contente pour toi, mais si tu n’as pas l’intelligence de la maison, c’est triste pour
toi. » Parce que ce n’est pas l’école seule qu’il y a dans la vie, il y a aussi la famille à
la maison […] (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième).

Cette perception renvoie, nous semble-t-il, à une sorte d’injonction paradoxale (Rochex,
1995) opposant les savoirs scolaires et les savoirs "domestiques". Cette opposition « est plus
souvent de l’ordre de la hiérarchisation, de la dévalorisation de l’école et de ses
apprentissages, invalidés au nom de la « vraie vie » […] (ex. : il n’y a pas qu’à l’école qu’on
apprend des choses, en famille, lorsque nos parents parlent entre eux, on s’enrichit aussi »

62
Nous appelons "logique d’inférence", toute forme de conclusions empiriquement élaborées par les
familles à partir d’un certain nombre de faits ou de savoirs relatifs à leur quotidien social.

249
(Rochex, 1995, p. 134). La sous-appréciation des savoirs scolaires, ou du moins leur mise à
égalité avec les apprentissages de la vie familiale, semble se ramener à deux causes
essentielles : ce qui influence socialement la perception chez les familles populaires, c’est
d’une part l’usage des savoirs plus proches de leur quotidien (savoirs informels en tant
qu’éléments de régulation de leurs nécessités ordinaires) et, d’autre part, la force de leur désir
de conserver la morale de leur groupe sans pour autant disgracier les savoirs de l’école,
comme on l’appréhende dans les propos de Sissi :

Quand ses cousines de Suisse sont venues en vacance chez nous [en France], elle
[l’interviewée parlant de sa fille] a vu la différence entre elle et les cousines. Parce
que ses cousines de Suisse sont aussi très intelligentes à l’école, mais elles savent
faire très bien le ménage et la cuisine. Ma fille elle-même comme elle a vu comment
ses cousines elles font, depuis elle sait maintenant que l’intelligence de l’école ne
suffit pas pour la femme, il faut aussi avoir l’intelligence de la maison.

Ces conceptions valent particulièrement pour les immigrés d’origine ouest-africaine, en


l’occurrence les mina, les adja ou les éwé, etc. qui distinguent « ahome nunya » (savoir
domestique) et « sukulu nunya » (savoir scolaire), ce dernier pouvant parfois être complété ou
remplacé par « aheme nunya » (savoir occulte). Le savoir "occulte" et le savoir "domestique"
demeurent, en effet, le double critère de la sagesse (en tant que capacité de réalisation d’une
certaine béatitude intellectuelle et morale) chez les peuples de la Côte ouest-africaine, les éwé
en particulier. Il arrive en Afrique noire qu’un élève ou un étudiant, après de fidèles services
rendus à un « vieillard nécessiteux », à un sage bien portant ou moribond, soit gratifié de la
part de ce dernier par une formule de bénédiction propitiatoire : « Puisse l’Esprit du Bien
(Dieu) t’accorder la sagesse de la Vie », c’est-à-dire « aheme nunya », l’intuition perçante qui,
s’ajoutant à l’intelligence de l’école ou de l’initiation, permet d’éclairer les sentiers sombres
de la vie, faisant de l’humain un témoin de l’Invisible. Cette conception de l’intelligence ou
des savoirs est aussi forte chez les Fon du Bénin et les Yorouba de la Côte ouest-africaine, ou
plus précisément du Nigeria. Autrement dit, l’intelligence de la Vie ou la "sagesse
instantanée" est censée se transmettre par un mécanisme cérémoniel ou de bénédiction
spéciale et propre à toute personne dotée d’une certaine vertu, d’un certain pouvoir qu’elle ne
tiendrait pas des mortels mais des esprits. Les savoirs initiatiques sont à ce titre pris pour ce
qui élève l’humain au-dessus du monde objectif, et lesdits savoirs traduisent chez les familles
une certaine habilitation de l’humain (l’individu) en tant que partenaire du Divin.

250
Mais entre l’intelligence de la maison et celle de l’initiation (scolaire ou occulte), il y a
une antichambre de vices ou d’immoralité que la coutume interdit formellement d’occuper, en
somme, par témérité, au risque d’une nouvelle contamination par le sort des premiers humains
qui se sont, après rupture du totem (ou de la loi divine), irrévocablement exclus du paradis63.
Or le plus souvent, le respect de la chose défendue semble généralement perçu en milieu
traditionnel comme un principe très peu honoré par les personnes fortement scolarisées. La
pensée populaire africaine considère en effet que c’est parmi les gens de grande culture
intellectuelle que se recrutent les « sans scrupule » ou les moins préoccupés de vertu. Cette
idée religieuse, qui draine des attributions causales autour de l’échec scolaire, va
prochainement nous conduire à apprécier le jugement selon lequel l’intellectuel "forcené"
récuserait toute moralité susceptible d’amoindrir sa marge de liberté, de plaisir intellectuel ou
charnel. Autrement dit, l’intelligence scolaire accrue est parfois perçue, par des personnes
imbues de valeurs traditionnelles, comme la cause de la décadence des mœurs et celle des
difficultés scolaires. Il faut toutefois noter que les personnes dont les propos font état d’une
certaine dévalorisation de l’intelligence scolaire ne l’expriment pas toujours ni surtout de la
même manière. Il y en a parmi elles qui s’attaquent directement aux savoirs scolaires plutôt
qu’à l’intelligence scolaire, mais la différence entre les deux notions n’est en réalité qu’une
vue aprioristique. L’interrogation se pose quand même en termes suivants : comment
concevoir cette attitude qui consiste à dénier péremptoirement l’importance des savoirs
scolaires, à y fulminer des arguments de réfutation sans merci ? À cette question, la réponse
d’une théorie nous aiderait moins, nous semble-t-il, que l’analyse concrète des faits ou
propos.

[…] L’école seule ne fait pas l’homme. Moi j’explique avec ma situation…, parce que
l’école n’a pas fait ma vie (Tomondji, d’origine béninoise, niveau CP2).

Arrêtons-nous pour l’instant à cette expression lâchée par l’enquêté : « Moi j’explique
avec ma situation ». Qu’en est-il exactement de la situation en question ? L’enquêté fait en
effet allusion à son vécu, à la brièveté de sa scolarité ainsi qu’à ses occupations antérieures
qui ont apparemment peu de rapport avec l’expérience scolaire : « Moi j’ai pas les dettes avec
l’école, c’est pas l’école qui a fait ma vie. […] J’ai commencé l’école à dix ans et j’ai déjà
fini à douze ans [deux ans de scolarité]. » Tomondji précise davantage :

63
Selon l’interprétation des familles (qu’elles semblent emprunter à la Bible), les premiers parents de
l’humanité auraient été virés du paradis parce qu’ils auraient mangé l’arbre de la connaissance interdite, cette
rupture de totem les ayant rendus ineptes et donc désormais inaptes à coopérer avec la sagesse divine.

251
J’ai travaillé la terre dans les champs de mes parents [en Afrique]. Je faisais les
champs de manioc, de maïs, j’avais aussi les champs de palmiers de mon père.
J’élevais les escargots, je fabriquais l’huile de palme et l’alcool de palme avant de
partir pour faire la pêche au Ghana. Après j’ai fait le zémidjan [taxi moto], j’ai fait
des biz [affaires] au port de Cotonou, j’ai fait le biz de l’essence [carburant]. Moi j’ai
essayé beaucoup de choses que l’école ne pouvait pas m’enseigner.

Il y a, dans cette affirmation, une perception au rabais des savoirs de l’école, liée au
vécu de l’exposant, à la désolation foncière de ses constats vivement réducteurs du prestige de
l’école.

Au Bénin, y avait des profs de lycée qui faisaient le biz de boudè [commerce de
carburant de piètre qualité] avec nous. Eux ils font le travail de prof mais ils gagnent
rien avec l’argent de prof, c’est le boudè qui les aide pour vivre. Nous on voit que
l’école ne peut pas payer un prof et c’est boudè qu’il peut vendre pour donner la
nourriture à sa famille, donc l’école c’est pour un gros zéro […].

Ces situations dévalorisantes pour l’école, Tomondji affirme les avoir vécues de lui-
même. Il ne semble donc pas les conjecturer. Car c’est, semble-t-il, avec des profs de lycées
(garants du prestige des savoirs) que Tomondji, à peine scolarisé, prétend avoir entrepris les
« biz de boudè ». L’interviewé insiste :

Au Bénin, c’est les biz, les affaires …, c’est pas l’école qui fait l’argent au Bénin,
c’est les biz [...]. Parce que si on va trop longtemps à l’école on va mourir sans
l’argent.

Des professeurs réduits par leur précarité financière au rang de prolétaires en déboires,
de malheureux conducteurs de taxis-motos, de pauvres vendeurs de « boudè » (carburant
frelaté importé du Nigeria), en faut-il davantage pour suspecter l’école d’être un « gros
zéro » ? Elle ne l’est pas, certes, sous un certain angle. Mais la tentation vient vite pour les
familles de s’irriter contre une école dont les enseignants, mal payés, s’en vont arrondir leurs
"fin du mois" dans les "petits métiers de la rue". Nous pourrions reprendre ici une remarque
faite par un jeune chercheur germano-togolais : « la majorité des enseignants touchés au
Bénin nous ont avoué que leurs dépenses familiales étaient à elles seules toujours largement
supérieures à leurs salaires, d’où leur tendance à se tourner vers d’autres activités en vue
d’obtenir des revenus supplémentaires nécessaires (travaux champêtres, commerciaux,

252
conduite de taxi ou de taxi-moto, cours de répétition, etc.) » (Amouzou-Glikpa, 2008, p. 164).
C’est là une situation de fait de l’enseignement au Bénin et qui n’est pas loin d’être commune
aux pénibles réalités économiques que connaissent d’autres États africains dans le secteur de
l’éducation ; ce sur quoi le sociologue précise : « Les enseignants africains en général et
béninois en particulier laissent pourtant l’impression de se satisfaire et de mener à bien leur
fonction, les activités qu’ils entreprennent en dehors de leur occupation officielle
correspondent tout simplement à une nécessité d’adaptation à leur situation précaire. Leur
souci semble se réduire essentiellement à la recherche et à la satisfaction de leur survie […].
La recherche de la satisfaction des besoins de loisirs et de culture comme le théâtre, les
concerts, le cinéma tels que connus dans les pays occidentaux est ici presque absente »
(Amouzou-Glikpa, ibidem).

L’on peut donc comprendre pourquoi certains de nos enquêtés, à l’instar de Tomondji,
ressassent un cocktail d’idées communément pessimistes ou illusoires selon lesquelles
« l’école ne fait pas l’homme, c’est un gros zéro ». Voici quelques formules similaires qui ont
été recueillies lors de l’enquête chez des personnes instruites ou peu instruites : « L’école, on
peut même plus compter sur elle » (Dossou, ferrailleur, niveau licence professionnelle en
gestion). « On s’en fout maintenant d’apprendre l’école » (Kapi, Bac professionnel,
électricien). « Diplômés sans emploi = chômeurs sans diplômes » (Dohévi, master en chimie,
employé à mi-temps). « Avec ce qu’on apprend à l’école, on avance par la tête mais sans
argent sur le compte pour vivre bien … l’école, c’est égal diplôme de merde » (Edna, master
en commerce, caissière). « Nous on mettait la confiance sur l’école, mais l’école même
aujourd’hui est fatiguée de nous » (Olivia, étudiante en expertise-comptable), etc. Cette
dévalorisation du rôle de l'école en termes d'inférences ou d’attributions causales peut se
traduire par une sorte de relativisation de l'échec scolaire. Autrement dit, si le diplômé
chômeur est pris pour l’égal d’un chômeur non diplômé, c’est donc que les familles
considèrent que l’échec scolaire n’a de gravité que dans la seule mesure où l’on risque d’en
pâtir par un long chômage ou plutôt par une sous-qualification à l’emploi.

Mais ce n’est là qu’une partie infime des pensées non-mélioratives construites par
certains de nos enquêtés sur la valeur de l’école ou des savoirs intellectuels, états de faits
qu’ils semblent percevoir par les œillères de leurs situations sociales précaires ou celles de
leurs proches, et qui peuvent avoir des incidences sur l’attribution causale de l’échec ou de la
réussite scolaire, et donc sur les apprentissages. Cela dit, l’omniprésence des informations ou
la vulgarisation des savoirs par les médias et surtout par l’Internet, est en effet l’argument

253
généralement invoqué par certains parents pour certifier la relative caducité du rôle éducateur
de l’école.

Aujourd’hui l’éducation est partout, l’éducation est planétaire. C’est internet, c’est
les informations. […] beaucoup de personnes ne regardent plus le "vingt heures"
[journal télévisé] parce que …, aujourd’hui l’information est partout. Quand on sort
le matin, il y a des journaux qui sont distribués gratuitement …, le temps d’arriver à
la maison, on sait tout ce qui s’est passé sur toute la planète, c’est de la même façon
que la connaissance s’acquiert partout. On n’a plus besoin d’aller s’assoir devant un
prof pour apprendre… (Boyik, architecte et chef d’entreprise, d’origine togolo-béninoise).

L’auteur de ces propos, comme nous l’indiquons, est un architecte, c’est donc
apparemment le contraire d’un esprit simple. Pourtant, il ne fait pas l’apologie absolue de
l’école. Il s’y oppose apparemment, un peu comme Illich (1971, p. 157) : « Le système
scolaire pourrait bientôt avoir à faire face à un problème que les églises connaissent déjà :
que faire de l’espace rendu disponible par la défection des fidèles ? Les écoles seraient aussi
difficiles à vendre que les temples ! » Mais l’on ne doit pas se laisser tromper en imaginant
que toutes les familles désireraient invariablement « une société sans école ». Elles ne
confondent pas toujours l’information médiatique et son corollaire de culture générale avec
une formation ex cathedra, c’est-à-dire instructive en bonne et due forme et devant s’acquérir,
non pas dans un lieu informel, mais sous la verve académique d’une chaire, dans une structure
institutionnelle, universitaire ou spécialisée.

En effet, si ce qui saute aux yeux ou aux oreilles consiste dans la manière dont certaines
personnes comparent la divulgation de l’information et la démultiplication des réseaux
informels de distribution des savoirs – l’idée générale en « gestation » étant l’affaiblissement
ou la diminution de l’intérêt à s’instruire sous les auspices d’une institution scolaire – la
réalité profonde de cette dichotomie va au-delà des apparences. Car il est des personnes qui,
s’inscrivant dans la posture d’un observateur social et non forcément dans une simple prise de
position, ont la perception d’une école éclatée, qui ne dépende plus d’une structure figée ou
détentrice du monopole d’un domaine de savoirs et censée assurer un certain degré de
connaissance. Ainsi, comme des malvoyants qui mettent de bonnes lentilles sur leurs
mauvaises prunelles, certaines familles se donnent bon an mal an le moyen d’observer :

Ici [en Europe] on apprend à vivre avec des gens bien éduqués et aussi des gens qui
n’ont pas d’éducation… il y a beaucoup de gens ici en Europe qui pensent qu’à leur

254
gueule parce qu’ils n’ont pas l’éducation qui pense aux autres… l’égoïsme et
l’hypocrisie de ces gens, ça forme plus que la formation dans une école. Ce que j’ai
appris avec l’hypocrisie des gens, c’est plus utile pour moi que ce que j’ai appris à
l’école. Je me fais apprécier au travail parce que j’ai appris à comprendre
l’hypocrisie des gens. J’ai aussi appris à garder le calme quand un client mal éduqué
me dit des insultes. C’est pas à l’école que j’ai appris à être patiente, c’est avec les
racistes et les hypocrites que je suis devenue très patiente. Les racistes m’ont
beaucoup formée dans la rue et dans les services. L’école m’a enseigné la mode
[couture], mais je n’exerce pas le métier de la mode en France. Par contre la
patience que j’ai acquise chez les racistes, c’est ça qui m’aide dans mon travail…,
partout où j’ai déjà travaillé, je me fais toujours apprécier pour ma patience et mon
écoute (Nafissa, niveau BEP en couture, une mère d’origine togolaise).

C’est donc, pour le moins, la conviction que le vécu social est plus formateur que
l’enseignement scolaire qui constitue l’idée soutenue par certaines familles. Leur application à
se conduire d’après cette conviction, facilite, pourrait-on dire, leur adaptation aux situations
sociales qu’elles déplorent : égoïsme spoliateur, insultes et railleries racistes dont elles
semblent s’accommoder dans leur quotidien. Dans une telle logique de perception par laquelle
les familles construisent leurs opinions sur la dégradation de l’importance de l’école et
rendent compte de ce qu’il en est dans leur environnement social, il est intéressant – et d’un
intérêt évident – de leur trouver, à titre de similitude, d’autres positions davantage tenaces qui
s’en rapprochent.

Pour certains, et dans une optique également inscrite dans la posture précédente, l’école
semble revêtir peu d’importance en comparaison des opportunités d’apprentissage qu’offrirait
le fait de voyager ou d’aller vers d’autres cultures.

C’est super bien de voyager dans le monde…, ça ouvre les yeux. Tu apprends assez
de choses sur la vie, les gens. Les voyages ça forme plus que l’école. Tu voyages et tu
découvres des choses dans la nature…, tu fais des expériences, tu apprends des trucs
qu’on peut pas apprendre à l’école… (Ida, licenciée en espagnol, jeune mère d’origine
ivoirienne).

Il faut voir que voyages et savoirs marquent ici deux espèces de schémas conjoints qui
mettent à mal l’importance de l’école : voyager loin, au risque de se trouver à bord d’un
"avion-cercueil", devient une sorte de moyen d’accès aux savoirs, aux expériences dont

255
l’envergure culturelle dépasserait les offres cognitives disponibles à l’école. La comparaison,
on la voit, semble outrancière, excessive mais elle reflète bien la propension de certaines
personnes à miser leurs ambitions cognitives sur les voyages plutôt que sur l’entrée dans une
école : « […] Moi ce que j’ai compris dans les voyages, ça dépasse ce que j’ai appris dans les
enseignements de l’école », insiste Ida. Le voyage est non seulement une source de savoirs
pour certaines personnes, c’est même la meilleure école pour d’autres. L’échec scolaire n’est
donc apparemment que peu de chose pour quiconque a la chance de voyager beaucoup. Cette
perception, nous la retrouvons en fac-similé chez des personnes estimant que leur voyage en
France leur est plus profitable en savoirs que ce qu’elles ont pu apprendre au cours de leur
scolarité :

On apprend des choses en France… y a tout en France…, y a des Jean-Marie…, mais


il y a aussi des Ségolène, des Martine, des Olivier …, il y a aussi beaucoup
d’injustices en France…, et tout ça nous on savait pas. En Afrique on nous mentait à
l’école qu’il y a l’égalité en France …, on nous disait qu’il y a la civilisation en
France, donc le fait de vivre en France, ça fait qu’on voit bien qu’on nous trompait à
l’école… et la souffrance que moi j’apprends en France avec les comportements des
gens est mieux [instructive] pour moi que les mensonges qu’on nous avait enseignés à
l’école (Nafissa, niveau BEP en couture).

Des familles soulignent donc que leur voyage en France, ou plutôt leur expérience en
tant qu’ils résident sur le territoire national français, constitue la meilleure école qu’il leur est
donné de fréquenter. Bien d’autres passages de l’interview de Nafissa le confirment autant
que les propos précédents.

- Vous voulez dire que le fait de résider en France, ça vous apporte plus de
connaissances qu’à l’école…
- C’est mon point de vue… Le fait d’être en France, ça ouvre les yeux, la vie en
France c’est plus qu’une école…

Ces réactions prêtent lieu à une perception dévalorisante de l’école. La civilisation et


l’égalité à la française que plus haut elle critique, sont, au-delà des apparences, des approches
de savoirs que lui procure l’immigration. Certaines familles sont donc tout à fait persuadées
que leurs expériences douloureuses mais passionnantes d’immigrants leur payent
cognitivement la peine qu’elles coûtent. Ces savoirs expérientiels leur paraissent plus
enrichissants que les « illusions » qu’elles prétendent avoir acquises à l’école concernant

256
l’Occident. Elles ont parfois l’air d’avoir longtemps habité dans un capitole d’illusions au sein
duquel les « ombres » d’enseignement scolaire suivi en Afrique laissaient à peine deviner les
pénibles réalités sociales de la vie quotidienne en France. Il est significatif en effet de
remarquer que cet obscurantisme présumé soit inscrit au "menu du jour" de la perception
socioscolaire des familles de la diaspora africaine. C’est que le mécanisme qui conduit
inconsciemment ou consciemment à une perception dévalorisante de l’école, dérive de la
prégnance des vécus ou des perçus et signale le fait que les opinions partant des perceptions,
aussi bien que les souvenirs de faits heureux ou malheureux qui auréolent ces perceptions
dans leur formulation, se trouvent systématiquement mobilisées dans les attributions causales
qu’opèrent nos enquêtés.

Je pensais que l’Europe était le paradis des études… donc moi c’était ma déception qui
m’a fait couler en première année … je m’attendais pas à faire des va-et-vient pour
avoir un petit coin [studio] … J’étais déçue … la fac, je la vois toujours comme une
mauvaise expérience de stress (Clotilde, mère de famille, 36 ans, maîtrise d’anglais,
standardiste).

Peut-être est-il souhaitable que, par une analyse plus pointue de l’école négativement
perçue, nous puissions dégager avec pertinence et profondeur ce qu’il en est de la différence
perçue entre l’intelligence scolaire et l’intelligence du travail.

4.3. De l’intelligence de l’école à l’intelligence du travail


Si les familles semblent considérer que la culture scolaire exclut les savoirs pratiques
(intelligence de la maison) ou ne respecte pas suffisamment les valeurs morales
traditionnelles, c’est notamment lorsqu’elles sont confrontées à des situations dont
l’explication évidente ne leur apparaît pas ou ne correspond pas à leur idéal moral. La
prégnance morale de leur culture les positionne cognitivement entre deux colonnes d’idées
antagonistes : celles du pour et du contre, du bon et du mauvais, une sorte d’éthique à
caractère manichéen. La dévalorisation de l’intelligence scolaire procède à ce titre d’une
multitude d’appréciations de faits, de jugements portant sur des actes posés par autrui, mettant
ainsi sur les plateaux d’une balance, d’un côté les prestations intellectuelles et de l’autre la
qualité morale ou les comportements individuels au sein du groupe. Autrement dit, les
familles ne considèrent pas l’intelligence scolaire à elle seule comme un élément qui suffise à
la valorisation de l’humain. C’est dire implicitement qu’un illettré dont les actes inspireraient

257
une bonne moralité, mériterait bien plus de l’espèce humaine qu’un diplômé de "mœurs
légères" ou qui se méprendrait des valeurs morales.

[…] il y a un jeune de notre quartier, c’était mon copain. Lui [le copain en question],
quand il allait à l’école, il était toujours premier jusqu’à l’université, mais après
quand il trouve le travail, il ne peut jamais garder ça jusqu’à un an. Une fois il a fait
la bagarre avec son chef dans le travail, après son chef l’a viré. Après il a trouvé un
autre travail, là-bas aussi il a fait les querelles avec un camarade dans le bureau, il a
cassé la tête de son camarade avec une chaise de fer et puis il a fait la prison trois
mois et il a perdu le travail. Après encore il a trouvé un bon travail, mais là-bas il
faisait toujours les amusements en cachette avec la femme de son chef… Après le chef
il sait qu’il fait les sales choses comme ça avec sa femme et il l’a viré, même il voulait
le tuer. Donc un homme comme ça il est intelligent à l’école … mais c’est ça
seulement quand il va dans le travail il gâte toutes les choses. C’est les vilaines
choses seulement il fait dans le travail …, c’est ça il a l’intelligence de l’école mais il
n’a pas l’intelligence du travail (Sissi, niveau Cinquième, tresseuse-coiffeuse, mère de
famille).

L’intelligence du travail, telle qu’elle apparaît dans l’opinion, semble induire, à


première vue, une faible habileté professionnelle ; mais en fait, à y voir de près, c’est d’une
faible intelligence relative aux relations humaines dans le travail qu’il s’agit. Mais prise dans
l’autre sens que dans celui-ci, l’analyse esquissée vaut, semble-t-il, tout autant.

Une autre perception assez similaire à la précédente est celle de Tomondji, niveau
scolaire CP2, d’origine béninoise :

L’intelligence de l’école ça va te chercher un bon travail avec les diplômes. Ça c’est


un. Maintenant l’autre [l’intelligence domestique] ça va t’apprendre le travail de la
maison et la valeur de l’homme [dignité humaine] dans la vie. […]

C’est un fait que l’intelligence scolaire ou les savoirs acquis sur les bancs de l’école et
les intelligences, – l’une qui se déploie à la "maison" et l’autre qui s’active au "travail" –,
semblent soumises, chez certains de nos participants, à des cloisonnements respectifs
(conception holistique de l’intelligence ci-dessus abordée) dont il faut tenir compte dans
l’analyse des opinions populistes et dans celle des explications savantes. Rien ne nous
empêche donc de consulter un tant soit peu la littérature scientifique pour nous informer sur
quelques importants travaux relatifs à cette question de l’intelligence.

258
Bee & Boyd (2003), dans leur ouvrage La psychologie du développement, se posent
ainsi la question « l’intelligence est-elle unique ou multiple ? » et y répondent avec un
distinguo d’approches contradictoires. Ce débat fondamental, dans lequel se discute la
question de l’évaluation des capacités intellectuelles, conserve pour le moins la dichotomie
d’une intelligence décrite à la fois comme unique et multiple. La dichotomie présumée a
tellement remué les chercheurs que certains ont éprouvé le besoin de l’escamoter tout court,
d’autres de la nuancer peu ou prou. C’est ainsi que, persuadé de l’existence d’une seule
intelligence générale, Charles Spearman (1904) soutient qu’une personne performante au
cours d’un test de mémoire ne le serait pas moins au cours d’un test de résolution de
problèmes ; alors que Thurstone (1930) décide d’inscrire la notion de l’intelligence dans une
perspective multifactorielle, choisissant même de considérer qu’un brillant praticien du
raisonnement logique peut s’avérer un malheureux tocard dans un tout autre domaine de
performance cognitive. L’intelligence serait donc éparse comme un puzzle dont les éléments
posés en vrac auraient chacun une place spécifique dans le schéma idéal à recouvrer.

Toutefois si les deux thèses de l’intelligence, celle dite intelligence générale et celle dite
multifactorielle, constituent (malgré les insuffisances de la première et l’opposition des deux)
des points de vue complémentaires et ne peuvent être isolées l’une par rapport à l’autre, elles
vont aboutir – à partir des années 1980 – à des conceptions plus strictes et plus complexes du
traitement de l’information, c’est-à-dire l’ensemble des processus mentaux impliquant
l’activité cognitive. Ainsi Bee et Boyd (2003) nous enseignent-ils que vers le début des
années 1970, Cattel et Horn partent de l’hypothèse d’une intelligence biforme pour énoncer le
concept d’une intelligence cristallisée (connaissances issues des études et de l’expérience,
comme par exemple la dextérité de lecture) et celui d’une intelligence fluide, qui fait appel au
raisonnement et au temps de réaction. Les auteurs estiment que parmi les théories les plus
répandues de l’intelligence multiple, figure celle de Gardner (1983) qui assigne sept formes à
l’intelligence : compréhension de soi, compréhension sociale, compréhension de la logique
mathématique, compréhension linguistique, musicale, spatiale, et kinesthésique (sensation
interne des mouvements du corps). Mais Robert Stremberg (1985) conçoit plutôt, pour sa part,
une intelligence limitée à trois axes : l’intelligence sociale qui permet de comprendre autrui et
d’agir sur lui, l’intelligence émotionnelle servant à connaître et à gérer ses émotions et celles
des autres, et enfin l’intelligence pratique qui est opposée à l’intelligence scolaire et sert à
dénouer les situations complexes de la vie courante. Quant à Huteau et Lautrey (1999), ils
imputent un caractère procédural et instrumental à l’intelligence pratique et pensent qu’elle

259
s’acquiert sans l’aide d’autrui (l’autonomie d’apprentissage étant le meilleur cadre ou facteur
clé du développement harmonieux de l’intelligence).

L’on peut toutefois constater que cette tendance à la partition de la faculté de


l’intelligence, comme phénomène de perception ou plus généralement de l’attribution causale
"ordinaire" ou de l’explication scientifique, ne se rencontre pas que chez les chercheurs
professionnels. Des personnes illettrées ou n’ayant apparemment pas accès aux concepts
savamment élaborés, – certaines d’entre elles d’ailleurs s’en avouent incapables64 –, ne se
trouvent pas pour autant moins portées, elles aussi, vers des compartimentations de
l’intelligence. Mais les familles, plutôt que de s’arrêter à une simple analyse des fonctions de
l’intelligence, donnent prise à une optique morale de celle-ci. Leur attitude coïncide donc avec
la conception triptyque de l’intelligence déjà présentée. L’intellectuel ou le détenteur de
l’intelligence scolaire (ou de l’intelligence tout simplement) se présente alors, à leurs yeux, –
les opinions citées plus haut sont ici des références par rapport aux réactions qui ont pu être
observées au cours de l’étude –, un homme psychologiquement sain ou se comportant de la
façon la plus honnête qui soit.

Un intelligent, il est l’homme qui …, un homme sage. Un paresseux ignorant, lui, fait
que penser le plaisir …, manger, boire, dormir, coucher les "filles qui sont pas
mangeables" [filles impubères]… Par exemple un homme qui boit "l’eau du feu"
[l’alcool], un homme qui peut pas éduquer son kakayi [pénis], c’est pas un homme
intelligent. Même un homme de diplôme qui boit trop l’eau du feu [l’alcool], un homme
qui pense que le plaisir de sexe, son cerveau c’est "globoto" [zéro] (Tomondji, niveau CP2,
ouvrier).

Les opinions de certains enquêtés, passées au crible, confirment la tendance à une mise
en surplomb du facteur d’équilibre moral comme condition d’une intelligence scolaire ou
sociale valorisante. Ainsi, pour un certain nombre de nos participants, de toute luxure qui
friserait la perversité, l’homme ou la femme cultivé (e) ou scolarisé (e) doit être exempt (e) ;
faute de quoi, croit-on, tout son savoir partirait à vau-l’eau. C’est à croire que l’intelligence

64
L’un des aveux de cette incapacité présumée à approcher les savantes spéculations en général et la
notion de l’intelligence en particulier (dans une langue occidentale), se trouve dans l’extrait suivant de
l’interview que nous avons eue avec Sissi, une quadragénaire d’origine togolaise, niveau classe de Cinquième :
- Mais moi je ne peux pas expliquer bien [le mot intelligence] comme le Blanc a expliqué dans le
dictionnaire.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est le français, c’est la langue du Blanc, c’est pas ma langue. Parce que moi je ne peux pas
expliquer bien le mot du Blanc comme le Blanc lui-même il peut expliquer.

260
s’abêtirait si elle flirtait avec une concupiscence à outrance. Mais, parfois, c’est l’intelligence
scolaire qui est plutôt perçue comme nuisible à la vertu de la jeunesse, à celle des filles
notamment. La licence des mœurs est alors doigtée comme une conséquence de la
scolarisation intensive.

L’intelligence et le comportement harmonieux qu’elle suggère constituent donc, chez les


familles ancrées dans la tradition, des entités unifiées qui ne doivent guère mener une vie
séparée. Nous allons ainsi voir aussitôt que l’éducation morale prend des formes
"oppressives" chez les familles partisanes de la conception susmentionnée. L’enfant est placé
en une sorte de serre psychologique déprimante, c’est-à-dire dans une prescription de morale
sexuelle qui l’étiole. En relation avec ce trait spécifique de la conduite morale perçue comme
soubassement de l’intelligence et comme nécessaire à la légitimation des savoirs, des
anecdotes foisonnent. Celle d’une mère ivoirienne a bien retenu notre attention. L’interviewée
se souvient du châtiment corporel qui fut sévèrement infligé à sa sœur à la suite d’une nuit où
cette dernière eut l’imprudence de s’absenter de la maison sans en prévenir ses parents :

Ma grande sœur avait vingt-et-un ans, elle a déconné un jour, notre maman l’a prise
avec sa main gauche…, elle te l’a remuée. Ma sœur n’a jamais oublié ce jour. Elle [la
maman] fouettait ma sœur …, elle lui disait : « Tu veux jouer la demoiselle avec
moi…, j’ai été demoiselle avant toi … (Ida, licenciée en espagnol, mère de famille d’origine
ivoirienne).

L’interviewée précise : « ... ma sœur est sortie un soir à seize heures, elle est rentrée le
lendemain à midi, sans prévenir personne. La maman l’a rééduquée avec du soba [cravache].
L’on saisit donc le châtiment draconien [bastonnade] dont les enfants (les filles en
l’occurrence) sont en général tributaires lorsque les parents prétendent veiller
scrupuleusement sur leur comportement libidinal. Cet excès correctionnel est d’autant plus
courant que les parents semblent persuadés qu’une vie sexuelle dépravée va nécessairement
de pair avec l’échec scolaire. Pour ces parents, les contre-performances d’apprentissage
seraient le compte à rebours de l’hébétude dans laquelle s’enlisent la plupart des jeunes qui,
nous dit-on, s’adonnent avec frénésie aux aventures sexuelles précoces ou incontrôlées. Nous
relevons en effet comme une forme d’attribution causale de l’échec scolaire chez les familles,
l’immersion de la jeunesse dans une sexualité dite désordonnée. Dans le cas d’espèce, c’est à
l’encontre des "mœurs sexuelles légères" que certains parents élèvent la voix. Ces « mœurs
légères » apparaissent, selon eux, comme la cause des désaffections scolaires qu’ils

261
prétendent voir se propager chez les jeunes, ainsi que les conséquences d’émoussement
intellectuel qu’ils y perçoivent comme une résultante logique. L’on saisit bien chez Sissi
(coiffeuse d’origine togolaise, niveau Cinquième), une telle forme de jugement
attributionnel :

Moi j’ai fait l’erreur, j’ai pensé vite les choses de garçons, j’ai vu les conséquences,
parce que j’ai échoué beaucoup dans les classes. J’avais pas la tête pour faire
l’école, je sortais les soirs, je faisais les mauvaises amitiés. […], je dis à ma fille de
ne pas faire les erreurs comme moi, parce que les affaires de garçons ça gâte l’école.

De telles perceptions illustrent l’effet d’imprégnation antérieure des parents dans une
culture de contrainte morale. Dans cette lucidité incertaine ou dubitative avec laquelle
s’exprime la dévalorisation de l’intelligence scolaire, et notamment dans les circonstances
ambiguës qui les mettent au jour, il y a, néanmoins, une optique psychologique qui émerge :
c’est la bonne conduite morale, c’est-à-dire l’équilibre mental ou la pondération attitudinale
qui légitime enfin l’intelligence et la réussite scolaire et/ou sociale chez bon nombre de
familles de notre enquête.

Il est pourtant des familles (notamment des étudiants) chez lesquelles il n’est
apparemment d’autre ressource que celle de se laisser séduire par l’hypothèse d’une ignorance
préférable aux savoirs et qui les sauverait de la douleur d’apprendre ou de la souffrance
intellectuelle qu’imposeraient les savoirs au sens du traumatisme de l’information partiale ou
tendancieuse.

4.4. De l’ignorance perçue comme préférable aux savoirs


Du sens donc des propos que nous allons maintenant analyser, il ressortira que la
perception dévalorisante des savoirs scolaires renvoie à un besoin, chez les populations, de se
frayer une autre voie d’intégration sociale que celle où la course aux diplômes devient une
bataille rangée ou chargée d’angoisse. Bataille qui, même si elle est gagnée, peut
paradoxalement accroître la douleur de se sentir manipulé, dominé, exploité ou méprisé.
Écoutons, à ce titre, l’opinion suivante :

Quand je suis arrivée en France, je m’intéressais beaucoup aux infos, mais après j’ai
cessé de m’informer sur l’Afrique. Le Congo [pays d’origine de l’interviewée], je l’ai
oublié un peu et ça m’a calmée un peu …, avec tout ce qu’on montre sur l’Afrique à
la télé, si tu penses à tout ça, tu te mets en colère…, on peut péter les plombs. C’est

262
pourquoi je ne suis plus les infos d’Afrique, c’est pourquoi j’ai la tête maintenant
tranquille. C’est là que j’ai su que l’ignorance renvoie les soucis et j’ai envie
d’abandonner les études […] (Léla, étudiante en droit).

L’individu inculte ou analphabète aurait, en théorie, une vue intellectuelle assez réduite
pour saisir à fond les informations véhiculées par les médias. Mais Léla considère un peu
paradoxalement que c’est une source de douleur que d’avoir accès à des "savoirs" ou
informations qui peuvent faire « péter les plombs ». L’enquêtée calcule douloureusement les
frais psychologiques qu’occasionne la connaissance des "événements qui blessent" les
migrants originaires de pays dits non-développés. Les dérapages de la politique internationale
que l’on déplore ça et là ou que l’on découvre dans les revues, journaux ou sur les écrans
incitent certains apprenants à prendre parti pour l’ignorance, en désespoir de cause. Le
phénomène semble légion car beaucoup de celles et ceux que nous avons interrogés pour
savoir s’ils sont au courant des nouvelles de leur pays (guerres, crises économiques ou
sociopolitiques), nous ont répondu apparemment de bonne foi : « Moins nous en savons,
mieux nous nous portons », « Ça sert à rien de se briser le moral, vaut mieux tout ignorer »,
etc. Le jugement qui sous-tend cette phobie de l’information de souffrance semble se réduire à
une équation triviale : augmenter le savoir, c’est épouser la douleur.

Il y a toutefois une équivoque qu’il convient peut-être de lever : celle de la perception


des savoirs scolaires en confusion avec les savoirs informationnels (presses ou journaux écrits
ou télévisés). Il est difficile en effet de nier que les enseignements dispensés à l’école sont en
général d’une rigueur épistémologique nettement supérieure au contenu d’informations
livrées par les organes médiatiques. Mais force nous est de constater que nos participants
semblent peu nombreux à partager cet avis. Certains d’entre eux estiment qu’on peut tout
autant s’instruire assis sur un banc d’école devant un professeur honnête et expérimenté qu’en
"savourant" un documentaire réalisé par des éducateurs ou journalistes consciencieux.

[…] les profs compétents font un excellent travail, les bons documentaires sont aussi de
bons enseignements quand c’est fait par des éducateurs sérieux (Bintou, 20 ans, étudiante
en licence de droit, d’origine guinéenne).

C’est peut-être dans cette logique de perception que se place Léla, étudiante congolaise
en droit, lorsqu’elle considère que les personnes n’ayant pas assez de ressources
intellectuelles seraient dans « l’ignorance insouciante » des malheurs injustement
commandités contre les Noirs et leur continent.

263
Une personne qui n’a pas une grande culture d’école peut être insensible aux choses
abominables qui se passent …, parce que plus on se cultive, on lit les journaux, on
étudie, on s’informe, on va sur internet, plus on découvre le mal dans le monde et
plus on est troublé. Un ignorant qui n’apprend rien, il n’a pas de souci, il ne sait pas
que son pays est vendu par ses propres frères, il a au moins la tête en paix.

Il est, en effet, des participants de notre étude qui sont dans une sorte de perception
scolaire ambiguë qui leur fait dire qu’on apprend à l’école et hors de l’école avec les mêmes
plaisirs ou les mêmes douleurs, ainsi qu’avec autant de réussites que d’échecs possibles. Ce
point de vue apparemment divorcé d’avec les exigences idéales de la forme scolaire – à savoir
la spécificité spatiale, temporelle, partenariale (apprenants-enseignants), la codification des
savoirs et la dépersonnalisation des règles [(cf. Vincent (dir., 1994)] – semble relever des
impératifs d’une société postindustrielle qui exige de facto une nouvelle conception de la
culture scolaire. Cela semble d’autant évident que les individus ne sont généralement pas en
stricte conformité avec les principes scolaires d’apprentissage conventionnellement requis. En
effet, « ce n’est pas parce que les savoirs existent, et sont catégorisés, classés, dispersés dans
les lieux de formation, que pour autant les individus apprennent selon la modalité affichée.
Certains individus peuvent très bien s’approprier les savoirs enseignés, quel que soit leur
statut épistémologique, selon des modalités différentes de celle qui est préconisée par
l’école : réinvention personnelle dans la pratique, auto-formation, co-formation, formation
continue formalisée (Roquet, 2003, p. 133). Ainsi, du fait qu’il est de plus en plus courant que
l’on s’instruise en entreprise ou dans un espace tout autre que l’école, ou que diverses
compétences universitaires interviennent médiatiquement sur des questions passionnantes, et
que des documentaires y sont constamment commentés par des experts de renom (les
méthodes scolaires classiques d’apprentissage ou d’enseignement n’étant plus les seules
recevables en ce XXIème siècle de liberté culturelle totale), cela semble suffire à susciter chez
certains de nos participants, une propension à mettre les savoirs scolaires et certains savoirs
médiatiques quasiment au même pied d’égalité. Un tel amalgame apparemment justifié leur
suggère l’idée selon laquelle l’école, l’entreprise et les médias seraient à même de former ou
de manipuler les groupes ou les individus selon que ces derniers sont pourvus ou dépourvus
de discernement.

Vous pouvez être manipulés à l’école ou par la télé, même dans l’entreprise si vous ne
discernez pas … les enseignants sont pas des saints …, c’est pas non plus des dieux qui
font les documentaires…, ceux qui forment dans l’entreprise ne sont pas des anges non

264
plus … moi je regarde les documentaires, ça enseigne plus que certains profs … on a
des livres qui valent pas la peine qu’on les lise … si t’es pas psychologiquement fort, tu
deviens dingue, rien que certains documents sur les Africains, certains documentaires,
c’est un système qui est fait pour humilier nos origines. Tellement c’est malhonnête que
ça te coupe le plaisir d’étudier … (Biova, master en physique, 26 ans, originaire d’Afrique de
l’Ouest).

Les savoirs scolaires et les informations médiatiques, à la lumière de ce que les uns et
les autres véhiculent de "tendancieux", ont ainsi parfois quelque chose de troublant lorsqu’ils
dévoilent des aspects insuffisamment éclairés de la misère des populations : les explications
scolaires parfois « douteuses » du sous-développement africain, ou les commentaires sur des
séquences de guerres ou d’épidémie débités, dit-on, en deux temps trois mouvements par des
"spécialistes non-africains des affaires africaines", prennent une importance colossale et
compliquent l’existence des migrants intellectuellement capables de s’en faire une opinion
critique. À ces images « révoltantes » ou commentaires « déroutants », s’ajoute l’effet de
différentes sortes d’attributions causales qui en émanent : un cocktail d’états d’âmes variés
qui prennent des proportions selon qu’on est africain connaissant ou ignorant le sort de son
continent ruiné par de nombreuses calamités naturelles ou non-naturelles. Les plus affectés
estiment, pour cela, qu’il vaut mieux être un ignorant qu’un connaissant ; l’ignorance étant,
selon eux, un moyen des plus simples d’avoir « la tête en paix ».

C’est, en effet, un fait récurrent pour les immigrants plus ou moins instruits d’estimer
que l’école et plus souvent les médias mettent d’emblée à leur portée une certaine gamme
d’informations (ouvrages, documentaires, débats médiatisés sur des faits politiques ou
sociaux, etc.) qui contrarient leurs perceptions des réalités de leur continent d’origine ; aussi
leur sensibilité s’en affecte-t-elle à trop en scruter le fond, ce qui semble moins évident chez
les personnes illettrées. Il faut constater (Tableaux 19 et 20) ci-contre que 70,09% des parents et
72,29% des apprenants s’intéressent au sort et à la culture de leur pays d’origine, ce qui sous-
entend que ni les parents ni leurs enfants ne se démarquent des événements ayant un
quelconque rapport avec leur pays.

Tableau 19 (QP16) : Vous vivez en France mais vous vous intéressez à la culture de votre pays d’origine
Fréquence %
Pas d'accord 35 29,91
D'accord. 82 70,09
Totaux 117 100,00

265
Tableau 20 (QA18). Vous êtes intéressé par la culture de votre pays d'origine.
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 95 69,34 66 78,57 6 60,00 167 72,29
Pas d'accord 42 30,66 18 21,43 4 40,00 64 27,71
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Les immigrants cherchent donc en général à calmer leur angoisse de réinsertion sociale
par des nouvelles consolantes de leurs familles "extérieures" mais n’en reçoivent, disent-ils,
que des plus attristantes. Ils écoutent la radio, suivent des émissions télévisées, et il leur arrive
dans bien des cas, après s’être informés des guerres, maladies ou famines sévissant sur leur
continent, d’en établir eux-mêmes des diagnostics, en essayant, avec colère ou indignation, de
poser des questions audacieuses aux plus scolarisés de leurs groupes. Ainsi touchés par des
rafales de maux qui frappent leurs familles restées au pays, des apprentis ou apprenants
migrants perdent le moral. Les plus résignés résistent à l’entraînement général de
l’indignation mais s’interrogent bruyamment ou calmement en ruminant des réflexions de
tous ordres, tandis que les autres renoncent simplement à l’espoir en préférant une tranquillité
intérieure qu’ils payent au demeurant par le refus de s’informer au mieux. Parce qu’ils sont
lassés de se repaître d’images non confortables que les journaux et certains enseignements
scolaires leur servent sur leurs « origines » ou situations dans les banlieues, leur scolarité en
fait davantage les frais. Car tous ces malheurs commentés sur écran, ou analysés dans
certaines documentations (sans proposition de solutions réelles), grondent et blessent, pour
ainsi dire, leur amour-propre.

Ainsi, l’ "ignorance" après coup leur paraît un remède des moins coûteux, des moins
périlleux ou qui engage à peu de soucis. Les guerres civiles ou tribales et autres calamités
sociopolitiques similaires qui ravagent l’Afrique apparaissent, pour le moins, comme des
phénomènes dont les vérités cachées, peu apparentes, dépassent l’entendement des
« incultes » qui y verraient peu de choses à analyser sérieusement. À ce titre, la « chance »
que l’on aurait d’avoir un substantiel bagage intellectuel imposerait alors la souffrance d’être
au fait des « vérités politiques » souvent diplomatiquement occultées.

Cela dit, la perception dévalorisante de l’intelligence scolaire fonctionne ici, chez


certains de nos participants, sous la forme apparente d’une révolte contre les vices de
transmission de l’information ou des savoirs. Quelle formation aurait-on en effet le courage
de poursuivre si, dans la société où l’on vit, où l’on étudie ou travaille, l’on se sent
fréquemment au banc du ridicule, au point d’éprouver de la colère à l’égard des structures

266
scolaires ou médiatiques, d’instruction ou d’insertion ? La question n’est donc pas sans
importance, mais d’autres points y apparentés méritent d’être abordés sur-le-champ : il s’agit
notamment du mime de la forme scolaire.

4.5. Le mime de la forme scolaire : cas de la critique de l’oralité dans l’école


française
Ce que nous découvrons dans le mime de la forme scolaire, tel que les personnes le
produisent, c’est un phénomène de perception qui laisse paraître une certaine tension, une
certaine exaspération au sujet de l’oralité considérée par les familles comme excessivement
absorbante dans l’école française.

Les gens qui ont fait trop l’école en France, ils aiment trop le parlement [bavardages
ou débats] … Toujours parler trop…, parler trop c’est maladie de l’école (Zouki,
ouvrier, bac professionnel, d’origine centrafricaine).

C’est la critique de l’oralité dans l’école française qui, comme nous le disions,
transparaît ainsi dans l’opinion. Cette oralité perçue comme surabondante est généralement
formulée sous différentes formes expressives : ironiques, métaphoriques, etc. … Cette critique
ne laisse pas ignorer qu’il s’agit, en fait, d’un phénomène psychosocial, vécu et quelquefois
"mal digéré" par une frange non moins importante de parents, voire d’élèves même issus
d’une tradition d’oralité encore plus prégnante. C’est à Basil Bernstein (1975), plus
précisément à son éloquent sous-titre "Développement linguistique et classe sociale : une
théorie sociologique de l’apprentissage" que nous allons emprunter des outils d’analyse
pouvant nous servir à pénétrer la réaction critique de nos enquêtés qui semblent voir dans
l’oralité scolaire, une loquacité stérile. Alors qu’il soutient que « le milieu influence certains
aspects du vocabulaire et de la structure du langage » et que « les performances linguistiques
sont essentielles à la réussite scolaire » (p. 29), Bernstein se montre explicitement non
convaincu du déterminisme linguistique que stipulent nombre de tests prétendument
mesureurs d’intelligence. Il doute que la compétence linguistique d’un individu ou d’un
groupe puisse dépendre de son quotient intellectuel. Il estime que les différences linguistiques
(entre les basses couches populaires et les milieux très aisés) que ces tests prennent en compte
ne sont pas véritablement significatives d’inégalité d’aptitudes, mais « résultent de la
différence des types de discours dominants caractéristiques de chacune de ces catégories.
Deux formes différentes d’utilisation du langage se constituent parce que l’organisation
sociale de ces deux catégories conduit à conférer une importance différente aux différentes

267
potentialités du langage » (Bernstein, 1975, p. 29). L’auteur estime que le « langage
commun » auquel ont recours les élèves issus de la basse couche populaire, donne lieu à une
gamme considérable de possibilités, mais le sociologue allemand trouve que ce langage
« décourage » la construction de la pensée subjective en ayant pour effet la modification de la
structure de la pensée et des sentiments. Par contre, « le langage formel » stimule, selon lui, la
formulation orale des idées abstraites, réduit les confusions de conceptualisation et rend
facilement traitable la complexité conceptuelle du champ de l’expérience. Bernstein essaie
enfin de situer l’essentiel de son argument dans la thèse selon laquelle les avantages
différenciatifs du langage formel par rapport au langage commun sont largement au profit des
enfants de milieux nantis, dans la mesure où ceux-ci ont la possibilité d’user des deux types
de langage en fonction des circonstances dans lesquelles ils se trouvent, alors qu’un enfant de
basse classe populaire est désavantageusement soumis à l’usage exclusif du langage commun.

De cette dialectique bernsteinienne du Langage et classe sociale (1975), semble donc se


dégager une inégalité d’apprentissage entre les élèves issus de familles pauvres et ceux
provenant de familles aisées. Étant donné la corrélation des langages commun et formel aux
classes sociales, pour souligner le paradigme nettement dualiste de Bernstein, il n’est pas
possible de passer sous silence la contrariété qu’éprouvent les familles à voir leurs enfants
(immigrants et de surcroît issus de basses classes populaires) soumis à l’école aux mêmes
exigences de langage que les enfants français, de professeurs ou d’ingénieurs, ou du moins de
conditions moins désavantageuses que celles des minorités visibles. La rigueur sélective d’un
système éducatif perçu à tort ou à raison comme excessivement basé sur le langage oral a
donc – ici plus qu’ailleurs – une importante place dans l’attribution causale de l’échec chez
des familles, surtout lorsqu’il s’agit de parents qui font venir leurs enfants en France et les y
réinscrivent fraîchement à l’école. Et pourtant les parents, notamment ceux qui « importent »
leurs enfants d’Afrique par le principe du regroupement familial, se savent engagés dans la
réussite de ceux-ci et semblent ne ménager aucun effort d’investissement personnel pour les
accompagner au mieux possible dans les difficultés inhérentes au système face auquel plus
d’un s’interrogent, comme c’est le cas chez certains de nos enquêtés.

Des familles éprouvent – sans doute portées par les soucis que la "timidité verbale" de
leurs enfants leur génère à la suite de leur "transfert" en France et de leur réinscription
scolaire – de fortes inquiétudes au sujet de l’importance de l’oralité dans l’école française
qu’elles perçoivent comme démesurée, voire inappropriée à leurs conditions de migrants peu
roués au mécanisme sophistiqué du langage proprement scolaire (le français ou l’anglais par

268
exemple). En d’autres termes, les familles voient dans le système scolaire français un
privilège outrancièrement accordé à la parole, à l’oralité. Leur constat, en réalité, peut paraître
erroné, car l’école française n’est pas que basée sur l’oralité, l’écrit y apparaissant tout autant
et de notoriété.

En effet, dans son L’invention de l’illettrisme, Lahire (1999) établit, en quelque sorte, au
compte de la sociologie historique, le fait suivant : l’illettrisme en France est un néologisme
né des années soixante, à partir d’un « tournant culturel » dominé par l’histoire politico-
idéologique de la République, c’est-à-dire par un processus de stigmatisation ayant un impact
sur la représentation de l’écrit. Il est donc concevable que des présupposés provenant d’un tel
processus puissent être corrélés par un réductionnisme de perception de la part de certains
parents, ce qui aurait des conséquences sur leurs rapports aux savoirs scolaires, encore qu’ils
perçoivent dans la langue scolaire une source inégalitaire d’apprentissage pour leurs enfants
que d’ailleurs ils jugent timides ou moins rôdés par rapport aux habitudes ou traditions
linguistiques françaises. Même si, évidemment, nous ne sommes pas, pour l’instant, en
mesure d’expliquer à fond toute la coriacité politico-idéologique de cette stigmatisation de la
culture scripturale, elle semble si fortement établie que l’on se doute peu ou prou de sa réalité.
Un indice supplémentaire se précise d’ailleurs par le fait que la perception de l’oralité chez
nos participants ne correspond pas toujours à la nature de ce qu’elle représente
pédagogiquement dans la forme scolaire française. Voici, à titre d’exemple, en quels termes
Sissi, une coiffeuse d’origine togolaise (niveau Cinquième) appréhende le phénomène, tel qu’elle
essaie d’ailleurs de le partager avec sa fille réinscrite en classe de Quatrième en France :

[…] C’est comme ça au début elle [la fille de l’interviewée] est timide, je l’ai
encouragée beaucoup que tu ne peux pas gagner quelque chose en France si tu es
timide. Ici si tu es timide, c’est le malheur pour toi…, les gens ils vont te traiter
n’importe comment, ils vont penser que tu es bête. Il faut parler toujours beaucoup, il
faut expliquer toujours beaucoup les choses pour montrer que toi aussi tu connais
quelque chose. Même si tu comprends pas quelque chose, il faut parler toujours
comme si tu comprends. Si tu parles pas beaucoup en France, les gens ils vont penser
que tu es le con. Si tu fais toujours comme tu es trop calme, ils vont dire que tu as les
dérangements dans la tête, ils vont dire que toi tu n’as qu’à voir le psy. C’est comme
ça je lui ai parlé beaucoup et elle a compris. Maintenant elle a compris, elle est plus
ouverte …, mieux que avant.

269
L’insertion scolaire ou sociale est, pour cette mère, une question d’habileté à "noyer le
poisson", à débiter des flots de paroles pour évincer les interlocuteurs de moins forte "gueule"
ou, en clair, à simuler le savoir afin de rompre « logomachiquement » les lances avec de
potentiels adversaires d’intérêts. C’est donc ainsi que des familles, culturellement logées à la
même enseigne que Sissi, jugent légitime d’exhorter leurs enfants à surmonter d’urgence leur
timidité d’enfants de migrants, afin de passer experts dans la rhétorique ou l’art intellectuel de
logomachie persuasive. La tendance au concordisme mimétique les amène à souhaiter, pour
ainsi dire, que leurs enfants puissent bellement « chocobiter » comme disent les Ivoiriens,
c’est-à-dire parler élégamment, efficacement, avec l’intonation persuasive d’un intellectuel
français ; bref, avoir une « gueule d’acier » pour défendre sa réussite scolaire et sociale. Ce
mime langagier renvoie, bien évidemment, à une conviction selon laquelle l’enfant taciturne
serait en mal de réussite en France. Et cela suffit, nous semble-t-il, à comprendre ce besoin
qui incite les parents à exhorter leurs enfants à la prolixité : « […] il faut parler beaucoup
pour gagner la chance de réussir », la bouche performante étant perçue comme un excellent
critère d’intelligence en France.

Ici [en France] c’est dans la bouche que les Blancs ils voient l’intelligence des enfants.
Ici c’est l’intelligence de la bouche, se convainc Sissi, la coiffeuse togolaise.

L’abondance oratoire étant pour certaines familles la clé de l’insertion sociale en France,
nul doute pour elles que la réussite scolaire dans la République soit basée sur la "langue
habile". Une question vous est-elle posée ? Eh bien, peu importe que vous en sachiez la
réponse exacte ! L’essentiel, c’est d’ergoter, d’argumenter, de dire quelque chose qui ne soit
pas nécessairement vraie mais substantiellement convaincante. Le tout, pour certains parents,
c’est donc de parler habilement, éloquemment ou abondamment, pour ne pas se faire prendre
pour un "con" passible d’un examen en psychiatrie.

Si tu parles pas beaucoup en France, les gens ils vont penser que tu es le con. Si tu
fais toujours comme tu es trop calme, ils vont dire que tu as les dérangements dans la
tête, ils vont dire que toi tu n’as qu’à voir le psy (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième).

Il reste à voir que chez les familles, l’illusion qu’elles ont de percevoir une
surabondance d’oralité dans l’éducation française contrarie parfois leurs vécus, leurs
expériences culturelles antérieures :

270
Tu sais…, déclare Sissi, ici les choses ne sont pas les mêmes comme en Afrique. En
Afrique si l’enfant est timide, s’il parle pas beaucoup, on pense qu’il est sage. En
France, si l’enfant il parle beaucoup, on dit c’est bien il est intelligent […]. C’est ça
ici les enfants ils parlent comme les perroquets. Moi-même avant je ne peux pas
parler beaucoup comme ça en Afrique, parce que notre maman disait que la femme
qui parle beaucoup, c’est mauvais pour elle-même et son mari, mais depuis que je
suis en France je parle beaucoup.

Une question ici se pose : faut-il entendre dans l’opinion ainsi libellée la critique de
l'oralité ou plutôt celle d'une culture de l'expressivité qui, à l’évidence, passe davantage par
l'oral par lequel l'individu se met socialement en valeur ? Il va sans dire que c’est autant au
niveau de l’expressivité que de l’oralité qu’il faut saisir la préoccupation de nos participants
concernant une culture orale occidentale qui, selon les apparences, l’emporte sur le langage
ordinaire des familles populaires par le fait socioculturel de combinaison de mots,
combinaison réfléchie et faite avec un certain art rigoureusement respectueux des lois
grammaticales ou syntaxiques.

Mais il ne suffit pas, nous semble-t-il, de se repaître de « paroles » d’une leçon apprise
et les "recracher" instinctivement comme un psittacidé65 pour tirer son épingle du jeu scolaire.
Naturellement, le savoir véhiculé dans l’oralité ou l’expressivité n’est efficace qu’à la
condition qu’il puisse être appliqué à bon escient, aussi bien en théorie qu’en pratique. Sauf
que, malheureusement, le plus "super" en théorie ou en parole n’est pas toujours le plus
"expert" à l’écrit ou en pratique. Le "code oral" des acquis intellectuels a plus que besoin en
effet d’être mis à l’épreuve dans une praxis, et les familles semblent ne pas se leurrer à ce
sujet. Mais leur conviction intime que la "bouche" (l’éloquence) est la clé de la réussite en
France semble débloquer pour ainsi dire la boîte de Pandore la plus alambiquée qui se puisse
trouver dans leur imaginaire de parents débordant d’ambitions intellectuelles et sociales pour
leurs enfants. Pourtant l’une des tâches les plus ardues, pour les immigrés confrontés au
caractère imposant ou oraculaire de l’expressivité telle que sollicitée dans l’enseignement
français et vécue par sa clientèle migrante, est celle de s’adapter aux différentes formes
d’articulation possibles du système éducatif en question. Un étudiant noir francophone que

65
Une interviewée nous explique que son ex-prof d’histoire, en classe de Troisième au collège, exigeait
des élèves une reproduction littérale du contenu du cours. L’observation la plus courante de ce prof d’histoire
est : « Où sont mes mots ? », nous dit Nafissa.

271
nous avons interviewé en Belgique, fait, à la suite de Sissi, cette réflexion par ailleurs quelque
peu "remuante":

Le système français est un système de maîtrise de la langue française… Il faut être né


parmi les Français ou dans un pays francophone, avoir grandi dans leur système
pour pouvoir réussir parmi eux…, c’est complexe. Parce que leur système est basé
sur la subtilité de leur langue … les Français ont une grande culture du verbe…, c’est
la théorie de la parole qu’ils mettent en avant dans leur système. La France c’est le
pays où les paroliers sont rois…, là-bas les bouches qui savent parler ont plus de
chance que les mains qui savent écrire (Timo, doctorant en droit, d’origine congolo-
centrafricaine).

La critique ou l’idée selon laquelle le système éducatif français serait le fief de l’oralité
existe donc de façon tout à fait courante. Des familles sont convaincues que la suprématie de
l’expressivité est, en fait, intimement incorporée à la coutume même de la République. Des
Africains estiment ainsi qu’il est d’usage en France que des gens qui ne sont forcément pas les
plus intelligents de la cité, mais certainement doués d’une éloquence de tribun, ou plutôt
capables de faire entrer des foules en transe par des discours fascistes, aient plus de succès
politique ou social que les personnes éminemment intelligentes et cultivées mais
malheureusement dépourvues de qualités oratoires ou démagogiques. Timo, s’inspirant de ses
propres observations de doctorant en droit (dans une faculté franco-belge), nous éclaire
davantage sur son constat. Il déclare que lorsque les étudiants originaires de pays
francophones sortent de leur système pour intégrer celui des anglo-saxons, mal s’en prend à
leurs études car ils y perdent les pédales ou plutôt la tête :

En général les étudiants africains ont été formés dans les universités dérivées du
système français où la connaissance du droit c’est l’art de la rhétorique… où
exprimer l’idée c’est plus important que pratiquer l’idée… les Français ont le don de
gagner [réussir] par la fierté de leur culture et leur diplomatie de parole…, alors les
étudiants africains qui sont déjà habitués au système français, ils se mettent à
déblatérer…, à faire des dithyrambes…, alors qu’ici en Belgique on nous demande
des compétences de fait et non le génie du verbe. Il y a un refus justement de s’aligner
sur la méthodologie anglo-saxonne qui est demandée…, et là je parle des immigrés
francophones.

272
Il n’est pas possible, à considérer l’ardeur des critiques portant sur l’oralité dans l’école
française, de prévoir jusqu’où peuvent s’étendre les réflexions que les uns et les autres
élaborent à ce sujet. Néanmoins, les attributions causales qui jaillissent des opinions sont à
peu près les suivantes : lorsque les exigences scolaires – ici il s’agit particulièrement de
l’oralité – semblent s’opposer aux habitudes culturelles antérieures des groupes et qu’elles se
mêlent de leurs impressions de choc, ces groupes en viennent à surestimer le rôle de cette
oralité par rapport à un scriptural encore peu rassurant, ce qui les amène à y situer une
causalité d’échec scolaire. Il en résulte que malgré leurs efforts pour modifier leurs anciennes
habitudes culturelles, la prise en compte d’un tel besoin d’adaptation les laisse perplexes
parfois. Mais la réussite scolaire par rapport au scriptural et au verbal implique, nous semble-
t-il, que les apprenants prennent conscience du rôle de la liberté dans leur scolarité ou fassent
du moins un usage efficient de l’autonomie dans leurs apprentissages à l’école et dans la vie.

4.6. Une école d’autonomie ou de dépendance ?


En ce qui concerne donc la perception de l’autonomie vécue au niveau de la formation
scolaire, il y a une dimension essentielle de la prise en charge de soi qui se révèle propice à
notre analyse. À proprement parler, l’autonomie peut se définir comme un état de non-
dépendance extérieure. Par l’autonomie, l’on entend ainsi l’état d’un sujet pensant qui s’ôte
de l’emprise d’une dépendance et devient un être libre de son agir ou de son apprentissage,
c’est-à-dire indépendant mais obéissant tout de même à une loi disciplinaire ou morale plus
ou moins partagée dans un milieu donné.

Dans la pensée de nos sujets apprenants, une telle représentation de la notion


d’autonomie est corrélative d’une conscience de responsabilité, c’est-à-dire « un rapport
« moins directif » aux élèves. L’enseignant ne doit pas trop parler, et ne doit pas considérer
les élèves comme des réceptacles passifs du savoir déversé dans leurs oreilles ou étalé devant
leurs yeux, des simples cires molles dans lesquelles la marque des générations antérieures va
pouvoir s’imprimer » (Lahire, 2001, p. 153). L’acte éducatif, en ce sens, n’émancipe
l’apprenant que s’il le place « en situation de réflexion ou de production-création (vs situation
d’entraînement systématique et répétitif) » (Lahire, ibidem). L’apprentissage n’est donc en
fait qu’une fonction liée à une sorte d’organisation coparticipante de l’individu au sein de la
société. « Ainsi, plus un individu est socialisé par l’école, plus il est éduqué, plus il devient un
sujet libre et autonome, maître de ses jugements et conscient des contraintes de la vie en
société. Le déroulement même de la société établit cette progression » (Dubet, 2008, in
Avant-propos à la "Sociologie de l’éducation" de Barrère & Sembel, p. 6). Il est en effet des

273
élèves qui semblent spontanément s’allier à la non-directivité de l’apprentissage lorsqu’ils se
persuadent de l’intérêt de leurs études ou donnent l’impression de vouloir s’y responsabiliser
moralement en proportion de leur autonomie, et que leur prise de conscience en tant
qu’acteurs de leur propre formation en augmente la portée.

Ce que je trouve bien en seconde, c’est qu’on a plus d’autonomie…, donc ça demande
plus de travail personnel à la maison […] Le professeur il donne le devoir, c’est à
nous de le faire quoi (Rosalie, classe de Seconde, originaire du Ghana [région de la Volta ou
"Togo britannique"]).

Mais l’autonomie dans le processus d’une formation, si elle est vécue par certains élèves
comme promotrice de leur conscience de responsabilité, elle est aussi vécue chez d’autres
comme un tourment, une aventure plus ou moins douloureuse ou difficile. « […] l’adhésion
généralisée à la double contrainte ("soyez autonome, développez vos compétences par vous-
même") ne va pas sans nombre de désillusions, de contraintes alourdies, de charge mentale
surajoutée, voire de souffrance » (Carré, 2003, p. 33). Pour la catégorie d’élèves ou d’anciens
élèves y concernés en effet, le passage du lycée à l’université n’est pas toujours vécu sans
quelque difficulté.

Les études au lycée et à la fac, c’est totalement différent. À l’université on est


totalement livré à soi-même alors qu’on est suivi au lycée […]… à la fac on est
totalement autonome …, sortir du secondaire, du lycée et passer à l’université, c’est
toujours un peu difficile (Ouria, étudiante, licenciée en psychologie).

Rosalie, élève de Seconde, nous apprend, pour sa part, que l’autonomie signifie qu’on
doit travailler librement : « L’autonomie, c’est le travail libre. On travaille mieux avec plaisir
quand on en a envie et pas quand on vous force …, moi je pense que quand on veut être
raisonnable dans ce qu’on fait, on doit faire preuve de sa liberté ». L’idée de responsabilité
ne s’éloigne donc pas de la perception de l’autonomie dans le fonctionnement scolaire. Voici
à ce titre un autre extrait des échanges que nous avons eus avec l’intéressée :

- Vous parlez de responsabilité, vous voulez dire quoi exactement ?


- Quand on est … [silence] être responsable, c’est qu’on est libre. Moi j’aime être
autonome parce que, après tout, on fait des études pour être un responsable…
- Responsable, c’est-à-dire ?

274
- Consciencieux…, en fait. Quand on est consciencieux alors on est raisonnable, on
n’attend pas de recevoir des ordres du prof avant de faire ses devoirs. Quand on est
autonome, on doit être raisonnable…, et quand on est raisonnable alors on est
responsable parce que …, en fait être autonome, c’est être libre…, mais être libre
c’est pas faire n’importe quoi.

L’autonomie prend ainsi le sens de ce qu’il faut pour être raisonnable et responsable.
Responsable, parce qu’être autonome suppose qu’on ait la conscience du devoir à accomplir à
l’école ; raisonnable parce que l’autonomie implique que l’on soit en posture de réfléchir pour
agir en conséquence, "Age quod agis" comme disaient les Latins. Il faut remarquer que
l’autonomie à laquelle ou pour laquelle les personnes adressent leurs vœux, est une autonomie
au sens strict de liberté ou d’indépendance intellectuelle. C’est donc en fait une autonomie
perçue comme une voie libérale conduisant à un vrai apprentissage, celui qui mène au vrai
succès libérateur. C’est la liberté d’étudier à son propre rythme, à sa convenance, vite ou
lentement, avec plaisir et joie, car il est, de fait, impératif que l’école soit pour l’apprenant
« un milieu joyeux, dans lequel il travaille avec enthousiasme » (Claparède, 1931, réédition
2003, p. 208).

En somme, les observations des enquêtés ne semblent a priori révéler aucune lacune.
Mais doit-on se fier aux belles apparences de leurs idées sur l’autonomie qu’ils défendent ? Il
semble qu’« on ose plus parler aujourd’hui de devoir ou d’obligation, à tel point que la
notion de loi semble avoir perdu toute signification aux yeux des jeunes […] » (Blais,
Gauchet & Ottavi, 2008, p. 49). C’est donc une question assez risquée que nous ne pourrions
songer à approfondir ici. Il nous suffira de dire ce qui regarde intrinsèquement le cadre de
notre étude.

Les apprenants que nous avons approchés sont en effet apparemment enclins à
rechercher une autonomie dans leur cursus, à vouloir s’y forger pour réussir pleinement leur
scolarité. Il est même clair que, sur ce point, leur désir de se libérer de toute forme de
contrainte, de disposer pleinement de leur temps, a plus de prise, et force est à ce désir de se
faire suggestif plutôt qu’impératif. Mais encore faut-il que nous ayons une idée claire du
caractère suggestif que fournit ce désir de liberté. Car, les faits étant "faits" pour infirmer ou
confirmer les hypothèses, nous avons pu rencontrer des personnes émettant de sérieuses
réserves à l’égard de l’autonomie (liberté d’apprendre ou de désapprendre) dont elles
perçoivent un rôle néfaste.

275
Moi en fait j’aime que quelqu’un suive ce que j’apprends …, moi ça me fait déprimer
quand je dois étudier seule sans l’aide de quelqu’un (Zarata, aide soignante, candidate
deux fois malheureuse au concours d’entrée à l’école des infirmières).

Il est donc des apprenants que l’autonomie d’apprentissage déprime, tandis que d’autres
y trouvent une stimulation cérébrale, une exaltation mentale de soi. C’est cette dernière
catégorie que nous avons maintenant à mettre en lumière. L’autonomie intellectuelle, si
l’individu ne s’en laisse prématurément submerger, induit de vraies épreuves formatives et,
dans certains cas, ces épreuves (même si elles sont insuffisamment surmontées) peuvent
accroître la motivation en servant de stimulants. Ces épreuves stimulent en effet par la
conscience exaltante de l’expérience qu’elles édifient. D’elles-mêmes, elles peuvent être
complexes voire difficiles à cerner ; mais elles apprêtent ou aiguillonnent l’intellect au fur et à
mesure que le temps passe et que l’individu se fortifie de ses expériences.

Autrement dit, l’autonomie de l’acte d’apprendre et les épreuves qui lui sont inhérentes
produisent des effets cognitifs probants par la progression des efforts volontaires
successivement fournis, non pas que l’apport des enseignants ou celui des formateurs entre
pour rien dans la production de ces effets, mais cet apport permet au contraire à l’engagement
personnel de l’apprenant d’aboutir, tout comme la puissance des réacteurs donne à l’avion
l’impulsion nécessaire pour prendre son envol et atteindre une destination. Cette condition
relève, semble-t-il, d’un principe basique : à tirer leçon de son "maître", on devient soi-même
un "maître", c’est-à-dire un individu autonome. Il s’agit, dans l’entendement des apprenants,
de "fructifier" d’eux-mêmes, c’est-à-dire par le biais de l’autonomie, l’indication
indispensable que leur donne l’enseignant, pour s’en faire davantage. Il s’agit pour eux,
estiment-ils, de se fortifier à la "vitamine pédagogique" de l’instruction donnée par
l’enseignant afin d’évoluer ensuite par eux-mêmes sous la poussée de cet acquis, tout comme
les lionceaux s’instruisent des tactiques de leur mère pour parvenir à faire usage de leurs
propres griffes et canines, ou courir de leurs propres pattes pour capturer leurs proies. Les
élèves, cela va sans dire, apprennent donc à être autonomes comme font les bébés fauves et
les nourrissons lorsqu’ils apprennent à s’affranchir de leur dépendance parentale ou naturelle.

L’autonomie, moi je la prends comme le moyen d’aider quelqu’un à développer ce


que son prof lui enseigne. Sans ça on fait des études mais on sera comme des enfants
que la maman doit nourrir tout temps …, mettre au dos …, prendre par la main pour
traverser la route. Les gens qui savent pas être autonomes, ils peuvent pas se

276
développer [réussir] en fait (Rosalie, élève de Seconde, d’origine ghanéenne ou "Togo
britannique").

Les réussites scolaires et a fortiori sociales sont donc attribuables, chez certains
apprenants, aux bienfaisantes vertus de l’autonomie de l’apprentissage. L’histoire mondiale
abonde d’ailleurs en exemples illustrant l’argument. C’est la liberté ou l’autonomie qui a été
et demeure, semble-t-il, le catalyseur psychique le plus opérant de la civilisation humaine. La
dépendance, sous sa forme aliénante, est un délitement de l’esprit, et l’autonomie en est sans
doute une remise en ordre. La dépendance passive ralentit l’évolution, elle la pervertit par son
caractère aliénant ; l’autonomie en ouvre les vannes, parce qu’elle stimule comme nous
l’avons expliqué plus haut. Ainsi les peuples qui brillent de par leurs savoirs technologiques
et leur hégémonie culturelle s’en imposent-ils au reste du monde par l’accroissement de leur
autonomie structurelle à l’égard de l’extérieur, assez rigoureusement prévoyants et donc
sachant qu’un excès de dépendance vis-à-vis de l’extérieur ferait, à plus ou moins brève
échéance, leur décadence. Cette dialectique de domination veut que, lorsque c’est faisable,
l’on puisse s’arroger le droit d’aller envahir des contrées proches ou lointaines, leur imposer
des manières de se conduire au nom de la science ou de la religion, les aliéner culturellement
ou idéologiquement afin de les exploiter durablement. Bref, rendre les autres obéissants et
dépendants 66 afin de se rendre soi-même indépendant et dominant.

L’histoire des familles et des individus a ainsi des analogies avec celle des peuples ou
des nations. Les familles qui émergent de la mêlée auraient acquis d’abord, dit-on, une
certaine autonomie intellectuelle ou matérielle avant de s’imposer à d’autres par leurs fortunes
licites ou illicites. Certaines personnes auraient ainsi atteint à la "Michael Jackson"67, la cime
de la gloire terrestre grâce à leur dextérité autonome dans un domaine de compétence
intellectuelle ou artistique, soutiennent d’aucuns ; tandis que celles qui tirent financièrement
le diable par la queue, ou mangent économiquement de la vache enragée, sont censées devoir
leur infortune non peut-être pas à la configuration zodiacale de leur "ciel de naissance", mais
plus probablement à leur propre détermination paradoxale à subir naïvement plutôt qu’à agir
courageusement, estiment d’autres. Nombre de personnes interrogées (en l’occurrence les

66
Dans son ouvrage Repenser l’égalité des chances, Patrick Savidan (2007, p. 137) fait appel, à juste titre,
à une thèse philosophique kantienne selon laquelle la soumission équivaut à « quelque chose d’extrêmement
dangereux », en ce sens d’ailleurs naturel qu’ « il ne peut y avoir rien de plus insupportable pour une personne
que de voir son action soumise à la volonté d’une autre … »
67
Deux jeunes collégiens d’une banlieue parisienne, que nous avons interviewés lors d’une rencontre
imprévue, étaient persuadés que la brillante carrière de leur idole [Michael Jackson] n’eût été possible sans
l’autonomie qu’il aurait acquise en s’éloignant promptement de son « vilain père » qui l’oppressait.

277
élèves et les étudiants) pensent que les peuples dits "affamés" ou "sous-développés" auraient
alors un sort qui s’expliquerait aussi bien par des manipulations extérieures que par leur
propre insuffisance d’organisation sociale autonome face aux exigences d’un monde en
concurrence de savoirs scientifiques et techniques. Nous y reviendrons au paragraphe
"Conflits entre le Nord et le Sud". Cette "escapade" en vaudra la peine car les attributions
causales issues de la perception socioscolaire semblent, chez la diaspora noire francophone,
un phénomène qui déborde l’Afrique et la France, pour devenir un phénomène planétaire.

Mais si – à l’instant même – dans la perception plénière des enquêtés, l’insuffisance


socio-organisationnelle et la croissance de la dépendance intellectuelle et matérielle influent
sur la destinée des peuples, des familles et des individus, il faudra, nous semble-t-il, tenir
compte de cette relation perçue pour diligenter des analyses autour d’autres concepts, en
particulier ceux d’obéissance, de discipline ou de politesse.

4.7. Obéissance / discipline / politesse


En général, les éducateurs ou enseignants font figure de "parents" auprès des enfants qui
leur sont confiés. Les uns et les autres attendent que, de par leur participation réciproque à la
relation pédagogique, chacun donne des exemples de discipline, de bonnes manières ou de
patience. Mais en posant les pieds sur terre, l’on s’aperçoit que si ce principe moral est simple
à formuler, il n’est pas des plus aisés à réaliser. Il apparaît ainsi que les familles souhaitent
que les enfants puissent aider les profs, en ayant des comportements de politesse ou
d’assiduité morale, et que les enseignants puissent eux aussi, de leur côté, user
raisonnablement du temps ou de la patience dans l’exercice de leurs fonctions.

En effet, si l’on s’attarde un tant soit peu sur le contenu de la vision que les familles ont
de l’enseignement, l’on découvre qu’elles souhaitent que l’action éducative ne puisse être
vraiment efficace qu’annexée à la politesse de l’apprenant envers l’enseignant et à la patience
de celui-ci envers l’enfant qui lui est confié. La dialectique relationnelle en usage chez les
familles, ou plutôt celle de leur quête morale voire "métaphysique", acquiert ainsi sa véritable
limite dans le sens fort de cette tension qui s’implante chez elles entre leur adhésion à une
transcendance des impératifs cognitifs de l’école et leur conviction que les conflits
socioéducatifs sourdent de l’effritement moral et/ou social des rapports humains. Dans cette
mesure singulière où ils s’appuient inexorablement sur la "béquille" des principes moraux,
nos enquêtés s’emploient à systématiser l’action éducative à partir de la discipline de
l’apprenant (l’enfant) et de la patience de l’enseignant (l’adulte).

278
Si l’enfant il fait la discipline à l’école, il peut aider le prof pour bien enseigner. Si le
prof il voit [que] l’enfant il est poli, il est content pour lui, il a envie de lui enseigner
bien les choses […] Donc les enfants ils doivent apprendre l’obéissance, les parents
et les profs ils doivent apprendre la patience (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième, d’origine
togolaise).

Les familles et les institutions (notamment religieuses) accordent un intérêt absolu à


cette condition de politesse, c’est-à-dire à l’obéissance absolue de l’élève. Les familles en
viennent en général, – en vue de marquer leur position ferme sur ce sujet de politesse –, à la
collation d’un certain nombre de détails.

On dit tel enfant a insulté un enseignant…, mais attends… […] En Afrique si tu


insultes un maître, on te corrige, on te tape sur les doigts. On nous a fait tout ça, est-
ce qu’on est mort ? Au contraire, ça nous a fait du bien (Kouatou, ouvrier, niveau CE1,
d’origine ivoirienne).

Quelques-uns de nos enquêtés semblent ainsi admettre la nécessité d’un rigorisme


disciplinaire allant d’une simple remontrance à la bastonnade, pour promouvoir la réussite
scolaire. Il nous faut ici rappeler que le caractère répressif de la discipline semble avoir été
l’un des phénomènes qui ont le plus marqué l’instruction scolaire en Afrique francophone.
Presque tous les écoliers ouest-africains (du moins ceux des années 1960 à 2000) ont plus ou
moins subi cette discipline scolaire à "poils raides" qui semblait faire de l’enseignement une
confrérie de sadiques professionnels. Les directeurs et les maîtres d’école, forts de la
"correction à la chicote" d’alors, avaient pouvoir en effet de "torturer" les élèves impertinents
ou peu performants. Il s’agissait d’une pédagogie usagère de châtiments corporels68 comme
méthode d’enseignement et qui, pour le moins, avait des conséquences fâcheuses sur la
scolarité de beaucoup d’enfants. Le fait est que, redoutant la bastonnade ou les sévices
corporels, beaucoup d’enfants abdiquaient l’instruction scolaire ou faisaient l’école

68
Il suffisait d’une peccadille grammaticale ou d’orthographe, ou d’une leçon insuffisamment apprise par
un (e) élève, pour que l’enseignant (e) devînt une furieuse "machine à bastonner". Mais de tels excès n’étaient
pas toujours sans revers, comme en témoigne le drame suivant. En 1978, dans une classe primaire quelque part
en Afrique de l’Ouest francophone, en pleine période d’Harmattan, une maîtresse d’école administrait des
fessées à ses élèves, à l’issue d’un contrôle de conjugaison. Lorsque vint le tour du plus costaud de la classe, la
punition changea de cible. Le gaillard battu se rebella et renversa l’institutrice. Le choc fut si violent que la
pauvre gisait au sol. Une élève paniquée courut chercher du secours en pleurant. Un enseignant voisin vint alors
mettre fin à la tragédie et l’infortunée fut d’urgence transportée à l’hôpital. Mais l’insurgé, lui, comme s’il
portait l’anneau de Gygès, devint subitement introuvable. Ainsi, certains de nos enquêtés déclarent éprouver un
profond dégoût pour la langue française à cause des châtiments corporels qu’ils ont dû subir à l’école en Afrique
coloniale ou postcoloniale, notamment au cours des épreuves d’orthographe (dictées françaises) dont le nombre
de fautes commises par l’élève équivaudrait au nombre de fessées qu’il devait se voir administré.

279
buissonnière. Certains en auraient même gardé jusqu’à ce jour, une rancune haineuse contre
l’autorité du maître et ses substituts.

Néanmoins, parmi les élèves qui ont su tirer profit de ce "bagne scolaire" d’antan, il se
trouve aujourd’hui un certain nombre qui assignent à la bastonnade un rôle positivement
formateur. Mais d’autres maudissent la méthode et déclarent nerveusement que s’ils eussent
été de taille à se défendre, ils n’auraient pas hésité un seul instant à « fracasser la mâchoire »
à leurs « sadiques punisseurs », ou rendre coup pour coup à leurs « anciens maîtres qui se
comportaient comme des tortionnaires » (propos d’un père de famille, ouvrier qualifié,
d’origine togolaise). Il faut dire qu’à l’époque déjà, il se trouvait des parents qui s’indignaient
contre la "pédagogie sauvageonne" et qui considéraient le phénomène comme relevant de
l’inconscience de gens grisés par la méthode coloniale dite "brutale". Mais il y avait aussi une
autre catégorie de géniteurs qui, par une sorte de procuration, concédaient à l’institution
scolaire le rôle de "redressement" de leurs enfants "intraitables". Mais s’il est vrai, toute
proportion gardée, que l’éducation est une affaire essentiellement humaine, nécessairement
disciplinaire, psychologique et sociale et que l’Homme est fondamentalement un être
éducationnel, il convient de souligner ce qui, dans les propos de nos interviewés, paraît
intégrant de la relation enseignant/apprenant et partant de la réussite scolaire. Un extrait de
notre dialogue avec Sissi (coiffeuse de niveau Cinquième), nous paraît d’une clarté qui peut se
passer de commentaire.

- Vous disiez : obéissance pour les enfants et patience pour les éducateurs, j’aimerais
que vous m’expliquiez ça.
- L’école, c’est l’école pour les enfants, c’est pas pour les soldats de la police, c’est
pourquoi le prof il doit être patient. C’est les soldats qui n’aiment pas la patience.
[…] Si on fait la force avec les enfants ils vont penser que c’est la force qu’on doit
utiliser pour gagner les choses dans la vie. Si tu cries toujours sur ton enfant comme
on fait chez les soldats, un jour il va faire le rebelle contre toi.
- L’obéissance des élèves…, c’est-à-dire quand les enfants sont obéissants, ça peut
aider les profs à mieux enseigner les élèves, je résume un peu votre propos.
- C’est ça que moi-même je dis. Si un enfant il n’est pas poli, qui va l’enseigner ?
Dans la vie, c’est donner-donner, si tu donnes la politesse pour le prof, le prof aussi
il va te donner le bon enseignement. Mais il y a aussi les profs eux-mêmes ils n’ont
pas le respect pour les enfants. Ils ne veulent pas faire la patience avec les
problèmes des enfants. Donc les enfants ils sont très fâchés et ils font les choses de

280
violence. Donc tout ça c’est compliqué, c’est chacun doit faire la patience avec
l’autre.

La conviction chez les familles que la relation pédagogique doit s’établir à l’école sur la
base de l’obéissance des élèves et de la patience des enseignants, mérite un passage au
"microscope". Chez nos enquêtés, il semble que cette double préoccupation soit d’ordre
pédagogique. Mais les dispositifs pédagogiques et disciplinaires suffiraient-ils à prévenir les
difficultés, les échecs ou les malentendus qui se déclinent quotidiennement dans les
établissements ? Il serait difficile de penser ou d’affirmer que les familles répondent à cette
question par un oui inconditionnel. Sissi, coiffeuse togolaise, répond sporadiquement : « Non,
j’ai pas pensé comme ça. Ce n’est pas la politesse seule elle suffit [pour réussir à l’école]. Il
faut apprendre les leçons ». Autrement dit, entre l’étudiant obéissant ou soumis "sicut
cadaver" (comme un cadavre) et l’enseignant doté d’une "patience angélique", n’apparaîtrait
aucune graine de réussite scolaire si l’apprenant lui-même ne se met consciencieusement ou
méthodiquement à travailler d’arrache-pied, à « creuser, fouiller, bêcher », un peu comme le
recommandait ce mythique laboureur69 dont parlait l’éminent poète français de l’éducation.
Ainsi chez les familles, la discipline d’un élève n’apparaît pas à elle toute seule comme
condition de sa réussite. Il tombe d’ailleurs sous le sens, à partir même des querelles qui
opposent l’école et les familles (cf. Finkielkraut, 2007, dir.), que quiconque hasarderait
aujourd’hui à réduire la réussite scolaire à l’unique facteur de politesse chez l’enfant, ou à
celui de patience chez l’enseignant, aurait l’amertume de se faire prendre en défaut
professionnel.

En général, les familles ne sous-estiment pas en bloc les compétences de tous les
enseignants. Beaucoup de celles que nous avons enquêtées trouvent d’ailleurs qu’un certain
nombre de formateurs ont un vrai savoir-faire. En revanche, elles considèrent que la pénurie
ou l’insuffisance numérique des bons enseignants rétrécit les effets positifs d’une minorité
pédagogiquement perspicace ; ce qui, supposent-elles, n’est pas sans conséquence sur les
résultats scolaires, ainsi que sur l’attitude des éducateurs eux-mêmes et celle des enfants
placés sous leur responsabilité.

La politesse (ou l’obéissance) demeure toutefois la toile de fond de l’éducation chez les
familles. D’aucunes considèrent même que l’insuffisance d’éducation civique dans les
établissements scolaires serait dommageable à la paix sociale dans les écoles :

69
Cf. Le laboureur et ses enfants, Jean de la Fontaine (1621-1695), Livre V, fable 9.

281
C’est important le civisme…, on vous apprend à ne pas cracher dans les rues, à avoir
du respect aux personnes plus âgées que vous, même du respect pour vous-mêmes et
pour vos semblables (Cétou, ouvrier, diplômé en chimie, d’origine congolaise).

Les familles sont donc dans la logique d’une conviction qui fait une large place à la
discipline dans l’éducation. Le Tableau 23 suivant affiche des chiffres qui le montrent assez
éloquemment. En bas, on voit 76,92% de parents ayant admis que "connaître et faire
appliquer aux enfants le règlement intérieur de leur école" peut contribuer à leur réussite
scolaire, au-dessus 23,08% de parents qui semblent ne pas voir de lien entre le règlement
intérieur de l’école et la réussite scolaire. Autant dire que la conviction de certains parents est
que le règlement intérieur n’est pas un passeport pour la réussite scolaire. Nous avons ainsi pu
entendre, à certains endroits, l’opinion selon laquelle les enfants habiles à contourner les
règlements auraient de facto plus de chance à pouvoir se tirer d’affaire dans une société
d’injustices notoires où « les puissants font cyniquement des lois pour casser les pauvres
cons » (propos d’un père de famille, un diplômé "sans papier").

Tableau 23 (QP19) : Connaître et faire appliquer aux enfants le règlement intérieur de leur école peut
contribuer à leur réussite scolaire
Fréquence %
Pas d'accord 27 23,08
D'accord. 90 76,92
Totaux 117 100,00

Mais la curiosité la moins déplacée consisterait, nous semble-t-il, à interroger les


apprenants au sujet de cette question de discipline. C’est ce que nous avons fait. Sur les
Tableaux 24, 26 et 27 suivants, on peut donc lire une expression de confiance des apprenants à
l’égard de leurs enseignants. 80,09% d’entre eux (Tableau 24) affirment qu’ils suivent les
conseils de leurs enseignants, 56,28% (Tableau 25) disent qu’ils ont confiance en eux, 64,07%
(Tableau 26) prétendent se soumettre à leurs ordres et 56,28% (Tableau 27) croient ne pas
répugner aux obligations scolaires.

Tableau 24 (QA3) : Vous suivez les conseils de vos supérieurs


Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 102 74,45 75 89,29 8 80,00 185 80,09
Pas d'accord 35 25,55 9 10,71 2 20,00 46 19,91
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

282
Tableau 26 (QA). : Vous aimez vous soumettre aux ordres de vos enseignants
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 80 58,39 63 75,00 5 50,00 148 64,07
Pas d'accord 57 41,61 20 23,81 5 50,00 82 35,50
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Tableau 27 (QA7). : Vous détestez les obligations scolaires


Né en Europe Né en Afrique N.C.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 69 50,36 26 30,95 5 50,00 100 43,29
Pas d'accord 67 48,91 58 69,05 5 50,00 130 56,28
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

La prudence interdit pourtant que l’on prenne ces chiffres de déclaration pour de l’
"argent comptant". Derrière de bonnes intentions, peuvent se cacher ou se cachent parfois des
réalités ayant la vie terriblement dure.

Maintenant, revenons aux parents. Si, en effet, certains d’entre eux croient qu’obéir c’est
apprendre et optent pour une discipline de fermeté à l’égard de la formation scolaire de leurs
enfants, leur position est de réserve quand il s’agit de l’éducation familiale, sociale ou
nationale : « Si tu cries toujours sur ton enfant comme on fait chez les soldats, un jour il va
faire le rebelle contre toi », déclarait Sissi, la coiffeuse togolaise de niveau Cinquième.
L’éducation, chez certaines familles, est donc perçue comme ne devant guère prendre l’allure
d’une formation militaire ou monastique, celle de l’exécution avant réclamation, où l’ordre
venant d’ "en haut" doit scrupuleusement être suivi "en bas" comme l’exige, dit-on, le
"Décalogue" (ou les "Dix Commandements de Dieu") rédigé en lettres de feu sur des ardoises
de pierre. Il se trouve que des parents pourtant bien attachés aux principes éducatifs religieux,
fassent tout de même allégeance à la loi pédagogique selon laquelle l’enfance ne doit pas être
soumise à une rigueur excessive, d’où qu’elle émane. Mais cet adoucissement de rigueur est-il
toujours de gré ? Il semble que c’est parfois à la suite d’un "bras de fer" ou d’une "menace
rouge" de la part des enfants que certains parents, se dégrisant de leur passion religieuse, en
viennent à de meilleurs sentiments.

Je suis un croyant adventiste…, mais on est obligés de permettre à nos enfants


[lycéennes] de faire leurs devoirs de l’école le jour du sabbat. […] J’avais interdit
avant, elles ne m’ont pas respecté …, elles disent que leurs camarades rient …, elles
disent qu’elles ne veulent plus nous croire dans n’importe quoi. Un jour elles ont dit à
leur maman qu’elles sont prêtes pour faire la guerre du sabbat contre nous …, elles

283
disent que nous sommes des ignorants […] Elles disent qu’elles demandent la liberté
pour faire leur travail d’école le jour du sabbat […] Moi, j’en avais assez, prenez-la
votre liberté de pécher et puis fichez-moi la paix (Samos, niveau bac professionnel, chef
d’entreprise, d’origine ouest-africaine).

Des parents, écorchés à vif par une réaction de révolte de leurs enfants, se laissent ainsi
parfois convaincre des risques de subversion d’une éducation qui laisserait peu de marge aux
choix personnels des enfants. Il vaut mieux parfois, se disent-ils, perdre en autorité parentale
éphémère ce que l’on gagne durablement en réussite scolaire des enfants, voire en
cohabitation conviviale ou paix familiale. Mais il y a certainement des dépenses
d’explications complémentaires à faire sur la question de la morale dans l’éducation.

4.8. Sociabilité, moralité et éducation


Un point commun aux traditions africaines concernant l’éducation, c’est la morale.
Celle-ci est un produit des mythes (contes, légendes, épopées, etc.) ou de la vénération
qu’inspirent les mystères de la nature et du besoin des groupes de préserver leurs liens
familiaux, claniques, religieux, économiques ou historiques. Mais c’est surtout l’histoire
proprement événementielle et les conditions sociales de vie des peuples qui déterminent les
modalités d’application d’une morale éducative. Il serait dès maintenant opportun que nous
puissions prendre un tant soit peu connaissance d’autres lots d’influences que les devises
morales exercent sur le rapport à l’éducation chez les familles africaines, et partant dans leurs
attributions causales de l’échec scolaire. Des opinions nous livrent à ce titre, dans une
perspective comparative entre l’Occident et le Midi (peuples du Sud), l’aspect général ou
plutôt parcellaire d’une culture dite africaine qui semble partir du plan de la morale pour
s’établir dans un processus éducatif directif :

[…] En Afrique, l’éducation est particulièrement influencée par des règles morales,
c’est la morale qui prime en Afrique…, la morale d’abord… Alors l’enfant va être
essentiellement éduqué justement pour respecter les règles de la communauté.
L’enfant, on l’éduque au vu et au su des règles de la communauté alors qu’ici [en
Europe] c’est d’abord l’individu (Nicodème, prêtre catholique, ancien prof de maths au
lycée, actuellement étudiant en droit, d’origine togolaise).

L’abbé nous renseigne sur les préoccupations morales qui, selon un certain nombre de
migrants instruits, priment dans l’éducation en Afrique. La tentative des personnes de nous
faire le point sur la différence qu’elles perçoivent entre l’éducation africaine et l’éducation

284
occidentale, semble induire que la première met l’accent sur les principes moraux en
privilégiant la cohésion communautaire, tandis que la seconde, à l’opposé, met en valeur
l’autonomie de l’expérience personnelle et la liberté individuelle. Le point de vue touche à
une différenciation culturelle à laquelle certains semblent enclins, sorte de partition mettant
d’un côté l’éducation occidentale et de l’autre l’éducation africaine. Toutefois – et sans qu’il y
ait lieu de jeter de l’huile aux feux de la vieille querelle de classification culturaliste – les
deux logiques éducatives perçues comme ayant cours l’une dans l’univers africain et l’autre
dans le monde occidental, constituent, au regard de l’ensemble des opinions, la somme binaire
du clavier d’interprétation très souvent mis en usage par les familles pour stigmatiser la
culture intellectuelle ou l’éducation scolaire.

Il y a là un choc qui apparaît dans cette différenciation, parce qu’il s’y trouve une
confrontation. Or il n’est pas simple, nous semble-t-il, de faire table rase de cette
confrontation, puisque l’opposition usuelle du terme d’éducation africaine à celui d’éducation
occidentale semble loin d’être apaisée dans l’opinion de nos enquêtés. Certaines familles s’en
prennent en effet à la liberté qui semble mise en avant dans l’éducation française et la jugent
"trop laxiste". Pour cette catégorie de personnes, la discipline coercitive est un chemin sûr
pour instaurer la paix dans les établissements scolaires :

… s’il y a pas les interdits, s’il y a pas les punitions, les enfants et les chats ils font les
mêmes comportements hein. Donc je dis : « l’école…, la violence, c’est les problèmes
de discipline ». Il n’y a plus de discipline à l’école (Kouatou, niveau CE1, ouvrier,
d’origine ivoirienne).

Dans un processus éducatif où s’exclurait la rigueur disciplinaire, enfants et animaux


domestiques seraient voués aux mêmes désordres de conduite, à l’incivilité, nous laisse-t-on
entendre. En effet, les opinions ne manquent pas de rendre compte de faits apparemment
singuliers :

J’ai vu une scène qui m’a beaucoup choquée, c’était la première fois quand j’ai
commencé mon boulot [d’agente d’accueil dans un collège public]. J’ai vu un élève en
train d’engueuler le principal…, c’est comme j’hallucinais…, j’étais clouée…, je
regardais bouche bée … le principal lui-même, il a même souri …, je me suis dit :
« Benguè [la France] est un pays vraiment évolué » [ironie] …, l’enfant il a mâché le
principal comme une gomme à mâcher […] il lui dit : « Hooo ! Ça va là…, tu me
fiches la paix là », et aussi des insultes avec des gestes de mains …, c’était la

285
première fois que je voyais ça de ma vie … bon, c’est comme ça ici (Ammy, niveau bac,
mère de famille, d’origine ivoirienne).

Pour pénétrer le sens de ce qui, dans le récit, semble heurter la sensibilité, il nous faut
dûment nous placer à un point de vue purement psychologique. La narratrice, témoin des
faits, affirme n’avoir jamais vu auparavant un élève d’une telle gravité d’insolence, encore
moins un principal de collège accueillant d’un sourire stoïque l’attitude effarante d’un « bout
d’élève ». C’est, nous semble-t-il, l’expérience éducative antérieure de la jeune mère qui vole
subitement en éclat face à cette situation d’opposition de valeurs ; elle en prend un coup de
surprise : « … c’est comme j’hallucinais…, j’étais clouée…, je regardais bouche bée … » Elle
compare vertement : « J’ai jamais vu ce film d’horreur en Afrique … » L’image vénérable
d’autorité que l’enseignant semble incarner en Afrique, la dose morale de la soumission
inconditionnelle quotidiennement infusée aux enfants dans leurs « menus » éducatifs
traditionnels, tout cela lui semble nostalgique et obsolète par rapport aux nouvelles réalités
européennes qu’elle a désormais sous les yeux. D’où le jugement sommaire : « … bon, c’est
comme ça ici… » L’impression sur un fait moral très singulier s’excite en effet à mesure
qu’on la soumet aux jugements d’autrui ; le sens ou le fondement de l’incident se rétrécit alors
au profit de son aspect choquant. Mais il arrive des fois que les observations soient d’une
envergure d’inventaire.

Dans ma nouvelle école, les élèves ont beaucoup de problèmes de comportement […]
Ma cousine elle est à l’école primaire au CM2, elle dit que dans leur école, les petits
élèves aussi ils sont agressifs. C’est étonnant [l’interviewée martèle le mot étonnant],
vraiment étonnant à quel point on se rend compte que les petits ils commencent à être
de plus en plus mal éduqués… (Rosalie, élève de Seconde, d’origine togolo-ghanéenne).

Peut-être est-ce la conscience de ce fait qui amène de jeunes enfants à nourrir


quelquefois des préventions contre le monde des tout-petits.

Les enfants ils aiment crier…, ils sont violents …, ils se tapent dessus, tu les calmes
mais tout de suite ils recommencent les mêmes bêtises […] Je les aime [les enfants],
mais j’aime pas leur violence (Fatia, élève de CM2, d’origine ivoirienne).

À ces observations d’élèves ou d’enfants, ajoutons pour en finir celle d’Ouria, étudiante
en psychologie et aide éducatrice, qui nous rend compte de la pénibilité des tâches

286
qu’assument les éducateurs auprès d’enfants en difficultés d’adaptation ou souffrant plus ou
moins d’un handicap physique et/ou moral :

[…] En même temps tu veux les aider [les enfants] et au même moment ils t’agressent
physiquement, verbalement …, mais c’est pénible… les enfants ils te donnent des
coups [de poings] et ils se mettent à pleurer alors que c’est toi qui as mal …, ça te
rend encore plus triste en fait (Ouria, étudiante en psychologie et aide-éducatrice).

Interrogée sur ce qu’elle apporte de spécial à ces élèves en difficultés pour les aider à
s’en sortir, il ressort des observations d’Ouria qu’ils sont dans une quête permanente
d’affection et d’écoute et n’en sont jamais "repus". « Ils aiment venir se frotter contre moi, me
dire qu’ils m’aiment, qu’ils aiment mon parfum. […] Déjà il faut les surveiller, parce que les
mêmes qui viennent te proclamer leur affection peuvent revenir l’instant d’après pour
t’asséner des coups de poings. Autant ils te disent qu’ils t’aiment, autant tu dois être sur tes
gardes … ils sont imprévisibles, en fait […], ils ne savent pas économiser leurs humeurs. S’ils
sont contents ils te disent qu’ils t’aiment, mais dès qu’ils changent d’humeur ils sont prêts à
t’agresser. » Les enfants dont il est question dans ce témoignage sont sans doute de la
catégorie des anormaux. Mais il n’en demeure pas moins, d’après des études, que des élèves
apparemment normaux aient quelquefois des comportements de violence à nul autre pareils.
« L’impression d’une intrusion inédite de la violence « sociale » véhicule l’image d’une
forteresse assiégée, d’une école agressée et d’une décadence des mœurs éducatives »
(Barbieux, 2000, p. 399).

La récurrence des constats de comportements violents ou de jugements moraux est un


fait caractéristique de la perception socioscolaire et a fortiori de l’attribution causale de
l’échec scolaire chez nos enquêtés.

À cause de la violence [à l’école], les enfants ils échouent d’emblée à l’examen. C’est la
violence qui fait que d’autres enfants ont peur d’aller à l’école. Pour ça, je suis
d’accord avec "big man" [Président Sarkozy]. En France, les enfants on leur donne tout
pour réussir, ils font la violence à l’école… Tu mets feu à l’école, tes parents ils ont
l’argent de construire l’école ? Aller à l’école avec les armes … un enfant violent c’est
un malade, un malade il va faire quoi à l’école ? Il faut l’amener chez les docteurs […].
La violence permet jamais de réussir à l’école, mon gars … tout le monde connaît ça ….
Les enfants qui aiment l’école, ils demandent la paix pour étudier … les élèves qui
n’aiment pas l’école, c’est eux qui flèchent les profs …, ils veulent pas étudier, c’est

287
toujours les mêmes qui empêchent leurs camarades de réussir … c’est pas sérieux
(Jimmy, agent de sécurité, 37 ans, niveau Quatrième).

Ainsi la violence dans les écoles, ou l’affaissement des valeurs morales, semble, pour
certains de nos enquêtés, une réalité explicative de l’échec ou de l’abandon scolaire.
Toutefois, il est des parents et même des étudiants qui semblent convaincus que les violences
dont les écoles seraient tributaires au quotidien, émaneraient d’une institution qui fait la part
belle à l’intellectualité académique au détriment des valeurs traditionnelles humanistes ou
naturellement socialisatrices. Évelyne Martini (2011), dans son ouvrage Notre école a-t-elle
un cœur ?, estime, à cet effet, qu’en dépit de la pléthore d’enseignants et de leur niveau
maximal de qualification, l’école semble incapable de transmettre aux enfants qu’elle prétend
éduquer, le sens de la justice et les qualités d’une vraie sagesse au quotidien. L’auteure, qui
est une inspectrice pédagogique et d’académie, considère en définitive que l’incapacité des
enseignants à former simultanément les « âmes » et les « intelligences » fait montre d’une
lacune majeure du système éducatif. Nous verrons ainsi plus tard, au chapitre cinq, quelle
place cette lacune perçue et interprétée par certains élèves (en tant que source de malentendus
et de conflits) occupe dans leurs attributions causales. D’autant que les découpages auxquels
élèves et parents procèdent dans leurs jugements semblent répondre rigoureusement à des
motivations d’ordre éthique ou soumises au principe du bon voisinage social.

4.9. De l’éducation scolaire au principe moral du bon voisinage social


Si, comme nous venons de le voir, des enjeux sociaux en milieu scolaire semblent
engager les jugements sur des pistes socioéducatives d’exigences morales, ils ne s’y arrêtent
pas. En réalité ces jugements débordent lesdites pistes d’exigences morales au point
d’embrasser toute la société, et ce par le principe social de cohabitation ou de contacts
physiques des humains. Les règles du bon voisinage social, les rapports de proximité ou de
promiscuité, les échanges interpersonnels dans l’espace temporel, dans la rue, à l’école, au
service, etc., n’en sont pas hors de propos. Femmes, hommes, enfants, tout le monde est
concerné et impliqué dans ce besoin de vivre en harmonie dont l’éducation se propose d’offrir
les moyens.

[…] Toute la vie, on apprend à vivre avec des gens qui sont différents de nous …
donc l’éducation c’est l’apprentissage de comment vivre en harmonie avec les gens.
Mais il y a des gens qui ont fait des études mais qui ne sont pas bien éduqués […]
Alors qu’il y a des illettrés qui sont bien éduqués (Nafissa, niveau BEP en couture, mère de
famille, d’origine togolaise).

288
La réflexion montre, au sujet de l’éducation, comment le besoin de vivre en harmonie
s’y articule, en même temps que les insuffisances et contradictions qui s’y cachent : des
intellectuels taxés de « mal éduqués » aux illettrés prétendument « bien élevés », l’éducation
s’instrumentalise pour escarper l’ignorance ou les peurs irrationnelles qui opposent lesdites
classes antagonistes. Bernard Lahire (1999), dans son L’invention de l’illettrisme, met, en ce
sens, l’accent sur le préjugé « culturalo-centrique » des lettrés qui ont la condescendance de
se dire supérieurs aux illettrés sous le prétexte qu’ils sont en possession des lettres. Cette
façon d’exclure en parlant de supériorité et d’infériorité en se fondant sur l’acquisition des
lettres, semble ouvrir la porte à des conflits de voisinage ou de promiscuité. Autant dire que,
si, dans la pensée de nos enquêtés, une telle condescendance présumée des lettrés pose
problème à l’harmonisation de la vie sociale, c’est parce que leur besoin de vivre en
harmonie, – besoin "naturel" qu’implique la relation encore plus naturelle du voisinage social
–, est perçu comme étant de moins en moins assumé par la société. C’est également, nous
affirme-t-on, pour cause de carence éducative dont la société serait victime malgré son
évolution.

Nous on est débrouilleurs…, on n’a pas le diplôme mais on est polis avec tous les
voisins… mais y avait une voisine qui déconnait avec nous … elle a les diplômes de
service [administration publique ou d’État] mais son caractère est mal éduqué
(Tomondji, niveau scolaire CP2, d’origine béninoise).

Ces perceptions, avec toute leur ambiguïté apparente, sont truffées de malentendus. Du
moins induisent-elles une inversion de la logique, un renversement de la dialectique, parce
que l’idée d’une structuration sociale mettant aux prises des "diplômés sans éducation" et des
"illettrés pleins de déférence" est, d’un côté, nous semble-t-il, chargée d’un fardeau
fantasmatique et, de l’autre, garnie d’une solide objectivité "illusoire". Dans le paradoxe de
leurs "fantasmes objectifs", les familles semblent en effet se refuser de croire à une
intellectualité qui ne ferait pas preuve d’une certaine substance activement éducative, d’une
attitude humblement conciliatrice ou conviviale. Leur vœu est que l’intellectuel soit réfléchi
et puisse non seulement se montrer intelligent ou savant, mais aussi conciliant, convivial ou
jovial à l’égard de ses « voisins » de moindre instruction scolaire, et qu’il n’affiche pas des
airs de suffisance ou de mépris lorsqu’il est amené à échanger – publiquement ou en privé –
avec une « tête sans bagage ». Il ne suffit pas, selon l’opinion des familles, que l’intellectuel
ait pignon sur rue ou soit détenteur d’un savoir colossal ou surabondamment sollicité de

289
partout ou par les médias, il faut que son intelligence de "génie" soit doublée d’une ferveur
sapientiale d’humilité envers celles et ceux qui ont moins de mérite ou de savoirs que lui.

Cette promptitude, chez les familles, à voir dans l’humilité prise au sens éducatif ou
moral de respect mutuel, un symbole de réussite intellectuelle authentique et une voie
d’adoucissement des rapports humains, d’allègement des conflits liés à la cohabitation
sociale, est en conséquence le "Mur des Lamentations" le plus « intersticé » de leur perception
socioscolaire. En effet, car de fait, quand l’intellectuel se voue exclusivement à la poursuite
d’un objectif de gain, à l’accomplissement d’une tâche dont il peut tirer du lucre ou des
honneurs personnels, il semble pour ainsi dire agir un peu en dehors de la sphère humaniste.
Et quand il se dépense concrètement à servir de modèle ou à donner des conseils sincères aux
moins instruits dans le milieu où il vit, où il agit, ou simplement dans son environnement
socioprofessionnel, les familles le perçoivent là comme exprimant par excellence une qualité
d’humaniste qui contribue à la réussite scolaire ou sociale des plus jeunes auxquels il est
censé servir d’exemple à imiter. À noter donc que les accusations d’ "arrogance stupide"
faites à certains lettrés d’être peu respectueux des « têtes sans bagage », et par là d’être perçus
comme la cause de la propagation des conflits de promiscuité viendraient, nous semble-t-il, de
la complexité d’une société en perpétuelle mutation, mais aussi et surtout de la tendance à
mésestimer les qualités cognitivo-humanistes qui opèrent pourtant fort socialement chez
certaines personnes n’ayant apparemment aucune maîtrise des lettres académiques. Ainsi, il
est fréquent, constatons-nous, que nos enquêtés nous servent des récits analogues à celui
exposé par Évelyne Martini (2011) dans l’anamnèse provisoire de son œuvre susmentionnée :
« Ma grand-mère maternelle était illettrée. Elle ne lisait ni n’écrivait la langue française.
Mais son intelligence était grande, sa force de cœur et de caractère lui avait fait une
réputation dans toute la Corse du Nord, elle tenait table ouverte, distillait l’alcool de figue et,
comme me l’a souvent répété un petit cousin, « se faisait un ami avec un verre d’eau » »
(Martini, 2011, p. 11).

Mais le plus complexe dans les attributions causales est ailleurs car, dans les rapports
socio-sexuels qui se développent avec une certaine suspicion dans les espaces éducatifs, il
existe une forme d’angoisse relative à la question de pédophilie que nous allons devoir
aborder de suite, et qui n’est d’ailleurs pas sans effets sur les relations éducatives et par là sur
les résultats d’apprentissage.

290
4.10. Une prescription éthico-juridique chargée d’angoisse et de suspicion : la
pédophilie comme source de conflits dans les secteurs éducatifs
En évaluant approximativement les traumatismes physiques et moraux causés aux
familles par les rebondissements de l’affaire Outreau (Mai-Juillet, 2004), ou si l’on s’intéresse
particulièrement aux erreurs judiciaires [l’erreur est humaine] de Fabrice Burgaud concernant
ladite affaire, ou plutôt si l’on approche un tant soit peu les sérieuses difficultés sur lesquelles
ont buté les vrais efforts du magistrat à éclairer ce dossier, les chances pour de futurs accusés
d’être "mal entendus" dans un procès de pédophilie ne peuvent que paraître évidentes, et les
preuves d’innocence difficilement blanchissantes. L’absence apparente de transparence dans
un procès que l’on pouvait qualifier de "brouillard calaisien", expliquerait l’inquiétude des
adultes, éducateurs en l’occurrence, au sujet de ce que l’on peut désormais nommer "effet
Burgaud".

Il suffit d’un ou de deux enfants bluffeurs, d’un magistrat pressé d’aller en vacances,
et le tour est joué …, vous êtes condamnés à aller en tôle pour une faute que vous êtes
loin d’avoir commise. Il y a des pédophiles qu’on doit pendre publiquement mais il y
a aussi des enfants gérontophiles et des adolescents déviants, ils sont à rééduquer …,
il faut que les juges soient formés pour distinguer ces cas. La confusion et les demi-
savoirs [l’insuffisance d’instructions et la carence de renseignements exacts] n’ont
pas leur place dans la magistrature (Achille, master en droit).

Le soupçon qui épie la société des adultes en matière de pédophilie passe donc
aujourd’hui plus que naguère pour un phénomène social plus ou moins généralisé, et qui a des
effets probants sur l’éducation des enfants ainsi que sur les rapports de l’individu et de la
famille à la société. Les parents, imbus de ce soupçon, mettent systématiquement leurs enfants
en garde – et à juste titre – contre des adultes qu’ils semblent percevoir comme de potentiels
"pervers". Mais il y a parfois, semble-t-il, des exagérations qui frisent la paranoïa, comme
l’indiquent les propos qui suivent.

La pédophilie là…, elle est partout maintenant hein… ça je te dis… les mamans elles
ont peur [pour leurs enfants] quand elles voient un monsieur trop gentil (Tomondji,
CP2, ouvrier d’origine béninoise).

291
L’on retrouve le même souci chez Sissi, niveau Cinquième, coiffeuse d’origine
togolaise : « Maintenant les enfants ils ont très peur des grandes personnes …, ils pensent
que les grandes personnes font les mauvaises choses pour le sexe avec les enfants. »

L’inquiétude gagne ainsi du terrain chez certaines familles (dont notamment les enfants)
et leur ravit la sérénité mentale. Des anecdotes abondent à ce titre, comme celle-ci : deux
petites écolières, persuadées d’avoir affaire à un monstre à "tête pédophile" dans le recoin
d’un carrefour, manquèrent de s’effondrer. Elles prirent leurs jambes au cou alors qu’il
s’agissait d’un inoffensif clochard, d’ailleurs moins féru d’Éros que suppôt de Bacchus. Des
enfants semblent donc souffrir du syndrome de Don Quichotte. En effet, celui-ci, héros du
roman de Cervantès Saavedra, dut livrer, en pur gaspillage d’énergie, un épuisant combat
contre des moulins à vents qu’il prenait, dans son délire, pour des mercenaires géants. La
phobie des écolières ci-dessus évoquée relève ainsi, semble-t-il, de cette illusion
donquichottesque qui, elle-même, n’est pas aux antipodes de ce que Freud appelle « l’attente
anxieuse ». L’on s’affole dans l’expectative d’un événement fâcheux contre lequel il faudra
réagir ou se protéger ; alors l’inconfort d’une telle expectative (outre que cette dernière est
déjà une potentielle source d’anxiété traumatique) fait que l’on s’offrirait des occasions
palpitantes pour s’engouffrer dans une paranoïa. Autrement dit, les personnes fortement
éduquées, dès leur jeune âge, dans la peur des agressions sexuelles, ou qui croient leur corps
sous la menace des "obsédés", finissent en quelque sorte par se sentir dans le besoin paradoxal
de contribuer elles-mêmes à l’accomplissement de l’attente qui fait l’objet de leurs phobies.
Inconsciemment attirées par ce qu’elles redoutent, elles s’en vont s’offrir en pâtures aux
consommateurs névrosés de la libido, un peu comme si elles éprouvaient le besoin d’aider
leurs potentiels violeurs à passer à l’acte. Au plus profond de ce trouble psychologique qui
est, pour le moins, un obstacle à l’équilibre de la personnalité, il n’est pas déplacé, nous
semble-t-il, d’y voir en filigrane une source de difficulté d’apprentissage non loin de l’échec
scolaire.

[…] L’enfant de ma sœur elle voulait plus jamais rester seule à la maison avec son beau
père… la maman a tout dit, l’enfant veut jamais plus rester avec le beau-père …, elle
n’étudiait plus rien …, parce qu’on on avait montré à la télé un monsieur qui a tué
l’enfant de sa femme. Donc depuis ce jour-là l’enfant [10 ans] elle croit que son beau-
père aussi peut lui faire le mal. […] Grâce à une petite vieille [psychologue] qui a une
tête bizarre, c’est elle seule qui a guéri les idées de l’enfant […] C’est facile pour les
enfants d’avoir peur parce qu’ils entendent que les enfants ils sont [portés] disparus,

292
que les enfants ils sont violés par les parents… à l’école, ils ont peur, donc ça fait que
certains enfants ils étudient mais ils peuvent plus réussir … ils ont que la peur dans la
tête (Baïtifa, 28 ans, ménagère, niveau cours primaire).

Le soupçon pédophile semble pourtant ne pas dépasser toujours le niveau de la


sensiblerie réactive de l’attente anxieuse stipulée par Freud. Mais cela dit, le vif
positionnement de moralité – qu’explique déjà la phobie qu’inspire le phénomène de
pédophilie chez les parents, et l’autoévaluation de leur propre morale vécue – ne traduit pas
qu’une simple suspicion. Il a une forte incidence sur l’attitude des adultes et même sur celle
des enfants, probablement sur le plan de leur rapport mutuel au corps dans la relation
éducative. Autant dire que, prenant garde à ce phénomène de pédophilie qui fait
épisodiquement la une de la justice et de la presse, nombre d’adultes et enfants n’ont de cesse
d’adopter des attitudes de prudence parfois extrêmes, au point que le corps de l’enfant et celui
de l’adulte plongent simultanément dans une "mare de malentendus". Les adultes se sentent
alors investis d’une obligation d’encadrer les enfants aux plus vertueuses de leurs conduites,
de les éduquer avec une vigilance de trapéziste, si ce n’est avec un pointilleux souci
d’évitement du moindre quiproquo relatif à la gestion des corps (le leur propre et celui de
leurs enfants, élèves ou apprentis placés sous leur contrôle) dans un tel engrenage relationnel
au demeurant truffé de suspicions. L’une de nos participantes (étudiante en sixième année de
médecine) nous informe, à ce titre, que son frère, un garagiste, à qui sa fille de quinze ans
voulut simplement montrer un furoncle qu’elle avait sous le nombril, fut presque terrifié :
« Faut pas me chercher des vilaines histoires … la loi de France dit que mes yeux n’ont pas
le droit de tomber sur le corps de ma fille. »

Il y a ainsi dans la parcelle éducative de rapport aux savoirs et aux corps, une "poubelle
du passé" dont les parents eux-mêmes s’activent à remuer le "fond putréfiant" lorsqu’ils
essaient d’exprimer leur crainte pour la « vertu » de leurs enfants. Les donnes de leur vécu (ou
plutôt les expériences de leur jeunesse proche ou lointaine) servent de leitmotiv à leurs
critiques et paraissent même tentaculaires dès que l’on s’industrie à bien se convaincre de
leurs effet psychosociologiques. Leurs propres aveux, en tant que parents ou "anciens élèves",
nous éclairent à leur sujet, beaucoup mieux peut-être que la "lampe de Diogène"70 ou la
réflexion théorique. Les familles (les mères en l’occurrence) sont ainsi porteuses d’un passé

70
Diogène dit "le cynique" est un "clochard philosophe" de l’Ancienne Grèce, IIIième siècle av. J-C.
D’après l’histoire de la civilisation hellénique, Diogène déambulait quasiment nu, un midi, dans les rues
d’Athènes, avec en main une lampe allumée et marmonnait l’objet de son investigation : « Je cherche l’honnête
homme sur la Terre ». Peut-être ne l’a-t-il jamais trouvé.

293
sexuellement lourd qui ne cesse de leur demander des comptes. Autant certaines d’entre elles
ne se pardonnent d’avoir sacrifié leur propre scolarité sur l’autel des « affaires de garçons »,
autant elles ne tolèrent aujourd’hui chez les adultes des attitudes qu’elles qualifient de
« moralement irresponsables », attitudes qu’elles considèrent par ailleurs comme la cause des
violences et implicitement celle des troubles scolaires ou sociaux.

C’est donc par leur propre conditionnement psychologique que certains parents
semblent livrer bataille contre les tragédies sexuelles pédophiles ainsi que la prolifération des
films de violence qu’ils dénoncent, etc. Pas mal de familles estiment en effet que le cinéma
réalisé par les "compagnies d’adultes" est inondé de films immoraux, traumatisants, dans
lesquels la pornographie et les violences de tout genre défilent constamment. Elles suggèrent
qu’il faille éduquer les enfants et les jeunes à tempérer leurs fougues pulsionnelles, plutôt
qu’à saborder leur éducation sous l’effet des films d’incitation à la violence sexuelle. La
considération des familles est que, de par leur attitude même, les « grandes personnes »
seraient des fournisseuses de mauvais exemples lubriques et n’aideraient l’adolescent à vivre
et à grandir qu’aux dépens de leur avidité pécuniaire. Les grandes personnes (les industriels
et/ou réalisateurs de « films ») auraient donc d’autant plus d’emprise sur les "jeunes âmes"
qu’elles exploiteraient leur manque d’expérience en leur mettant à disposition des images
malsaines qui les pousseraient à tout, sauf à la réussite scolaire ou sociale. Ces accusations en
apparence proches du puritanisme, les familles ont l’air de les porter pieusement comme des
"veaux d’or", non pas que dans leur vie inconsciente, mais également dans leurs conceptions
conscientes de la réussite personnelle ou familiale. Un extrait d’entretien avec Ginette
(couturière retoucheuse, niveau classe de Troisième) éclaire à plus d’un titre :

- […] Moi j’avais déjà arrêté l’école parce que j’étais trop moue [très peu
performante]. Mais mon frère lui quand il est parti au lycée il était très
intelligent, notre maman a loué pour lui une petite chambre à côté du lycée …
comme ça au début Cyril il travaillait bien … mais après "il ne moyen plus
rien" [il ne maîtrise plus rien]. Il est tombé [recalé] au bac, c’est pas une fois,
c’est deux fois. Maman elle ne pouvait pas comprendre le problème de Cyril,
elle m’a demandé d’aller avec elle pour faire les enquêtes chez la dame qui est
propriétaire. […] La propriétaire elle s’appelle Josépha, c’est elle qui a loué
sa maison à Cyril, elle a dit à notre maman : « Madame, ne [vous] cassez pas
la tête, votre fils est tombé au bac …, c’est à cause de vagin ».
- Quoi ? Pardon, vous avez dit ...
- Moi j’ai dit rien …, c’est Josépha elle qui a tout dit.
- Oui …, Josépha elle a dit quoi ?
- Elle a dit que c’est vagin qui dérange l’examen de Cyril. Elle a dit que les
filles elles font la fête tous les soirs dans le lit avec Cyril … Cyril et les filles ils
font que regarder les films de vagin. Josépha a dit à notre maman : « Faut

294
prier pour ton beau garçon sinon vagin va le tuer à mort » … notre maman
elle était étonnée [émue], elle a pleuré comme un bébé malade, mais moi je
n’étais pas étonnée … je faisais que sourire … je riais seulement sur le
chemin.
- Vous riiez pourquoi ?
- Parce que je connaissais déjà mon frère …, il avait couché déjà avec toutes
mes copines qui venaient chez nous pour nager dans la piscine, … donc
Josépha elle avait raison …, c’est les filles qui gâtaient l’école de mon frère.
Mon frère lui-même il a dit que c’était à cause des fesses des petites copines…
- Et qu’est-ce qu’il est devenu ?
- Cyril ?
- Oui
- Avec la chance Dieu l’a sauvé, parce que depuis qu’il suit l’église de baptiste
avec la femme de notre oncle …, il a changé l’habitude, il est devenu correct
avec l’école et les filles.
- Comment tu sais qu’il est devenu correct ?
- Ça …, je sais, mon frère il est bon maintenant, il sait contrôler l’argent, et puis
il a qu’une seule femme et deux enfants …, il a fini l’école de gestion, c’est lui
qui commande [gère] maintenant les superettes de notre maman.
Ces opinions susmentionnées qui témoignent des jugements subversifs des familles à
l’endroit de l’éducation morale sexuelle ne s’articulent pas sans révéler des nuances. Les idées
exprimées paraissent s’articuler tantôt par discordance, tantôt par recouvrement. Les
linéaments qui promeuvent de tels discordances et/ou recouvrements débouchent, à certains
égards, sur la question de la responsabilité morale des parents dans les manquements de leurs
enfants.

Toutefois, malgré toute l’ampleur des analyses ci-dessus élaborées au sujet de la


prégnance de la morale dans les attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite, il
en reste encore à étudier, nous semble-t-il. Car à cette perception ou attribution causale à
caractère moral, s’ajoute une seconde influence plus particulière aux croyances dans les
jugements portés sur l’échec ou la réussite scolaire. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, la présente
étude ne saurait passer sous silence la place des pratiques traditionnelles et/ou celle de la
transcendance éducative dans les rapports aux savoirs.

4.11. Transcendance de la forme scolaire ou de l’éducation


Les opinions, réflexions ou perceptions de nos enquêtés, si multiples, diverses ou
contradictoires qu’elles paraissent, impliquent fondamentalement une transcendance de la
forme scolaire, une implication de la religion et de la morale. Ce qui nous oblige à nous
demander quelles pistes d’analyses objectivement probantes elles donnent à élaborer. Il est
apparemment aisé en effet de voir, au travers des opinions, que les familles recourent en
général à des idéogrammes de croyances, à des adhésions personnelles ou collectives aux

295
"phénomènes idéels", notamment ceux en rapport avec l’Au-delà (la mort), l’idée de Dieu ou
de Satan, de bénédiction ou de malédiction, pour exprimer leur perception socioscolaire, ou
effectuer leurs attributions causales de l’échec scolaire ou socioprofessionnel.

En effet, « que l’on soit croyant, humaniste, athée ou agnostique, la religion touche à la
vie de chacun. Des guerres aux jours fériés, elle se manifeste au quotidien. C’est au nom de la
religion que furent bâties et englouties des villes, des cultures et des civilisations entières »
(Farrington, 1999, 4ième de couverture). Nous pourrions sur cette assertion, risquer, à juste
titre, une analyse de la perception socioscolaire inscrite précisément dans cette sphère
mystérieuse, dans ce "grand inconnu" qui est au centre de toutes les religions et que l’on
nomme communément l’ "Au-delà" ou la mort.

4.11.1. Une école dans l’Au-delà ... ?


Dans les sociétés africaines en général, les populations semblent avoir à cœur de
souscrire spontanément à une certaine immortalité de l’être qui renvoie implicitement à la
notion d’une existence qui transcende la "mort du corps". Celle-ci étant une donnée non
séparée de la vie quotidienne, elle est perçue dans les sociétés traditionnelles comme une
illusion d’optique qui ne doit pas faire perdre de vue le caractère infini de la vie. Du coup,
celles et ceux qui quitteraient ce monde-ci sans avoir acquis une certaine maturité
intellectuelle, auraient encore les chances de s’instruire dans "l’Au-delà". Un ouvrier, qui ne
semblait pas prêt à faire le deuil du décès de son fils, en a exprimé des propos assez
caractéristiques :

[…] Il [le fils de l’enquêté] est mort à huit ans. […] Peut-être que mon fils continue
l’école dans le pays des morts. Comme il y a des profs morts aussi, peut-être là-bas
ils enseignent encore … (Tomondji, niveau CP2).

L’intéressé déplore la perte de son fils mais se rassure néanmoins que le jeune défunt
(dont les études ont été précocement interrompues) serait scolairement pris en charge "là-
haut" par des professeurs également défunts. En effet, dans certains milieux traditionnels, il
est tout à fait naturel que les familles transfèrent parfois leurs préoccupations sociales dans
une autre vie que leur représente la mort. Ainsi voit-on des parents éplorés par la disparition
brusque de leur fils, prendre soin (lorsque le trépassé est un élève ou un étudiant) de le faire
inhumer avec une partie de ses fournitures scolaires (livres, ardoises, cahiers, stylos, tenues
scolaires, etc.), histoire de lui offrir les chances d’une scolarité post-mortem.

296
Impuissantes en effet plus qu’à l’ordinaire à se faire une certitude sur le phénomène de
la mort, impuissantes aussi à se la faire sur les points de vue des intellectuels qui eux-mêmes
sont scientifiquement démunis71 face au vieillissement et à la désintégration biologique
définitive du corps par le trépas, les familles (l’on ne peut néanmoins les ranger toutes à la
même enseigne) s’accrochent pour ainsi dire aux idées religieuses qui veulent que l’esprit
humain (si esprit il y a) transcende ce monde et atteigne au plus subtil point d’abstraction de
la vie immatérielle. Attitude qui traduit, sur le fait, une des aspirations les plus communes du
genre humain : l’envie d’éternité.

Après avoir un tant soit peu exposé, par manière d’exemples, l’étau des convictions
religieuses et relevé brièvement la portée socioéducative de ces dernières, nous allons
indiquer en substance et dans le même sens que les explications précédentes, comment ces
convictions religieuses influencent la façon dont les familles perçoivent l’enseignant dans leur
aire culturelle d’origine et, pourquoi pas, dans leur aire culturelle d’accueil.

4.11.2. L’enseignant : un "demi-dieu de la connaissance" … ?


Les familles, en particulier celles des milieux ruraux, perçoivent un certain caractère
divin dans la profession de l’enseignant. Ce dernier jouit d’un respect doublé d’admiration
auprès de la société traditionnelle qui voit en lui un pouvoir sacré de transmission de savoirs.
Les parents sont en effet très soulagés lorsque, d’aventure, un enseignant leur "prédit" la
réussite de leur enfant ou leur annonce par exemple : « Votre fils a de l’avenir. » Ils affichent
d’ordinaire un air de profonde reconnaissance lorsqu’ils ont l’occasion (rare en général) de
recevoir quelques conseils d’un enseignant crédible. Mais c’est au sein même de
l’établissement scolaire, au cours de l’acte pédagogique, que le caractère sacré de l’enseignant
s’impose notoirement. À ce titre, nous connaissions personnellement en Afrique un directeur
de collège qui, à chaque rentrée scolaire, terminait son discours d’ouverture des classes par un
oracle à l’attention des élèves.

Retenez bien ceci : l’enseignement est un sacrement. Les profs ne sont pas vos égaux.
Gare aux salopards qui voudront se mirer dans leurs yeux !

71
Il est pour le moins frappant que bien des familles se positionnent quasiment sans réserve pour la
croyance en "une vie après la mort" et s’y accrochent avec ferveur comme si l’existence sur terre devrait
nécessairement se poursuivre sur un autre plan. L’attitude est d’autant percutante que d’aucuns considèrent que
les diplômés qui n’auraient pas assez d’intuition pour réaliser qu’il y a "une vie après la vie", seraient de
« grands ignorants qui s’ignorent grandement » ou plutôt des intellectuels "arrogamment soucieux" de bâtir leur
renommée scientifique sur un athéisme pédant qui n’impressionne que les ignorants. Dans une réaction ironique,
une élève de Seconde, faisant allusion à un médecin athée (ami de ses parents), profère : « Dieu n’existe pas, y a
que les docteurs du CHU qui existent ».

297
C’est en effet d’une situation similaire qu’il s’agit lorsque Massy (diplômée en
commerce), nous fait part de ses réminiscences scolaires en Afrique.

Nous en Afrique, le prof c’est comme un petit dieu de la connaissance, il est craint et
respecté. On lui parle sans trop lui regarder dans les yeux, parce qu’on ne fixe pas
les yeux sur la face d’un dieu.

L’enquêtée non seulement évoque l’aspect sacré de la fonction enseignante telle que
perçue en Afrique traditionnelle mais s’empresse de constater qu’il n’en est pas ainsi du côté
des Européens. Le constat semble hâtif certes !, mais force nous est de remarquer qu’il n’est
guère isolé de l’opinion générale des personnes abordées au cours de l’enquête. Celles-ci
considèrent évidemment que la culture occidentale serait aux antipodes du respect déifiant
que les Africains vouent à leurs supérieurs, parents et enseignants. L’on nous assure ainsi que
l’enfant qui ose violer le caractère sacré d’un enseignant, d’un principal de collège par
exemple, ferait l’objet d’une sorte d’exorcisme (versus adorcisme) sous l’action occulte d’un
magicien ou sorcier. Une jeune mère ivoirienne nous apprend qu’au milieu de la nuit, un bon
sorcier soumettrait l’odieux élève à un rituel de délivrance par fumigation.

[…] on peut penser que c’est les mauvais sorciers qui ont envoûté l’enfant [qui a
manqué gravement de respect envers un enseignant], ça …, on va lui faire des
cérémonies chez le bon sorcier pour le guérir…, on va lui raser la tête à minuit dans
un carrefour au village…, on va lui mettre la fumée des herbes puissantes
[odoriférantes] jusqu’à ce que le diable sorte de son corps (Ammy, niveau bac, d’origine
ivoirienne).

Ce rituel réparateur de la conduite de l’élève excessivement impoli semble avoir un sens


religieux avec la croyance au caractère sacré reconnu à l’enseignant, et il faut en souligner
autant le prestige dont il jouit en milieu traditionnel urbain ou rural notamment. Un examen
superficiel peut n’apercevoir qu’un fait apparemment sans rapport avec l’idée liturgique du
sacré. Mais à regarder de près dans l’opinion des familles, c’est la sacralité rattachée au métier
de l’enseignement qui explique pour beaucoup l’attitude de vénération des masses envers les
enseignants. Les faits et les opinions nous expliquent donc que la tradition religieuse se
superpose aux rapports à l’école, et réciproquement. Quand les croyances religieuses prennent
ainsi de l’ampleur dans une aire culturelle, l’éducation s’y marie, et ce par une sorte
d’homochromie ontologico-anthropologique, c’est-à-dire par un mimétisme socioreligieux. À
plus forte raison nous faudra-t-il, si nous empruntons le sentier de cette logique

298
d’anthropologie religieuse, rapprocher les opinions pour mieux y distinguer la place
qu’occupe l’idée de Dieu.

4.11.3. Dieu et Diable dans la culture des peuples


Dieu et Diable sont en effet deux entités ou plutôt deux concepts énormément ou
obligeamment répandus dans le monde. Ils sont toujours présents dans les croyances et les
traditions et conditionnent l’éducation ou du moins les jugements, les appréciations et les
comportements des familles, ainsi que les discours de nombreuses structures sociales. De si
importantes littératures, doctrines, théories paysannes et/ou savantes ont d’ailleurs pris et
prennent encore assez de liberté de s’en inspirer pour qu’il nous soit permis de scruter, à bon
escient, leur part d’influence qui est considérable dans la culture des peuples, que ces derniers
soient envahis ou non par la technologie.

4.11.3.1. Du sacré dans l’éducation traditionnelle


La croyance au sacré n’est guère absente de la tradition des familles ou des peuples,
comme nous le montrions tantôt. Les familles qui font l’objet de notre étude n’en sont donc
pas exemptes, comme nous venons également de le voir. Au contraire, l’on retrouve chez
elles un usage courant et abondant des termes tels que Diable ou Satan dans leur perception de
la vie sociale ou éducative, et notamment dans les attributions causales de l’échec ou de la
réussite scolaire et non-scolaire.

[…] Quand je vois un enfant … il n’est pas malade mais il veut pas partir à l’école, je
sais qu’il a un diable avec lui (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième).

Les familles redoutent les effets maléfiques censés être produits par le Diable, effets qui,
d’après elles, sont susceptibles de remettre en cause la scolarité d’un enfant. Elles se
convainquent ainsi que le Diable aurait une grande part de responsabilité dans les difficultés
qui jonchent le processus de certaines scolarités. Il existe même de nombreuses anecdotes qui
cadrent bien avec cette croyance en des forces occultes.

[…] Moi-même quand j’avais comme quatorze ans je faisais toujours les choses de
violence. Après mon grand-père il a dit à ma mère que c’est les esprits de l’eau qui
me font les problèmes. Parce que je voyais les choses bizarres dans l’eau de la mer
quand je dors. Donc le grand-père il a fait une cérémonie pour moi avec le parfum et
le talc avec autres choses et il a déposé ça dans le marigot. Ça faisait la peur, après
l’eau a bougé avec beaucoup de bruits, donc je pensais que le vieux père me faisait la

299
sorcellerie. Après je ne faisais plus les violences. Les gens ils me disaient que je ne
suis plus la même fille comme avant. Donc il y a les enfants, ils ont les problèmes de
la violence à l’école … c’est peut-être à cause des esprits de l’eau (Sissi, niveau
Cinquième, mère de famille).

Rosalie (élève de Seconde) va dans le même sens que Sissi. Chez elle, « aller vers
Dieu » est la source du succès des études et de la paix sociale dans les établissements
scolaires :

Il faut prier Dieu pour vaincre Satan…, si on prie pas beaucoup, Satan il sera
vainqueur sur nous et là on ne peut pas bien travailler à l’école […]

Mais l’action divine à elle seule ne suffit pas, nous précise Rosalie, à expliquer la
réussite scolaire. La conviction de la lycéenne est que Dieu répugne à la paresse et ne saurait
en conséquence apporter son aide à quiconque serait enclin à la lésine :

Moi, je crois en Dieu…, précise Rosalie, j’aime prier mais je suis pas naïve […] La
prière, c’est pas que je crois en Dieu et alors je ne dois plus étudier les leçons […]
Dieu n’est pas un paresseux…, il fait pas de miracles aux paresseux…, si tu pries et
tu travailles, tu auras la chance d’avoir un bon examinateur à l’examen…, ta copie
ne va pas tomber dans les mains d’un prof du Diable [….] Si tu travailles bien…, tu
es sérieux, tes copies vont aller chez les profs de Dieu. Les profs de Dieu ils sont
sérieux…, ils ne font pas d’injustice avec les notes … les profs de Dieu ils ne font pas
l’injustice envers les élèves … c’est toujours les profs de Satan qui font des histoires
aux élèves …

Des idées s’imposent sans que l’on puisse vérifier absolument ce qu’elles contiennent de
profondément vrai. Mais vraies ou fausses, de telles idées ou croyances existent et circulent
dans l’univers mental des familles : Dieu perçu comme "Intelligence Suprême" est aussitôt
considéré comme une entité capable de s’apitoyer sur le sort des personnes en difficultés,
d’écouter leurs prières, et donc d’agir en leur faveur. Et puisque ce Dieu est censé agir ou
intervenir ainsi pour aider et secourir ses fidèles, c’est qu’il est loin d’être un fainéant. Et
comme tel il ne peut guère passer pour un Dieu qui donne quitus à la paresse d’un élève ni à
celle de toute personne qui voudrait recevoir du « Ciel » ce qu’elle devrait d’abord se procurer
elle-même par le travail. Idée fort charmante, dirait-on, mais plus solide en apparence que
dans le réel : car les prières même les plus kabbalistiques ne déplacent pas toujours les

300
montagnes, et les efforts physiques et/ou intellectuels les plus herculéens n’aboutissent pas
toujours à de bonnes récompenses méritées, compte tenu des erreurs probables d’évaluation
ou d’appréciation, des abus d’autorité ou des pratiques discriminatoires relevant de la
"faiblesse humaine". Or si naïvement logique ou logiquement naïve que la théorie de l’aide
providentielle puisse paraître, elle rime pourtant terriblement avec toute une légion d’idées
similaires dont les familles croyantes semblent se galvaniser. Leur dispositif cognitif, du fait
d’être religieusement pris comme dans les tentacules d’une pieuvre, les expose, nous semble-
t-il, à un optimisme "béatement chargé d’illusions". Aussi le jour où l’enfant découvrira, de
par ses désillusions, que ni les vertus théologales ni même les puissances les plus lumineuses
n’ont pas toujours raison des injustices scolaires ou sociales, son enthousiasme spirituel
d’antan risque par là de virer au tragique ; il tremperait la toge immaculée de ses beaux
espoirs dans un terrifiant cambouis de désarroi. C’est donc que, si la croyance peut occuper
une place d’honneur à d’autres égards de socialisation (la conduite morale notamment), elle se
place à un niveau supérieur d’incertitude quand il s’agit de la réussite scolaire ou sociale.

J’avais fait la classe avec des amis qui sont devenus pasteurs […] Il y a un qui a
échoué quatre fois au bac. Il fait croire que Dieu l’appelait pour être pasteur…72
(Pamphile, d’origine congolaise, diplômé en économie).

Il nous faut peut-être avoir cure de procéder à des analyses qui mettent en lumière cette
place qu’occupent le christianisme et la religion dite païenne (le vodouisme) dans les rapports
que les familles entretiennent avec l’école et les savoirs qui y sont rattachés.

4.11.3.2. Christianisme et vaudouisme dans l’attribution causale de l’échec scolaire et/ou


social
Chez un certain nombre de nos enquêtés, la possibilité de pousser un enfant au plus haut
niveau de la scolarité repose sur un certain nombre de critères dont la protection divine en
l’occurrence : faire de longues études n’est d’abord envisageable pour un enfant que si le
Diable est mis hors d’état de lui nuire, ou si l’action de Dieu lui est favorable. Il nous a ainsi

72
Notre interviewé ne comprend pas que des gens qui n’ont jamais pu obtenir le baccalauréat puissent
avoir la "témérité" d’entrer dans une profession difficile de rabbin, pasteur, prêtre ou imam. Pour lui et pour
beaucoup d’intellectuels croyants que nous avons interviewés, c’est plus facile de préparer un diplôme
académique que d’étudier sérieusement les mystères derrière lesquels se cache éternellement le visage de Dieu.
Ces participants expriment par là qu’il faut avoir fait de hautes études scientifiques avant de discourir sur Dieu
dans une synagogue, église ou mosquée. Ainsi Aurélie (professeure de biochimie, 47 ans) prétend que
lorsqu’elle était encore « apprentie chrétienne » (catéchumène) dans un collège confessionnel en Afrique noire,
son plus grand calvaire à elle était « l’heure du caté » durant laquelle elle devait avoir la politesse d’écouter en
silence « une bonne sœur européenne » qui parlait de "Jé-Jé" : (« … avec une telle certitude …, on dirait qu’elle
[la bonne sœur] faisait l’amour chaque nuit avec le cadavre de son Dieu ressuscité »).

301
été donné de constater, au cours de l’enquête, que les croyances africaines non seulement ne
semblent pas se dissocier des actions objectives à mener en vue d’une réussite scolaire ou
sociale, mais elles sont systématiquement mises au même rang que la religion chrétienne.
C’est ce que nous révèle l’opinion de Maona, une mère de famille, togolaise, nettoyeuse de
surfaces :

Ma tante avec son mari ils veulent pas que je fais [fasse] la cérémonie des ancêtres …,
ils aiment "tchotchi" [la messe]. Mais tchotchi et cérémonie [traditionnelle], on sait
pas ce qui est mieux dedans. […] Si j’envoie l’argent à ma mère pour la cérémonie de
Togbi zikpi [culte des ancêtres], est-ce que je fais un défaut ? […] Si je prie Togbi
zikpi pour que mes enfants peuvent [puissent] continuer l’école, est-ce que je fais le
mal à quelqu’un ? Les Blancs ils disent que vodou c’est prière des gens bêtes, ils ont
amené la parole de Jésus en Afrique, alors que c’est les Africains qui ont enseigné la
parole à Jésus. […] Le petit Jésus il a fait l’école chez les Noirs. Les Noirs ils ont
enseigné Jésus dans l’Afrique, dans les grands étages [pyramides] des faramons
[pharaons].

Rien ici n’empêche de penser que le Diable, Dieu, Jésus ou « Togbi zikpi » dont il est
sans cesse question dans les propos familiaux, se situent dans le reflet de la double culture de
nos enquêtés : le christianisme et le vaudouisme. Nul n’ignore ce que ces religions doivent à
Dieu et au Diable dans la propagation de leurs fresques liturgiques. Il va sans dire que chez
les Noirs d’Afrique ou des Antilles, du Brésil ou d’ailleurs (ainsi d’ailleurs que chez les
peuples dits évolués), les histoires de Diable et de Dieu sont monnaies courantes, aucun
"rationaliste tout-puissant" n’ayant à ce jour réussi à les en dissuader.73 La place des
croyances au pouvoir de Dieu ou du Diable ne fait donc point de doute pour celui qui analyse
de près les attitudes éducatives ou scolaires des familles.

Dans tous les coins du Globe en effet, depuis les huttes des Pygmées du Gabon
jusqu’aux gratte-ciels de Singapour, de Toronto ou de New York, la crédulité populaire ou les
réflexes d’adoration ou de soumission aux forces occultes (divinités ou ses équivalents) n’ont

73
D’après l’histoire de la mission chrétienne en Afrique noire (cf. Hebga, 1979), de nombreux religieux et
rationalistes africains ou européens auraient été mortellement victimes de "phénomènes irrationnels" (ou
surnaturels) dont ils s’étaient pourtant bien promis de prouver l’inanité. L’auteur, qui est un professeur
d’anthropologie et prêtre jésuite, estime que l’on aurait quand même souhaité voir ces "scientifiques" éradiquer
toutes les illusions du Diable et apporter des remèdes efficaces aux familles qui se ruinent à longueur d’années
pour soigner leurs maux supposés mystérieux. Selon Hebga (1979), il s’agit de maux fort troublants pour
lesquels la science n’a souvent malheureusement que des mots savants à proposer.

302
jamais fait défaut aux humains. La Première puissance du Monde (l’Amérique de la recherche
scientifique ou de la NASA et du Pentagone) ne badine pas avec le "gospel" ou l’évangile,
elle a pour devise : « In God we trust » (En Dieu nous croyons). Dans la France de Louis
Pasteur ou de Luc Montagnier, Lourdes (ou la Grotte de Massabielle) reste encore un
sanctuaire international de la dévotion mariale et ne cesse de rassembler quantité de
demandeurs de "potion guérisseuse" (eau bénite) en ce XXIième siècle de médecine ultra
sophistiquée. Le fait, par exemple, d’être les savants pionniers du calcul intégral et différentiel
n’a pas coupé l’herbe de la foi mystico-religieuse sous les pieds de Leibniz74 et de Newton75.
Le Français Descartes (1637), l’auteur du célèbre « Cogito ergo sum », est, plus ou moins
pareillement, un intellectuel hors pair, c’est-à-dire un esprit excellemment averti en
philosophie et droit, en histoire, littérature, théologie (ou théosophie), biologie, médecine,
astronomie et particulièrement en mathématiques, physique et métaphysique. Il est donc
d’une érudition encyclopédique exemplaire, un "tout-compétent" mais en fait un "tout sauf
athée" ; car bien qu’ayant consacré sa grosse tête à la recherche d’une certitude scientifique
indéfectible, il osa tout de même une spéculation algébrique dite « démonstration cartésienne
de l’existence de Dieu ». La foi en Dieu, aussi surprenant que cela puisse paraître, fait donc
corps avec ce qu’il y a de plus cartésien dans Descartes.

Dans le même sens que Descartes, Blaise Pascal (1623-1662) – l’un des plus brillants
esprits littéraires et scientifiques que la France ait engendrés – n’a jamais écarté de ses travaux
la notion divine (le pari de Pascal), ni dans sa philosophie (théorie de « la misère de l’homme
sans Dieu ») ni dans ses équations co-fondatrices des lois du calcul des probabilités. De
même, Einstein (1879-1955) qui demeure, quant à lui, l’un des plus redoutables physiciens de
tous les temps, n’a pas hésité à énoncer que « le hasard c’est Dieu qui se promène
incognito ». En effet, pour le savant juif allemand, « l’escalier de la science est l’échelle de
Jacob, il ne s’achève qu’aux pieds de Dieu » (cf. Psycho-ressources.com/bibli/albert-
einstein.html). Si, dans le même ordre d’idées, l’on se tourne un tant soit peu vers le monde

74
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) est un philosophe et mathématicien allemand qui,
indépendamment d’Isaac Newton mais à la même époque que ce dernier, invente le calcul infinitésimal et
différentiel. Il rédige ses travaux en latin, français et allemand. Il est, également comme Newton, très versé dans
la culture mystique. Il est l’auteur de la pensée célèbre : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles ». Convié à se prononcer, en tant qu’un illustre savant, sur l’authenticité du phénomène de lévitation
de Joseph de Copertino, Leibniz, navré, avoue humblement sa propre incapacité à expliquer scientifiquement les
prestations mystiques du moine catholique italien.
75
Faisant l’éloge de la mécanique de Newton et de son influence sur la formation de la physique
théorique, Einstein déclare : « Je voudrais évoquer l’intelligence de cet esprit clairvoyant. Car nul avant lui et
même depuis n’a vraiment ouvert des voies nouvelles à la pensée, à la recherche, à la formation pratique des
hommes de l’Occident » (Einstein, 1934, réédition 1979, p. 161).

303
musulman, l’on y découvre également que le fait de glorifier Allah, ou de prier plusieurs fois
par jour dans les vents du désert, n’a pas détruit l’intuition mathématique des savants arabes :
ils ont inventé les chiffres et l’algèbre.

En d’autres sens : bien qu’il ne soit pas souvent fait référence à l’usage des croyances
dans les milieux prestigieux des Lettres et de la Science, et qu’au contraire l’on a plutôt
tendance à y confondre religion, superstition et obscurantisme, la vie ou la biographie des
scientifiques authentiques semble révéler que ces derniers sont loin de n’être que des
irréductibles adeptes de la "Déesse RAISON". « Un grand savant s’oriente spontanément
dans la direction où il y a une découverte à faire. C’est ce phénomène qu’on désignait
autrefois sous le nom d’inspiration » (Carrel, 1935, p. 181). L’auteur, lui-même étant un
savant (Prix Nobel de médecine), précise : « Parmi les savants, on rencontre deux formes
d’esprits, les esprits logiques et les esprits intuitifs76. La science doit ses progrès à l’un
comme à l’autre de ces types intellectuels. Dans la vie ordinaire comme dans la science,
l’intuition est un moyen de connaissance puissant […] » (Carrel, 1935, idem). Ainsi, pour
revenir à Einstein (1934, réédition 1979, p. 186) qui soutient que « le Bon Dieu ne joue pas
aux dés », « l’attitude profondément religieuse de l’homme scientifique face à la vérité
rejaillit sur toute sa personnalité […]. Cette conviction, liée à un sentiment profond d’une
raison supérieure, se dévoilant dans le monde de l’expérience, traduit pour moi l’idée de
Dieu ». Voilà, grosso modo, pour ce qui est de la foi ou de la religion chez de grands
intellectuels profondément "croyants" et savants77.

C’est donc à partir de cette "digression" utile et nécessaire comme préalable à cette
partie de l’analyse, que nous allons maintenant en revenir aux propos "religieux" de nos
interviewés qui, apparemment de bonne foi, expriment (comme le commun des mortels) leur
manière d’expliquer la cause réelle ou présumée des échecs ou réussites d’un apprenant. Le
Tableau 28 ci-contre indique à cet effet que 68,38% de parents considèrent que la formation
scolaire leur semble plus utile que la culture religieuse ou traditionnelle. Dans la même
lancée, 83,76% de parents (Tableau 29) se déclarent avoir plus confiance en l’école qu’à leur
culture traditionnelle.

76
Tel est aussi le point de vue d’Albert Einstein. Il soutient : « Aucun chemin logique ne conduit à ces lois
élémentaires [« lois élémentaires les plus générales à partir desquelles, par pure déduction, on peut acquérir
l’image du monde »]. Il s’agirait exclusivement d’une intuition se développant parallèlement à l’expérience »
(Einstein, 1934, réédition 1979, p. 123-124).
77
Il n’est pas rare (nous disent des étudiants et parents) que des rationalistes se réclamant athées aillent
pourtant consulter marabouts, voyants, médiums, sorciers, tireurs de cartes, prêtres ou exorcistes lorsque leur
raison scientifique tombe en panne ou ne semble pas répondre efficacement à une attente particulière.

304
Tableau 28 (QP22) : Vous avez plus confiance en la culture traditionnelle (croyances religieuses ou
ancestrales) qu’en l’école
Fréquence %
Pas d'accord 80 68,38
D'accord. 37 31,62
Totaux 117 100,00

Tableau 29 (QP21) : La culture religieuse ou traditionnelle vous semble plus utile ou plus importante que
la formation scolaire
Fréquence %
Pas d'accord 98 83,76
D'accord. 19 16,24
Totaux 117 100,00

L’ampleur de ces chiffres semble confirmer une perception socioscolaire parentale qui
mette la culture religieuse à l’arrière plan, ce qui ne veut pas dire que les parents attachent
forcément peu de prix à leurs traditions. Loin s’en faut ! Il faut plutôt comprendre qu’ils ont
conscience de ce que la religion et les coutumes ancestrales n’ont pas vocation, – à moins que
l’on veuille embrasser une carrière d’imam, de prêtre ou de pasteur, de devin guérisseur, de
"bokono" ou sorcier professionnel –, à offrir de quoi gagner sa vie ou entretenir sa famille. Il
n’est pas possible, disent certains parents qui semblent pourtant bien accrochés à leurs grigris,
de « bâtir l’avenir de nos enfants » à partir d’une croyance mystérieuse, au reste peu
susceptible de les aider à avoir des compétences monnayables sur le marché mondial de
l’emploi.

Les élèves et les étudiants ont été conviés à exprimer de leur côté leur position par
rapport aux traditions religieuses et l’école. Le Tableau 33 montrera, dans les lignes ultérieures,
qu’ils sont 64,50% à considérer que les traditions religieuses n’empêchent pas de s’ouvrir aux
choses modernes. Autrement dit, tradition et modernité ne sont pas toujours opposables dans
la pensée des apprenants. Certains étudiants croient ainsi que l’on peut faire appel à la culture
traditionnelle (ou religieuse) sans se méprendre des savoirs scientifiques. Il n’est pas moins
courant à cet effet que le maraboutisme, la sorcellerie ou le vodou aient des tâches ponctuelles
à accomplir dans "la cité des lycéens", d’autant que la science ou la modernité n’empêche pas
toujours les invocations occultes, la foi en Dieu ou les sacrifices aux ancêtres d’avoir leur part
d’influence dans les apprentissages et les innovations sociales.

305
En effet la scolarité, telle que perçue et suivie dans la "cité" des familles migrantes,
semble ne rien écarter sur le chemin de la connaissance, fût-elle scientifique ou religieuse.
Attitude pour le moins physico-métaphysique puisqu’elle met Dieu, les esprits (les « djinns »,
les ancêtres ou les mânes) et les humains à contribution dans les processus d’apprentissage ou
de cognition.

Tableau 30 (QP2) : L’école permet à l’individu de se mettre au-dessus des traditions de familles ou de
clan
Fréquence %
Pas d'accord 58 49,57
D'accord. 59 50,43
Totaux 117 100,00

Tableau 31 (QP3) : La religion vous guide dans votre vie quotidienne


Fréquence %
Pas d'accord 55 47,00
D'accord. 62 53.00
Totaux 117 100,00

Demandés à se prononcer sur l’impact de l’école sur leurs traditions familiales, les
parents ont en effet réagi successivement d’une façon mitigée. 49,57% de leur échantillon
(Tableau 30) sont d’avis que l’école permet à l’individu de se mettre au-dessus des traditions
familiales ou claniques, tandis que l’autre moitié (50,43%) s’y oppose. Leur avis est quasi
identiquement mitigé au sujet de la place qu’occupe la religion dans leur vie. Ils sont en effet
53,00% de parents à estimer que la religion les guide dans leur vie quotidienne, et 47,00% à y
émettre un avis contraire. La tendance est encore mitigée lorsque, plus loin, nous leur
demandons (Tableau 31 ci-dessus) si, de leur avis, leurs coutumes ou leurs traditions leur
semblent plus importantes que l’enseignement dispensé à l’école : 47,01% semblent donner
priorité à leurs traditions, et l’autre moitié (52,99%) à l’instruction scolaire. L’on peut donc en
conclure qu’autant les familles affectionnent leurs traditions, autant l’instruction scolaire les
attire.

Tableau 32 (QP34) : Vos coutumes et traditions ont plus d’importance que l’enseignement dispensé à
l’école
Fréquence %
Pas d'accord 62 52,99
D'accord. 55 47,01
Totaux 117 100,00

306
Tableau 33 (QA.29). Les traditions religieuses empêchent de s'ouvrir aux choses modernes.
Né en Europe Né en Afrique S.R.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 51 37,23 28 33,33 2 20,00 81 35,06
Pas d'accord 85 62,04 56 66,67 8 80,00 149 64,50
Sans Réponse 1 0,73 0 0,00 0 0,00 1 0,43
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Il faut dire que les insuffisances d’instruction, et le foisonnement de superstitions dont


certains de nos interviewés semblent tributaires, ne sont pas moins partie prenante de cette
tendance à penser le système éducatif tant sur le plan de sa modernité effective que sur celui
d’une dialectique dans laquelle les parents eux-mêmes (en tant qu’éducateurs) et Dieu ou
autre entité mystique (en tant que référence morale) prennent simultanément part au suivi
scolaire des enfants. La croyance divine, ou du moins son évocation dans les opinions, est en
fait révélatrice d’une appartenance socioreligieuse, ce que confirme la mentalité de certains
parents :

« [...] c’est le Diable qui donne les mauvais conseils aux enfants », croit Sissi, la
coiffeuse togolaise de niveau Cinquième.

Ce Diable en question trompe, selon la croyance des familles, la vigilance des enfants
(notamment celle des filles) en leur enlevant l’envie de faire des études sérieuses, en les
poussant, dit-on, à miser les chances de leur scolarité sur leur "anatomie séductrice". Tous les
conseils que les familles donneraient à leurs enfants, avec l’intervention de Dieu et la
contribution des autres membres de la famille ou de la communauté, sont censés être de nul
effet si le Diable n’est pas suffisamment « désarmé ». Au creux de cette conception, une fille
possédant une morphologie dite de danger ou de perdition (ou perçue comme étant une
"bombe anatomique" de séduction) constituerait pour elle-même et pour autrui une source de
difficultés scolaires, puisqu’« il vaut mieux être moche et ça [l’école] peut mieux marcher
pour toi [exemple du conseil de Sissi à sa fille] ». À l’inverse, une créature dotée d’une
silhouette "peu captivante" serait perçue comme un terrain neutre ou moins dangereux pour la
"vertu scolaire". Une telle créature peut mener tranquillement ses études, d’autant plus qu’elle
serait peu sollicitée par le Diable pour perturber le monde intellectuel. L’on estime ainsi, dans
certains milieux familiaux, que l’intelligence scolaire d’une femme serait fonction de sa
laideur physique. Un de nos enquêtés, docteur en physique, a ainsi pu laisser entendre, dans

307
une sorte d’envolée perceptuelle, que l’intelligence scientifique d’une femme « varie en
fonction du logarithme de sa mocherie [laideur] … et de son degré d’enracinement spirituel ».

Le physicien interviewé nous apprend en effet qu’au cours de son propre parcours, les
filles les plus intellectuellement performantes qu’il eut la chance de côtoyer étaient de
ferventes croyantes quasi-desservies par leur corps, et par là « jamais préoccupées de sexer
[séduire sexuellement] les profs cailloux [abusivement rigoureux] pour s’attirer leur faveur ».
Cette perception amène notre physicien chrétien à conclure que moins une femme est
séduisante, plus elle serait spirituelle et se ferait couramment distinguer par des qualités
cérébrales supérieures. Le physicien nous assure de surcroît que c’est dans ce sens qu’en
Afrique nombre d’établissements scolaires publics et privés interdisent aux filles inscrites
chez eux de se maquiller, de se faire tresser ou de défriser leurs cheveux, de porter des "jupes
trop courtes" ou de chausser des "talons aiguilles". Cette prévention puritaine permet de
retenir comme notoire l’interprétation symbolique du charme féminin (au travers duquel
l’action de Satan est supposée induire des troubles affectifs ou mentaux).78 La beauté
(particulièrement celle du genre féminin) est alors appréhendée comme une redoutable
tentation pour l’homme naturel (toute "chair séduisante" étant perçue en ce sens comme un
vecteur de troubles intellectuels ou de dramatiques échecs scolaires ou professionnels). Ainsi
la prière apparaît-elle chez les familles comme un méta-antidote du risque pour leurs enfants
de se trouver assiégés par un « diable » décidé de mener une guerre sans merci contre leur
motivation scolaire, ou de les jeter dans un état de déviance ou de nonchalance chronique.

Un enfant qui a le Diable avec lui, il est très intelligent à la maison mais il ne peut
pas aimer l’école …, si tu lui donnes les conseils pour l’école, il pense que tu es
contre lui. […]. Même si tu forces l’enfant pour aller à l’école, il peut aller mais tous
les jours il va t’amener les problèmes … jusqu’à toi-même tu es fatigué. Les gens vont
penser que c’est toi tu fais pas bien l’occupation de ton enfant, mais ce n’est pas toi
qui fais la faute, c’est le Diable. […] C’est pourquoi je fais les prières pour que le
Diable il n’embête pas ma fille (Sissi, coiffeuse, niveau Cinquième, d’origine togolaise).

Si les familles se montrent convaincues qu’il y a une part du Diable dans la violence
infantile ou simplement humaine ainsi que dans les difficultés scolaires, il n’est guère difficile

78
Un étudiant ouest-africain nous rapporte qu’il se souvient pour toujours d’une camarade de classe de
Terminale scientifique qui eut le malheur d’être « trop belle ». Aucun groupe de travail de candidats au bac ne
voulait d’elle comme collaboratrice. On la prenait pour une vivante incarnation du Diable parce qu’ « elle
déconcentrait tout le monde par sa seule présence », affirme Soukinté, notre enquêté.

308
de les comprendre. L’on sait, bien entendu, que l’interprétation ou l’analyse d’un phénomène
social faite par une personne issue d’une aire culturelle de respect à Dieu et aux ancêtres, peut
sembler saugrenue pour un individu élevé dans une société du culte de l’endettement ou de la
consommation.79 Mais l’on n’ignore non plus que la conviction ou la sensibilité propre de
chacun est – comme disait Baudelaire – son génie. Les familles ressentent donc, de par leur
culture et leur sensibilité, une forme de violence qui tient d’une souffrance infantile ou
juvénile, laquelle souffrance étant elle-même apparemment liée à une carence d’amour
parental mais n’exclut pas pour autant l’influence quelconque d’entités invisibles. Autrement
dit, la perception de la violence scolaire est ambivalente chez les familles. Ce qui en induit
une double causalité dans leur champ interprétatif, tel cas de maltraitance avérée et tel autre
de comportement déviant attribué au Diable étant articulés chez elles avec une sous-jacente
qui semble s’affilier à la culture syncrétique en vigueur chez nos enquêtés. Il est instructif que
cette double attribution causale – l’une intérieure (la souffrance intérieure due à la
maltraitance), l’autre extérieure (l’effet extérieur d’un agent : le Diable) – soit énoncée
comme une légitime interprétation.

Les familles perçoivent en effet la violence en tant qu’indice d’une situation objective
de souffrance infantile ou juvénile, tout en recourant à une explication de nature subjective ou
"superstitieuse". À la lumière de cette analyse, ce sont donc bel et bien des réquisits culturels
(rationnels et irrationnels), apparemment hérités d’un univers syncrétique (la science, Dieu,
Diable et autres phénomènes que la psychologie range dans les "fantasmes de l’imaginaire")
qui, au demeurant, viennent "assaisonner" l’attribution causale chez les familles en ce qui
concerne leur interprétation de la violence ou de l’échec scolaire. Une telle façon de percevoir
la réussite scolaire s’étaie sur différentes bases scientifico-positivistes, morales ou
socioreligieuses.

Selon donc le raisonnement des parents semi-cultivés ou même hautement scolarisés,


une chose est sûre : la science n’ayant pas le monopole de la vérité, et la « vérité en deçà des
Pyrénées » étant elle-même « une rivière borne qui coule » et devient « erreur au-delà »

79
Pour un certain nombre d’Africains imbus de traditions, la société occidentale semble fondée sur une
grande importance accordée au corps au détriment de l’esprit (l’âme ou Dieu). Le sociologue français Jean
Baudrillard, dans son ouvrage encore fort apprécié La société de consommation (1970, réédition 2009, p. 199),
considère le corps comme le plus bel objet de consommation et précise : « Dans la panoplie de la
consommation, il est un objet plus beau, plus précieux, plus éclatant que tous, plus lourd de connotation encore
que l’automobile qui pourtant les résume tous : c’est le corps ». Baudrillard parle sans doute de l’Occident
moderne et non de l’Afrique traditionnelle. Car à l’opposé de cette conception matérialiste occidentale, les
Africains semblent, de leur côté traditionaliste, plutôt portés vers la consommation du « spirituel » : Dieu ou les
esprits d’abord, le corps humain ensuite. Cette divergence de positionnements d’ordre culturel participerait, nous
semble-t-il, de certains malentendus au niveau de la question des savoirs et notamment du développement.

309
selon la célèbre formule de Blaise Pascal (1670), il ne serait pas prudent de vouer aux
scientifiques une absolue confiance comme s’ils étaient des omniscients, comme si rien ne
leur échappait, comme si en dehors de leurs théories il n’y aurait point d’autres issues
cognitives possibles.

Aucune théorie scolaire ou scientifique n’ayant fait la preuve incontestable de


l’inexistence de Dieu, la croyance en ce Dieu ou la peur à l’égard de son "opposant" (le
Diable) n’est donc pas incompatible avec l’éducation, dans la pensée implicite des familles
instruites et croyantes. Leur position religieuse apparemment naïve ne leur semble pas moins
fiable. Elle paraît se fonder sur la conviction populaire selon laquelle Dieu et Satan détiennent
une souveraineté mouvante non seulement sur la connaissance, mais aussi sur la destinée
humaine. La pensée de nos enquêtés ne s’arrête pas en fait à l’objectivation normative de
l’école conçue comme lieu de partage des savoirs ; elle s’étend chez eux à la sphère de la
morale religieuse et à celle de l’initiation ou de la transmission des "secrets" : perspective que
nous aborderons ultérieurement.

Les motifs qui inspirent nos interviewés sont ainsi pour le moins d’ordre moral, disions-
nous, et les aspects éthiques ou moraux, familiaux et socioreligieux qu’ils mobilisent en
faveur de l’attribution causale de l’échec ou de la réussite sont tenaces. En d’autres termes, les
familles ne sous-estiment pas l’importance cognitive de l’intervention d’un tiers ou d’un
membre de leur groupe dans le suivi scolaire de leurs enfants, mais elles ne manquent pas
néanmoins de s’attaquer à l’échec scolaire par le biais de la cause métaphysique présumée de
ce dernier, à savoir le pouvoir maléfique que le Diable (ou les démons) exercerait sur les
enfants en vue de corrompre leur scolarité. Dans leur pensée, aucun suivi scolaire ne peut se
passer de conseils maternels ou parentaux, de l’utilité documentaire ni surtout de la protection
de Dieu supposé capable de combattre victorieusement le mal (le Diable étant naturellement
perçu comme doté d’un pouvoir terriblement supérieur à celui des humains).

Le processus scolaire de la réussite chez nos enquêtés serait donc total, intégral,
sollicitant à la fois les conseils familiaux, la protection divine contre les nuisances du Diable,
l’apport intellectuel ou cognitif d’un ou des membres de la famille (les oncles et les tantes,
…), le bon usage des livres et de l’ordinateur, etc. Sous un tel angle où Dieu prend une place
non négligeable, l’échec et son remède seraient de niveau : il n’y a alors aucun doute chez les
familles que Dieu puisse assister leurs enfants dans leur scolarité. Les familles baignent dans
un espace culturel de croyances religieuses et, comme tel, leur culture leur aurait déjà

310
inculqué l’usage de la prière, de la croix, des médailles, des chapelets ou de l’eau bénite (pour
celles qui se sont gentiment laissées convertir au christianisme), et du perlimpinpin, des
amulettes, "cornes d’arc-en-ciel", "cauris oraculaires", "savons de blindage", incantations ou
paroles de puissance (pour celles dont on dit dans le jargon théologique occidental qu’elles
sont encore dans les ténèbres, i.e. les fidèles du Vodou)80 comme des moyens « efficaces » de
lutte contre "Belzébul" (le Diable) d’ailleurs perçu comme le "Doyen inamovible" ou le
"Recteur perpétuel" des insuccès conjugaux, scolaires et/ou socioprofessionnels. Ainsi, par là
même que tout échec porte le sceau du Diable ou de Dieu lui-même dans la conception judéo-
chrétienne, la question de savoir comment les prières juives, chrétiennes, musulmanes,
« animistes » ou de « vodou » peuvent intervenir dans la réussite scolaire d’un enfant ne
devrait pas se poser, comme l’affirment un certain nombre de nos enquêtés.

L’Homme ne s’est pas créé lui-même, déclare Zouki (ouvrier, d’origine centrafricaine,
niveau bac professionnel)… l’école [la science] n’a pas créé l’Homme. On peut profiter
de l’école mais on peut pas compter sur l’école partout. Celui [Dieu] qui nous a créés a
le pouvoir de nous aider partout…

Ces considérations vont nous conduire à aborder plus sérieusement les jugements qui
fondent l’opinion selon laquelle les intellectuels bardés de diplômes (perçus par là comme des
êtres peu avertis en matière d’occultisme) seraient, sur le plan spirituel, autant dépourvus de
défense que les gencives édentées d’un nouveau-né.

4.11.3.3. Une impuissance présumée de l’école ou de la science


Il semble d’ailleurs que les familles n’attendent rien de l’école pour se défaire de leurs
convictions religieuses. Nous avons rencontré une femme ne possédant qu’un vernis de
connaissance scolaire (niveau cours moyen) mais assez imbue de "superstitions", qui nous a
laissé entendre que les « têtes fabriquées par l’école » ne résisteraient pas longtemps aux
projectiles invisibles que lanceraient les sorciers dans les campagnes et dans les villes.
D’autres enquêtés ne croient pas moins que les savoirs scolaires ne puissent donner une
garantie de victoire intellectuelle ou corporelle sur les agents du mal. Les cerveaux du
80
Contrairement aux thèses des détracteurs de la culture africaine, beaucoup d’intellectuels africains
estiment que les Noirs ne sont pas tous d’une crédulité inconditionnelle ou irrationnelle, la « bizarrerie des
mœurs » n’étant sûrement pas, à leurs yeux, l’apanage des peuples de couleur. L’on sait en effet qu’en Europe
civilisée, des personnalités éminentes sont aussi parfois de grandes consommatrices de superstitions. Il est ainsi
historiquement établi que Madame de Montespan (1640-1707) recourut subrepticement à la "bizarrerie" pour
subjuguer le « Roi Soleil », Louis XIV le Grand. Elle fit boire discrètement à son "amant solaire" (dont elle aura
huit enfants) un philtre d’enfer contenant des « mélanges de menstrues, rognures d’ongles, terres de nécropole et
vin gris » (J. Palou, La Sorcellerie, Presses Universitaires de France, 10ième édition, 65ième mille, 2003, p. 31).

311
raisonnement scolaire sont parfois ainsi perçus par nos enquêtés comme rien de tel qu’une
lamentable fugacité devant la rage infernale des "prédateurs sataniques". L’influence du sacré
ou de la croyance en Dieu et au Diable donne donc parfois lieu à de fortes critiques auprès des
familles qui y voient en général une sorte de suprématie de l’irrationnel. Du fait surtout que
« la rationalité, en quelque sorte, n’a jamais la prétention d’épuiser dans un système logique
la totalité du réel (…) » (Morin, 2005, p. 94), « l’univers » s’avérant par ailleurs « beaucoup
plus riche que ne peuvent le concevoir les structures de notre cerveau, si développé soit-il »
(Morin, ibidem), l’opinion se fait alors de plus en plus grande chez les étudiants africains
selon laquelle la rationalité classique ou l’ « école du Blanc » serait impuissante à préserver
les intellectuels des influences spirituelles néfastes. Certaines personnes, sur ce point, sont
pour le moins sans concession.

En Afrique, déclare Moré (étudiant guinéen en économie), même les profs eux-mêmes
là, quand ça chauffe pour eux dans leurs problèmes personnels, ils quittent la science
des Blancs pour chercher la science de magie noire chez les grands sorciers. Même
les diplômés-là, s’ils ont un grave problème là, c’est pas avec les connaissances de
l’école qu’ils cherchent des solutions. C’est la science qu’on fait dans le noir qui les
aide hein. […] En Afrique-là, un diplômé de l’école il fait peur à personne, mais un
sorcier qui connaît pas l’école il fait peur à tout le monde.81

L’acquisition d’une compétence intellectuelle d’élite est alors perçue chez les personnes
empreintes de culture traditionnelle, comme peu de chose devant la capacité de frappe
mystique d’un thaumaturge analphabète, bienfaisant ou malfaisant. Il arrive ainsi que des
élèves ou des étudiants soient surpris de voir un enseignant de matières absolument
scientifiques (biologie, mathématiques, physiques ou chimie par ex.) en consultation chez un
prêtre, un imam, un marabout, un médium ou un astrologue. Du coup ces élèves en concluent,
à la "cinquième vitesse" de leur passion religieuse, que l’école de la rationalité serait
gravement en faillite devant la puissance de l’irrationnel. Les familles (même les plus
instruites) sont parfois ainsi dans une sorte de "jugement au flash" qui leur fait dire qu’étant

81
Le pouvoir de « traiter » une personne ou de nuire à autrui en toute impunité, c’est-à-dire sans laisser de
preuves culpabilisantes, n’existerait pas qu’au Bénin ou qu’au Togo considérés, l’un ou l’autre, comme le
"Vatican du Vodou". Il semble que la prière de n’importe quelle religion ou de n’importe quel pays serait dotée
du même pouvoir de nuisance ou de bienfaisance. René Sudre, dans son Traité de parapsychologie (1956),
rapporte ce fait curieux : un Jésuite argentin, professeur d’université, décida de dissoudre les dispositifs
anticatholiques d’un collègue protestant. Pour ce faire, il réquisitionna vingt membres de la Congrégation
mariale et leur demanda de traiter, par la prière télépathique, le collègue en question. Peu de jours après, affirme
l’auteur, le professeur anticlérical entra dans une angoisse dépressive et risqua un épuisement nerveux. Dès que
la prière fut suspendue, il récupéra ses nerfs.

312
donné que c’est « le génie extraordinaire » de l’Homme qui a "créé" (institué) l’école et non le
contraire, il y a lieu de se fier à ce génie (intelligence naturelle ou "intuition mystique") plutôt
qu’à la science scolaire. Pour ces familles, ce que la science ignore encore est infiniment plus
immense que ce qu’elle croit savoir déjà. Elle ne devrait donc pas vouloir s’attribuer un point
de passage incontournable pour la connaissance, notamment lorsque des phénomènes
inexplicables en laboratoire font pourtant « valser les meubles au bureau d’un incrédule
notaire à Paris » ou, par ailleurs, lorsque « Lady Diana et ses copains revenants, tous en
blanc vêtus » fredonnent « à minuit » des chants de noces et de nostalgie dans le salon
prestigieux d’une glorieuse Reine (extraits d’interviews faisant allusion à l’irrationnel). Ainsi,
démoniaque ou non, divine ou non, la sorcellerie ou la magie noire, pour les familles, semble,
avant tout, un système de savoir qui précède l’école et la science ; elle est donc à l’origine de
la Création (ou à la source de la Vie et de la Mort), nous disent tout de go certaines personnes
qui paraissent en savoir plus qu’elles n’en parlent.

En effet, dans le sens de l’analyse qui précède, une jeune dame esthéticienne nous
raconte qu’une de ses cousines prétendait un soir avoir « vu la mort dans le visage de ma
mère ». On lui demanda moqueusement des explications. L’intéressée fit sa déposition :
« Quand je l’ai vue revenir du marché, dit la cousine [en parlant de la mère de
l’esthéticienne], je l’ai vue dans la mort …, je voyais des trous [fosses de squelette crânien]
dans son visage ». Personne ne prit la visionnaire au sérieux, s’indigne notre informatrice ; on
la crut souffrir plutôt d’un trouble paludique sévère, d’un délire de fièvre typhoïde …, on osa
même ridiculiser sa funeste voyance, nous dit Blandine. Mais la suite des événements donna
raison à la cousine extralucide, aux dires de l’esthéticienne :

Notre mère est décédée trois jours plus tard. Elle est sortie de la douche et elle a
commencé à crier : « J’ai trop mal à la poitrine, appelez vite Jean-Luc [le mari] »…
mon beau-père est un médecin mais il n’a rien pu faire pour sauver notre mère …, la
cousine avait déjà vu la mort venir mais mon beau-père lui n’a rien vu …, c’est un
médecin qui porte de grosses lunettes …, il a de gros livres à la maison, au bureau …
mais malgré ça il voyait pas la mort venir (Blandine, esthéticienne, bac professionnel).

Un expert de la médecine légiste pourrait objecter ou même établir que le décès brusque
de l’épouse du "Médecin-aux-grosses-lunettes" proviendrait d’une cause naturelle, d’un
infarctus du myocarde par exemple, et non de la manigance crapuleuse d’un prétendu sorcier.
Mais l’esthéticienne entend la mort de sa mère d’une tout autre oreille. Pour elle, le sortilège

313
ou l’envoûtement par une ex-épouse jalouse peut provoquer chez une « voleuse de mari »,
toutes sortes de malaises incurables ou même raccourcir fatalement son séjour sur terre.

Ma mère est morte d’un envoûtement, nous dit Blandine (l’esthéticienne), c’est l’ex-
femme de mon beau-père qui s’est vengée sur elle …, parce que, elle-même l’avait dit
…, que ma mère lui a volé son mari, elle disait qu’elle va lui payer ça. […] Mais moi
ce qui me fâchait chez mon-beau-père, il croyait jamais ces choses de sorcellerie …,
on lui a dit que ça existe mais il croit que son "tabobo de docteur" [calvitie d’une tête
intellectualisée] peut dépasser le diable de la sorcellerie. C’est comme ça que lui-
même il est mort après. Il a refusé de faire les cérémonies pour se protéger…, un jour
il est couché pour faire la sieste et il est mort … personne ne savait, on l’a trouvé
comme ça mort dans son lit, c’était même pas une maladie. […] Son deuxième fils
aujourd’hui il finit la médecine maintenant …, il m’a dit que lui il sait que la mort de
son père c’est l’affaire du diable … son père lui avait expliqué qu’il y a des choses
qui se passaient dans sa vie mais qu’il ne comprenait pas.

La notion de sorcellerie ou de savoirs occultes est ainsi d’un si grand usage chez les
familles qu’il s’ensuit qu’elle est prise en considération non seulement chez les masses
populaires et estudiantines, mais aussi chez des scientifiques pointilleux. Le professeur
ivoirien Yangni-Angaté (1978), praticien agréé au sein de la prestigieuse académie de
chirurgie de Paris, a pu noter qu’un sorcier – pris de colère contre un automobiliste lui ayant
refusé l’accès à bord de sa camionnette de transport – leva la main droite vers la voûte céleste
puis prononça des imprécations contre le véhicule. Il obtint l’effet commandé : « l’accident
eut lieu » en effet selon le constat du professeur chirurgien.

De ce qui précède, surgit une question : comment se trouve-t-il qu’après plus d’un
centenaire africain de "jules-ferrysation" ou de l’instruction scolaire publique à ciel ouvert, les
récits de sorcellerie de vengeance, de jets de sorts, de "bobo yaya" ou de « merveilles
occultes » accroissent leur rayonnement dans les jugements populaires, au lieu de céder leur
place à la civilisation chrétienne diffusée en Afrique aux sons des fanfares ou des
castagnettes ? C’est que, nous a-t-on suggéré, la religion juive, chrétienne, musulmane,
indoue, vodoue, etc. et les « sciences scolaires » n’ont pas le dos tourné aux phénomènes dits
« spéciaux ».

314
En effet nombreux sont les élèves, étudiants et parents qui considèrent ouvertement que
les savants ou universitaires de stature internationale ne sont pas toujours eux-mêmes sans
quelque complicité directe ou indirecte avec le mysticisme ou l’occultisme, même si par
crainte d’être la risée de leurs pairs, ou par souci de préserver leurs diadèmes de femmes ou
d’hommes de sciences, nombre de ces savants préfèrent dénigrer ou dénier publiquement ce
"domaine de savoirs exceptionnels" qu’ils ignorent totalement, ou dont certains ont pourtant
parfois de solides connaissances (ou qu’ils pratiquent épisodiquement à l’abri des regards).
Mais d’autres scientifiques authentiques n’hésitent nullement, nous disent des familles, à faire
preuve d’honnêteté intellectuelle en avouant la véritable source métaphysique de leurs
découvertes.

Des étudiants férus de spiritualité racontent, dans cet ordre d’idées, que le professeur
Einstein, à la veille de ses découvertes concernant l’énergie de la fusion nucléaire (E=MC2 :
l’énergie étant égale à la masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière), aurait fait
une série de songes dans lesquels il se voyait en train de chevaucher un rayon de lumière (la
lumière – ou le feu – est en effet perçue dans la kabbale juive comme la plus excellente
manifestation de l’Immortelle Sagesse : Dieu). Certains de ces étudiants pensent que ce n’était
donc pas sans raison que le célèbre physicien de la relativité déclarait que « Dieu est subtil
mais pas malveillant ». D’autres nous apprennent, de leur côté, que l’éminent chimiste
allemand, Friedrich Kekule von Stradonitz (1859), aurait, lui, pour sa part, trouvé dans un
rêve (où il voyait un serpent se mordre la queue par simulation du chiffre "6") le secret de la
structuration de la molécule du benzène (C6H6) (ici encore, le rêve est considéré dans la
culture mystique comme un lieu potentiel de circulation d’informations, de savoirs ou de
conseils à nul autre pareils). L’expression « la nuit porte conseil » semble, à ce titre, bien
répandue dans les familles. L’on évoque aussi la surprenante découverte de Pierre de Fermat
(XVIIième siècle), juriste professionnel et fervent amateur des chiffres, au sujet de l’hypothèse
mathématique de Dieu. Fermat, en effet, bien que magistrat, arracha des applaudissements au
monde scientifique en apportant, devant un parterre de savants, la preuve que le nombre 26,
"gématrie" ou valeur numérique du nom imprononçable de Dieu82 (Yahvé ou "Yod-Hé-Vau-
Hé"), est l’unique entier relatif positif qui s’intercale entre un carré et un cube, une surface et
un volume (Ouaknin, 2004).

82
Le Grand Rabbin Ouaknin (2004) pense que le tétragramme YHVH (nom divin de quatre lettres), par le
fait d’absence de voyelles qui le rend imprononçable, « offre l’impensable » et retire à l’Homme « la possibilité
de prendre Dieu pour un objet ».

315
Aussi, l’on nous assure fréquemment que les plus "éminents intellectuels", mais
également des "gens peu ouverts d’esprit", seraient affiliés à des ordres mystiques (l’AMORC
par ex.) qui, de l’avis de certains de nos enquêtés, seraient des structures de savoirs
exceptionnels peu distants de la sorcellerie mais moins dangereux (?) que cette dernière
puisque le sorcier africain, amazonien ou indien disposerait d’un pouvoir spécial le rendant
capable (même à distance) de frapper grièvement une cible humaine, fût-elle "diplômée" ou
"médecin tabobo" ("savant chauve") : à noter que la calvitie ou la rutilance d’une tête
dégarnie est perçue chez certains de nos participants comme un signe d’intelligence ardente
ou de « volcan cérébral en activité ».

En schématisant quelque peu les opinions, l’on pourrait au final les résumer ainsi : tout
savoir ou toute culture a un lien plus ou moins avéré avec la "Sorcellerie" (ou la Spiritualité),
et les vrais savants ne peuvent être alors que des « sorciers déguisés » ou qui se refusent
sciemment ou inconsciemment de révéler leur authentique source d’inspiration. Pour certains
de nos enquêtés, les grands professeurs ou chercheurs font bel et bien usage d’incantations
(jargons scientifiques83), manipulent des « objets sacrés » (instruments d’analyse médicale ou
de recherches tels que le microscope, le scanner ou le télescope par ex.), ou organisent des
« sabbats diurnes » ou cérémonies d’échanges initiatiques (colloques ou séminaires
internationaux), etc. … Ce qui, en définitive, voudrait dire que, pour les familles africaines et
celles de la diaspora, la réussite scolaire et/ou professionnelle n’est pas qu’une affaire d’effort
intellectuel ou de transpiration physique, mais aussi le résultat relatif à un processus de
cognition ayant éventuellement quelque rapport avec l’inspiration divine ou satanique.

C’est au su de ces considérations analogiques qu’il nous semble opportun de proposer


une analyse qui mette plus en exergue l’aspect initiatique de l’école ou de l’éducation chez
nos familles.

4.11.4. L’école et l’éducation perçues sous le modèle de l’initiation


Pour nous faire une idée plus concrète de l’influence des croyances religieuses sur les
mentalités, notamment par rapport à la façon dont elles perçoivent l’école ou les savoirs, nous
avons abondamment pris soin d’interroger l’opinion des familles africaines, celles d’ici (de

83
Une jeune enseignante d’origine béninoise nous rapporte que sa sœur pharmacienne ayant laissé
entendre (dans une conversation professionnelle au téléphone) l’expression chimique « dihydrostreptomycine
sulfate en suspension … », sa belle sœur avocate (en visite chez la pharmacienne) réagit sur-le-champ sans avoir
l’air de plaisanter : « Ça c’est une incantation du vodou pharmaceutique … Nous avons, nous aussi, des
incantations juridiques. »

316
France ou d’Europe) et celles d’Afrique (enquêtes par téléphone et skype, voire des visites
parfois risquées sur le terrain du vodou authentique togolais, béninois ou nigérian). S’il y a, à
cet effet, une chose qui ressort clairement de leurs opinions, c’est le lien consubstantiel du
sacré et du savoir. Les expressions, idées et argumentations de nos enquêtés sont riches de
détails et signalent, à tout le moins, un point essentiel : le savoir a quelque chose de
merveilleux, autrement dit il y a du sacré dans les savoirs, le savoir (ou la connaissance) étant
perçu comme un pouvoir, un don de l’Intelligence, de l’Amour ou de la Sagesse (don de
Dieu), ou celui de la Ruse, de la Haine ou de la Méchanceté (don satanique).

[…] une confrérie secrète ou non secrète, un ordre mystique… […] et même les
cercles de sorcellerie positive par exemple sont aussi des lieux de l’expérience de la
connaissance (Boyik, architecte, d’origine togolo-béninoise).

Mais l’école classique elle-même, c’est-à-dire celle de l’éducation nationale ou de


l’enseignement supérieur, est déjà entachée d’une consécration de savoirs en ce sens que les
enseignants et/ou chercheurs sont censés détenir des savoirs qui ne sont pas toujours à la
portée du commun des mortels. Ainsi pour Tomondji (ouvrier d’origine béninoise, niveau
CP2) :

[…] le prof de l’école c’est comme le sorcier du vodou, il sait des choses que les
autres ne savent pas.

Le caractère sacramentel des savoirs (ou le modèle initiatique de l’école) est davantage
exprimé dans l’opinion des familles lorsque celles-ci évoquent l’aide scolaire d’un frère,
d’une sœur ou d’un intellectuel de la lignée.

Je n’ai pas fait beaucoup l’école, déclare Sissi la tresseuse togolaise (niveau Cinquième).
Mais sa tante [il s’agit de la sœur cadette de l’interviewée] elle a fait beaucoup
l’école, donc elle l’aide les dimanches au téléphone, avec l’Internet… […] elle a fait
beaucoup l’école des banques, elle connaît beaucoup les calculs et aussi les langues
des Blancs. C’est ça, elle, elle sait beaucoup les secrets de l’école. Elle dit beaucoup
les secrets de l’école à ma fille, moi je ne comprends pas…

La question qu’il faut, semble-t-il, se poser ici serait bien celle-ci : quel rapport le mot
« secret » (si cher à l’interviewée lorsqu’elle considère les échanges téléphoniques de suivi
scolaire entre sa fille collégienne en France et la tante banquière en Suisse) entretient-il avec
l’école dans la pensée traditionnelle des familles ? Ce n’est pas le mot "secret" comme tel qui,

317
nous semble-t-il, représente l’aspect "initiatique" du savoir scolaire, mais telle ou telle
connaissance scolaire déterminée en vertu des caractères intellectuels complexes la rendant
quasi inaccessible aux illettrés ou analphabètes84. Le mot "secret" peut alors donner le change
de l’équivocité : l’idée cruciale n’est pas forcément celle d’un passage initiatique mais d’une
accession à une forme supérieure de savoir, c’est-à-dire à un niveau intellectuel distinctif.
Mais il ne serait pas déplacé de l’entendre aussi comme une initiation. La connaissance
scolaire serait secrète dans la mesure où les "non-initiés" (les incultes qui n’ont pas la maîtrise
des moyens tels que la lecture, l’écriture et le calcul) n’y comprennent pas grand-chose. Ainsi
l’idée de secret semble-t-elle, en filigrane, reliée chez les familles à celle d’une initiation
ésotérique par la médiation d’une perception élitiste de l’école. Sissi, coiffeuse de niveau
Cinquième, affirmait déjà :
Si tu n’as pas fait l’école, quand tu vois le livre, tu ne peux même pas le regarder, tu
ne peux pas comprendre ce que le livre parle. Si tu vas quelque part et tu entends les
gens intelligents ils parlent les choses de l’école, tu as peur si tu veux parler.

Le contenu d’un livre est donc, en ce sens, un "secret" difficile d’accès ou impossible à
pénétrer par des illettrés. Il nous faut nécessairement tenir compte du fait que les familles
d’Afrique noire considèrent d’ordinaire les "sukulu koko" (écoles de haut niveau) supposées
coriaces voire impossibles d’accès aux personnes analphabètes, comme des espaces de
pouvoir intellectuel pas tout à fait différents des confréries mystiques où se partagent des
savoirs « secrètement » réservés à des personnes triées sur le volet. Au Togo, par exemple, un
élève ou un étudiant qui s’en sort aisément avec une mention distinguée lors d’une épreuve
difficile de philosophie, de littérature ou de sciences physiques ou mathématiques, peut se
voir traité d’ "azea"85 (redoutable sorcier) par ses pairs. Mais sous l’angle de cette perception,
les élèves ou étudiants ne semblent pas attacher une confiance absolue à leurs enseignants. Il
arrive que ces derniers soient soupçonnés d’être enclins à cacher leurs savoirs. Moré, étudiant
guinéen (en économie), ne le pense pas moins :

84
Le caractère "secret" ou hermétique des savoirs hautement intellectuels a été exprimé par le célèbre
farceur britannique, Charlie Chaplin. Alors qu’il était côte à côte avec Einstein, tous deux acclamés par la foule,
le comédien dit au physicien : « Moi, on m’acclame parce que tout le monde me comprend et vous on vous
acclame parce que personne ne vous comprend » (cf. Einstein in Physique, philosophie, politique, textes choisis
et commentés par Françoise Balibar, Éditions du Seuil, 2002, note de la photographie n° 12.)
85
Aze (azeto) ou azea est un mot mina (du Bénin, du Ghana et du Togo) signifiant le connaisseur ou le
maître des savoirs peu ordinaires. Le même mot désigne la sorcellerie ou la connaissance secrète. À noter que
"nunyala" désigne plus proprement le savant ; mais quand les élèves sont fascinés par les compétences
intellectuelles d’un congénère ou d’un enseignant, ils recourent spontanément au mot "azea" plutôt que
"nunyala".

318
Les profs aiment bien garder les secrets de leurs savoirs. Le prof…, quand on pose
une question à un prof, il répond à moitié, il garde l’autre moitié pour lui-même […]
Les profs savants d’Amérique et de Russie là, ceux-là, ils ne donnent pas tout hein, ils
n’aiment jamais communiquer leurs secrets de connaissance aux autres […] C’est
comme aussi les sciences de sorcellerie en Afrique, les sorciers donnent ça seulement
aux personnes qu’ils aiment beaucoup.

C’est à la guerre froide, aux rapports conflictuels entre les USA et l’Union soviétique
que Moré semble faire allusion. Pour lui, cet épisode de la grande tension américano-
soviétique qui a longtemps scindé le monde en deux blocs, est une démonstration du pouvoir
de la connaissance ou des savoirs, une intimidation réciproque par la course aux "secrets
techniques" (entre les Américains et les Soviétiques) dans laquelle chacune des deux grandes
puissances faisait peser sur l’autre des menaces atomiques ou nucléaires. Dans un tel jeu de
rivalités où chaque partie n’entendait pas moins l’emporter sur l’autre, aucun savant n’avait
cure de communiquer à ses rivaux de l’autre bord, l’état d’avancement de ses recherches en
technologie de destruction. Les savoirs étaient en quelque sorte entourés d’un tel hermétisme,
d’une telle discrétion, voire d’un mystère de protection tellement épais que leur transmission
faisait parfois figure d’une question de vie ou de mort, la psychose générale induite par les
machines de guerre hitlériennes ayant déjà ouvert la voie à une paranoïa d’intelligentsia
conduisant systématiquement les chercheurs à dissimuler leurs savoirs scientifiques à leurs
concurrents. Il importe en effet qu’ici nous rapportions l’anecdote sur laquelle Moré fonde sa
conviction selon laquelle les savants (ou professeurs d’université) prendraient plaisir à
dissimuler leurs savoirs aux étudiants étrangers qu’ils détestent, ou pour lesquels ils
n’auraient aucune affection sincère. Voici l’anecdote en question, que nous essayons de
retranscrire en nos propres termes, par soucis de concision ou plutôt de précision.

Le grand savant anglais, Isaac Newton (1642-1727), prenait le frais une après-midi d’été
dans un jardin public quand, soudain, surgit de nulle part une demoiselle curieuse et
ravissante :

– Bonjour Monsieur Newton, l’honneur est à moi de vous rencontrer en chair et en


os…, voudriez-vous avoir l’amabilité de répondre à mes questions ?

Et le dialogue entre la demoiselle et le savant se poursuit comme suit :

- Qui a créé l’Homme ?

319
- Je n’en sais rien (répond calmement Newton).
- Et qui a créé la Terre, les Océans, le Soleil, la Lune et les étoiles ?
- Je n’en sais rien (persiste Newton).

La questionneuse, intriguée ou plutôt déçue par les « Je n’en sais rien » de son illustre
interlocuteur, s’inquiéta :

– À quoi ça vous sert-il alors d’être un grand savant ?

– Eh bien, mademoiselle, ça me sert bien souvent à avouer ma grande ignorance,


conclut Newton en dépit de ses éruditions philosophiques et théologiques, de ses
merveilleux exploits de pionnier dans la mathématisation de la physique et
notamment de ses éminents travaux sur les lois de la gravitation universelle.

Personne n’est obligé d’accorder foi à cette fameuse anecdote newtonienne. Il se peut
même que ce soit plutôt une prosopopée sortie tout droit de l’imaginaire populaire. Mais là
n’est pas la question, car la vérité historique de ce récit – qui s’apparente d’ailleurs au
paradoxe socratique – importe fort peu, nous semble-t-il. Ce qui nous interroge ici est en effet
la manière dont un étudiant parvient à se saisir ou se servir d’une légende épistémologique
pour construire son opinion personnelle sur l’attitude qu’il croit observer chez des personnes
de hauts savoirs (professeurs ou chercheurs) et qui, selon un certain nombre de nos enquêtés,
consisterait de leur part à simuler l’ignorance afin d’enseigner le moins parfaitement possible,
et ainsi garder jalousement le maximum de leurs savoirs pour eux-mêmes, pour leur
progéniture, amis préférés ou "collaboratrices énamourées". Ainsi arrive-t-il que des étudiants
s’emploient à construire l’image de l’enseignant à partir de faits imaginaires ou non avérés,
voire par l’effet corrosif d’une qualification professionnelle qu’ils critiquent ou remettent
radicalement en cause chez certains de leurs "formateurs décevants" ou perçus comme tels.

Mais outre que certains professeurs sont soupçonnés d’être allergiques aux « oreilles
étrangères » ou de mettre leurs savoirs à l’abri des personnes qui leur sont indésirables et
d’être, par là, tenus pour responsables de nombreux abandons scolaires ou universitaires, il est
une idée d’une certaine Jeunesse africaine instruite selon laquelle les femmes enseignantes
constituent une vraie chance pour l’humanité dans la propagation des savoirs dans le monde.

Comme les femmes ne peuvent jamais garder les secrets, elles enseignent tout ce
qu’elles savent. Elles aiment enseigner bien parce qu’elles aiment divulguer les
secrets. Tu sais, les femmes n’ont pas de secret hein. Si tu dis une connaissance

320
secrète à une femme, elle va tout raconter au marché. Je pense que c’est peut-être à
cause de ça qu’il y a beaucoup de femmes qui aiment enseigner dans les écoles. Mais
c’est très bien. Avec une femme prof, on peut tout apprendre… (Moré, étudiant en 2ième
année d’économie).

Il est tout de même significatif qu’un étudiant d’origine africaine puisse se féliciter (ou
peut-être s’étonner) de voir une quantité impressionnante de femmes dans l’enseignement en
France. Mais il est évident que dans l’opinion y relative, la perception qui attribue
l’indiscrétion féminine à une forte qualité d’enseignement n’apparaît pas comme le résultat
résiduel d’une probable réaction de misogynie. C’est plutôt à une simple tentative
d’explication de l’immense présence des femmes dans l’enseignement que se livre l’étudiant
guinéen : les femmes, aux dires de Moré, ont une forte propension pour l’éducation parce
qu’elles seraient prédisposées à l’indiscrétion, c’est-à-dire inconditionnellement disposées à
propager leurs savoirs là où l’envie les prend d’« accoucher ». Dans cette logique de
perception, Toukoulé, un étudiant biologiste sénégalais, estime pour sa part :

C’est depuis les années 1950 que la "clitorisation" (féminisation) de l’enseignement


public est devenue un plan Marshall dans l’éducation nationale en France. Avant,
c’était la "pénisation" [masculinisation] qu’on encourageait … Maintenant le système
change de sexe … l’État veut réduire le "phallusage" de l’éducation nationale pour
démanteler l’empire des mâles … […] C’est bien d’en finir avec la "patronie" [autorité]
des machos qui terrorisent l’éducation. […] C’est maintenant qu’il faut céder
l’éducation nationale aux femmes qui se respectent … […] les hommes eux ils peuvent
aller risquer leur vie en Afghanistan ou dans les ministères de défense, ils peuvent aller
dans l’agriculture ou la santé … […] selon moi, l’enseignement c’est le boulot des
femmes bien éduquées, les femmes qui donnent la vie […], les femmes qui enseignent
les secrets de la joie de vivre et d’aimer.

Les femmes dites "bien éduquées" semblent donc jouir, chez nos participants bien épris
de l’amour maternel, d’un prestige éthico-intellectuel ainsi que d’un rôle formateur pacifique
absolument lié, disent-ils, à la nature parturiente de la femme et notamment à sa faculté de
"livraison généreuse de secrets". Pour certains de nos enquêtés en effet, les femmes éduquent
et enseignent bien en tout et partout parce qu’elles seraient impitoyablement indiscrètes et
prêtes à accoucher n’importe où. Moré, étudiant guinéen, s’en persuade ainsi un peu comme
son homologue sénégalais, sans rien laisser paraître d’antipathique aux femmes, lui qui
semble au contraire viscéralement attaché à sa mère :

321
Les femmes savent bien enseigner parce qu’elles aiment faire des expériences
secrètes. Elles n’ont pas peur comme les hommes. Quand Dieu a dit : « Faut pas
manger le fruit du paradis », la femme elle n’a pas obéi à Dieu, elle n’a pas obéi
hein…, elle a mangé le fruit, bien même. Elle a mangé le secret de la pomme
[connaissance] …, elle a mangé la moitié et elle a donné l’autre moitié à l’homme
pour qu’il mange lui aussi et l’homme il a mangé et après les deux sont devenus
intelligents …, et ils veulent plus être nus, ils sont partis s’habiller. Tu vois, la femme
a mangé le fruit de la connaissance avant l’homme, c’est ça les femmes, elles aiment
faire les expériences de la connaissance. C’est comme ça les femmes n’ont jamais
peur des interdits de la connaissance, c’est l’homme qui a peur de la connaissance.
C’est pourquoi chez nous là [en Afrique], c’est les femmes qui éduquent, parce
qu’elles possèdent les secrets de l’éducation …, c’est pourquoi chez nous là, les plus
grands sorciers du mal et du bien c’est les femmes …, et puis c’est normal hein, c’est
la femme qui accouche l’homme, donc c’est elle qui peut donner les secrets de la
connaissance à l’homme.

C’est sans doute de la Bible (Genèse III, 1-6 et suivant) que l’étudiant s’inspire – avec
de légères modifications certes – pour imputer à la gente féminine une forte propension
naturelle à la profession éducative, aussi bien sur le plan intellectuel classique qu’initiatique.
Mais, dans l’ensemble, chez nos interviewés, le modèle initiatique de l’école n’est pas que
référenciée par rapport à l’usage éducatif de la prétendue indiscrétion féminine86, ni à la
culture de loyauté. Il est aussi perçu par certaines familles (étudiants et parents) comme
relevant d’une initiative de formation à la roublardise politico-intellectuelle. Ces participants
innocents ont une perception assez particulière de L’ENA [l’École Nationale
d’Administration], qu’ils considèrent comme réservée aux enfants de "bourgeois blancs".
L’ENA, de leur avis, est un véritable système « fermé à huis clos », sorte de couvent ou de
monastère d’« enseignement de secrets d’État », nous disait une mère de famille, licenciée en
espagnol. L’ENA est en quelque sorte perçue comme le lieu d’un enseignement officiel,
« mais c’est secret…, c’est pour protéger les intérêts d’un petit groupe de malins d’État »,
tant « c’est fermé pour que ça tourne à huis clos … parce que là on laisse jamais la clé sous
le paillasson… » La perception de l’ENA aboutit par là, non point à la notion d’une formation
d’élite honnête ou sincère autour d’un savoir sérieux, mais à son contraire. Autrement dit,

86
L’opinion populaire soutient par ailleurs qu’en matière d’indiscrétion ou de secrets trahis, il y a bien des
hommes pires que les femmes.

322
l’ENA représente pour certains parents, lycéens ou étudiants des universités de masse, un
enseignement destiné à faire de quelques enfants privilégiés des futurs « menteurs
professionnels » [diplomates ou politiciens]. L’idée est donc là, plate mais solide selon
laquelle « on ne laisse pas n’importe qui entrer à l’ENA… » Pour nos participants, l’ENA et
les "Sciences po" serviraient à former des leaders véreux, cyniquement insensibles à la
douleur des peuples, et donc enclins à hisser les intérêts sectaires d’un lobby au-dessus de la
Morale ou de la Loi.

… parce que là [à l’ENA] on apprend la politique pour tromper le peuple…, les


discours de tromperie …, on apprend à dire vert quand c’est rouge, rouge quand
c’est vert…, on apprend à fermer la bouche, les oreilles et les yeux du peuple… (Ida,
licenciée en espagnol, une jeune mère d’origine ivoirienne).

De cette opinion parmi tant d’autres, il ressort que le savoir diffusé sous forme d’école
nationale d’administration ou de sciences politiques est perçu en péjoration. Ladite école
devient ainsi le lieu de l’apprentissage des sciences "malhonnêtes" ou "menteuses", la
structure officielle où l’État fabrique les cyniques héritiers de Machiavel. L’étudiant y est
initié à la ruse politique et aux mensonges diplomatiques. Ainsi formé, il devra être en mesure
de faire « passer pour vert ce qui est rouge » et vice versa, par des allocutions fallacieuses ou
des dribbles politico-intellectualistes.

Il y a donc, dans la complexité des détails au travers desquels se manifeste le modèle


initiatique de l’école, une forte mobilisation d’éléments politiques, sexistes, religieux,
spirituels, mystiques ou métaphysiques dont les familles savent "se nourrir", se réjouir ou
s’émouvoir. Les opinions elles-mêmes par lesquelles se dégagent leurs perceptions paraissent
dures comme le "Mur de Berlin" (béton allemand ou armé) si l’on se soucie d’éprouver leur
solidité. Les multiples conclusions qu’on peut en tirer ne peuvent dès lors s’écarter de l’idée
selon laquelle l’école de la rationalité ne manque guère de comporter des degrés
d’irrationnels, d’initiation, et aussi de passe-passe intellectualistes ou politistes qui
n’offriraient que des semblants de succès scolaires ou professionnels. Aussi le modèle
initiatique de l’école, vu et analysé dans ses aspects rationnels et irrationnels, machistes,
féministes et politistes, paraît-il tisser quelques liens avec des notions telles que bénédiction et
malédiction.

323
4.11.5. Bénédiction et malédiction comme dispositifs socioéducatifs
La malédiction (ou le fait d’y croire ou d’en redouter ses effets) apparaît chez nos
interviewés comme un phénomène social qui joue en Afrique ou chez les familles d’origine
africaine, un rôle moralement apaisant dans la relation éducative parents/enfants. Phénomène
qui, de l’avis de certains Africains, serait perçu en Occident comme relevant d’une déraison.
Ainsi des familles africaines semblent-elles convaincues que les paroles des parents, celles
d’une mère en l’occurrence, seraient immanquablement chargées d’un certain pouvoir de
bénédiction ou de malédiction. Sissi en parle avec un air de certitude plein d’émotion :

Moi j’avais peur des paroles de ma mère, parce que elle si elle me dit quelque chose
et je ne fais pas, après j’ai les malheurs.

Une telle croyance apparemment triviale a d’énormes implications dans l’éducation en


milieux traditionnels, ce qui laisse voir que la peur de la malédiction participe parfois de
l’attribution causale de l’échec ou de la réussite scolaire ou professionnelle. Des opinions
l’expriment sans économie de détails :

[…] En Afrique, l’enfant il sait que s’il tape sa mère c’est tout le village qui va faire
le bruit sur lui, ça va faire le malheur pour lui, c’est la malédiction pour lui. … les
enfants d’Afrique ils savent ça. Un jour mon frère il a mal parlé à notre mère jusqu’à
la maman elle a pleuré beaucoup. La nuit, mon frère lui-même il ne pouvait pas
dormir. Lui-même il est parti vite le matin pour s’agenouiller devant la maman…, il
pleurait pour demander le pardon de maman. Parce que lui-même il a peur pour la
malédiction. Parce que … en Afrique, si une bonne maman souffre à cause du
mauvais caractère de son enfant, ça fait la malédiction pour l’enfant. […]. Donc mon
frère lui-même il connaît ça et il a peur. Aujourd’hui lui-même il est grand directeur
pour l’hôpital [clinique] mais il sait que quand quelqu’un il est patron, il doit être
poli aussi avec les parents et les autres personnes. C’est ça aussi l’éducation (Sissi,
coiffeuse d’origine togolaise, niveau Cinquième).

À voir précisément le contour et le fond de ces opinions, l’on s’aperçoit des enjeux
sociocognitifs du phénomène relatif au caractère sacré de la parole des parents. Désobéir
impudiquement à l’autorité de son père, de sa mère ou de son éducateur est, dans certains cas,
susceptible d’entraîner chez l’enfant d’Afrique traditionnelle des conséquences imparables,
celles de la malédiction. Dans un conte khassonké du Soudan, comme dans tant d’autres de la
tradition orale africaine, l’on apprend que le bonheur d’un enfant dépend des attitudes qu’il

324
adopte envers ses géniteurs et plus particulièrement de l’oreille attentive qu’il accorde à la
parole de ceux-ci. Il arrive en effet qu’une mère, se sentant profondément humiliée par des
inconduites scandaleuses et répétitives de son fils à son égard, prononce des malédictions ou
paroles de châtiment mystique à l’endroit de ce dernier. Ce pouvoir des parents, celui
notamment de maudire ou de bénir leurs enfants biologiques ou adoptifs, fait donc partie de la
coutume des peuples imprégnés de la croyance en l’existence du divin ou du sacré
susmentionné dont seraient revêtues des personnes graves, ou dotées plutôt d’une certaine
responsabilité morale religieusement assumée (cf. la Bible [Exode XX, 12 ; Ruth III, 5 ;
Éphésiens VI, 1-4). Le pouvoir du verbe des parents, les Africains coranisés, judaïsés,
évangélisés ou vodouisés s’en effraient donc au même titre qu’à l’égard de la malédiction qui
n’est en fait que l’expression plus radicale du pouvoir de l’intention ou de la pensée parentale
bénéfique ou maléfique. Il se trouve en effet que, dans l’éducation traditionnelle africaine,
notamment sur le plan socio-familial, les parents ont rang d’ambassadeurs mystiques : ils
représentent le Créateur suprême qui est à la fois Père et Mère (sorte d’ "hermaphrodisme
divin" qui régit l’univers visible et invisible). C’est ainsi que chez les mina et les ewe (évé)
par exemple, les enfants désignent l’oncle plus âgé que leur père par le mot "atagan" ou
"togan" (ce qui signifie "dieu" ou père majeur), et l’oncle moins âgé que leur père par le mot
"atavi" ou "todi" ("dieu" ou père mineur). Quant à leur tante, elle est désignée par le vocable
"tasi"87 qui signifie "déesse redoutable", c’est-à-dire la personnalité féminine dont il faut
craindre la colère ou la réprimande.

En effet, du fait d’avoir péniblement donné la vie à leurs enfants, ou d’assumer une
lourde responsabilité quant à leur incarnation sur terre, les parents sont perçus comme ayant le
pouvoir de les bénir ou de les maudire à l’instar de Dieu lui-même qui crée la Vie et veille
donc magistralement sur la chair et l’esprit avec, nous dit-on, un sceptre de rétributions ou de
châtiments imparables. Ainsi l’on pense que lorsque tout le registre des conseils familiaux fût
patiemment épuisé sans que l’enfant ou l’adulte récalcitrant réussît à changer d’un iota son
attitude répréhensible, le mécanisme fatal de la malédiction divine ou parentale se déclenche
alors, en général, comme un fulgurant tonnerre de sentence qui peut frapper jusqu’à la
troisième génération. À moins qu’une grâce providentielle exceptionnelle intervienne
efficacement et à temps pour purifier la victime fautive et rompre ainsi la chaîne spirituelle de
malédiction lancée contre elle.

87
Le mot "tasi" se prononce "tassi" parce que composé de deux vocables significatifs ("ta" et "si"). "Ta"
(ou "Ata") en mina veut dire Dieu, et "si" est un verbe mina qui signifie fuir ou craindre. "Si" signifie également
"féminin", dans ce cas "tasi" (tante) pourrait se traduire par "femme redoutable", "femme divine" ou déesse.

325
Il est alors obvie que les parents africains, naturellement habitués à élever leurs enfants
dans un environnement social où fonctionne le pouvoir du sacré associé à une "pédagogie de
fouet correcteur", se sentent apparemment diminués dans leur qualité d’éducateurs lorsqu’ils
se retrouvent à l’étranger, dans un cadre social où la sacralité a peu d’incidence dans les
pratiques éducatives. Les questions qui d’habitude se posent à eux sont les suivantes :
comment éduquer les enfants dans un milieu juridiquement hostile à la méthode traditionnelle
de corrections physiques ? Comment être un immigrant et éduquer son enfant dans une
société dont les mœurs éducatives diffèrent radicalement des us et coutumes typiquement
traditionnels dans lesquels on a été élevé soi-même ? La situation n’est évidemment pas des
plus simples pour la raison que certains parents croient qu’il n’est pas permis en Occident de
"crier" sur les enfants ou leur faire de sévères remontrances, comme agirait naturellement
toute mère excédée par les entêtements capricieux de son enfant.

Conclusion
La morale, les croyances et les savoirs perçus et exprimés par les familles, tels que ci-
dessus dégagés, permettent de souligner la dynamique des rapports à l’école et aux savoirs et
surtout l’implication religieuse de cette dynamique dans l’attribution causale à propos de
l’échec ou de la réussite chez les familles de la diaspora africaine. Nous y avons relevé des
interférences identitaires se jouant entre, d’une part, les attachements de nos enquêtés aux
exigences morales de leur communauté en tant qu’expression ou signe d’appartenance à leur
culture d’origine, et, d’autre part, entre leurs confrontations aux valeurs occidentales et leur
tendance à percevoir une certaine homologie entre la modernité et la tradition (les "savoirs
scolaires" et les "croyances").

Cette perception socioscolaire mise en exergue n’est donc finalement pas un discours
isolé, mais un point de vue général dans lequel s’inscrivent les familles avec cette connotation
de religiosité. Les considérations des familles à propos des savoirs ésotériques et/ou scolaires
semblent ainsi révéler leur rapport en quelque sorte symbiotique avec différents systèmes
éducatifs ou religieux (vaudouisme, christianisme, judaïsme, islamisme, etc.) qui imprègnent
leur tissu mental. En d’autres termes, il s’agit, chez les familles, d’une réimplantation
cognitive dans un nouvel espace culturel de religions dites révélées, ces dernières se greffant
sur leurs habitudes culturelles acquises en amont de leur immigration et leur conférant en
France une solide conscience syncrétique de deux univers d’identité (africain et occidental).

326
Ces univers, qui apparaissent à nos enquêtés, tantôt comme opposables tantôt comme
conciliables, les laissent parfois perplexes. Cela permet d’appréhender le type de projections
que les familles africaines font sur l’école française : émergences d’imputations ou
d’impressions au travers desquelles elles évaluent leur passé, leur présent et leurs perspectives
sociales d’avenir, ce qu’elles gagnent de l’école, de leur milieu d’accueil, mais aussi ce
qu’elles perdent ou risquent de perdre culturellement ou socialement dans la forme scolaire
française qui est plus « démocratique », plus structurée, plus équipée, mais en général plus
stressante et plus exposée aux inégalités et violences de toutes sortes, par rapport à l’école
africaine héritée de la colonisation et fortement touchée par le sous-équipement, le bas salaire
et la fuite des cerveaux.

Par ailleurs, l’on dirait que, chez nos familles, le regard éducatif ou socioscolaire a deux
faces (rationnelle et irrationnelle) dont tantôt l’une tantôt l’autre s’exprime en fonction des
situations éducatives qui se présentent, de leurs préférences culturelles personnelles ou de
groupe. Mais il ne s'agit pas d'une opposition stricte entre rationnel et non-rationnel, mais,
notamment dans le cas de la morale, d'une tension entre rationalité de la forme scolaire (y
compris dans ses évolutions actuelles) et rationalités autres. L’opinion des familles reste,
pourtant, assez ferme quant à l’idée que l’école n’est pas donnée aux humains pour leur faire
renier leur identité culturelle ou religieuse. La fidélité à la culture religieuse constitue
d’ailleurs, selon elles, un exercice excellemment bénéfique à la construction de leur identité,
c’est-à-dire une affirmation solennelle de leur sentiment d’appartenance intellectuelle et
morale à une communauté d’hommes et de femmes dans laquelle la contrainte spirituelle est
mise de pair avec l’exigence scolaire ou de socialisation tout court. Des confusions, disions-
nous, semblent naturellement possibles ou probables entre leur perception scolaire et leurs
croyances ou attitudes religieuses à l’égard de la forme scolaire française, mais nous ne les
avons pas constatées en tant que telles.

Car, en fait, lorsque nos enquêtés assimilent par exemple les colloques des savants
chercheurs ou professeurs aux "sabbats" des puissants sorciers envoûteurs ou guérisseurs, ils
meuvent en réalité dans une perception d’isomorphie comparative. L’on ne doit pas prendre à
la lettre leurs conceptions symboliques qui d’ailleurs peuvent facilement dérouter tout
individu étranger ou peu initié à leur système langagier. Ainsi le vocable « azea » ou
"sorcier", dont nos participants font généralement un usage abondant, est en quelque sorte
l’équivalent français des mots « super », « parfait », « génial », « doué » ou « surdoué »

327
propres à désigner un excellent niveau de savoirs ou d’adresse chez un apprenant, un
professionnel ou amateur particulièrement distingué.

C’est que, en réalité, pour les Africains, toute maîtrise d’un art passe par un processus
de mutation du "corps spirituel" ou du mental profond, de métamorphose intellectuelle et
psychique de l’individu. Ce dernier, par ce processus de transformation notamment spirituelle
ou psycho-cognitive, quitte la classe des "vulgaires" pour se hisser au rang des vrais
"Medaho", "Amegan" ou "Amenkuta" (personnalités illustres ou vénérables). La société
africaine, très hiérarchisée, ne met guère en effet (et c’est tout à fait à l’instar des
Occidentaux) un éminent professeur au même niveau qu’un "vulgaire vadrouilleur" ; à moins
que ce dernier, en dépit de sa vulgarité apparente, se révèle a posteriori (à peu près au même
titre qu’un professeur) d’une rare maîtrise dans un domaine d’activités ou de savoirs, comme
par exemple l’utilisation ingénieuse et à bon escient de quantité d’espèces de plantes et de
pierres occultes ou médicinales88. Celles et ceux qui savent ce que beaucoup ignorent
mériteraient ainsi, de leur vivant et même dans leur tombe, un grand respect de la part des
humains. Pour avoir mis leur cervelle "féconde" au service de la masse à cervelle "peu
fertile", « ils ont droit (pour synthétiser la pensée populaire par un vers de Victor Hugo) qu’à
leurs tombes la foule vienne et prie ».

Ces personnages détenteurs d’illustres savoirs dans n’importe quel domaine d’utilité
publique sont, vivants ou défunts, perçus par nos enquêtés comme des « génies » ou héros
nationaux. Non pas que les familles africaines confondent aveuglément savoirs scolaires et
savoirs traditionnels, encore qu’elles n’hésitent pas (du moins lorsqu’elles renoncent
provisoirement à user du langage symbolique) à déclarer : « l’école, c’est pas la
sorcellerie ! » (Kouatou, niveau CE1, ouvrier d’origine ivoirienne). Ainsi, pour elles, les
savoirs ésotériques et les cultures scolaires ne relèvent pas d’une même table de valeurs,
même si, dans leur conception, la cause de l’évolution des peuples proviendrait des têtes qui
savent ce qu’il faut savoir (connaissances des mondes spirituels et physiques) pour se rendre
largement utiles à la communauté terrienne dont l’ignorance semble d’ordinaire
incommensurable.

88
Une dame âgée, d’origine togolaise (niveau scolaire secondaire), nous apprend qu’ayant longtemps
souffert de violents maux cardiaques dans sa jeunesse, et s’étant vainement soignée à « l’hôpital des Blancs
d’Afagnan (au Togo) » selon ses propres termes, elle n’obtint finalement sa guérison réelle que grâce à un
« grand homme de grigri » (célèbre guérisseur) qui lui aurait fait boire durant trois semaines, un perlimpinpin à
base d’un « gros morceau de cœur de vache » et de feuilles de tchaka-tchaka (securinega virosa, une plante
amère de la famille des euphorbiacées, bien répandue en Afrique tropicale).

328
D’une manière autrement plus précise, le champ de la conception éducative, scolaire ou
sociale des familles est bien marqué de leur identité culturelle où le vodou, le christianisme et
d’autres formes de religiosité se croisent au carrefour des savoirs académiques et empiriques.
Chez les personnes qui supposent l’unité culturelle des nations ou soutiennent que la tradition
africaine et l’école occidentale ont une quelconque similarité, il y a une certaine tendance à
une faible perception de différence entre les valeurs identitaires européennes et africaines, à
tel point que nous constatons, dans leurs attributions causales, un rejet systématique de
l’impact possible de la géographie culturelle (influence culturelle du territoire d’origine) sur
leurs attitudes à l’égard de la forme scolaire française. De là suit une considération à laquelle
elles recourent pour éclairer leur positionnement : le fait d’être juif, chrétien, musulman,
bouddhiste, ou adepte du vodou et d’entreprendre des études académiques, ne pourrait
s’avérer un obstacle à l’intelligence ou poser problème à l’arrimage des enfants immigrants
aux exigences de l’école française. Les impacts de croyances ou de religions sur leur
intégration scolaire semblent donc rejetés sans ménagement, et même parfois perçus comme
des hypothèses de "provocation" ou de "dénigrement".

S’inscrivant en effet dans une logique selon laquelle la croyance et la science seraient
"faites" pour se compléter dans la culture des peuples, nos enquêtés estiment que la religion
(exigences de la raison morale) et l’école (exigences de la raison scientifique), si elles ne
peuvent équivalemment se supplanter l’une l’autre, peuvent du moins "cohabiter" ou
"coopérer" sans qu’elles aient besoin de s’affronter brutalement pour défendre leur part de
vérité respectivement parcellaire. Il est ainsi clair que les participants, en se sentant
similairement proches de la religion et de l’école, se gardent prudemment néanmoins de
suggérer que ce soit seule l’une ou seule l’autre qui assurerait leur épanouissement. Ces
familles, nous semble-t-il, ne suggèrent pas non plus que leurs croyances religieuses puissent
figurer dans les programmes scolaires ou de concours d’État. Car elles ne semblent pas
ignorer que les croyances ancestrales ne sont pas toujours les bienvenues dans le monde
scolaire classique. Mais nombre d’entre elles assurent que les croyances religieuses ne
composent pas moins avec la vie sociale quotidienne ou l’organisation sociopolitique des
peuples.

De l’avis général de nos enquêtés, les peuples frères du Moyen-Orient qui s’affrontent
continuellement (sans répit durable ni pour l’instant aucune issue de réconciliation) doivent
leur survie collective à leur respectif dynamisme religieux, culturel ou identitaire. Les mêmes
enquêtés pensent qu’il en serait de même pour les Occidentaux auxquels la "religion de

329
l’exploitation" (entendez le capitalisme)89 assurerait une forte cohésion identitaire et leur
insufflerait des ambitions de conquête ou de domination qui seraient, aux dires de nombreux
étudiants, la cause de la régression spirituelle et matérielle des Africains et de leur société
d’origine. Cette double régression supposée de leur identité culturelle authentique
(notamment par de perpétuels bouleversements sociopolitiques, etc.) aurait alors sapé
durablement leur émancipation intellectuelle et morale. Voilà esquissé, à larges traits, le
regard d’attribution causale que les familles de la diaspora africaine ont des savoirs en
général, de l’école, de la science et de la religion chrétienne en particulier.

Il est donc finalement certain que le caractère appréciatif ou dépréciatif qui est commun
aux jugements des familles, en ce qui concerne notamment leur manière de percevoir la
religion, l’éducation, l’école, les savoirs et la société occidentale ou leur société d’origine, est
ici, en somme, une approche des enjeux sociocognitifs qui vont bientôt nous ouvrir la voie à
l’analyse des principaux malentendus et/ou conflits liés aux attributions causales relatives à
l’échec versus la réussite scolaire et non-scolaire. C’est dire que nous allons à présent nous
introduire dans une fourmilière de malentendus et de conflits qui, nous semble-t-il, serait la
conséquence plus ou moins directe des situations ci-dessus analysées autour de l’importance
présumée de la morale. Cette dernière se présente chez nos enquêtés comme une aile
marchante de croyances conduisant plus ou moins à une sorte de transcendance ou de
dépassement de la forme scolaire.

89
Selon l’opinion générale des étudiants enquêtés, la vraie religion occidentale serait le capitalisme et non
le christianisme « importé de la Palestine ». Ces étudiants pensent ou s’imaginent que cette religion du
capitalisme ne serait jamais séparée de l’école, et que l’institution scolaire serait ainsi une machine qui fait
désormais tourner le capitalisme entendu comme la « religion du profit » ou du « vol légalisé ». Des familles
originaires d’Afrique francophone ne semblent donc pas hésiter à insinuer que l’impérialisme dopé par la culture
scolaire aurait fait les preuves de l’idée selon laquelle la religion capitaliste et l’école seraient des sœurs
associées qui, dans leur action concertée, auraient « tué » l’âme des populations africaines par la traite négrière,
le colonialisme et le néocolonialisme.

330
CHAPITRE CINQ

L’attribution causale de l’échec et de la réussite dans la dynamique des


malentendus et conflits liés aux relations socioéducatives
Nous allons maintenant aborder un autre aspect de l’attribution causale à propos de
l’échec versus la réussite, c’est-à-dire sous l’angle des malentendus et/ou des conflits qui
semblent peser de tout leur impact sur les relations socioéducatives : relations entre parents,
apprenants, enseignants et gouvernants véhément indexés et mis au banc des accusations
portant sur les crises de l’éducation ou de l’insertion scolaire ou sociale. Par « malentendus »
nous entendons donc un ensemble d’interprétations de situations éducatives, de faits scolaires
ou d’apprentissage susceptibles de « leurrer durablement certains élèves quant à la nature du
travail intellectuel et des activités pertinentes pour apprendre et, par là, les détourner de la
voie de l’apprentissage et aboutir, par effet de cumul, à des situations, des parcours et des
acquisitions scolaires très contrastés » (Bautier & Rochex, 1997, p. 109). Il s’agit plus
précisément de manières de penser, de traiter « des tâches et des objets » ou de raisonner et
qui résultent d’une certaine socialisation scolaire ou non-scolaire. « La notion de malentendus
[…] permet de concevoir les modes de pensées, les raisonnements, les façons de faire avec les
objets de travail mis en œuvre par les élèves comme le produit de plusieurs phénomènes qui
évitent de réduire leurs difficultés à des incapacités cognitives ou à un désintérêt subjectif ou
social » (Bautier & Rayou, 2009, p. 93).

Mais bien que les auteurs mettent particulièrement l’exemple des élèves en exergue, il
est clair que la définition qu’ils assignent au mot de malentendus peut s’étendre (et c’est tout à
fait le cas dans ce chapitre) à l’ensemble des partenaires de l’éducation, à savoir : les parents
d’élèves, les élèves (ou les étudiants), l’institution scolaire et l’État. Nous estimons qu’il faut
y adjoindre la notion de conflit, car il est probable que dans une relation socioéducative où
apprenants, parents et enseignants sont tous et sans exception des candidats aux épreuves de
malentendus, les apprenants les plus sujets à de telles épreuves n’aient parfois d’autres
réflexes que de recourir à l’invective, à la violence, à l’absentéisme, au décrochage, au repli
démissionnaire sur soi, etc. Ainsi le mot "malentendus" se rapporte-t-il à des faits,
événements ou situations qui, dans leur perception ou interprétation, sont susceptibles
d’entrainer des conflits d’intérêts cognitifs ou non-cognitifs chez les partenaires éducatifs,
constituer des obstacles épistémologiques à l’appropriation des savoirs chez les apprenants,
ainsi que des malaises dans le processus de resocialisation scolaire et non-scolaire chez les
participants de la présente étude. Notre approche est en effet complémentaire à celle de

331
l’Équipe d’ESCOL-Paris 8, c’est-à-dire que nous ne négligeons pas les situations susceptibles
d’induire des distorsions cognitives dans l’acte d’apprendre ou d’enseigner (Bautier &
Rochex, 1997 ; Bautier & Rayou, 2009).

Mais l’on ne peut manquer, ce présent chapitre étant la conséquence logique de celui qui
précède, de s’apercevoir que nos analyses antérieures sont, malgré nous, déjà assorties du
traitement d’un certain nombre de malentendus qui coïncident, il est vrai, avec le caractère
"brûlant" de notre objet d’étude. Dans le cadre d’un phénomène où les opinions et les vécus
ne sont pas immunisés contre le "virus" du ressentiment ou de la rancœur, les malentendus y
poussent facilement en effet comme à l’engrais. Aussi les tensions (ou conflits sociaux) qu’ils
semblent induire peuvent-elles avoir quelque chose de significatif dans les attributions
causales de l’échec ou de la réussite scolaire. Car ces conflits ne sont pas des « initiatives » à
caractère humanitaire, « encore moins des problématiques relativement exclusives à la classe
ouvrière et aux syndicats. La dimension sociale se manifeste dès que l’action de l’individu (ou
du groupe) se focalise significativement sur l’autre qu’il soit physiquement présent ou non »
(Amouzou, 2008, p. 27). C’est dire que les conflits (et notamment les malentendus qui les
génèrent … et vice versa) ont des liens avec les "présents" et les "absents" : les acteurs
sociaux d’hier, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, ainsi que les événements du présent et
du passé. Et il faut voir que « les conflits ont aussi un aspect militaire. En ce sens qu’ils
impliquent des manœuvres (parade, esquive, feinte, menace …) visant tantôt à agir contre
l’adversaire […] » (Lethierry, 2006, p. 82). Ce caractère militaire ou non-humanitaire que les
auteurs soutiennent ou analysent, indépendamment l’un et l’autre, ne nous laisse pas
indifférent. Il nous inspire au contraire à mettre en exergue, – les malentendus y servant
d’adjuvants –, les frustrations, les aigreurs et les violences qui entachent tragiquement de plus
en plus l’espace éducatif français et la relation France-Afrique.

On ne compte d’ailleurs plus, remarquons-nous, le nombre de chercheurs qui


s’intéressent de plus en plus à l’ampleur de ces conflits qui sévissent dans les milieux
éducatifs. Pourtant, force nous est de constater que la part des faits historiques et politiques
impliqués dans la "ménagerie des malentendus", échappe souvent complètement aux auteurs.
La traite humaine ou négrière, la colonisation et les politiques de coopération ou
d’interventions militaires occidentales ou françaises en Afrique, semblent ainsi avoir très peu
de place dans les analyses des difficultés scolaires et/ou socioprofessionnelles en milieux
populaires interculturels. En effet, tous les symptômes de malentendus ou de conflits passent
régulièrement à la loupe des chercheurs ou experts internationaux, mais rarement ceux dans

332
lesquels les pratiques de réintégration scolaire (ou sociale) et celles de la coopération Afrique-
Occident battent leur plein. Serait-ce un hasard ? Or des légions de malentendus et conflits
scolaires et/ou sociaux puisent des attributions causales dans ces pratiques et se compliquent
par là en donnant lieu parfois à des révoltes à peine contenues. Le présent chapitre voudrait
donc apporter sa modeste contribution à l’éclairage des influences qui pèsent sur les
perceptions conscientes (ou peut-être inconscientes) que les familles africaines entretiennent
quotidiennement dans leurs rapports à l’Histoire, en l’occurrence à la culture moderne, à
l’Occident, aux institutions éducatives et aux savoirs académiques et/ou mystiques. Tant est
que la sociologie, selon Max Weber (op. cit., p. 49), a vocation à « rendre service à
l’imputation causale historique des phénomènes importants pour la culture ».

Mais si l’aspect historique ou culturel des malentendus auxquels nos participants


semblent tributaires importe spécialement pour notre étude et a, davantage ici, une importante
place, l’écriture du présent chapitre ne peut s’y limiter. Et pour cause ! C’est que l’attribution
causale et les malentendus qu’elle génère (et vice versa) dans les milieux scolaires ou
socioéducatifs, débordent généralement le cadre de l’Histoire. Ils ont en effet la capacité de
surgir de nulle part et parfois même de l’endroit où on les attend le moins. Il arrive ainsi que
des élèves, voire des étudiants ou des parents se sentent, à tort ou à raison, dans un
délabrement psychologique analogue à celui des bonobos traqués par des braconniers.
Coincées dans un étau d’inconfort d’apprentissage, ces personnes n’ont parfois d’autres
solutions que la résignation tranquille ou la révolte saccageuse.

En fait, la situation des familles de notre enquête, dont les difficultés scolaires ou
sociales semblent collées aux flancs de divers malentendus, renvoie à des causes infiniment
variées et parfois plus parlantes que celles idéologiquement analysées par certains auteurs.
Voilà pourquoi, dans les pages qui vont suivre, comme dans celles qui précèdent, nous
accorderons de l’importance aux opinions libres des individus et des familles. Nous
procéderons ainsi à une répartition que voici : malentendus et/ou conflits dans la relation entre
les familles et leur environnement social, entre les familles et l’école, entre les élèves à
l’école, entre l’État et les familles, entre les familles et leurs pays d’origine. Ce cadre
d’analyses, conformément à nos objectifs de départ, devra alors s’appuyer sur deux
conditions, dont la première est qu’il approche les attributions causales à propos de l’échec ou
de la réussite (la perception du sous-développement y étant incluse) et la seconde qu’il porte
essentiellement sur les familles de la diaspora africaine de France.

333
5.1. De la relation familles/Société
5.1.1. Parents autoritaires …, enfants insoumis ?
La traditionnelle règle de soumission des enfants à leurs parents est une potentielle
source de malentendus et donc de tensions familiales. Car cette règle, lorsqu’elle n’est pas
modérée dans son usage, entraîne chez les enfants une rafale d’attitudes ou de réactions
insurrectionnelles. Nous pouvons expliciter cette assertion en termes que voici : l’autorité
scolaire ou familiale qui se préoccupe à l’excès de gagner de l’influence sur l’enfant ou
l’apprenant, de le dominer sans restriction, tend par cet "abus" à mettre l’enfant dans un
processus d’effort excessif de soumission qui, le plus souvent, aboutit à une fracture affective
dommageable à la relation éducative au sein de la famille ou du groupe.

C’est que rien en effet ne se réalise sans le désir, car « imposer quoi que ce soit au sujet
s’il n’en manifeste pas le désir, c’est s’exposer au refus ou engendrer le rejet » (Meirieu,
1990, p. 31). En d’autres mots, les adolescents, encore moins les jeunes de "trente-deux dents"
de ce temps moderne, ne tolèrent pas aisément que l’on supplante à la "pédagogie de respect
mutuel", la méthode fasciste ou totalitaire. Ils en éprouvent la sensation d’une privation de
leur droit à la liberté morale ou intellectuelle. Nombreuses en effet sont les personnes que
nous avons approchées, et qui déclarent avoir été longtemps révulsées par le paternalisme
familial sous lequel elles auraient été élevées, fustigeant sans ménagement l’attitude de leurs
parents à vouloir faire passer, à tout prix, leurs points de vue d’hommes naturellement
faillibles pour des « vérités sept fois saintes » (selon les termes épinglés au hasard de certaines
discussions). Et parfois, c’est carrément la dépendance matérielle ou financière des enfants
par rapport à leurs parents, qui est perçue comme une source de diktats révoltants.

Je voulais faire de la menuiserie mais eux [les parents] ils voulaient m’orienter vers
autre chose. Au début j’étais obligé de suivre leurs conseils puisque c’est eux qui
décident et c’est eux qui me payent l’école. Donc moi je n’avais qu’à leur obéir. C’est
ça l’éducation chez nous, on ne peut pas contredire nos parents. C’est eux qui savent
ce qui est bon pour nous, ce qu’on peut faire et ce qu’on peut pas faire. Moi en fait ça
me plaisait pas cette façon d’imposer les choses aux enfants […] J’ai dit à ma mère et
puis à mon père que je ne voulais plus de leurs conseils si c’est pour m’imposer des
études que je n’apprécie pas personnellement (Banousso, bac professionnel, chef
d’entreprise).

334
Il est, aujourd’hui, quantité de jeunes qui ont encore le sentiment d’être submergés,
voire étouffés par l’attitude coercitive de leurs parents, éducateurs ou personnes dont ils sont à
la charge. Ils ne cherchent pas toujours à s’expliquer les motivations qu’ont leurs « aînés » à
vouloir les « protéger », mais ils veulent plutôt s’en libérer au plus vite, se dégager de leur
« tutelle ennuyeuse ». Cette attitude libertaire90 n’est pas spécifique aux migrants, mais elle ne
doit pas être occultée non plus. Car elle sert tout au moins à comprendre que nos enquêtés
(élèves, étudiants, etc.) sont, avant et après tout, des humains soumis aux mêmes lois
psychologiques que les populations autochtones. Ainsi, humains comme tous les humains,
leurs besoins de liberté coïncident avec leur adolescence ou jeunesse mûrissante, et c’est le
moment pour ces jeunes où doivent s’édifier leurs désirs d’émancipation. Ils veulent eux-
mêmes assumer leur "être au monde", en expérimenter des adaptations, fussent-elles
périlleuses. La jeunesse est donc en général éprise de liberté : liberté de décider d’elle-même,
de faire librement ses choix … « Après tout, n’est-ce pas de notre vie qu’il s’agit ? », se
persuade et s’interroge une certaine partie d’elle. Nous avons, lors de nos enquêtes, entendu
ce genre d’interrogation exprimant une sorte d’acharnement, de la part de jeunes étudiants,
contre l’autorité non seulement parentale mais aussi institutionnelle (scolaire, religieuse ou
étatique).

Mais au-delà des jeunes, c’est parfois les parents eux-mêmes qui expriment des regrets à
l’encontre de ce qu’une élève de Terminale [aujourd’hui étudiante] a nommé, dans un
entretien, « le protectionnisme de papa » (« Papa il est tout temps sur mon dos : « ouiiii tu
sors trop, tu dors trop, tu dois pas aller en "night" [boîtes de nuit], tu dois rester à la maison,
montre-moi tes cours », oh la la ! Ça me soûle, j’aime pas ça du tout »). La discorde monte
ainsi souvent à son faîte, entre les parents et leurs enfants, et cela suffit parfois à induire des
conflits qui aboutissent à des attributions causales de l’échec (et vice versa) mettant en cause
l’autoritarisme parental. Ces jeunes, sur le plan de la relation familiale éducative, ne donnent
pas facilement des "chèques en blanc" à leurs parents. Au contraire, la sénilité plus ou moins
apparente de ces derniers suscite en quelque sorte une soumission restrictive chez leurs
enfants, un peu comme nous l’entendons dans le discours suivant :

90
Dans son L’Éducation fonctionnelle, le psychopédagogue Édouard Claparède (1931, réédition 2003)
relate son expérience au sujet de l’importance inaliénable de la liberté en tant que besoin vital aussi bien chez
l’humain que chez l’animal. L’expérimentateur embrigade en effet une mouche en train de savourer une goutte
de miel en la couvrant discrètement d’un verre transparent. Pendant un bref instant, la bestiole gourmande
continue tranquillement son repas, sans se douter de rien. Mais lorsque, soudain, elle se rend compte qu’elle est
prisonnière, force lui est d’abandonner sur-le-champ son régal : elle s’agite en cherchant une issue. Preuve, selon
Claparède, que la recherche de la liberté n’est pas une inclination exclusivement humaine. La liberté est donc un
besoin fondamental qui dépasse les dimensions humaines. Elle est aussi précieuse chez certains ainimaux.

335
C’est ma vie, disait Banousso [qui n’a pas oublié ses réticences envers les conseils de
ses parents]. Eux [les parents], ils étaient en train de vieillir et ils voulaient tout
décider pour moi qui étais jeune. […]. Lui [le père], il a fait beaucoup de richesses
dans la menuiserie mais il voulait pas que moi je devienne menuisier comme lui …,
mais après il a compris …, mais voilà, faut pas trop écouter les vieux … ils ont la
sagesse mais parfois ils ont des idées bloquées [conservatrices] qui ne progressent
pas les jeunes.

Bien des jeunes se rebiffent en effet quand ils constatent ou s’imaginent qu’ils sont
réduits au rang d’enfants condamnés à n’avoir d’autre choix que celui de suivre, comme des
somnambules, les injonctions autocratiques de leurs géniteurs ou « supérieurs ». De ce que
nous avons pu recueillir de leurs réactions, il paraît évident qu’un tel conflit de générations
(auquel les apprenants imputent parfois l’échec scolaire) vient du fait que les jeunes ont
généralement le sentiment d’avoir à vivre, sous l’autorité des adultes, comme des malvoyants
devant compter sur la fonction oculaire d’autrui, obligés de suivre les recommandations
quelquefois « mystérieuses » ou contraignantes d’un supérieur ou d’un « grand frère », pour
se frayer une voie incertaine vers leur avenir. Des élèves et étudiants considèrent en effet,
avec parfois une crânerie troublante, que l’autorité des adultes n’est pas nécessairement
bénéfique ni la volonté juvénile d’indépendance nécessairement maléfique. Ainsi écartelée
entre la pesanteur des préceptes des « anciens » et la pression de ses propres inclinations
juvéniles, la nouvelle génération craint, nous semble-t-il, qu’une obéissance « aveugle » aux
ordres des « adultes conformistes » (ancienne génération dite « génération caduque ») ne la
jette plus tard sur des « chemins qui ne mènent nulle part » selon l’expression de Martin
Heidegger (1950, réédition 1962). C’est donc apparemment de bonne guerre que la Jeunesse
essaie de renverser la table des valeurs en accordant une plus grande part de confiance à ses
propres intuitions, au détriment de la sagesse de ses parents auxquels elle attribue des « idées
bloquées » (conservatrices). Ainsi cette "Jeunesse intrépide" ne se doute pas toujours qu’en se
livrant à ses propres conseils, elle court plus facilement le risque de se faire adepte d’une
"bêtise passionnée", même si le bien-fondé d’une direction parentale ou professorale
n’échappe pas nécessairement à son entendement.

Pour le cas de Banousso, ses parents lui voulaient des études longues qu’ils étaient prêts
à financer, mais l’intéressé tenait à raccourcir la trajectoire scolaire pour se faire menuisier
comme son père. Le conflit était donc ouvert, et les parents ont bien vite fini par abdiquer
faute de soumission ou de suivisme de leur fils. L’on voit dès lors la "crise de soumission" qui

336
peut prévaloir au sein d’une famille en ce qui concerne l’éducation ou les choix
professionnels des enfants. Les parents sont en général prêts à fournir l’appoint ou le conseil
dont leurs enfants auraient besoin pour réussir leur parcours scolaire. Ils recherchent de
l’audience auprès de leurs "gosses", afin de les mettre un tant soit peu sur le "droit chemin" ;
mais ceux-ci, pour des raisons que nous venons d’analyser, ne les écoutent en général que du
regard, comme s’ils se mettaient une sourdine à leurs oreilles. Ainsi, 18,61% seulement
d’enfants interrogés se déclarent "toujours attentifs" à leurs éducateurs ou supérieurs (voir
Tableau 36).

En restant toutefois dans la logique des perceptions sus-analysées, l’on constate que la
relation conflictuelle qui oppose les parents à leurs enfants s’étend intensément vers des
malentendus plus formels.

Ici tu peux être un ouvrier (s’indigne Ida, jeune mère d’origine ivoirienne, licenciée en
espagnol …), ton enfant s’en fout … il tient même pas compte que tu es ouvrier. Quand
les fêtes arrivent, il veut que tu lui achètes un jouet de 180 euros. Tu lui payes le
jouet, il te fait un bisou…, mais le même enfant, tu lui demanderas d’arrêter une
minute de jouer pour te faire une gentillesse, il va te dire : « Je joue, pourquoi tu
m’emmerdes ? »

La cherté de la vie ne semble donc pas empêcher toujours les parents d’offrir des
présents onéreux à leurs enfants. Mais l’ingratitude apparente qui semble faire suite à cette
générosité ne paraît pas supportable à certains parents. En effet, les parents eux-mêmes ne
sont certainement pas à cours d’explication à cet état de fait : « Mais l’erreur aussi des
parents, c’est qu’ils n’expliquent pas leur situation à leurs enfants », laisse entendre la jeune
mère Ida, licenciée en espagnol. Ainsi certaines familles se ravisent-elles de leur autorité en se
disant qu’un père ou une mère doivent, pour éviter d’inutiles tiraillements entre eux et leurs
enfants, se résoudre à leur rappeler qu’ils n’ont pas le trop-plein financier d’un coffre royal.
Les enfants sont par là perçus comme ayant l’esprit assez ouvert pour avoir droit à la
connaissance réelle de la situation économique de leurs parents, et non assimilés à des « petits
toutous » qu’on doit bercer dans l’illusion de la facilité, ni auxquels il faut faire croire que les
parents auraient des « solutions miraculeuses » à proposer à leurs inquiétudes intellectuelles,
scolaires ou sociales, etc.

Mais afin d’en venir à l’application efficace de ce principe éducatif proposé, les parents
ne devraient surtout pas manquer, – c’est ce que disent certains d’entre eux –, de faire usage

337
d’un langage fluide, simple, sans expression sophistiquée, et c’est là, selon eux, une manière
pratique d’éduquer l’enfant en l’aidant à ne pas se faire d’illusion sur l’état budgétaire de ses
parents. Autrement dit, ne rien cacher, ou s’exprimer clairement pour se faire bien
comprendre de l’enfant est, pour nos enquêtés d’un certain niveau d’ouverture, le gage d’une
éducation qui soit à même de préserver les échecs d’apprentissage, ou de réduire les
malentendus susceptibles de saper l’éducation familiale et/ou scolaire. Mais les parents ou les
éducateurs ont-ils toujours cette faculté de se faire entendre clairement de leurs "enfants" ?
Les résultats de nos enquêtes montrent explicitement que non.

En somme, pour les adolescent(e)s et les jeunes étudiant(e)s notamment, en ce qui


concerne leurs choix de vie, d’apprentissage ou de formation, il y a pour nombre d’entre eux,
nous semble-t-il, d’un côté, l’aspiration paradoxale à une existence morale, spirituelle ou
intellectuelle de moindre contrainte, c’est-à-dire une vie peu soumise à l’autorité (fût-elle
parentale, religieuse ou politique) ; de l’autre côté, l’adhésion de plus en plus prégnante à une
liberté individuelle quasi-totale et qui n’est pas sans prise réelle sur leur personnalité
psychique : tant est que la relation familiale ou éducative qui les lie à leurs géniteurs, à leurs
supérieurs, n’exclut pas, chez eux, des rapports conflictuels ouverts ou larvés.

Mais sans opposer de façon systématique et par principe jeunesse et autorité parentale,
ni confondre immigration et délinquance juvénile, il n’en faut pas moins constater que l’essor
en Occident des droits de l’enfant et de l’adulte, ainsi que les ambitions familiales
contradictoires qui s’y télescopent, induisent d’une façon générale des attitudes subversives
ou d’excitation qui ne vont pas, nous le verrons tout à l’heure, sans provoquer des souffrances
ou des crises personnelles et collectives chez les enfants ou les parents eux-mêmes.

5.1.2. De la souffrance des enfants à la souffrance des parents


Les prochains extraits d’interviews, analysés ou simplement présentés, pourraient aider
à mieux faire remarquer que des considérations identiques ou approchantes aux précédentes,
révèlent progressivement le double drame de la souffrance des parents et des enfants dans le
concert des conflits qui les opposent de plus en plus dans leur processus de resocialisation
scolaire ou non-scolaire. Il semble qu’on peut y voir des conséquences normales d’enfants
révoltés ou en butte aux déviances parentales (ou l’inverse), alors même que la famille
humaine a naturellement « la lourde responsabilité et le privilège de s’occuper de ses petits »
(Illich, 1970, p. 53).

338
Du point de vue social en effet, l’on observe une progressive dissension entre les parents
et les enfants, accentuée parfois par d’énormes souffrances morales et physiques. Il s’avère
que la famille reste encore malheureusement en deçà des espoirs quant à la stabilité que
parents et enfants y recherchent de droit. Les rapports intérieurs y jouent en effet sous la
forme cristallisée des codes et des lois, c’est-à-dire limitant les spontanéités libertaires. C’est
que les familles ont tendance, – les unes parfois, les autres souvent –, à considérer les heurts
de leur relation parents-fils comme des souffrances qui, par ailleurs, rendent la mère ou le
père, s’ils s’en tiennent strictement à leur devoir, esclaves de leurs enfants, et s’ils s’en lassent
ou s’en passent, esclaves de leur conscience morale ou a fortiori de la loi.

Les enfants sont tellement protégés [par la loi] qu’ils ne respectent plus personne …
Tu fais ton devoir, les enfants ils te prennent pour leur esclave, ils te demandent
toujours plus… Tu fais pas ton devoir, la loi te poursuit, elle t’emmerde (Banousso, bac
professionnel, père de famille d’origine togolaise, chef d’entreprise).

Du côté des enfants, une réaction retient l’attention. Celle de Myrta, dix ans :

J’ai vu un reportage…, des gens ils ont laissé leur maman dans le froid, ça c’est pas
normal. Ils avaient laissé leur maman dans le froid… ils attendaient que leur mère elle
meure pour prendre son héritage … ça c’est insoutenable.

Ce n’est pas tant l’exemple concret avec lequel l’écolière élabore son analyse qui
importe (des parents dépouillés par la cupidité de leurs enfants, on n’en trouve pas que dans
un reportage), mais l’idée de réprobation qu’elle se fait du comportement des enfants qui,
c’est le moins qu’on puisse dire, se montrent parfois désobligeants à l’égard de leurs parents.
Il faut dire que ce genre de conflits qui d’ordinaire opposent les parents à leurs enfants, est
généralement loin d’être une échappée de vue pour les personnes ayant grandi dans une
coutume encline à domicilier les personnes âgées auprès de leurs enfants actifs. Ce
phénomène semble créer un certain choc chez les gens les plus sensibles à leurs traditions.

Ici, tu vois les parents ils dépensent les sous pour élever leurs enfants. Mais quand les
parents ils sont vieux, les enfants ils les abandonnent dans les maisons de retraite. Ils
voient leurs parents que le jour de Noël […] Mais dès que les parents meurent, ils
courent chez le notaire pour réclamer le testament. […] Les parents ils s’endettent
pour leur payer des formations, mais après les enfants ils disent merde à leurs
parents (Banousso, bac professionnel, patron menuisier d’origine togolaise).

339
Des voix se font ainsi entendre que les enfants seraient des profiteurs ingrats qui savent
tirer le maximum de leurs parents (soins affectifs et confort matériel d’enfance, frais de
formation scolaire et professionnelle, de mariage, de location ou d’achat de maison ou de
première voiture, etc.) mais les abandonnent après coup à l’asile des retraités, n’entrant en
contact avec eux que le jour de Noël ou de l’An, mais courant à grandes enjambées pour
s’emparer de leur héritage au premier coup de fil annonçant leur décès. Il faut dire que les
familles chez lesquelles nous entendons ce genre d’objurgations, émettent une certaine
distinction ethnoculturelle mettant d’un côté leur origine culturelle, où les parents restent
quasiment "soudés", toute leur vie, à leurs enfants, et de l’autre leur pays d’accueil où les
"mœurs individualistes" semblent les obliger à prendre physiquement ou moralement une
certaine distance vis-à-vis de leurs parents, en l’occurrence dès qu’ils se sentent suffisamment
majeurs pour se prendre eux-mêmes en charge. D’une part, ces deux modes de vie familiaux
(africain et occidental) révèlent à nos familles de nouvelles notions de valeurs qui s’imposent
à leur intégration ; d’autre part, la confrontation de ces modèles semble parfois montrée du
doigt par certains parents comme la cause de leur sentiment d’effondrement identitaire. Ces
deux modèles différents sont, aux yeux d’un certain nombre de nos enquêtés, les deux
principales voies d’identification des peuples africains et européens.

Il y a, par contre, chez les parents moins scolarisés, une sorte d’inclination à voir dans le
modèle de vie familial occidental, une "égoïsation des mœurs" qui fait, expliquent-ils, que
leurs enfants perdent à la longue leur vigueur d’attachement familial initial, optant quasiment
pour des attitudes « occidentales » précédemment décrites. Autrement dit, les parents ayant
fortement gardé leur culture d’origine pensent que le milieu social occidental expose
progressivement leurs enfants à une sorte d’européanisme qui consisterait à avoir un domicile
bien séparé du logement de leurs parents ou grands-parents.

[…] Le plus de plus [de plus en plus] nos enfants ils font le portement [comportement]
des Blancs … […] nos enfants ils aiment pas que leur maman va habiter avec eux dans
leur maison… ils marient [épousent] la fille blanche et ils oublient leur maman noire …
ils oublient qu’ils avaient fait l’école et le chômage dans la case [appartement] de leur
maman avant de trouver le travail et la jolie Blanche (Méri, 55 ans, niveau scolaire Sixième,
ex-femme de ménage, mère d’un cadre d’entreprise et d’un éducateur spécialisé).

La souffrance d’un abandon ingrat est, en effet, en quelque sorte bien réelle dans
nombre de familles, et elle apparaît même parfois comme une situation qui conduit certains
parents à donner l’impression d’être de moins en moins préoccupés par la réussite de leurs

340
enfants. Le chagrin des parents qui se sentent finalement écartés du confort matériel de leur
enfant dont la réussite scolaire et sociale leur a pourtant coûté de lourds investissements,
incite ainsi d’autres à faire peu de sacrifices pour la scolarisation de leur descendance.
L’échec scolaire, social ou professionnel devient alors la conséquence d’une attitude juvénile
apparemment peu reconnaissante des investissements parentaux.

Mais, d’ordinaire, c’est la souffrance des enfants qui prend le plus souvent l’allure d’un
scandale socio-familial. On parle de maltraitance infantile ou d’enfance maltraitée. Les
familles ont alors une façon assez critique de percevoir un tel drame auquel elles semblent
enclines à imputer des échecs ou difficultés scolaires ou d’apprentissage. Le dialogue avec
Sissi (niveau Cinquième, coiffeuse d’origine togolaise) va nous offrir un point de vue
suffisamment exploitable au compte de l’opinion des parents.

- Quand un enfant se plaint de mauvais traitements, qu’est-ce qu’on peut faire


pour l’aider?
- C’est quoi tu appelles les mauvais traitements ? L’enfant il souffre parce que
les parents ils sont méchants, ils le tapent ?
- Par exemple.
- Non, si un parent a la santé dans la tête, il ne peut pas taper son enfant pour
rien. Peut-être le parent il boit beaucoup, il a trop les soucis et il se drogue, sinon il
ne peut pas [faire] souffrir son enfant pour rien […] Parce que si un parent il tape
beaucoup son enfant, peut-être c’est parce que lui-même il souffre aussi. Parce que
c’est vrai il y a les parents qui sont malades dans la tête mais on ne sait pas. Ils
sont propres dans le corps, même ils portent les beaux habits mais dans leur tête ils
ont les saletés, donc il faut les soigner si on voit que leurs enfants sont malheureux
à cause de leur folie. Mais il y a aussi les enfants qui font souffrir les parents, donc
il faut protéger les enfants, mais il faut aussi protéger les parents. C’est comme on
dit toujours à la télé que les hommes tapent les femmes, mais il y a aussi les femmes
qui tapent les hommes. Donc il faut protéger les femmes et il faut aussi protéger les
hommes, les enfants aussi, donc il faut protéger tout le monde. C’est ça on dit en
France il faut faire l’égalité pour tout le monde. Il ne faut pas sauver quelqu’un et
puis laisser les autres dans la souffrance.

Il nous semble, à l’analyse des observations, que le processus intellectuel d’encadrement


familial qui se déploie dans l’activation du rôle éducatif des parents, apparaît bien des fois

341
comme un levier sociocognitif paradoxalement plus lourd à manier que le fardeau des aléas
humains (psychologiques et sociaux) à soulever. Il importe alors que nous analysions cette
"bifacialité", en ce qui concerne la souffrance familiale (parentale et infantile) et son
implication réelle ou présumée dans l’attribution causale de l’échec scolaire.

D’une part on peut aisément convenir, d’après ce que nos analyses viennent d’éclairer,
que malgré les "tensions structurelles" au sein desquelles les partenaires éducatifs cherchent
comme tout le monde leur sécurité tranquille, la protection de tous contre les abus des uns et
la révolte des autres est une des choses les moins socialement préservées mais dont l’évident
besoin se fait naturellement sentir par chacun. D’autre part, cette protection est socio-
juridiquement soumise à la tutelle de l’État, incarnée dans le concret de tous les jours par les
forces de l’ordre. Or, c’est justement dans la façon dont les enfants ou leurs parents
perçoivent ces « forces », la société et l’État que semblent apparaître des systèmes
sociocognitifs qui font malentendus. Sissi, la coiffeuse togolaise, en a le flair :

[…] Si on envoie la police dans les quartiers pour éduquer les enfants, … eux [les
enfants] quand ils voient les menottes et les pistolets sur la poche des policiers, ils
pensent que c’est l’éducation de pistolet. Les enfants n’aiment pas l’éducation de la
force, donc ils vont faire les groupes aussi pour montrer qu’ils ont aussi la force.

À l’évidence de ce phénomène d’ "éducation à la policière" mis à l’ordre du jour et


soulevé par des parents, les structures (Famille, Société, École, État) semblent participer de
toutes sortes de contestations mutuelles possibles, et il semble peu probable que dans ce
conflit interrelationnel, dans cette tension structurelle, l’on puisse toujours distinguer
objectivement la nature des effets psychologiques (dissuasifs chez les uns mais révulsifs chez
les autres) de l’intervention de la "force policière" en milieux infantiles ou juvéniles. Toujours
est-il que bien des apprenants semblent convaincus que l’autorité qui fulmine des menaces ou
brandit des instruments de répression (gaz lacrymogènes, pistolets, matraques, menottes,
incarcérations …) pour les intimider, contribue fort peu à la réussite de leur formation.

La police, c’est comme de l’antibiotique, on doit pas prescrire ça n’importe comment …


moi je dis … les forces de l’ordre devant les écoles, c’est pas ça qui va responsabiliser
les enfants … parce que …, l’État il avait trop abusé de la police comme un médicament
pour dresser les enfants, et maintenant les enfants ils ont développé des anticorps contre
la police et la prison… et maintenant les enfants ils n’ont plus peur des menottes… le
képi du commandant ça leur dit plus rien … même le costume du président ça les fait

342
pas flipper … les enfants qui portent du jean et du basket n’écoutent pas l’autorité qui
s’habille bien, qui vit bien… si on veut que les enfants réussissent les études, il ne faut
pas les embrouiller avec les menaces de la police … moi je dis … la menace, c’est ça
même l’éducation de l’échec (Manda, 24 ans, niveau classe de Terminale, coiffeur).

Mais il semble que les plus tenaces des malentendus et conflits familiaux prennent
d’ordinaire leur source dans les conceptions ambiguës que les familles se font du rôle de
l’État dans leur intégration sociale : conceptions qui introduisent d’emblée les familles dans
une collaboration sociale tumultueuse où leurs inquiétudes, leurs incertitudes et leurs craintes
s’avèrent au moins aussi complexes que leurs droits et devoirs.

5.1.3. Enjeux perçus autour des aides sociales et des assistants sociaux
La perception de l’aide sociale, en l’occurrence celle du revenu minimum d’insertion
(RMI) donne lieu à de paradoxales réactions chez un certain nombre de nos enquêtés.

Ici [en France] quand tu fais pas attention, tu deviens une personne qui fait rien, tu
vas voir ta vie va finir comme la bougie de la messe sans que tu vas gagner quelque
chose pour l’avenir. Parce que ici il y a les droits bizarres pour les Français et les
gens qui ont les papiers de résident. Est-ce que tu connais un pays en Afrique où
quelqu’un ne travaille pas et puis on le paye ? Moi-même quand je pense pour ça, je
dis… le gouvernement de France il est fou ? […] Est-ce que quelqu’un peut aimer le
travail s’il gagne le Rémi [RMI] avec les autres choses ? (Sissi, mère de famille, niveau
Cinquième, coiffeuse).

Des familles ont donc parfois le sentiment que le RMI (aujourd’hui RSA) est un non
sens, une absurdité. Elles ne sont pas toutes persuadées du bien-fondé d’un tel dispositif social
qui d’ailleurs, pour certains, semble relever d’une « folie gouvernementale ». Rétribuer des
personnes qui ne travaillent pas, c’est-à-dire garantir l’alimentation, le logement, le
déplacement, la santé, la scolarité, etc. aux nécessiteux, aux personnes sans activités
régulières, c’est les empêcher d’aimer le travail, estiment certaines familles laborieuses. Ce
qui les choque en apparence, c’est qu’en Afrique (leur continent d’origine), non seulement les
chômeurs ne bénéficient pratiquement d’aucun minimum social, mais il se trouve que même
le travail y paye difficilement. Nombre de ces familles s’interrogent donc : comment se peut-
il que des « dormeurs » [chômeurs] puissent avoir droit en France à un « revenu » [RMI] et,
de surcroît, puissent se faire soigner sans débourser un centime, avoir des aides au logement,
des titres de transports gratis tandis que, sous d’autres cieux, des femmes accouchent à même

343
le sol, des malades languissent dans des hôpitaux sans lit, sans médicaments, des chômeurs
malades y meurent faute de "minimum vital", sans compter celles et ceux qui travaillent
durement et quotidiennement mais vivent en deçà du seuil de pauvreté ?

Ce sont là, disons, des inégalités entre le Nord et le Sud qui non seulement génèrent des
malentendus dans la réinsertion sociale de nombreuses familles en France, mais aussi posent
des problèmes d’interprétation au sujet notamment du partenariat famille-école-société. Nous
insistons en effet sur ces exemples parce qu’ils sont typiques d’un certain nombre de nos
participants qui déclarent chaudement que c’est « l’Afrique humiliée, recolonisée, bombardée
et pillée » qui permet à l’Occident décadent de nourrir ses millions de chômeurs. Mais nous
avons des considérations analogues à analyser de suite, car il est des personnes qui semblent
ainsi ne pas se sentir épanouies dans leur condition d’immigrés et qui, plaçant au bas niveau
leur idéal d’emploi, s’efforcent de réviser leur projet de carrière à la baisse.

[…] Un immigré, il n’a pas le droit de dire qu’il n’a pas le travail. N’importe quel
travail, il doit le faire. Ce qu’il ne trouve pas, il ne peut pas faire, mais il doit
accepter tout ce qu’il trouve comme travail. Beuh … tu es venu pour chercher du
travail, donc n’importe quel travail tu trouves, tu dois le faire, c’est obligé (Kouatou,
niveau CE1, chauffeur livreur, d’origine ivoirienne).

Il est souvent ou parfois difficile aux immigrants de concevoir qu’ils puissent se


permettre d’écarter certains types d’emplois de leur horizon social ou mental. Du coup, ils se
persuadent d’une certaine obligation à se trouver à même d’accepter n’importe quel "boulot"
pourvu qu’ils puissent y trouver leur compte, c’est-à-dire le minimum pour tenir le coût de
plus en plus excessif de la vie. La raison en est que l’immigré, aux dires mêmes de certains de
nos participants, est censé avoir quitté son pays pour cause de travail. Le travail faisant donc
partie des principaux mobiles de son immigration, il tomberait dans l’absurde s’il se met à
tergiverser devant une offre d’emploi qui lui serait pourtant accessible. Leur logique semble
établir que l’étranger doit (l’on dirait tant mieux) se faire l’obligation, non pas de compter sur
l’aide sociale, mais de se concevoir une ambition d’emploi raisonnable à sa portée. Autrement
dit, ce n’est ni l’aide sociale ni la qualité du travail que l’immigré doit rechercher mais
n’importe quel travail qui rende financièrement « autonome ». Le niveau scolaire relativement
bas de certaines familles explique probablement un tel positionnement professionnel qui
glisse vers « l’abîme ». Car sans diplôme conséquent, sans qualification professionnelle assez
valorisante, il vaut mieux, se disent certains demandeurs d’emploi, se montrer modérément

344
exigeant en se contentant d’un emploi peu confortable plutôt que de viser aussi haut que son
niveau de qualification.

Nous avons des grands diplômes, mais les grandes ambitions ce n’est plus permis
maintenant… c’est plus facile d’avoir un diplôme qu’un permis de travail (Fali, master en
marketing, 28 ans, vigile).

Dans cet ordre de perceptions, il nous faut souligner une réalité qui s’offre à l’analyse :
le plus grand tourment de l’immigré en Europe, c’est la procédure d’accès au statut de
demandeur d’emploi. Quand il est en manque de ce statut, quand il n’a rien d’objectivement
compensatoire à ce manque, ni dans l’immédiat ni dans l’espérance pour s’en faire une raison
de vivre, il s’abandonne subrepticement à la merci de tous les possibles, et la plus "vile" des
besognes, la plus compromettante, finit ainsi par l’appâter. Brada, une jeune serveuse bénino-
togolaise, vingt-sept ans, confie à ce propos :

Sans papier…, sans emploi…, c’est trop dur quand c’est comme ça. Si on n’a pas le
cœur dur, on va tout temps dire oui pour n’importe quoi, on va faire le trottoir pour un
mec qui t’exploite, qui te traite comme un objet, comme il veut …, parce qu’il sait que
t’as pas le papier, et tu peux rien …

- Vous étiez sans papier et sans travail.


- Oui…, avant oui…, pendant cinq ans…, j’avais pas de papier…
- Mais vous receviez des aides auprès des associations.
- Oui…, de temps en temps on recevait les nourritures, les gels douche, les
shampoings, brosses à dent…, les pâtes, les habits …, mais moi j’aime pas
les aides.
- Vous n’aimez pas les aides pourquoi ?
- On peut pas vivre bien avec les aides, et puis quand on prend les aides on n’est
pas bien respecté…
- Mais vous étiez sans papiers et la loi interdit aux sans-papiers de travailler.
- La loi est trop bête…, comment on peut vivre, manger, sans travailler ? Moi
j’avais pas le papier mais je travaillais…, on peut pas vivre sans travailler,
quelqu’un qui mange, qui s’habille il doit travailler.

Le souci qu’ont certains immigrés de préserver leur "dignité" en travaillant à tout prix et
à tout risque va conduire certains des plus instruits de notre étude à se faire une conviction

345
très optimiste de leur avenir. De leur avis, une détermination sans faille s’empare des migrants
qui sont passés par des aides ; ce qui, nous dit-on, les incite en général à tout faire pour ne
plus retomber dans l’assistanat. Même s’il y a là une grande crise qui sévit, qu’on subit
aujourd’hui, et qui assombrit les espaces d’embauche, rien n’empêche que, demain, le soleil
luise : « la vie est dure avec ou sans aides sociales », finissent par se dire certains étudiants.
L’espoir, ainsi, ne leur manque pas car l’establishment capitaliste, même en étant en train de
s’effondrer, n’en est pas pour autant un sujet de désespoir à leurs yeux … « le capitalisme
retombera sur ses pattes car il a une capacité à rebondir sans pareille… » (propos d’un
doctorant en philosophie). Occuper un poste, si modeste soit-il, permet alors aux familles de
maintenir leur "dignité" au-dessus de la condition redoutée, celle de l’assisté social. Ce souci
de fierté à vivre de son travail occupe, nous semble-t-il, un grand espace dans la conscience
morale de nos enquêtés. Aussi rien, apparemment, ne permet-il de voir, dans la crise
économique et financière actuelle, des motifs qui leur interdisent de désirer une vie
"meilleure" ou détachée de l’assistance sociale.

Mais les instants, en se succédant, semblent engager quelques-uns de nos participants à


restreindre leurs vœux de réussite. Ils estiment à cet effet que plus ils apportent efforts et
attention à leurs ambitions scolaires ou professionnelles, plus ils sentent le présent et l’avenir
leur échapper. Ce sentiment d’efforts désespérés semble les induire à se résoudre
subconsciemment à ne plus agir du tout, tout en croyant agir. Croyant s’être battus au
maximum sans réussir à provoquer le moindre résultat encourageant, ils se réfugient dans une
sorte de redéfinition péjorative de leur milieu d’accueil et de tout ce qu’il promet d’aide ou de
promotion sociale. Ainsi en est-il des gens bien cultivés (ou diplômés) qui, dans le sens même
de ce que nous venons d’expliquer, partent de leur situation de chômeurs pour exprimer leur
point de vue à propos du revenu minimum d’insertion, revenu auquel ils attribuent
moqueusement une vertu d’anesthésie d’estomac. Pourtant la plupart sont à tirelire vide et
sans emploi, ayant parfois à peine une étincelle d’espoir quant à leur rêve d’une « vie à la
française ». Mais avant qu’ils en viennent à réaliser eux-mêmes l’ambiguïté de leur rapport
aux aides sociales, ils ne manquent pas d’y amasser des objections ou récriminations.

[…] c’est par le travail que je peux avoir une vie à la française […] Déjà c’est pas
valorisant du tout d’être RMIste. Personne ne peut te dire félicitation pour ton revenu
d’insertion. Le RMI n’est pas l’équivalent du salaire d’un bachelier cinq étoiles
[titulaire d’un bac + 5]. […] (Cika, diplômée [master] en commerce).

346
Il n’est peut-être pas vain de se demander ce que l’on entend par « une vie à la
française ». Cika (l’interviewée) nous en propose volontiers une définition : « La vie à la
française …, le Français bien payé a une vie d’équilibre…, il a ce qu’il faut … , du confort
dans sa maison …, il a une voiture qui bouffe pas trop d’essence …, des vacances au soleil
pour se noircir [bronzer] un peu la peau. » Cette opinion est, nous semble-t-il, celle du point
de convergence des immigrants diplômés mais toujours en instance de recherche d’emploi, ou
qui sont sous l’emprise d’un besoin économique pressant : sortir de la précarité et être surtout
en mesure (solidarité familiale oblige) d’envoyer des aides aux parents restés en Afrique.
L’angoisse de recherche d’un emploi qui se raréfie provoque pourtant chez eux la réaction
d’un manque. On les sent, comme d’ailleurs chez tous ceux qui sont en situation identique, en
souffrance d’un besoin de confort. Ils font des petits boulots dans la mesure du faisable et
aspirent à un mieux-être dont ils n’entrevoient la possibilité qu’à travers un travail bien
payant. Mais ce qui est paradoxal dans leurs opinions que nous soumettons ici à l’analyse,
c’est la façon même dont ils perçoivent l’aide sociale.

Pour certains en effet, le revenu minimum d’insertion alloué aux chômeurs ne représente
rien par rapport aux aspirations salariales d’un « bachelier cinq étoiles ». Des diplômés
longuement meurtris par le chômage pensent ainsi que le tout n’est pas d’avoir des aides, mais
une vie à la française. Le "Che" Ernesto Guevara (1928-1967) et bien d’autres
révolutionnaires de la justice sociale conçoivent pourtant qu’il est légitime que la société
prenne en charge le sort injuste ou non mérité des "laissés pour compte", et ce d’autant qu’ils
sont tous bien persuadés qu’à moins d’avoir une boule de pétanque à la place du cœur, l’on ne
peut se permettre de fermer les yeux sur les souffrances qu’occasionnent les injustices ou les
inégalités sociales. Ainsi donc se peut-il que ce ne soit pas en soi le principe de l’aide que nos
enquêtés remettent en cause mais l’engrenage dans lequel il maintient certains chômeurs,
diplômés ou non-diplômés.

L’aide sociale est une bonne chose. C’est des gens bien-pensants qui l’ont instituée…
ça y a rien à dire… la solidarité existe partout, il le faut…, je ne suis pas contre les
aides sociales mais il y a des paresseux qui veulent vivre que d’aides sociales…, ils
ne cherchent jamais à travailler… la sécu les aide à s’en sortir mais eux-mêmes ne
veulent pas s’en sortir. Si on leur coupe les aides, ils iront chercher du travail (Cika,
master en commerce).

347
En effet, c’est à la paresse, qu’ils perçoivent comme conséquence des aides sociales,
que s’en prennent un certain nombre de nos enquêtés. Selon eux, l’aide sociale sape la
propension naturelle humaine à aimer le travail. Le chômeur qui prendrait goût au RMI
s’enliserait dans la fainéantise. De l’assisté social il tendra à devenir un raté social. C’est un
peu, en résumé, par où les malentendus s’opèrent contre le revenu d’insertion. Beaucoup en
effet ont une opinion assez grandiose de leur mérite intellectuel qu’ils semblent, à juste titre,
assez convaincus d’avoir mieux à espérer de leurs diplômes qu’un revenu de la Caisse
d’Allocation Familiale. La valeur impondérable des savoirs qu’ils estiment avoir acquis au
prix de longues années d’apprentissage ou de formation, n’autorise à leurs yeux que l’on se
plaise dans l’assistanat. Ils ne sont pas moins nombreux à affirmer que l’honneur ou la
réussite de l’étranger ne peut guère provenir de l’aide sociale, de l’inactivité ou de l’oisiveté,
et ils ne semblent pas loin non plus de penser que le chômage et l’assistanat enfoncent le
devenir de l’immigrant dans un "cul-de-sac de liberté" qui rétrécit davantage l’espoir lié à ce
devenir. Vivre de l’assistanat est donc perçu comme un échec susceptible de "rouiller" la
dignité humaine pour la consumer inexorablement : il mène servilement, nous dit-on, au
renoncement des conforts moral et matériel qu’un travail libérateur donne le droit d’espérer,
sans affolement. L’argumentation, qui est celle des diplômés au chômage, est en apparence
pertinente mais elle recèle, nous semble-t-il, une conception greffée à un inflexible
malentendu sur la possibilité qui est donnée aux "sans emploi" d’obtenir un minimum garanti
par la "Sécu" ou la CAF.

Mais l’on peut bien se demander quel type de rapport à la réussite ou à l’échec le
malentendu sur l’aide sociale qui nous occupe ici entretient-il avec l’école ou l’attribution
causale de l’échec scolaire ? Ce rapport est, nous semble-t-il, d’ordre socialement dialectique
ou dialectiquement social. Les opinions de nos enquêtés en fournissent elles-mêmes des
indications qui suffisent par là même à éclairer l’interrogation posée.

Étudier, ça commence avec bac. Tu finis bac, tu fais l’essence [licence] …, si tu veux
faire grosse tête tu peux faire deux maîtrises avec stages…, après tu peux faire un grand
livre [thèse de doctorat]… mais après ça, si t’as pas la chance, tu vas bander visage
pour faire dossier CAF […]. Mais quand tu commences à prendre RMI de CAF, tout le
monde te prend comme un "tchokopi" [va-nu-pieds] … les enfants à Le Pen vont
t’insulter : « ANPE, c’est "Africains Nourris Par l’État" » … c’est un problème …
Dans ce pays, achassins [assassins] et voleurs sont respectés alors que diplômés qui
touchent RMI, eux c’est la honte (Daniel, ouvrier retraité, père de famille dont le fils aîné (34

348
ans, docteur en gestion et ingénieur en Informatique) est chef d’entreprise et la benjamine (29 ans,
D.E.S.S. en communication et licenciée en droit) s’est faite embaucher comme secrétaire dans
l’entreprise de son frère, après plus de trente-six mois de chômage).

Les familles de chômeurs nantis d’un diplôme valorisant ont donc ainsi un rapport assez
paradoxal à l’aide sociale, car elles y voient une preuve d’échec de leur immigration, et
notamment de leurs efforts d’apprentissage, de leur scolarité ou de leur volonté d’insertion
professionnelle ou d’accès à une vie « à la française ».

Il nous faut maintenant, après avoir constaté et analysé le positionnement conflictuel des
immigrants à l’égard de l’allocation familiale ou le RMI [aujourd’hui RSA], voir si nous
avons à faire autant des malentendus concernant la relation entre les assistants sociaux et les
mères de famille.

5.1.4. Mémoire d’une angoisse maternelle : une peine de responsabilité


parentale
Il n’est pas rare, constatons-nous, qu’une certaine responsabilité parentale s’additionne à
quelques erreurs d’interprétation de faits et actes relevant de la collaboration des familles avec
les psychologues et les travailleurs sociaux. C’est le cas, par exemple, lorsque la
responsabilité ou l’occupation familiale semble dépasser la disponibilité des parents, couvant
durablement une angoisse étouffante par le stress journalier qu’elle leur impose. L’on ne peut
toutefois s’empresser de déclarer faible leur sens de responsabilité, même s’il paraît évident
que leurs stress et malentendus accumulés dans leur perception amènent les moins avertis
d’entre eux à s’effrayer de leurs devoirs envers leurs enfants et leur pays d’accueil. Notons au
contraire que bien des parents, par la conscience assez aiguë qu’ils se font de leur
responsabilité familiale (par rapport aux prescriptions françaises), vivent constamment dans
l’inquiétude ou la peur de se compromettre : il s’agit d’une sorte de psychose qui ne dit pas
son nom mais dont les effets sont quelquefois troublants. Nous pouvons déjà constater un cas,
celui d’une mère, Ida, d’origine ivoirienne, qui semble en relation directe avec le phénomène
dont nous nous occupons d’étudier la teneur. À l’enquêtée elle-même de nous exposer son
mémoire d’angoisse, quitte à nous à l’interpréter ensuite :

[…] J’avais peur que les enfants décrochent le téléphone […] parce que si elles
décrochent et on leur demande : – Maman est là ? – Non. – Il y a personne avec
vous…, vous êtes seules ? – oui. En quelques minutes on viendra me confisquer mes

349
enfants. Si tu me voyais dans le bus…, j’avais le cœur qui battait la chamade, mon
cœur me fendait la poitrine…, je transpirais.

Origine de l’angoisse : la mère de famille se rend en effet dans un centre hospitalier


pour une consultation. Pensant qu’elle serait sitôt de retour, elle laisse seules, chez elle, ses
trois enfants mineures, l’aînée ayant environ quatorze ans. Elle apprête néanmoins leur repas
de midi et le range au frigo. Mais la journée ne se passe pas pour elle comme prévue car
l’attente chez son médecin s’avère, ce jour-là, plus longue que d’habitude, pour cause d’assez
de monde ; ce qui fausse ses prévisions horaires. C’est alors que sur le chemin de retour, elle
s’impatiente, s’affole et s’imagine tous les scénarios possibles : elle s’accuse d’avoir commis
l’erreur grave de laisser seules des mineures à la maison …, et elle se demande ce qui
adviendrait si le téléphone sonnait à son domicile. Elle se persuade alors, au compte des
éventualités, que les enfants vont immanquablement décrocher le combiné, qu’aussitôt les
assistantes sociales seront mises au courant de son imprudence coupable et accourront de
suite pour lui "enlever" ses filles.

Cette peur paraît de raison car le geste est en effet risqué, punissable par la loi. Mais
aucun chercheur n’a vraiment pour rôle de juger ses « participants », notre mission d’enquête
ou d’étude se limitant plutôt à l’éclairage d’un phénomène qui interroge. Et, en fait, ce que
nous venons de montrer, et qu’il y a lieu ici d’approfondir, c’est bien l’angoisse liée à une
responsabilité maternelle ou la peur qu’inspirent les assistantes sociales, ainsi que l’incidence
que cette peur paradoxale peut avoir sur la gestion des conduites de l’enfant et notamment sur
celle des attitudes de l’adulte lui-même. Il y a donc chez certaines familles, comme nous le
montrons tantôt, des peurs (à l’égard des assistantes sociales) qui les déstabilisent ou
compromettent la quiétude de leur vie de parents. Les interviews en font d’ailleurs état avec
une récurrence accablante a fortiori.

Il faut [quand les enfants ont des problèmes] les conseiller, il faut demander l’aide
des parents amis, des oncles ou des tantes … si c’est compliqué, il faut consulter un
psychologue privé, mais faut pas que les assistantes sociales s’en mêlent. Quand elles
mettent leurs yeux et leurs oreilles dans les affaires de ta famille, tu n’as plus jamais
la paix […]. Avec les assistantes sociales, on sait jamais ce qu’elles préparent avec
les psychologues (Ida, mère de famille, licenciée en espagnol, d’origine ivoirienne).

Il se trouve, en apparence, que les assistantes sociales et les psychologues publics (ceux
des établissements scolaires ou universitaires en l’occurrence) n’ont pas toujours créance

350
auprès des parents. Pire, il arrive que les parents les perçoivent, à tort ou a raison, comme des
trouble-fête à tenir à distance, loin de leurs « secrets familiaux ». C’est, en effet, ce rapport
conflictuel qui retient l’attention. En fait, ce n’est pas, nous semble-t-il, que les familles aient
besoin d’être sensibilisées sur la valeur des motifs qui commandent aux fonctions des
assistantes sociales ou qu’elles aient besoin d’en être persuadées en pleine certitude. Il semble
plutôt qu’elles ont bel et bien connaissance du principe, ne fût-ce que par le fait que
l’assistance sociale est une pratique bien connue de leur tradition. En effet, les familles dont il
est question dans notre enquête ont déjà intériorisé leur système traditionnel africain
d’assistance sociale et s’y plaisent (aides et conseils de familles notamment), et il se trouve
que ce système n’est pas, dans sa finalité, totalement opposé aux pratiques françaises
d’intervention de l’État dans les crises familiales. En fait, dans les faits, c’est la peur de se
retrouver victime d’une société occidentale où les paroles d’enfants (auprès des autorités
éducatives ou judiciaires) semblent conduire facilement à des mesures carcérales, qui draine
des conflits mettant en cause les assistantes sociales, les psychologues et les familles.

Des familles non moins instruites semblent en effet persuadées que les assistantes
sociales et les psychologues publics seraient parfois pires que les conflits individuels,
scolaires, sociaux ou familiaux qu’ils prétendent résorber. Ces conflits sont ainsi d’autant
coriaces que, pour les mères en l’occurrence, les problèmes familiaux sont perçus comme
devant se régler dans le secret familial, loin des "regards inquisiteurs". De fait, la coutume
veut, en Afrique noire, que les enfants (en cas de litige avec leurs supérieurs, tuteurs, parents
adoptifs ou biologiques) s’en plaignent non pas « dehors » mais dans leur cercle familial
restreint ou élargi, comme en témoigne l’exposé de Sissi (coiffeuse d’origine togolaise) dont
la fille discute à souhait avec ses grands-parents, ses oncles et tutti quanti restés au pays, avec
l’intention que ces derniers, au besoin, plaident en sa faveur auprès de sa mère.

C’est comme ça un jour je lui ai dit [Sissi à sa fille] de faire la cuisine. Quand je lui
ai dit comme ça, elle est fâchée, elle m’a fait la grève, elle ne voulait plus manger…
donc ça m’a fait la peur. Après aussi elle a téléphoné à sa mémé et aussi à ses oncles
au pays que moi je fais le cœur méchant avec elle en France.

Les enfants sont en général en relation avec les autres membres proches et lointains de
leur famille et il semble de notoriété que ceux-ci interviennent en cas de conflits familiaux.
L’impressionnant c’est que la distance, quelle qu’elle soit, n’entrave pas les liens familiaux si
forts entre les parents expatriés et le reste de leur famille demeurant en Afrique. Une lettre ou

351
un coup de fil à un oncle, à une tante ou, a fortiori, à un grand-parent, suffit parfois à décupler
l’effort d’apprentissage chez l’enfant ou à mettre un tant soit peu de l’ordre là où la relation
parents-fils est en épreuve.

Mon seul fils [20 ans] il faisait le "djaklayo" [rebelle], il sort la nuit sans ma parole
[sans autorisation], et puis il n’apprendait pas [il n’apprenait pas]. Quand je le criais il
faisait le têtu contre moi… […] Un jour je voulais frapper sa tête avec ma main mais il
m’a poussée et je suis tombée sur mon dos …, je pouvais plus aller au travail pendant
deux jours. Donc comme un jour mon père [ancien officier de gendarmerie] il a
téléphoné de loin pour demander ma vie [mes nouvelles], j’ai expliqué tout mon
problème de mon fils. Donc mon père a dit : « Il est où ? Je vais lui parler vite un mot
dans l’oreille ». Donc mon père a critiqué mon fils avec les conseils, mais mon père il
m’a critiquée aussi, il m’a dit que je dois plus frapper jamais l’enfant qui dépasse ma
force […]. Je suis dans la joie parce que mon enfant il est gentil maintenant […] c’est
pour à cause de tous les conseils de mon papa [que] mon fils avait gagné le bac de
l’année passée (Akwaaba, niveau CM1, femme de ménage, 38 ans).

Cette promptitude avec laquelle les enfants ou leurs parents appellent les membres de
leur famille à la rescousse, dans une situation conflictuelle notamment, ne leur permet pas le
loisir de placer les travailleurs sociaux et les psychologues publics à un haut degré d’estime
par rapport à leur action sociale d’apaisement des tensions familiales. Pourquoi, semblent se
demander les familles, aller chercher chez des « inconnu(e)s » l’aide ou le conseil qu’on a
gratuitement et discrètement à portée d’oreilles, dans sa propre famille ?

Peut-être nous est-il permis de partir de ces malentendus sur les rapports sociaux ainsi
élucidés pour supposer que le « duel » enfants-parents ait, à y regarder de près, des
correspondances et nuances repérables entre maîtres et élèves, ou étudiants et professeurs. S’il
en était ainsi, l’on serait alors justifié à risquer une analyse des conflits qui sont censés avoir
cours entre l’école et la famille, et qui peuvent alors présenter une certaine affinité avec
l’attribution causale de l’échec ou de la réussite scolaire.

5.2. De la relation École/familles


La famille en tant qu’épiphanie de la relation socioéducative, c’est-à-dire en tant que
manifestation incontournable et tangible de la vie sociale (vie socio-familiale organisée autour
d’un plexus formel ou informel de savoirs et de conduites), est essentiellement une relation
dans laquelle se jouent, entre parents, enfants et l’école, des sentiments opposés ou variés,

352
ceux de l’amour ou de la haine, de la joie ou de l’amertume, de la soumission ou de la révolte,
etc. Mais les malentendus relatifs aux échanges dans les familles paraissent d’une telle
curiosité que la relation parents-enfants s’impose souvent, non pas qu’autour de l’éducation
familiale mais aussi autour de l’école et des résultats scolaires. 61,90% de notre échantillon
d’apprenants affirment que leurs parents contrôlent souvent leurs résultats scolaires (voir
Tableau 34 suivant).

Mais au-delà même de ce pourcentage de contrôle parental de résultats scolaires, c’est


toute l’ampleur des chiffres contenus dans le tableau ci-contre qui illustre en effet toute
l’importance des enjeux relatifs à la relation École/Familles : cela semble faciliter d’ailleurs
l’accès à différentes pistes d’analyses susceptibles d’éclairer la philosophie selon laquelle
l’école ne peut recouvrir un sens humaniste que si elle assure non seulement la formation
intellectuelle des masses, mais aussi l’apaisement des relations interpersonnelles et sociales.

Tableau 34 (QA24) : Comment se comportent en général vos parents avec vous ?


TOTAUX
Toujours Souvent Parfois Jamais
N° Propositions effectif % effectif % effectif % effectif %
1 Ils s’intéressent à vos 59 25,54% 96 41,56% 67 29,00% 9 3,90%
difficultés scolaires
2 Ils s’informent de vos besoins 48 20,78% 85 36,80% 88 38,10% 10 4,33%
scolaires ou soucis
personnels
3 Ils vous accordent des temps 27 11,69% 160 69,26% 41 17,75% 3 1,30%
de discussions
4 Ils vous donnent des conseils 63 27,27% 67 29,00% 57 24,68% 44 19,05%
5 Ils vous interrogent sur vos 29 12,55% 56 24,24% 99 42,86% 47 20,35%
ambitions pour demain
6 Ils se laissent aborder 76 32,90% 103 44,59% 48 20,78% 4 1,73%
aimablement
7 Ils vous punissent en cas de 37 16,02% 42 18,18% 97 41,99% 55 23,81%
fautes ou de manquements
8 Ils vous laissent agir 75 32,47% 116 50,22% 33 14,29% 7 3,03%
librement
9 Ils contrôlent vos résultats 24 10,39% 143 61,90% 55 23,81% 9 3,90%
scolaires
10 Ils encouragent vos bonnes 45 19,48% 70 30,30% 114 49,35% 2 0,87%
actions
11 Ils vous aident à faire vos 2 0,87% 50 21,65% 62 26,84% 117 50,65%
devoirs scolaires
12 Ils vous imposent leurs idées 0 0,00% 44 19,05% 55 23,81% 132 57,14%

353
5.2.1. Du rapport apprenants/enseignants
À l’écoute des apprenants impliqués dans notre étude, il se dessine un trait
caractéristique de conflits entre eux et leurs enseignants, un peu semblable à l’image de deux
camps d’intrus s’observant sous des airs de défiance, ou dans une sorte d’assombrissement de
l’image de soi et de l’environnement social. Toute une perception négative ou du moins
conflictuelle de l’autre, sur fond de malentendus, semble alors se construire entre l’enseignant
et l’apprenant. C’est monnaie courante en effet que des élèves ou étudiants trouvent à redire
sur la relation qui les lie à leurs supérieurs, en l’occurrence à leurs enseignants ; mais
l’inverse ne l’est pas moins évidemment. Élèves et enseignants sont en fait dans une relation
de conflits où ils semblent malmenés. Rojzman note dans une telle « chaîne partenariale »,
une sorte de sensibilité à fleur de peau qui fait que les établissements scolaires n’ont de cesse
de gérer des « situations [qui] dérapent très vite et impliquent encore plus de souffrance pour
le ou les élèves et les enseignants » (Rojzman (2000), in Préface à l’ouvrage "Les Jeunes en
rupture scolaire", 2000, p. 14).

La relation partenariale au niveau de l’éducation scolaire est donc au creux des incidents
et induit, du fait qu’elle a des impacts sur le quotidien, un constat selon lequel les
apprentissages sont en quelque sorte « parasités par des conditions dans lesquelles ils
s’élaborent et se développent » (Guigue, 2000, p. 67). Guigue ne manque pas de souligner
dans cette relation scolaire ou enseignante, des situations sociales, individuelles et familiales
qui contribuent au phénomène de l’abandon scolaire : milieux sociaux défavorisés, l’élève lui-
même et son environnement familial. Ainsi, le processus par lequel l’abandon scolaire
s’effectue n’est pas accidentel mais notoirement fondé sur les retards et l’absentéisme
répétitif. Ces deux indices rendent intelligible comment l’apprenant en arrive à la
déscolarisation, en gros à l’échec. Il est donc en somme des raisons de décrocher de l’école, et
ces raisons mettent en jeu « la transformation fondamentale des grandes étapes de la vie […]
et … des mutations sociales », ainsi que les conceptions des âges de la vie (Guigue, 2000,
idem).

L’élucidation par l’analyse ainsi opérée s’attache, comme on s’en aperçoit, à la question
du décrochage scolaire. Elle n’est donc visiblement pas séparée de notre champ d’étude,
puisqu’elle contribue ici et probablement ailleurs à étendre notre compréhension de ce qui,
selon Guigue (2000), « se joue dans le face à face enseignant/élève », voire dans la relation
famille/école.

354
5.2.2. Partenariat socioscolaire d’amertume et de rancœur … ?
Les parents sont évidemment portés à faire une ample provision de perceptions qui
indexent l’angoisse comme un phénomène devenu courant dans le monde scolaire. En effet,
notre excursion parmi les familles d’origine africaine nous a permis de recenser des points de
constats qui laissent voir dans la relation socioscolaire une souffrance que les parents
attribuent à une pénurie de bons enseignants. Les bons enseignants étant perçus par les
familles comme ce que l’on a aujourd’hui de bien rare dans la société, une telle pénurie
ouvrirait la porte non seulement à la souffrance des apprenants, mais aussi à celle des
enseignants eux-mêmes.

Il y a des éducateurs [enseignants] qui ont le cœur très mauvais (déclare Sissi, niveau
Cinquième, mère de famille), mais il y a aussi des éducateurs qui font les bonnes choses
pour les enfants, ils veulent les aider vraiment. Mais les éducateurs bons comme ça
ils ne sont plus beaucoup, c’est pourquoi les enfants ils souffrent beaucoup. […]
Parce que aussi les profs ils ont les problèmes pour eux-mêmes. Ils ont les problèmes
pour eux-mêmes, donc ils ne peuvent pas faire la patience avec les enfants qui ont les
problèmes. Comme tout le monde a les problèmes, il y a pas quelqu’un qui veut régler
les problèmes de l’autre, c’est comme ça les enfants ils souffrent à l’école … et les
profs aussi.

C’est une considération répandue chez les familles que non seulement on trouve de très
mauvais enseignants dans les établissements scolaires, mais aussi l’idée selon laquelle les
enseignants auraient quantité de problèmes personnels à résoudre. Situation préoccupante qui,
se disent les familles, réduit la volonté des enseignants d’approcher véritablement les soucis
de leurs élèves. Ayant eux-mêmes des "poutres" dans l’œil, ils ont ainsi la préoccupation
douloureuse d’y remédier, et c’est à ce titre qu’ils relèguent les problèmes de leurs élèves au
second plan. Les familles attendent alors que les éducateurs aient assez d’ouverture d’esprit et
de patience et qu’ils soient de même assez fermes mais modérément intransigeants sur
l’essentiel, afin d’éclore un espace de concorde ou d’entraide entre eux et leurs élèves. L’on
voit dès lors une source de conflits autour de la relation éducative, conflits du reste liés à
l’idée stipulant que les enfants ne sont pas tous enclins à aimer l’instruction scolaire, « parce
qu’ils souffrent des comportements des grandes personnes [adultes ou enseignants] », comme
le stipule Sissi.

355
Nous allons également faire appel à une opinion typiquement estudiantine qui semble en
relation assez exemplaire de la souffrance scolaire que nous abordons. Moré qui est étudiant
en économie, évoque un incident par le truchement duquel il prend à partie l’un de ses
enseignants dont il exècre l’excès de rigueur :

Il [le prof] donnait son cours un matin de froid [hiver] et mon portable a sonné. Ça,
moi-même j’avais pas fait exprès hein, mais lui il s’est mis en colère et il a arrêté
d’enseigner son cours. Lui c’est un prof il ne peut jamais donner son cours sans la
colère. La colère c’est comme sa nourriture. Lui il aime trop la colère. Il a entendu le
son de mon portable et il m’a commandé de sortir. Il a crié fort : « Ou vous sortez ou
c’est moi qui sors » et il a demandé mon nom. Mais moi je lui ai pas donné hein
(Moré, étudiant en 2ième année d’économie, d’origine guinéenne).

L’incident peut paraître anodin, mais l’anodin a parfois vocation à nous instruire à plus
d’un titre. Ici donc l’anodin cesse de l’être puisque Moré, un étudiant (et c’en est pas peu) y
trouve quand même des raisons de se faire des inquiétudes pour ses études. Lui, pauvre petit
étudiant noir, étranger de surcroît, eut le malheur ou la maladresse de mettre un "grand prof
blanc" en colère, la vengeance organisée de ce dernier ne devrait donc pas se faire attendre, se
disait-il, désemparé. D’autant que le prof en question lui semblait d’un autoritarisme redouté
par ses propres pairs. La sanction à venir lui apparaissait donc comme inévitable :

Il [le prof] a dit : « On va voir ça … », nous expose Moré. Mais vraiment il n’était
pas content hein. Je pensais le jour-là que c’était fini pour moi et mes études […]
parce que lui c’est un prof autoritaire…, donc je savais qu’il me fera des problèmes.

Il est des élèves ou des étudiants immigrants qui étudient, comme Moré, dans une sorte
d’inquiétude traumatique qui leur fait dire que les profs seraient partisans d’un complot racial
qui s’acharnerait contre l’ "étudiant nègre" lorsque celui-ci en viendrait à avoir quelques
brouilles avec un membre influent du corps professoral. Il faut remarquer que, eu égard à
l’extrême sensibilité des étudiants noirs migrants, apparemment exposés à de nombreuses
atteintes discriminatoires réelles ou moins réelles, il est obvie qu’une situation anodine fasse
psychologiquement figure de gravité chez eux. En effet, lorsqu’ils constatent ou s’imaginent
être à la merci de la dérive autoritaire d’un "prof-loup", le mécanisme "huilé" de la perception
des apprenants aurait tendance à grossir tout incident relationnel à la loupe. Ici donc Moré
semble faire d’une situation pédagogique à grain de sable ordinaire, une grosse chaîne de
montagnes exceptionnelles et s’en effraie :

356
[…] les profs ils se parlent toujours entre eux hein. Si tu as un litige avec un prof, tu
vas avoir des problèmes avec tous les autres profs […] Donc moi-même là, je me
méfie toujours des profs.

La perception exprimant une telle souffrance intérieure, une telle méfiance à l’égard des
profs semble légion dans notre enquête. Les multiples témoignages des parents, et surtout des
élèves, étudiants ou stagiaires, montrent avec éloquence que le phénomène est en effet
largement ouvert et ne présente pas d’ambiguïté ; il s’agit de l’image d’une relation éducative
en perte de confiance et donc en gestation d’angoisse et de conflits :

Déjà tu rentres dans la salle [amphithéâtre] en évitant le regard du prof, parce que tu
ne sais pas ce qu’il pense de toi […] Surtout les deux premières années, on n’a même
pas envie de les approcher (Massy, diplômée en commerce).

Certains parents estiment, quant à eux, qu’il est impossible que des enfants migrants
puissent ainsi développer des craintes angoissantes à l’égard de leurs supérieurs, sans qu’il y
ait un fondement réel.

Je vais te parler…, pour moi-même ce que j’ai vécu ici [en France] … non, j’aime pas
parler de moi…, je vais dire …, nos enfants ils savent que les grands [autorités] ici là
ils n’aiment pas entendre leurs pensées…, on va te dire que nos enfants ils travaillent
pas bien en classe …, nos enfants et nous on est fatigués d’entendre ça …, parce
qu’on dit jamais rien de bon sur nous dans les livres et les écoles…[…] c’est eux les
profs qui décident le bonheur et le malheur des étrangers à l’école…, les enfants ils
savent que les profs ils veulent pas leur donner les chances… (Hofan, bac professionnel,
chef d’entreprise, d’origine béninoise).

L’idée globale est que l’enseignant non-migrant est soupçonné de regarder les
immigrants avec une discrète jubilation de ne pas être malheureux comme eux, de détenir sur
ses élèves, apprentis ou étudiants un certain pouvoir décisionnel qui, aux yeux de certains
enquêtés, n’est pas toujours sans partialité. Les professeurs sont « accusés » de ne pas
accorder des chances de réussite équitables à leurs étudiants, de privilégier leurs "disciples
bien-aimés" (étudiant(e)s autochtones ou semi-autochtones ["enfants dit(e)s "café-au-lait" ou
"métissé(e)s"]), et donc de se soucier peu de l’évolution de celles ou ceux qui seraient peu
importants ou provenant de contrées lointaines. Il serait vain, nous semble-t-il, de chercher à
infirmer ou à confirmer le bon sens possible ou l’inanité apparente de ce courant d’idées

357
"dérangeantes". Car se plaire à voir – au détriment de ce qui pose problème – la part du
« vrai » ou du « faux » dans l’opinion exprimée sur un phénomène, c’est à peu près faire
usage d’une aiguille dont le chas laisserait passer le dé protecteur mais retiendrait le fil
couseur ; c’est précisément, nous semble-t-il, omettre l’essentiel d’un phénomène pour
s’accrocher à son aspect le plus accessoire. Il semble à cet effet que le « vrai » et le « flou »,
coexistant dans une opinion donnée, suscitent facilement des malentendus ou erreurs
d’interprétation qui, de ce fait, apportent peu de clarté au phénomène concerné par cette
opinion.

Il ressort, des propos de nos enquêtés, que certains éducateurs sont perçus par eux
comme étant peu disposés à pacifier la relation éducative : relation dont les conflits paraissent
ainsi inévitables. De l’avis de certains, ou bien les enseignants n’ont pas assez d’astuces ou de
moyens à pouvoir mener à bien cette tâche éducative délicate aujourd’hui plus que jadis, ou
bien leur irascibilité ou « préoccupations égoïstes » (soucis personnels de distinction ou de
gain) ne leur en laissent pas la possibilité. Les familles sont en fait dans l’optique selon
laquelle seul un enseignant qui a moins d’excitation pour ses propres envies de promotion, ou
moins alourdi de nervosité dans ses pratiques éducatives, aurait la qualité d’un bon
enseignant, et que seul l’éducateur qui privilégie les besoins réels de l’apprenant et y travaille
(cf. la méthode pédagogique de Maria Montessori) contribuerait efficacement à la réussite de
ce dernier. Or, sous un angle d’objectivité, c’est plutôt dans l’effort mutuel de l’enseignant, de
l’élève et de sa famille que l’action éducative devrait rechercher son efficacité et non dans la
seule initiative de l’enseignant. Ce dernier, soumis à ce titre à la « croûte » et au « vinaigre »
du sacerdoce de l’Éducation nationale, est exhorté à ne pas se laisser compromettre par la
coercition de ses propres préoccupations, mais plutôt par l’objectif du développement de
l’enfant, celui-ci étant perçu par les familles et la société entière comme la cause humanitaire
supérieure.

5.2.3. Des problèmes pédagogiques circonstanciels : malentendus autour de la


question de l’adaptation
Les problèmes pédagogiques et relationnels semblent, à la lumière de l’analyse qui vient
d’être faite et de celle qui va maintenant se faire, mettre "une lame dans la plaie" des
personnes sujettes aux conflits qui ont cours dans l’éducation. Quelques étudiants déclarent
ainsi n’avoir jamais connu d’échec dans leur scolarité précédente : de l’école primaire à
l’université en Afrique, ils n’auraient eu aucun souci d’ordre pédagogique. Pour ces derniers,
la structure pédagogique qu’ils expérimentent aujourd’hui auprès de leurs enseignants

358
d’Europe leur semble peu rassurante. Du moins la considèrent-ils comme la cause de l’échec
qu’ils ont dû risquer en première année à la fac en France :

Ça [le système d’enseignement] c’est un aspect sur lequel moi j’étais vraiment
bloquée […] la manière de parler du prof, son accent, sa rapidité de locution […]
Moi je n’avais jamais suivi des cours enseignés par un Blanc…, donc l’accent du
prof, c’était déjà un problème. Avec le temps, on s’habitue mais au début c’est
vraiment difficile (Massy, diplômée en commerce).

Cette tendance est manifeste chez les étudiants à prendre l’accent des enseignants
blancs, leur manière occidentale de s’exprimer, le débit de leurs cours magistraux, pour des
sources d’échec. Dans une série de cours ou de travaux dirigés par exemple, si l’étudiant y
saisit mal l’accent de l’enseignant, s’il y trouve insuffisantes les explications de ce dernier, il
y aura sans doute, au début, des frustrations ou des attitudes inadaptées mais qui cesseraient
progressivement, c’est-à-dire au fur et à mesure que l’étudiant se sentirait en possession de
ses moyens : « Avec le temps, on s’habitue [à l’accent des profs] mais au début c’est vraiment
difficile. » Si, au contraire, l’étudiant « se terre » dans ses frustrations, dans ses
découragements, il se laisserait mener par les appréhensions d’un échec imparable, ou bien
chercherait-il alors des échappatoires à l’angoisse de ses inadaptations qui l’étreint. Dès lors,
pour peu que se produise une friction dans l’organisation de l’institution, une distorsion
pédagogique liée au système éducatif ou à tout autre inconfort circonstanciel qui choque sa
sensibilité d’étudiant en crise d’adaptation, cet incident, par le fait même, va prendre chez lui
une importance grandiose. Cet incident va grouper dans sa perception, dans son jugement, des
arguments fortement péremptoires, et à partir de l’instant où ces arguments atteindront leur
point culminant de conviction, l’effort pour se "contenir" échouera et la révolte, comme un
typhon, se déchaînera, entraînant le déclin de la motivation avec l’échec ou l’abandon scolaire
comme conséquence.

En fait, la perception de l’étudiant en crise d’adaptation se réduit le plus souvent à une


attitude de péjoration à l’égard de la relation pédagogique qui, elle-même, participe à la
difficulté de l’étudiant, et ce dans la mesure où aucune relation éducative n’est efficace en
dehors de son ajustement par rapport à l’état psychologique et aux conditions sociales des
personnes (élèves ou étudiants) qui y sont inscrites. C’est du moins ce qu’on peut retenir de
l’opinion qui suit :

359
Un prof d’ici [de France], il connaît bien ce qu’il connaît, ça on peut pas contester …,
un prof d’ici il connaît son travail, ça possède de grandes connaissances …, ça parle
bien français comme un livre de grammaire mais ça n’a pas toujours de notion pour
les problèmes des immigrés […]. Certains profs quand ils te regardent, ça te rappelle
déjà que tu es immigré (Alfat, étudiant en licence d’économie).

Des étudiants reconnaissent volontiers à leurs professeurs des compétences indiscutables


mais trouvent que ceux-ci ne sont pas au fait des problèmes des immigrés. Ils s’imaginent que
les profs, du fait de leur probable méconnaissance des conditions de vie et de travail des
étudiants étrangers, appliqueraient sur ces derniers des méthodes indues ou inappropriées.
L’état des lieux des « plaintes » de nos enquêtés permet principalement de réaliser à quel
point des malentendus ou des ressentiments se forment dans la perception de l’étudiant
migrant : qu’il soit noir, ou mi-noir mi-blanc. Éliane qui est médecin de double origine
(africaine et européenne) nous en expose ses souvenirs, non sans émotion :

Mon père est un Noir africain, ma mère une Blanche européenne. Après mon bac
obtenu en Afrique, je suis venue m’inscrire à la fac de médecine ici. En Afrique je ne
connaissais pas le racisme, arrivée ici on me l’a bien servi. En première et deuxième
année, on avait des séances d’observation au microscope, c’était des TD [travaux
dirigés]. Tous on levait le doigt pour poser des questions. J’en ai beaucoup souffert,
car j’ai beau lever le doigt, le prof ne me laissait jamais poser des questions. Une fois
c’était trop flagrant. À la fin du cours je me suis mise à pleurer. Je m’en souviens
encore comme si c’était hier.

Éliane, comme nous venons de le voir, est si profondément choquée par cette "méthode
d’exclusion" que son moral en est écorché : à la fin du cours, elle fond littéralement en larmes
d’amertume (nous précise-t-elle). En général, de telles sortes de faits pédagogiquement
troublants ne manquent pas d’avoir des contrecoups sur la conduite et le rendement de
l’apprenant. Mais dans le cas d’Éliane, il en va autrement. Heureusement ! Son impuissance à
comprendre ce rejet dont elle semble avoir été victime chez l’enseignant, n’a pas eu l’échec
ou l’abandon scolaire pour corollaire ; car l’étudiante, malgré le choc de cette expérience de
racisme, a bien prospéré dans ses études et est devenue médecin.

[…] puisque je n’en ai pas fait un drame, j’ai réussi à m’en sortir …, mais ce n’était
pas facile, conclut-elle.

360
En somme, cette consternation, qui est vécue parfois dans la relation éducative par des
étudiants de « couleur », éclate avec une évidence plus manifeste quand on l’étudie à la
lumière de ce que la notation représente dans l’imagerie mentale des apprenants. L’analyse
qui tentera prochainement d’éclairer les malentendus et les conflits autour de l’évaluation par
la notation, devra donc tenir compte du fonctionnement de cette imagerie.

5.2.4. L’évaluation ou la notation : un nid de malentendus et/ou de conflits


Parmi les éléments qui engendrent des conflits dans le partenariat scolaire, le plus
récurrent et le plus troublant dans les attributions causales de l’échec scolaire semble provenir
de la perception de l’évaluation ou de la notation. D’autant que le moment le plus épuisant du
point de vue physiologique et psychologique dans l’expérience scolaire est celui des examens.
Préparer des examens est donc, nous semble-t-il, un des phénomènes les plus difficilement
vécus par les élèves, les étudiants et leurs parents. C’est même, nous semble-t-il, l’une des
situations où s’élaborent tant d’erreurs d’appréciation. La notation est donc un phénomène qui
regorge de malentendus sur les apprentissages et la qualité des acquis cognitifs ou de
compétences. Commentant cet événement, Bruno Mattei, dans son entretien avec Fanny
Capel sur "La raison de la crise" (2009, p. 65) réalisé sous la direction de Finkielkraut,
observe : « Classer conduit nécessairement à exclure. Car le classement se fait dans un cadre
d’hyper compétitivité. […]. Il n’y a, en effet, de gagnants que s’il y a des perdants. L’école se
fait donc machine à exclure lorsqu’elle repose sur la compétition. […] Dans l’émulation, les
enfants n’apprennent plus les uns à côté des autres, les uns contre les autres […], mais ils
apprennent ensemble, avec les autres, par les autres, grâce aux autres. Dans ce dispositif,
chacun est appelé à aller au plus profond de ses potentialités ».

Mattei pose en effet « compétition » et « émulation » comme deux notions


inéquivalentes et il précise : « Dans l’émulation, on se mesure par rapport à soi-même, et non
par rapport aux autres comme l’impose la compétition. » C’est que, pour l’auteur,
l’apprentissage peut se dérouler dans un cadre coopératif sans qu’on ait besoin de procéder
par la notation ou de rester figé à « l’exigence des savoirs ». Autrement dit, par l’exclusion de
l’exclusion (c’est nous qui soulignons), on intègre l’enfant dans un cadre éducatif
d’indifférenciation, avec l’hypothèse selon laquelle il n’existe pas de savoirs que tout
apprenant ne puisse, dans un cadre coopératif, acquérir aussi profondément que possible.

Le système de notation donne lieu finalement, selon Mattei (2009), à « une course folle
à l’exclusion », voire à un système d’appauvrissement de l’apprentissage chez l’apprenant.
Mattei se rapproche ainsi du célèbre théoricien de la relativité restreinte et générale. Einstein

361
en effet, plus voué à Princeton (USA) à la recherche scientifique qu’à la pédagogie, selon ses
propres déclarations, désapprouve pareillement tout système d’évaluation basé sur la notation.
« Il importe enfin, pour la réalisation d’une parfaite éducation, de développer l’esprit critique
dans l’intelligence du jeune homme. Or la surcharge de l’esprit, par le système de notes,
entrave et transforme nécessairement la recherche en superficialité et absence de culture.
L’enseignement devrait être ainsi : celui qui le reçoit le recueille comme un don inestimable
mais jamais comme une contrainte pénible » (Einstein, 1934, réédition 1979, p. 25-26).
Réflexion bouleversante, s’il en est, car le savant physicien insiste : « (…) excès du système de
compétition et de spécialisation […] assassinent l’esprit, interdisent toute vie culturelle et
suppriment même les progrès dans les sciences d’avenir » (Einstein, 1934, idem).

L’évaluation par la notation est donc, d’après Einstein (1934), un processus d’assassinat
intellectuel. Il semble alors évident, à ce compte, que des étudiants éprouvent cette peur de se
faire intellectuellement « zigouiller » par leurs évaluateurs et y trouvent par là des
explications à leurs angoisses qui peuvent conduire aux échecs de leurs apprentissages. Du
moins est-il admis, par des apprenants, que les notations sont en général des occasions de
contestations agitées. Et ce, à telle enseigne que l’administration des écoles, pour en réduire le
tragique, prévoit des dispositifs de gestion de tels conflits. Pourtant « les problèmes de notes,
c’est toujours les problèmes des étudiants », comme l’affirme Léla, étudiante en droit. Les
notes sont donc au centre des préoccupations de la clientèle écolière ou estudiantine, et peu
nombreux sont les étudiants qui croient que les modalités conçues pour gérer d’éventuels
malentendus y relatifs (en l’occurrence les réclamations ou les conseils de professeurs)
puissent apporter remède au caractère subjectif et litigieux de ladite évaluation par notation :

En psycho, pense Ouria (étudiante ayant une licence en psychologie), la réussite c’est
plus de la loterie qu’autre chose, c’est une sélection pas très évidente …, c’est les
plus chanceux qui réussissent.

La suspicion, au sujet de l’objectivité des notes, apparaît en quelque sorte sous forme de
déclarations mitigées.

[…] parfois, constate Léla (étudiante en droit, d’origine congolaise), on voit des notes
qu’on ne comprend pas, on ne sait d’où elles viennent. On se demande si le prof, si
c’est lui qui corrige ou s’il donne la copie à son fils pour corriger. Mais on a aussi
des notes qui sont très bien justifiées, on ne peut rien critiquer dessus parce qu’on
sait qu’on a raté le sujet.

362
Dans un contexte scolaire où la notation n’est pas distincte de la formation, l’évaluation
constitue une forme de contrôle qui ne peut se faire sans manquer de susciter des
controverses. Il se trouve ainsi que les notes ont difficilement, dans la perception des
apprenants, un caractère objectif lorsqu’elles sont mauvaises : elles sont généralement perçues
comme un signe de mauvaise foi de l’enseignant (Beaud, 2003). Nous pourrions même dire
avec Beaud qu’un tel soupçon qui pèse sur l’enseignant n’est pas un phénomène marginal.
Quand les "mauvaises notes" (ainsi que l’attitude rigoriste ou d’intransigeance conformiste
d’un prof) mettent des étudiants en posture d’échec, ceux-ci y voient généralement une
marque de férocité scolaire ou d’incompétence professorale. Leurs motivations, espoirs ou
désirs se muent peu à peu en sentiment d’aigreur pour traduire des agitations intérieures et/ou
extérieures, qui peuvent s’étendre aux parents, même si ces derniers n’ont pas toujours la tête
assez « cultivée » pour comprendre à fond l’enjeu académique des rapports d’échange qui se
créent entre étudiants et professeurs.

J’avais un problème avec un prof, déclare Alfat (étudiant en licence d’économie) … et ça


me plaisait pas. Il faisait comme un lion, on pouvait pas l’approcher. […] je voyais
qu’il ne m’aimait pas. Et puis je discutais ça avec mon père au téléphone, mais lui ne
comprenait rien. Il m’a demandé : « Pourquoi tu veux que ton prof il t’aime ? Tu es
sa femme ?… » Mes parents eux, ils ne comprennent jamais ces choses-là de l’école.
Ils comprennent seulement leur plantation d’ananas. Mais moi je sais que c’est
toujours comme ça. Quand un prof te déteste, quand ta tête ne lui plaît pas, si tu
commets une petite erreur d’accent, il va l’agrandir au scanner jusqu’à en faire un
scandale d’hippopotame, il va te faire la misère …

Que des étudiants soient susceptibles, mélancoliques ou aigris au sujet de la notation, de


l’évaluation ou des tensions qui pèsent sur la relation éducative, ou qu’ils s’en affolent pour se
perdre en récriminations agitées, aboutissant à des concertations parentales parfois
infructueuses comme on vient de le voir, on pourrait dire que les explications d’autodéfense
ne leur manquent pas. Mais remarquons avec Beaud (2003) que les récits les plus troublants
sont ceux où des élèves ou étudiants se sentent victimes d’une injustice qu’ils ne sont guère
aptes à oublier, tant ils restent figés au choc de la désolation, tel le témoignage de Sofiane, un
enquêté de l’auteur :

« Cette prof, elle s’appelait Mme H., elle m’a dégoûté aussi. J’avais toujours des
problèmes en français quand on faisait des « discussions ». Ma première

363
« discussion », j’avais eu 7, après je suis monté à 9,9 – 10. Elle m’avait dit : « C’est
bon, tu vas remonter au deuxième trimestre. » Au deuxième trimestre, on a eu un sujet
où j’avais eu des problèmes, je me suis payé 6, alors elle m’a dit que je foutais rien !
... Vraiment, elle me dit comme ça : « Tu fous rien ! T’es un touriste ! » J’avais rien
dit là, pendant toute l’année, je m’étais tu, j’avais pas parlé, jamais je contredisais la
prof. Bon, et vers la fin de l’année, en avril-mai, elle m’a dit : « Bouali, pour qui tu te
prends ! Elle m’a appelé par mon nom. « Jamais je ne te laisserai passer en première
(…) » » (Extrait d’un récit d’enquête de Stéphane Beaud (in 80% au bac … et après ?, op.
cit., 2003, p. 97).

L’on peut, sans trop fantasmer, supposer que lorsqu’un apprenti, un élève ou un étudiant
en phase de croissance expérientielle ou d’apprentissage se voit ainsi humilié par son
supérieur, au sens anti-psychopédagogique du terme, cette humiliation laisserait des séquelles
traumatiques que la victime traînerait longtemps comme un cauchemar vécu les yeux
consciemment ouverts. La blessure psychoaffective résultant de cette humiliation causerait
probablement un dramatique déséquilibre psychique qui peut produire à son tour des suites
d’attitudes encore plus pernicieuses que l’incident ou le malentendu de départ. Dans ce cas de
Sofiane que nous empruntons à Beaud (2003), il y a apparemment une énorme dévastation
psychologique : le moral de l’élève Bouali ainsi bouleversé s’effondre comme une tour sous
l’effet d’une frappe nucléaire, du fait notamment que l’humiliation dont il paye sa scolarité lui
semble d’un prix exorbitant.

En effet, et du fait que tout apprentissage en appelle à une fierté de soi, il se peut que
Bouali, l’humilié de l’apprentissage, perde une telle fierté, et partant la fierté de s’instruire ou
de vivre. Pour s’être dépensé en efforts stériles, c’est-à-dire pour un échec signé par
l’outrance d’une procédure pédagogiquement absurde, l’on peut malheureusement craindre
que d’éventuelles réactions futures de l’apprenant (suicide, vandalisme, agressions publiques
ou « terroristes » en milieu scolaire par ex.) se fassent, à leur tour, absurdement
compensatoires à l’humiliation injustement subie. L’on sait, en ce sens, à quel point
l’humiliation tarit la sève de la personnalité, celle de l’enthousiasme ou de la motivation chez
l’apprenant. Il nous semble même qu’il n’y a pas d’attentat intellectuel capable d’accumuler
autant de ressentiments ou de rancunes que l’humiliation faite à l’apprenant (« Cette prof, elle
m’a dégoûté aussi », a dit Sofiane Bouali, l’informateur de Stéphane Beaud).

364
Notre analyse, qui nous fait donc voir, dans la notation et les verdicts d’échec, une
source d’humiliation (cf. Bonnéry, 2007 ; Beaud, 2003) ou de conflits dans la relation
éducative, ainsi que des résistances violentes dans les rapports aux savoirs, peut servir à
comprendre l’attitude superstitieuse des élèves ou de leurs parents qui, exaspérés par le
phénomène scolaire de l’ajournement (phénomène qu’ils associent à un mauvais payement),
s’en vont prendre des diables à témoins en leur requérant vengeance.

… il y a tous les jours des querelles de notes dans les écoles, constate un étudiant,
ancien élève d’un collège d’une banlieue parisienne. […]. Les notes ça devient comme
une paye, c’est comme si le prof donnait un bon chèque pour la réussite, un mauvais
chèque pour l’échec. Tous les élèves veulent négocier leur paye [notes], quand ils sont
pas bien payés [notés], ça fait des histoires en familles, les parents ils sont pas
contents. Les élèves …, ils sont prêts à aller « piquer le "So" » [signer un pacte avec
une divinité à titre de représailles, de protection ou d’un vœu quelconque] … (Cyprien,
2ième année de psychologie, 20 ans, d’origine ouest-africaine).

Les notations ou les jugements d’évaluation sont donc au cœur de nombreuses


tractations chez les apprenants et leurs familles. Nos observations nous apprennent que des
haines intestines contre l’enseignant y trouvent d’ordinaire leur pâture, que des élèves
insatisfaits s’en remettent parfois à la "justice des enfers". Ce qui, c’est nous qui soulignons,
peut paraître fort scandaleux pour la rationalité scolaire. C’est que, pour les élèves et les
familles (pas tous bien entendu), les mauvaises notes procèdent du "mauvais cœur" des
enseignants, de leur malveillance ou envie de nuire à l’apprenant et, par ricochet, aux parents
de ce dernier. C’est ainsi que des étudiants en arrivent bien des fois à voir dans l’évaluation de
leurs rendements, une manifestation d’avarice ou de méchanceté gratuite de la part du
professeur :

[…] … ça je savais que ce travail je l’ai bien fait, mais monsieur [le prof] il m’a
balancé 9 sur 20, juste pour me recaler. Il en a décidé comme son cœur lui disait.
Monsieur pense que s’il me donnait 10 il sera interdit bancaire. […] C’est ça
l’avarice ou la méchanceté d’un prof …, oui c’est ça la méchanceté, je crois, ou les
deux (Alfat, étudiant en licence d’économie).

Un neuf sur vingt, il en manque certainement un point pour que le compte soit
minimalement ou moyennement à jour. C’est donc un peu de cette sorte que certains étudiants
se persuadent que leurs échecs ne peuvent provenir que de la pingrerie des correcteurs,

365
lesquels seraient des "Harpagon de la notation" (« Monsieur pense que s’il me donnait 10, il
sera interdit bancaire »). Cependant, si rien a priori n’est encore proposé pour substituer les
examens ou les notations à des formes moins stressantes de validation des apprentissages, les
résultats bons ou moins bons qu’elles produisent à l’école et hors de l’école ne constituent pas
des preuves d’efficacité, aux yeux de nos enquêtés.

[…] La connaissance, c’est pas les notes de l’examen […] C’est à l’école de la Vie
qu’on sait la différence entre tes notes de l’examen et la vraie connaissance que tu
connais … (Lokazo, niveau CAP mécanique d’automobile, 26 ans).

Cela dit, l’attribution causale de l’échec autour de la question conflictuelle des notes
reste encore largement ouverte. Il nous faut peut-être analyser un autre aspect de ce conflit
délicat que d’aucuns qualifient de désastreux.

5.2.5. Face à l’échec scolaire : regard des parents à l’égard de leurs enfants
en échec
Entre les parents et leurs enfants, en ce qui concerne la scolarité, et s’agissant de l’échec
scolaire surtout, l’ambiance familiale n’est pas toujours de gaîté. Les parents comprennent
que l’échec une fois en passant est tolérable ; mais que le phénomène devienne une routine,
voilà qui suscite des mésententes et conflits entre les parents et leurs enfants en difficulté.

Échec une fois, c’est pas…, on peut rien dire, mais échec deux fois, ah non, ah non
…, on fait pas les études pour faire des échecs. Ou tu es bon et tu es bon. Quand tu
n’es pas bon pour les études, quand c’est comme ça, faut pas perdre le temps pour
emmerder le monde (Kouatou, niveau CE1, chauffeur livreur, 56 ans).

Cette réprobation parentale de l’échec fait partie de la tension qui ébranle les familles,
car les parents investissent dans leurs enfants et en attendent à juste titre des résultats
concluants. S’agissant surtout des familles africaines qui envoient leurs enfants en formation
en Occident, les dépenses y afférentes leur semblent d’autant prohibitives que la conversion
du franc africain en dollar, euro ou livre sterling grève leur budget et leur en impose à plus
d’un titre : parcours de combattant pour l’obtention du visa d’études, stress et privation de
repos par-ci, prêts ou endettements par-là, etc. Raison donc que l’échec de leurs enfants les
soumette à des colères rentrées. Car c’est bien là un manque à gagner, un investissement à
fonds perdus.

[…] les enfants qui viennent d’Afrique, ils sont pas tous des bousiers hein…, c’est les
parents qui payent leur école. Quand tu changes le CFA [franc africain] en Euro, tu

366
vois ce que ça donne ? Les parents ils dépensent énormément d’argent pour envoyer
leurs enfants dans les écoles d’Europe. […] Donc si les parents ils dépensent l’argent
de la sueur pour payer tes études, tu es obligé de leur donner de bons résultats
(Kouatou, CE1, camionneur).

C’est en effet l’énormité des investissements matériels et financiers qu’induisent les


études à l’étranger, y compris la déperdition de la fierté familiale en cas d’échec, qui met les
parents en émoi lorsque des résultats non-concluants viennent solder la scolarité de leurs
enfants. Leurs mécontentements sont en effet illustratifs d’un conflit relationnel les opposant
à l’école, mais aussi à leurs enfants et aux enseignants par ricochet. Le cadre social ou
familial et le milieu scolaire ou l’État s’emparent du coup de ce malentendu, l’entretiennent et
le compliquent "savamment". Les parents se sentent alors en manque de ressources,
impuissants à colmater les brèches de leur confiance fissurée et, de ce fait, parviennent
difficilement à dissiper les doutes qui, semble-t-il, portent un coup dur à leur engagement
moral et pécuniaire dans le cursus de leurs enfants.

Notre enquête auprès des « non-diplômés » permet par ailleurs de noter que le "virus
de l’échec scolaire" n’apparaît pas moins comme localisé dans l’enseignant lui-même en tant
qu’être humain, avant d’apparaître dans son action professionnelle. Les parents regardent en
quelque sorte l’enseignant comme une potentielle cause d’échec. L’enseignant serait tellement
"humain" que le point de scission entre ses deux moments actifs (le « mal enseigner » et le
« bien enseigner ») éclate, aux yeux des familles, dans un contraste bouleversant. En effet,
constatons-nous, le fait d’être "parents non-diplômés" n’empêche pas nos participants de voir
l’enseignant comme capable de bonnes et de mauvaises actions, ou comme quelqu’un qui ne
peut enseigner ou former que d’après sa propre réputation (qualités ou défauts
professionnels), c’est-à-dire ce qu’il est ou n’est pas : bon ou mauvais enseignant.

En effet, lorsque les familles s’aperçoivent qu’un certain nombre d’enfants entrent de
façon récurrente en litige avec un formateur, ou que les étudiants découvrent qu’il est rare
d’avoir de "fortes notes" chez tel ou tel professeur, la réputation de ce dernier ternit à leurs
yeux, d’autant que beaucoup d’étudiants s’imaginent que les enseignants les « moins
compétents » seraient les « plus intransigeants ». En effet, les parents (ainsi que leurs enfants),
très vite submergés par de nombreuses appréhensions, en viennent facilement à penser que les
étudiants en formation chez un « enseignant hacheur » s’exposeraient particulièrement à des
risques d’échec, de désapprentissage ou de décrochage. L’oscillation des résultats scolaires de

367
leurs enfants met d’emblée les familles en courroux et leur fait suspecter davantage
l’enseignant "ric-rac" (rigoriste). Mais il est toutefois intéressant de noter que les mêmes
parents qui parfois crient haro sur les enseignants, les suspectant de saborder les
investissements des familles en introduisant de « fausses notes » dans la formation de leurs
enfants, sont les mêmes qui, à l’occasion, s’en prennent à leur propre bas niveau d’instruction
scolaire comme étant une cause contributive aux mauvaises prestations de leurs enfants.

Mais certains parents, par contre, croient aisément que c’est le climat social trop
libertaire (évolution des mœurs de liberté accrue ou commandée par le modernisme) qui,
supposent-ils, en favorisant l’insoumission de la jeunesse à l’autorité des parents, tue la
scolarité juvénile. Cette tendance des parents à mettre les dispositifs éducatifs de leur lieu de
réinstallation en cause dans la scolarité de leurs enfants, va à présent nous amener à l’analyse
d’une autre situation éducative lourdement chargée de ressentiments : la polémique autour des
acquis scolaires africains.

5.2.6. Niveau scolaire africain perçu comme non reconnu par l’école
française
C’est l’aspect « rétrograde » ou de reprise forcée par rapport à une classe scolaire ou
année universitaire déjà validée qui est fréquemment évoqué lorsque les parents accueillent
leurs enfants après une certaine période de séparation, ou lorsque les étudiants immigrent en
France pour continuer leur formation scolaire ou universitaire. Cette situation s’exprime sous
différentes formulations. Chez les parents et les étudiants, elle est en général décrite comme
un manque de respect ou, en quelque sorte, une moquerie faussement intelligente de la part
des autorités scolaires françaises à l’égard de l’école africaine. Le malentendu, si c’en est
vraiment un, ouvre largement ses portes aux conflits.

L’idée fastueuse qui fait dire que les minorités visibles en difficultés scolaires s’en
tireraient par une vision méliorative de l’école française, semble donc ne pas suffire à rassurer
les familles. Beaucoup s’en fâchent au contraire et profèrent des jurons d’énervement. Selon
elles, ce n’est pas tant la carence en perception méliorative de l’école qui pose problème à la
scolarité de leurs enfants mais bien la non-reconnaissance du niveau scolaire africain par
l’école française. Cette dernière, disent-elles, les relègue au rang des « intelligences
inférieures ». Les opinions des familles nous ont fourni, le long de cette étude, des
illustrations récurrentes de l’impact psychologique troublant de ce phénomène que certains
étudiants nomment "l’admission scolaire à reculons".

368
Elle [la fille de l’interviewée] va avoir dix-huit ans dans quelques mois. Elle devait être
en Terminale cette année parce que quand elle est arrivée en France, l’école a conseillé
qu’elle n’a qu’à refaire la quatrième. Mais elle avait dix pour la moyenne sur les
bulletins… c’est ça l’école de la France elle ne fait pas la confiance pour l’école de
l’Afrique. C’est comme ça l’école de la France a fait avec ma fille. Ils [les responsables
de l’école] ont perdu une année pour ma fille. Mais je lui ai dit [l’interviewée à sa fille]
de se calmer parce que ici nous ne sommes pas chez nous… c’est eux ils sont dans leur
pays et ils conseillent les choses pour nous. Si tu n’es pas contente il faut accepter parce
que tu es obligée d’accepter sinon après ils vont être contre toi et puis ils vont toujours
te faire les problèmes pour dire après que c’est nous Africains on n’est pas intelligents.
Donc je lui ai dit qu’elle doit travailler beaucoup pour montrer que c’est eux [les
responsables de l’école] ils sont trompés. Donc à la fin de l’année, elle a fait quatorze
[…] (Sissi, coiffeuse d’origine togolaise, niveau Cinquième).

L’interviewée, comme on vient de l’entendre, est sous le choc de ce que sa fille, malgré
ses dix de moyenne obtenue à l’école en Afrique, soit dans l’obligation en France de
reprendre la Quatrième. Il y a là une notion qu’il faut enregistrer : l’école ou l’intelligence
africaine soupçonnée d’être perçue en Occident comme inférieure : « … Ils [les responsables
de l’école] vont toujours te faire des problèmes pour dire après que c’est nous Africains on
n’est pas intelligents »91, déclare Sissi qui se plaint de l’injustice qu’elle voit ou croit voir
dans le redoublement « imposé » à sa fille. Et sa plainte se traduit en quelque sorte comme
l’effet du pouvoir arbitraire d’un juge non-impartial (l’autorité scolaire) sur des innocents
inculpés et sans défense (l’élève immigrant et sa famille). L’indignation de Sissi qui
caractérise le rapport conflictuel entre les familles et l’école n’est pas sans présenter quelques
affinités avec la réaction de nombreux autres immigrés. Ainsi des familles d’origine africaine,
plus précisément les étudiants, n’apprécient guère le principe tacite d’« admission à rebours »
dont ils se plaignent d’être l’objet en France. Pour ces prétendues victimes, le fait que le

91
La réaction de l’enquêtée rejoint, mutatis mutandis, celle de ses compatriotes immigrés noirs en général
et celle des intellectuels africains en particulier. Le savant historien africain Cheick Anta Diop (1954, p. 54) écrit
en effet : « […] la condition sociale du Nègre dans le monde moderne engendrera toute une littérature
descriptive des prétendus caractères inférieurs du Nègre. L’esprit de plusieurs générations européennes sera
ainsi progressivement faussé. L’opinion occidentale se cristallisera et admettra instinctivement comme une
vérité révélée que Nègre = Humanité inférieure. » Diop mentionne par ailleurs que la théorie de l’humanité
inférieure des Nègres est la thèse du « Français Gobineau, précurseur de la philosophie des Nazis », l’auteur du
« livre célèbre De la classification des races humaines… […] ». Dans certains milieux intellectuels africains, la
conviction est que la thèse de Gobineau constitue encore l’une des entreprises les plus nourricières de la
moquerie raciste dont les Noirs seraient aujourd’hui victimes en Occident, et qui entraverait leur intégration sur
tous les plans.

369
système scolaire d’Afrique francophone soit hérité de la France est un "alibi" assez
concrètement plausible pour dissuader celles et ceux qui sous-estiment l’école africaine.

[…] Tout le monde sait que nous suivons en Afrique francophone une méthode
calquée sur le système français, mais une fois arrivé ici en cours secondaires…
l’enfant qui arrive avec un niveau de deuxième ou quatrième années d’études
secondaires, on le ramène à un niveau bas du fait que bon…, on sous-estime déjà la
qualité des études faites en Afrique […] (Kalari, niveau DEUG, fonctionnaire d’origine
togolaise).

Ce phénomène d’admission rétrograde, abondamment décrié par les familles immigrées,


oblige des étudiants à changer carrément de filière une fois arrivés en France.

[…] Il y a toujours en Europe des préjugés sur les écoles et les universités africaines
[…] Je ne voulais pas du tout reprendre la première année de droit en France après
avoir réussi mes deux années d’études de droit en Afrique …, c’est pourquoi j’ai
abandonné le droit, j’ai changé carrément de filière (Massy, diplômée en commerce et
langues étrangères appliquées).

En effet, les étudiants ne cautionnent pas une telle réintégration scolaire ou universitaire
par le bas. Comme nous venons de le voir, ils esquivent la procédure que d’ailleurs ils
désavouent énergiquement, avec énervement et grogne. Ces étudiants refusent en fait d’enfiler
comme un T-shirt réversible, un cursus scolaire en decrescendo qu’au demeurant ils
assimilent à une méthode propre à faire passer les étudiants migrants pour des « attardés ».
C’est ce jugement, apparemment compréhensible, qui motive nombre d’entre eux à changer
de filière. Leur option est carrément tranchée : il vaut mieux encore entamer une toute
nouvelle formation que de reprendre à la base une filière dans laquelle on s’est déjà fait la
main dans son pays d’origine ou de transition.

Ce que nos enquêtés viennent de mentionner en langage apparemment trivial, n’est en


effet rien moins que la charnière de toute la problématique du conflit intello-racial qui a
longtemps opposé et oppose encore visiblement « ceux d’ici » (les Blancs) et « ceux de là-
bas » (les Noirs). Ces sortes de plaintes purement réactives devant l’enquêteur ne doivent pas
faire oublier qu’il s’agit en fait d’un phénomène qui déroute les familles, quoiqu’elles se
résignent en général à accepter ces verdicts de « l’admission rétrograde » fulminés contre
leurs enfants. Mais si, par ailleurs, les familles ne jugent pas toujours nécessaire de contredire
la décision de l’école quand elle leur impose ce "redoublement dénigrant", c’est parce que

370
justement elles estiment n’avoir pas les ressources ou les moyens de s’y opposer, peut-être par
pauvreté et/ou sentiment de relégation lié justement à leur vécu sociohistorique (le sentiment
d’infériorité relevant de la honte plus ou moins consciente de leur situation de descendants
d’esclaves ou d’anciens colonisés).

Il nous faut, en tout état de cause, décoder le message d’ensemble qui semble se dégager
de ce phénomène d’« admission rétrograde » (alors même que l’apprenant détient des relevés
de notes ou diplômes censés lui donner quitus à monter à un niveau supérieur) : du fait
qu’aucun test conséquent n’est souvent réalisé pour évaluer objectivement le niveau réel de
ces étudiants "condamnés à redoubler", du fait également qu’ils viennent pour la plupart d’un
pays francophone dont le système scolaire n’est pas assez différent de celui qui se pratique en
France, les familles seraient donc en droit de craindre que l’attitude qui consiste à
méconnaître le niveau scolaire africain résulte d’un critérium discriminatoire d’appréciation.
Comment donc comprendre cette situation si aucune explication de source scientifiquement
fiable n’éclaire véritablement le mobile d’un tel redoublement qui, à la limite, apparaît comme
une sanction arbitraire et non fondée ? Cette ambiguïté de traitement explique peut-être
pourquoi certaines familles immigrées sentent le besoin de crier au scandale lorsqu’elles
jugent qu’elles sont "cyniquement abusées" par les autorités scolaires et s’égosillent à se
plaindre comme Sissi : « L’école de France ne fait pas confiance à l’école d’Afrique »,
insinuant par là que leurs enfants seraient victimes d’un déclassement scolaire injuste, ou pris
dans le piège d’un dispositif « médiéval », suranné ou anti-pédagogique.

Les familles auraient donc, somme toute, des motivations légitimes à rendre compte de
ce qu’elles considèrent comme la non reconnaissance en France du niveau scolaire africain ;
mais la généralisation implacable de leur perception, en tant que source de malentendus, ferait
de toute l’école française une immense industrie de mépris à l’égard des immigrés. Ce qui
serait une accusation excessive et gratuite portée aux hommes et femmes qui mettent
courageusement leur temps, leurs compétences ou savoir-faire au service de l’insertion
scolaire et professionnelle des étrangers au sein de la République.

Mais c’est dans les admonestations ou conseils d’ordre moral que les parents mobilisent
en faveur de leurs enfants, que l’on enregistre des tensions relativement plus tenaces autour
notamment de l’insertion scolaire.

371
5.2.7. L’action éducative par le conseil: un modèle moral qui conduit aux
malentendus sur l’action enseignante
L’une des actions par lesquelles les familles et leurs alliés se mobilisent pour le soutien
scolaire de leurs "êtres chers", est celle qui se décline sous forme de conseils. Ces conseils
sont prodigués le plus souvent sur le modèle moral mais laissent apparaître tout autant
quelques troublantes ambiguïtés.

[…] Moi, j’ai fait la cinquième il y a très longtemps…, j’ai déjà tout oublié…, c’est
comme je n’ai jamais fait l’école […] Mais je peux seulement l’aider [sa fille] pour
les conseils. Je peux lui dire qu’il faut travailler, qu’il faut être polie à l’école avec
les gens…, il faut respecter les profs, mais je ne peux pas lui enseigner autre chose
(Sissi, niveau Cinquième, coiffeuse d’origine togolaise).

Il y a là, on s’en rend compte, une impuissance franchement avouée à donner autres
choses que des conseils en matière de soutien scolaire à l’élève. Mais la suite des propos de
l’interviewée va nous permettre de prendre la mesure de l’usage des conseils tels que les
familles les mobilisent à dessein.

[…] je dis à ma fille de ne pas faire les erreurs comme moi…, poursuit Sissi. Je lui dis
qu’elle n’a qu’à faire attention, parce que la vie c’est une seule vie, il y a pas deux
vies dans la vie. Si tu fais une grave erreur aujourd’hui, tu ne peux plus recommencer
la vie jusqu’à la mort, c’est fini pour toi. Tu vas avoir les regrets et aussi les chagrins
jusqu’à la fin de ta vie. Tes camarades de l’enfance vont se moquer de toi plus tard.
Après tu vas demander d’après les anciens camarades…, on va te dire : « Ah celui-ci
il est devenu le docteur ou l’avocat, celui-ci il est devenu le professeur, celui-ci aussi
il est devenu le juge… » … tu vas regretter parce que toi tu n’as pas profité [de]
l’école.

La crainte d’un avenir scolaire ou professionnel incertain a de l’emprise sur les familles.
Les conseils servent alors à exhorter l’enfant à une prise de conscience des enjeux de sa
scolarité, ou du moins à lui donner à comprendre qu’il a intérêt à mettre les bouchées doubles
en vue de ne guère figurer sur la liste de celles ou ceux dont on dit en désespoir de cause :
« Tant pis pour les canards boiteux ! » C’est, sans contredit, cet aspect exhortatif qui
transparaît clairement parfois.

372
[…] j’ai fait la connaissance de deux personnes qui m’ont conseillé de reprendre les
études […] ils ont insisté, et c’est bien j’avance mieux maintenant, j’ai validé la
licence (Ouria, étudiante en psychologie).

La réussite scolaire peut donc devoir quelque chose aux paroles ou conseils d’un ami,
d’une connaissance relationnelle. D’assez utiles encouragements peuvent naturellement en
émaner, énergisant le mental en lui servant d’engrais. C’est dire à quel point les conseils
peuvent jouer un rôle efficace dans les processus d’apprentissage et ne sont pas toujours que
de vaines paroles prononcées en l’air. Des étudiants ou élèves désemparés par une déprime
persistante, peuvent retrouver le calme de l’esprit ou un sentiment de confiance dans les
paroles motivantes d’un ami, d’un conseiller ou d’une tierce personne. C’est même
apparemment ces paroles conseillères qui, nous renseigne-t-on, mettent en confiance certains
étudiants se trouvant à deux doigts de l’abandon scolaire ou du suicide.

Mais il y a davantage à apprendre des conseils, surtout de ceux que les parents donnent à
leurs enfants en instance de formation ou d’apprentissage, et plus particulièrement de ceux
qu’une mère ayant le plein de motivation pour le succès de son enfant est susceptible de
prodiguer. La personne qui nous sert ici de référence est Ammy (jeune mère d’origine
ivoirienne), qui essaie de mettre sa fille en garde contre les inconvénients d’entrer en conflit
avec un formateur. L’intéressée, en effet, ne pense pas agir de travers lorsqu’elle apprend à sa
fille à redouter le pouvoir discrétionnaire d’un professeur ayant de grands savoirs ou jouissant
d’une autorité arbitraire ou sans borne.

On doit pas embêter un prof…, un prof il peut te compliquer les études quand il voit
que tu le respectes pas. Un prof il sait comment échouer un étudiant, il sait aussi
comment il faut avantager un étudiant, c’est pourquoi jamais…, faut jamais avoir
des histoires avec un prof de l’université parce qu’il sait beaucoup de choses que toi
tu sais pas, il peut te compliquer les études et tu peux rien contre lui…, donc à la
maison on discute maintenant tout ça […] (Ammy, niveau bac).

L’attribution causale dont nous essayons ici d’analyser le contenu ne nous intéresse en
fait dans ce travail que comme l’un des canaux de perception qu’emploient les familles et qui
traduit la vision conflictuelle qu’elles ont de la relation professeur-étudiant. Leurs
positionnements pris tout entiers sont en effet révélateurs de malentendus. Des familles sont
sans doute prises en "sandwich" par une armée de phantasmes et d’idées réalistes qui leur
suggèrent que les profs sont dotés d’une ambivalente capacité de promotion ou de corrosion

373
de la réussite de l’étudiant. Avoir des accrochages avec son professeur serait ainsi la "voie
royale" vers l’insuccès programmé, être en de bons termes avec lui étant perçu comme
l’antidote de l’échec.

Il faut maintenant s’arrêter et montrer ce qu’un tel enrôlement de conseils en tant que
dispositif familial de facilitation scolaire ou d’apprentissage recèle de typiquement chargé de
malentendus sur l’action enseignante. C’est en fait l’idée du prestige des enseignants ou plutôt
leur autorité à portée hiérarchique que les familles, par interprétation excessive, redoutent.
Cette autorité, parfois abusive de gré ou plutôt mal exercée, leur semble une potentielle
menace à la réussite de leurs enfants, bien qu’elles semblent reconnaître qu’une telle autorité
est légale et utile pour un contrôle efficace de l’environnement scolaire, ou tout au moins des
apprentissages ou de la relation éducative. Le rôle de l’autorité de l’enseignant, bien reconnu
et accepté par les familles, se retrouve ainsi paradoxalement au centre d’un malentendu qui
leur fait penser que leurs enfants courent le risque de se faire recaler par un prof "dictateur",
"totalitaire", qui n’aurait pas vu son statut de "Mussolini" suffisamment adulé ou respecté.
Nous rencontrons des parents qui, par souci de préserver la scolarité de leurs enfants, servent
à ces derniers des rations de conseils portant littéralement sur l’hypothèse d’une réussite
scolaire qui serait fondée sur l’attitude de soumission inconditionnelle aux « aînés »,
supérieurs ou professeurs. Ces malentendus autour de l’autorité de l’enseignant induisent chez
les familles une perception réfractée, disloquée ou perturbée par des craintes provenant de
leur vertige social obnubilant. Ainsi se comprend une fois de plus que l’idée d’une autorité
enseignante redoutée par les familles, a davantage les chances de s’accentuer chez leurs
enfants qui, contaminés par les angoisses de leurs parents, voient plus facilement en leurs
enseignants des « virus empêcheurs de réussite », des « coupeurs de têtes » ou des « tueurs
d’espoir ». Il y a bien là une ébauche d’attribution causale qui voit dans l’autorité ou les
décisions des enseignants, une sorte d’épée de Damoclès redoutable au demeurant.

Cette situation de désolation à l’égard du pouvoir de l’enseignant ne met pas seulement


en relief la conviction chez les familles d’une autorité professorale susceptible de poser
problème à la relation scolaire ou de créer des situations d’éducation difficiles à vivre ; mais
elle nous montre encore que les familles elles-mêmes y contribuent apparemment par leurs
propres appréhensions, encore que leurs conseils pèsent lourdement sur la perception scolaire
de leurs enfants : les attitudes des enfants, sous le poids des conseils de leurs parents, s’en
trouvent en effet tantôt apaisées tantôt exaspérées, et en particulier leurs doutes à l’égard de la
relation éducative s’épaississent par des erreurs d’interprétation des faits scolaires à caractère

374
polémique ; tandis que le culte de personnalité voué à l’enseignant va parfois chez certains
étudiants jusqu’à la dépersonnalisation de soi, à l’idolâtrie servile. L’on peut supposer que les
familles ou les apprenants allient leur sentiment de dévotion (à l’égard de l’enseignant) à une
tacite pétition de renfort psychologique destiné au soutien social de leur scolarité. Faute donc
d’une compréhension sereine des exigences scolaires, cette pétition de soutien, qui a les
chances de n’être qu’un "vœu pieux", illusoire ou trompeur, conduirait psychologiquement
certaines familles à des « réveils brutaux », suivis aussitôt de révoltes ou de colères
dévoratrices.

Il est enfin aisé de voir, après ces analyses, que si les familles supposent, avec une telle
intensité, des risques d’échec dans les décisions partiales ou moins impartiales des
enseignants, c’est qu’elles ne sont pas toujours prêtes d’y consentir. Les sentiments de révolte
qu’elles expriment souvent en témoignent, et il faut noter que bon nombre d’entre elles
considèrent que les décisions d’orientation scolaire ou de règlement de conflits entre
"supérieurs" et "inférieurs" sont rarement closes en faveur des « enfants de couleur ». Cette
considération qui émane d’une sorte de déphasage de perception, semble en définitive leur
inspirer des revendications auxquelles elles espèrent avoir droit ; sauf que les plus instruites
d’entre elles avisent qu’elles ne peuvent « revendiquer », en tant qu’immigrés, qu’en fonction
de ce qui leur revient socialement de droit, c’est-à-dire de par la place que les autorités ou les
représentants de l’État veulent bien accorder aux « Étrangers ».

Il convient alors, estimons-nous, de risquer, dans la même logique que ce qui précède,
quelques analyses sur les rapports que les élèves ou les apprenants entretiennent entre eux à
l’école.

5.3. De la relation entre les élèves à l’école


Nous allons voir qu’à la suite de ladite situation ou notion de déphasage de perception
que nous venons d’esquisser, il sera aisé d’analyser la nature conflictuelle des malentendus
que véhiculent les attributions causales de l’échec scolaire qui se tissent ou se détissent entre
les élèves dans le cadre institutionnel de leur formation. Cette notion a donc pour le moins un
rôle important à jouer dans l’interprétation des discourtoisies ou propos blessants qui
d’ailleurs, et en raison de leur caractère délibérément provocateur, dégénèrent souvent en
tragédies sanglantes, voire parfois en rixes mortelles dans les écoles et leurs périphéries.

375
5.3.1. Un relationnel scolaire à la solde des provocations
C’est, en effet, entre les élèves à l’école que les relations interpersonnelles entre les
« gosses » ou les « ados » tournent plus facilement au tragique. Il arrive ainsi fréquemment
que les rapports entre eux s’effritent dans une sorte de crise brûlante, d’inimitié diffuse, de
provocations insidieuses, vagues, qui se précisent à la fréquence des insultes qui choquent.

Rosalie est en effet une lycéenne d’apparence pacifique qui trouve que l’élève le plus
calme s’attire plus facilement les moqueries de ses congénères qu’un élève habituellement
violent. Son récit montre à l’évidence qu’entre les élèves à l’école règne une sorte de loi de la
jungle :

Moi j’aime pas les bagarres… mais à l’école c’est comme ça, tu aimes ou tu aimes
pas la bagarre, un jour ça va te dépasser parce que il y a des élèves qui sont
chiants…, t’es obligé de faire quelque chose pour qu’ils arrêtent de t’embêter, parce
que les élèves les plus calmes c’est eux que les autres aiment embêter (Rosalie, classe de
Seconde, d’origine togolo-ghanéenne).

L’on verra que des élèves sont en plein dans la conviction qu’il n’y a point d’issue à la
violence scolaire qu’une contre-violence, et qu’il serait en conséquence peu salutaire de céder
à la panique mais bénéfique au contraire de faire autant de violence qu’on en subit soi-même,
et donc si possible être prêt à faire saigner le nez aux provocateurs.

Par exemple au début de l’année, précise Rosalie, il y avait un garçon, lui il embête
tout le monde, il me dénigrait, il me provoquait, je sortais de la classe il m’a poussée,
je suis tombée …, c’est ce jour-là que je me suis fâchée […], je l’ai tapé, son nez
coulait du sang […]. La prof elle est venue…, elle a dit d’arrêter.

Telle est donc l’ambiance de la jungle qui règne dans les écoles. Ambiance qui montre à
quel point les élèves sont vulnérables aux conflits, à cette poussée contradictoire qu’est le
besoin de faire de la violence pour se protéger de la violence, se préserver de la provocation
comme l’explique Rosalie, sans économie de détails.

[…] Ici, si tu n’es pas violent, on te respecte pas, on te dit que tu es faible…, et on te
dira toujours à l’école que tu es un "Noir …, Mamadou …, Bamboula" […]. J’ai une
copine ivoirienne…, elle s’appelle Bernadette, il y a un élève qui lui a dit :
« Comment tu es noire et on t’appelle Bernadette ? On devait t’appeler
"Mamadette" ». Ma copine lui a demandé : « Pourquoi on doit m’appeler comme

376
ça ? », l’autre lui a répondu : « Parce que t’es noire…, Bernadette n’est pas le
prénom des Noirs, t’es une fille Mamadou, donc t’es Mamadette ». Ma copine elle
s’est tue, après tout le monde l’appelle Mamadette. Mais un jour quand elle s’est
fâchée…, elle a giflé un garçon qui l’appelait Mamadette, ils se sont battus, depuis à
l’école personne ne l’appelle plus Mamadette, maintenant c’est le respect. C’est
dommage qu’on doit être violent pour avoir du respect à l’école.

L’impuissance à s’adapter à ce relationnel tendu qui prévaut dans l’espace scolaire, fait
que les élèves apparemment moins troublants en ressentent une sorte de dégoût ou
d’amertume. Obligés de composer avec une relation interpersonnelle semée de provocations,
ils estiment que l’insuffisance de corrections physiques ou plutôt la prohibition des châtiments
corporels expliquerait les railleries auxquelles leurs camarades se livrent à l’école. Témoins
les propos de Myrta, dix ans, une élève au CM2 :
[…] Certaines personnes sont tellement méchantes, elles se moquent et elles rient du
malheur des autres. Et après on n’a même plus envie de leur parler. […] C’est
complètement débile de traiter [ridiculiser] les gens. Les parents ils doivent bien
éduquer leurs enfants pour qu’ils respectent les gens…
- Que faire donc pour aider les enfants qui ne respectent personne ?
- Moi je pense qu’il faut les taper…, les enfants qui sont pourris gâtés… ils ne
respectent personne…, c’est parce qu’on les tape pas, il faut les taper…
- … les taper ?
- Oui … [Silence]. Moi quand on m’appelait anorexique, je disais rien, je
pleurais. Maintenant c’est bon …, les gens ils savent maintenant que je suis
pas mince anorexique.
- Comment sais-tu qu’ils le savent ?
- Je suis mince mais je suis pas faible … donc maintenant si tu me traites
[d’anorexique], on va s’éduquer dans la cour de l’école.
- S’éduquer, c’est-à-dire ?
- On se dit les vérités entre nous…, si on se comprend pas, on se tape …, après
on se respecte.

De même que de la pourriture l’on parvient à extraire de l’engrais, ainsi les enfants
s’efforcent-ils de se créer entre eux une certaine discipline par le truchement d’une violence
qui les dépasse apparemment, mais qu’ils estiment pourtant devoir combattre par une tactique

377
également violente et ayant pour but de rééduquer les « enfants pourris gâtés … », ceux
auxquels les parents n’osent guère "tirer les oreilles", ou qui se croient permis de se comporter
comme si l’école devrait se répartir en deux camps rivaux : l’un constitué de provocateurs
insolents, l’autre de pleurnicheurs pusillanimes. Il s’agit, en l’espèce, d’une relation scolaire à
rompre les nerfs ou plus proprement d’une coexistence formative de "crève-cœur", de basses
moqueries et qui élargissent le fossé psychologique entre les non-migrants qui croient ne rien
devoir à personne, et les migrants qui croient bien devoir s’intégrer mais se demandent : « On
va s’intégrer à quoi …, à qui ? »

Évidemment, les malentendus et les différends entre les « autochtones », les "sans
papiers" et les "naturalisés" (ou les « ex-colonisés »), par suite d’être socialement complexes,
s’amplifient de jour en jour et se succèdent en chaîne, quasiment sans issue, dans les écoles,
les services et les quartiers « bourgeois » et populaires notamment : phénomènes successifs,
écœurants, récurrents, interminables, effrayants, troublants. À mesure en fait qu’on s’intéresse
à ces différends, qu’on les analyse, on s’en décourage car des inquiétudes d’ordre multiple
prennent possession de la réflexion, de sorte que, dans ces conflits qui opposent des élèves de
cultures différentes, en y constatant une orchestration sociale de considérations racistes, l’on y
observe tout autant des récupérations politiques "à ciel menaçant".

Mais le doctorant que nous sommes, bien conscient des enjeux politiques relatifs à cette
crise relationnelle dans les établissements scolaires, juge qu’il n’est pas prudent pour lui
d’entrer dans des détails crus, épistémiquement instructifs certes !, mais en définitive risqués
pour ses besoins de tranquillité en tant qu’exilé. Qu’il nous suffise néanmoins de constater
(Tableau 36) que 27,71% des apprenants trouvent que l’ordre ou la discipline règne dans leur
école. Ce résultat semble sans doute atténué par la présence des étudiants dans l’échantillon ;
car, toutes proportions gardées, les universités bénéficient d’une relative discipline par rapport
aux collèges et aux lycées. En revanche, les résultats sont plus éloquents lorsqu’on observe les
taux de réponses sur la question de la relation éducative. 44,59% affirment en effet qu’il leur
arrive parfois d’être verbalement ou physiquement agressifs à l’école, et 38,96% pensent qu’il
leur arrive parfois de manquer de respect à leurs parents ou éducateurs. « Parfois » n’est pas
coutume et bien des familles nous assurent qu’il en est ainsi de tous les terriens.

378
Tableau 35 (QA14) : L'ordre ou la discipline règne dans votre école
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 101 73,72 57 67,86 9 90,00 167 72,29
Pas d'accord 36 26,28 27 32,14 1 10,00 64 27,71
Sans Réponse 0 0,00 0 0,00 0 0,00 0 0,00
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Tableau 36 (QA25). Comment vous comportez-vous envers vos éducateurs ou supérieurs ?

TOTAUX
Toujours Souvent Parfois Jamais

N° Propositions Effectif % Effectif % Effectif % Effectif %


1 Vous êtes attentifs envers eux 43 18,61% 81 35,06% 87 37,66% 20 8,66%
Vous entrez en conflits avec vos parents
2 ou vos enseignants 8 3,46% 96 41,56% 66 28,57% 61 26,41%
Vous êtes physiquement ou verbalement
3 agressif à l’école 12 5,19% 73 31,60% 103 44,59% 43 18,61%
Vous apprenez bien les leçons qu’ils
4 vous donnent 79 34,20% 85 36,80% 60 25,97% 7 3,03%
5 Vous demandez conseils à vos supérieurs 116 50,22% 11 4,76% 31 13,42% 73 31,60%
6 Vous faites des confidences à vos parents 72 31,17% 21 9,09% 98 42,42% 40 17,32%
Vous avez du respect envers vous-
7 mêmes et envers autrui 87 37,66% 78 33,77% 66 28,57% 0 0,00%
Vous exécutez poliment les ordres de vos
8 supérieurs 205 88,74% 16 6,93% 10 4,33% 0 0,00%
Vous vous absentez aux cours pour
exprimer votre colère envers les
9 enseignants 11 4,76% 26 11,26% 80 34,63% 114 49,35%
Vous vous excusez en cas de
10 manquement ou d’erreur de votre part 84 36,36% 96 41,56% 49 21,21% 2 0,87%
11 Vous fumez sur la cour de l’école 0 0,00% 6 2,60% 72 31,17% 153 66,23%
vous manquez de respect envers vos
12 parents ou vos éducateurs 0 0,00% 1 0,43% 90 38,96% 140 60,61%

Et pourtant il est possible d’étayer une telle relation de tension et d’enjeux multiples par
des analyses reposant sur des observations et sur les ressentis recensés au cours de la présente
étude. Ainsi essaierons-nous de voir en quoi et comment les blessantes pitreries dont il est
abondamment question dans les établissements scolaires, participent des attributions causales
de l’échec et reposent parfois sur des diffusions d’images ambiguës, tendancieuses ou mettant
subtilement les enfants d’origine étrangère et leurs homologues autochtones dans de cruels
rapports de duel.

5.3.2. Les effets audiovisuels : l’information manipulée… ?


Parmi les causes exprimées qui semblent préparer le terrain aux malentendus et les
alimentent en milieux scolaires, se trouvent les effets que les médias produisent sur le
psychisme des masses scolaires ainsi que les tensions qui montent incessamment dans les

379
relations que les élèves entretiennent entre eux à l’école. L’aggravation de ce climat
relationnel tendu entre les élèves vient, nous semble-t-il, de l’impact de l’audiovisuel sur
l’image de l’immigré notamment négro-africain. Il faut insister en quelques mots sur ce point,
car les réactions des élèves noirs à cet égard sont assez communes et semblent jouer un rôle
considérable dans la perception socioscolaire, et notamment dans la crise relationnelle qui
s’implante à l’école entre les élèves blancs et ceux dits de couleur ou issus d’une origine
étrangère. Rosalie, élève de Seconde, sans aller par quatre chemins, évoque ces conflits
relationnels implantés à l’école par les images que les médias véhiculent sur l’Afrique.

[…] c’est normal de donner les nouvelles à la télé…, mais quand on fait des
reportages pour montrer que des images négatives sur un pays, ça c’est pas normal
… après nous quand on va à l’école les amis ils nous traitent de malades, de
malheureux, les amis dès qu’ils te voient ils commencent à crier : « Ah ! Rosalie…,
t’as regardé à la télé hier ?… Ah ! On a vu ton pays à la télé hier, les gens ils
souffrent, ils trouvent pas à manger… » C’est toujours les mêmes images [à la télé] …
les Africains malheureux, les Africains affamés, les Africains sidéens. C’est énervant
d’entendre ça tout temps, des fois tu te dis : pourquoi les Blancs ils aiment toujours
nous dénigrer ?

Il est ainsi flagrant que l’élève africain ou migrant, en se sentant systématiquement


rabaissé dans ses origines « négativement » présentées sur les écrans téléviseurs, s’expose
douloureusement à la moquerie de ses congénères non africains, son entourage social ou
scolaire. Et ce, d’autant que certains enseignants sont soupçonnés par les élèves de faire le jeu
des médias en donnant, dans leurs cours, des exemples ridicules ou peu amènes sur l’Afrique.
Exemples qui, semble-t-il, blessent l’amour-propre des élèves concernés ou réduisent leur
chance de réussite ou du moins leur plaisir d’apprendre.

[…] par exemple, au collège, nous renseigne encore Rosalie, notre professeure
d’histoire elle parlait de l’Afrique alors qu’elle n’a même pas voyagé une seule fois
de sa vie en Afrique chez les Noirs … elle disait qu’il y a la faim là-bas et il y a un
élève [européen né en Afrique] qui n’était pas d’accord… il a dit : « Mais madame il
y a la faim et la maladie dans tous les pays du monde ..., c’est pas qu’en Afrique, faut
pas exagérer quand même.

380
Ces incidents ont un champ d’impact assez étendu sur l’attitude des « élèves colorés »
(nous tenons l’expression d’un enseignant), sur leurs états d’âme, leurs rapports à l’école et
aux savoirs qu’on leur propose.

Déjà à l’école nos enfants ils savent qu’on se moque d’eux …, déjà ils savent qu’ils
ne peuvent compter sur personne, même pas sur l’école, même pas sur l’État puisque
Sarkozy il est allé en Afrique au nom de l’État français pour insulter les Africains …
à l’Université de Dakar. Nos enfants ils voient comment les Blancs aiment se défouler
sur les Noirs … c’est à cause de ça que les enfants n’ont pas confiance, nos enfants
ils se disent qu’ils peuvent rien faire contre les moqueries et les barrières qu’on leur
met … déjà là certains enfants n’ont plus l’envie d’étudier parce qu’ils pensent que
ça changera rien à leur situation (Cétou, parent d’élèves, diplômé en chimie, d’origine
congolaise).

Le Tableau 37 montre que 79,22% d’apprenants pensent que les images africaines
diffusées par les médias entraînent chez les familles un sentiment d’infériorité par rapport à la
culture européenne. Et ils semblent bien se douter qu’en disant familles, ils en sont eux-
mêmes inclus, c’est-à-dire que leur propre perception de ces images est incluse dans celle de
leurs familles. C’est donc clair : un certain nombre de familles africaines trouvent écœurantes
les images que les médias occidentaux exposent sur l’Afrique. Or dès lors que leurs
perceptions traduisent une indignation, elles tombent du coup, dirait-on, dans les rets d’un
conflit. D’autant que certains élèves invoquent l’impact de ce phénomène médiatique dans les
difficultés qu’ils éprouvent par rapport à leur insertion scolaire ou sociale. Aussi peut-on faire
un effort d’imagination pour se mettre dans la situation des familles et comprendre, comme
disent certains migrants, combien elle est dramatique.

Tableau 37 (QA30). Les images africaines véhiculées dans le monde par les radios et les télés entraînent chez les
familles, un sentiment d’infériorité par rapport à la culture européenne
Né en Europe Né en Afrique N.C.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 97 70,80 78 92,86 8 80,00 183 79.22
Pas d'accord 35 25,55 5 5.95 2 20,00 42 18.18
Sans Réponse 5 3,65 1 1,19 0 0,00 6 2,60
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Toutefois, il nous faut aller au-delà de ce contentieux d’images dont s’excite


généralement l’opinion de nos enquêtés. Mais il n’empêche de rappeler qu’il s’agit en quelque
sorte d’un phénomène populaire (parce que médiatique et social) qui, pour n’être pas

381
spécifique aux minorités visibles, n’induit pas moins diversement chez elles des attitudes ou
réactions ayant un lien psychologique avec leurs rapports à la francité et à l’africanité.

5.3.3. Querelles identitaires d’africanité et de francité


Des aspects particulièrement psychologiques des tensions qui se dégagent à brûle-
pourpoint de l’opinion des enquêtés au sujet des clichés médiatiquement véhiculés sur leur
origine, permettent de marquer d’un sceau spécial cette question de conflits relatifs à l’identité
culturelle perçue. Le phénomène, en effet, a de multiples facettes chez nos enquêtés.
Autrement dit, l’identité culturelle ne rend pas toujours le même son de contenu chez les
participants de notre étude. Chez certains, elle est perçue comme occultée par un
dépouillement anthropologique qui enlève aux peuples leur droit de s’appartenir à eux-
mêmes, d’exprimer leur personnalité à travers leurs propres schèmes culturels, leur unité
essentielle, leur spiritualité authentique. Ce qui est intéressant pour nous d’analyser ici, c’est
donc l’expression d’une identité culturelle de nature "panachée" ou "métissée", mal vécue,
difficilement supportée, et parallèlement une autre qui semble harmonieusement atteindre à sa
maturité d’assimilation, à une sorte de caractère indivis.

Chez Rosalie par exemple (une élève de Seconde), les circonstances semblent pour le
moins ne pas se prêter à l’acceptation totale volontaire de son statut de "Française par
filiation". Son identité culturelle (de par les malentendus qui affectent sa francité et son
africanité) est prise dans un désarroi qui lui fait dire :

Je suis une Africaine, je suis née ici, j’ai la nationalité française mais je ne suis pas
une Française en fait. Sur le passeport je suis française…, mais je sais qu’on me
regarde pas ici comme une vraie Française…, ici on me considère pas comme une
Française en fait.

L’on se rendra compte, à l’entendre de plus près, que l’attitude ou la réaction de Rosalie
(élève de seconde) n’est pas moins influencée par les propos de son "amie" d’école qui lui
serine des idées négationnistes sur la francité des Noirs naturalisés français.

À l’école, précise Rosalie, j’avais une amie blanche, elle est une Française, elle disait
qu’un Français c’est un Blanc, qu’un Africain c’est un Noir. Elle disait toujours :
« Le passeport ça peut pas changer un Africain en Français ».

À force d’écouter son "amie", Rosalie finit par douter qu’il soit convenant d’être noir et
prétendre à la francité. Elle a donc du mal à prendre en charge sa double identité.

382
Donc moi je prends ça comme ça, déclare-t-elle, je suis une Africaine, je vais pas
changer ce que je suis pour devenir ce que je ne suis pas, chacun doit être fier de ce
qu’il est.

Ce problème d’écartèlement entre deux cultures apparemment différenciées, semble


vécu par Rosalie comme un sentiment identitaire divis, c’est-à-dire ébranlé ou partagé.
L’intéressée en est "moralement" troublée en ce sens où elle se persuade que « les Blancs ne
considèrent pas les Noirs comme des Français… » Ce sentiment de rejet que nous venons de
diagnostiquer chez Rosalie, et qui semble lui poser problème dans son intégration scolaire,
n’est qu’un cas parmi tant d’autres de ce qui peut être vécu par les enfants immigrés noirs
naturalisés français ou devenus tels par la filiation d’un parent déjà naturalisé. Dans ce conflit
identitaire exprimé par Rosalie, la question de l’intégration scolaire apparaît avec un
corollaire d’attribution causale de l’échec scolaire ou social. Car le rapport de « duel » ou de
dualité (étrangers/autochtones), dans lequel l’élève migrant se retrouve avec ses camarades à
l’école, semble exacerbé par des malaises venant du fait que les groupes d’apprenants, compte
tenu de leurs origines différentes, n’apparaissent pas toujours comme ayant les mêmes
barrières à franchir quant à leur scolarisation ou resocialisation respective.

[…] pour nous [Français d’origine africaine], des fois c’est trop difficile d’étudier mais
les gens ils se rendent même pas compte… parce que c’est pas leur problème. […] À
cause des divisions de nationalité entre nous-mêmes les élèves et tout ça, on craint
d’aller à l’école pour étudier avec des amis qui nous aiment pas vraiment … T’as rien
fait contre eux mais les amis … moindre chose ils te disent : « … beuh, oui on te
comprend, t’es une Africaine. » Mais tu te demandes : « Qu’est-ce que l’Afrique vient
faire dans notre querelle ? … Je suis pas blanche comme vous mais je suis française
comme vous, je suis née ici comme vous ». On dirait qu’ils sont jaloux de ma française
[francité] (Ursula, 18 ans, lycée professionnelle, classe de Première).

Cependant, point n’est besoin de généraliser ces cas précédents. Car Zarata (bac médico-
social) qui est une jeune aide-soignante d’origine nigérienne nous livre ici même sa version de
sentiment identitaire apparemment apaisé et notamment sans incidence sur son intégration
scolaire.

Moi je suis originaire de deux cultures…, se réjouit Zarata. J’étais petite quand j’ai
quitté le Niger. Mais j’y suis retournée après et j’ai profité pour réapprendre le
haoussa, c’est la plus grande langue d’Afrique noire. Je comprends aussi un peu le

383
Tamasheq [langue des Touaregs]. Mais ma mère elle est Yorouba [ethnie ou langue
nigériane, très répandue sur toute la côte de l’Afrique occidentale et autre] Donc tout
ça c’est ma culture africaine de langues. Mais je suis française et j’aime beaucoup la
langue française […]. Je suis moitié africaine et moitié européenne [par
l’intégration], mais on ne peut pas me diviser en deux cultures et me demander de
choisir. Tout est un en moi.

Zarata est en effet naturalisée française, à l’âge adulte. Elle n’en souffre aucunement, du
moins n’en donne-t-elle pas l’air, puisqu’il s’agit d’ailleurs d’une naturalisation librement
consentie. Ainsi donc s’en félicite-t-elle ouvertement. Mais ce qui est par ailleurs
caractéristique chez elle, c’est bien l’expression de la nature indivise de sa double
appartenance culturelle ou identitaire, africaine d’abord et européenne ensuite. Mais à quoi
correspond, du point de vue pragmatique de rapports aux savoirs (ou plus précisément de
l’attribution causale de l’échec scolaire), cette déclinaison identitaire ainsi élaguée ?

Si c’est un fait socialement intellectuel et donc humain de chercher ses repères


identitaires sur de nombreuses pistes historiographiques variées, c’en est un autre que de
chercher à s’intégrer à une culture en se demandant si c’est intelligent ou "aliénant" de le
faire. Or c’est précisément à ce genre de situation apparemment triviale mais profondément
conflictuelle que la jeunesse africaine semble parfois confrontée. S’intéresser aux habitudes
sociales, à la culture ou à la condition de vie d’un peuple92, y adhérer ou s’y intégrer, c’est
implicitement adopter l’identité de l’autre, ses pratiques, ses goûts, ou plus simplement ses
mœurs : c’est a priori renoncer à une partie de soi-même, à une partie de sa propre culture à
soi. C’est en quelque sorte estimer que la culture de l’autre, ses savoirs, ses perceptions ont
quelque chose d’égal, de moins ou de plus que ce qu’on porte soi-même à l’intérieur de soi,
ce qu’on tient de ses origines, de son identité propre. Il est obvie qu’un tel enjeu s’avère
psychologiquement, historiquement et socio-économiquement de taille.

92
L’Histoire rapporte qu’à son retour d’Afrique en 1877, l’explorateur Stanley s’offrit l’occasion de
prononcer un retentissant discours devant la Chambre de commerce de Manchester, attirant l’attention des
hommes d’affaires britanniques sur la nudité exploitable des Noirs du Congo. Les chrétiens, disait-il, ont
l’obligation morale de vêtir ces noirs indigents. L’auditoire, en effet, ne percevait pas encore l’intérêt
économique de cette "philanthropie à la Stanley". Mais lorsque Stanley, d’une voix de stentor, lui fit comprendre
qu’en habillant ces Noirs (ne fût-ce que pour les offices chrétiens du dimanche), cette innovation culturelle dans
les mœurs congolaises représenterait un juteux marché de 320 millions de mètres d’étoffe anglaise, une tempête
d’applaudissements emporta la salle. Ainsi, la "lumière divine" apportée aux peuples de la "nudité préhistorique"
est aujourd’hui perçue par certains intellectuels africains comme un « vil hameçon de déculturation du continent
noir » au profit de l’Occident impérialiste. Nous ouvrons justement cette parenthèse historique pour illustrer
l’enjeu économique de la question de l’identité, de l’intégration culturelle ou de la "civilisation blanche"
apportée aux "Nègres".

384
En bref, la problématique du conflit d’identité culturelle qui oppose de plus en plus les
Africains aux Occidentaux, semble difficile à faire passer pour un non-lieu dans les difficultés
scolaires exprimées par certains de nos participants. Ayant donc considéré les opinions de
certains jeunes et de quelques parents, et du fait de la violence symbolique qui caractérise
leurs attributions causales, nous nous rendons compte que leurs positionnements très
fermement tranchés, par rapport à cette question d’identité, ne permettent pas de douter de
l’impact de l’Histoire (celle de l’esclavage et de la colonisation) sur leurs rapports aux
savoirs, à la culture africaine et occidentale et, en définitive, à leur origine. Il sera d’ailleurs
intéressant d’évaluer ou d’analyser l’ampleur de cet impact dans la relation État/familles telle
que perçue ou vécue.

5.4. De la relation État/familles


Les malentendus et les conflits qui ont lieu à l’école et autour de l’école prennent, à
certains égards, des proportions analogues à celles d’une catastrophe nationale, voire
planétaire. En France en effet, le spectre des conflits que suscitent les malentendus sur la
relation État-population scolaire, masse estudiantine, professorale, etc. s’étend
progressivement comme une marée qui monte, voire parfois comme un tsunami ravageur.
C’est donc une situation d’opposition à terrain vaste, très risquée et à laquelle les participants
de notre enquête semblent confrontés avec un état de conscience d’une certaine sensibilité.

Si l’on tient compte en effet de la grogne générale qui se fait entendre chez les acteurs
de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur en France, des mésententes qui
semblent emballer, comme dans un linceul, l’institution éducative ou scolaire, on est moins
surpris des vagues de protestations collectives qui, soit dit en passant, induisent des relations
tendues entre l’État et les familles et enlisent les envies d’intégration scolaire et/ou sociale des
masses populaires ou migrantes. Il s’agit donc, bien évidemment, d’un conflit immense et
profond, c’est-à-dire profusément alimenté par un épais cocktail de frustrations et de
malentendus. Or, dans l’espace d’une étude consacrée aux attributions causales à propos de
l’échec et de la réussite, il convient de souligner cet impact que la politique peut avoir sur les
comportements des individus et des groupes. D’autant qu’en effet, les gestionnaires publics et
notamment « les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple dans tous
les domaines de la vie publique, notamment en influant sur la formation de l’opinion
publique, en stimulant et en approfondissant l’éducation politique […], et en veillant à une
liaison constante et vivante entre le peuple et les organes de l’État » (Mayer, 2010, p. 27).
L’assertion, tout à fait pertinente, nous autorise ainsi à jeter nos filets dans la mer agitée de

385
malentendus qui sévissent particulièrement dans le processus de scolarisation ou de
réintégration sociale des migrants.

5.4.1. Du malentendu autour de l’immigration ou de l’intégration scolaire


et/ou sociale
À l’égard des dispositifs ou des faits intérieurs (sur le plan social d’abord et scolaire
ensuite) concernant l’intégration ou l’immigration93, notre étude révèle une sorte de
découragement ou d’abattement moral auprès des familles. Les propos qui nous ont été
soumis révèlent en apparence un sentiment de capitulation affective, mais aussi d’ébullition
sociale, psychologique ou mentale.

[…] Un de mes amis entrait chez lui à pieds avec son enfant…, ils étaient devant leur
immeuble et la police est venue les encercler. « Monsieur, présentez vos papiers »,
son enfant a pris peur et s’est mis à pleurer : « Papa il a fait quoi ? … » C’est ça le
quotidien des Noirs en France …, c’est par ces méthodes [stigmatisation des
étrangers et chasses aux migrants dits "sans papiers"] que la République aide nos
enfants à être équilibrés à l’école [ironie] (Cétou, diplômé en chimie, d’origine congolaise).

En effet les intempestifs contrôles d’identité dont les populations migrantes d’origine
africaine semblent particulièrement faire l’objet de la part de la police française ou
européenne, constituent une véritable source de troubles psychologiques que les parents
énoncent parmi les causes sociales qui mettent en péril l’équilibre affectif et la réussite
scolaire de leurs enfants. Ces troubles se traduisent par des sentiments d’instabilité, de
préoccupations pénibles, de susceptibilité, d’émotivité, qui peuvent entraîner la violence chez
des enfants, voire chez des adultes ou des jeunes, à l’école, en famille ou dans les quartiers. Il
est, du moins, plus d’une famille africaine qui croient fortement que leur misère morale est le
reliquat d’un mal d’insertion qui trouve son origine dans la politique de la chasse aux

93
Les Africains francophones reprochent de plus en plus ouvertement à la France de pratiquer une
politique d’immigration à visage sournois. Axel Gyldén (2004) rapporte le constat du président du Conseil
supérieur de la Communication du Mali : « Voici donc ce que personne ne dira ouvertement cette semaine à
Ouagadougou, la capitale du Burkina, où se retrouvent, les 26 et 27 novembre, les 56 États et gouvernements de
la famille francophone : « La francophonie recule en Afrique parce que la France n'a pas de politique
d'immigration digne de ce nom ». Ainsi s'exprimait, en mai dernier, à Barcelone, lors d'un forum consacré à
l'audiovisuel et à la diversité culturelle ", Moussa Keita, président du Conseil supérieur de la communication du
Mali. Découragés, ajoutait-il, par des procédures d'immigration qui ne distinguent pas les intellectuels des
réfugiés économiques, 80% de nos jeunes diplômés se tournent vers l'Amérique, car ils savent que, là-haut, aux
États-Unis et au Canada, leurs chances de réussite sont incomparablement plus élevées ». Il faut constater que,
malgré la déclaration d’une responsable de la Francophonie (à Ouagadougou en 2004) selon laquelle « l’OIF
n’est pas l’Académie française et n’a pas pour mission de défendre la langue de Molière », beaucoup
d’Africains en sont toujours à se poser la question de Gyldén (2004) : « Mais à quoi sert la Francophonie ? » (cf.
http://archives.vigile.net/04-11/26-francophonie.html#9).

386
immigrants. La dialectique de l’attribution causale de l’échec scolaire qui joue dans ce cas
laisse ainsi entendre chez les familles que l’éducation qu’elles estiment en péril, vient du fait
pour leurs enfants de se sentir méprisés dans leur milieu d’existence, de formation ou
d’accueil.

[…] Un enfant étranger qui entend des discours contre les immigrés, il va se sentir
méprisé par ceux qui dirigent le pays, et donc là il va détester le pays où il vit, et ça
c’est dangereux pour l’éducation quand un élève il commence à détester le pays où il
vit (Ammy, niveau bac, mère de famille, originaire de Côte d’Ivoire).

Ce que nous découvrons en général dans les propos, c’est d’abord et avant tout un
surmenage émotionnel qui complète celui de l’effort individuel et collectif à s’intégrer.

[…] On fait des études [apprentissages scolaires] pour vivre dans l’angoisse de
l’expulsion. Ici nous sommes des étrangers, on est menacés d’expulsion, on vit dans
la honte … Quand on retourne en Afrique, on n’a pas la paix non plus à cause des
entreprises de la mort [multinationales] qui créent des guerres chez nous. Nous ne
sommes pas à l’aise en Europe, nous ne sommes pas à l’aise non plus chez nous en
Afrique. Qu’est-ce qu’on doit faire alors ? Pourquoi on nous impose tant de
souffrances ? (Léla, étudiante en 2ième année de droit, d’origine congolaise).

Dans cet écheveau compact de réactions à "chair de feu", l’on s’aperçoit qu’il y a, chez
les familles de la diaspora africaine, et notamment chez les étudiants noirs, autant de
souffrances virtuelles que réelles qui s’expriment assez massivement, et il s’impose de voir
dans leurs jugements individuels et collectifs, des arguments plus ou moins fermes en
défaveur de leur situation migratoire. En pensant ou plutôt en croyant constater qu’il suffit
d’avoir « le malheur d’être noir » pour que les puissants et les privilégiés vous compliquent
l’existence à l’école, à l’université et dans les cités, certains parents – y compris leurs enfants
– semblent avoir la conviction que leur sort scolaire, culturel ou professionnel est
inexorablement scellé. « On a toujours tort d’être noir », finissent-ils par se persuader. Les
pages sombres de l’Histoire des Noirs (celles déjà écrites et celles en train de s’écrire) ne leur
échappent guère. La plupart des ressentiments des étudiants y trouvent d’ailleurs, nous
semble-t-il, leur origine. Une jeune étudiante en électronique nous déclarait ainsi avoir « cessé
définitivement de lire l’histoire africaine écrite par des Européens … » Elle insiste en
précisant : « C’était écrit que la peau cramée a été donnée aux Africains pour pénitence … »
Nous avons, dans le même ordre d’idées, la réaction d’une étudiante prénommée Sarafina (20

387
ans, 1ère année, L.E.A.) qui se disait consternée par les textes de Montesquieu sur l’esclavage
des Noirs, tout en finissant par se persuader que l’hypocrisie permet de réussir à l’école
européenne :

[…] en fait, c’était en classe de première [raconte l’étudiante]…, il y avait un corpus


de textes à étudier pour la première partie du bac. Moi je suis tombée [à l’oral] sur un
texte de l’Esprit des lois où Montesquieu il disait n’importe quoi …, il a écrit
n’importe quoi sur les Noirs et la Traite …, j’ai répondu aux questions. Après la prof
elle me demande : « Est-ce que vous ne voyez pas que Montesquieu il fait de l’ironie
…?
- Et ta réponse, c’était quoi ?
- Mon papa il m’avait prévenue … qu’on est immigrés, donc j’avais pas intérêt
à critiquer la prof si je voulais réussir, j’ai dit : « Oui, madame, c’est vrai,
Montesquieu il fait de l’ironie ». C’est ce qu’elle voulait entendre en fait. Elle
allait se venger si j’étais pas d’accord avec elle.
- Se venger … et pourquoi ?
- Beuh …, Montesquieu est un Blanc, la prof aussi elle est blanche. Donc c’était
même pas la peine de critiquer son Montesquieu … faut faire de l’hypocrisie
pour réussir en France … elle [la prof] m’a coché 15.

L’hypocrisie (face à la nécessité de se protéger de la discrimination à l’école) est ici


perçue par Sarafina comme requise pour la production du succès des immigrés dans leur
processus de réintégration scolaire en France. L’opinion apparaît, à l’évidence, comme un
pesant malentendu autour d’une « discipline où on a peur de donner son avis […] » (Bautier
& Rayou, 2009). La peur ou l’inquiétude d’être mal jugée dans cette épreuve résume et éclaire
donc l’extrême prudence de Sarafina. En effet, hasardeusement pris au piège de cette phobie à
l’égard de la philosophie ou de la littérature (ou à l’égard des hommes et femmes qui
enseignent lesdites matières), les élèves, à l’instar de Sarafina, semblent facilement voir leur
liberté de penser exclue du champ de la connaissance organisée ou de l’engagement scolaire.
Aussi leur désarroi et leur amertume prennent-ils de sérieuses proportions. Car se persuadant,
– à juste titre peut-être –, que l’instruction scolaire abhorre la conviction intime et la réflexion
personnelle (perspective d’enrôlement individuel dans une praxis de liberté intellectuelle), ils
s’en montrent scandalisés et inquiets, vouant parfois à tous les diables leurs enseignants « trop
orthodoxes » ou « inflexibles ».

388
Certaines épreuves de philosophie ou de littérature apparaissant ainsi aux yeux de
certains élèves comme un embrigadement dans des « prêt-à-penser » (qui consiste à rabâcher
ou à tenir dogmatiquement pour vraie l’idéologie que d’autres eurent la passion d’écrire sur
les Noirs ou la condition des peuples), ils s’en désintéressent violemment pour le compte de
leur culture générale mais s’y débrouillent patiemment pour celui de leur souci de réussir
coûte que coûte leur scolarité. Et ce, d’autant que bien des textes qu’ils étudient, quoique
provenant d’auteurs de grande audience, heurtent psychologiquement leur sensibilité ou leur
paraissent idéologiquement déstabilisateurs. Ainsi lesdits textes semblent-ils creuser chez eux
un fossé entre le besoin d’apprendre, l’éthique et la certitude des savoirs qui leur sont
transmis. Il devient alors davantage évident de constater que les apprenants « a priori séduits
par l’appel à exprimer leurs idées, sont en même temps effrayés par les conséquences que
peut avoir un exercice intellectuel à l’issue duquel est évaluée leur manière de penser […] »
(Bautier & Rayou, 2009, p. 50). Ce quiproquo et autres similaires traduisent, chez les jeunes
apprenants, des obstacles épistémologique et identitaire se greffant l’un sur l’autre. Car, de
fait, « la difficulté épistémologique classique d’un exercice comme la dissertation, qui exige
tout à la fois un engagement personnel et l’adoption d’une posture argumentative
transpersonnelle, se double immédiatement d’une difficulté identitaire » (Bautier & Rayou,
2009, idem).

Si l’on associe donc l’analyse des auteurs à nos propres constats concernant l’attitude de
résistance des apprenants (en l’occurrence celle de Sarafina relative à L’esprit des Lois de
Montesquieu et l’hypothèse d’ironie suggérée par la prof qui l’interroge en première partie du
bac), l’on pourrait dire que les apprenants qui éprouvent de la gêne ou de la peur à répondre
« ouvertement » à une question de littérature ou de philosophie, sont évidemment, en tant que
migrants et candidats à l’intégration scolaire ou sociale, en butte à des difficultés liées aux
effets identitaires et à ceux qui se rapportent aux règles applicables aux savoirs au sens
rigoureusement académique.

Toutefois, il est une leçon fondamentale que nos participants nous donnent à tirer de leur
perception et particulièrement de leur « difficulté identitaire » à l’égard des disciplines qui
sollicitent « l’engagement personnel et l’adoption d’une posture argumentative
transpersonnelle » (Bautier & Rayou, 2009), c’est que l’exercice de la réflexion déborde,
naturellement chez l’ "être pensant" (et donc chez les apprenants), le cadre institutionnel étroit
dans lequel l’école enrôle soudainement la philosophie en classe de Terminale.

389
[…]… philosopher en terminale, pourquoi pas déjà en cp ? … les enfants ils apprennent
très bien déjà le chinois en cp […] s’ils peuvent commencer le chinois et les maths en
bas âge, ils peuvent étudier aussi les cours de philo sans difficulté… […] on doit savoir
que la philo cultive les enfants quand on leur apprend à raisonner à bas âge … sinon
après leur seizième gâteau d’anniversaire, c’est trop compliqué à 17 ans de philosopher
trop tard à la fin du lycée … […] la philo c’est pas fait que pour terminer les études en
lycée, […] Une philo qu’on va commencer en terminale, ça c’est du retard pour
l’intelligence … Les enfants ils arrivent en terminale …, on leur jette la philo comme
une latérite de feu sur leurs têtes … après on va crier sur les tribunes que les enfants ne
réussissent pas à l’examen […] (Maolyn, 47 ans, restauratrice et traductrice informelle
d’anglais, français et chinois, d’origine afro-asiatique).

L’opinion semble si objective qu’elle explique la nécessité d’expansion de la matière de


philosophie à tous les niveaux de l’éducation, au lieu qu’elle soit subitement parachutée en
classe de Terminale comme une météorite brûlante à cramer le crâne des élèves. Autrement
dit, la capacité des élèves à s’approprier les règles élémentaires de la méthode philosophique
ou littéraire dépend plus ou moins de la longueur du temps (la routine), de la liberté
intellectuelle pleinement assumée, et surtout du degré d’enracinement de l’esprit dans la
pratique ou l’exercice de la discipline en question. En effet, autant certaines personnes
pensent qu’il est nécessairement utile que l’enfant s’initie très tôt à la réflexion philosophique,
ou acquière précocement l’intelligence réflexive de son apprentissage (ils sont relativement
nombreux à penser que l’enfant qui apprend tôt à réfléchir philosophiquement aurait plus de
chance de réussir intellectuellement et socialement), autant elles estiment qu’une méthode
d’initiation philosophique qui exclut la liberté de penser serait, par son absurdité même,
nuisible à l’intelligence de l’enfant. Faute alors d’un processus d’assimilation qui incluse la
donne de la liberté intellectuelle et celle des temporalités ou de la routine (dans le sens d’une
réconciliation historico-intellectuelle ou socioculturelle progressiste), la tentation (c’est nous
qui soulignons) resterait grande pour les apprenants migrants d’origine africaine de prendre
parti contre le système éducatif français ou de cristalliser des réflexes de résistance intérieure
autour des dispositifs d’intégration scolaire et/ou socioprofessionnelle.

Mais il nous faut approcher davantage, notamment chez les parents, cette litigieuse
question identitaire en ciblant particulièrement des aspérités psychologiques et sociales qui
font cognitivement corps avec l’expérience socioculturelle des familles.

390
5.4.2. Une confluence de valeurs identitaires qui opposent … : l’ambiguïté
cognitive d’un rapport à l’intégration culturelle et
socioprofessionnelle
Nous constatons, en prenant acte des interactions induites ou inductibles par la
confrontation des valeurs éducatives et culturelles, de fortes collisions culturelles dans
l’exercice socioprofessionnel des familles apparemment peu converties aux principes
intellectualistes du fonctionnement de la société occidentale ou de l’État français. Ce
phénomène est en effet l’un des plus saisissants que nous ayons recensés dans notre étude. De
quoi s’agit-il à l’évidence ?

Un exemple assez typique peut servir de soubassement à l’analyse que nous proposons.
Sissi (coiffeuse, niveau scolaire Cinquième, d’origine togolaise), engage un sans-papier dans
son entreprise de coiffure et se trouve, suite à un contrôle de l’URSSAF, confrontée à des
poursuites judiciaires. Elle prend un avocat et sauve son entreprise, mais elle doit verser des
amendes à titre compensatoire à l’État :

Une fois j’avais une employée, … elle n’avait pas les papiers [de séjour]…, je l’ai aidée
pour le travail. Après l’URSSAF m’a créé les problèmes, je devais fermer mon salon [de
coiffure] …

Or, pour l’intéressée, embaucher une immigrée "sans papier" semble d’autant plus
humanitaire qu’il s’agit pour elle d’aider une femme en manque de travail, d’assister une
compatriote indigente, comme le veut la tradition de son espace culturel d’origine. Notons
déjà qu’en Afrique traditionnelle – et il faut souligner l’épithète "traditionnelle" – une société
qui offre du travail ou de l’apprentissage sur la base d’une législation non négociable de
"papier de séjour " est inconcevable, c’est une "déperdition sociale". La situation judiciaire de
Sissi repose ainsi sur un conflit socioculturel à caractère éthico-cognitif. En effet, la lecture
que certains acteurs économiques migrants font de l’ "acte de charité" et le malentendu qui
marque en général leur attitude à l’égard de la réglementation de l’embauche en France sont,
nous semble-t-il, les résultats d’une confluence de valeurs traditionnelles et modernes qui
d’ailleurs traduisent chez eux, une docilité plus forte à la voix intérieure de leur conscience
identitaire, leur culture d’origine. Des familles peu averties, ou mal informées, entrent ainsi en
conflit avec les codes occidentaux de l’entrepreneuriat en luttant plus ou moins consciemment
contre une conception du travail qui se rapproche fort peu de leur éducation antérieure, de leur
culture d’origine, de leurs convictions intrinsèques. Sissi par exemple, – puisque c’est de son

391
cas qu’il s’agit en particulier, – adopte, de fait, une attitude peu conciliante avec l’URSSAF,
ce que son avocat semble lui reprocher :

[…] mon avocat m’a dit que je devais pas parler dans la colère avec l’URSSAF. J’ai
répondu à l’avocat que moi je connais pas beaucoup l’école, donc je dis seulement
les choses comme je pense.

L’intéressée éprouve sans doute une certaine difficulté à saisir le sens du procès que lui
intente l’URSSAF, encore pis celui des pénalités que lui inflige la Justice : sa culture morale
traditionnelle lui dicte des actes que réprouvent les normes de la société de son nouveau
monde d’intégration : on n’embauche pas impunément un « sans-papier » en France : « dura
lex sed lex » (la loi est dure mais c’est la loi). Il est alors facile de comprendre que Sissi se
sente obligée d’avouer son impuissance cognitive à saisir le déroulement de son procès :

Moi-même j’entendais l’avocat mais je ne comprenais pas bien ce qu’il parlait, mais
je savais qu’il parlait bien pour moi. C’est ça même les avantages pour l’école, parce
que comme l’avocat a bien parlé le français avec les juges, on n’a pas fermé mon
salon. Si quelqu’un peut parler bien le français comme l’avocat, donc il peut aider les
gens comme nous qui n’ont pas fait beaucoup l’école.

Ces propos sont clairs d’eux-mêmes en ce sens que ce qu’ils traduisent vient droit d’un
aveu sincère d’une difficulté à pénétrer quelques valeurs occidentales : difficulté cognitive
personnelle que l’interviewée évoque à bon escient dans son discours apologétique de l’école.

Le vécu personnel confère en effet à chaque individu la dynamique nécessaire pour


accéder (du fond de soi) à la compréhension d’un phénomène, en lui apportant
l’enrichissement d’une contribution originale. Le sens que Sissi a de l’école, de sa vision
sociale qu’elle rattache à ses brouilles avec l’URSSAF, du dénouement de son procès apaisé
par l’intervention de son avocat, n’est donc en réalité qu’une perception valorisante en faveur
de l’école. L’impuissance à maîtriser les codes de son milieu de réintégration sociale lui
semble à cet effet une preuve tangible de son insuffisance cognitive, son échec scolaire
d’antan.

À ce niveau de l’analyse, une remarque se dégage selon laquelle certains parents


semblent reconnaître au savoir scolaire un statut de « hors-soi » ou d’extériorité, une sorte de
fonction émancipatrice des compétences dont l’école est dispensatrice, lesquelles
compétences étant rentabilisables pour soi et pour autrui. Cette perception de l’impersonnalité

392
de l’école est bien lisible chez Sissi malgré son imprécision dans l’interview. Elle ne manque
pas en effet de suggérer ou de rétorquer avec une promptitude mixée de passion et de
sagacité :

C’est ça l’école, c’est pour aider les personnes ignorantes. C’est avec l’école
seulement on peut aider les ignorants. Il y a pas l’autre solution …

Mais nous devons nous introduire maintenant dans la compréhension de ce statut


d’extériorité du savoir auquel l’interviewée fait allusion. Il y a lieu à ce titre de constater la
pertinence qui transparaît dans la cohésion "intellectuelle" de Sissi. L’interviewée nous fait
voir, avec son expérience personnelle à l’appui, comment la confrontation des valeurs morales
africaines aux réalités sociales européennes joue un rôle déstabilisateur dans l’intégration déjà
angoissante des immigrés en quête de leur identité éclatée :

[…] Nous en Afrique, on nous a enseigné qu’il faut aider les personnes malheureuses
(déclaration de Sissi). Donc moi j’ai voulu aider la fille parce qu’elle n’a pas les
papiers. Mais le chef [le fonctionnaire] de l’URSSAF lui ne comprend pas ça.

Notons qu’entre le caractère impersonnel de la forme d’organisation socioculturelle


moderne et le caractère coutumier de la morale traditionnelle, il peut y avoir une collision ou
un choc de dé-focalisation qui, s’il passe inaperçu chez le migrant lui-même, peut néanmoins
devenir lourd de travers dans la reconstitution de son univers mental ou cognitif. Ainsi
pourrait-on remarquer que Sissi se sent contrariée par le ton du fonctionnaire de l’URSSAF
qui lui réclame des justificatifs sans ménagement :

Il [le fonctionnaire de l’URSSAF] me parlait et il y avait pas le respect dans sa


parole, donc je suis en colère. Je lui ai demandé : « Je sais que tu fais la loi du
travail, mais moi j’ai voulu aider une fille sans papier mais qui veut travailler. Donc
pourquoi tu me parles comme je suis ton chien ? »

Notre coiffeuse est assez persuadée de poser un acte louable selon la tradition de son
pays d’origine ; elle ne comprend donc pas qu’après avoir donné des chances "légitimes" à
une brave "sans papier" qui demandait du travail plutôt que de l’aumône, elle tombe sous le
coup de la loi et encourt des pénalités. C’est même à ce propos, et d’ailleurs de ce fait, que
l’opposition d’apparence conflictuelle entre son attitude "coutumière" (ou "exotique") et la
contre-attitude de poursuite judiciaire (l’URSSAF) peut apparaître comme perturbatrice des
catégories cognitives de l’infortunée. L’on peut en inférer qu’au cours de son processus

393
d’intégration socioculturelle, l’attention flottante de la coiffeuse migrante est pour ainsi dire
peu tournée vers les règles de l’exercice professionnel en France. Ce qui ne veut pas dire que
l’État (ou l’URSSAF) ait tort de sévir contre les manquements professionnels de la
contrevenante : nul n’étant censé ignorer la loi.

C’est donc, néanmoins, pour cause de principes qui leur semblent choquants, que
certaines familles donnent l’impression de résister quelque peu à leur resocialisation scolaire
ou professionnelle. Il arrive, en effet, que des familles immigrantes, très insuffisamment
assimilées aux exigences qui régissent leur pays d’accueil, s’apeurent littéralement, rejettent
les pratiques sociales non garanties par leur culture morale et se découvrent – sauf s’il y a
regain d’unification intérieure – dans un flottement identitaire les conduisant pour le moins à
une inappétence d’intégration scolaire ou sociale.

Nos investigations nous font découvrir, d’un côté, que ce flottement d’identité est un
indice qui rend compte de la complexité de la situation des personnes inscrites de gré ou de
"force" dans un processus de reconstruction sociocognitive ; de l’autre, ce flottement évoque
la possibilité d’une perception par la voie de laquelle les familles se doutent que, s’agissant
d’une intégration professionnellement gratifiante, la culture scolaire, intellectuelle ou
scientifique y pourvoit d’ordinaire plus conséquemment que la pensée morale traditionnelle.
Leur raison naturelle, leur intuition ordinaire et surtout leur perception empirique les
renseignent donc qu’elles auraient probablement plus à gagner qu’à perdre en empruntant le
sentier escarpé de l’expérience éprouvée plutôt que celui de l’obscurantisme ou des certitudes
fragiles.

En effet, il se trouve que les familles ankylosées par l’illettrisme (l’insuffisance


académique ou le bas niveau scolaire) ressentent parfois leurs moindres frustrations sociales
un peu comme des ulcères peptiques, essayant – autant qu’elles peuvent se donner les moyens
– d’en tirer les conséquences pour l’éducation de leurs enfants. Le sentiment d’insuffisance
scolaire (« Moi j’ai pas fait beaucoup l’école, donc je dis seulement les choses comme je
pense ») renvoie alors, chez les familles peu intégrées aux pratiques occidentales, à une
confluence de valeurs autrement marquée par leur grand attachement au modus vivendi de leur
pays d’origine. Mais c’est à un aspect linguistique des conflits d’ordre identitaire que nous
allons maintenant en venir.

394
5.4.3. Conflits d’ordre sociolinguistique ou culturalo-identitaire
Si le problème des valeurs culturelles semble concerner l’aspect identitaire conflictuel
de l’intégration scolaire ou sociale, nous aborderons à présent l’aspect linguistique y
correspondant. Il faut déjà souligner que la langue apparaît comme étant un point focal
d’identité culturelle chez nos enquêtés. Zoho, doctorant germano-togolais en sociologie,
pense que c’est une question vitale pour lui d’éduquer ses enfants dans sa langue d’origine.
Dans les considérations globales de nos participants, l’on retrouve assez d’éléments
témoignant de la persistance des conflits notamment linguistiques dont il convient ici de faire
plus ou moins ample connaissance.

[…] je pense que nous devons éduquer nos enfants dans notre langue pour que
demain ils aient le choix de rester en Europe ou de retourner en Afrique, déclare
Zoho, doctorant en sociologie. Imaginez que nos enfants ne pourraient même pas avoir ce
choix, vous imaginez l’échec que ça représente pour nos efforts. Nous serions des
parents pour rien ? Imagine un enfant allemand né aux USA, il grandit là et décide
un beau jour de retourner vivre dans son pays, en Allemagne. Il descend à Berlin et
entre dans un service et se montre idiot dans sa propre langue. Ses diplômes
américains auraient-ils plus de valeur que la culture de son pays ?

L’intéressé perçoit dans la langue une sorte de creuset dans lequel les valeurs culturelles
d’un peuple se déposent d’une façon intrinsèquement cognitive. Mais que nous disent les
tableaux suivants ?

Interrogés pour savoir si les parents parlent leur "patois" à leurs enfants à la maison,
nous avons obtenu 64,10% de sujets (Tableau 38) déclarant parler leur langue à leurs enfants,
30,77% affirmant ne pas le faire et 5,13% de non-réponses.

Tableau 38 (QP27) : Vous vivez en France avec votre famille, vous parlez votre
langue ou patois à vos enfants
Fréquence %
Sans réponse. 6 5,13
Pas d'accord 36 30,77
D'accord. 75 64,10
Totaux 117 100,00

Mais il faut par ailleurs se demander si nos enquêtés possèdent leur patois ou langue de
leur pays d’origine. Nous avons ouï dire et même constaté que, sur ce plan, il est des enfants
africains (deuxième ou troisième génération de migrants, notamment les enfants dits ou dites

395
"café-au-lait" ou "métissé(e)s") qui ne savent dire aucun mot de leur culture linguistique
d’origine. C’est donc apparemment le motif qui nous conduit à nous informer sur la maîtrise
ou non de leur langue ou patois. C’est chez les apprenants que, pour faire bref et clair, nous
avons préféré traiter cette question. Le Tableau 39 indique curieusement 65,69% de
participants nés en Europe se déclarant n’avoir pas une solide connaissance de leur langue
d’origine, contre 63,10% de participants nés en Afrique affirmant, pour leur part, avoir une
bonne maîtrise de leur langue.

Mais des détails apparaissent qui font état, chez les apprenants, d’un usage
apparemment plus fréquent du français (58,87%, voir Tableau 40) par rapport à leur langue
d’origine. Ce qui semble compréhensible si l’on sait que les enfants et les jeunes apprenants
migrants, même en parlant leur "patois" avec leurs parents à la maison, passent en général de
nombreuses heures à l’école et dans le quartier où ils sont censés entrer quotidiennement en
communication avec des personnes qui ne sont pas forcément ressortissantes du même pays
qu’eux (à moins que l’on considère que la ghettoïsation de certaines minorités visibles
fragilise une telle hypothèse). De plus, 26,84% des apprenants (Tableau 41) se déclarent
totalement incapables de s’exprimer dans leur langue d’origine. On peut dire que le fait d’être
nés et de vivre loin de leur pays d’origine explique la situation des enfants se déclarant avoir
une faible maîtrise de leur langue d’origine ou incapables d’en faire usage, et que le fait
d’avoir vu le jour en Afrique explique la maîtrise présumée chez la deuxième catégorie
d’enfants.

Mais si une telle hypothèse est recevable, elle sous-entend, nous semble-t-il, que les
enfants nés en Europe ont grandi ou grandissent auprès de parents faisant rarement ou peu
usage de la langue d’origine que le français, et que les enfants nés en Afrique y ont grandi
avant d’émigrer en France, le temps de s’approprier la langue. Mais c’est plutôt la question de
l’identité africaine, – telle que les intellectuels africains la conçoivent (et leur point de vue est,
par effet de propagation, vite partagé par leurs frères et sœurs (élèves ou étudiant(e)s) –, qui
va ici retenir notre attention.

Nous partons en fait de l’idée que la culture linguistique de chaque peuple est une
culture d’identité ou, si l’on préfère, une identité culturelle. En effet, c’est en tant que
référence identitaire, culturelle, que la langue se pratique en général chez les peuples, à
considérer que tout peuple tient une rigoureuse comptabilité de sa culture ou éprouve un
attachement quasi ethnocentrique à ses valeurs, à ses mœurs. Ainsi, parler breton ou tamashek

396
est une manière concrètement identitaire de s’affirmer en tant que breton ou tamashek ou, a
posteriori, de s’intégrer à l’identité culturelle bretonne (de France) ou tamashek (du Niger ou
du Sahel). Être authentiquement de telle ou telle origine n’est donc pas, nous semble-t-il, le
résultat d’une chiquenaude à la "Joséphine ange gardien"94, car le phénomène échappe
difficilement aux critères sociolinguistiques ou culturels.

La langue est alors un phénomène social, culturel ou identitaire important, en ce sens


qu’elle imprègne tout l’univers affectif et mental d’un individu, d’un peuple, d’une nation.
C’est un phénomène à partir duquel les groupes ou les sociétés s’emploient quotidiennement à
mettre en commun leurs efforts continuels d’émancipation ou de développement. Et c’est sur
ce point précis qu’une partie de la Jeunesse étudiante africaine semble maugréer contre les
stratégies assimilationnistes qui lui semblent s’opposer à sa propre identité. Les jeunes
immigrants (étudiants, élèves ou parents assez ouverts au fait culturel) semblent considérer les
quatre siècles de traite négrière et leurs restes d’humiliation supposés peser davantage sur
leurs épaules, comme des faits assez réducteurs pour qu’il soit nécessaire « que nous ayons le
souci responsable de redorer notre identité» » (expression d’Achille, étudiant en droit).
Achille précise :

[…] Apprendre les langues européennes est un plus pour nous, c’est un acquis pour
nous mais nous devons faire un front commun pour réactiver nos langues parce
qu’elles sont en train de mourir derrière les langues européennes. Notre culture ne
doit pas se laisser mourir aux pieds d’influence d’une autre culture. […] Les
Japonais ne se laissent pas coloniser […] Nous courrons derrière l’Occident comme
les moutons de Panurge.

Tableau 39 (QA2) : Vous avez une solide connaissance écrite ou orale de votre langue maternelle
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 47 34,31 53 63,10 3 30,00 103 44,59
Pas d'accord 90 65,69 31 36,90 7 70,00 128 55,41
Sans Réponse 0 0,00 0 0,00 0 0,00 0 0,00
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

94
Il s’agit du titre d’un très passionnant film français dans lequel l’héroïne (Mimie Mathy), appelée
Joséphine, produit des merveilles inattendues par des chiquenaudes (ou claquements de doigts).

397
Tableau 40 (QA8) : Vous parlez plus fréquemment le français que votre langue d'origine.
Né en Europe Né en Afrique N.C.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 80 58,39 55 65,48 1 10,00 136 58.87
Pas d'accord 50 36.50 28 33.33 7 70,00 85 36.80
Sans Réponse 7 5,11 1 1,19 2 20,00 10 4,33
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Tableau 41 (QA9) : En dehors du français ou d'une autre langue occidentale, vous savez parler couramment votre
langue maternelle (votre langue d'origine)
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
Très bien 5 3,65 11 13,10 2 20,00 18 7,79
Assez bien 24 17,52 27 32,14 2 20,00 53 22,94
Passablement 54 39,42 31 36,90 3 30,00 88 38,10
Pas du tout 46 33,58 13 15,48 3 30,00 62 26,84
Sans Réponse 8 5,84 2 2,38 0 0,00 10 4,33
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

L’on peut se douter que la Jeunesse africaine soit en train de battre campagne pour la
réhabilitation de sa culture, de ses langues ou de son identité. En effet, en nous référant aux
opinions exprimées, il appert que c’est un lieu commun (pour un certain nombre de nos
participants) de réaliser qu’en Afrique subsaharienne en général, et notamment chez les
populations scolarisées, les langues étrangères semblent "phagocyter" les langues locales. Il
est ainsi courant de voir en Afrique et hors du continent, quantité d’Africains faire
instinctivement appel aux expressions occidentales lorsqu’ils en viennent à discuter dans leurs
propres langues ou dialectes.

La plupart des politiques éducatives des pays africains, notamment francophones,


semblent minimiser en effet le besoin pour leur éducation nationale respective de se doter
dans leur langue d’une terminologie qui corresponde à l’état d’avancement des sciences et de
la technique dans le monde. La preuve, nous semble-t-il, en est que, dans l’univers culturel
africain en général, il n’existe quasiment pas d’organe linguistique ou politico-culturel
authentiquement fonctionnel qui puisse être valablement comparé à l’Académie française.
C’est ainsi qu’il semble notoirement plus fréquent chez les intellectuels africains
francophones de s’offrir un bagage intellectuel relativement plus lourd dans des langues
étrangères à leur continent que dans leurs cultures authentiques propres. Il n’en demeure pas
moins par contre que certains chercheurs africains, notamment feu le savant sénégalais Cheick

398
Anta Diop (1923-1986) et les continuateurs actuels de ses travaux, profondément épris d’une
quête d’épistémologie de la culture africaine authentique, s’interrogent de plus en plus sur le
fondement identitaire des peuples africains, travaillant scientifiquement sur le contexte
historique, linguistique ou culturel du continent noir.

Il ressort alors de notre enquête que 26,84% des étudiants (Tableau 44) estiment que
savoir mieux parler une langue étrangère que sa propre langue maternelle, est une "aliénation
culturelle".

Tableau 42 (QA28) : La Francophonie aide à la transformation des langues africaines en langues de masses pratiquées
dans le monde.
Né en Europe Né en Afrique N.C.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 21 15,33 16 19,05 2 20,00 39 16,88
Pas d'accord 112 81,75 66 78,57 8 80,00 186 80,52
Sans Réponse 4 2,92 2 2,38 0 0,00 6 2,60
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Tableau 43 (QA11) : La colonisation a des conséquences positives sur le développement de la culture de votre pays
d'origine
Né en Europe Né en Afrique N.C.

Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %


D'accord 17 12.41 7 8,33 1 10,00 25 10,82
Pas d'accord 115 83.94 75 89,29 9 90,00 199 86,15
Sans Réponse 5 3,65 2 2,38 0 0,00 7 3,03
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

Tableau 44 (QA12). : Savoir mieux parler une langue étrangère que sa propre langue maternelle (langue
d'origine) vous paraît une soumission culturelle
Né en Europe Né en Afrique N.C.
Fréquence % Fréquence % Fréquence % Totaux %
D'accord 32 23,36 28 33,33 2 20,00 62 26,84
Pas d'accord 105 76,64 56 66,67 8 80,00 169 73,16
Totaux 137 100,00 84 100,00 10 100,00 231 100,00

La plupart des discussions que nous avons pu avoir avec des élèves et des étudiants
noirs, migrants et non-migrants (étudiants évoluant en Afrique), présentent quasi
unanimement un tableau peu optimiste sur l’usage des langues étrangères en Afrique.

L’assimilation …, pour que nous on perde notre culture … (Gounté, élève de classe de
Terminale S).

399
Certains africains scolarisés craignent en effet que l’expansion ou la suprématie des
langues européennes entraîne la déperdition de l’identité africaine, et donc l’assujettissement
ou la recolonisation facile du continent noir par l’Occident. Assumer le rôle parental
d’éducateur passe alors aujourd’hui, disent certaines familles, par l’obligation d’apprendre
leurs langues à leurs enfants. L’exemple précédent d’un étudiant allemand, diplômé aux USA,
qui méconnaîtrait sa langue ou la culture de son pays, semble significatif à cet égard. Ne pas
pouvoir parler savamment ou couramment sa propre langue est en général perçu comme un
déni de soi, une dépersonnalisation de soi. De ce point crucial et hasardeux de la culture
linguistique, on note ainsi une considération identitaire d’avilissement de soi, de l’effritement
de sa dignité. Être un immigré et ne pas enseigner sa langue à ses enfants, cela apparaît donc
comme une façon "irresponsable" de les insérer dans une voie de perdition ou d’aliénation.
Car ces derniers, affirme-t-on, auraient ainsi peu de chance de retrouver les traces de leur
culture d’origine. D’où la suite de la réaction de Zoho, doctorant en sociologie :

Je pense que nous devons éduquer nos enfants dans notre langue pour que demain ils
aient le choix de rester en Europe ou de retourner en Afrique.

C’est là, en fait, un besoin d’appartenance, d’attachement viscéral à leur lieu d’origine
qui est pris en considération ou plutôt en conscience chez nos enquêtés.

En fait quand tu sais pas la culture de ton pays, si t’es nul dans ta culture, t’es pas
une personne qu’on peut respecter, t’es rien en fait. C’est notre identité qui peut nous
faire reconnaître, nous respecter dans le monde. On va jamais se faire respecter si on
se montre comme des Africains sans identité (Ammy, niveau bac, mère de famille,
d’origine ivoirienne).

Ces réactions permettent de dévoiler progressivement la mise en forme dialectique de


l’aliénation linguistique contre laquelle s’élèvent des voix.

Comme tous les enfants du monde, il faut que nos enfants puissent choisir librement
leur pays de résidence, donc nous avons le devoir de leur apprendre nos langues, ça
va les aider à retrouver les traces de leurs origines […] (Zoho, doctorant en sociologie,
d’origine togolaise).

Il ne sera pas inutile, toutefois, d’évoquer l’extension de ce phénomène de revendication


identitaire chez nos enquêtés.

400
[…] en fait c’est pas avantageux pour les Africains de faire l’école ou travailler dans
les langues qui sont pas leurs langues à eux-mêmes […] Du moment que tu es obligé
de communiquer dans ton pays dans la langue qui n’est pas ta langue, c’est déjà pas
une dignité pour toi (Ammy, niveau bac, une mère d’origine ivoirienne).

Il est ainsi habituel de constater chez nos enquêtés que la langue est au centre de
différents conflits identitaires, et qu’il s’agit d’un phénomène auquel ils s’attachent en général
pour justifier, défendre ou assumer leurs cultures d’origine, comme cela transparaît avec
emphase chez Boyik, architecte béninois :

L’identité culturelle est un dossier d’actualité mondiale. Chaque individu ou peuple a


le droit de s’identifier à sa culture […]. Les familles africaines qui vivent en France
ne renoncent pas à leur identité culturelle mais elles ne s’intéressent pas moins à la
culture occidentale.

Les réactions de ce genre sont quasiment communes à la Jeunesse intellectuelle


africaine, même si elle paraît un peu loin d’une conviction absolue. Il faut toutefois remarquer
que les familles moins lettrées n’apprécient pas toujours, lorsque, lors d’une formalité
mondaine, l’on s’autorise à corriger vertement leur moindre faute langagière. La correction
est parfois aussitôt interprétée comme un acte d’arrogance, une provocation ou une insulte, et
la réaction du migrant corrigé peut s’avérer musclée à l’égard du correcteur migrant ou non-
migrant. Sondi, un père de famille (un illettré), se trouvait ainsi en consultation, la toute
première de ses vingt-deux ans de séjour en France, dans un cabinet médical.

J’ai dit : « Bonjour docteur … », elle [la dame médecin] regarde mon visage, elle dit
rien, donc moi je suis debout, j’ai commencé pour l’expliquer … elle me dit :
« Écoutez monsieur, on ne dit pas "mon maladie" », alors j’ai dit : « Madame, j’aime
pas les emmerdements. Vous êtres docteur [médecin] ou prof de français ? » (Sondi, 50
ans, illettré [CP1], ouvrier en bâtiment).

Notre interlocuteur estime que cela n’a strictement aucune importance pour lui de se
perfectionner dans une langue occidentale, parce qu’il s’agit, pour lui, de « la langue des
Blancs qui veulent jamais apprendre la langue des Noirs ». L’interviewé explique sa révolte
en ces termes : « Quand ils [les Blancs] vont vivre là-bas pour travailler chez nous [en
Afrique], ils aiment pas apprendre nos langues ». Du fait donc de n’avoir jamais, de toute sa
vie, croisé des Occidentaux qui sachent parler couramment une langue africaine, suffit, pour

401
Sondi, à justifier sa velléité à l’égard de la maîtrise d’une langue occidentale. Parler
négligemment la langue française, c’est, selon lui, une manière équitable de rendre aux
Occidentaux la monnaie de leur pièce. Mais nous devons toutefois nous garder de généraliser
abusivement : tous nos enquêtés ne sont pas Sondi, même s’il est des Africains, des jeunes en
l’occurrence, de plus en plus nombreux, qui s’interrogent, pour des raisons lambda qu’il nous
faudra élucider ultérieurement : « Pourquoi nous intéresser à une culture occidentale qui a peu
d’égard pour notre culture ? »

L’on peut, pour l’instant, retenir que, chez les jeunes migrants africains, des faits de
divers ordres, notamment sociopolitiques, les introduisent depuis cette dernière décennie,
dans une sorte de repositionnement identitaire ou de remise en cause de leur perception du
monde en général et des Occidentaux en particulier. Cette période, marquée par de grandes
mutations dans les relations internationales, ne laisse pas indifférente cette Jeunesse africaine
qui s’interroge sur la place qui est la sienne dans un monde plus ouvert à des luttes et
compétitions de tout genre, y compris celles de la culture ou de l’identité des peuples. À cet
effet, la réussite scolaire chez nos familles se refuse, nous semble-t-il, à se limiter à la maîtrise
des savoirs académiques. Car la notion de réussite déborde à leurs yeux le cadre
conventionnel de l’apprentissage scolaire pour s’étendre à celui de la maîtrise des savoirs
culturels ou linguistiques du pays d’origine.

Ainsi, pour bien de nos jeunes enquêtés, est digne d’un total respect seul l’individu qui a
su s’approprier à la fois les savoirs scolaires et la culture sociolinguistique authentique de son
pays d’origine. En effet, il se trouve que, concernant ce besoin intérieur de repositionnement
identitaire qui s’exprime de plus en plus chez la Jeunesse africaine, les arguments
d’authenticité culturelle (mobilisés dans les attributions causales du plein épanouissement
matériel, culturel et intellectuel des peuples) ne manquent guère de s’étendre ça et là comme
un feu de brousse, ou de durcir parfois comme un plâtre. Mais c’est surtout autour de la
question de bourses et de visas d’études en France que la grogne de la Jeunesse étudiante
africaine semble atteindre son apogée dans les attributions causales de l’échec.

5.4.4. Des conflits relatifs aux problèmes de visa d’études en France


Des réactions en chaîne vont nous permettre de prendre la température des conflits qui
opposent l’État français aux étudiants originaires de pays ayant connu ou connaissant une
forte influence de la coopération franco-africaine. Ces réactions portent pour l’essentiel sur la
réduction des bourses ainsi que des visas d’études pour les jeunes africains francophones.

402
Aujourd’hui, déclare Godwell (un chef d’entreprise, niveau DEUG), l’État français
accorde difficilement des visas d’études supérieures aux Africains …

Les complications procédurales d’obtention d’un visa d’études dans les consulats
français en Afrique, font de plus en plus l’objet d’un grincement de dents chez des familles.
Certains étudiants considèrent en effet que les demandes de visas pour une formation en
France ont aujourd’hui pratiquement fort peu de chance d’aboutir, à moins d’une grâce
exceptionnelle obtenue par des veillées de prières en groupe ou par des libations aux
ancêtres :

Aujourd’hui pour obtenir le visa pour une formation en France, c’est la croix et la
bannière…, il faut faire des neuvaines et des jeûnes ou des sacrifices aux ancêtres
[…]. Pourtant on nous dit que nous sommes des francophones. Nous sommes
Africains membres d’une Francophonie qui ne nous donne même plus le droit d’avoir
un visa pour faire des études en France (Cika, diplômée en commerce).

Ces grognes apparemment burlesques semblent quelquefois dépourvues de réalisme,


mais elles nous montrent chez les jeunes, quelques motifs de leur aigreur, fondés ou non-
fondés, qui les obsèdent.

Nous les Africains on n’a pas la facilité d’avoir le visa pour étudier en Europe, alors
que tous les Européens ils ont facilement le visa pour aller … en Afrique […] (Baya,
étudiante en licence d’électronique).

Cette attitude de la Jeunesse africaine à réclamer le droit à la liberté de circuler


librement (comme les Occidentaux) dans le monde, ou de voyager en Occident pour s’y
former, est un phénomène social qui prend de l’ampleur en Afrique francophone. Il s’agit,
nous semble-t-il, d’une attitude somme toute complémentaire à celle des Africains de France
qui voient ou croient voir dans les inégalités de coopération franco-africaine, une cause
d’échec ou de retard lié à leurs conditions sociales de sous-développement. Aussi, – et c’est
bientôt le moment d’analyser les opinions des enquêtés sur la responsabilité qu’ils s’attribuent
à eux-mêmes dans les maux (ceux apparemment issus des échecs de politiques éducatives et
sociales) qui minent leur continent –, pourrions-nous constater deux tendances-clés en relation
évidente avec la crise du développement qui, par ailleurs, est perçue comme une manifestation
plus dramatique de l’échec scolaire et social : d’une part, c’est que les familles (qu’elles
soient instruites ou pas), dans leur écœurement face à la misère qui sévit sur leur continent

403
d’origine, se rebiffent en général lorsque l’on tente de leur proposer une explication (de leurs
échecs en développement) qui dédouane l’Occident ; d’autre part, l’extrémisme apparent que
traduisent les opinions des familles n’est pas moins révélateur de leur insatisfaction générale à
l’égard de la "coopération franco-africaine", au même titre qu’à l’égard de la dictature
endogène, comme la source des principaux échecs en développement que connaissent leurs
pays. C’est, en effet, cette tendance d’attribution causale de l’échec scolaire et/ou social
s’appuyant sur le manque de transparence dans les accords d’échanges ou de "gouvernance
coopérative", qui va de suite nous préoccuper, un tant soit peu, dans les analyses suivantes.

5.5. Regards conflictuels des immigrés (parents et étudiants) africains sur leur
continent d’origine : une autre forme de perception de l’échec scolaire
Au-delà des critiques orchestrées par nos enquêtés contre les défaillances de la
coopération prises comme cibles dans leur explication partielle du délabrement de l’Afrique et
des échecs en développement (les politiques éducatives y étant comprises), c’est la critique
envers leur propre continent d’origine qui semble faire surface. Ammy, mère de famille
d’origine ivoirienne, n’en fait aucune concession. Elle indexe vertement la corruption en
Afrique et s’en bat les paupières.

Tu vois en Afrique ? Les écoles sont malheureuses, les universités elles n’ont pas
d’argent […]. Tu vas dans un bureau, les fonctionnaires ils demandent pot de vin
avant de servir un citoyen. Tu veux faire un papier dans un bureau, il faut donner pot
de vin au fonctionnaire, sinon ton papier tu l’auras jamais… les gars ils disent : « Si
tu veux avoir ton papier vite fait, il faut parler français » … ils te regardent et ils
sourient, ils te demandent de "parler français". Là-bas, pot de vin de corruption, c’est
ça qu’on appelle "parler français". […] C’est la corruption partout…, il y a personne
en Afrique qui veut faire les choses normalement…, tout le monde veut la corruption.
On peut jamais se développer avec la corruption (Ammy, Ivoirienne, niveau bac).

On retrouve dans les discours de certaines familles d’instruits ou d’esprit bien ouvert,
l’admission, au moins jusqu’à un certain point, de la responsabilité des Africains eux-mêmes
dans le mal du sous-développement qui pose problème à la scolarisation, à l’alphabétisation et
au bien-être de leur continent. Dans cette perspective, l’attribution causale de l’échec ne
s’écarte pas du réalisme wébérien de l’interprétation sociologique. Cette lecture du sous-
développement (en tant que partie prenante de l’attribution causale de l’échec scolaire et/ou
social) n’est plus extérieure. L’extrait suivant le montre davantage, avec force détails :

404
[…]… c’est grave la situation de l’Afrique, moi je dirais que c’est la faute à ceux qui
dirigent l’Afrique, se persuade Ammy. Il y a des villages où il y a pas d’eau à boire…,
il y a pas de latrines publiques, il y a même pas de bancs dans les écoles, les écoles
sont abandonnées, et les enfants d’Afrique ce sont eux qui en souffrent le plus. Les
enfants ils naissent malheureux, ils grandissent malheureux, souvent ils meurent
malheureux sans avoir la chance de grandir et c’est honteux pour notre continent.

Pour les familles les plus averties des pratiques frauduleuses dans la gestion des biens
publics en Afrique, le sous-développement de leur continent n’aurait pas grand-chose à voir
avec la manipulation occidentale ou extérieure. Chez beaucoup de familles en effet, l’on note
des accusations suffisamment argumentées contre le système de gouvernance en usage en
Afrique. Des familles, même des moins lettrées, nous informent, sans faire aucun tabou des
réalités qui semblent "empoisonner" la vie sociale en Afrique, que la dictature politique et la
magouille administrative entraînent de facto la déchéance du continent. De nombreux
participants considèrent de surcroît que le totalitarisme de la "méthode unique" qui sévit dans
la plupart des pays sous-développés d’Afrique, fait que les enfants y sont condamnés dès le
sein maternel à perpétuer la misère de leurs parents. Leurs aspirations et leur volonté
s’anéantissent du coup dans cet environnement décadent où règnent, dit-on, la mégalomanie
et la « brutalité sauvage » de ceux qui sont au pouvoir ou veulent y parvenir. Pis, estime-t-on,
l’enfant né dans une telle atmosphère éprouvante, meurt en général sous l’effet traumatique de
la terreur politique, des guerres tribales et des maladies endémiques. Autant dire que
l’attribution causale de l’échec scolaire ou social, en s’associant à celle de l’échec en
développement, devient une réaction socialement signifiante : l’échec scolaire est alors perçu
chez nos participants comme un prolongement du sous-développement et vice versa.

En effet, s’il est pédagogiquement et moralement conseillé que l’enfant acquière, dès ses
premiers contacts avec la vie familiale ou sociale, un sentiment de sécurité, d’assurance ou de
confiance en soi, il n’est pas évident qu’il puisse acquérir ce sentiment par l’incongruité d’un
modèle de gouvernance mettant chroniquement à l’honneur, des dirigeants tyrans et des
rebelles criminels (Kabou, 1991). L’importance d’un environnement sécurisé et du désir de se
construire une personnalité dans un milieu humainement attractif vient certainement de ce
qu’il est impossible de surmonter la misère de l’inquiétude humaine sans combattre la
résignation au profit de l’urgence d’insertion de l’enfance dans une société apaisée.

405
En effet, « une éducation est impossible si l’enfant ne trouve pas dans le monde ce qui
lui permet de se construire. Toute éducation suppose le désir, comme force d’impulsion qui
entretient le processus. Mais il n’y a de force d’impulsion que parce qu’il y a une force
d’attraction : le désir est toujours « désir de », l’enfant ne peut se construire que parce que
l’autre et le monde sont humains, et donc désirables » (Charlot, 1997, p. 61). Autrement dit,
le développement de l’enfant ou de l’individu repose nécessairement sur la qualité des
conditions humaines ou sociales qui participent de son éducation. En effet, « c’est dans les
pratiques qui lui sont devenues familières quand il était garçonnet ou fillette, des conseils
qu’il aura reçus, des exemples qu’il aura sous les yeux, des impressions éprouvées, des
influences ressenties que sortira plus tard sa conduite » (Sébastien Faure, in Éducation et
liberté, tome 1, 2005, p. 306). Or nombre de familles africaines considèrent elles-mêmes que
leur environnement social d’origine est d’une forte prédominance d’éléments endogènes et
exogènes tragiquement nuisibles à la condition féminine, et donc à l’éducation de l’enfant et
de l’adulte.

La femme africaine est une femme en souffrance à cause de la mauvaise gestion de


nos chefs qui tuent là […] l’Afrique a une souffrance garantie pour ses enfants, parce
que l’État en Afrique est un club d’illégaux. […] Non, aucun espoir, je te dis,
l’Afrique est trop corrompue. On a du diamant en Afrique, on a de l’or en quantité,
du pétrole, on a tout en Afrique et on a faim. D’où sort cette malédiction-là ? On n’a
pas assez de grandes écoles, on n’a pas de grands hôpitaux …, même les présidents
d’Afrique-là ils vont se soigner en Europe, c’est quoi cette inconscience-là ? … les
enfants ils sont obligés d’immigrer pour étudier, se faire humilier par la police
d’Europe … non, faut arrêter ça quoi (Tao, 25 ans, niveau Première scientifique, agent de
sécurité).

L’intarissable misère de leur continent (monnaie dévaluée et autres problèmes


conduisant aux échecs des politiques éducatives et sociales) qu’ils attribuent à
« l’inconscience » de leurs dirigeants, à l’impopularité des dictateurs et par ailleurs au soutien
intéressé de l’Occident à la corruption africaine, semble propulser nombre de nos enquêtés
dans un déluge de consternations ou d’énervements plus ou moins perçus, par les uns et les
autres, comme des signes avant-coureurs des prochains soulèvements sociaux. Ces réactions
posent d’une manière significative le problème du rapport conflictuel que les partenaires
éducatifs africains entretiennent avec leurs pays d’origine et d’accueil, pays auxquels ils se

406
sentent en général très attachés en dépit des anormalités fonctionnelles et structurelles qu’ils y
perçoivent et dénoncent de part et d’autre.

Mais si beaucoup, parmi les enquêtés, se limitent à l’expression de leur indignation,


quelques-uns, du moins les plus instruits, vont plus loin jusqu’à soulever des interrogations, à
établir des diagnostics et à proposer des remèdes de choc au sous-développement qu’ils se
refusent d’ailleurs d’admettre comme irrémédiable. De l’entretien que nous avons pu avoir
avec l’un des plus scolarisés de notre échantillon (Taeko, un doctorant en philosophie), les
extraits suivants ont des reliefs fort éloquents :

[…] …, nous sommes les premiers responsables de notre retard en


développement … On passe tout notre temps à crier : « Nous avons été violés…,
nous avons été brimés… » […] Au lieu de pleurer sans fin, pourquoi ne pas
révolutionner nos sociétés [africaines] pour accéder à une vie de meilleure
qualité ? […] Nous avons des dirigeants chez nous, qu’est-ce qu’ils font de bien
pour leurs peuples ? Pourtant nous sommes des pays indépendants … nous
avons des écoles et des universités chez nous en Afrique …, qu’est-ce qu’on en
fait ?
- Vous venez de dire de révolutionner les sociétés africaines, pourriez-vous détailler
ce point ?
- […] …, il faut que les Africains développent des capacités de nuisance comme font
les Orientaux et les Occidentaux.
- Capacités de nuisance, c’est-à-dire…, concrètement …
- Aujourd’hui quand la Chine tape du poing sur la table, l’Occident sursaute.
Pourquoi ? Parce que la Chine a une capacité de nuisance, elle maîtrise les
savoirs scientifiques et techniques, elle pèse de son poids démographique,
culturelle, économique et nucléaire […] Regarde la tactique de la Russie. […] La
Russie a de grands chercheurs, de grands savants, de grands techniciens… […]
L’Africain doit arriver à intégrer dans sa conscience que le destin d’un peuple se
construit par son unité, sa force culturelle, intellectuelle, économique et sa
capacité de nuisance … et que la liberté n’est pas donnée mais arrachée… et être
libre, c’est ne pas se laisser manipuler… La Révolution française, la prise de la
Bastille, c’était pas un pique-nique…, c’était une lutte sanglante, c’est des
personnes cultivées, réfléchies qui ont organisé la lutte dans l’ombre et ça a
marché… il faut que les Africains s’en inspirent, il faut que les Africains arrivent

407
aussi à faire en sorte que le sang impur des manipulateurs abreuve leurs sillons
[l’interviewé fait ici allusion à un passage de la Marseillaise, l’hymne national
français].

Le jeune philosophe, doublé de ses compétences dans les arts martiaux (puisqu’il s’agit
en effet d’un haut gradé du Taekwondo), semble un partisan de la manière juste et forte.
Taeko estime en effet que le salut du continent africain ne peut venir que d’une révolution
intellectuelle, culturelle, économique, notamment de l’unité de l’Afrique et de la capacité de
nuisance dont elle devra se doter, c’est-à-dire la maîtrise des savoirs atomiques, en tant que
moyens de défense ou de dissuasion. Signalons rapidement que la plupart des étudiants qu’il
nous a été donné d’interviewer lors de nos investigations, ont une posture plus ou moins
similaire à celle de Taeko, ou plus précisément à celle du célèbre écrivain congolais, Sony
Labou Tansi (« Nous devons créer une culture de choc. Une culture de riposte … »95).
L’Afrique, pour eux, doit user de tous les moyens possibles, y compris celui d’une révolution
aussi troublante et réparatrice que la prise de la Bastille, pour retrouver sa dignité, en se
libérant de la « vieille cage infâme » où elle est, dit-on, durablement prise en otage par des
« potentats gourmands ».

Ainsi, pour une bonne partie de la Jeunesse africaine, s’il y a une nécessité à faire du
progrès dans tous les secteurs du développement, c’est qu’il y a d’abord une nécessité à lutter
contre les manipulateurs qui, selon l’opinion générale, ont toujours des "discours flatteurs" à
proposer à leurs partenaires, mais rarement l’application sincère d’une politique de
coopération à visage humain. Autrement dit, les jeunes d’origine africaine semblent ne plus
croire aux discours politiques, encore moins à une coopération « Nord-Sud » dans laquelle
rien, disent-ils, n’est jamais clair. Par contre, ils croient, nous semble-t-il, à une révolution à la
"1789", qui n’est donc probablement pas celle des « ventres repus » (« La prise de la Bastille,
c’était pas un pique-nique »), encore moins celle du machiavélisme daltonien qui « voit rouge
et proclame vert », comme disait Ida (une mère ivoirienne, licenciée en espagnol) en parlant
des « énarques diplomates ». La révolution, selon l’opinion des jeunes africains, n’est possible
qu’en fonction de la conscience qu’on a de sa vie d’opprimé. Des jeunes s’attachent ainsi,
malgré eux, au pied d’une révolte intériorisée qu’ils semblent mettre au compte d’une
frustration sociale profonde.

95
Extrait des propos de l’écrivain Sony Labou Tansi, recueillis par Guy Daninos, in Revue Afrique
Littéraire et artistique, n° 57, 1980.

408
On nous donne jamais l’envie de choisir la paix … longtemps on nous traite comme
des bêtes, même quand on fait des études on nous traite comme des salauds, dans ce
cas on décide quoi ? […] On nous prive, on nous insulte, on nous chasse partout, ça
fait trop d’injustices tout ça, nous on peut plus rester là comme ça comme des
pauvres cons sans faire du boucan [créer des incidents] (Képéré, 22 ans, BTS en
maintenance électroménagère, employé).

De fait, les frustrations (qu’elles soient d’ordre scolaire ou social) auxquelles les jeunes
semblent ne pas trouver de remède leur font entrer, comme par effraction, dans une "cour de
révolte" où ils espèrent peut-être pouvoir régler les comptes avec les bourreaux présumés de
leurs espoirs d’épanouissement intellectuel et social. Cette révolte qui est en quête de
révolution, gronde d’une façon également manifeste dans l’opinion de Souama, 23 ans,
vendeur :

Ça sent partout la pauvreté …, je suis grand, j’ai mon BTS de commerce, je travaille
mais je suis toujours en tri-location [bail signé à trois] parce que la crise nous brûle.
Ma sœur a deux masters mais elle vit dans une poubelle [vie précaire], elle fait des
boulots qui sont même pas des boulots, elle peut même pas retourner en Afrique
parce que c’est encore plus grave le chômage là-bas. Ici [en France] les diplômés
sont paumés mais ils peuvent espérer …, là-bas [en Afrique] les jeunes savent même
pas ce qu’on appelle un vrai travail. Les voleurs internationaux [multinationales] leur
donnent jamais du bon travail, quel monde ça ? […] C’est trop dur là-bas …, très,
très dur. Ici, les sociétés ferment mais l’État fait que parler de grippe H …, la grippe
de la crise … Faut qu’on bouscule les chefs du monde par la force…, sans ça, les
souffrances vont déborder.

Il nous semble que ce sont là des consciences éprouvées qui, sans qu’on ait infiniment
besoin d’analyser ad unguem leurs jugements, expriment des souffrances jusqu’au point de
rupture de l’espérance. Il nous semble en effet y reconnaître des signes bouillants d’une
révolte qui tend probablement vers une révolution déchirante dans laquelle les chantres des
savoirs dits valorisants risquent, nous dit-on, de perdre la face, longuement peut-être, devant
une Jeunesse africaine qui se demande avec résignation ou désespérance : « À quoi ça sert de
s’instruire ou de coopérer si c’est pour être misérable, exploité et humilié ?… » (propos d’un
diplômé en communication, intérimaire à récurrence).

409
Conclusion
Il faut retenir que, chez les parents, comme chez les apprenants, les malentendus
paraissent d’une égale ampleur, notamment concernant les conditions socio-économiques,
historiques et politiques d’apprentissage ou d’intégration professionnelle sur lesquelles
d’ailleurs portent plus souvent leurs attributions causales. Aux propos faisant état de niveau
scolaire africain vu comme difficilement reconnu en France et d’une relation socioéducative
ou pédagogique tendue (notation ou orientation dite « à la couleur du client », élèves et
parents meurtris par des moqueries racistes, etc.), se superpose un tolet général autour de la
relation Nord-Sud perçue comme source de délabrement économique, social, moral et
intellectuel du continent noir. Le sentiment d’humiliation ou de malaise affectif est donc au
faîte des attributions causales de l’échec scolaire et non-scolaire chez les familles. À noter
principalement des réactions désespérées face à ce que certains parents et apprenants
considèrent comme une politique de nuisance à leur image dans les écoles et dans les
quartiers ; ce qui semble incruster plus d’un dans des sentiments de déception tels que la perte
de l’estime de soi, la mélancolie, les chagrins et, au final, l’envie pour un certain nombre de
jeunes de s’affilier à des mouvements révolutionnaires ou religieux qui les délivreraient de la
capitulation morale, de l’abandon de soi ou, comme disait une étudiante rwandaise, de
« l’acceptation honteuse de l’injustice ».

La gravité sociale de la grogne des familles ou plutôt l’intonation apparemment


subversive de leur attribution causale débouche, implacablement, sur le principe biblique dit
« œil pour œil, dent pour dent » : principe au nom duquel les familles croient, en désespoir de
cause, qu’il est normal, pour restaurer la justice là où elle fait défaut, d’attirer, comme l’on
peut, l’attention du monde sur les intolérables souffrances qui sont celles des « populations
errantes, sans rien, même pas de papiers » (propos d’une étudiante en deuxième année de
droit). Les familles de la diaspora africaine ne sont pourtant pas toutes logées à la même
enseigne en ce qui concerne les malentendus, conflits ou tensions dont il est question dans ce
chapitre. Les différences de vue sont parfois si émiettées, si atomisées, qu’à moins d’avoir un
excellent soutien financier (ce qui n’est pas du tout le cas de la présente recherche), nul ne
saurait aller à la prétention de les cerner en menus détails.

Il faut également signaler que certains cas de conflits, ou de malentendus ici analysés,
n’appartiennent pas en propre aux populations concernées par notre étude. Nous pensions
d’ailleurs qu’il n’y aurait rien d’exclusivement propre à une population, et qu’il ne serait
certainement pas répréhensible à nos investigations de se procurer, quand c’est possible, "des

410
oignons chez des fruitières" comme on dit. Cette audace nous a, en quelque sorte, permis de
voir que les migrants ne sont pas des entités absolument singulières ni totalement différentes
des populations autochtones. Mais si, par contre, beaucoup d’entre eux paraissent survoltés,
déprimés ou simplement indignés par ce qu’ils appellent « l’insupportable humiliation
infligée aux Noirs », quelques-uns ne semblent traduire qu’une réaction diffuse, se plaçant à
un degré minimum de positionnement assez suffisant, selon eux, pour rester conscients de
leurs conditions précaires.

Mais avant toutefois de clore ce chapitre, il nous faut brièvement signaler que nous
allons bientôt entrer dans une analyse faisant ressortir un regroupage ou, si l’on veut, une
semi-récapitulation catégorielle des attributions causales recensées au cours de l’enquête ; ce
qui constitue, nous l’espérons, la dernière pierre d’attente des explications importantes à
fournir pour clôturer la présente thèse.

411
CHAPITRE SIX

Analyse catégorielle et semi-récapitulative des attributions causales recensées


Nous n’avons pas ici la prétention d’établir la vérité des opinions exprimées sur le
phénomène socioscolaire de l’échec ou de la réussite chez nos enquêtés (la notion de vérité
étant mouvante et sujette à polémique), mais d’essayer de récapituler en quelque sorte les
principales catégories d’attribution causale que les chapitres précédents nous ont permis de
repérer. Ces chapitres nous ont permis en effet d’évaluer un tant soit peu la manière dont les
participants de notre enquête approchent eux-mêmes leur scolarisation, formation et insertion
socioprofessionnelle en France, et par rapport à leur pays d’origine. Il s’agit donc maintenant
d’exposer, par une démarche de synthèse analytique, la catégorisation des imputations en
question. Nous sommes pourtant conscient que le risque d’arbitraire, dans un tel effort de
catégorisation, est une menace d’incertitude dans l’approche d’un phénomène dont la
perception varie en fonction de l’humeur de nos participants, de leurs vécus, peurs,
satisfactions ou frustrations, et notamment de différents facteurs endogènes et exogènes. Tout
se complique en effet lorsque ces facteurs (économiques et historico-politiques notamment) se
superposent tout en se durcissant pour constituer une Tour de Babel d’opinions sur l’échec et
la réussite : opinions d’appréciation tantôt apaisantes tantôt litigieuses, tantôt édifiantes tantôt
bouleversantes, souvent explicites mais procédant parfois d’une déclinaison de conceptions
susceptibles au demeurant d’induire une confusion d’identification.

Il faut par ailleurs convenir que cette catégorisation à laquelle nous entendons fournir
quelques suppléments d’analyses, ne peut pas appartenir aux seules populations d’origine
africaine. Nous estimons ainsi que sa prise en compte éventuelle dans une perspective
comparative (ou sa simple transposition dans un tout autre milieu culturel migrant) peut
logiquement révéler des similitudes et/ou des disparités : ceci n’est quand même pas le but de
nos investigations. L’on se doute néanmoins de l’implication relativement importante que
toutes les attributions causales de l’échec ou de la réussite peuvent avoir dans les rapports à
l’école, aux savoirs et aux croyances chez nos participants. C’est ce que nous entreprendrons
de mettre en exergue, comme nous le disions, à travers cinq branches d’attributions relevées
au fil des chapitres antérieurs, et qui nous paraissent assez significatives, à savoir :

- les attributions d’ordre économique


- les attributions d’ordre environnemental et socio-administratif
- les attributions d’ordre moral ou religieux

412
- les attributions relatives aux problèmes d’apprentissage
- les attributions d’ordre historico-politique.

Il nous faut décortiquer synthétiquement et successivement chacune de ces catégories


d’attributions pour en apprécier l’ampleur générale et particulière, ou du moins le contenu
synthétisé.

6.1. Attributions d’ordre économique


L’économique leur apparaissant comme le nerf du combat pour la réussite sociale, les
familles, élèves et étudiants le mobilisent abondamment pour justifier l’échec, la réussite ou
l’abandon de leur projet scolaire ou universitaire. Mais la justification économique de l’échec,
chez les familles enquêtées, a des formulations variées.

6.1.1. Problèmes financiers : des revenus incertains


Chez les personnes interrogées, la conviction est forte que l’argent a un rôle
incontournable dans la formation scolaire. Les études leur apparaissent unanimement comme
dépendant de la capacité pour les familles à y débourser suffisamment de fonds. Sissi
(coiffeuse) en est plus que convaincue :

… s’il y a pas l’argent c’est difficile de faire beaucoup l’école. […] C’est avec
l’argent on peut faire les bonnes choses de l’école.

Tomondji, ouvrier, n’en est pas moins convaincu :


Quand il y a la pauvreté, il y a pas l’envie d’apprendre quelque chose de l’éducation.
C’est à cause de ça que quand il y a pas l’argent pour vivre bien, l’éducation ne
marche jamais. Parce que l’échec des enfants, c’est la pauvreté de père et mère qui
fait ça.

Ammy, agent d’accueil dans un collège, qui a plein d’ambitions pour ses enfants, est
assez expressive sur cette question de moyens financiers. Elle doute que sa pauvreté puisse
apporter le maximum nécessaire à la formation scolaire de ses enfants :

Moi je veux que mes enfants ils soient parmi les meilleurs des meilleurs, mais les
enfants ils deviennent pas facilement meilleurs quand il y a la misère chez la maman.

Boyik, architecte, lui, s’appuie sur sa propre expérience d’étranger pour expliquer la
cause économique de l’échec chez les étudiants immigrés.

413
[…] il faut quand même avoir du support financier pour pouvoir faire des
études. C’est pas facile de s’autofinancer.

Le manque d’argent ou l’impact des revenus manquants justifie l’échec ou la rupture des
projets scolaires. Mais d’autres formulations apparentées à la causalité économique ont été
repérées chez nos enquêtés. Mais voyons d’abord les chiffres.

58,12% des parents interrogés (Tableau 46) pensent que la faiblesse de leurs ressources
a des impacts négatifs sur l’éducation de leurs enfants.

Tableau 46 (QP33) : Les ressources du migrant sont faibles. La scolarité ou l’éducation


de ses enfants en prend un coup
Fréquence %
Pas d'accord 49 41,88
D'accord. 68 58,12
Totaux 117 100,00

Autant signaler qu’il existe des inégalités de réussite en défaveur des familles populaires
en général et africaines migrantes en particulier, et qui semblent un phénomène nommément
imputable à la faiblesse des revenus de ces familles. Françoise Bahoken (2007), s’appuyant
sur l’ "enquête emploi" réalisée en 1999 en France par l’Insee, rapporte que sur les 126000
actifs ciblés par l’étude, l’Afrique (sans le Maghreb) représente 4,2% d’artisans, commerçants
et chefs d’entreprises, 8,1% de cadres et professions intellectuelles supérieures, 1,5% de
professions intermédiaires, 36,5% d’employés, 39,8% d’ouvriers dont 21,5% non qualifiés et
27,2% d’ouvriers qualifiés. Bahoken considère que la présence en France des Africains dans
les catégories d’ouvriers et d’employés est non seulement forte par rapport à d’autres groupes
de populations étrangères, mais aussi solidement corollaire de bas salaires. Considérant
également la même étude réalisée en France par la même institution (INSEE) en 2002,
Bahoken (2007) s’aperçoit que le taux de chômage des ressortissants africains âgés de 25 à 59
ans est légèrement inférieur à celui des ressortissants maghrébins, soit de l’ordre de 1 pour 5.
Sans confondre l’attribution causale objectivement établie par l’auteur et celle en apparence
aléatoire des sujets de l’enquête, il faut remarquer qu’ici les deux s’emboitent à l’évidence.
D’autant qu’outre cette statistique dûment mobilisée par la géographe pour établir l’ampleur
de la précarité financière qui frappe particulièrement et de plein fouet les populations
africaines migrantes, d’autres compétences, par la même voie, ont essayé de montrer que le
revenu ou l’origine socioprofessionnelle des familles s’ouvre sur des inégalités sociales de
réussite scolaire.

414
Ainsi Bernard Lahire, dans sa Culture écrite et inégalités scolaires (1993, p. 50) nous
présente des chiffres (Tableau 47) très éloquents sur l’existence d’une corrélation entre
profession (implicitement le revenu) du père et le taux de redoublement des enfants de C.P.
dans la période 79-80. Les résultats de son étude montrent que les « inégalités sociales de
réussite sont nettes dès le primaire ». Les chiffres inscrits sur le tableau ont en effet une allure
graduellement régressive selon que l’on tend de la case des salariés agricoles vers celle des
cadres ou professeurs. Ainsi les taux de redoublement d’enfants en CP au cours de l’année
académique 79-80 sont les suivants : 29,9% d’enfants de salariés agricoles, 23,9% d’enfants
d’ouvriers non qualifiés, 22,5% d’enfants d’ouvriers spécialisés, 21,4% d’enfants de
personnel de services, 14,9% d’ouvriers qualifiés, 10,7% d’enfants d’employés, 9,8%
d’enfants d’artisans et commerçants, 4,4% de cadres moyens, 3,7% d’enfants de chefs
d’entreprise et enfin 2,4% d’enfants de cadres supérieurs et professeurs.

Tableau 47 : Taux de redoublement en CP, pour les enfants entrés à 6 ans, année 79-80 (en %)

Salarié Ouvrier non Ouvrier Personnel Ouvrier Employés Artisan, Cadres Chefs d’ Cadres,
En %
agricole qualifié spécialisé de service qualifié Commerce. moyens entreprise profess.
Taux de redoublement en CP,
29,9 23,9 22,5 21,4 14,9 10,7 9,8 4,4 3,7 2,4
selon la profession du père.
Source : Bernard Lahire, « Culture écrite et inégalités scolaires, PUL, 1993, p. 50 »

Tels que présentés, ces résultats montrent que c’est à juste titre que nos participants
considèrent que l’éducation scolaire a des accointances avec la profession ou le revenu des
familles, ce qui révèle une situation inégalitaire de conditions d’apprentissage et donc de
résultats scolaires. L’étude de Lahire est d’autant plus intéressante qu’elle permet de prendre
la mesure de ce phénomène d’inégalité de réussite scolaire dans l’enseignement supérieur. Le
Tableau 48 indique trois colonnes de chiffres illustrant une proportion importante de réussite
scolaire chez les étudiants selon leur origine sociale. Grosso modo, l’on peut retenir que
50,8% d’enfants de parents cadres, professeurs ou de profession libérale sont en classe
préparatoire et les enfants de parents agriculteurs représentent 2,8% à l’université.

415
Tableau 48 : Origine sociale des étudiants français dans l’enseignement supérieur en 1996-97 (en
%).

Classes préparatoires aux Sections de


Université
grandes écoles techniciens supérieurs
Agriculteurs 2,8 2,4 3,2
Artisans, commerçants, chefs 8,9 7,4 9,5
d’entreprise
Professions libérales, cadres 35,2 50,8 13,9
supérieurs, professeurs
Professions intermédiaires 19,6 16 17,1
Employés 12,7 8,9 16,2
Ouvriers 12,8 6,9 26
Retraités, inactifs 8 7,6 14,1
Total 100 100 100
Insee, tableau de l’économie française, 1998-99

L’intérêt de la mise en parallèle des études de Bahoken (2007) et de Lahire (1993) est
de nous conduire, dans la limite du vraisemblable, l’une à la compréhension de la condition
socioéconomique des migrants africains, l’autre à la source des impacts du revenu des parents
ou de leur origine socioprofessionnelle sur les inégalités de réussite scolaire des enfants. Et,
chose faite, nous y sommes, à fond. Pourtant, nous l’avons précédemment exposé, Lahire ne
recourt pas au facteur "origine socioprofessionnelle" pour certifier péremptoirement
l’apodicticité des théories de l’héritage culturel, de culture et "sous-cultures, etc. Il "dissèque"
plutôt, dans son L’homme pluriel (2001), les limites de ces notions anciennes, par le biais
d’une analyse sociologique critique.

La question de la causalité économique de la réussite ou de l’échec scolaire est du reste


une relation socialement subsistante. Ainsi son impact peut-il s’avérer probant, comme nous
venons de l’approcher aussi bien chez les scientifiques que chez les populations concernées
par le phénomène. Mais l’incidence économique sur les parcours scolaires est un phénomène
qui a des ramifications implicites, telle que la question de la difficile conciliation des études et
des "petits boulots".

6.1.2. Étudier et faire des "petits boulots"


Dans son passionnant mémoire en développement et humanitaire intitulé "Étudiants
africains en France : un cerveau pour les études, deux bras pour le boulot et des jambes pour
courir" …, Mandrilly (2007), alors étudiante à Bordeaux III, constate qu’« en effet, rares sont
les étudiants qui reçoivent réellement les 430 € obligatoires pour le séjour en France » et
qu’au contraire ils sont en général des « petits travailleurs infatigables » durement confrontés
à de nombreux impératifs, c’est-à-dire à payer leur loyer, leurs vivres, inscription

416
universitaire, fournitures scolaires, factures d'électricité, de gaz, d'eau, de téléphone, leur
abonnement de transport, taxe d'habitation, etc. et que, par rapport à une telle pléthore
d’obligations financières, il est de toute manière nécessaire pour eux d’avoir des entrées
d’argent. L’étudiante bordelaise, très avertie sans doute de la situation financière des étudiants
migrants, va d’ailleurs plus loin et constate que les étudiantes et étudiants africains font figure
de « vrais petits vigiles et plongeurs » ou de « vraies petites techniciennes de surface et
spécialistes du service à domicile ». Elle se rend compte et nous informe que ces personnes
jettent, faute de trouver mieux, leur dévolu sur des besognes éreintantes, assumant ou
cumulant parfois illégalement des tâches diurnes et nocturnes, à cause notamment du fait que
la durée maximale de temps légal de travail (temps imparti aux étudiants) leur permet
difficilement de maintenir leur compte.

C. Grignon (2003), président de l’Observatoire National de Vie Étudiante (OVE) a,


pour sa part, montré dans son rapport transmis au Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation
nationale et de la Recherche, que les activités rémunératrices menées parallèlement à leurs
études, sabordent la scolarité de quantité d’étudiants. Son rapport stipule que le taux
d’étudiants n’exerçant aucune activité rémunérée au cours de l’année universitaire (à
l’exception des vacances d’été) s’élève à 54,5%. Il montre également que parmi les étudiants
partageant leur temps entre leur scolarité et les activités payées, les deux tiers travaillent
occasionnellement, 18,6% sont à mi-temps ou travaillent au moins un semestre par an (soit
8,5% de l’ensemble des étudiants), 15,3% ont un travail à plein temps (7% de l’ensemble).
Hormis les activités pécuniaires non dissociées des études (emplois d’ATER, de professeur
stagiaire ou d’élève professeur, de vacataire universitaire, d’interne ou d’externe des
hôpitaux), dit le rapport, il y a un taux de 22% d’étudiants qui travaillent, soit 10% de
l’ensemble des étudiants.

Ces données de l’Observatoire de la vie étudiante ont une résonance similaire aux
attributions causales de nos enquêtés. Le travail associé aux études est en effet perçu par eux
comme un indicateur de mauvais rendements intellectuels. Ce phénomène résume donc et
explique une bonne part des difficultés scolaires chez nombre d’étudiants ; il confirme, dans
toute sa vraisemblance, que le travail rémunéré réduit les chances de réussite dans les filières
les plus prestigieuses qui exigent que la vie estudiantine soit exclusivement vouée aux études.
Grignon (2003) note par ailleurs que « les étudiants étrangers non-européens » sont les plus
durablement démunis et donc les plus touchés par le phénomène du travail des étudiants. Le
constat de l’auteur est d’autant d’actualité qu’être un étudiant et faire des petits boulots

417
apparaissent aux yeux des familles comme deux choses difficiles à assumer, deux choses
inconciliables comme courir et se gratter les pieds.

Les études sont trop fatigantes pour celui qui doit préparer un examen et doit bosser
en même temps pour payer son loyer et sa nourriture. On peut pas faire les deux et
puis espérer qu’on va réussir normalement […] La réussite à l’école ça dépend du
temps que l’étudiant consacre à ses études (Jessica, étudiante en informatique, 19 ans).

Le message est clair : ex nihilo nihil, rien n’émane de rien, pour réussir ses études il faut
disposer du temps. Or du temps pour entreprendre les études, on n’en dispose pas assez en
s’adonnant aux « petits boulots ».

[…] Ce travail-là était très épuisant, c’est-à-dire les espaces verts…, c’est pas
seulement tailler les gazons, c’est les ramasser, c’est charger tout, aller à la
déchetterie, il faut aller à un rythme très rapide… Il faut finir très vite et rejoindre
son domicile, se changer et respecter les horaires des cours à la fac. Donc ça n’a pas
été du tout facile. Donc j’étais tout le temps fatigué (Godwell, ancien étudiant de niveau
DEUG, actuellement chef d’une entreprise de distribution de marchandises).

Les « petits boulots » expliquent donc couramment le phénomène de l’échec chez les
participants de notre enquête, comme on le voit et le verra davantage. Ainsi, les immigrés
estiment que le besoin irrépressible de survivre et la nécessité d’y répondre ne rendent pas
toujours possible la réussite des étudiants étrangers. Mais des opinions apportent de surcroît,
dans le sens du rapport de Grignon (2003), quelques détails sur cette question de « petits
boulots » qui semblent faire obstacle aux projets d’études supérieures chez les migrants
africains et autres non-européens :

[…]… L’étudiant qui surveille un immeuble, nous dit Godwell, il a un bureau, il


s’assied, il fait ce qu’il a à faire, il fait ses devoirs scolaires. Mais la jeune fille
étudiante qui va se taper les ménages de 20 heures à 23 heures, elle est fatiguée.
Quand elle arrive chez elle, tout de suite, elle dort quoi. C’est pas évident pour ses
études. Donc la réussite des étudiants, ça dépend du type de boulot qu’ils font en
parallèle de leurs études. Mais en général c’est le fruit d’un dur labeur.

Il y a donc, au niveau de ce phénomène du travail des étudiants, un sentiment


d’impuissance chez les participants, qui semble affecter leurs études. Cette impuissance se

418
traduit dans les propos, plus ou moins, selon le degré de l’impact économique ressenti par
l’étudiant ou l’étudiante, et il n’est pas surprenant qu’il ou elle en soit affecté (e) au vif.
Kalari, ex-étudiant, qui explique sa désertion scolaire par ce fait, nous livre le résultat de son
expérience.

[…] J’ai pas pu finir [les études] avec les conditions qui sont un peu contraignantes
au niveau des finances […]. On est physiquement dans l’amphi mais notre esprit
circule dans les lieux où on peut se faire du fric pour faire face à nos besoins.

Quand les études s’effectuent dans des conditions économiquement fragiles ou


financièrement troublantes, elles suscitent des sentiments de désarroi et imposent des
solutions d’urgence, comme l’exprime Léla, étudiante en droit.

En première année, ma méthode d’étude, c’était les jobs [rires]. Je ris mais c’est vrai,
parce que je ne peux pas étudier si je n’ai pas d’argent sur mon compte […] Il y a des
cours que je suivais mais très souvent je suis absente [à la fac] parce que je faisais
beaucoup de jobs.

À s’en tenir au rapport de Grignon (2003) et aux observations des étudiants qui
expriment leurs difficultés à concilier les études et le travail, faut-il conclure que travailler et
suivre concomitamment une formation dans une filière "périlleuse" seraient une entreprise
nécessairement vouée au fiasco ? « Ça dépend … », répondent quelques étudiants et parents.
Toujours est-il en effet qu’une telle condition d’ "étudiant-jobeur" est irrecevable dans
certaines grandes écoles qui, connaissant l’ampleur et la complexité de leurs programmes de
formation, ne voient par quel miracle une personne à la fois étudiante et "jobeuse" s’en
sortirait. Aussi doit-on constater que dans la question économique des étudiants en général et
des apprenants migrants non-européens en particulier, la maigreur des revenus de leurs
parents et donc l’acuité des besoins financiers des familles témoignent en faveur des activités
rémunératrices des étudiants.

Qu’ils soient donc en difficulté ou en réussite, nos enquêtés perçoivent un risque


d’échec dans le travail des étudiants. Mais il reste à cerner ou du moins à voir une autre
motivation économique souvent moins perceptible de ce phénomène de travail des étudiants.

6.1.3. Coût d’une solidarité familiale


La tendance chez les étudiants migrants, d’origine africaine, à entreprendre des activités
rémunératrices en même temps que leurs études, serait relativement de moindre ampleur

419
nocive si les salaires afférents à de telles activités étaient exclusivement destinés à satisfaire à
leurs besoins fondamentalement étudiants. Or ce phénomène repose sur une coutume qui,
quoique visible dans les pratiques, semble souvent échapper aux analystes. Le travail
rémunéré des étudiants africains tient en fait d’une part à un système de solidarité
traditionnelle dont ils sont issus, et d’autre part à la sensibilité naturelle qui pousse la plupart
d’entre eux à transcender leurs propres besoins au profit de ceux de leurs familles respectives.
Les contraintes familiales ou la nécessité par exemple d’assurer les soins sanitaires d’un
parent malade, ou d’envoyer périodiquement de l’argent pour assurer la pitance à leur famille,
font partie du cortège d’obligations auxquelles se soumettent ces étudiants.

Ainsi, le lien social ou la solidarité familiale apparaît chez les étudiants de notre enquête
sous forme d’un paradoxe d’obligation volontaire. Ce lien, pour emprunter les mots de
Bouvier (2005), est « perçu comme donnée relevant de la structure socio-économique et
facteur de cohésion », il lie les étudiants « au système dans le maillage des pratiques et des
représentations nécessaires » (Bouvier, 2005, p. 32). Et ces représentations consolident leurs
rapports d’attachement à leurs familles. Cette notion de lien social, si particulière selon le mot
de Bouvier, produit, nous semble-t-il, des effets affectifs très prégnants qui s’expriment chez
les étudiants africains sous forme d’une contrainte de soutien matériel ou financier aux
membres de leur famille. Cela va de soi, nous disent des étudiants eux-mêmes, d’envoyer de
temps en temps de l’argent au pays en guise de solidarité envers les parents ou grands-parents,
etc. Mais où puiser les moyens d’une telle solidarité lorsqu’on est étudiant, si ce n’est par un
travail rémunéré qui, par le fait même, va réduire le temps des études ? C’est donc un lieu
commun de constater que les étudiants d’origine africaine se sentent moralement portés par
une solidarité perçue par eux comme "obligatoire" et qu’ils mettent d’ordinaire en avant,
parfois au détriment de leur scolarité, comme l’exprime Kalari (niveau DEUG), fonctionnaire.

Il y a des étudiants africains qui abandonnent leurs études pour pouvoir s’occuper de
leurs parents ou de leurs frères et sœurs. […] Même ceux qui sont déterminés à faire
des études, quand ils sentent que ça va pas du tout financièrement pour leurs parents,
ils laissent tomber les cours et les TD, ils vont travailler à droite, à gauche pour aider
leurs parents. Donc au bout de quelques années, ils ont des échecs et puis au niveau
de la préfecture ils ne peuvent plus renouveler leur carte de séjour et ils se retrouvent
dans la clandestinité.

420
Les liens familiaux seraient-ils donc plus forts que les ambitions scolaires chez les
migrants d’origine africaine ? Nous ne saurions le dire avec exactitude. Mais toujours est-il
que les personnes dont il est question dans la présente étude sont pour la plupart dans un
dispositif traditionnel qui leur permet de ne pas compter pour rien les besoins d’assistance à
leurs familles, et ceci quoi qu’il leur en coûte et dussent-ils être des étudiants non-boursiers ou
sans revenus légaux. Le récit de Léla en est illustratif. L’intéressée est en effet une étudiante
en droit, qui n’hésite pas à « sécher » des cours pour s’adonner à différents « petits boulots »,
histoire de régler ses besoins étudiants, d’aider son propre jeune frère ainsi qu’un petit neveu
orphelin de père.

[…] Je ne fais pas ça seulement [les petits boulots] pour les études, j’aide aussi mon
petit frère qui est au Cameroun et aussi mon petit cousin qui a perdu son père. C’est
l’enfant de ma tante, son père est mort dans la guerre.

Il va sans dire qu’autant de charges de solidarité iraient difficilement de pair avec les
études. Léla, dont nous venons de citer l’opinion, entreprend ses études non sans quelques
difficultés, aussi son récit laisse-t-il apparaître que les préoccupations de solidarité familiale
influent sur sa scolarité, préoccupée qu’elle est (comme beaucoup d’autres étudiants africains)
par les insuffisances financières de ses parents ou celles des autres membres de sa famille. Les
difficultés scolaires, telles qu’elles apparaissent dans la présente étude, ont donc, sans doute,
des liens de cohérence logique avec la pénurie financière de l’étudiant, ce qui permet d’avoir
une idée un tant soit peu objective des conditions économiques de leur formation.

Mais il faudra tout de même constater que l’attribution causale d’ordre économique
s’étend, chez nos participants, jusqu’aux problèmes de logement.

6.1.4. Problèmes de logement


Qu’il s’agisse des enfants, des étudiants ou de leurs parents, le logement est sans
contredit l’une des conditions capitales qui participent à l’installation physique et
psychologique des personnes dans un espace géographique donné. Une adresse effective de
résidence connote alors une mise en relation sociale du migrant avec le milieu où il s’implante
pour étudier ou travailler.

Dans ses travaux (sur les Tamouls du Sri Lanka à Paris et sur les Maliens installés à
Collinée, dans le centre de la Bretagne) présentés aux actes du séminaire pluridisciplinaire de
Rennes (les 26 & 27 Juin 2008) sur le thème du logement et de ses représentations chez les

421
migrants, Angélina Étiemble observe que l’accès difficile à l’emploi, les conflits et le racisme
dont ils sont victimes sont des signes distinctifs des migrants en manque de logement par
rapport aux autres SDF. Étiemble considère sans doute que la pluralité des causes de
l’immigration suscite un éventail de questionnement relatif à l’accès au logement des
populations migrantes en France. Son analyse de l’installation des Maliens à Collinée montre
en l’occurrence la spécificité d’un cas rural de logement qui renvoie à un besoin en main-
d’œuvre agro-alimentaire dans les années 1970.

Ces populations maliennes ont été longtemps parquées par leur employeur dans des
gîtes peu confortables et, avec le regroupement de leurs femmes et enfants, ces « Maliens de
Collinée ont accédé aux logements sociaux des deux petits collectifs construits par la mairie,
dans un secteur excentré du bourg et qui fait aujourd’hui figure de « quartier malien » aux
yeux de la population locale. Ce secteur d’habitation très stigmatisé reflète l’assignation des
Maliens à occuper ces petits appartements (des types 3 pour des ménages de 6 personnes et
plus), sans perspective de mobilité résidentielle et professionnelle » (Étiemble, in Séminaire
de Rennes, rapport rédigé par Hoyez, 2008, pp. 91-95). S’agissant particulièrement des
étudiants migrants, le rapport du séminaire fait constater que le type de visa ou de permis de
résidence, variable en fonction du pays d’origine, détermine et facilite, ou non, leur accès à un
logement décent et peu coûteux. Le problème de logement est donc de ceux que nos enquêtés
(les étudiants notamment) déplorent comme étant un véritable souci occupant leur quotidien
social. Ce problème de logement semble s’intensifier, chez eux, comme un phénomène qui
sape leur moral, et, en vertu de leur dépaysement et des lois en vigueur, engrène avec leur
statut d’étudiant qui leur interdit le plein accès au travail.

… il y a des problèmes qu’on a, déclare Cika [étudiante récemment diplômée en


commerce], on a par exemple des difficultés à avoir un toit, sachant que les cités
universitaires, c’est pas facile déjà pour les Français eux-mêmes. Donc pour nous qui
atterrissons d’Afrique, c’est encore beaucoup plus compliqué. Venant avec nos
moyens très limités déjà, on est toujours les plus lésés en matière de logement.

Coulon & Paivandi (2003), qui ont travaillé sur la situation des étudiants étrangers en
France, n’ont pas manqué à ce constat : « La plupart des travaux soulignent que les
universités françaises ne sont pas bien préparées pour l'accueil des étudiants étrangers. On
peut même parler d'absence de politique d'accueil, les étudiants étrangers éprouvant ensuite
souvent un fort sentiment d'isolement lors de leur séjour. En fait, l'université est peu

422
"intégratrice" et donne l'image d'un univers faiblement organisé. »
(http://www.germe.info/kiosque/coulonsaeed.htm).

Cette faiblesse de l’organisation de l’accueil des étudiants migrants semble mettre la


plupart des étudiants africains dans une situation intenable en matière de logement. Mandrilly
(2007) note à cet effet que la recherche d’un logement pose plus de travers aux étudiants
africains qu’à leurs homologues français. Elle nous apprend que le drame du logement dont
souffrent les étudiants africains vient d’une discrimination qui repose sur leur origine
géographique et culturelle mal perçue dans leur milieu d’accueil. Les propriétaires, selon les
constats de l’auteure, sont alors peu confiants ou hésitent à louer leurs appartements aux
étudiants d’origine africaine à cause de la mauvaise représentation qu’ils ont des Noirs.
Mandrilly essaie en effet de montrer que les étudiants étrangers ont généralement du mal à
trouver des garants de bail dans leur recherche de location et que, dans bien des cas, « la
mauvaise connaissance de la législation française en matière de logement » les condamne à
se contenter de piaules à coûts excessifs de loyers. Face à de tels problèmes, explique-t-elle,
les étudiants étrangers s’abandonnent « à des solutions plutôt temporaires, voire précaires ».
La difficulté à trouver un "pied à terre" est alors, comme on le voit, ce qui résume les constats
de Mandrilly sur la politique française de logements étudiants. Nos interviewés, soulignons-
le, n’en disent pas moins, même si certains d’entre eux considérèrent que les étudiants
français authentiques ne sont pas toujours eux-mêmes épargnés par cette difficulté d’accès au
logement.

En général, pour nos interviewés, il est assez fréquent que les Africains, « coupables »
le plus souvent du fait d’être noirs dans un milieu qui a d’ordinaire mauvaise opinion de leur
couleur ou origine, soient les plus exposés aux ennuis de logement. Du coup, la perception de
cette discrimination de "dortoir" devient partie prenante de leur attribution causale des
difficultés d’intégration scolaire ou d’accès au "bien-être social", comme en témoigne le récit
de Massy [diplômée en commerce] :

Moi j’avais de gros soucis de logement, ça m’a compliqué les études. Mais j’ai réussi
mes études quand même. […] C’est vrai que j’avais déposé mon dossier à CROUS,
mais …, je me suis trouvée sans logement […] Il y a des étudiantes qui sont obligées
d’aller dormir chez des inconnus, elles devenaient des jouets pour les mecs, parce
que si la nuit le mec il menace de te mettre dehors dans le froid, t’es obligée de te
soumettre [à ses désirs passionnés].

423
Il y a donc, à en juger par les propos de certains étudiants, de sérieux soucis pour eux à
trouver un logement. Le Tableau 49 montre que 45,45% de nos enquêtés considèrent que les
conditions de logement contribuent à leurs difficultés scolaires. Conditions de logement qui
d’ailleurs réduisent les efforts intellectuels et fragilisent aussi le sentiment de sécurité
physique et psychologique de certaines étudiantes qui se voient, par le fait de n’avoir pas de
domicile fixe, obligées d’héberger ça et là chez des « inconnus », avec ce que cela comporte
comme risques d’incidents fâcheux, d’abus ou d’agression de toute nature, de toute
conséquence. C’est du moins ce que redoute Massy lorsque, après avoir construit le lien
causal entre le manque de logement et les difficultés scolaires, elle affirme : « Les étudiantes
sans domicile fixe sont des proies faciles pour les mecs ici [en France]. »

En effet, ce qui advient en général aux étudiantes par cette situation d’accès difficile au
logement, c’est l’histoire des hébergements nommés « lits d’otage » : « … c’est rare mais
c’est vrai qu’il y a des familles qui vous hébergent gratuitement sans aucun problème. Par
contre il y a des hommes qui adorent profiter des étudiantes sans logement, parfois ils veulent
loger gratuitement des filles mais à condition qu’elles soient leurs lits d’otage », selon le mot
d’une ex "étudiante SDF". Ce phénomène équivaut, toutes proportions gardées, à une espèce
de condition socioscolaire de jeunes migrantes aux « enchères de la libido ». Et ce
phénomène, comme on vient de l’entendre, repose sur l’infortune des étudiantes étrangères
sans logement ou qui cherchent, à leurs risques et périls, des hébergeurs philanthropes.

Tableau 49 (QA26). : Les difficultés scolaires de l’apprenant migrant proviennent :

Toujours Souvent Parfois Jamais


N° Proposition Effectif % Effectif % Effectif % Effectif %
1 des conditions de logement 2 0,87% 105 45,45% 69 29,87% 55 23,81%

Si, en effet, le manque de domicile fixe est communément cité par nos enquêtés comme
une situation qui les conduit à de multiples travers scolaires ou sociaux, c’est dans
l’observation de Boyik qu’il nous apparait dans leur globalité comme un phénomène
d’inconfort familial ayant, qui plus est, des répercussions certaines sur la qualité des
apprentissages.

… les populations sont regroupées dans des immeubles infects, mal aérés, mal
entretenus … elles sont entassées les unes sur les autres dans des tours HLM, elles
n’ont pas accès à une vie sociale normale. […] L’insalubrité des logements n’inspire
pas les enfants à avoir de bons rêves d’avenir …, le mauvais état des habitats et surtout
la surcharge familiale des appartements, ça fait que les élèves font des efforts énormes

424
pour un résultat maigre, parce qu’ils dorment mal, ils ne peuvent pas se concentrer
tranquillement pour étudier. Le mal-logement, c’est déjà le début de leurs échecs
scolaires (Boyik, architecte d’origine togolo-béninoise).

Boyik, en tant qu’architecte, plaide en effet en faveur d’une habitation idéale pour les
familles. Pour lui, un logement sans confort, insalubre ou surpeuplé, tarit l’inspiration de
l’enfant et ralentit son rendement scolaire. Du fait de n’avoir pas suffisamment d’espace pour
ses mouvements, l’enfant se retrouve coincé dans une "portion congrue", et ses facultés
cérébrales en prennent un coup. Bref, un logement spacieux et décent est indispensable à
l’épanouissement des familles et, a fortiori, à celui de l’élève ou de l’étudiant. Voilà un point
de vue d’architecte qui semble rivaliser de pertinence avec celui d’un doctorant en sociologie
(d’origine togolaise) de notre enquête :

[…] il y des familles qui s’entassent dans une piaule, pas d’intimité pour les parents
ni pour les enfants…, déclare Zoho. Parents, enfants, tous dorment ensemble. Du coup
les enfants n’ont pas d’espace pour étudier à la maison […].

C’est donc en définitive un lieu habituel que la question d’hébergement ou de sa qualité


se révèle d’une grande importance dans le parcours des apprenants. Aussi n’est-il pas
surprenant que de nombreuses personnes la posent en urgence dans leurs opinions en y
associant, avec amertume et chagrin, une cause d’entrave scolaire.

Mais, dans les propos de nos enquêtés, l’un des éléments les plus pervers qui sapent le
moral des étudiants est, nous semble-t-il, la procédure d’obtention d’une carte de séjour. Il est
évident, en effet, que l’étranger ne peut guère sous-estimer ce « bout de papier administratif »
qui a pouvoir de lui garantir la tranquillité matérielle et psychologique d’un droit de
résidence, et par là les chances virtuelles pour lui d’entamer ou de poursuivre librement ses
études jusqu’à terme. C’est ce que nous allons maintenant aborder, entre autres.

6.2. Attributions d’ordre environnemental et socio-administratif


Des préoccupations d’ordre climatique, social ainsi que d’ordre administratif ont été
exprimées par nos enquêtés. Elles vont ici nous servir à appréhender comment les chocs
climatiques et la distance physique des parents, en s’associant aux contraintes administratives
de séjour, apparaissent aux étudiants comme nuisibles à leur formation.

425
6.2.1. Le choc climatique
Il peut paraître surprenant que l’on parle de l’effet du climat (température glaciale ou
caniculaire) sur les résultats scolaires. De cette surprise, la réaction d’un intellectuel afro-
européen (enseignant) de notre enquête a résonné en ces termes : « Effet du climat sur les
résultats scolaires ! Vous militez pour les "Verts" ? » Eh bien, nous sommes sympathisant de
toutes les bonnes causes et, ici bien plus qu’ailleurs, c’est l’analyse du rapport de causalité
que l’école et le climat semblent entretenir chez nos enquêtés qui va d’abord être proposée.
Dire que le climat n’a pas d’impact sur le moral ou le comportement des personnes peut en
effet paraître un déni de la menace écologique qui pèse sur la planète. Un document du
ministère canadien des ressources naturelles, Vivre les changements climatiques au Canada
(2007), note à ce titre une netteté d’impact du climat sur la société : « Alors que notre
économie, notre santé et notre infrastructure sont généralement bien adaptées aux conditions
climatiques actuelles, il appert néanmoins que notre vulnérabilité ressort nettement lorsque
l'on tient compte des effets des phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes »
(www.rn.can.gc.ca). L’effet climatique, notamment sur l’environnement, n’est d’ailleurs plus
à démontrer quand on sait déjà à quel point le phénomène est au cœur des préoccupations sans
cesse croissantes sur le plan international, depuis le protocole de Kyoto, en passant par les
accords de Rio, les négociations de Nairobi, et celles encore plus récentes de Copenhague.

Les effets climatiques n’épargnent donc pas les attitudes des populations à l’égard des
activités économiques, des apprentissages ou des rapports à l’école. C’est là une donnée assez
importante que les analystes des phénomènes scolaires semblent rarement introduire dans
leurs hypothèses de travail. Ils évoquent des causes certes assez pertinentes, de la moins
significative à la plus significative, mais semblent oublier ou sous-estimer le facteur
climatique. Au reste, beaucoup de chercheurs en sciences de l’éducation donnent l’impression
de ne pas constater que les variations du temps sont ou peuvent être perçues comme étant un
des éléments qui influencent les résultats scolaires ou du moins les rapports à l’école des
jeunes migrants originaires de "pays chauds". Si, en effet, l’on peut d’un côté supposer que les
« autochtones » en seraient moins sensibles, il faudrait de l’autre considérer que les migrants
en pâtiraient plus. L’hiver se révèle dès lors dans les opinions de nos enquêtés comme ayant
des incidences sur leur performance, et il semble que ce soit l’un des éléments les plus
affectant le corps humain et ses fonctions physiologiques.

En effet, des étudiants originaires de pays tropicaux (et dans une moindre mesure les
autochtones) auraient fort à faire pour affronter ce que certains d’entre eux appellent « la

426
galère du froid ». Sans nous donner du mal à décrire les perturbations variées auxquelles leurs
attitudes semblent apparemment se rattacher, qu’il nous suffise de noter que leur scolarité en
est parfois éprouvée.

Il y a le froid, dit Massy [diplômée en commerce]. Nous quand on arrive [en Europe]
au début, c’est pas agréable du tout de sortir le matin pour se rendre à la fac. Le
froid ne motive pas à sortir de la couette. Moi il y avait des cours que je zappais à
cause du froid.

Les affres de ce phénomène hivernal ont leurs effets manifestes sur la fréquentation
scolaire et donc parfois sur les résultats des apprentissages. Moré, étudiant en 2ième année
d’économie, d’origine guinéenne, trouve que le froid a failli mettre ses études en péril en
première année. Le réveil matinal est ce qui lui pose le plus d’ennuis. Son récit met en
lumière des tribulations qui ne semblent pas des moindres :

[…] Les matins de l’hiver, c’est difficile d’aller aux cours hein. Le soir avant d’aller
au lit là, je modulais [réglais] ma montre pour que ça sonne les matins, mais les
matins, la montre sonnait le réveil, je ne pouvais même pas bouger ma tête […] Donc
tu vois …, la première année là, c’est le froid qui emmerde l’étudiant noir en France.
[…] De octobre à février là, c’était pas la peine les études. […] Mais j’allais aux
cours, j’allais pour réussir même, je n’avais pas envie du tout mais j’allais toujours
hein.

Malgré le froid qu’il déplore, l’étudiant tient bon, mais c’est à contre cœur qu’il s’oblige
à se rendre à la fac en période de frisson glacial. Il se trouve en effet que le froid hivernal, par
les "effets d’engourdissement" qu’il produit sur les nouveaux migrants, tire leur vaillance vers
le bas et handicape dans une certaine mesure leur motivation d’apprentissage, comme le
confie Kalari (niveau DEUG d’économie) :

Avec le climat, le choc est important. On quitte un climat de quarante degrés


[Afrique] et on arrive dans un hiver de zéro degré [Europe] et ça joue d’une façon
défavorable dans les études.

Que l’hiver soit perçu comme ayant des effets pervers sur les attitudes à l’égard de
l’école, nous le verrons davantage dans le récit de Léla :

427
En première année, nous étions deux à partager un petit studio sans chauffage. Nous
utilisions un petit chauffage à pétrole. Il faisait trop froid à l’intérieur en hiver, on
peut rien faire, on peut pas étudier, on fait que dormir sous les couvertures.

L’effet de l’hiver est d’autant plus grand qu’il se produit d’une manière à maintenir Léla
et sa voisine de chambre sous les draps, leur enlevant l’envie d’étudier (« on fait que dormir
sous les couvertures »), par faute de chauffage adéquat. Certes, tous les étudiants étrangers,
africains et autres, ne sont pas à ranger dans la situation de Léla, mais il est significatif que le
facteur climatique soit causalement évoqué par nombre de personnes comme susceptible de
justifier quelques cas de situation scolaire à risque d’échec. Sans donc méconnaître les limites
de nos constats ni feindre d’ignorer que, toutes proportions gardées, la canicule et le grand
froid ont de part et d’autre leurs désagréments et leurs impacts sur les comportements sociaux
ou d’apprentissage de l’individu, il faut admettre que l’attribution causale mettant le climat au
rang des causes de difficultés scolaires n’est certainement pas une affabulation, encore moins
un phénomène à banaliser.

6.2.2. Les contraintes administratives de séjour


La question de séjour est fort décriée par les familles immigrées, et il s’agit d’une
question qui est encore plus délicate lorsqu’elle touche aux étudiants ou à des personnes en
plein cursus de formation. Nous la posons sous cette forme qui est implicitement celle dans
laquelle se la posent beaucoup d’étudiants d’origine étrangère en général et africaine en
particulier : « Si la carte de séjour n’est pas un diplôme, n’est-elle pas la voie qui y
conduit ? » Presque tous les étudiants migrants que nous avons interviewés sont quasiment
unanimes sur la réponse. Les uns réagissent catégoriquement avec un oui argumenté, y
percevant un "élément" de torture morale pour l’étudiant étranger, les autres avec un oui sans
commentaire. De ceux et celles qui ont répondu par des arguments sporadiquement
affirmatifs, la réaction générale laisse entendre des jurons exprimant une sorte de lassitude
physique et morale relative à la tractation administrative de leur demande de séjour ou du
renouvellement de celle-ci à la préfecture. Témoins ces deux extraits d’entretien :

On se levait très tôt pour former une longue queue devant la cité administrative. Et moi
je me souviens…, j’avais des examens à passer le lendemain mais je devais quitter la
maison à 2 heures du matin pour m’exposer au froid jusqu’à 9 heures (Massy, diplômée en
commerce, d’origine togolaise).

428
On craint si on n’a pas de résultat [à l’école] d’être sanctionné par la préfecture qui
délivre la carte de séjour, donc il y a tous ces aspects qui nous perturbaient en tant
qu’étrangers. Nos camarades français ne connaissent pas ce genre de stress, ils sont à
l’abri de ces tracasseries. […] Quand on se trouve dans cette merde de rendez-vous [à
la préfecture] à ne pas rater, on est bien dégoûté d’être un étudiant étranger. Quand on
est découragé à ce point, on voit les études comme une torture (Boyik, architecte et chef
d’entreprise, d’origine bénino-togolaise).

C’est la pénibilité de l’obtention du séjour et son lien causal avec l’échec qui sont
évoqués par les enquêtés. Le fait de se réveiller à deux heures du matin pour affronter le froid
durant des heures avant l’ouverture des bureaux de préfecture, et ce parfois à la veille d’un
examen ou le jour même des épreuves, a quelque chose de perturbateur. Nous sentons chez
nos enquêtés qu’il leur importe en général de souligner ce problème administratif qui leur
semble constituer une source d’instabilité psychologique. Godwell (encore un exemple parmi
tant d’autres) qui déclare en avoir longtemps souffert, parle d’une cause de dépression.

Le fait déjà de savoir que dans trois mois la validité de ton séjour prend fin, ça te
trouble, et ça peut même t’amener à des dépressions. Donc je pense que de ce côté-là,
il y a des problèmes de séjour qui stressent les étudiants africains en France (Godwell,
niveau DEUG, chef d’entreprise).

La question de séjour peut néanmoins aboutir à des conséquences sociales et


psychologiques autres que l’échec, l’ennui ou la dépression car, l’étudiant, confronté à
plusieurs échecs, risque de se voir refusé le renouvellement de son séjour ; il va donc, par
anticipation ou prévoyance, renoncer à ses études pour se lancer dans un projet de mariage –
plus par nécessité que par amour – soucieux qu’il est de sauver ses chances d’évoluer en
France.

[…] il [l’étudiant immigré] finit par stopper les études à cause des contraintes de
séjour, affirme Zoho [doctorant en sociologie]. […] Ils [étudiants étrangers] savent
qu’en cas d’échecs répétés à la fac, ils finiront par perdre leur séjour, alors ils
préfèrent se trouver une femme le plus rapidement possible et faire un mariage pour
sécuriser leur séjour. Donc en général, les calculs de séjour passent avant les études.

429
Le droit au séjour sur le territoire français s’obtient en effet, selon l’opinion commune
des étudiants, par un processus administratif kafkaïen bien propre à la France. La réputation
légendaire d’une administration française à parcours de combattant (certains étudiants disent :
« Parcours du Général de Gaulle », d’autres disent : « Parcours de "Johnnie le piéton" »96)
leur semble ainsi se confirmer. Il se trouve, dans cet ordre d’idées, que le dossier de demande
de carte de séjour en France n’est que la dernière étape d’une épuisante et longue procédure
qui peut aboutir ou non : sont non seulement exigés à la préfecture des détails relatifs à l’état
civil de l’étudiant, mais surtout des documents attestant de son entrée régulière en France,
quatre photographies d'identité et un justificatif de domicile. Doit figurer sur le visa la
mention « Visa D, long séjour, mention étudiant ». « Malheureusement, certains pays
d'origine, par inadvertance, ou intentionnellement, délivre un visa « court séjour », qui ne
permet pas à l'étudiant d'obtenir une carte de séjour et qui le contraint à retourner dans son
pays changer la nature de son visa. Pour ce qui est des quatre photographies, certaines sont
refusées au motif que l'étudiant ne « ressort pas assez sur le fond » (Mandrilly, 2007, p. 22).
Du pays d’origine (préinscription universitaire, obtention d’un visa, etc.) à l’arrivée en France
(problèmes d’ouverture d’un compte en banque, inscription à la scolarité, justificatif d’ordre
général, etc.), la liste des documents à fournir à la préfecture est donc parfois aussi longue
qu’une corde d’alpiniste et peut s’avérer psychologiquement "troublante" pour les étrangers
peu préparés à gravir, administrativement, les "Alpes" et les "Pyrénées". L’on comprend du
coup, sur la base des constats de Mandrilly et des opinions des étudiants de notre enquête, que
dans la pratique, ce soient les athlètes, sportifs ou footballeurs de haut niveau qui obtiennent
facilement leur carte de séjour en France.

La procédure angoissante d’obtention de séjour apparaît en effet comme une source de


peines physiques et morales chez les étudiants d’origine étrangère, et les réactions n’en
témoignent qu’assez quant à la nature conflictuelle des rapports aux savoirs qu’elle induit.
Pratiquement, une telle situation sociale ne rassure pas les étudiants qui ont la peur au ventre
d’aboutir à des reconduites à la frontière. Ils s’en font alors une obsession jusqu’à percevoir
leurs études comme une « merde », à un tel point de dépit qu’ils semblent « dégoûtés d’être
des étudiants étrangers ». Étant donné l’ampleur du phénomène tel qu’exposé par les
étudiants noirs et leurs parents, – à noter que 71,79% des parents interrogés pensent

96
Il arrive parfois qu’à la suite de l’obtention de sa carte de séjour, l’immigrant organise une petite
collation aux saveurs mixées de "Coca-Cola et Whisky Johnnie Walker" pour signifier qu’il a obtenu sa
"délivrance" après de longues marches associatives ("Comité des sans-papiers") et des veillées frileuses devant la
préfecture.

430
littéralement que la politique française de l’immigration ne leur paraît pas rassurante en
matière de formation de leurs enfants (voir Tableau 50) –, ces derniers semblent avoir plus à
redouter de leur précarité, à cet égard, que le commun des immigrés. Du fait, en l’occurrence,
que la carte de séjour est en général une condition drastique de leurs études en France, on peut
en inférer que l’angoisse qui les tenaille, à cet effet, met une barrière de plus à leurs efforts
intellectuels ou scolaires.

Tableau 50 (QP35) : La politique française de l’immigration vous rassure en matière


de formation et d’intégration. Vous vous en réjouissez pour vous-mêmes ou pour vos
enfants
Fréquence %
Pas d'accord 84 71,79
D'accord. 33 28,21
Totaux 117 100,00

En dehors de la politique française de l’immigration qui, elle, repose sur la volonté des
gouvernants à faire pire ou mieux dans le sens d’une aide à l’intégration scolaire qui puisse
calmer les tensions sociales ou réconcilier les peuples, il nous est loisible de constater qu’il est
un autre phénomène dont les effets sur les rendements scolaires semblent relativement moins
imputables à une "procédure préfectorale". Ce phénomène, c’est la distance physique des
parents.

6.2.3. L’éloignement physique des parents


La famille constitue la cellule sociale de base dont le cadre s’offre a priori comme un
lieu propice à l’éducation des enfants. Elle est donc censée marquer sa progéniture de son
empreinte, la coordonner, l’éduquer, l’unir en un tout harmonieux, malgré les flux incessants
de phénomènes psychologiques et sociaux qui tendent naturellement à en perturber
l’équilibre. Ainsi lorsque des jeunes migrants, pour des impératifs d’étude ou de formation,
sont amenés à quitter leur cadre familial habituel pour s’inscrire dans des écoles en Europe, il
s’avère que les nouvelles conditions d’existence ou le seul fait de s’éloigner de leurs parents,
posent quelques problèmes à leur équilibre, à leur réussite. Le fait, en effet, de quitter leur
famille pour embrasser une formation à l’étranger, ou plutôt la question de rupture ou de
l’éloignement parental, s’agissant surtout de jeunes apprenants qui quittent subitement leur
pays d’origine pour un autre, semble susciter autant d’occasions où les étudiants prétendent
déployer une énergie physique et psychologique énorme, et où bien souvent ils mordent des
deux pieds sur l’espace des souffrances ou des difficultés.

431
Ayant toujours vécu avec ma famille, partir seule dans un pays inconnu [la France],
c’était un peu difficile, ce qui fait que beuh … j’ai connu des échecs qui ont fait que
j’ai dû abandonner les études [durant quatre ans] (Ouria, étudiante, licenciée en
psychologie).

Ouria, quoique martiniquaise et donc française (elle se persuade à juste titre que la
Martinique est une partie de l’africanité), considère l’Hexagone où elle est venue faire ses
études de psychologie comme un « Pays inconnu ». Elle prétend donc que c’est le fait de son
éloignement familial qui explique ses premiers échecs, sa rupture scolaire d’antan. C’est en
Martinique, son île natale qu’Ouria obtient son bac en effet. Elle vient alors à Paris pour
poursuivre ses études et n’avance pas. Son propre verdict en est formel : « … j’ai connu des
échecs qui ont fait que j’ai dû abandonner les études ». Cette rupture de formation
universitaire sera d’autant plus longue qu’elle durera quasiment quatre ans.

L’impact de l’éloignement parental tel qu’on vient de le voir chez Ouria, se retrouve à
peu près dans les propos de Moré, un étudiant guinéen. Ce dernier ne connaît pas d’échec
mais déclare l’avoir frôlé pour cause de sa nouvelle condition de scolarité : l’absence de sa
mère. Il en parle explicitement.

En Afrique, ma maman [prof de maths] elle m’aidait beaucoup hein [dans les études].
Mais ici, je fais comme je peux hein, je me guide seul comme un aveugle marche seul
avec son bâton hein. […] Ma mère elle n’est pas en France avec moi, elle n’est pas là
ici pour m’aider comme au lycée hein. Je suis là donc seul en France, j’étudie seul, je
règle seul mes problèmes …, j’ai même failli échouer à cause de ça hein.

Moré, en effet, a fait ses études antérieures sous l’attention tutélaire de ses parents et
plus particulièrement de celle de sa mère, professeure de mathématiques au lycée et à la
faculté. Le jeune étudiant migrant en a d’ailleurs gardé une nostalgie qui témoigne a fortiori
de sa présumée difficulté scolaire en France, difficulté qu’il attribue à l’absence ou
l’éloignement de sa mère. Sans doute voudrait-il que celle-ci puisse être toujours à ses côtés
pour le soutenir dans ses études, comme dans le passé. La plus difficile période est en fait
celle des premiers mois d’arrivée en France où l’étudiant se sent comme dans une phase
d’essai, de tâtonnement ou de doute face aux exigences d’adaptation au nouvel environnement
dans lequel, pour la première fois de sa vie, il se sent trop loin de ses parents restés en
Afrique. Cette période est en général pour l’étudiant étranger, le premier obstacle qu’il doit
réussir à franchir sous peine d’un péril scolaire certifié. C’est en effet un effort supplémentaire

432
à faire que d’étudier à l’étranger, c’est-à-dire subitement éloigné des parents, car l’absence
non rassurante de ceux-ci impose en général aux plus jeunes étudiants une dépense mentale
considérable, ainsi qu’un investissement physique et financier largement supérieur à celui qui
avait suffi pour leurs études auparavant. L’investissement en question est donc d’habitude
d’autant plus énorme qu’il est contraignant et que les moyens budgétaires font souvent défaut,
comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi qu’il s’agisse des Africains migrants ou des
Antillais venant étudier en France métropolitaine, il y a lieu de constater que leur scolarité
coïncide en général avec une dépression de force psychique ou une certaine augmentation de
besoins d’ordre notamment affectif ou familial, comme on l’entend chez Massy, diplômée en
commerce.

[…] L’idéal c’est d’être en famille tranquillement et faire ses études sur place …, et
c’est vrai parce que moi le fait de quitter mes parents, c’est déjà le début d’une
aventure scolaire très douloureuse.

Cette « aventure scolaire douloureuse » due à l’éloignement familial ou aux troubles


d’une brusque confrontation à un univers socialement nouveau, explique donc chez certains
apprenants ayant laissé leurs parents au pays, le peu d’entrain qui transparaît plus ou moins
dans leurs activités scolaires. Toutefois, il serait lacunaire pour notre analyse de ne pas
souligner l’ambiguïté de ce phénomène d’éloignement familial chez nos enquêtés. En effet,
l’alibi de l’éloignement familial qu’évoquent certains étudiants étrangers pour expliquer en
partie leurs difficultés d’apprentissage, est le même qui sert à d’autres à concevoir leur
condition scolaire comme un défi qu’ils se doivent de relever pour se prouver à eux-mêmes et
à leurs parents, leur capacité d’adaptation et d’intégration dans une société occidentale
contraignante mais aussi "enrichissante".

Mais les attributions causales de l’échec scolaire vont à présent s’élargir au-delà de leur
dimension rationnelle argumentaire, jusqu’à une dimension morale et/ou religieuse fort
prégnante, tout en s’avérant aussi radicales au point de vue intellectuelle ou conceptuelle.

6.3. Attributions d’ordre moral et/ou religieux


Si, dépassant le cadre du rationalisme classique dont se targue l’éducation moderne,
nous voulons récapituler, ici, les convictions qui expliquent chez les familles leur tendance à
élaborer des attributions causales de modèle moral et religieux, nous pouvons recourir aux
explications qu’elles en fournissent et qui rendent compte de la place de ces catégories dans

433
les conceptions africaines. Nous avons déjà vu au chapitre quatre que Dieu et les esprits sont
présents dans la pensée culturelle des peuples et servent bien à expliquer des réussites et des
échecs, et que, les familles croyantes, en se réservant un attachement à la morale et à la
religion, ne laissent pas tomber pour autant les causes objectives, ni rétrécir le champ cognitif
de leur perception. Il se présente, sur l’écran de leurs opinions exprimées, des superstitions
ondulantes qui, à y voir de près, n’empêchent nullement de percevoir le caractère objectif et
moral qui s’y rattache. Mais il s’agit en fait d’un phénomène illimité et qui mérite par là que
nous y insistions à nouveau, en une sorte de synthèse récapitulative.

6.3.1. L’école perçue sous les effets sociocognitifs de contraintes morales


Parmi les attributions causales invoquées par nos enquêtés pour illustrer le rôle
"dissuasif bénéfique" qu’un contrôle moral, sous l’autorité d’un parent ou d’un tuteur, peut
avoir à jouer dans le cursus des élèves ou des étudiants, figurent les abus de plaisirs et les
mauvaises fréquentations perçues comme susceptibles de corrompre comme un venin, la
stabilité psychologique et, par voie de conséquence, la réussite scolaire chez les jeunes
étudiantes subitement soustraites de l’autorité de leurs parents. Voyons le kaléidoscope des
opinions exprimées là-dessus et analysons-les subséquemment.

Zarata, jeune aide soignante, explique implicitement la cause de son échec répété au
concours d’entrée à l’école des infirmières.

Je vis seule, sans l’autorité d’un parent, j’ai personne avec moi pour me mettre dans
la pression pour étudier. Je sais que je peux être devant ma télé toute la journée sans
dormir, sans manger, il y aura personne pour me dire que j’exagère. J’adore me
divertir comme ça …, mais les études, ça me fatigue vite d’apprendre.

L’immodération des loisirs dans le quotidien d’un cursus, sans l’œil vigilant d’une
autorité superviseuse, se révèle ici comme un handicap à l’acquisition des savoirs utiles à
l’avancement scolaire de l’apprenant. Le temps excessivement imparti aux loisirs, aux
plaisirs, ne peut évidemment profiter aux études que l’on entreprend. C’est que les
préoccupations intensives de divertissements mondains usent naturellement l’esprit, oserions-
nous dire. Ces divertissements mettent l’organisme en état de moindre motivation
d’instruction et en font du coup un excellent terrain pour la paresse intellectuelle ; ils
ramollissent, pour ainsi dire, le goût des études qui finalement se rétrécit comme une peau de
chagrin, tandis que le plaisir fourni par ces divertissements finit par produire des effets
analogues à ceux d’un stupéfiant, se faisant rechercher de plus en plus cruellement. L’on

434
comprend, dès lors, pourquoi Zarata se résigne à affirmer : « J’adore me divertir comme ça,
mais les études, ça me fatigue vite d’apprendre. »

Un penchant excessif pour les loisirs peut davantage s’aggraver sous l’effet des
mauvaises fréquentations, comme le révèle l’opinion.

[…] J’ai des amies étudiantes…, c’est la première fois qu’elles quittent leurs parents.
Elles veulent prendre toute leur liberté, elles s’amusent, elles ne lisent pas les cours,
c’est les histoires d’amour. Elles changent souvent de copains, elles prennent des
rendez-vous dans tous les sens, les parents ne contrôlent plus rien. C’est des filles qui
veulent compenser leur adolescence, et c’est comme cela qu’elles perdent leur temps.
S’il n’y a personne pour les tirer de là, elles oublient leurs études, petit à petit elles
n’ont plus l’envie des études, c’est comme ça qu’elles échouent à la fac (Léla, étudiante
en licence de droit).

Cette considération du plaisir et des fréquentations va, sans doute, d’un enjeu hors pair,
et il est, nous semble-il, psychologiquement et sociologiquement instructif, ici, de l’analyser à
bon escient. S’il est vrai en effet que la famille est la souche de l’éducation dans toute culture
ou société, quelle est enfin, dans les faits, la condition socio-éducative ou affective des plus
jeunes étudiants ou étudiantes qui partent étudier loin du regard parental et donc hors de la
structure familiale censée leur garantir un contrôle de conduite, ne fut-ce qu’au minimum et
pour le salut de leurs études ? La réaction, une fois encore, vient de Léla (étudiante en droit)
qui considère que le bac ne suffit pas en soi pour que l’étudiante se livre sans conséquence à
une permissivité. De son avis, le contrôle parental contribuerait à la maîtrise de l’ "ébullition
concupiscente" de l’étudiant (e) et, par là, à sa réussite scolaire.

[…] Il y a des choses qu’on ne peut pas faire quand on vit avec les parents, nous dit
Léla. On a les désirs du corps [envies sexuelles] mais on se calme avec discipline
parce qu’on doit respecter les parents. Mais après le bac, on se dit : « waouh … »,
qu’on est grand, qu’avec le bac on n’est plus un gosse, on a l’âge pour faire tout ce
qu’on veut … c’est comme ça qu’on réfléchit quand on a le bac en poche, alors que
c’est une erreur, parce que la liberté du bachelier est un piège qui peut se fermer sur
nous. À quoi bon une liberté qui peut t’empêcher de pousser loin tes études ? Moi je
travaillais mieux à l’école quand je vivais sous le toit de mon père …, depuis mon
arrivée ici [en France] avec mon bac …, les compagnies de soirée, les amitiés de folie

435
…, on partait en boîte pour se fatiguer inutilement. Là je suis en troisième année, fini
la folie, il y a des libertés qui profitent pas aux études.

L’on verra bien qu’en dehors de ce pas d’imputation que l’étudiante vient de franchir,
il existe un soupçon de causalité que d’autres encore s’empressent de relier à une conduite de
beuverie, d’oisiveté béate. Il faut noter que ce genre d’attribution causale, s’il n’est pas du
seul ressort des familles populaires africaines, reste tout de même un phénomène
particulièrement redouté par elles. D’autant qu’il s’agit d’étudiantes et étudiants étrangers et
donc en général éloignés de leurs parents par une distance apparemment "trop risquée", et il
semble qu’une telle distance, qui n’est pas toujours facile à gérer (ni pour les étudiants ni pour
leurs parents), donne lieu à une sorte de relâchement de conduite chez les apprenants peu
résistants. L’idée qu’une vie estudiantine hors contrôle parental puisse alors s’exposer à des
risques de conduites préjudiciables aux études ne manque donc pas de "piquant" chez nos
enquêtés.

[…] il y a des étudiants qui vont en boîte après ils dorment toute la journée. Il y a
des étudiants qui boivent l’alcool, ça c’est pas bien pour les études … si un étudiant il
boit l’alcool, après il échoue, donc son échec c’est l’alcoolisme, parce que l’école et
l’alcool, ça ne marche pas ensemble, ça jamais (Kouatou, ivoirien, camionneur, niveau
CE1).

S’il est acquis en effet que les études ont vocation à se développer sur la base
d’exercices intellectuels réguliers, ou par des pratiques d’éveil assidues, ce n’est donc pas la
consommation excessive d’alcool, aliment de dégénérescence usant la vigueur intellectuelle,
qui serait le gage d’une réussite scolaire. Pas plus que l’oisiveté journalière et la mauvaise
compagnie, l’alcoolisme juvénile qui semble aujourd’hui s’étendre à la masse estudiantine ne
passe pas, chez les familles, pour l’indication d’une condition de réussite, mais celle d’une
inconscience pourvoyeuse d’échec : « … l’école et l’alcool, ça ne marche pas ensemble, ça
jamais. » Il n’y a certes pas que les familles africaines, disions-nous, qui pensent ainsi, c’est
clair. Mais il est évident que, de par la mauvaise gestion de liberté qu’elles redoutent pour
leurs enfants (ceux-ci étant éloignés des contraintes morales traditionnelles de leur pays
d’origine), leur perception de l’alcool en tant que source d’échec scolaire trouve d’assez fortes
motivations. Une analyse et commentaire des enquêtes sur la consommation d’alcool chez les

436
jeunes97 menées par le CFES, l’INSERM et l’IREB signalent en effet que 80% de garçons et
66% de filles consomment de l’alcool, 40% de garçons et 12% de filles étant des fidèles
consommateurs. Ces chiffres sont capitaux pour qui veut approcher l’inquiétude des familles
qui établissent entre l’école et l’alcool, un lien causal d’échec scolaire chez les jeunes. Un
parent congolais (niveau bac professionnel en peinture), obsédé par l’avenir de ses trois
enfants, semble bien persuadé qu’une jeunesse qui se noie dans l’alcool « est un mauvais
présage pour la formation des ouvriers et des cadres ».

Mais outre la consommation des spiritueux ou la beuverie juvénile grandement redoutée


par les familles et que nous venons de souligner en bref, c’est la place ou l’importance du
surnaturel dans les attributions causales de l’échec ou de la réussite qui va être récapitulée de
suite.

6.3.2. L’attribution causale de l’échec scolaire sous l’angle du surnaturel


Nous avons été prolixe au sujet de la place qu’occupent la religion, les croyances ou la
spiritualité dans les attributions causales de l’échec ou de la réussite chez nos enquêtés, sans
toutefois avoir réussi à établir qu’une telle implication du religieux dans la sphère éducative
ou scolaire fût l’apanage des peuples africains. Ce sont d’ailleurs nos enquêtés qui nous
apprennent que les missionnaires catholiques ou protestants (prêtres, pasteurs ou théologiens
experts en ethnologie et médecine tropicale) qui, dans le catéchisme populaire ou
l’évangélisation des masses, auraient enseigné aux populations africaines (sous les menaces
de l’anathème et du feu de l’Enfer) cette intrigante formule : « Quiconque ne pense pas à
Dieu pense inférieurement ». Dès lors, de nombreuses familles africaines, apparemment
dociles plus que d’ordinaire à l’éducation chrétienne, ne cessent d’en tirer parti pour leur
culture locale, logeant syncrétiquement le "Dieu des Blancs" dans leurs pratiques
quotidiennes, leur conscience identitaire, leur perception de la vie et du monde.

Ainsi lorsque, par des hasards heureux, l’enfant d’un couple de chrétiens zélés parvient
à des attitudes sociales hautement exemplaires, ou avance brillamment dans ses études, les
parents baptisés se sentent alors confirmés dans la bienveillante action divine à leur égard ; ils
arborent fièrement un large sourire au "Dieu miséricordieux" qui pardonne les péchés,
distribue la sagesse, la santé physique, morale et intellectuelle ou la réussite « plénière ». Et
puisque, de surcroît, il s’agit, pour les familles baptisées, d’un "Dieu absolument prêt à tout",

97
« Les jeunes et l’alcool à travers les enquêtes », cf
http://www.hcsp.fr/docspdf/adsp/adsp20/adsp206366pdf

437
c’est-à-dire capable de livrer son « Fils unique » à la crucifixion pour que les malfaiteurs
(pécheurs) mangent son corps, s’abreuvent de son sang et se fassent ainsi purifier de leurs
crimes, elles y trouvent du coup un « repas sorcier » ou « magique » à ingurgiter, au moins
une fois de leur vie, pour être à même d’amasser des « trésors qui ne rouillent pas » : la
religion chrétienne leur semble en quelque sorte une « caverne d’Ali Baba » qui accoucherait
d’une superbe réussite spirituelle, intellectuelle et matérielle quand on y croit fidèlement
comme le Blanc missionnaire l’a enseigné. Témoins les propos de Valentine, niveau CM2,
une mère dont les deux enfants sont, l’aîné, un directeur de ressources humaines, la cadette
une infirmière d’État.

Je suis catholique, je confesse …, je prends la communion chaque dimanche. J’ai fait le


catéchisme …, moi c’est un Monseigneur blanc [prélat européen] qui m’a confirmée [en
Afrique], je crois beaucoup la Bible. […] Les Blancs ont écrit [imprimé] la Bible pour
enseigner la connaissance de Dieu dans le monde. Moi je crois dans la Bible. Si …,
quand quelqu’un écoute les conseils de la Bible, il est heureux, le sang de Jésus lave
son péché et tu es protégé, toi avec tes enfants. […]. La Bible dit que Jésus il va revenir
un jour avec les anges pour nous surprendre, c’est ce jour il va nous enseigner toute la
vérité […] (Valentine, niveau CM2, mère de famille).

Freud (1927), pour qui la religion est une forme de névrose obsessionnelle pour tout le
genre humain, soutenait pourtant, dans son L’avenir d’une illusion, que le rêve d’une bergère
d’épouser un prince charmant est encore moins illusoire que la foi en un messie qui
reviendrait instaurer un âge d’or. Évidemment, tous les peuples de la Terre ont un fond
culturel de religiosité ou d’illusion dont il est difficile de les dissuader. Ainsi, en dépit de la
rupture théorique entre l’État (ou l’école) et la religion en France, nous constatons par
exemples que des familles (migrantes et non-migrantes) consomment joyeusement la religion,
jeûnent, chantent, invoquent ou prient leur « Yahvé », « Seigneur Jésus-Christ », « Allah »,
« Bouddha » ou « Çâkya-Mouni », « Vodou », les « Djinns » ou les mânes de leurs ancêtres
sans pour autant manquer de croire aux "Vertus scolaires". Ce qui signifie que si, pour les
familles, le travail scolaire n’est pas une sinécure, il peut être néanmoins soutenu par une
"illusion rassurante" (parfois moins coûteuse et peut-être moins absurde que certaines
« méthodes d’exclusion ») et qui consisterait à réduire les tensions de l’apprentissage en
s’appuyant sur Dieu, les esprits ou les anges, les saints ou les ancêtres. De la sorte, ces
parents, empêtrés dans la religion, semblent paradoxalement revigorés par leur « foi », en
même temps qu’ils sont éclairés sur l’utilité des enseignements scolaires ou universitaires.

438
D’aucuns se félicitent ainsi de ce que leurs enfants prennent Dieu (la religion) et l’École (le
savoir) pour leurs alliés, et ils sont culturellement sûrs que leurs enfants tiennent ainsi en leurs
propres mains des atouts irrationnels et rationnels qui, rassemblés, les conduiraient à une
pleine réussite. Leurs convictions d’ailleurs tenaces nous font voir, dans leurs jugements, non
pas toujours une absence d’objectivité, mais une certaine complexité mentale marquée du
sceau de leurs aspirations intellectuelles. Les fondements subjectifs de leurs convictions
religieuses, et surtout la morale mi-objective mi-subjective sur laquelle elles fondent leurs
explications de l’échec ou de la réussite, ne relèvent pas toujours d’un "illettrisme primitif".

Des familles, généralement secouées par les incertitudes de leur immigration ou


formation, se sentent en effet comme aspirées dans un "trou noir". Elles éprouvent, comme
tout individu en détresse, le besoin de lancer un cri d’appel vers une puissance qui les
entende, espérant qu’un soleil de prodige, ou de justice, mette une clarté spéciale sur leur
calvaire scolaire, social ou professionnel. Ce ne sont donc pas en fait, disons-le, des gens qui
se refusent à remédier à leurs difficultés par la logique scientifique ; au contraire ils raffolent
la logique mais hésitent, nous semble-t-il, à se fier absolument au raisonnement d’un cerveau
faillible et trop limité par ses deux petits hémisphères, par rapport à un univers de savoirs sans
borne. Le cadran de leur perception peut sembler "superstitieux" a priori, mais, en somme, il
révèle une certaine logique qui rime avec leur conditionnement sociohistorique, politico-
culturel et religieux. C’est en effet une logique qui va au-delà de leur appropriation de la
sacrée maxime coloniale bien répandue en Afrique selon laquelle « quiconque ne pense pas à
Dieu pense médiocrement ».

Il se trouve par ailleurs qu’à une telle conception héritée de la culture chrétienne
européenne, certains étudiants opposent l’idée selon laquelle il serait absolument absurde de
croire en un pouvoir absolu de la science ou de la religion. Des diplômés en sciences et en
lettres (médecins, biologistes, chimistes, physiciens, mathématiciens, grammairiens ou
littéraires, etc.) ont même essayé de nous persuader que la science et la religion sont toutes
deux corrompues par une superstition qui consiste à faire accroire que la vérité leur appartient
en exclusivité, dénonçant ou craignant ainsi des risques d’obscurantisme ou de dérapage
passionnel chez l’une et l’autre.

La science a l’illusion de croire que personne ne peut savoir la vérité sans elle … la
religion a l’illusion de croire trop en elle-même […] Einstein a dit que la « science sans
religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle »…, il a raison, il n’a pas dit

439
n’importe quoi… (Akofa, polyglotte licenciée en Lettres françaises, d’origine togolo-ghanéenne,
garde d’enfants, 34 ans).

Qu’ils soient instruits ou peu instruits, bien de nos participants estiment que les
travailleurs sociaux, les psychologues, les pédagogues ou les professeurs seraient ainsi plus
efficaces dans leur profession s’ils pouvaient humblement montrer aux familles qu’ils ont
bien connaissance des croyances religieuses ou savent comprendre les pensées mystiques sans
se laisser prendre au piège de leur « orgueil académique » de femmes ou d’hommes de
sciences. En effet, à suivre les familles dans leur raisonnement, l’on comprend que, de leur
avis, le tout n’est pas de séparer l’école de la religion, il faut encore ne pas ignorer que les
individus et les peuples qui prennent part aux noces de la connaissance, ou coopèrent avec
l’école, ne sont guère séparés de leur culture "traditionnelle", fussent-ils nantis de précieux
savoirs universitaires. Pour nos enquêtés bien imprégnés de leur foi spirituelle ou religieuse,
le salut ou le secours vient toujours de Dieu mais en passant par l’action humaine.

Dans un opuscule réalisé avec la collaboration du Cardinal Barbarin (archevêque de


Lyon), Luc Ferry, philosophe et ancien ministre français de l’éducation explique comment,
selon lui (et sa pensée rime quasiment avec celle d’une certaine intelligentsia africaine), l’idée
du salut peut être promue aujourd’hui au-delà même de l’optique religieuse sans toutefois
laisser les acteurs de la vie socio-intellectuelle sur le grabat de l’indifférence spirituelle. Il se
trouve en effet qu’ « on peut dire de quelqu’un : tu m’as sauvé la vie quand tu m’as tiré d’une
impasse ou de tel danger, quand tu m’as trouvé un emploi … À ce titre, les pédagogues, les
politiques, les philosophes peuvent dire quelque chose du salut » (Ferry in Barbarin & Ferry,
2009, p. 91). La méconnaissance, par les professionnels de l’éducation, de ce principe du
secours divin par le biais de la solidarité humaine ou religieuse, constitue, selon un certain
nombre de nos enquêtés, l’une des sources de malentendus et de difficultés d’enseignement
qui conduisent, disent-ils, aux échecs scolaires ou aux violences dans les établissements et les
cités.

Du coup, il y a, disons, deux "camps" qui s’affrontent de face : d’un côté les enseignants
semblent bien persuadés que l’école est dorénavant séparée de la religion, de l’autre les
familles se convainquent que la vraie religion de l’Occident n’est pas le christianisme mais le
capitalisme et que ce dernier, loin d’être séparé de l’école, pervertit au contraire les politiques
scolaires et sociales. Ces familles se disent donc qu’il est de bon ton que les croyances
religieuses ne soient pas entièrement recevables dans les écoles, mais elles croient constater
que l’institution scolaire ou universitaire se comporte elle-même comme une « caste de

440
gourous », une « confrérie de sorciers malveillants » ou simplement comme une « secte
religieuse » qui prescrit des règles de conduite à ses « ouailles » sans trop se soucier de leurs
problèmes personnels ou familiaux. C’est ainsi que les familles se plaignent que l’école
impose des programmes, les modifient, les suppriment ou les remplacent à sa guise sans
requérir l’avis de sa pauvre clientèle. Ces familles croient qu’elles ne devraient pas avoir qu’à
subir des "coercitions académiques" qui tombent fortement de là-haut ni à s’y soumettre en
silence comme dans une abbaye.

Les familles deviennent ainsi de plus en plus nombreuses à se dire que l’enseignement
en France est sous le diktat des "prêtres du capitalisme" qui ne reculent devant rien pour
asservir l’école à leurs intérêts sectaires de lobbying. « L’Éducation nationale pratique la
religion du capitalisme », déclare un père de famille (employé ayant un niveau bac
professionnel en comptabilité). « L’enseignement supérieur est devenu une secte qui fait peur,
les lois y sont imposées par des illuminés […]. Le ministère ne propose rien, il impose tout »,
déclare également un jeune universitaire migrant ayant des diplômes supérieurs en Lettres
françaises et Mathématiques (il s’agit d’un ancien répétiteur bénévole auprès d’une
association éducative).

Si, en effet, certaines familles se montrent réticentes aux réformes et aux programmes et
semblent y percevoir des "rituels politico-sataniques de l’argent-dieu", leur fond de pensée
suggère que l’État ne doit pas instaurer des règles d’école ou d’intégration sociale sans
prendre les commodités de s’assurer que ces règles seront comprises par leurs destinataires.
L’on estime alors qu’il incombe au gouvernement d’éviter que ses dispositifs éducatifs,
politiques ou sociaux soient des rideaux ouverts à des scènes désespérantes supplémentaires.

(…) Le gouvernement impose les lois du dieu-argent pour stresser l’école. […]
Privatiser l’enseignement, pour moi c’est comme une éducation de la vente aux
enchères … après ça, le rôle de l’État c’est pas de vendre les écoles aux commerçants
loubars …, après tout il faut pas que le gouvernement il ajoute en plus le désespoir […]
(Walé, 33 ans, BTS en tourisme, maître nageur-sauveteur).

Et c’est ici la dernière pause de notre analyse de l’attribution causale d’ordre moral ou
religieux.

Les difficultés scolaires qui, pour nos enquêtés, vont plus ou moins de pair avec les
problèmes d’apprentissage, s’affichent à présent sur l’écran de notre plan d’analyse.

441
6.4. Attributions relatives aux problèmes d’apprentissage
Le terme de "problèmes d’apprentissage" peut susciter des résonnances diverses. En ce
qui concerne la présente étude, il s’agit concrètement de problèmes relevant de l’insuffisance
cognitive réelle ou supposée des parents et qui peuvent influer sur les rendements scolaires de
leurs enfants. Il s’agit davantage de problèmes typiquement pédagogiques, de même que ceux
relatifs à la motivation, à la maîtrise de la langue scolaire, aux pratiques d’orientation.

6.4.1. Problèmes liés à l’apport cognitif parental


Nous avons vu, plus haut, comment les étudiants mobilisent leur rupture de contrôle
parental ou leur éloignement familial pour expliquer leur dépaysement et partant leurs
difficultés scolaires. Il nous faut à présent épuiser le « schéma », en essayant de voir par quels
aspects les insuffisances d’instruction des parents peuvent être perçues comme ayant des
incidences analogues ou non à celles de leur éloignement physique.

Disons d’entrée de jeu qu’il ne suffit pas d’être parent pour être à même d’aider ses
enfants à assumer leur scolarité. Des études (leur nombre est déjà immense comme une
galaxie) ont montré à quel point certains parents manquent d’assez de ressources cognitives
pour gérer au mieux le suivi de leurs enfants au cours de leur cursus. Pour Kalari (ex-étudiant,
niveau DEUG), un tel déficit cognitif chez les parents fait que « la relation entre l’école et la
famille est tronquée ». L’interviewé, qui est un jeune parent, explique :

Il y a le fait qu’ils [certains parents] n’ont pas les moyens [ressources intellectuelles]
pour pouvoir encadrer leurs enfants. On demande que les parents signent le cahier de
correspondance mais certains parents ils savent rien de ce cahier, ils signent sans
rien comprendre […] C’est trop tard que les parents se rendent compte que leurs
enfants ne peuvent plus continuer leurs études pour x ou y raison.

Des parents seraient donc réduits, de par leur propre insuffisance scolaire, à une sorte
d’inaptitude à contrôler suffisamment la scolarité de leur progéniture. Ils auraient donc
relativement peu connaissance du cahier de correspondance qui est un lien de fait entre l’école
et la famille. Ne comprenant pas, dans certains cas, l’importance notoire que l’école attache
aux papiers, certaines familles semblent lâcher les rênes à l’espièglerie de leurs enfants. Sans
doute le déficit de contrôle parental dans un tel cas est naturellement mis en branle dans
l’attribution causale de l’échec scolaire, comme le note Boyik, architecte d’origine togolo-
béninoise :

442
L’école ne peut pas assumer toute seule l’éducation des enfants, il faut l’apport des
parents. Mais cet apport manque parfois … Certains parents sont eux-mêmes
dépassés par leur propre manque intellectuel […] Ils n’ont pas de niveau d’étude
élevé, et dans certains cas ils sont analphabètes. Donc pour ceux qui ont pu faire le
collège au moins, quand leurs enfants sont encore à un niveau inférieur comme le CP,
ils peuvent les aider sur le plan scolaire. Mais quand les enfants commencent le
collège, quand ils posent des problèmes plus complexes de mathématiques par
exemple, quand ils apportent des questions de syntaxe ou de grammaire, les parents
sont désemparés, ils s’affolent et du coup leurs enfants sont laissés à eux-mêmes …

Évidemment, comme le dit l’adage, « pour enseigner long comme un doigt, il faut en
savoir long comme un bras ». Il est donc compréhensible qu’une insuffisance très prononcée
entre le niveau d’études des parents et celui de leurs "rejetons", puisse réduire l’assistance
scolaire que les parents se doivent d’apporter à leurs enfants. Ainsi est-il impossible a priori
de passer outre l’impact d’un déficit cognitif parental – surtout lorsque les indices sont avérés
– dans le rendement scolaire infantile. Mais nombre de parents (peu ou pas lettrés) que nous
avons rencontrés au cours de ce travail, nous ont montré, de par leur mobilisation personnelle,
celle de leurs proches ou de leurs enfants eux-mêmes, que le déficit ou l’excédent intellectuel
parental peut donner l’impression d’un handicap ou d’un avantage cognitif important, sans
que lui corresponde un résultat scolaire d’échec ou de réussite qui en serait la conséquence
normale. En d’autres termes, le niveau de contrôle scolaire parental ou le degré d’instruction
des parents n’opère pas systématiquement dans la scolarité des enfants, du moins à en croire
certains parents qui, eux-mêmes, déclarent avoir mené leurs études avec succès sans la
moindre participation intellectuelle d’un parent ou répétiteur à domicile. Zoho, doctorant en
sociologie, nous fait part, à ce sujet, de ce qui relève de sa propre expérience scolaire d’enfant
élevé par une mère entièrement illettrée (le père, un employé subalterne, étant si tôt décédé) :

Je t’ai dit qu’il y a aujourd’hui des économistes dans ma famille. Mon grand frère est
un haut fonctionnaire des Nations Unies, j’ai aussi un grand frère professeur de
Beaux-arts, moi-même je suis en train d’achever une thèse de sociologie, et cætera,
pourtant nous avons été élevés par une mère cent pour cent illettrée …

Zoho pense que sa situation scolaire, lorsqu’il était encore sur les bancs (du primaire à
l’université en Afrique) était économiquement analogue à celle de bien d’autres étudiants dont
le parcours ne devait apparemment rien à la condition sociale ni au bagage scolaire de leurs

443
parents, au contraire. En effet, sans qu’il soit nécessaire de compiler les récits, nous
constatons que nombre de familles ayant une instruction scolaire élevée ne semblent pas
considérer que leur réussite scolaire ait un lien systématique avec la condition sociale ou
intellectuelle de leurs parents. Leurs déclarations qui ne sont pas forcément le résultat d’une
étude sociologique, reposent tout de même sur des faits empiriques de notoriété avérée : leurs
vécus authentiques. Les étudiants et travailleurs ayant bien réussi leur scolarité ou leur
formation, et dont les parents sont pour la plupart des personnes fort peu scolarisées,
expliquent généralement que leur réussite est valablement assignable aux efforts
d’alimentation et d’encouragement verbal de la part de leurs parents plutôt qu’à une
reproduction sociale à la bourdieusienne.

Il était un forgeron, mon père …, jamais fait des études. Ma mère non plus, ma mère
c’était une magnifique pondeuse, je t’en prie [rires]… au total seize enfants dont trois
sont décédés au berceau. […] On est au total treize alors, huit de nous ont fini le bac au
lycée moderne…, les sœurs j’en ai que deux, des jumelles, elles ont arrêté [les études] à
la fin de seconde par manque de soutien […]. L’ambiance des études en Afrique, bon
pas mal, […]. On avait des camarades, des fils de politicards, ils avaient tout à la
maison, servantes, répétiteurs, bibliothèque, salle d’étude, de jeux … leurs vacances
c’était aux États-Unis [d’Amérique], en France … En classe ils venaient seulement
faire acte de présence. Y avait des élèves qui n’avaient même pas le centième de ce que
eux avaient, moi mes parents pouvaient pas m’offrir des bouquins, déjà pour
s’alimenter c’était difficilement. Mais on se défendait mieux à l’école que les enfants
des "groto" [riches] […] (Addo, docteur en physique).

Beaucoup de familles africaines d’Afrique sont illettrées ou ignorent la langue


maternelle de Molière, de Goethe ou de Shakespeare, c’est un fait. Mais ce que l’on constate
paradoxalement, c’est qu’un nombre relativement important de leurs enfants réussissent tout
de même à leurs examens, que ce soit au Certificat d’Études Primaires, au Brevet, au
Probatoire, au Baccalauréat, etc. De même à l’université, ils semblent nombreux ces enfants
de paysans (enfants issus de parents totalement illettrés ou excessivement pauvres) qui
effectuent leur scolarité avec une aisance intellectuelle n’ayant souvent rien à envier aux
performances des enfants de députés, de ministres ou de présidents. Quiconque en effet est au
fait de la famille et de l’école en Afrique noire, sait empiriquement que la plupart des élèves
ou étudiants les plus performants sur ce continent sont généralement loin d’être issus de
familles aisées, les populations africaines étant massivement composées de paysans ou

444
d’agriculteurs, d’éleveurs, voire de petits et hauts fonctionnaires ou cadres d’entreprise mal
payés, mal logés …, c’est-à-dire des ensembles populationnels acculés à l’abandon par des
contrariétés multiples et qui s’y confortent, sous l’effet de la résignation. Mathias Rwehera
(1999), consultant en planification de l’éducation auprès de l’UNESCO, a laissé voir qu’en
Tanzanie par exemple, 41% des enseignants habitent une maison dont les murs sont branlants,
48% d’entre eux n’ayant pas d’eau courante à domicile.

Dans la même lignée d’observations sur l’Afrique de l’Ouest francophone, la thèse de


doctorat du jeune sociologue germano-togolais, Amouzou-Glikpa (2008), a mis au clair les
conditions de vie misérable des familles et des enseignants au Bénin, au Burkina Faso et au
Togo. Les conclusions de ses travaux ont non seulement établi un lien logique de cette misère
afférente à la crise de l’éducation dans ces pays, mais elles y ont aussi montré que les parents
les moins nantis sont visiblement plus préoccupés par les résultats scolaires de leurs enfants
que leurs homologues les plus cultivés ou fortunés. Son étude a également indiqué que ces
mêmes familles "démunies" déboursent relativement beaucoup plus de moyens moraux
(conseils, encouragements par ex.) dans la scolarité de leurs enfants. De même, parmi les
familles africaines migrantes interrogées sur leur perception de la réussite, il nous a été donné
de recenser, ça et là, quelques réactions qui semblent rattacher le phénomène à une sorte
d’investissement accru sur le plan moral.

6.4.2. Problèmes typiquement linguistiques


La maîtrise ou non de la langue scolaire en tant que voie privilégiée d’accès aux savoirs
intellectuels n’est pas absente des causes d’ "échec" ou de "réussite" scolaire unanimement
exprimées par les apprenants et notamment par les parents.

82,91% des parents (Tableau 51) ont répondu positivement à la question de savoir si la
bonne maîtrise du français peut augmenter les chances de réussite scolaire de leurs enfants.

Tableau 51 (QP28) : Une bonne maîtrise du français peut augmenter les


chances de réussite scolaire de votre (vos) enfant (s)
Fréquence %
Sans réponse. 2 1,71
Pas d'accord 18 15,38
D'accord. 97 82,91
Totaux 117 100,00

Nous constatons chez les participants un certain sens aigu pour l’importance des langues
et leur utilité dans les processus d’apprentissage. Celles ou ceux qui perçoivent ainsi les

445
langues comme un passage obligé pour accéder aux savoirs, ne sont pas rares dans le groupe
cible de notre recherche. Deborah (dix-huit ans), par exemple, a fait ses études en Afrique du
Sud avant de venir rejoindre sa mère dans l’Hexagone. Amenée à s’expliquer sur la cause de
sa réussite scolaire en France, elle considère que le français qu’elle s’est efforcée d’apprendre
et d’assimiler avec acharnement, lui vaut d’être en Terminale S au moment où nous
l’interrogions. Elle a connu certes des débuts difficiles puisqu’elle est d’origine anglophone et
n’avait aucune connaissance du français avant son arrivée en France. L’apprentissage accéléré
et bien encadré de la langue française est donc ce que Deborah met en avant pour justifier
l’absence d’échec dans son parcours.

[…] C’était en anglais que j’étudiais en Afrique du Sud en fait, donc quand je suis
venue en France je suis inscrite en cinquième. On m’a fait des cours accélérés en
français, ma maman me traduisait [oralement] le cours au début […] Elle
m’expliquait les mots […] Mon père il travaille à Johannesburg [Afrique du Sud] …
il sait pas bien parler le français, donc avec lui on n’a jamais parlé en français, on
parle que l’anglais et le yorouba [une langue d’Afrique de l’Ouest], donc au début
c’est ma mère qui m’a aidée en français, surtout y avait Madjo [une étudiante en
Lettres modernes], c’est ma maman qui était sa tutrice. Elle logeait à la maison avec
nous, elle m’enseignait le français, elle m’expliquait les cours en français et en
anglais, et puis bon j’ai avancé jusqu’en seconde avec elle. Mais maintenant elle est
au Canada…, c’est elle qui m’a sauvée en français …, elle a sauvé mes études en fait
…, et puis là maintenant je suis en terminale S, c’est grâce à Madjo […], parce que si
elle n’avait pas développé mon français, j’allais pas réussir les études en France.

La réussite scolaire de Deborah est donc, comme l’explique l’intéressée elle-même, de


causalité linguistique. Rien qu’à lire attentivement son récit d’ailleurs fort détaillé, on
s’aperçoit que l’intervention de sa mère et notamment les prestations d’une accompagnatrice
bilingue prénommée Madjo, ont pu apporter le maximum d’aide linguistique indispensable à
Deborah, aide lui ayant facilité son intégration socioscolaire en France.

Nous avons déjà vu, notamment chez Sissi et autres parents, comment les familles se
mobilisent dans la scolarité de leurs enfants et obtiennent des résultats satisfaisants. Ce qui
fait la particularité de Deborah est qu’elle vient d’un pays anglophone (Afrique du Sud) et
n’avait aucune notion de français quand elle arrivait en France. C’est donc à juste titre que

446
Deborah considère la maîtrise de la langue française comme la cause de son succès scolaire en
France.

Un second et dernier cas pour illustrer la façon dont les familles rattachent la
connaissance de la langue à la cause de la réussite scolaire, est celui que nous fournit Godwell
dans son récit.

La chance que nos enfants ont c’est que leur maman est orthophoniste. Les enfants
ont besoin d’apprendre à bien prononcer les mots…, à bien lire, ça leur fait du bien.
Un enfant qui sait bien lire c’est un atout pour ses études et ça mes enfants ont cet
avantage grâce à mon épouse. Même ça se voit dans leur travail scolaire quoi.

Certains parents, comme l’indique ce récit, ont un flair quasi infaillible pour l’utilité de
la langue comme un moyen entre autres de susciter de hautes performances scolaires chez
leurs enfants. La langue étant le véhicule privilégié de la transmission ou de l’acquisition des
savoirs, sa maîtrise ne peut donc que contribuer à la réussite d’une scolarité. Dit autrement, la
langue est l’outil d’organisation de la culture, des savoirs, et il s’agit là d’une réalité que
même des parents peu lettrés ne semblent pas toujours perdre de vue. Mais attention ! Car si
les parents sont apparemment prompts à voir dans la maîtrise de la langue scolaire, un sésame
pour l’assimilation des savoirs intellectuels ou la réussite scolaire ou sociale de leurs enfants,
il ne faut pas en conclure que des attitudes conséquentes s’ajoutent logiquement forcément à
leurs propos.

En effet une chose est de dire que la connaissance de la langue augmente les chances de
réussite, autre chose est de traduire cette opinion dans des faits palpables. Et c’est justement
de ces faits que nous recherchons l’intelligibilité. Elle est, nous semble-t-il, suffisamment
fournie dans un article de Bautier & Branca-Rosoff intitulé "Pratiques linguistiques des
élèves en échec scolaire et enseignement" (2002). Le questionnement général que posent les
auteures est le suivant : « les élèves souffrent-ils d’un défaut de compétence linguistique ou
discursive ? Ou bien sont-ils placés dans une situation qui les contraint à choisir entre la
réussite scolaire et leur sentiment d’appartenance identitaire ? » (Bautier & Branca-Rosoff,
2002, p. 196). Les deux chercheures, armées de prudence ou ne voulant certainement pas
créer une infructueuse diatribe autour dudit questionnement, ont essayé plutôt de soumettre
leurs investigations communes à la raison socio-pédagogique en déterminant, sur la base
d’une précieuse attention prêtée aux « élèves en grand échec scolaire », un répertoire
d’analyse à trois volets relatifs aux faits linguistiques. Leur analyse porte d’abord sur les

447
« variantes linguistiques » relevant du langage courant ou populaire, variantes au sujet
desquelles elles observent une certaine extériorité de la question que suscite la fréquentation
scolaire des élèves par rapport aux apprentissages en tant que tels. Question qui, selon elles,
est concomitante à « la stigmatisation sociale des élèves et l’attitude que doit développer
l’école ». Dans un sens pragmatique, les chercheures éclairent la silhouette dichotomique d’un
enjeu scolaire qui prendrait partie pour un normativisme porteur d’exclusion, ou s’abstiendrait
au contraire de « sanctionner des variations sociales, au risque de trahir la fonction
d’intégration des élèves dans une "langue commune" » (Bautier & Branca-Rosoff, 2002, p.
197).

Disons que l’analyse faite par les chercheures est intéressante pour notre travail, dans la
mesure où elles font cas des formes relatives aux insuffisances d’appropriation des élèves
maghrébins et autres africains tardivement arrivés en France. Bautier et Branca-Rosoff (2002)
ont ainsi pris la mesure des « lacunes » dont les répercussions immenses pèsent littéralement
sur la saisie du français « grammatisé » et précarisent de ce fait l’assimilation des savoirs et
les pratiques de l’écrit. Chez nombre d’élèves en difficultés scolaires, constatent les
chercheures, s’observe un déclin d’intérêt pour la qualité linguistique (orthographe des mots,
accords grammaticaux, etc.). Les difficultés scolaires des élèves dans la langue française
« grammatisée » sont en effet si démultipliées qu’à moins d’opérer une analyse holistique de
« l’activité linguistique et langagière », l’on ne saurait cerner à fond la gravité d’une telle
dérive au demeurant innommable. L’ampleur de leurs lacunes est telle qu’« il ne s’agit pas de
connaissance, de compréhension ou de maîtrise d’une règle ou d’une forme (ou de non-
connaissance, non-compréhension...), mais de quelque chose de beaucoup plus « grave »
parce que lourd de conséquences certes scolaires, mais aussi cognitives et sociales » : la
langue n’est pas vécue comme possédant une cohérence réglée, n’est pas davantage vécue
comme un ensemble de règles à respecter, à respecter parce que les règles appartiennent au
bien commun, au savoir collectif et qu’il ne dépend pas de chacun de décider de
l’orthographe d’un nom ou d’un verbe […] » (Bautier & Branca-Rosoff, 2002, p. 203).

Cette apparente désinvolture à l’égard de l’apprentissage de la langue scolaire, et


notamment l’attitude sans gêne à faire peu de cas de la forme des mots ou des règles
grammaticales qui commandent à la construction des phrases, à l’organisation des idées,
permettent de croire que les élèves sont loin de se douter que l’écriture intelligible ou le bon
usage oral d’une langue repose sur des principes non négociables par définition, et sans
lesquels il est impossible de se faire comprendre par autrui ou de tirer profit des savoirs

448
scolaires ou intellectuels. Les chercheures émettent alors l’hypothèse selon laquelle l’énorme
complexité des notions importantes à maîtriser pour se mettre au diapason des niveaux requis,
fait que nombre d’élèves y renoncent simplement, trouvant peut-être qu’il est plus simple de
scribouiller ou de charabiailler que d’observer des règles "trop compliquées". « Nous n’avons
pas trouvé d’élèves, déplorent les chercheures, pour lesquels les accords entre les différents
éléments d’une phrase (sujet-verbe, article-nom, nom-adjectif) représentent une contrainte à
respecter : les formes sont alors produites d’une façon qui semble aléatoire, dans lesquelles,
en tout cas, on ne peut trouver de régularité d’une ligne à l’autre » (Bautier & Branca-
Rosoff, ibidem).

L’analyse ainsi réceptionnée est sans doute fort pertinente et demande réflexion. Elle
donne du moins à voir que la langue scolaire bien outillée est en quelque sorte une pierre
d’achoppement contre laquelle un certain nombre d’élèves étrangers à la culture française
butent âprement. Ce qui veut dire qu’il y a urgence à redresser la barre de l’appropriation de
la langue chez des élèves et leurs parents. Mais il faut toutefois constater, et ce sans rien ôter à
la pertinence de l’analyse des auteures, qu’il est par ailleurs quelques élèves migrants assez
misérables dans les langues en général et plus particulièrement en français, qui vous mettent
ad absurdum des "s" à tout bout de phrase, qui vous parlent un langage absolument fruste,
mais qui se révèlent, à tout prendre, d’une grande capacité d’apprentissage dans les "arts non-
littéraires", c’est-à-dire les disciplines où les qualités linguistiques semblent avoir leur place
au « cagibi » des instruments hors saison. De tels apprenants semblent considérer qu’il n’y a,
en l’espèce, rien d’important à quémander à la grammaire dans l’acquisition des compétences
artistiques ou techniques : l’on peut noter que, pour Moré (étudiant guinéen dont le père est
géomètre et ingénieur de ponts et chaussées, et la mère professeure de mathématiques au
lycée et à la faculté), c’est être une « palabreuse » (i.e. une querelleuse bavarde) que d’avoir
de grandes compétences linguistiques.

[…] la langue, c’est pour parler, chamailler comme les femmes qui font palabres dans
la cour du village (Moré, étudiant en économie).

C’est dire que, dans l’entendement de certains apprenants élevés dans un cadre familial
peu littéraire, le patriarcat, même le plus viril, s’il est excellent en "Langues" ou expert en
Lettres, ne peut se mesurer qu’aux femmes volubiles « qui font palabres dans la cour du
village ». La résistance aux apprentissages des langues se révèle alors la conséquence d’une
sorte de mentalité qui prend la dextérité linguistique pour un attribut inférieurement féminin,

449
constituant par le fait même un obstacle épistémologique difficile à surmonter pour les plus
affectés : car une telle bouleversante saisie de la connaissance linguistique les détourne
apparemment du bon usage de la langue de l’école et les oriente, du moins inconsciemment,
vers des considérations réductrices de l’ouverture cognitive qu’apportent les littératures ou les
langues.

Pour insister un tout petit peu sur ces constats, nous dirions que les élèves en difficultés
(pour cause apparente ou avérée d’insuffisance linguistique) jugent autrement leur situation
d’apprentissage. Ils ne sentent pas toujours le besoin d’une amélioration de leur faible niveau
linguistique parce qu’ils y situent fort peu la cause de leurs difficultés scolaires, et, davantage
moins, la conséquence d’un excessif attachement à leur langue d’origine. C’est plutôt leur
conception féminisante ou dévalorisante de la littérature (et pas forcément au profit des
sciences) qui permet, semble-t-il, de comprendre leur apparente résistance aux injonctions
scolaires de la maîtrise linguistique. Blais, Gauchet & Ottavi (2008, p. 99) nous expliquent
clairement que la littérature qui jouissait d’une grande notoriété dans l’ancien temps est
devenue aujourd’hui une « reine découronnée », étant donné que l’image sociale de la langue
s’est effondrée avec le déclin de la religion, et son statut « plus affecté que celui des autres
arts ».

Cela dit, il faut constater que les apprenants migrants ne sont pas tous à l’abri de ce
désamour moderne à l’égard de la littérature ; il arrive même que, confrontés à la complexité
de la langue scolaire, ils présentent sur telle ou telle règle de grammaire ou de syntaxe, une
désinvolture troublante, comme le cas d’un élève qui, agacé par l’importance que son
enseignant accordait au sujet apparent dans la phrase "Il pleut", eut cette réaction pour le
moins surprenante : « Nous on s’en fout du sujet apparent. Quand il pleut, c’est pas « il » qui
tombe, c’est l’eau qui tombe. Quand t’as pas de parapluie, si tu sors t’es bien mouillé ». Un
tel exemple, parmi tant d’autres, peut permettre de comprendre qu’il est des particularités du
français qui semblent de nature à poser de sérieux problèmes d’apprentissage aux élèves qui
viennent d’une autre culture linguistique non moins complexe. Apprendre une langue
étrangère n’est donc pas toujours aisée, en dépit des efforts studieux émanant d’une solide
volonté chez certains élèves. Certaines familles donnent en effet, sur ce plan, l’impression de
crapahuter en « zones difficiles », dans un espace éducatif de morosité sociale (ghettoïsation,
traques policières de "sans-papiers", discrimination raciste, stigmatisation xénophobe, etc.)
qui est souvent loin d’être propice à leur ouverture sur la langue du pays d’accueil.

450
Une telle atmosphère d’épouvante, de relégation ou d’émotion brisante n’est pas sans
influencer les rapports à la langue, aux savoirs et à l’école chez des minorités visibles. En
effet, le refus délibéré d’apprendre, hormis les résistances probables d’origine inconsciente,
apparaît fort peu dans notre étude comme une cause plausible d’insuffisance linguistique
alarmante chez des élèves migrants en difficultés scolaires. Si donc, de ce fait, le registre
supérieur ou académique de la langue française est apparemment perçu par les uns (étudiants
et parents diplômés en sciences non-littéraires) comme une "féminisation de l’intelligence" ou
« l’instrument idéologique d’un assimilationnisme étouffant », par d’autres (jeunes migrants
des banlieues) comme le « blabla des intellos sans boulot », par d’autres encore comme le
« "joli parler" des diplômés bavards », et que des spécialistes de linguistique s’investissent
dans l’évaluation des "lacunes de langues" qui handicapent le parcours des migrants en
grandes difficultés scolaires, l’on peut toujours se demander si de telles difficultés relèvent
toutes d’un moindre effort d’apprentissage. Il y a au contraire une sorte de doute qui anime
parfois les minorités visibles lorsqu’on leur apprend par exemple que les échecs de leurs
enfants sont dus à des lacunes linguistiques. Leur doute est d’autant plus profond que c’est
plus à leurs "conditions sociales de parias" qu’aux difficultés linguistiques qu’elles attribuent
en général leurs échecs.

Pierre Périer (2005, p. 70) nous apprend à ce titre que l’institution scolaire « constitue
un rempart de la mise en concurrence des intérêts individuels des élèves et des familles dont
beaucoup, en milieux populaires, savent qu’ils auront plus à perdre qu’ils ne peuvent espérer
gagner ». Leurs propres diagnostics vrais ou illusoires sont donc importants pour notre étude
sans qu’il soit nécessaire de les mettre au même pied d’égalité que les conclusions de
recherche les concernant. Force nous est donc de constater que les élèves migrants ont parfois,
par rapport à leurs homologues nés de parents authentiquement français, le sentiment d’être
tributaires de conditions sociales défavorables qui, beaucoup plus que les difficultés de
langues, réduisent, du moins de leur propre avis, leur chance de réussite scolaire. Il demeure
alors une "zone d’ombre" à laquelle se heurte toute curiosité sur les phénomènes socialement
établis en "zones scolaires pénibles". Rien, en effet, ne prouve que les jeunes et leurs parents
que l’on interroge en général dans leurs "milieux difficiles", disent toujours ce qu’ils pensent
du fond de leur cœur aux enquêteurs. Au contraire, ces derniers leur inspirent généralement
une certaine frayeur à la fois mêlée d’admiration et de répulsion, d’autant qu’ils apparaissent
comme des privilégiés sociaux qui ne partagent pas la condition misérable des migrants, leur
« désert » selon le mot d’un jeune marchand d’objets d’art. Il nous faut alors exposer, ici et

451
maintenant, ce que nous avons obtenu comme regard de l’enquêté sur l’enquêteur (problèmes
de langues inclus), lors d’une entrevue réalisée dans une banlieue parisienne, et qui semble
montrer à quel point il n’est pas certain que l’on puisse cerner les "vérités premières" de la
situation des Africains migrants, au sujet de leur attitude linguistique ou tout autre.

Persuadés, à tort ou à raison, que les "intellos" chargés d’instruire leurs conditions
sociales le font envers et contre eux, il arrive que des jeunes banlieusards, comme l’avouent
certains d’entre eux, servent délibérément de fausses informations aux enquêteurs qui les
interrogent sur leurs difficultés ou problèmes de familles, de formation ou d’éducation de
leurs enfants. En voici un extrait assez significatif :

- Merci ! Merci pour cette causerie, c’est très sympa !


- Il faut pas me mercier, c’est Maïmouna [qu’il] faut mercier …, Maï. Si c’est pas elle,
moi j’allais pas discuter mes problèmes avec un inconnu, je te connaissais pas.
- Je vois ce que tu veux dire, tu te méfies des inconnus c’est ça ?
- Ah oui, ici c’est le désert [la galère], il faut se méfier de tout le monde. Les « iciens »
[les gens d’ici] balancent les labassiens [gens de là-bas (les étrangers)]. Les labassiens
eux aussi balancent leurs propres frères. Les balances [délateurs] [se] promènent dans
[le] quartier de l’école, les rues de quartiers à bus, ils partagent les questions avec les
étrangers. Les vrais scorpions [espions] sont les personnes sans histoire […] Quand
tu passais l’autre fois avec Maïmouna, j’avais douté [pensé] que tu fais le scorpion
(espion). Parce qu’il y a trop de scorpions blancs et noirs dans les quartiers. Ils font
l’hyène [enquête] de surveiller les "labassiens" [étrangers]. Affaire de ça [à cause de
ça], nous si on entend les questions de scorpion, question de familles, de l’école des
enfants, question de travail, vite on répond n’importe quoi pour protéger notre
famille. Les toubabs [les Blancs] qui nous posent les questions … comme nous on sait
que après c’est pour [se] moquer de nous comme ils font…, nous on est calme mais on
[se] moque aussi [de] leurs questions mais ils savent pas. Les grands "iciens"
[intellectuels d’ici], ils parlent les mots compliqués pour nous moquer dans les livres
…, radios, télés …, et nous on sait pas comment faire, on fabrique les mots de
banlieues pour les enturber [entuber].

L’on retrouve, dans ces propos, des attitudes linguistiques fort conflictuelles ainsi que
des syndromes de résistance intérieure aux entrevues dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elles supposent l’existence réelle d’une répugnance chez les jeunes migrants à l’égard des

452
traqueurs d’informations (chercheurs, enquêteurs, journalistes, etc.). En effet, qu’ils soient des
mastérants ou doctorants, des chercheurs labellisés ou des "cerveaux de main" d’un organisme
d’études, de sondages électoralistes, etc., les enquêteurs qui débarquent dans un milieu
multiculturel se confrontent à une zone d’ombre faite d’attitudes linguistiques, de
considérations socioculturelles ou socioraciales qui les indisposent plus ou moins grandement.
Mais ils s’efforcent (ont-ils le choix) de prendre leur "malaise" en patience car les
conditionnements multifactuels auxquels les "populations de couleur" semblent tributaires, ne
leur livrent pas a priori les causes profondes de leurs apparentes difficultés linguistiques ou
scolaires. Les "massacres lexicaux", ou les "barbarismes grammaticaux" de certains élèves et
parents d’origine étrangère, peuvent paraître choquants pour les professeurs linguistes ou
savants grammairiens. Mais ces "barbarismes" n’en demeurent pas moins, nous semble-t-il,
une manière « logique » pour ces migrants d’affronter leurs obstacles aux apprentissages ou à
l’intégration, lumière étant plus ou moins faite antérieurement sur les malentendus
innombrables sur lesquels se construit leur perception socioscolaire. Ainsi, l’hétérogénéité
radicale de ces malentendus, au comble d’une motivation d’apprentissage en dérangement,
rend apparemment complexe le problème des attributions causales conflictuelles qui semblent
porter atteinte aux relations écoles-familles, enquêteurs-enquêtés, etc. …

Cela dit, nous nous sentons autorisé dès lors à passer à l’exposé de la catégorie de
causalité d’ordre motivationnel pour laquelle parents et étudiants semblent avoir pris fait et
cause dans notre étude.

6.4.3. Problèmes motivationnels


Que les philosophes, en l’occurrence Aristote, Platon, Bergson, Hegel, Heidegger,
Husserl, etc. et les psychologues (Pavlov, 1927 ; Skinner, 1951 ; Heider, 1958), etc. postulent
la motivation ou ses dérivés dans leurs phénoménologie ou diagnostics, cela transparaît
lisiblement dans les textes où ils exposent leurs thèses. Encore que ces penseurs et
diagnostiqueurs ont tour à tour pris ce concept en considération et y ont même travaillé de
toute leur vie, de toute leur cervelle, pour éclairer les sources de l’élan qui pousse l’individu et
les groupes à l’action, à la réalisation.

Fabien Fenouillet, dans son opuscule fort documenté La motivation (2003), présente
côte à côte les grandes lignes des travaux d’un certain nombre de ces "éclaireurs" qui ont posé
la première pierre de ce concept, ainsi que les idées des innovateurs qui ont apporté des
compléments conceptuels à l’œuvre initialement accomplie par les philosophes. La démarche

453
de l’auteur consistant donc à dévoiler le flou aprioristique de la notion de motivation, la
diversité des initiatives qui l’ont mise au jour et celle notamment des apports successifs qui
l’ont peaufinée, il apparaît d’entrée de jeu qu’il y a derrière cette notion de motivation, « les
raisons qui poussent tout un chacun à agir, mais qui expliquent pourquoi de manière
énigmatique certains réussissent alors que d’autres échouent » (Fenouillet, 2003, p. 7).

Il est pourtant impossible, semble-t-il, de dire stricto sensu ce qu’est la motivation.


Certains chercheurs, prudents comme des serpents, préfèrent prendre leurs distances à l’égard
de cette notion qu’ils jugent très ambiguë, allant jusqu’à « nier en bloc le regroupement des
faits auxquels s’attachent les théories motivationnelles », alors que ceux qui ont le goût du
risque échafaudent des théories très subjectives, mais aussi parfois des plus pragmatiques. Nul
doute, pour notre part, que les participants dont nous nous occupons ici d’étudier l’attribution
causale, soient plus ou moins à la quête d’une motivation entendue au sens hégéliano-
bergsonien d’une passion propulsive. L’importance de leur perception de la cause
motivationnelle en lien avec leurs difficultés scolaires n’est donc pas un mythe, au vu surtout
de la récurrence notoire de leurs opinions s’y rapportant. Il s’agit d’analyser les termes ou les
arguments mobilisés par les participants pour expliquer leur souscription à ce sentiment
d’inspiration et de gaîté qui incite à travailler, à faire son devoir librement et avec plaisir,
plutôt que par contrainte et par là sans engouement. En réalité : si, comme nous le dit une
élève de Seconde (Rosalie), « échouer …, c’est qu’il y a un problème », ce problème n’est pas
moins celui de la motivation. En effet, des enquêtés ne nous cachent pas que ce phénomène de
motivation représente pour eux, du point de vue causal, quelque chose de palpable qui,
lorsqu’elle rencontre une opposition réelle ou illusoire, peut se traduire par un sentiment de
renoncement à l’égard des études ou des savoirs. Il y a donc un rapport dialectique entre le
manque de motivation et l’échec scolaire dans l’attribution causale exprimée par des
apprenants.

Je me méfie de ce que je ne comprends pas…, dit Zarata [candidate au concours


d’entrée à l’école des infirmières]. J’ai toujours peur de faire des efforts quand je ne
comprends pas un cours. J’ai peur de faire des efforts inutiles, parce que je ne suis
jamais sûre que mes efforts vont me donner la réussite. J’aime pas les efforts perdus.
Du tout, du tout. J’attends toujours pour être sûre que quelque chose peut marcher et
c’est en ce moment seulement que je fais des efforts. Mais souvent j’arrive pas à faire
des efforts…, peut-être parce que je manque de motivation.

454
Effort et motivation sont en effet les mots clefs qui vont servir de fil conducteur nous
permettant de suivre l’articulation de l’attribution causale des élèves ou des jeunes à l’égard
de leurs difficultés, non pas qu’eux et leurs parents se désintéressent de l’école mais bien au
contraire. Brinbaum (2006) avise que les familles issues de l’immigration ont un niveau
d’expectation élevé envers la scolarité de leurs enfants mais constate que leur projet est
généralement court-circuité par une rupture de moyens matériels et culturels. Beaucoup de
jeunes manquent de matériels adéquats pour affronter leurs études, mais ils éprouvent de
surcroît une certaine méfiance, un certain doute ou du moins un manque de motivation à
l’égard de ce qu’ils ne comprennent pas. Comme Zarata, ils se défendent d’apprendre ce qui
ne leur paraît pas évident, à moins que des faits extérieurs motivants (conseils assidus d’un
tiers par ex.) en viennent à les en convaincre. Un peu comme des fleurs qui attendent le soleil
pour recouvrer leur vigueur, certains apprenants attendent un signe d’espoir évident de
réussite avant de se décider d’apprendre, d’étudier leurs leçons : « J’attends toujours pour
être sûr que quelque chose peut marcher, déclarait Zarata, et c’est en ce moment seulement
que je fais des efforts ». Ici donc se précise l’erreur tactique ou le mal psychologique de ces
apprenants sujets au doute. Personne en effet ne peut rien entreprendre de plus grandiose que
sa force de détermination : rien de grand, déclare Hegel, ne peut se faire au monde sans
l’énergie passionnelle. Or un certain nombre d’élèves ou d’étudiants semblent croire de moins
en moins à leurs efforts, ayant perdu leur confiance. Comme Zarata, ils en doutent
consciemment : « Je ne suis jamais sûre que mes efforts vont me donner la réussite. »

Le plus compliqué dans la situation de Zarata est qu’elle refuse de croire qu’il y ait un
remède à son mal. À l’image absurde d’un malade qui attend de guérir avant de suivre un
traitement, la candidate anxieuse attend de retrouver l’espoir avant de compter sur ses efforts
pour s’inscrire à nouveau au concours de l’école des infirmières. Elle se croit définitivement
perdue, allant jusqu’à se convaincre de n’être qu’« une tête fêlée, une nulle ». Sa capitulation
intellectuelle correspond donc, on le voit, à une rupture de confiance en soi qu’elle évoque à
la fin de son récit pour justifier ses difficultés d’accès à la formation des infirmières.
Toutefois, au-delà du cas que nous venons d’analyser, il faut convenir qu’il y a motivation et
motivation, car ce qui suffit à motiver un enfant serait sans intérêt pour une personne adulte,
et il en va pareillement pour un malade et un bien portant. N’est pas toujours motivé qui veut.
Cika (diplômée en commerce) en dit quelque chose d’approximatif :

La motivation, ça passe pas comme un décret, ça se décrète pas en fait. Moi je la vois
comme ce qui donne envie d’étudier. Je pense que vraiment les études commencent

455
par une grande motivation mais un malade ou quelqu’un qui a des soucis …, qui
souffre dans son corps, dans l’esprit, on peut pas vraiment lui donner l’envie
d’apprendre. Donc pour étudier, il y a la motivation, c’est très important mais ça
suffit pas…, il y a beaucoup d’étudiants qui échouent à la fac alors qu’ils ont une
grande motivation.

La critique de Cika n’enlève rien à l’importance de la motivation dans les actions


d’apprentissage ou de formation, telle qu’elle apparaît dans son opinion. Nous y trouvons au
contraire matière à réflexion en faveur de la motivation. Les propos de l’intéressée nous
donnent, en fait, bien à voir qu’il est des apprentis, des élèves ou des étudiants qui débordent
de motivation, apportent effort et attention à leur formation mais récoltent du fiasco. Nous
l’avons vu pour Nafissa, une jeune mère qui s’employait vaillamment à créer un sentiment de
confiance pour un emploi dans son domaine de compétence (BEP en haute couture) et qui a
fini par se résigner à ne plus y prétendre. Nous l’avons vu pour tant d’autres de notre
échantillon qui finissent par douter d’eux-mêmes, de la probité de leurs enseignants, de
l’humanisme de leurs écoles, de la sincérité de leur pays d’accueil, de la gestion de leur pays
d’origine, etc., en dépit de leur volonté d’entretenir leur courage. Certains même, tout à l’aise
au début dans leur formation, baissent brusquement leurs efforts ou abandonnent leurs
initiatives en se persuadant qu’ils n’ont plus rien à gagner de leurs études à s’y acharner. Et
ce, sous l’influence de problèmes notamment pédagogiques que nous allons à présent
analyser.

6.4.4. Problèmes pédagogiques et/ou de pratique d’enseignement


Il faut concéder, d’entrée de jeu, que l’évolution des pratiques éducatives ou
pédagogiques dans l’Occident moderne révèle une grande avancée de sa part par rapport à
l’école africaine. Les évolutions fastes ou néfastes du système éducatif français et la question
même des apprentissages et compétences supposés pour les valider sont en effet d’un
caractère complexe au regard des aspects quelque peu rudimentaires du système éducatif
africain qui oscille, pourrait-on dire, entre les pédagogies nouvelles et le modèle hérité de la
colonisation.

Mais les étudiants et les familles ont un avis très mitigé sur l’écart d’un tel différentiel.
Pour certains, il y a aujourd’hui et de plus en plus dans le système scolaire africain, une
efficacité qui répond aux besoins non seulement de la formation d’une élite mais aussi d’une
masse de plus en plus acquise à la professionnalisation, et que le fait que des milliers de

456
bacheliers africains venant étudier en Europe ne présentent généralement pas plus de tares
intellectuelles que leurs homologues français (alors que ce sont rarement les meilleurs qui
obtiennent en Afrique noire des bourses ou des visas d’études pour l’extérieur), devrait être la
preuve de la solidité du système scolaire africain. Pour d’autres, les "ultra-pédagogies" en
usage en Occident offrent un supplément de confiance et d’encouragement aux apprentissages
et incitent même à une meilleure performance en ouvrant les vannes à de subliminales
compétences personnelles. Mais d’autres encore, par contre, se disent étonnés et découragés
par ce qu’ils appellent « la pédagogie de mépris » qui, selon eux, consiste à discréditer les
acquis antérieurs et les performances de celles et ceux qui viennent de loin, à manquer
d’intuition pour évaluer objectivement les prestations des élèves immigrés par rapport à leurs
épouvantables conditions d’apprentissage. L’argument qu’ils évoquent en général est que les
conditions de travail scolaire ne sont pas les mêmes pour les immigrés et les non-immigrés,
alors que les exigences de rendement sont les mêmes pour tous. Du coup, certaines familles
de la diaspora africaine se voient désespérément engagées dans un "cul-de-sac" de critères
d’évaluation dont elles se disent que les dés sont « hypocritement pipés » et n’auraient, de ce
fait, que peu de choses à voir avec des préoccupations institutionnelles d’éthique, d’équité ou
d’égalité des chances.

L’on peut, certes, comprendre les motivations de ces états d’âme. Ce qui n’exclut pas de
constater qu’il y a d’une part des parents appartenant à la première ou deuxième génération
d’immigrés qui ont, de par leur nostalgie par rapport à la méthode éducative coloniale, des
doutes en ce qui concerne les pédagogies nouvelles et aspirent plus ou moins consciemment à
la restauration des méthodes datant de l’époque coloniale où les enfants noirs d’Afrique
francophone apprenaient à l’école que leurs ancêtres s’appelaient les « Gaulois » ; et d’autre
part les jeunes membres de la diaspora qui rêvent d’une certaine rupture avec les initiatives
pédagogiques du passé mais ne veulent pas trop perdre les traces de ce passé. Nous touchons
là, par ailleurs, à un aspect paradoxal de l’idéologie identitaire dans lequel les familles
africaines semblent reprocher à l’école française une certaine primauté abondamment
accordée à la parole (l’oralité) dans son système éducatif ou de pratique d’enseignement ;
alors que, vue de plus près, l’on serait plutôt tenté de dire que la culture orale fait plus
significativement tache d’huile dans les traditions africaines que dans les milieux occidentaux
en général assez friands d’écriture. Le parti pris pour soi (Fischer, 1997 ; Kabou, 1991),
culturellement parlant, est ainsi hissé à son point culminant, celui d’où l’on voit plus
facilement en l’autre les "vices" ou les "vertus" qu’on porte en soi. Le regard que nos

457
participants portent sur l’oralité dans le système éducatif français se contamine dès lors par la
dimension culturelle ou sociolinguistique de leurs propres usages d’origine. L’usage de la
langue est alors, quant à lui, perçu en tant qu’un outil radicalement ludique du point de vue
cognitif : user de la parole comme une tactique intellectuelle servant dûment à gagner son
billet de réussite scolaire ou sociale.

Ainsi en est-il de la question de la pédagogie, des apprentissages et de la parole dans


l’attribution causale à propos de l’échec scolaire chez les parents, les élèves et les étudiants de
la présente étude. Mais c’est enfin dans la perception de l’orientation que nous allons
maintenant prendre la mesure d’une attribution causale qui semble opposer particulièrement
les familles et l’école.

6.4.5. Problèmes liés à l’orientation


Le phénomène de l’échec scolaire sous l’angle de la perception de l’orientation exhibe
de facto le concept du choix. Il s’agit d’« un concept central dans l’orientation. Il peut être
défini à la fois comme acte de choisir (choix-processus) et comme résultat de cet acte (choix-
produit). Parfois synonyme de choix vocationnel, avec lequel il est confondu, le choix
professionnel est l’expression d’une intention d’entrer dans une occupation donnée »
(Danvers, 2009, p. 95).

Il faut rapprocher de cette définition la description de l’orientation que nous présentent


St-Louis et Vigneault, chercheurs canadiens, dans leur article "Les choix d’orientation
scolaire et professionnelle chez les jeunes adultes" (1984, p. 26) : « Notre pratique à
l'enseignement collégial nous a amenés à constater que, si les jeunes adultes semblent
préoccupés par leur orientation, un bon nombre ne manifestent pas grand intérêt pour
effectuer les démarches nécessaires. Ainsi, plusieurs ne s'en occupent qu'au dernier moment,
par exemple, juste avant les dates limites pour les demandes d'admission au collège ou à
l'université. D'autres procèdent par tâtonnements, sans nécessairement être conscients des
valeurs, buts et ambitions qui les poussent à effectuer des choix successifs, parfois peu
satisfaisants. Enfin, un certain nombre refusent de faire des choix, s'en remettant au hasard
pour leur avenir. » St-Louis et Vigneault (1984) font ainsi acte de leur constat en nous
relatant que leurs expériences les laissent bien croire que beaucoup de jeunes adultes « ne
maîtrisent pas réellement leur projet professionnel ». Ces jeunes, nous disent les auteurs,
donnent l’impression de n’avoir aucune prise sur leur parcours scolaire et leur procédure
d’orientation. « Ils semblent plutôt se laisser contrôler par leur environnement, ce qui a pour

458
effet, croyons-nous, de les rendre passifs ». Environ 38% de collégiens, disent les auteurs, se
déclarent indécis quant à leur choix d'orientation, 27% pour ceux qui sont dans
l’enseignement professionnel dont près de la moitié (47%) dans l’enseignement professionnel.

Et les auteurs d’expliquer enfin le phénomène par un modèle qu’ils nous proposent. Ils
partent du postulat selon lequel l’orientation est un acte qui n’est pas écarté du développement
intégral de l’individu et ils s’en réfèrent à une approche phénoménologique du développement
humain, notamment les théories de Nuttin (1980) sur la motivation, de Riverin-Simard (1980)
sur l’orientation professionnelle et de L’Écuyer (1978) sur le concept de soi. Il ressort de leur
modèle que c’est sur la base de la perception que l’individu a de son environnement et de lui-
même que se définissent ses besoins professionnels. Cette approche phénoménologique de St-
Louis et Vigneault (1984) va nous permettre un tant soit peu d’éclairer l’attribution causale de
nos enquêtés au sujet de l’orientation. Car elle n’est guère opposée à la logique de notre
démarche, la seule différence étant que nous portons ici notre attention sur l’imputation
causale de l’échec scolaire et social (chez des populations de la diaspora noire africaine) en
lien avec l’orientation, alors qu’il s’agit chez les auteurs d’une étude explicativo-descriptive
de l’orientation tout court.

En effet, les familles (élèves ou étudiants de notre étude) semblent réagir, à peu près
comme l’établit la théorie susmentionnée, c’est-à-dire en fonction de leur perception de
l’environnement (leur lieu d’accueil), de leur perception de soi ainsi que de la motivation qui
les anime. Ils ont en général un œil ardent sur le système d’orientation dont ils semblent
percevoir les acteurs comme des personnes tantôt dignes de blâme tantôt de mérite. Il va donc
de soi, observons-nous, que des personnes en échec ou se faisant quelques soucis quant à leur
choix de filière, recourent à la compétence ou au jugement d’un ami, d’un parent ou
carrément aux prestations d’une structure formelle en vue d’une orientation. L’orientation
intervient dans ce cas comme une réponse informationnelle à un besoin de conseil dûment
exprimé. Mais c’est à l’occasion du passage de la Troisième en Seconde ou de la Seconde en
Première et surtout à l’entrée à l’université, que l’orientation atteint finalement le "Pic de la
Mirandole" de son usage. Toutefois, l’occasion n’est pas rare où l’élève ou l’étudiant voit
dans le conseiller d’orientation un "metteur en erreur".

Je fais pas confiance à l’orientation des profs …, affirme Deborah (Terminale


scientifique). Les profs eux ils voulaient me classer dans L [filière littéraire] pour me
mettre en erreur … ils font comme ça avec les élèves qu’ils détestent. Il y avait deux

459
profs …, avec eux je m’entendais jamais. On était toujours comme chien et chat, mais
la directrice elle m’aime bien …, elle sait que je fais toujours des efforts pour avoir la
moyenne dans les sciences et les matières de lettres …, donc elle m’a orientée en S
[…]. Je suis montée avec 13 en terminale.

De la sorte, l’interviewée a la conviction que son orientation a failli se dérouler envers


et contre son aspiration. Elle se croit en relation « bestiale » avec deux de ses professeurs,
d’où probablement l’illusion chez elle d’une conspiration qui serait dirigée contre sa personne
en vue de la mettre en erreur d’orientation, selon ses propres termes. L’orientation est alors un
fait socioscolaire dont la perception semble avoir la "vie dure" chez les élèves et leurs parents.
À certains égards, cette orientation leur apparaît simplement comme un acte de mépris
(« conseils de ça m’en fouté ») qu’un enseignant « injuste » ou « capricieux » décrète comme
sous l’effet d’une mauvaise humeur, ou comme une manœuvre d’autorité qui briserait en un
tour de stylo ou de parole, l’espoir de toute une famille.

L’orientation, … la décision des profs va changer l’école de ton enfant…, ils [les
enseignants] aiment s’assoir en groupe pour changer l’école de nos enfants …, les
profs ils te décident [t’obligent] pour que tu changes l’école à ton enfant. […] Ils
conseillent les métiers pour nos enfants, pour brûler l’espoir de l’avenir…, c’est les
conseils de "ça m’en fouté" [mépris]. Les profs ils connaissent l’école mais ils font
comme les sourds …, ils écoutent pas bien les parents. Quand ils ont conseillé de
changer l’école de ton enfant…, toi tu peux même plus parler contre leurs conseils …,
leurs idées dépassent les parents … Nous on est obligés de dire toujours aux profs de
l’école : « Oui, c’est bon, messieurs ! (Latifa, niveau Sixième, mère de famille).

La perception de Latifa paraît sans doute poussée à l’extrême, nous en convenons, mais
elle n’est pas unique en son genre. En effet, pour certains parents, les profs apparaissent
parfois comme des « malentendants » qui ne captent pas suffisamment les suggestions des
parents d’élèves. Ils enseignent en quantité et probablement en qualité, se dit-on : ils jugent et
délibèrent en conseils. Ils écrivent pour convoquer ou passer des messages ou des annonces.
Mais ils ne savent pas écouter les parents et leurs enfants. Ils orientent les « élèves âgés vers
l’école des apprentis » (élèves dont l’âge dépasse le niveau scolaire en cours), après avoir mal
ou peu écouté les enfants ou leurs parents. Ils usent démesurément de leur pouvoir, donnent
des conseils incompréhensibles et, de par leur force de frappe intellectuelle de persuasion qui

460
dépasserait celle des parents, en imposent la consigne de n’y plus revenir. Voilà, en résumé, la
critique des familles contre l’orientation.

Les familles, – il ne faut pas commettre l’injustice facile d’aboutir à une généralisation
pharamineuse –, trouvent donc le moyen d’imaginer l’acte de l’orientation sous son jour le
plus défavorable, celui par où les enseignants auraient l’occasion en or de mépriser leurs
enfants (« Les profs ils font le "ça m’en fouté" avec nos enfants »). Ainsi laissées à leurs
représentations, les familles se convainquent que l’orientation de leurs enfants vers les
« collèges d’apprentis » n’aurait d’autre sens que celui d’ "égarer l’avenir" de leur progéniture
ainsi que le leur, les enseignants étant perçus comme censés agir apparemment de bonne foi,
mais au fond par « ça m’en fouté » ou fausse bonté. Les familles en arrivent au final – à force
peut-être d’évaluer leurs propres « entraves à l’intégration sociale » – à nourrir l’opinion selon
laquelle les enseignants seraient merveilleux d’adresse à orienter les enfants d’origine
étrangère vers les « métiers à mains sèches » et à réserver précisément les « emplois à têtes
bien coiffées » ou ceux du confort intellectuel aux « enfants autochtones ».

La sociologue franco-béninoise, Nathalie Kakpo (2007), qui s’est intéressée à la


situation socio-formative des jeunes maghrébins en milieux défavorisés, a pu éclairer, à ce
titre, l’image peu reluisante d’une école qui, aux yeux des familles, a déjà bien longtemps
perdu de son « innocence ». Il appert de son étude que « les stratégies consuméristes des
classes moyennes » amplifient « les inégalités sociales et créent de la ségrégation à
l’intérieur des établissements ». La sociologue conclut explicitement : « Les garçons
d’origine maghrébine, concentrés dans les mêmes collèges et dans les classes « perturbées »
se sentent dévalorisés par les acteurs éducatifs […] … tout en postulant l’égalité des talents,
l’école classe, hiérarchise les individus en fonction de leurs mérites. Certains jeunes en
difficultés décident de se retirer d’une compétition qu’ils n’ont aucune chance de gagner.
D’autres qui ne se considèrent pas moins « intelligents » que leurs camarades, pensent que la
communauté éducative les relègue sciemment dans les classes et filières ségrégées. Cette
représentation circule dans les quartiers et à l’intérieur des fratries » (Kakpo, 2007, p. 90-
91).

Mais les observations de la sociologue ne sont pas uniquement valables que pour la
situation des jeunes maghrébins, elles le sont autant et au même titre pour le cas des jeunes
migrants originaires d’Afrique noire.

461
En somme, la perception des familles au sujet de l’orientation paraît obnubilée, affolée,
au lieu d’être apaisée, rassurée. Aussi le doute qui les affecte face à la sélection ou
l’orientation offre-t-il un caractère de malentendus, de conflits, qui contredit manifestement le
sacerdoce pénible que les enseignants assument dans leur mission quotidienne. Mission
apparemment ingrate, de moins en moins valorisante ou, du moins, perçue comme telle par
des parents quelque peu avertis de la pénibilité de la condition enseignante.

6.5. Attributions d’ordre historico-politique


C’est chez les familles instruites que s’entend intensément et de façon récurrente,
l’attribution causale des échecs scolaires et sociaux ayant une connotation à la fois historique
et politique. La traite négrière, la colonisation ou l’impérialisme, la relation France-Afrique
ou Nord-Sud, la dictature en Afrique, la politique française de l’immigration, etc. tombent
tour à tour sous un double soupçon causal historico-politique de l’échec scolaire en particulier
et de celui du retard en développement de l’Homme africain ou de son continent en général.

Selon l’opinion générale de nos enquêtés, et plus particulièrement celle des familles
fortement scolarisées, l’Histoire des peuples noirs d’Afrique, y compris celle de leur diaspora,
s’accomplit en une alternance perpétuellement rythmée d’assujettissements et d’humiliations.
Pour lesdites familles, en effet, il s’agit d’une situation existentielle déplorable, de détresse
individuelle et collective, qu’elles prennent d’ailleurs pour un défi à relever en vue d’assurer
leur survie psychique et culturelle. Cette perception se manifeste par une sorte de tension
montante entre les familles africaines migrantes et les instances dirigeantes de leurs pays
d’origine et d’accueil. Les minorités visibles et, avec elles, la police (ou l’État), s’enlisent, à
cet effet, dans une mésalliance si profonde que nombre de nos enquêtés se sentent délabrés
dans une sorte de "Jungle" qui les empêche, disent-ils, de réussir individuellement ou
collectivement sur le plan scolaire ou social. L’une des opinions de révolte des étudiants est la
suivante : « Nous sommes partout condamnés à la misère et aux humiliations par nos chefs
dictateurs et leurs complices occidentaux. Ils abusent de nous et de nos parents, ils nous
maintiennent dans l’esclavage et la peur par tous les moyens » (propos d’une étudiante en
communication).

462
Ainsi solidement accrochés à cette conviction doloriste, un certain nombre de jeunes en
"désespoir sociétal" semblent voir dans la personnalité d’Olivier Besancenot98, un symbole
exemplaire de leur besoin de lutter, en tant qu’« opprimés », contre le « banditisme des
puissants exploiteurs », selon le mot d’un jeune étudiant en gestion. Ils semblent constater
leurs propres malaises dans leurs efforts de réinsertion sociale par la formation et s’en
préoccupent ou cherchent du moins à se les expliquer, avec parfois une détermination
"enragée". Ils s’en expliquent selon leur ressentiment, leur perception passionnée. Les hasards
malheureux, en augmentant parfois leur désarroi et en les rendant ainsi plus désemparés,
imposent à leur vulnérabilité psychologique un ébranlement intellectuel susceptible de ruiner
leurs efforts de scolarité. Dans cette perspective, l’attribution causale de l’échec scolaire se
présente comme un horizon partiel, circonstanciel, qui permet de prendre la mesure du conflit
sociopolitique opposant les familles d’origine africaine à leur milieu d’accueil.

Conclusion
Nous voici au terme du sixième et dernier chapitre de notre thèse doctorale. La question
est maintenant de savoir ce qu’il y a lieu de conclure des attributions causales analytiquement
récapitulées dans la présente catégorisation. En réexaminant objectivement cette étude de
l’attribution causale dans ses différentes phases successives analysées, elle se révèle
profusément hétéroclite, mais essentiellement traversée par des jugements économiques,
socioéducatifs et historico-politiques. En général ou d’une certaine façon, c’est, dans l’ordre
croissant, l’économique et les faits historico-politiques qui semblent prédominer dans la
perception socioscolaire des familles et notamment des étudiants. Les faibles revenus des
parents, la pauvreté classique des étudiants, leurs efforts à concilier études et "petits boulots"
ainsi que les contraintes de solidarité familiale (soutien financier à la famille) sont des
éléments illustratifs de leurs attributions causales de l’échec versus la réussite scolaire.

Mais il faut observer que lesdites catégories attributionnelles (économiques et historico-


politiques) ne font pas office d’un arbre qui cacherait la forêt. Car les familles dépassent
fréquemment ces explications objectives et font également usage de schèmes d’interprétation
causale d’ordre moral, spirituel ou mystico-religieux qui surprennent parfois par leur ampleur
et leur apparente perspicacité. C’est que leurs traditions ou expériences personnelles
d’hommes et de femmes plus ou moins croyants leur donnent la liberté de percevoir l’école

98
Personnalité politique française (Ligue Communiste Révolutionnaire), Olivier Besancenot, né en 1974,
est facteur de profession et porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Les qualités oratoires du jeune
politicien semblent exercer une certaine influence sur des populations juvéniles migrantes et non-migrantes.

463
comme une voie entre autres de compréhension de l’univers et de la vie sociale. Toutefois, ces
hommes et femmes ne demandent pas à l’État d’introduire les enseignements du Vodou dans
les programmes de formation scolaire ou professionnelle. Ils ne demandent pas non plus de
remplacer les formules de physique ou de chimie par des hymnes jaculatoires à la Vierge
Marie, encore moins de désapprendre la poésie de Verlaine au profit des cantiques
invocatoires à Mamy Wata99. Pour un certain nombre de nos participants, la poire de la
connaissance est à couper en deux : l’école n’a qu’à s’occuper de ce qu’elle sait, et la religion
de ce qu’elle croit.

Sur la base de ce qui précède, les moins scolarisés de notre échantillon semblent très
attachés à leur religion et se plaisent dans leurs croyances, mais beaucoup d’entre eux ont
concomitamment une certaine vision scolaire qui s’auréole d’un réalisme cognitif issu de
connaissances empiriques. Quant aux plus scolarisés, le moins qu’on puisse dire est que leur
volonté de reconstruire leur identité culturelle induit chez eux une certaine ingéniosité à voir
des analogies dans les pratiques scientifiques et les usages de leur culture initiatique ou
"secrète" : ces personnes croient fermement, à juste titre peut-être, que leur comparaison
métaphorique n’est pas une confusion de perception ni un dérapage de jugements. Mais l’on
note en définitive une sorte de coexistence d'attributions internes et d’attributions externes, de
logiques contradictoires portant sur la resocialisation scolaire et non-scolaire, de situations
différentes selon les vagues migratoires, le genre ou les réussites différentielles et, malgré
tout, un substrat commun : le vécu ou le perçu. Tel est, en récapitulation, le profil général que
les attributions causales d’ordre historico-politique présentent à l’issue de nos analyses.

Cependant, l’on peut noter que les attributions causales s’entremêlent parfois si
conjointement et se révèlent ainsi d’un caractère complexe ou insidieusement sinueux, ce qui
pose d’énormes difficultés à quiconque envisage d’en faire une analyse, d’en dégager le
fondement ou le sens. Car il est obvie que nos enquêtés se signalent, comme tout individu, par
une capacité perceptive à spectre si extensif, si changeant ou variant à l’infini qu’ils s’offrent
99
Divinité féminine considérée dans la pensée populaire comme capable de changer de couleur, de forme
ou de sexe selon les circonstances et ainsi d’entretenir, nuitamment ou en plein jour, des relations érotiques avec
ses adeptes ou personnes investies de son influence. En effet il est fréquent, en Afrique noire et sous d’autres
cieux probablement, que des jeunes filles ou garçons, apparemment sains d’esprit, s’inquiètent ou fassent état de
leurs ébats mystico-sexuels avec un(e) ou des partenaires peu visibles (ou ressemblant plus ou moins à des
personnes défuntes ou vivantes bien connues). Selon l’opinion publique, de telles "entités" souvent mises en
cause seraient des « djinns du désert » ou des « esprits marins » (ou « malins ») qui jettent leur dévolu sur des
créatures humaines et s’unissent à elles, avec des conséquences heureuses ou malheureuses sur le plan scolaire,
sanitaire, social, conjugal ou professionnel. Certaines personnes estiment que ce phénomène intrigant (qui est
socialement très courant chez les peuples côtiers et/ou désertiques) relèverait tout simplement de la psychiatrie.
D’autres croient au contraire qu’il s’agirait de liaisons mystiques ou « diaboliques » absolument inexplicables
par les sciences académiques.

464
alors à eux-mêmes et à autrui comme des entités insaisissables, prodigieusement dotées de
manières d’être et de voir qui seraient loin d’être figées comme des monuments. Approcher
ces multiples tendances de perception ou d’attribution causale, notamment autour de l’école et
à l’intérieur des familles migrantes, n’est pas une distraction facile de "chasse aux escargots".
Nous n’avons donc pas, croyons-nous, opté pour des "proies faciles".

Mais il n’empêche … ! Après des centaines de pages d’analyse d’un phénomène


immense, il nous faut maintenant tirer l’échelle en risquant une conclusion finale.

465
CONCLUSION GÉNÉRALE OU FINALE
Notre thèse de doctorat sur l’imputation ou l’attribution causale, élaborée au fil de
l’analyse et de l’interprétation pluridisciplinaire, au gré des "caprices phénoménaux" ou de la
variation de la perception sociale ou scolaire chez les familles, rappelle un peu l’enseignement
des védas (sanscrits initiatiques de l’Inde antique) qui stipule que la perception et
l’explication y afférente n’ont pas vocation à cerner toute l’immense réalité d’un phénomène.
Une version populaire d’allégorie védique parle en effet d’un groupe de visiteurs rôdant
autour d’un éléphant exposé dans une galerie obscure. Ne pouvant donc observer le
majestueux quadrupède de leurs yeux, ces visiteurs essaient l’un après l’autre de le tâter de
leurs mains sensibles. Le premier déclare, après avoir vainement essayé de maîtriser la trompe
agitée du pachyderme : « Cette créature est un python en colère. » Le second, lui tripotant
l’oreille, prend l’animal pour un épais éventail. Le troisième s’écrie en lui touchant ses
défenses : « Ce sont sans doute les cornes d’une espèce de buffle. » Le quatrième lui caressant
une patte, s’exclame : « Oh, quelle poutre ! » Le cinquième soupesant son abdomen, laisse
entendre : « Cette bête, croyez-moi, est une citerne en cuir. » Et le sixième en lui posant la
main sur le dos : « Ma foi, cet animal est un siège d’apparat. »

Il appert de ce mythe populaire une réflexion scientifique fort pertinente : la clientèle


scolaire migrante qui tente d’expliquer les causes de ses propres difficultés, et la recherche qui
essaie de cerner les attributions causales de l’échec ou de la réussite chez les familles, sont
toutes deux naturellement confrontées au risque évident d’une série d’illusions ou de "vérités
contradictoires". La question est donc de savoir comment nous avons pu réduire pour nous-
même un tel risque d’illusions difficile à contourner.

Il faut remarquer que dans la présente étude, nous n’avons pas fait l’économie des
éclairages proposés par des chercheur(e)s et penseurs ou penseuses d’élite : éducateurs,
historiens, psychologues, anthropologues et sociologues, etc. Il était sans doute important
d’étudier la question complexe (voire polémique) de l’attribution causale de l’échec et de la
réussite, en évitant au maximum de nous y prendre à l’aveuglette comme dans cette sombre
galerie sus-évoquée. C’est donc à juste titre que nous avons souvent fait appel aux
"lampadaires" des savantes et savants, qui ont fait les preuves de leurs compétences
respectives sur les questions d’éducation, et qui d’ailleurs sont courageusement descendus des
"nuages" de leurs théories pour fouiller le "sol" et le "sous-sol" de la praxis ou des enquêtes
de terrain. Il va donc presque sans dire que la présente conclusion générale ne saurait
prétendre décrire des faits entièrement supplémentaires à ceux que nous avons analysés tout le

466
long de ce travail, mais rendre compte de la substance des variables de l’investigation ainsi
que de la validité de nos principales hypothèses. Et ce sans omettre de préciser clairement en
quels termes et sous quels angles notre recherche entend être utile aux sciences de l’éducation.

1.1. Contrôle des principales variables sollicitées


Les variables sollicitées dans notre étude sont principalement le genre ou le sexe, le
niveau générationnel, le niveau scolaire et/ou catégorie socioprofessionnelle. C’était, disons,
pour l’objectivité de nos investigations et surtout pour le besoin d’approcher
sociologiquement et psychologiquement l’objet de notre étude que le recours à ces variables
classiques s’imposait, si peu que ce fût, à nos interprétations. Ce fut, en effet, au début même
de nos analyses (chapitre trois) que nous nous sommes suffisamment penché sur ces variables
avec, au final, quelques résultats dont il convient ici de présenter une brève synthèse.

1.1.1. Genre
Nos analyses font état, chez nos familles, d’une perception socioscolaire qui valorise le
sexe mâle au détriment du genre féminin en ce qui concerne leur capacité respective à
s’approprier les savoirs scolaires. Mais cette attitude "vieillotte" et péjorative à l’égard des
filles connait au fil du temps une profonde révision dans les mentalités, vu que les parents (de
par notamment les sensibilisations associatives) se rendent à l’évidence des performances
scolaires féminines qui d’ailleurs tendent aujourd’hui à l’emporter sur celles des garçons : le
fait par exemple que les filles accèdent de mieux en mieux à presque tous les postes de la
fonction publique ou privée au même titre que les garçons, suffit donc aujourd’hui pour
nombre de parents à se montrer de plus en plus rassurés par la scolarisation féminine. Il faut
par ailleurs constater que, du côté des étudiants et même de certains parents, il s’affiche
notoirement une certaine vision d’égalité des sexes par laquelle le "génie scolaire" n’est plus
perçu comme étant l’apanage absolu des garçons ni le "travail domestique" comme le propre
exclusif des filles.

Toutefois, si nos participants semblent s’accorder de mieux en mieux sur l’égalité des
sexes en matière de scolarisation et pressentent même parfois une certaine ascendance morale
de la femme sur l’homme, il n’en demeure pas moins que l’école s’appréhende encore comme
un monde nuisible à la pureté de la jeune fille en général et à la sagesse innée de la femme-
mère, protectrice et nourricière en particulier. Les femmes diplômées ou exerçant des
"professions cérébrales" semblent perçues, dans cet ordre d’idées, comme des personnalités
influentes ayant perdu leur "originalité naturelle", parce que viciées, dit-on, par une attitude

467
intellectuelle de « traiteuses d’hommes », ou de féministes enclines à narguer leur entourage
masculin ou à demander le divorce au moindre incident de ménage. Alors que, s’agissant des
femmes illettrées ou peu scolarisées, leur insuffisance scolaire serait compensée, croit-on, par
leur intelligence naturelle, leur sens de sacrifice familial ou d’abnégation maternelle.

Il existe donc encore un résidu de perception peu favorable à la scolarité féminine, car
l’école semble toujours perçue comme un chemin risqué pour la vertu morale de la jeune fille.
Des interviewés (parents et étudiants) apportent à l’appui d’une telle allégation ou perception,
des exemples singuliers qu’ils prennent, à leur corps défendant, pour des preuves
irrécusables : selon eux, c’est sur le chemin de l’école que nombre d’écolières, de
collégiennes ou lycéennes perdraient leur pureté (i.e. virginité) et a fortiori leur scolarité. Les
grossesses précoces ou non désirées que les parents redoutent pour leurs enfants leur font
ainsi suspecter l’école et son itinéraire qui la sépare du domicile familial. Cet itinéraire, plus
constamment que l’école, est perçu par les familles comme un espace concupiscent où la
scolarité féminine, souvent sous-estimée, court facilement le risque de se trouver court-
circuitée par l’effet pervers d’une libido socialement non planifiée, ou médicalement peu
régulée.

Les familles africaines ayant traditionnellement de l’aversion pour la contraception, il


devient facile de comprendre que le fléau des "grossesses-surprises" ait, dans leur jugement,
un impact cognitivement corrosif sur la perception de la scolarité féminine. D’autant que
l’image de l’école paraît quelque peu troublée en Afrique par la fréquence relative des
enfantements précoces chez des écolières, collégiennes ou lycéennes : ce phénomène est en
effet dû à une déficience de planning familial dans les milieux notamment ruraux. Mais
toujours est-il que les familles de la diaspora africaine, du moins celles qui se sont longtemps
implantées en Europe, tendent dans une certaine mesure à nuancer leurs conceptions du genre
par rapport à la scolarisation de leurs enfants.

1.1.2. Niveau ou rang générationnel


Deux niveaux générationnels (première et deuxième génération d’immigrés) ont été pris
en compte dans notre étude, avec des résultats assez édifiants. Il faut bien rappeler que nous
désignons par première génération les enfants ou parents ayant grandi en Afrique avant
d’immigrer en France, et par deuxième génération ceux qui sont nés en Europe et y
poursuivent leur formation ou exercent un métier, une profession ou traînent au chômage.

468
À l’issue de nos investigations, nous nous rendons compte que les enfants immigrés de
première génération semblent manifester des rapports relativement plus conciliants à la
discipline scolaire et à la soumission que ceux de la deuxième génération. Les immigrés de
première génération sont en effet constitués d’enfants en situation de regroupement familial et
donc ayant déjà expérimenté l’éducation africaine marquée par une forte tradition de respect
des aînés ou de soumission aux adultes. À ces enfants, s’ajoute d’ordinaire une masse
d’adultes ou de jeunes à la recherche d’un emploi ou ayant le plus souvent une formation
scolaire moyenne ou supérieure qu’ils rêvent d’achever en France en vue d’y accroître leurs
chances d’intégration professionnelle ou de réussite sociale. Cette motivation exalte chez eux
une perception scolaire méliorative, et un effort d’apprentissage appuyé par les
encouragements de leurs parents ou grands-parents restés au pays.

Sous l’influence du fait surtout que ces migrants de première génération soient
conditionnés par des impératifs de papier de séjour, dont le renouvellement est généralement
rudement soumis à la qualité de leurs résultats scolaires, bon nombre d’entre eux
s’investissent à donner le meilleur d’eux-mêmes en vue d’obtenir leur diplôme qui est, a
priori, le but premier de leur projet migratoire. Un certain nombre d’étudiants (immigrés de
première génération) affirment que la peur de "perdre" leur carte de séjour les oriente avec
élan vers l’idéal d’une vraie réussite sociale, ce qui les excite à tenir efficacement les rênes de
leur formation. D’autres par contre déclarent que ces ennuis de séjour les dépriment au lieu de
les stimuler à étudier. Il se trouve également que l’immigré de deuxième génération (enfant
issu de parents déjà naturalisés français) semble moins tributaire de ce genre d’obstacle et se
sent en conséquence moins contraint aux énormes sacrifices que les projets migratoires
exigent en général.

Toutefois, les deux niveaux générationnels d’immigrés expriment quasiment des


attributions causales à peu près identiques. Nos enquêtes ont par exemple décelé des étudiants
nés en France et naturalisés français qui attribuent les difficultés scolaires des migrants au
stress que constitue leur intégration dans une société où la carte de séjour fait figure d’une
procédure interminable dénommée "Parcours de Johnnie le piéton". Bien qu’ils ne soient pas
totalement soumis au même sort socio-administratif ou aux mêmes conditions d’intégration,
ils expriment apparemment le même sentiment d’appartenance à une même origine
socioculturelle : ce qui semble traduire chez les uns comme chez les autres une forme de
solidarité morale, culturelle ou identitaire.

469
1.1.3. Niveau scolaire
Il faut à présent préciser ce qu’il y a d’important à retenir, dans notre travail, sur la
variable "niveau scolaire". Rappelons d’abord que, pour plus d’intelligibilité de notre analyse,
nous l’avons classée en trois groupes approximativement distincts, à savoir : parcours scolaire
initial ou minimal, parcours scolaire secondaire, et parcours scolaire supérieur. Le niveau
initial est constitué d’enfants d’école primaire et de parents quasiment illettrés ou ayant arrêté
leur scolarité à mi-parcours du primaire. Le niveau secondaire rassemble les apprenants et les
parents ayant une scolarité comprise entre la Sixième et la Terminale incluse, y compris les
détenteurs d’un BTS. Le niveau supérieur rassemble quant à lui les participants ayant une
certaine culture universitaire proprement dite.

1.1.3.1. Niveau minimal de scolarité


Il faut noter que les parents très peu scolarisés se font en général remarquer par un bas
niveau de maîtrise de la langue française. Mais leur moindre scolarité ne manque pas pour
autant de nous instruire sur leur façon de percevoir l’instruction scolaire. En effet, leur
« charabia », pris au sens d’une faible immersion dans la culture scolaire, en y greffant leurs
expériences personnelles de vie, de parents d’élèves et surtout de contribuables ou d’acteurs
économiques, se présente à leurs yeux d’immigrés comme un effort non négligeable
d’intégration sociale.

S’intégrer, c’est pas parler joli français comme Sarko, c’est payer beaucoup l’impôt
(Oya, 51 ans, maçon, niveau CM2).

Ces parents de faible capital scolaire sont par ailleurs des adultes socialement frustrés et
qui essaient de laisser naître en eux de plus beaux rêves de réussite sociale pour leurs enfants.
Il en est surtout dont la situation économique, en se dégradant, compromet largement leurs
projets d’avenir et sape leur moral par-dessus le marché. Du coup ils s’en veulent d’avoir
longtemps cru que la France était un "espace transparent" ou "sans iniquités", espérant
néanmoins qu’ils compenseraient leurs échecs ou frustrations par les réussites futures de leurs
enfants. D’autres se plaignent d’avoir irrémédiablement gâché leur jeunesse dans une
aventure migratoire sans qualification professionnelle. En général, ils se disent surpris et
consternés d’avoir longtemps manœuvré en France sans avoir pu épargner un centime pour
leurs vieux jours.

Tout l’argent que je gagnais filait entre mes doigts (Deb, ouvrier en bâtiment, 57 ans, niveau
CP2).

470
Ainsi bien des parents osent-ils affirmer que le manque de capital scolaire les a réduits
en France à une vie absurde, mais que sans doute ils n’avaient pas d’autre choix, qu’ils étaient
malheureusement contraints d’immigrer pour pouvoir gagner leur vie, etc.

Si donc il s’agit de parents désemparés par leur faible niveau scolaire ou leurs
conditions de vie, si leur réflexe est de compter plus que naguère sur la scolarisation de leurs
enfants pour sécuriser tout au moins l’avenir social de ces derniers, cette scolarisation leur
semble aléatoire et les rassure de moins en moins, précisément parce qu’ils s’avisent entre eux
des ravages d’un chômage qui, de leur avis, touche plus ordinairement les diplômés de la
minorité noire que ceux issus de la minorité peu différenciable des Français de souche. Alors,
sous l’emprise de leurs frustrations, ils en appellent à Dieu, à tout prix, même au prix d’une
vie de « cabri mort » ou de désespoir.

Nous on est déjà cabris morts, c’est fini pour nous, on prie seulement que Dieu n’a qu’à
donner coco et caviar [connaissance et richesse] à nos enfants (Olali, 63 ans, niveau CM1,
femme de ménage).

C’est donc, nous semble-t-il, le sentiment d’impuissance des parents non qualifiés à
trouver un remède à leur propre précarité sociale qui fait que, précocement diminués par leurs
pénibles activités subalternes, ils se résolvent (à l’approche de leur retraite) à transférer leur
raison de vivre sur la réussite espérée de leurs enfants. Mais là-dessus cet ultime espoir, les
parents semblent davantage accumuler des frustrations terribles. De l’analyse des opinions
recueillies, il ressort que leurs conditions d’existence, dans leurs quartiers d’immigrés
d’ailleurs décrits comme des lieux de désespérance, font de leurs enfants des êtres
mécontents, dégoûtés de tout, de la société, de l’école et de l’État plus que du reste. Car à
force pour ces familles d’essayer vainement de caresser l’espoir d’un remède à leur
enfermement social, leurs enfants se lassent littéralement de toute injonction, de toute
soumission, exaspérés pour ainsi dire de ne pouvoir compter sur les "menus revenus" de leurs
parents ni sur l’aide minimale de l’État pour se faire un avenir suffisamment digne de leurs
rêves.

Il se trouve donc que les parents de niveau scolaire moindre ainsi que de revenu salarial
moindre n’ont pas toujours les moyens matériels ou psychologiques d’apaiser ou de contrôler
leurs enfants lorsque ces derniers, adolescents en crise de scolarisation ou d’intégration
sociale, font leurs réactions. En effet, les parents eux-mêmes se persuadent ouvertement que
leurs mauvaises conditions sociales, notamment l’insignifiance de leurs revenus d’actifs par

471
rapport à leurs besoins objectifs, y compris le phénomène dit de parcage des immigrés dans
des banlieues « infectes » ou « mal loties », participent du malaise d’intégration scolaire et
sociale de leurs enfants.

1.1.3.2. Niveau moyen ou secondaire de scolarité


Il nous faut maintenant conclure sur la catégorie scolaire médiane, c’est-à-dire le niveau
scolaire secondaire ou les immigrés ayant arrêté leurs études au collège ou au seuil du
probatoire ou du baccalauréat en Afrique avant d’immigrer en France. Il faut d’abord noter
que ces jeunes expriment un besoin de re-scolarisation ou de formation qui correspond à ce
que nous appelons un "plébiscite cognitif", c’est-à-dire une adhésion quasi-irrésistible aux
projets d’apprentissage d’un métier de leur rêve, mais dans nombre de circonstances, les
chances d’accéder à de telles formations se situent, disent nombre d’entre eux, à mille lieux de
« l’isolement de nos banlieues ». Mais l’on peut également noter que, si les besoins et le désir
de formation qualifiante constituent un phénomène réel et massif chez les jeunes de la
diaspora noire africaine, les insatisfactions qui se lisent dans leurs attributions causales
montrent que, dès que le projet de formation exige un niveau supérieur de scolarité, dès qu’il
demande un important renfort de savoirs scolaires à disposer en vue du résultat espéré, la
vocation qu’il entretenait cède alors la place aux désillusions. Il y a ainsi chez les jeunes des
volontés d’inscription en formation professionnelle hautement qualifiante mais qui ne vont
pas plus loin faute d’une scolarité élevée.

J’avais voulu être infirmière d’État […] à la fin on m’a dit que ça pouvait pas être
possible parce que j’avais pas l’équivalent du bac pour passer le concours (Assiba,
niveau Première, 38 ans, sans travail, mère de famille).

Étant donné donc le nombre relativement faible de ces jeunes qui parviennent à réaliser
leur projet de formation souhaitée, et compte tenu surtout de leur niveau scolaire insuffisant
pour l’accès à une formation hautement qualifiante, il se répand facilement parmi eux l’idée
que les formations valorisantes seraient une « chasse gardée » pour les Blancs non-migrants,
et que les immigrés noirs, même diplômés, seraient massivement condamnés aux « métiers de
sueur » ou d’ouvriers. Il se trouve alors que ces jeunes se persuadent, à cet égard, que leur
accès difficile aux formations de leur choix mette une entrave à leurs espoirs d’intégration
sociale et professionnelle. Une telle autopersuasion n’est pas, au demeurant, sans influencer
leurs attitudes sociales et cognitives.

472
1.1.3.3. Niveau supérieur de scolarité
Pour les personnes des plus instruites, l’école assure à celles ou ceux qui la fréquentent
une certaine vision assez complexe du monde, un certain épanouissement personnel qui
procure une jouissance intellectuelle, une capacité à pénétrer le sens des choses, à les analyser
de fond en comble. Le savoir et le "sentiment de s’appartenir" leur semblent alors
inséparables ou reposer l’un et l’autre sur l’organisation du pouvoir de l’intellect, avec des
résultats heureux dans la manière dont l’individu acquiert une place de notoriété ou assure
pleinement sa dignité dans la société : la culture scolaire est ainsi vue comme inépuisable et
bienfaisante car elle se développe infiniment et apporte aux individus et aux groupes une
certaine émancipation dite « exceptionnelle ». Toutefois, il se trouve qu’à l’opposé de ce
courant d’idées, d’autres familles également instruites, quoique percevant le savoir scolaire
comme un puits qui regorge d’eau à mesure qu’on y puise, considèrent qu’à des moments
pratiques de la vie, un tel « puits » se révèle d’une profondeur perverse et corrompue.

L’école, c’est comme un puits, il y a de la boue au fond qu’on ne doit pas boire (Milama,
doctorante en droit, conseillère juridique, 27 ans).

Les diplômés ayant par ailleurs un revenu ou un emploi objectivement équivalent à leur
niveau d’instruction semblent éprouver une certaine reconnaissance morale vis-à-vis de
l’école, tandis que les familles de chômeurs diplômés expriment, envers l’institution citée, des
sentiments de dépit, regrettant d’avoir semé leurs espoirs en une scolarité d’illusions
multiples. Ce chômage massif des diplômés immigrés constitue, pour les familles, l’une des
principales causes de décrochage scolaire de leurs plus jeunes enfants.

Toutefois, l’école n’est pas négativement perçue que par des chômeurs de longue durée,
elle est parfois pareillement perçue par des familles ayant un emploi hautement valorisant.
Ces dernières s’appuient en général sur un argument que voici : le grand nombre
d’intellectuels formés en Afrique, en Occident et dans le monde n’ayant guère pu relever le
défi de la misère qui se répand comme une pandémie, l’école et son intellectualité auraient
donc ainsi fait la preuve de leur rôle pervers de producteurs de têtes incapables d’émanciper
les populations. Ces dernières sont en effet perçues comme stratégiquement maintenues dans
la galère du sous-développement. Cette incapacité réelle ou supposée des intellectuels
africains et occidentaux à promouvoir la paix et le développement sur le continent noir et dans
le monde, semble jeter un lourd discrédit sur l’école et conduire certains jeunes diplômés à
prendre la culture scolaire pour un adjuvant de l’inclination humaine à assouvir sa propre
cupidité plutôt qu’à servir humblement l’humanité.

473
Pour les familles en effet, l’école serait une source de "roublardise" allant de prime saut,
chez les sommités de la bureaucratie, à ce qu’il y a de plus sournois ou d’instinctivement bas
chez l’humain : se servir soi-même en pillant l’État ou le peuple. Selon donc les familles
diplômées, la somme des intérêts personnels profusément engrangés par les technocrates
occupant des "postes juteux", conduit inexorablement les nations à d’incalculables pertes
collectives dont les conséquences seraient le sous-développement, la crise financière
généralisée ou la "misère des masses". Aux dires des parents académiquement cultivés, un tel
sous-développement serait entretenu par des confréries financières d’initiés et par les
puissants hommes politiques des pays nantis. Le fond de la réflexion des parents diplômés
laisse ainsi entendre que les magouilles intellectualistes ou politistes nuisent à la scolarisation
et à l’emploi des jeunes et incitent les plus démunis à la rébellion armée, au terrorisme ou à la
criminalité ...

Mais nos participants, qu’ils soient diplômés ou illettrés, ne se laissent pas toujours aller
sous l’impression de désolation à l’endroit de l’école : ils font de temps en temps briller
l’espérance à eux-mêmes ou à leurs enfants en essayant de mobiliser différentes stratégies
(celles des réseaux associatifs et familiaux en l’occurrence) et en s’appuyant par ailleurs sur
leurs maigres moyens du bord.

1.1.4. Catégorie socioprofessionnelle


Il faut noter, en définitive, s’agissant de la catégorie socioprofessionnelle de la diaspora
africaine – et ce, dans la mesure où l’essentiel a été clairement exprimé dans nos analyses
(chapitre trois) sur les caractéristiques générales de nos enquêtés – qu’une forte présence de la
couche populaire va de soi dans notre échantillon qui se signale par une dominance à plus de
80% de familles en situation précaire dont 38,46% de parents chômeurs, 47,01% d’employés
et ouvriers et seulement 3,42% de chefs d’entreprise ou cadres. Y figurent des diplômés en
situation dite irrégulière ou n’ayant pas le droit de travailler, etc. La CSP de notre échantillon,
comme le montrent ces chiffres, est donc déjà d’elle-même celle de la couche prolétaire ou
populaire. Raison pour la quelle nous avons plutôt insisté sur des analyses portant sur le
niveau scolaire. Ce choix méthodologique nous a permis de réaliser l’ampleur du phénomène
de déclassement professionnel chez les familles de la diaspora africaine : des immigrés ayant
un niveau scolaire supérieur mais désespérément acculés au chômage ou exerçant
paradoxalement le métier de coiffeur, de vigile, de "baby sitter", etc. Ce phénomène de
déclassement professionnel des diplômés noirs de France fait dire de l’école qu’elle serait

474
devenue une « maudite fabrique de génies misérables », selon l’expression d’un ingénieur en
génie civil et chef d’entreprise.

Que conclure donc de ces variables ?

Il est évident que l’étoffe psychologique des attributions causales analysées le long des
chapitres, marquée qu’elle est par des frustrations multiples, témoigne bien plus de l’impact
des vécus et des perçus qu’autre chose. En effet, celles et ceux dont nous avons analysé les
opinions dans la présente thèse ne sont pas, au regard du « lien affectif, philosophique,
spirituel, culturel » qui les unit (Kelman, 2007, p. 301), des personnes simplement
classifiables selon leur niveau scolaire, leur origine sociale ou catégorie socioprofessionnelle,
etc. Il semble hasardeux à ce titre d’esquisser une classification ou typologie des familles de
la diaspora africaine. Nous nous abstenons volontiers de risquer une telle aventure dans la
présente étude. Et pour cause. En effet, la « condition » des Noirs « désigne une situation
sociale qui n’est ni celle d’une classe, d’un État ou d’une caste ou d’une communauté, mais
d’une minorité, c’est-à-dire d’un groupe de personnes ayant en partage l’expérience sociale
d’être considérées comme noires » (Ndiaye, 2008, p. 29).

Il se trouve donc que les populations de la diaspora noire africaine, indépendamment de


leur niveau scolaire ou origine sociale, se partagent aisément entre elles les informations ou
expériences qu’elles détiennent. Cela semble dû au fait que leurs vécus migratoires sont
communément chargés d’une amère nostalgie, et cette dernière renforce par ailleurs leur
solidarité traditionnelle d’origine. Médecins, professeurs, ingénieurs ou étudiants échangent à
ce titre leurs points de vue, leurs expériences ou leur perception scolaire ou sociale avec leurs
parents, amis ou compatriotes intellectuellement moins nantis. Ainsi, dans une diaspora
africaine de mieux en mieux sensibilisée sur ses droits et devoirs par de nombreuses
associations spécialisées, et où donc les jugements attributifs circulent de "bouches à oreilles"
et se partagent passionnément dans les familles, au-delà des catégories socioprofessionnelles,
nous avons dû éviter de nous fier (ou plutôt de nous limiter) aux variables susmentionnées
pour catégoriser nos analyses.

1.2. Contrôle des hypothèses


La forte densité de la thématique ne nous a pas fait perdre de vue le fil d’Ariane de nos
hypothèses de travail. Lorsque nous avons posé dans la pratique, le lien logique que la
perception socioscolaire entretient avec les différents facteurs de l’attribution causale à propos
de l’échec et de la réussite (facteurs historique, économique, politique, épistémologique,

475
pédagogique ou cognitif qui posent problème aux apprentissages), notre intention était
d’éclairer, en surface et en profondeur, l’hypothèse selon laquelle il serait devenu quasiment
impossible aujourd’hui d’étudier les échecs ou les difficultés d’insertion scolaire et
socioprofessionnelle chez les populations noires d’origine africaine sans entreprendre
d’évaluer les donnes endogènes (dictatures, rébellions armées, corruption généralisée,
maladies et autres misères endémiques, etc.) et exogènes (systèmes de mépris, d’exploitation
et d’humiliation cultivés par de longs siècles de "commerce triangulaire", de colonisation, de
coups d’État criminels télécommandés, de politiques inéquitables de coopération et
d’immigration, etc.) qui ont manifestement des effets pervers sur les attitudes des individus et
des populations. Ce volet spécial de la question éducative est pour nous fondamental : il
constitue l’épine dorsale de notre travail. L’analyse des opinions, celles notamment des
familles (parents, élèves ou étudiants), a pour ainsi dire aidé à extérioriser quelques
différentes facettes de la perception de l’école et des savoirs au travers des attributions
causales variées ; mais il s’avère judicieux de les synthétiser maintenant en mettant au clair la
portée des facteurs véhiculés par leurs contenus.

1.2.1. Facteur andragogique et socio-pédagogique : la perception de la


relation socioscolaire ou éducative
De la présente étude, il ressort une part de causalité socio-pédagogique et/ou
psychologique perçue dans les réactions des familles à l’égard de la société et des savoirs qui
circulent en son sein. À cet égard, nous réalisons que le niveau de satisfaction des parents par
rapport aux résultats scolaires de leurs enfants détermine leurs attributions causales de l’échec
ou de la réussite scolaire. Mais la fameuse solidarité traditionnelle africaine fait qu’en général
les parents ne se limitent pas à la situation scolaire de leurs seuls enfants pour inférer du
destin de leur groupe. Il est donc difficile de conclure que leurs réactions à l’égard de l’école
dépendent exclusivement de la situation scolaire d’échec ou de réussite de leurs propres
enfants. Nous avons, à ce titre, rencontré des parents ou des anciens étudiants qui ont bien
réussi leur scolarité et qui n’ont pas pour autant une perception méliorative de l’école, alors
que des personnes de bas niveau d’instruction se montrent parfois très optimistes envers la
formation scolaire. Cela semble dû à la différence des vécus scolaires ou éducatifs, aux
ressentis personnels relatifs au chômage et surtout aux conditions d’apprentissage ou de
perception de chaque individu.

En effet, si les écoles et les centres de formation pratiquent à tous les élèves ou étudiants
(étrangers et « autochtones ») une excellente façon d’enseigner compatible avec le système

476
éducatif en vigueur, une telle façon d’enseigner n’acquiert sa consistance conséquente (ou
inconséquente) que par rapport aux réactions qu’elle entraîne individuellement chez
l’apprenant lorsque ce dernier est en réussite (ou en difficulté) ou qu’il se perçoit, à tort ou à
raison, comme victime d’une méthode d’enseignement faisant peu de cas de la situation
singulière du migrant, de ses expériences éducatives antérieures, le constat général étant celui
de sa frustration par rapport aux conditions de vie ou d’apprentissage auxquelles il est
confronté dans son milieu occidental d’accueil. La situation d’apprentissage du migrant, à
l’opposé donc de celle relativement moins inconfortable du non-migrant, nous semble ainsi,
en quelque sorte, une inégalité d’apprentissage qui entre peu dans la réflexion des chercheurs
et praticiens de l’éducation. Notre constat, à ce titre, est que l’enfant noir originaire du pays
dont l’ "école du jour" côtoie culturellement celle des « oro » ou des « zan’gbeto » (mystes de
la Nuit ou initiés du Vodou) par exemple, est en possession d’une expérience cognitive
"bicéphale" ou, si l’ont veut, d’une vision bipolaire de la connaissance : le rationalisme de
l’évidence et l’imaginaire de l’ombre qui s’opposent en apparence (encore que le second ne
marie pas aisément les exigences scolaires). L’enfant noir ou l’étudiant africain migrant se
trouve parfois contraint d’accepter l’humiliation d’une reprise de sa scolarité à un niveau
inférieur à ses acquis antérieurs pourtant non négligeables. Il doit de surcroît apprendre à
composer avec les normes d’une école occidentale qu’il est appelé à expérimenter avec,
parfois ou de temps en temps, quelques désagréments ou sentiments de dépit que ne
connaissent pas forcément ses camarades blancs fréquemment boursiers ou bénéficiaires
d’aides et prêts.

Il est pourtant vrai que, dans certains quartiers, il y a des structures d’accompagnement
des enfants migrants en situation de "blues", mais ces structures particulières, qui se donnent
pour tâche légitime de resocialiser ces enfants en difficulté sociale, ont rarement suffisamment
de moyens matériels et financiers pour atteindre leurs objectifs pédagogiques ou
réinsertionnels. Encore que ces enfants éprouvent en général le sentiment d’être "bouc-
émissairement" chargés d’une corbeille de « culpabilités dermiques » qu’ils considèrent
d’ailleurs comme réductrices de leurs espoirs de mobilité sociale. Ce qui précède laisse
d’ailleurs constater que les "intempéries socioéducatives" (discriminations d’épiderme et
autres pratiques y apparentées) ainsi que la fragilité d’une institution scolaire difficile voire
impossible à "tailler" à la mesure situationnelle des nombreuses catégories de migrants,
comportent à l’analyse non seulement une inégalité d’apprentissage plus ou moins certaine,

477
au vu des impedimenta fonctionnelles et structurelles, mais davantage de symptômes de
conflits qui se compliquent et deviennent pénibles à analyser.

Il faut dire que si ces symptômes de conflits d’ordre sociologique ou


psychopédagogique semblent ne pas paraître directement repérables chez nombre
d’apprenants issus de populations étrangères « non visibles », ils le sont au moins lorsqu’il
s’agit de focaliser l’attention sur les situations d’apprentissage des migrants
physiologiquement distinguables dont les Noirs en l’occurrence. En d’autres termes, l’élève
ou l’étudiant migrant, inscrit d’ordinaire dans une école occidentale, a le souci stressant de
faire attention à ses expressions orales ou rédactionnelles : il lui faut veiller prudemment aux
phrases qui sortent de son larynx ou de sa plume, par crainte de choquer culturellement ou
grammaticalement ses camarades et ses formateurs non-migrants, qui ont quant à eux la fierté
et le privilège intellectuel d’étudier ou d’enseigner dans leur langue maternelle. À ce compte,
il faut noter que, dans la présente étude, autant il y a des familles qui expriment une opinion
absolument gratifiante à l’égard de la "pédagogie conviviale" dont ils se disent avoir
heureusement pu bénéficier auprès de certains enseignants expérimentés ou compréhensibles,
autant il en est qui croient constater que le "militantisme linguistique" absorbe toute
l’attention de nombreux autres professeurs au détriment du savoir-faire dûment scientifique à
transmettre. D’autres encore déclarent nerveusement que s’ils n’avaient pas « commis le crime
d’être noir » 100, ils auraient connu moins d’ennuis dans leur parcours scolaire, universitaire
ou professionnel. Du coup ils estiment que leurs difficultés d’apprentissage ou de recherche
d’emploi relèveraient plutôt d’une « méthode » de sélection qui « crache sur la peau des
étrangers » (tels sont du moins les termes usités par un mastérant en droit).

Il est toutefois clair que les familles qui placent par exemple le racisme au centre de
leurs attributions causales de l’échec sont à peu près tributaires d’un lien de consonance entre
le "mal-être d’immigration" acquis dans leur groupe et le renforcement de ce "mal" par des
situations et faits discriminatoires peu ou prou avérés. Ces situations conduisent un certain
nombre de nos participants à prendre les barrières à leur recherche d’emploi ou de logement,
etc., pour des rééditions modernes des actes de mépris ou de barbarie jadis perpétrés contre
leurs ancêtres victimes de la traite négrière, et plus couramment comme un système

100
Un certain nombre de nos enquêtés pensent qu’ils sont jugés coupables en Occident d’avoir fui leurs
pays ruinés par des guerres et des dictatures soutenues ou armées, disent-ils, par des puissances extérieures
manipulatrices. Les expressions telles que « nos péchés d’immigration », « la loi pour honnir les immigrés »,
« L’école ne veut pas enseigner les sans papiers », « Nous, on nous aime pas à l’école », « Y a des profs qui
nous enseignent à la fac que les Noirs n’ont pas d’intelligence », etc., ont été enregistrées au cours de l’enquête.

478
idéologique conçu pour présenter les Africains au monde comme des "asociaux". Ces modes
de perception (qu’elles soient fondées ou illusoires), ne sont pas, constatons-nous, sans
influencer la relation pédagogique ou les rapports à l’école et aux savoirs des familles. Mais
ce sont surtout les discours politiques de stigmatisation des familles migrantes ou étrangères,
ainsi que les harcèlements policiers dont elles prétendent être quotidiennement la cible, qui
grèvent, selon elles, le moral de leurs enfants et les perturbent dans leur intégration scolaire et
socioprofessionnelle.

Les apprenants en difficulté dont il est question dans notre étude sont alors, semble-t-il,
psychologiquement victimes d’une société dans laquelle les Noirs se retrouvent politiquement
livrés aux enchères de la xénophobie populaire. Ainsi "traités" (des cas d’injustice scolaire
avérés s’ajoutant parfois à ce traitement politique et populaire), ces apprenants africains
semblent suffisamment conditionnés à attribuer logiquement leurs échecs au racisme. Il est
donc certain que l’on ne peut aborder objectivement les difficultés scolaires ou relationnelles
chez les familles d’origine africaine en tirant "à-droitement" des traits épais sur de telles
situations. Il appert, au contraire, de ces réalités, que l’espérance ultime des minorités visibles
est fondée sur l’attente d’un « jour » où la couleur et l’origine de leurs enfants échapperaient
entièrement aux pratiques discriminatoires et ne produiraient plus une phobie mêlée de haine
et de mépris. Beaucoup de parents (ceux dont les enfants semblent particulièrement voués au
chômage) pensent ainsi qu’il devait être naturellement intelligent de savoir à quel point
l’extinction de la discrimination à l’école et à l’embauche s’avère une condition « socio-
pédagogiquement » indispensable dans « toute société qui se respecte » (expressions d’un
parent d’élèves).

Ce qui marque somme toute l’attitude des élèves ou étudiants africains dans leurs
attributions causales à propos de l’échec scolaire et particulièrement dans leurs rapports à
l’école ou aux savoirs, c’est, nous semble-t-il, la tension sociale émiettant leur confiance dans
les systèmes et relations d’apprentissage en vigueur dans leur milieu d’insertion.

1.2.2. Facteur économique


La part de l’économique dans l’attribution causale semble nous introduire dans une
logique de compréhension des difficultés scolaires, des « décrochages » ou de l’absentéisme
chez un certain nombre d’apprenants ou étudiants enquêtés. Il faut déjà noter que ce problème
financier semble l’élément le plus récurrent qui transparaît dans l’incapacité pour nombre de
jeunes migrants à s’offrir pleinement une formation qualifiante.

479
La formation ? … laisse tomber, ça coûte cher, en fait nous [étrangers] on n’a pas de
subvention …, donc d’abord on fait une inscription provisoire pour se consoler … puis
le rêve s’arrête là … (Fankoéné, Bac scientifique, 27 ans, employé en téléphonie).

En effet l’insuffisance de ressources financières chez les familles (notamment les


étudiants étrangers) s’accompagne d’effets nuisibles à leur quotidien dont la sous-
alimentation et le piètre logement en l’occurrence. Du fait que l’échantillon des apprenants
soit communément constitué d’enfants issus de la diaspora africaine, leurs difficultés reposent
particulièrement sur le fait que la plupart d’entre eux sont des non-boursiers ou appartiennent
aux couches populaires les plus défavorisées. Il s’agit d’apprenants dont les parents sont
quotidiennement pris au dépourvu par de sévères contraintes budgétaires. Parmi eux se
trouvent des étudiantes qui – portées sans doute par l’imparable nécessité que représentent
leurs besoins existentiels et féminins vitaux – exercent nuitamment sur le "trottoir"
(prostitution estudiantine) ou s’abandonnent aux "jobs" exténuants, qui leur font bâcler leurs
études, devenant en fin de compte des corvéables à merci. En toute évidence, nous avons pu
lire la pénibilité de leur vie socioéconomique, à travers la nervosité qui transparait non
seulement dans leurs opinions sur le caractère dérisoire des services d’accueil de leurs écoles
ou universités, mais aussi dans leur désarroi face au coercitif défi qui s’impose à elles de
concilier les études et les "petits boulots" d’ailleurs mal payés pour la plupart, voire déjà
difficiles à trouver.

Et ce qui est dit des étudiantes vaut approximativement pour les étudiants, même si ces
derniers estiment qu’en général la condition sociale des filles est beaucoup moins enviable
que celle des garçons qui eux seraient relativement plus cossus pour affronter les épreuves
musculaires à but lucratif. Mais le fait même de se voir économiquement contraints de
cumuler plusieurs heures de travail au détriment de leurs études semble bien indiquer que la
condition économique ou sociale de ces étudiants est bien "criante" pour nous faire constater
la place importante qu’occupent les finances dans leur perception des causes de l’échec
scolaire. Les inconforts socioéconomiques de leurs pays d’origine et d’accueil constituent
donc des éléments-clés à l’égard desquels se manifestent plus fortement des attributions
causales autosignifiantes ou conflictuelles. Cet aspect économique de l’éducation participe,
nous semble-t-il, d’une certaine désertion scolaire involontaire chez nombre d’enfants
migrants.

480
1.2.3. Facteur socioculturel : religiosité et scolarité
L’hypothèse selon laquelle les modèles d’appréhension magico-religieux seraient
susceptibles de "vicier" la perception de la forme scolaire française chez les familles est
également envisageable, même si nos données ne nous permettent pas de la valider
solidement. Il n’est pas improbable en effet qu’une certaine quantité de migrants (minorités en
difficulté d’adaptation sans doute), puissent se trouver en porte-à-faux avec l’évolution de la
forme scolaire française ou donner l’impression d’être les héritiers méprisés du système
éducatif colonial. Il est pour le moins remarquable que, pour des raisons d’ordre culturel qui
apparaissent à l’analyse, les familles estiment que leur tradition d’origine aurait, au même
titre que l’éducation occidentale, des dispositifs leur conférant une habileté à donner le
meilleur pour la réussite de leurs enfants. Le fait d’immigrer en France et d’y résider en
permanence semble atténuer un tant soit peu leur attachement aux valeurs culturelles de leur
pays d’origine.

Les familles ont en effet une conscience assez mobilisée vers la culture moderne
symbolisée par l’école, car leur intégration scolaire (ainsi que leur émergence
socioprofessionnelle) est à ce prix. Mais force nous est de constater qu’elles sont enclines,
outre l’influence de la culture du lieu d’accueil, à tirer de n’importe quelle source, et
notamment de leur propre patrimoine culturel, les ressources traditionnelles ou religieuses
qu’elles jugent nécessaires ou compatibles avec l’éducation de leurs enfants. Des parents,
qu’ils soient peu ou grandement scolarisés, assurent ainsi qu’ils ont le sentiment d’avoir plus
ou moins besoin de concilier leurs valeurs culturelles authentiques avec la culture occidentale
moderne. Il n’empêche donc que l’illettrisme, à suivre de près les opinions, n’implique pas
que les familles dépourvues d’expériences académiques soient systématiquement les parents
pauvres de l’accompagnement scolaire. En dépit de leur capital culturel apparemment
déficitaire, beaucoup ont non seulement une haute estime pour l’école, mais semblent
également engagées à lutter, contre vents et marées, pour assurer le succès de leurs enfants.
Certaines ne lésinent (pour ladite cause) à "négocier" le destin scolaire de leurs enfants avec
les mânes de leurs ancêtres. Ces constats semblent fragiliser l’hypothèse selon laquelle les
"coutumes totémiques" résisteraient aux promesses de l’instruction scolaire.

Les familles illettrées ou presque semblent donc mobiliser leur religion et leurs totems
au profit de l’école en tant que ressort de leurs irrépressibles envies d’ascension sociale.
Ainsi, s’imaginant péremptoirement que chaque peuple a le droit de solliciter l’aide de
l’égrégore de ses ancêtres (comme font les Occidentaux quand ils invoquent à l’église leurs

481
aïeux dénommés les « saints »), elles ne trouvent pas drôle d’accorder une certaine
importance aux croyances de leur pays d’origine ou d’affirmer que leurs valeurs spirituelles
ou morales ne s’opposent pas aux projets scolaires de leur progéniture ni à ceux relevant de
leurs propres ambitions socioprofessionnelles. Les plus audacieuses semblent d’ailleurs
persuadées que si leurs cultes de Vodou n’étaient que des billevesées d’analphabètes barbares,
ils auraient disparu d’eux-mêmes sans que les "civilisateurs lettrés" eussent besoin d’aller
propager en Afrique, la religion d’un « dieu abandonné par son propre père et renié par ses
propres frères » 101. Le fait qu’au contraire leurs croyances persistent, malgré les longs siècles
de discours occidental de dérision sur les traditions africaines (Hebga, 1979), leur apparaît
comme un signe authentique de solidité culturelle. D’où leur apparente détermination à
asseoir peu ou prou leur pensée intellectuelle sur le patrimoine culturel de leurs ancêtres.

Il se trouve donc que rien a priori n’autorise à voir, dans la religiosité qui a cours dans
le cursus ou la perception socioscolaire des familles, des "grains de folie" à écraser par des
moqueries grivoises. Les psychiatres, psychanalystes et psychologues, cruellement tenaillés
par des ennuis personnels troublants, rechercheraient d’abord normalement une paix intérieure
libératrice avant d’expérimenter leurs savants modèles de thérapies sur eux-mêmes ou sur
autrui, de rentabiliser les théories « fantasmatiques » de Freud, ou d’ouvrir enfin leurs propres
dossiers d’expertises devant les caméras d’une chaîne de télévision. C’est, nous disent
certains étudiants, l’attitude similaire que des immigrants semblent adopter lorsque, outrés de
tant d’ennuis d’apprentissage ou d’intégration, ils essaient de recourir aux méthodes
traditionnelles de leur culture authentique pour se libérer de leurs cauchemars. Il leur importe
en effet de se « libérer » de leurs stress ou ennuis sociaux, avant de solliciter les « bons
remèdes psychologiques » d’une culture étrangère à leurs coutumes.

En effet il semble important aux étudiants migrants de se libérer de leurs épreuves


culturelles ou morales d’intégration, de retrouver leur équilibre psychologique avant d’aller
101
Les familles qui émettent un tel jugement semblent s’appuyer sur des passages d’évangile (Luc XXII,
54-62 et Matthieu XXIV, 26). Tout en s’appuyant ainsi sur la Bible, certaines familles affirment en effet que
l’Enfant-Jésus, menacé par les soldats d’Hérode, se réfugia nuitamment en Afrique sous l’initiative de ses
parents devenus paranoïaques (cf. La fuite en Égypte in La Bible : Matthieu II, 16-18). Là, s’imaginent des
enquêtés, Jésus aurait été sous la protection d’un puissant Pharaon noir qui lui aurait transmis la sagesse des
Africains. Il sera plus tard condamné à mort (à 33 ans), dans son propre pays (la Judée), par un préfet-colon
[Pilate, d’origine "française" (lyonnaise)] qui était mécontent de ce que le « dieu des Blancs » eût fréquenté
l’école des pyramides africaines. Le célèbre "Martyr de Golgotha" serait alors, nous apprend un diplômé en
physique, l’un des plus grands "professeurs" [maîtres] formés précocement par les sages africains d’Égypte. Il
serait ainsi un Grand homme de Parole initié sur le continent des Noirs. L’évocateur de ce récit inhabituel estime
que les Grands Initiés de la stature de Jésus n’ont guère le temps d’écrire, imprégnés qu’ils sont par la lumière du
"Très-Haut" (la Sagesse) et non par l’ "écriture-matière" dont aiment s’occuper les manutentionnaires de lettres
(intellectuels). C’est, comme on le voit, l’apologie de la culture mystique africaine que l’on essaie ainsi d’ériger
à l’encontre de la culture scolaire occidentale, sans pour autant répugner à cette dernière.

482
« s’éprouver » dans un colloque « d’étudiants étrangers sans soutien financier ». Cela dit,
nous constatons chez nos enquêtés peu ou prou scolarisés (et même chez des étudiants ou
intellectuels), la présence d’une certaine philosophie morale ou religieuse très tenace dans
leurs rapports aux savoirs, et plus particulièrement dans leurs attributions causales à propos de
l’échec ou de la réussite. Ce conditionnement religieux n’est pas toujours sans incidence
majeure sur leurs rapports à la rationalité, à la connaissance, à la vie intellectuelle et/ou
psychique.

Toutefois, si les familles ont généralement une attitude positive ou parfois neutre à
l’endroit de l’école, il n’en est pas forcément ainsi de leurs rapports aux savoirs (cf. Charlot,
Bautier & Rochex, 1992). Il y a, nous semble-t-il (c’est difficile de soutenir que le phénomène
soit une exclusivité africaine), un risque de confrontation dans les croyances des peuples et les
exigences de la forme scolaire moderne ou contemporaine. Un certain nombre d’étudiants
estiment par là que les exigences de l’école contemporaine, en matière d’apprentissage et
d’évaluation, ne sont pas toujours suffisamment portées à leur connaissance. D’autres encore
plus nombreux se disant d’ailleurs peu suffisamment au fait des attentes explicites de l’école
moderne (et ils sont en situation de réussite pourtant), il est probable que les familles
analphabètes ou de culture fortement religieuse ignorent davantage de telles attentes. On peut
en inférer qu'un rapport positif à l'école n'implique pas automatiquement un rapport évident
aux modes d’apprentissage, et ne suffit pas non plus à créer la réussite scolaire (cf. les travaux
de l’Équipe d’Escol-Paris 8).

1.2.4. Facteur sociopolitique


À bon escient et à bien des endroits de notre travail, la logique de nos analyses a fort
composé avec la donne sociopolitique émargeant dans les attributions causales à propos de
l’échec ou de la réussite. Les personnes (c’est-à-dire les parents et les enfants [élèves ou
étudiants]) que nous avons respectueusement soumises aux questionnaires et aux interviews,
ont donc une représentation conflictuelle de la politique de l’immigration dont elles paraissent
quotidiennement tributaires. D’après nos résultats, ce ne sont pas seulement des intellectuels
qui accordent leurs suffrages à la conviction de l’existence multiséculaire d’un "complot
occidental" qui enfermerait l’Afrique dans un échec perçu par beaucoup comme un
phénomène dramatiquement planifié par les "puissances malignes" qui « s’étaient déjà partagé
le grand gâteau africain à Berlin » (cf. l’Histoire [1884-1885] : le partage de l’Afrique par
l’Europe à la Conférence de Berlin). La circulation permanente des idées entre les étudiants
eux-mêmes, entre eux et leurs parents, entre les parents et leurs plus jeunes enfants et entre les

483
jeunes des quartiers, explique pourquoi cette "théorie du complot" fait également bon marché
auprès des populations les moins scolarisées.

Il faut noter que la croyance en ce complot réel ou fantasmagorique, ainsi que la


singularité des contrastes sociopolitiques dont se plaignent de subir les populations noires en
Afrique et ailleurs, a de lourds impacts sur leurs attitudes sociales, culturelles et
intellectuelles. Aussi constatons-nous que ces populations accusent celles et ceux qui dirigent
leur continent de vivre pompeusement dans le "Luxe de Salomon", de festoyer en dépensant
sans compter comme les rois du "paradis saoudien", de laisser pour compte les familles, les
écoles, les universités et les hôpitaux, etc. Beaucoup de nos enquêtés se plaignent, à ce
compte, que leurs familles vivotent en Afrique dans un total dénuement, logent dans des
taudis et meurent de pathologies diverses. De leur avis, cette situation politiquement pénible
pose problème à la paix sociale et remet en cause les performances scolaires et
socioprofessionnelles.

Il faut en effet constater que les violences de la domination intérieure et extérieure que
semble subir l’Afrique, ainsi que la "charité internationale" (ou l’idéologie de l’aide au
développement) qui les accompagne, présentent un choc si souvent bouleversant que les
convois humanitaires sont en général perçus, par les populations noires, comme des
diversions criminelles de pompiers pyromanes. La paix sociale apparaît ainsi de jour en jour
comme une denrée rare sur le continent, et le discours politique selon lequel « la France ne
peut pas accueillir toutes les misères du monde » fait simplement sourire les Africains
francophones. Ces derniers ont en effet leurs propres versions au sujet de la responsabilité de
la France dans les maux multiples qui les font déserter leur patrie respective.

Il y a donc là une forme de doute chargé de conflits et qui affecte les populations au
sujet de l’utilité de la coopération politico-militaire, économique et culturelle entre l’Afrique
et la France, entre le Sud et le Nord102. Car, d’après les constats de nos enquêtés, les misères

102
Le philosophe Immanuel Kant s’est particulièrement intéressé à la fragilité des institutions qui ont mandat
de veiller à la sécurité et à la paix dans le monde. Kant était tellement convaincu de leur inconsistance qu’il
estimait qu’espérer une paix mondiale venant de la part des puissances européennes, est une chimère similaire à
une « maison de Swift » : maison qu’un architecte avait si parfaitement érigée en accord avec les lois de
l’équilibre qu’elle s’écroula brusquement sous les pattes d’un moineau qui vint s’y poser. Pour le penseur
allemand, les règles d’éthique ou de déontologie que la raison humaine voudrait bien voir s’appliquer dans le
monde, s’opposent au contraire à « l’insociable sociabilité » des humains, c’est-à-dire à la nature insociable de
l’Homme à vouloir tout s’approprier ou tout diriger dans le sens de ses intérêts personnels. Le philosophe de la
critique rationnelle semble, en quelque sorte, affecté par un scepticisme moral à l’égard de l’humanité. Il prône
toutefois un concept de droit d’hospitalité qui, pour lui, est un droit de visite que nul, quels qu’en soient les
prétextes, ne devrait convertir en pratiques douteuses d’armées implantées en terre étrangère.

484
ne régressent pas sur le continent, malgré la grandeur des savoirs et l’éloquence des discours
de bonnes intentions des institutions internationales. Ainsi de l’avis des étudiants et
notamment d’une certaine intelligentsia africaine que nous avons approchée, c’est l’hypocrisie
internationale, et non la probité morale, qui domine la relation Nord-Sud. En effet, il se trouve
que, sous de belles apparences médiatiques ou diplomatiques, « on laisse pudiquement
quelques organisations humanitaires consoler la conscience du Nord par quelques actes
qu’elles savent dérisoires. À moins que ce ne soit telle organisation gouvernementale qui
reçoit quelques aides pour s’occuper d’un petit programme d’alphabétisation ou d’un petit
appui agricole dans tel petit village avec des résultats nécessairement négligeables au vu de
l’ampleur des besoins. Pour le reste on maintient quelques programmes de coopération pour
la forme ; car aucun intérêt majeur pour la sécurité et la civilisation du Nord n’est servi par
la vie de ces misérables populations, encore moins par leur développement » (Rwehera, 1999,
p. 304). L’expert de l’UNESCO renforce ainsi nos analyses, et même nous donne davantage à
voir que les pays sous-développés d’Afrique se placent sans exception dans la zone des
« spectres » où la réduction de l’aide financière par l’Occident se justifie par « son
indifférence par rapport à des populations sans lien direct avec son intérêt et dont il ne faut
pas se préoccuper […]» (Rwehera, 1999, idem).

Dans le courant même de cette "logique inflammable", celle de la situation africaine


ainsi exposée, l’échec du continent noir en matière de développement économique et social
apparaît évidemment, chez nos enquêtés (notamment chez les plus cultivés), comme une
conséquence flagrante et scientifiquement analysable des abus de coopération : abus
continuellement perpétrés, – affirment certains étudiants –, par les « diplomaties guerrières de
l’Atlantique-Nord ». Or, l’on s’en doute d’ailleurs, ces accusations directes et non voilées ne
sont pas sans influencer profondément, encore qu’implicitement souvent, la conscience et la
perception des nouvelles générations d’Africains qui se disent condamnés, dès le ventre
maternel, à émigrer massivement vers les « États frauduleusement riches » qui n’arrêtent pas
militairement de « faire mains basses sur nos richesses vertes et fossiles », ou de « comploter
depuis toujours contre nos espoirs de liberté » (propos d’Achille, étudiant en droit). En effet,
ces sortes d’ "accusations fortes", épinglées tout au long de nos enquêtes, indiquent assez
intelligiblement l’influence probante des représentations mentales (ainsi que les conflits y
afférents) sur les attributions causales et les rapports que les familles entretiennent
quotidiennement avec l’Occident : l’Occident somme toute suspecté par nombre de familles

485
africaines de ruser politiquement avec les besoins légitimes d’épanouissement des pays du
Sud.

Mais si, comme on le voit, l’attribution causale des "échecs africains" pointe
fréquemment le doigt vers le Nord à l’instar d’une boussole, il faut constater qu’elle ne s’y
fige pas. Bon nombre d’étudiants et de parents de la diaspora noire que nous avons enquêtés
pensent, d’une certaine manière, que la politique intérieure africaine n’est pas elle-même
innocente dans le mal chronique et tentaculaire qui ronge comme un ulcère leurs pays
d’origine. Cette politique intérieure impose, selon eux, l’illettrisme, la misère polymorphe ou
l’émigration humiliante et mortifère à leurs populations désespérées. Même dans le jugement
des personnes qui paraissent peu préoccupées de raisonnement complexe, le phénomène de
l’éternelle crise africaine n’est pas indexé comme étant exclusivement d’origine occidentale.
La perception de certains parents et étudiants dénonce en fait une « dictature endogène » et
diagnostique par là un "désordre politique intérieur" dans lequel les dirigeants africains sont
littéralement mis au banc des accusés. Les misères ou les difficultés scolaires ou sociales leur
apparaissent dès lors comme les conséquences de la velléité politique des dirigeants du
continent, de la réticence de ces derniers à mettre des moyens sérieux à la disposition de leur
Jeunesse étudiante, ou de leur cupidité morbide qui les empêche de voir géopolitiquement
plus loin que « le bout de leur ventre » (cf. Kabou, 1991). Avec nervosité ou indignation,
nombre d’étudiants estiment que la confiscation des organes de l’État par une « Junte hors-la-
loi », ou la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de fer d’un chef « sanguinaire »
ou « médiocre », empêche leurs gouvernements d’investir suffisamment dans l’agriculture de
pointe, la recherche scientifique et le développement social.

En effet, dans les opinions relatives aux maux scolaires et non-scolaires de leur pays
d’origine ou d’accueil, l’on constate que la liberté (ou l’État de droit) est perçue par les
étudiants comme étant en quelque sorte l’une des premières conditions pour l’épanouissement
intellectuel et social de tous les pays du monde, et a fortiori ceux du continent africain. Le
sous-développement de ce dernier constitue ainsi, à leurs yeux, tout un cocktail d’entraves :
un échec global dont notamment celui de la gouvernance, de la santé publique, de l’éducation,
de l’habitat et de l’emploi.

1.2.5. Facteur historique ou effets historiographiques


La place de l’influence du facteur historique dans les attributions causales est
relativement grande chez les familles, notamment chez les étudiants. Il ressort en effet que la

486
"tache d’huile" laissée par les nombreuses "littératures de dérision raciste", suscite
aujourd’hui chez un certain nombre d’Africains une certaine résistance face aux ouvrages
occidentaux qui traitent des questions portant sur l’Afrique et ses ressortissants. En effet, si
l’on prend en considération les malentendus et les conflits vivement exprimés par nos
participants (ceux de la diaspora et du continent) sous formes de révoltes ou de doutes à
l’égard des historiens, anthropologues, "scientifiques" et hommes d’État ayant conclu
l’anhistorique, la « fainéantise » et le « ridicule sauvage » du continent noir dans leurs
travaux ou discours, l’on s’aperçoit qu’il n’est guère facile aujourd’hui d’espérer, de la part
des parents et étudiants africains, une attitude confiante à l’égard de tout ce qui s’écrit
aujourd’hui sur leur vie sociale, leur scolarité, leur condition d’existence, notamment du point
de vue éducative ou sociohistorique. Pour un certain nombre de jeunes étudiants en effet,
l’intelligentsia occidentale serait réticente à montrer où le bât blesse historiquement dans les
parcours scolaires ou sociaux des familles africaines. Les véritables causes des « maux
africains » seraient sciemment occultées, nous disent bon nombre d’étudiants et parents, par
les intellectuels du Nord.

Des familles restent ainsi persuadées que le retard africain en matière de développement
(ainsi que les causes véritables de l’émigration des populations africaines vers l’Occident)
serait un domaine où les « phares de vérité » éblouissent et dérangent les intérêts partisans, et
que bien des chercheurs auraient alors pour mission secrète de dissimuler les faits historiques
et politiques qui ruinent l’Afrique et les Africains. D’où la tendance, chez certains étudiants et
parents, à recommander à leurs amis ou leurs frères une extrême prudence à l’égard des
ouvrages de tels ou tels chercheurs, sous prétexte que ces derniers sont financés pour dénigrer
les nègres et ne publient rien de respectueux à l’égard des Africains. La polémique ou le doute
des étudiants africains au sujet de la pensée occidentale concernant les peuples d’Afrique,
notamment à l’égard des travaux ou publications traitant de la condition noire, n’est donc pas,
nous semble-t-il, un quolibet d’immigrants illettrés. Cette polémique relève, au contraire,
constatons-nous, de l’exaspération des ressentis ou des vécus troublants en rapport avec
l’Histoire telle que les familles semblent la percevoir ou l’avoir perçue. L’Histoire du
continent noir semble en effet perçue ou vécue par des parents et apprenants comme
mésestimée, ridiculisée ou pourfendue par des « intellos » qui ont fantasmé, disent-ils, sur des
« prétentions de supériorité » pour inférioriser la culture africaine.

En effet, le caractère apparemment excessif des ethnographies pionnières qui ont essayé
l’Afrique semble avoir répandu sur le continent noir et ses habitants, des préjugés cinglants

487
qui, à la relecture faite aujourd’hui par les nouvelles générations d’Africains, constituent une
source historique de malentendus et de conflits qui compliquent et expliquent à la fois leurs
nombreuses défiances à l’égard des "savoirs" produits par l’Occident, en ce qui concerne le
monde en général et l’Afrique noire en particulier. L’impact de ces ethnographies, sur les
attitudes cognitives des étudiants que nous signalons, est donc saisissable par les
représentations de ces derniers à propos des travaux qui s’intéressent à leur situation sociale
(scolaire ou professionnelle). En effet, ces étudiants considèrent, comme le révèlent leurs
opinions, que les recherches n’ont pas souci d’éclairer véritablement la "grotte fantomatique"
dans laquelle les idéologies de l’exploitation les auraient définitivement relégués. Leur
conviction est que bien des publications pseudo-scientifiques contribuent à nuire à l’image
des Noirs dans le monde, ce qui semble induire certains étudiants à la notion de "faux
témoignages" de l’Histoire ou à celle de "fausses preuves de la science"103.

Les deux faux témoins de notre histoire africaine…, c’est la littérature d’Europe et les
fausses preuves de la science, … les livres qui nous décrivent sans respect, notre
mauvaise renommée elle suit [provient] des faux témoignages … (Virginie, étudiante en
licence de biologie, 21 ans).

La crise relationnelle que semble traverser la Jeunesse africaine immigrée en France est
donc aussi une crise de rapports à sa situation apparemment fondée sur l’image que lui
renvoie l’Histoire de la littérature, de la science ainsi que celle des idéologies occidentalistes
qui ont laissé des empreintes indélébiles sur la condition humaine des peuples. En effet, la
virulence des attributions causales chez la Jeunesse africaine migrante ou non-migrante n’est
pas sans lien avec la dépréciation de sa situation sociohistorique, celle d’hier et d’aujourd’hui,
qui semble infecter sa fierté. Cette dépréciation explique, d’une manière générale, le déclin de
confiance à l’endroit des autorités éducatives ou étatiques, au point que le fait de se sentir
socialement humilié constitue une justification déferlante aux émeutes de banlieues, laissant
un "sans-papier" affirmer vertement : « Il n’y a que les pauvres cochons qui n’osent jamais
demander à être bien traités. »

La persistance de cette crise, tantôt larvée tantôt ouverte, nous a suggéré une certaine
impuissance des acteurs sociaux à cerner le fondement du mécontentement généralisé d’une

103
L’idée soutenue par certains étudiants africains pourrait, par extension, se traduire par le constat de
Marchenko selon lequel « le développement des sciences n’a pas tant accru la connaissance des faits que le
nombre des questions auxquelles nous devons trouver des réponses » (Marchenko, 1980, p. 33).

488
Jeunesse d’origine africaine qui semble ne pas être fière de son « histoire vilipendée », et qui
crie sa colère par rapport à tout ce qui lui arrive quotidiennement d’ « insupportable » ou de
« révoltant », selon les mots souvent usités par elle-même. La grande crise sociale de
l’éducation est donc là dans l’enceinte des écoles, des universités ou des cités. Elle s’étale
outrageusement, comme une stripteaseuse, dans toute sa "nudité", sa "gravité". La
qualification, la bonne volonté ou l’engagement des experts, observateurs ou professionnels
souvent affectés au chevet de cette "Jeunesse en détresse" ne sont pourtant pas d’une légère
consistance. Nous estimons par là que c’est plutôt leur compréhension des problèmes des
familles socialement aux abois qui n’est pas suffisamment rodée à propos des représentations
mentales des minorités originaires des anciens territoires français d’Afrique. L’apport d’une
analyse sociohistorique peut donc faciliter l’amélioration de cette compréhension
indispensable à l’explication de la situation des zones dites difficiles. À cet égard nous
estimons que notre éclairage sur les attributions causales, chez les populations d’origine
africaine francophone, peut offrir un appoint subsidiaire aux conclusions des auteurs qui nous
ont précédé dans la saisie des malentendus opposant les partenaires éducatifs.

Il y a néanmoins davantage à retenir de la présente étude.

1.2.6. Facteur identitaire


C’est évidemment dans les attitudes relatives à l’identité culturelle que les malentendus
autour des savoirs semblent gronder comme un volcan, si l’on veut bien nous autoriser cette
comparaison métaphorique.

Selon toute apparence, les ressortissants des anciennes colonies françaises d’Afrique se
font remarquer par une sorte d’oscillation entre les trois branches d’une possibilité d’adhésion
identitaire : se référer à leur culture africaine d’origine, à celle de l’Occident, ou faire des
deux une seule et unique culture. Cette perspective triadique a, nous semble-t-il, une influence
capitale sur leurs attributions causales à propos de l’échec scolaire, notamment sur leur
rapport à leur propre culture africaine et à celle de l’Occident. Selon que les familles aspirent
ou non à une intégration à la culture occidentale, elles valorisent ou déprécient plus ou moins
leur culture d’origine ou, dans certains cas, elles font de la culture moderne et de leurs
"pratiques de croyance", un mélange syncrétique.

Les jeunes "intellos" ou étudiant(e)s en "sciences dures" ainsi que celles et ceux en fin
d’études d’histoire, de droit, de philosophie, de sociologie ou de littérature qui ont accepté
(avec parfois quelques réticences compréhensibles) de nous livrer leurs opinions ont, nous

489
semble-t-il, des considérations assez tranchées lorsque, pour exprimer le délabrement de leur
blason identitaire, ils essaient d’analyser leur situation socioculturelle par rapport à la culture
africaine et occidentale. Nombre d’entre eux pensent, à leur corps défendant, qu’ils ne sont
malheureusement que de purs produits de l’école occidentale, regrettant ainsi de ne pas avoir
le temps et les moyens de s’instruire de leurs propres traditions africaines en tant que tissus
constitutifs de leur patrimoine culturel, de leur identité propre. Quelques-uns d’entre eux
déclarent à voix haute que l’effet assimilationniste de l’école occidentale, et surtout le "trop
de temps" investi par eux dans l’assimilation des « langues d’autrui », ont fait qu’aujourd’hui
ils ne se sentent pas suffisamment équipés pour assumer leur identité africaine avec toute
l’assurance morale et la fierté intellectuelle nécessaires. Cela explique, disent-ils, que leur
intégration à la culture occidentale leur donne souvent l’impression d’avoir fait d’eux des
"esprits hybrides qui vacillent", des entités humaines culturellement instables ou n’ayant que
des débris de connaissance du langage symbolique en usage dans les milieux ésotériques de
leur pays d’origine.

Un certain nombre d’étudiants qui paraissent relativement mieux intégrés à la culture


occidentale (ceux notamment qui maîtrisent des langues européennes au détriment de leur
culture linguistique d’origine) se disent, d’une part, très satisfaits d’avoir acquis les logiques
de « l’école du colonisateur » mais observent, d’autre part, que cette catégorie de "savoirs
rationnels" n’a pas le monopole du bon usage de la raison et ne détient pas à elle seule les
secrets de l’art d’approcher la science ou de rentabiliser la culture. Aussi ces étudiants
pensent-ils qu’ils ont « quelque chose » à envier à celles et ceux de leurs compatriotes qui ne
se sont pas laissés déposséder de leurs cultures et qui ont, en plus de la dialectique scolaire,
une maîtrise consciencieuse de la culture de leurs ancêtres.

Lorsque, en effet, nous avons approché quelques étudiants béninois, burkinabés,


camerounais, congolais, maliens, malgaches, nigérians, nigériens, tchadiens, togolais, etc.,
plus ou moins initiés aux pratiques mystiques des côtes et savanes africaines, ces personnes
rapportent qu’elles essaient, par souci de sauvegarder leur culture, d’adopter la posture
d’inconvertibilité des nippons qui, imperturbablement, restent toujours identiques à eux-
mêmes, préférant conserver leurs traditions plutôt que de les brader contre celles d’une autre
culture. Ces étudiants, en attribuant leurs difficiles conditions psychologiques d’apprentissage
ou de réinsertion scolaire et/ou sociale au démantèlement de leurs réseaux intello-culturels
authentiques, semblent craindre en effet qu’en renonçant à leurs prénoms, coutumes ou
cultures, ils se rendraient complices de l’assassinat culturel de leur continent. Ils sont

490
respectivement 90,48% (étudiants nés en Europe) et 91,97% (étudiants nés en Afrique) à
penser que la traite négrière et la colonisation ont une part importante d’implication ou
d’explication dans les échecs en développement africain, ainsi que dans les travers de
l’immigration que connaissent les Noirs en Occident.

Parmi les interviewés, se trouvent en effet un certain nombre de "révoltés" qui estiment
que les faits susmentionnés ont provoqué en Afrique et sur la personnalité des Africains, le
"Tchernobyl identitaire" le plus dévastateur de la stabilité sociale et psychologique des
peuples. Il est évident, selon eux, qu’à force pour tout un continent de s’aliéner aux cultures
"importées", il finit pour ainsi dire par devenir une « momie » facilement manipulable, ou
simplement dupe d’une globalisation économico-culturelle qui, déclare-t-on, ne serait en fait
que le projet féodal des "oligarchies esclavagistes". Ces oligarchies, affirment des étudiants,
auraient toujours la manie d’imposer leurs manières de faire au monde, comme si les peuples
de couleur devraient faire euthanasier leur identité avant d’appartenir à l’humanité.

[…] globalisation, mondialisation… coopération du loup et l’agneau [rires] … L’école


et la formation sont dans l’esclavage pour enrichir les richards [mauvais riches] …
Partout la vie globale elle est commandée par l’Amérique et l’Europe … les pays
malheureux sont alignés sur les conventions des pays malins [développés] … on doit
étudier l’anglais et le mandarin, consommer les produits chimiques… […] Faut tuer ta
couleur d’Afrique…, ta langue familiale…, faut signer ta lettre de motivation avec un
prénom parisien…, une adresse parisienne, il faut parler comme un parisien qui est né à
Paris intra muros, parce que … On savait qu’ un étranger noir il devait faire l’âne
blanc pour avoir du pain blanc, ça moi je l’ai fait … nous tous les Noirs ici on joue le
parisien pour gagner du travail honoré [gratifiant] … donc nous sommes nous-mêmes
les complices de notre propre assassinat […] Les industriels nous imposent une
globalisation qui nous tue notre esprit et notre corps […] Je ne sais comment Dieu il
nous a créés, nous les Noirs. Nous sommes toujours d’accord d’avoir des maîtres
insolents qui nous exploitent et nous détruisent (Yalouki, 25 ans, contractuel en mécanique
industrielle).

La sensibilité à fleur de peau d’une Jeunesse africaine qui semble avoir du mal à tourner
la page des dérapages coloniaux (ou néocoloniaux) soulève, comme on le voit, des
"poussières" de protestations ou de revendications identitaires. Des étudiants semblent ainsi
mener ouvertement une véritable campagne contre la politique assimilationniste,
dominationniste ou de l’ « exploitation ». En effet, pour un certain nombre d’entre eux, c’est

491
une manière déguisée pour les bourreaux de l’identité des peuples de faire signer aux
« faibles » leur propre sentence de mort physique et spirituelle. Bien des étudiants semblent
considérer que c’est une erreur culturellement suicidaire d’être d’un côté les « consommateurs
aliénés » des savoirs scolaires, et de l’autre « les égarés de notre propre culture d’origine ».
Beaucoup s’imaginent tout de même qu’il s’agit pour eux d’une erreur fatale que de jouer les
« toutous assimilés » qui laisseraient mourir leur propre civilisation au profit d’une autre.
Pour d’autres encore, c’est plus qu’une erreur fatale de « croire qu’en refusant d’être ce que
nous sommes, nous obtiendrons ce qu’on miroite à nos yeux sans jamais nous l’offrir
véritablement » (propos d’un étudiant en master de droit). Leur inquiétude en effet, – et ici
notre conclusion sur les incidences factuelles touche enfin à sa fin –, c’est l’oppressive
désolation du quotidien social et l’incertitude accablante de la situation économique,
culturelle ou identitaire de leur continent qu’ils qualifient de trois fois géographiquement
(espace vital) plus grand que l’Europe. Ils sont nombreux en effet à nous apprendre que
l’Afrique est immensément riche de ses mines d’or, de diamant, de pétrole, de phosphate, de
fer, d’uranium, de gaz naturel, et la liste continue, mais "six cents fois"104 tragiquement
appauvrie, sous-alimentée et sous-scolarisée, économiquement et culturellement « asservie »,
c’est-à-dire cruellement laminée par une dévaluation anthropologique, monétaire, politique,
sociale, religieuse.

L’ampleur de ces objurgations semble montrer à quel point il devient urgent d’étudier
l’échec scolaire et/ou social avec un regard plus ouvert sur les "éboulements identitaires", les
bouleversements de l’Histoire ou les mécanismes complexes et traumatiques de la relation
Nord-Sud.

1.3. Apports de la présente recherche


Sans vouloir lui attribuer des qualités qu’elle n’aurait peut-être pas, il nous semble
opportun de préciser quelques points essentiels sur lesquels la présente thèse de doctorat se
veut, modestement (car nous ne saurions prétendre avoir fait "chose absolument grandiose"
sur un phénomène aussi "immense" qu’est l’attribution causale), une contribution aux travaux
de nombreux chercheurs (historiens, pédagogues, psychologues, économistes, sociologues,
anthropologues, etc.) dont nous avons essentiellement tiré partie au cours de ces longues
années de recherches ininterrompues. Ainsi, il va sans dire que, çà et là, il nous a fallu
exploiter leurs concepts, nous imprégner de leurs conclusions, interpréter leurs idées et

104
1€ = 656 francs CFA

492
exposer d’une page à l’autre les points de vue des familles (verbatim ou extraits d’interviews)
par rapport aux travaux desdits chercheurs, sans toutefois manquer de piocher abondamment
dans l’espace inédit de l’oralité africaine.

Ce que nous avons pu constater, analyser, et que nous voudrions soumettre comme
apports ou conclusions de recherches à l’illustre attention des sociologues, psychologues et
autres chercheurs en sciences de l’éducation, c’est l’impact de la relation Nord-Sud,
notamment celui de la relation France-Afrique, sur l’état d’âme des populations, des familles,
des jeunes et des enfants originaires du continent noir. La difficile cicatrisation des blessures
morales ou psychologiques remarquables dans leurs attitudes, n’est pas moins dépendante de
la brutalité des faits historiques et sociopolitiques qui marquent comme au fer rouge leur
vision actuelle de l’école et du monde occidental.

Ces faits historiques et sociopolitiques sont parfois d’une rare atrocité et ont à ce titre,
disions-nous, une incidence particulière sur l’intégration scolaire et sociale des familles
d’origine africaine, sur leurs rapports à la modernité, à la culture occidentale, aux savoirs
académiques et aux personnes et institutions qui produisent ces savoirs. Les désaffections
apparentes à l’égard de la langue scolaire ou de Voltaire, et la baisse de confiance des
étudiants africains à l’égard des "recherches scientifiques" concernant notamment
l’immigration, semblent pour une bonne part la réplique de ces faits ou événements
historiques et politiques susmentionnés dont les populations africaines portent les stigmates
chez elles et « hors de chez elles ». Les chagrins de frustrations que les familles traînent avec
elles à travers les âges sont, sur la base des données recueillies et analysées, une substance
fertilisante de malentendus autour de ce qu’elles subissent, expérimentent, lisent, entendent,
apprennent et retiennent sur elles-mêmes et sur leur environnement culturel, social et
politique.

L’on ne peut toutefois accorder une crédibilité absolue aux "déclarations fortes" faites
par des personnes meurtries par des phénomènes sociaux dont elles n’ont pas prise sur les
mécanismes qui les "secrètent", pas plus qu’on ne peut les balayer d’un revers de main en
prétextant qu’elles sont dépourvues de preuves formelles ou d’évidence105. Autrement dit, la
rigueur scientifique n’interdit pas le courage de soumettre à une patiente analyse

105
« L’absence d’évidence n’est pas une évidence d’absence », déclarait le professeur Luc Montagnier, co-
récipiendaire français du Prix Nobel de médecine (2008), dans son intervention sur le virus du sida et la
« mémoire de l’eau », en 2007 à Lugano en Suisse (cf. Vidéo de Luc Montagnier en ligne). Montagnier semble
soutenir que la recherche scientifique ne doit pas consister à dénier péremptoirement un phénomène ou un fait
sous prétexte qu’il n’est pas évident.

493
pluridisciplinaire, notamment psychosociologique, des faits sulfureux, conflictuels ou
"dérangeants" qui, aux dires de bon nombre de jeunes Africains, obstruent les voies
d’épanouissement de leur continent. L’Afrique est, selon eux, victime d’une continuelle série
de spoliations minières, de manipulations politiques étrangères et/ou locales et de violences
religieuses, militaires, civiles et naturelles.

Ce n’est donc évidemment pas faux d’observer (à l’instar de nos enquêtés) que la vie ou
l’organisation sociopolitique du continent africain dépend quotidiennement de l’humeur de
gens politiquement opposés les uns contre les autres, de l’agitation de milices ou de militaires
mentalement conditionnés par l’illettrisme ou la misère. Chez celles et ceux que nous avons
précisément enquêtés, l’objection à l’encontre d’une certaine éducation de masse fait ainsi état
de populations « bâillonnées », plus habituées à obéir aux diktats des corps en uniforme qu’à
suivre librement leurs propres aspirations intellectuelles ou politiques. Or, nous semble-t-il,
tout esprit lucide hésite – en ce XXIième siècle d’intelligence et de liberté – à croire aux
promesses d’une éducation sociale placée sous les ordres des utilisateurs de matraques
ferrées, de mitraillettes "à-la-Gestapo" ou de machettes "à-la-Rwandaise" … Notre apport
consistait déjà à souligner que l’épanouissement des masses ne peut être effectif ni durable
sans l’exercice populaire d’une éducation pacifique et sans « bruits de bottes » dans la cité. En
effet, « si l’on ne supprime pas l’éducation du peuple par les militaires et les patriotes
belliqueux, l’humanité ne pourra progresser » (Einstein, 1934, réédition 1979, p. 70).

Ainsi la culture de paix dans le processus cognitif d’évolution des savoirs et du progrès
de l’Humanité apparaît, pour nombre de nos enquêtés (les plus instruits en l’occurrence),
comme un relief justificatif d’importance. C’est d’ailleurs en nous fondant nous-même sur
cette logique d’humanisme que nous avons risqué l’audace d’examiner, sur la table
d’opération de la « sociologie psychologique » (cf. Lahire, 2001), cette question très
complexe de l’attribution causale, tantôt en fonction de ses effets sur les rapports aux savoirs
des familles, tantôt en fonction des différents paramètres qui concourent à l’ ébullition des
malentendus et conflits apparaissant ouvertement dans les relations tendues que les jeunes
migrants africains entretiennent avec leur pays d’origine et leur territoire d’asile ou d’accueil.
Nos apports sont donc essentiellement pluridisciplinaires. Le fait pour les étudiants de
prendre, par exemple, les chercheurs (ceux notamment qui s’emploient à étudier les
problèmes africains ou des migrants) pour des menteurs ou dissimulateurs de vérités,
constitue un obstacle psycho-épistémologique important aux apprentissages social et
scientifique des plus fragiles d’entre eux.

494
Toutefois, si l’on constate que nous insistions parfois sur certaines attitudes à caractère
"remuant", avec de "troublants verbatim" y relatifs, c’était à notre corps défendant. Il nous a
paru judicieusement instructif de donner aux lectrices et lecteurs qui ne sont pas forcément de
même origine culturelle que les familles dont nous avons évalué la pensée causale,
l’opportunité expérientielle de prendre un tant soit peu connaissance des "versions originales
d’opinions" diversement repérées dans nos enquêtes, et qui constituent la trame conflictuelle
de ce que nous nommons la perception socioscolaire. L’intelligibilité des attitudes ne pouvait
néanmoins se dégager que par les analyses proposées ; c’est ce que nous avons essayé de faire
sans aucune prétention d’absolue perfection : toute œuvre humaine, dût-elle émaner de
l’intelligence la plus raffinée, a toujours vocation à être perfectionnée. Ce sont donc, en
réalité, des analyses proposées et non imposées. Aussi avons-nous adopté un style d’écriture
"ouvert" et "libre" (l’accommodement logique ayant suffisamment sa place dans le présent
travail) : notre idée est en effet de rendre témoignage à la liberté de recherche grâce à laquelle
nous avons pu résister aux insultes, moqueries, menaces, chantages, manipulations,
humiliations, intimidations, peurs, dénigrements et inquiétudes ayant fait partie des difficultés
rencontrées sur le chemin risqué de la présente thèse doctorale.

Sans doute avons-nous droit à une "grosse bouffée d’oxygène", car des attributions
causales aux rapports aux savoirs, en passant par les malentendus et les conflits y relatifs, quel
marathon d’investigation ! Notre effort aurait toutefois été vain s’il s’était seulement contenté
de constater. En effet, nous sommes allé au-delà de simples constats. Car des faits "rugueux",
troublants, surprenants, quelques-uns de nature polémique, la plupart scientifiquement ou
empiriquement vérifiables, sont non seulement constatés mais aussi analysés, expliqués,
discutés, – sans sursis –, au cours de ce travail épuisant et coûteux, mais en définitive
instructif et passionnant. Nous avons en revanche l’ "idéal regret" de n’avoir pas eu de grands
moyens matériels ou financiers à disposition pour franchir les limites du « possible ». Car, –
humilité scientifique oblige –, nous ne devons guère nourrir l’illusion d’avoir tranché le nœud
gordien des attributions causales ayant cours chez les familles de la diaspora noire africaine
de France. Des zones d’ombre restent à éclairer probablement, notamment celles de la place
des pratiques occultes (vodou, sorcellerie, voyance, géomancie ou arts divinatoires,
maraboutisme, syncrétisme, etc.) dans les réseaux intellectuels, éducatifs, associatifs,
traditionnels ou socioculturels de nos populations. Nous y prévoyons d’ailleurs des travaux
ultérieurs spécifiquement ciblés et d’une tout autre envergure épistémologique.

495
Du reste, en l’état actuel des connaissances, les publications des spécialistes pionniers
de la question de la scolarisation ou des rapports aux savoirs, y compris notre modeste
contribution, permettent de noter que la problématique de l’attribution causale à propos de
l’échec et de la réussite n’est pas une géométrie constante ni épuisable à la "petite équerre".
Loin s’en faut ! L’on ne peut donc pas s’empêcher de constater que les rapports à l’école, aux
savoirs et aux croyances (y compris les malentendus qu’ils couvent dans les pensées et les
pratiques) sont abondamment parsemés d’une masse d’épiphénomènes (clivages sociaux et
déclin de confiance entre les partenaires éducatifs, etc.), qui sont – c’est le moins qu’on puisse
dire – étudiables par le biais d’un arsenal d’approches infiniment mobilisables.

Ainsi, à l’heure où la question de l’immigration soulève des vagues de réactions


populaires ou publiques, politiques et scientifiques, il nous semble que les conditions
d’éducation, de scolarisation ou de vie des peuples (celles notamment des jeunes du Sud
menacés de suicide collectif par l’énorme poids des calamités sociopolitiques les obligeant à
émigrer massivement vers l’Occident) méritent d’être pleinement prises en compte par des
Recherches en Sciences de l’Éducation. Cela dit, il nous est possible de confirmer l’intuition
dialectique ou, si l’on veut, la conviction épistémologique qui nous a guidé dès l’Introduction
Générale : l’attribution causale représente, dans les phénomènes socioéducatifs, une filière
d’analyses et de réflexions philosophiques et scientifiques exceptionnellement utiles à la
compréhension des malentendus et conflits qui opposent les partenaires de l’éducation. Cette
contribution positive, typiquement wébérienne, c’est-à-dire explicative et compréhensive,
aurait ainsi pu suffire à nos efforts qui n’entendent donner qu’un supplément de souffle à la
lecture de la crise de la relation éducative dans les milieux interculturels français ou
francophones. Nous espérons ainsi avoir pu mettre en exergue l’utilité du recours aux études
des attributions causales, en raison de leur efficacité à rendre explicites les rapports aux
savoirs des minorités originaires d’Afrique noire francophone.

D’une façon générale, notre analyse s’inscrit fortement dans le courant sociologique qui
s’intéresse à l’individu en tant que sujet (cf. Charlot, 1997), car elle accorde une place
incorruptible au principe d’écoute des préoccupations des personnes et des groupes dont
l’histoire et les conditions tumultueuses d’expérience culturelle saisissent d’emblée l’esprit ou
la pensée : encore que l’intégration réelle ou objective dans les sociétés complexes « ne peut
reposer que sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les individus » (Schnapper, 2007,
p. 205). C’est, dans cet ordre d’idées, le déni épistémologique (nier effrontément ce qui
s’impose évidemment) ou la tendance à banaliser les souffrances d’autrui, à s’octroyer le

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"droit supérieur" de mépriser les "inférieurs" qui commande en général, selon l’opinion des
familles, l’exaspération des malentendus dans les milieux interculturels et immigrants, ou qui
engrène, en d’autres sens, une part colossale de colères individuelles et/ou sociales. Autant
dire que l’analyse des attributions causales, dans la crise actuelle de la relation éducative
(relation dont nous avons approché le fondement psychologique et social), va probablement
contribuer à l’élargissement de la conscience des chercheurs ou des décideurs au sujet de
l’incidence particulière du "politiquement vécu" sur la resocialisation scolaire et non-scolaire
des familles africaines migrantes.

Le fait, en effet, est que les systèmes "non concertés" produisent, en différé ou dans
l’immédiat, de graves effets d’implosion. Inventer de nouvelles alternatives d’apaisement
social peut ainsi permettre d’assurer une sorte de pansement psychologique aux partenaires
d’une école sous tension permanente. L’on comprend alors mieux pourquoi la présente étude
se refuse de minimiser la place des faits politiques dans les attributions causales et les conflits
qui opposent les familles, l’École, la Jeunesse africaine et l’État français, dans la mesure où
l’activité politique constitue précisément l’étalon de l’éducation des nations, et partant celui
de l’organisation de toute société. Il n’y a donc pas de paix sociale durable sans la pratique
d’une politique d’éducation soucieuse de l’apaisement des conflits relationnels, sociaux,
culturels, économiques ou idéologiques.

À cet effet, l’éducation pour la paix et le développement s’inscrit nécessairement dans


une optique d’intelligence écologique : le plein épanouissement individuel et collectif.

497
LES ANNEXES

498
Annexe 1 : Entretien avec Sissi
Sissi, mère d’élève, 44-45 ans, Togolaise. Niveau d’études : classe de Cinquième (secondaire 2ième
année). Elle vit en France depuis 2001. Propriétaire et gérante d’un salon de tresse et coiffure afro-
antillaise. Elle a 1 fille de 18 ans en classe de 1ère L. Nous avons eu avec elle trois longs
entretiens dont voici les deux premiers.

- Merci madame de m’accorder cette interview. Je vais vous expliquer les raisons de ma
visite. Je fais des études sur l’école et ça m’est utile de parler avec les parents pour
essayer de comprendre un certain nombre de choses, par exemple leurs façons de faire,
comment ils voient l’école, comment ils expliquent les problèmes scolaires de leurs
enfants, est-ce que c’est simple ou c’est difficile pour les parents d’encadrer leurs
enfants, etc. Notre discussion peut me servir dans mon étude. Vous me permettez
d’enregistrer ?
- Oui, mais vous allez faire quoi avec l’enregistré ?
- Je vais remettre notre conversation sur papier et aussitôt après j’efface la mémoire de
l’appareil. Je vous assure que c’est totalement anonyme, votre nom n’apparaîtra nulle
part dans les écrits.
- D’accord, il faut faire.
- Merci. J’aimerais qu’on commence par votre arrivée en France. Vous êtes entrée en
France en 2001.
- C’est vrai. Ça on ne peut jamais oublier ça. Je suis arrivée à Roissy à Charles De
Gaulle, c’est un matin, en décembre, le froid c’était pas possible. C’est vrai je savais
que le soleil ne brille pas bien l’Europe mais comme ça, je savais pas que le froid
c’est méchant comme ça (rires). C’est vrai, au pays quand on regarde l’Europe dans
la télé, on voit les arbres ont froid, ils tombent les feuilles, on voit les gens ils
s’habillent avec les gros pulls, les manteaux. On voit aussi dans la télé, on voit quand
les personnes elles parlent dans la rue, la vapeur [buée] sort de leur bouche comme la
cocotte, tu vois que c’est bizarre avec le froid mais tu dis c’est rien, mais quand tu
viens là dans c’est difficile de vivre, c’est pas la même chose que quand on voit à la
télé.
- Paris vous a fait belle impression…
- Paris, c’est très joli, j’ai vu c’est très joli. Mais il y avait trop le froid, donc je voulais
repartir au pays le même jour de mon arrivée. Mais l’oncle il était très fâché après
moi, il m’a dit : « Toi tu vas pas faire l’idiote [l’ingrate] envers ta sœur, elle a dépensé
pour te sortir de là-bas, tu arrives le même jour et tu veux repartir le même jour ? »
Mais je disais que le pays comme ça, il faut avoir la tête comme le fer, vraiment il faut
avoir la tête dure comme le caillou pour vivre dans le pays des Blancs. On était tout le
temps enfermés dans la chambre, toujours la télé, on peut pas rester longtemps
dehors. Je disais c’est pas possible, c’est ça la France ? [rires]. Les gens ne te saluent
pas, ils ne te répondent même pas quand tu les salues. Peut-être ils pensent [que] tu
veux leur demander quelque chose. Je ne comprenais pas comment les gens ils font et
ils vivent dans le pays comme ça. Je disais que l’Afrique c’est mieux, après la femme
de l’oncle elle m’a dit : « Attends, tu vas voir …, quand tu vas faire quelques années
ici, tu vas plus aimer repartir au village ».
- Aujourd’hui vous pensez qu’elle avait raison ?
- Qui ?
- La femme de votre oncle.

499
- Oui, peut-être qu’elle a raison, peut-être aussi qu’elle n’a pas raison. Mais c’est aussi
pas bien de rester ici si on peut pas travailler. Parce que… [hésitante, elle cherche les
mots]. Ici quand tu fais pas attention, tu deviens une personne qui fait rien. Tu vas
voir ta vie va finir [se consumer] comme la bougie de la messe, sans que tu vas gagner
quelque chose pour l’avenir. Parce que ici il y a les droits bizarres pour les Français
et les gens qui ont les papiers de résident. Est-ce que tu connais un pays en Afrique où
quelqu’un ne travaille pas et puis on le paye ? Moi-même quand je pense pour ça, je
dis, le gouvernement de France il est fou ? Quelqu’un il fait rien et il a le salaire, on
lui donne les avantages gratuitement ? C’est quel pays en Afrique on peut faire les
choses comme ça ? En Afrique les gens même quand ils travaillent jusqu’à fatigués le
matin jusqu’au soir, ils ne gagnent pas le bon salaire, alors que ici les gens qui
travaillent pas, ils mangent et ils dorment seulement et ils sont payés, ils sont logés,
véhiculés, ils ont aussi les médicaments gratuitement. Ce n’est pas bizarre ça ? Est-ce
que quelqu’un peut aimer le travail s’il gagne le Rémi (RMI) avec les autres choses ?
- À part les droits bizarres dont vous parlez, il y a le droit pour les enfants d’aller à
l’école…
- Ça c’est vraiment bien. Ça seulement c’est vraiment bien. C’est comme ça les Blancs
ils font les bonnes choses pour leur pays, ils réfléchissent tous les jours pour les
choses de l’école. Les enfants qui vont à l’école, ils peuvent apprendre les choses qui
changent bien la tête. C’est très important. Ça oui c’est très important. Quelqu’un
peut aller à l’école, il peut faire les bonnes choses dans la vie. Il peut faire les bons
calculs, il peut lire les bons livres pour savoir les bonnes choses. Il peut trouver les
bonnes pensées pour faire quelque chose qui est très bien dans la vie. Moi je vois
comme ça…, mais si tu n’es pas parti à l’école, si tu es un ignorant, si tu parles avec
les gens, ils ne vont pas respecter tes paroles. Mais si tu es parti à l’école, si tu
connais les choses de l’école, même si tu dis les bêtises mêmes, les gens qui sont
ignorants ils pensent que c’est l’école qui t’a enseigné ça, ils vont penser que c’est
bien ce que tu as pensé, ils veulent faire comme toi. C’est comme ça l’école ça donne
pour les gens beaucoup d’importance dans la vie. Si quelqu’un il est pauvre mais il
connaît beaucoup les choses de l’école, même les riches ils ont besoin de parler avec
lui, parce que ils savent que avec les idées que tu connais, tu peux augmenter leurs
bénéfices. Mais si tu es riche mais tu ne connais pas l’école, c’est la honte pour toi.
Parce que l’argent ça peut finir un jour, on peut perdre l’argent, on peut faire la
faillite, mais si tu connais l’école tu ne peux pas perdre l’école, c’est pour toi pour
toujours, même si tu es mort quelqu’un ne peut pas te voler ton école que tu as dans la
tête, c’est pour toi pour toujours, ça peut même pas finir comme ça comme l’argent. Si
quelqu’un il a fait beaucoup l’école, si le voleur il vient chez lui pour voler, le voleur
il va prendre la télé et les fauteuils mais il ne peut pas voler l’école que tu as dans la
tête, même s’il va te tuer il ne peut pas voler ton école.
- Avec l’arrivée de votre fille.
- En France ?
- Oui.
- L’arrivée de ma fille en France, c’est une chance pour moi de la faire venir. Ma fille
elle est arrivée pendant les vacances en 2004. J’étais très contente, parce que j’avais
peur avec les problèmes des garçons, si elle va rester longtemps au pays, ma mère elle
est fatiguée elle ne peut pas la surveiller. Notre maman comme elle est fatiguée pour
l’âge, elle n’a plus la bonne forme pour surveiller les enfants, elle va gâter les enfants,
elle va penser qu’elle fait bien. Comme notre papa nous a abandonnés depuis, notre
mère elle est fatiguée maintenant parce qu’elle nous a toute seule élevés, 3 filles et 2
garçons, avec le petit commerce de fruits. Maintenant elle est fatiguée, elle ne peut

500
pas faire à ma fille comme elle avait fait avec nous pour qu’on réussit la vie. Donc
c’est moi-même je dois s’occuper maintenant de mon enfant pour lui donner la
morale. Mais au début j’avais peur aussi que ma fille vient en France à cause de
l’éducation de l’Europe. En Europe, on ne peut pas crier sur l’enfant, on ne peut pas
le gronder même s’il fait les choses qui sont pas les bonnes choses. Vraiment j’avais
peur beaucoup. Mais ma petite sœur elle m’a dit c’est mieux que ma fille vit avec moi
que de rester avec mémé. Elle m’a dit si elle est loin de moi c’est pas bien pour son
éducation. Elle va faire n’importe quoi parce que Mémé est fatiguée. Avant je voulais
qu’elle reste avec mon petit frère mais lui il m’a dit que comme il est très occupé avec
le travail de l’hôpital, il rentre c’est tard toujours et il n’avait pas la femme à la
maison, donc il a dit c’est difficile pour lui seul pour éduquer ma fille. Donc j’ai fait
comme ma petite sœur elle m’a conseillée, parce que elle c’est ma serrée (confidente),
elle voit les choses c’est plus clair que moi, elle a fait les bonnes écoles en Suisse et
elle travaille au bureau, c’est une grande patronne, donc elle me conseille toujours les
choses qui marchent bien pour moi. C’est elle-même elle m’a aidée je suis venue en
France, donc c’est comme ça je suis en France et puis j’ai écouté son conseil, j’ai fait
venir ma fille.
- Elle est maintenant en première votre fille, elle a 18 ans.
- Oui elle va avoir 18 ans dans quelques mois. Elle devait être en Terminale cette année
parce que quand elle est arrivée en France, l’école a conseillé qu’elle n’a qu’à refaire
la quatrième. Mais elle avait 10 pour la moyenne sur les bulletins, c’est ça l’école de
la France elle ne fait pas la confiance pour l’école de l’Afrique. C’est comme ça
l’école de la France a fait avec ma fille. Ils ont perdu une année pour ma fille. Mais je
lui ai dit de se calmer parce que ici nous ne sommes pas chez nous, c’est eux ils sont
dans leur pays et ils conseillent les choses pour nous. Si tu n’es pas content(e) il faut
accepter parce que tu es obligée d’accepter sinon après ils vont être contre toi et puis
ils vont toujours te faire les problèmes pour dire après que c’est nous Africains on
n’est pas intelligents. Donc je lui ai dit qu’elle doit travailler beaucoup pour montrer
que c’est eux ils sont trompés. Donc à la fin de l’année, elle a fait quatorze. J’étais
très contente pour elle. Après sa tante elle a téléphoné, elle aussi elle était contente
pour elle, elle l’a beaucoup embrassée au téléphone. Parce que c’est elle aussi elle
disait oui elle n’a qu’à refaire la quatrième pour gagner le niveau.
- À la maison, vous l’aidez à faire ses devoirs scolaires ?
- Qu’est-ce que tu dis aider ? Est-ce que je peux aider l’enfant qui connaît l’école plus
que moi ? Moi j’ai fait la cinquième il y a très longtemps, j’ai déjà tout oublié, c’est
comme je n’ai jamais fait l’école. Elle sait que je peux pas l’aider, non je peux pas
l’aider pour les leçons de l’école. Mais je peux seulement l’aider pour les conseils. Je
peux lui dire qu’il faut travailler, qu’il faut être polie à l’école avec les gens, il faut
respecter les profs, mais je ne peux pas lui enseigner autre chose. C’est comme ça au
début elle est timide, je l’ai encouragée beaucoup que tu ne peux pas gagner quelque
chose en France si tu es timide. Ici si tu es timide, c’est le malheur pour toi, les gens
ils vont te traiter n’importe comment, ils vont penser que tu es bête. Il faut parler
toujours beaucoup, il faut expliquer toujours beaucoup les choses pour montrer que
toi aussi tu connais quelque chose. Même si tu comprends pas quelque chose, il faut
parler toujours comme si tu comprends. Si tu parles pas beaucoup en France, les gens
ils vont penser que tu es le con. Si tu fais toujours comme tu es trop calme, ils vont
dire que tu as les dérangements dans la tête, ils vont dire que toi tu n’as qu’à voir le
psy. C’est comme ça je lui ai parlé beaucoup et elle a compris, maintenant elle a
compris, elle est plus ouverte mieux qu’avant. Tu sais ici les choses ne sont pas les
mêmes comme en Afrique. En Afrique si l’enfant est timide, s’il parle pas beaucoup,

501
on pense qu’il est sage. En France, si l’enfant il parle beaucoup, on dit c’est bien il est
intelligent. Ici c’est dans la bouche que les Blancs ils voient l’intelligence des enfants.
Ici c’est l’intelligence de la bouche. Il faut parler beaucoup pour gagner la chance de
réussir. C’est ça ici les enfants ils parlent comme les perroquets. Moi-même avant je
ne peux pas parler beaucoup comme ça en Afrique, parce que notre maman disait que
la femme qui parle beaucoup, c’est mauvais pour elle-même et son mari, mais depuis
que je suis en France je parle beaucoup.
- Votre fille apprend toute seule à la maison, c’est ça ?
- Oui, elle fait toujours les études tous les jours, c’est pourquoi elle est en première.
Mais c’est Dieu, je remercie beaucoup Dieu que ça marche, parce que si ça ne
marche pas, ça va me faire triste. C’est Dieu, il m’aime, il m’a donné cette enfant
pour l’espoir, c’est ça pour me consoler. Moi je lui donne seulement les conseils, mais
c’est Dieu qui l’aide aussi. Mais si j’avais fait beaucoup l’école je pouvais l’aider
beaucoup. Mais je n’ai pas fait beaucoup l’école. Mais sa tante elle a fait beaucoup
l’école, donc elle l’aide les dimanches au téléphone, avec l’Internet, mais ce n’est pas
tous les jours. Elle l’aide beaucoup pour comprendre les leçons, le français, l’anglais
parce que elle, elle a fait beaucoup l’école des banques, elle connaît beaucoup les
calculs et aussi les langues des Blancs. C’est ça, elle, elle sait beaucoup les secrets de
l’école. Elle dit beaucoup les secrets de l’école à ma fille, moi je ne comprends pas.
Même elle parle souvent l’anglais avec ma fille au téléphone, elle a donné tous les
livres pour l’anglais à ma fille avec l’ordinateur et les disques de l’ordinateur, donc
chaque jour ma fille elle parle aussi l’anglais avec l’ordinateur.
- Vous donnez des conseils à votre fille pour l’encourager dans ses études…
- Les conseils, oui je lui donne tous les conseils pour faire l’école. C’est seulement ça je
peux lui donner.
- Vous lui donnez quels conseils par exemple ?
- Il y a les conseils ça concerne l’éducation de la fille. Une fille ne doit pas faire les
affaires des garçons si elle n’est pas grande. Elle doit finir l’école avec le diplôme, le
bac, même l’université avant de penser les choses des garçons, c’est les conseils
comme ça je lui donne. Moi j’ai fait l’erreur, j’ai pensé vite les choses des garçons,
j’ai vu les conséquences, parce que j’ai échoué beaucoup dans les classes, j’avais pas
la tête pour faire l’école, je sortais les soirs, je faisais les mauvaises amitiés. Notre
maman elle criait sur moi jusqu’à fatiguée, après j’ai pensé qu’il faut apprendre un
métier, parce que 19 ans, je suis grande plus que les enfants à l’école. C’est ça un
jour un enfant m’a embêtée à l’école, il m’a appelée maman, il m’a dit : « Maman, je
veux téter ». J’étais très fâchée, j’ai voulu le taper et il a couru pour me fuir. Mais je
n’étais pas la seule grande, on était beaucoup mais après moi-même j’ai pensé je vais
arrêter l’école. Alors j’ai appris les tresses et la coiffure. Ce n’est pas mal aussi,
parce que j’ai gagné…, ah ! ça c’est vrai, je gagne la vie avec ça, mais je pouvais
faire mieux si j’avais le courage, si au moins j’écoutais ma mère.
- Si tu écoutais ta mère… C’est-à-dire…
- Notre mère elle n’a pas fait l’école mais elle voulait que ses enfants vont tous à
l’école. Mais moi je l’écoutais pas. Elle souffrait beaucoup pour nous, elle vendait les
bois et les fruits pour nous payer l’école, mais moi je respectais pas l’école, je faisais
pas les devoirs de l’école. Moi j’étais l’aînée, mais je faisais les mauvais exemples, je
n’aimais pas l’école. Mais Dieu est très grand, mes frères, ils n’ont pas copié mes
habitudes, parce qu’ils pouvaient faire les mêmes comportements que moi mais ils
n’ont pas fait. Tu sais, si l’aîné il fait les sales choses, ses jeunes frères ils veulent
aussi faire comme lui. Heureusement, mes frères, ils ont bien fait l’école, maintenant
ils ont le bon travail, c’est bien pour eux, je suis très contente pour eux. Mais moi

502
qu’est-ce que je fais aujourd’hui, moi ? Donc je dis à ma fille de ne pas faire les
erreurs comme moi, parce que les affaires de garçons ça gâte l’école. Je lui dis
qu’elle n’a qu’à faire attention, parce que la vie c’est une seule vie, il y a pas deux
vies dans la vie. Si tu fais une grave erreur aujourd’hui, tu ne peux plus recommencer
la vie jusqu’à la mort, c’est fini pour toi. Tu vas avoir les regrets et aussi les chagrins
jusqu’à la fin de ta vie. Tes camarades de l’enfance vont se moquer de toi plus tard.
Après tu vas demander d’après les anciens camarades, on va te dire : « Ah celui-ci il
est devenu le docteur ou l’avocat, celui-ci il est devenu le professeur, celui-ci aussi il
est devenu le juge … » Tu vas regretter parce que toi tu n’as pas profité [de] l’école.
Donc moi-même j’ai fait beaucoup les erreurs pour l’école, je sais comment une fille
elle peut perdre vite le chemin dans la vie si elle n’entend pas les bons conseils, mais
tout ça il y a aussi le destin et Dieu aussi. Mais à cause de tout ça, ma fille elle sait
que l’école c’est ça qui compte d’abord. Peut-être tu vas penser que j’ai les idées
comme les sectes, moi je ne fais pas les sectes, je suis catholique seulement. Quand je
vois un enfant il n’est pas malade mais il veut pas partir à l’école, je sais qu’il a un
diable avec lui. Parce que c’est le diable qui donne les mauvais conseils aux enfants.
Parce que…
- Comment vous arrivez à reconnaître qu’un enfant a le diable ?
- Un enfant qui a le diable avec lui, il est très intelligent à la maison mais il ne peut pas
aimer l’école, si tu lui donnes les conseils pour l’école, il pense que tu es contre lui.
Le diable lui donne les mauvais conseils dans la tête, donc l’enfant il a peur pour
l’école et il ne veut pas travailler à l’école. Même si tu forces l’enfant pour aller à
l’école, il peut aller mais tous les jours il va t’amener les problèmes jusqu’à toi-même
tu es fatigué. Les gens vont penser que c’est toi tu fais pas bien l’occupation de ton
enfant, mais ce n’est pas toi qui fais la faute, c’est le diable. C’est ça le diable il aime
aussi tromper les filles et elles vont penser qu’elles sont belles donc elles n’ont pas le
besoin de faire bien l’école. C’est pourquoi je fais les prières pour que le diable il
n’embête pas ma fille. Je lui dis toujours, ça sert à rien pour une fille d’avoir une
grande beauté si elle n’a pas bien fait l’école. Il vaut mieux être moche et ça peut
marcher mieux pour toi à l’école. Si une fille elle pense qu’elle est belle et elle
travaille pas à l’école, elle va faire quoi avec sa beauté ? Si Miss France elle n’a pas
fait l’école, est-ce qu’elle peut gagner la place de Miss France ? Donc qui va
s’intéresser pour elle ? Les patrons qui ont les bonnes pensées ils n’aiment pas
travailler avec la belle femme qui ne connaît pas l’école. Les sociétés ne donnent pas
le bon travail à la femme qui n’a pas fait l’école. Si tu es belle mais tu n’as jamais fait
l’école, tu vas faire seulement le petit travail. Donc la beauté, les beaux habits, avec
les rouges aux lèvres, même les lunettes sur les cheveux, ce n’est pas çà qui va donner
le bonheur pour la femme, c’est l’école. Si tu penses que tu es belle c’est bien mais il
faut aussi aller à l’école et avoir le bon diplôme et aussi le bon caractère sinon tu es
comme la fleur sans odeur, les hommes ils vont aimer utiliser ta beauté, ils vont
s’amuser avec toi quelques moments mais après ils vont te jeter comme la peau de
l’orange pressée, parce qu’ils voient que tu es une orange vide. Je connais une fille
elle a fait l’école jusqu’à la troisième, elle était la copine d’un grand comptable, ils
voulaient se marier, tout le monde était content pour eux, mais un jour son copain il
lui a dit : « Ça peut pas aller entre nous, il y a la différence entre toi et moi, tu ne peux
pas aller dans les invitations avec moi, parce que tu ne peux pas penser les choses
intelligentes, tu n’es pas allée beaucoup à l’école ». Donc elle a pleuré jusqu’à ses
yeux sont rouges comme le piment rouge mais elle ne peut plus retourner à l’école,
elle ne peut plus partir pour s’asseoir avec les petits enfants de l’école. Donc c’est
trop tard pour elle. Ça c’est quelque chose je ne peux pas souhaiter ça. Un malheur

503
comme ça, je ne peux pas souhaiter ça pour quelqu’un. C’est pourquoi je dis toujours
à ma fille qu’il faut aller longtemps à l’école.
- J’aimerais que vous me parliez maintenant de l’école, de comment vous voyez l’école.
- Quelle école ? L’école de ma fille ?
- L’école en général,… l’école c’est quoi pour vous ?
- Moi quand je pense les choses de l’école c’est à moi et ma fille je pense d’abord.
Parce que moi j’avais pas compris l’école, je veux que ma fille elle au moins elle
comprend. Je ne sais pas les choses compliquées de l’école. Je sais que l’école [des
mains, elle fait des gestes interrogatifs avant de reprendre] … Donc, si ma fille elle a
fini l’école elle peut gagner quelque chose meilleure que moi. J’aime quand je tresse
les clientes mais je ne veux pas que ma fille elle devient coiffeuse tresseuse. C’est vrai,
je lui ai enseigné à faire la coiffure, mais c’est pour se débrouiller dans la vie, on ne
sait jamais. Elle tresse ses amies quand elle a le temps et aussi si elle veut faire la
gentillesse, mais elle sait qu’elle va à l’école ce n’est pas pour faire comme sa
maman. Si c’est pour faire coiffure comme moi, elle n’a pas besoin d’apprendre
beaucoup l’école. Une seule année quelqu’un peut apprendre la coiffure, mais on ne
peut pas connaître l’école pendant une seule année. Donc si quelqu’un va à l’école
jusqu’à fatigué, ce n’est pas pour faire les tresses, c’est pour faire le travail du Blanc.
Mais les amies elles me disent que ma fille elle va travailler dans mon salon plus tard
parce que c’est trop difficile pour les Noirs de trouver le travail du Blanc.
- C’est quoi le travail du Blanc ?
- C’est le travail dans le bureau.
- Vous voulez dire que tous les Blancs travaillent au bureau ? Et les Blancs qui sont
artisans, ouvriers, ils travaillent aussi au bureau ?
- Un Blanc ouvrier, ça c’est quoi ça ? Est-ce que c’est un Blanc ça ? Un Blanc ouvrier
[rires], c’est comme un Noir, c’est pas un vrai Blanc. C’est ça, si le Blanc il n’a pas
fait l’école pour travailler avec la tête au bureau, donc il est comme moi. Non, un
Blanc ouvrier c’est pas un vrai Blanc. C’est pourquoi il y a le "Blanc blanc" et le
"Blanc noir". Tous les Blancs ils ne sont pas blancs, il y a aussi les Noirs ils sont pas
noirs. Avant en Afrique, quand nous on voit le Blanc, on pense que tous les Blancs ils
sont comme les Blancs. Quand je suis venue en Europe, j’ai vu les Blancs qui sont pas
comme les Blancs, ils sont malheureux, ça je suis vraiment étonnée parce que je n’ai
jamais vu le Blanc malheureux en Afrique.
- Vous n’avez jamais vu des Blancs en Afrique.
- Je voyais toujours les Blancs en Afrique mais ils n’étaient pas malheureux. Les Blancs
ils sont toujours heureux en Afrique. Si tu vois le Blanc en Afrique, ou bien il est le
directeur de société ou bien il est le soldat pour commander les Noirs, ou bien aussi il
est prof pour enseigner à l’école française, donc les Noirs ils ont le respect pour lui.
Mais quand je suis venue en France, j’ai vu les Blancs malheureux, j’ai vu les Blancs
qui connaissent pas bien l’école, il y a les Blancs même qui sont comme les villageois
de l’Afrique, ils peuvent pas penser bien les choses de l’école.
- Vous venez de dire qu’il y a des Noirs qui ne sont pas des Noirs, je voudrais bien
comprendre.
- C’est pas tous les Noirs qui font les choses ignorantes comme au village. Il y a les
Noirs qui sont pas ignorants, ils ont fait beaucoup les écoles, ils connaissent les
choses comme les Blancs dans les bureaux, donc ils sont comme les Blancs
intelligents. C’est ça aussi il y a les Blancs ils sont ignorants, il y a les Blancs ils
peuvent pas comprendre quelque chose pour l’école, donc ils sont différents, il y a les
Blancs ils sont pas comme les vrais Blancs qui pensent les choses aux bureaux. Il y a
aussi les Noirs ils sont pas comme les Noirs, ils ont beaucoup fait l’école, donc ils

504
pensent pas comme les Noirs du village, ils pensent comme les Blancs qui ont fait
beaucoup l’école.
- Vous disiez tout à l’heure que c’est trop difficile pour les Noirs d’avoir le travail du
Blanc, vous voulez dire quoi, vous pensez à quoi ?
- Ce n’est pas moi j’ai pensé ça, c’est eux, c’est elles les amies qui disent comment elles
pensent les choses. Je ne sais pas, moi je veux que ma fille elle va à l’école jusqu’à
elle termine avec le grand diplôme et elle peut bien gagner la vie. C’est l’école seule
qui peut aider les gens à bien gagner la vie. Ma sœur qui travaille dans la banque, elle
gagne beaucoup l’argent. Moi je ne peux pas gagner ce qu’elle gagne. Elle n’est pas
malheureuse comme moi, elle va avec ses enfants en vacance partout elle veut. Moi je
vais en Italie seulement avec ma fille pour deux semaines, après il y a les trous partout
dans mon compte de banque. Je travaille beaucoup mais je ne peux pas profiter de
mon travail.
- Votre travail ne vous profite pas… Vous gagnez peu d’argent, c’est ça ?
- Une fois j’avais une employée elle n’avait pas les papiers, je l’ai aidée pour le travail.
Après l’URSSAF m’a créé les problèmes, je devais fermer mon salon. Après je vais
manger quoi avec ma fille ? Je vais manger Rémi (RMI) ? C’est comme ça quand j’ai
eu les problèmes, c’est ma sœur et mes frères qui m’ont aidée pour ne pas que je
ferme le salon, parce que l’URSSAF m’a fait beaucoup les soucis d’argent. C’est
parce que mes frères ils sont courageux, ils sont partis longtemps à l’école pour
trouver le bon travail et ils peuvent m’aider. Mais pourquoi moi je ne peux pas aider
quelqu’un dans la famille ? Même je ne peux pas aider moi-même, je peux pas même
envoyer souvent l’argent à notre maman, alors que c’est moi je suis l’aînée. Donc
l’école c’est ça qu’il faut faire pour aider la famille.
- Les études, ça sert à trouver un bon travail pour aider la famille, je résume un peu
votre idée, c’est ce que vous dites ?
- Oui, c’est comme ça je dis. Si tu n’as pas fait l’école, c’est le malheur pour toi, c’est
gâté pour ta famille. Tu ne peux pas aider la famille. Si quelqu’un n’a pas fait l’école,
il ne peut pas bien aider la famille, c’est comme il est une personne vaurien. Si tu n’as
pas fait l’école, quand tu vois le livre, tu ne peux même pas le regarder, tu ne peux pas
comprendre ce que le livre parle. Si tu vas quelque part et tu entends les gens
intelligents ils parlent les choses de l’école, tu as peur si tu veux parler. Mais si tu
connais bien l’école, même si tu es pauvre, tu es très content pour toi-même, même si
tu n’as pas le travail, demain tu peux trouver. Il y a une femme, c’est ma cliente, elle
m’a dit un jour au salon que son fils il a fait les diplômes de l’université et il faisait le
maître-chien à Paris, maintenant il a trouvé le grand travail de bureau au Cameroun,
parce que les patrons de l’Afrique ils sont venus à Paris pour chercher [embaucher]
les Noirs intelligents qui n’ont pas le travail. Donc quelqu’un qui a bien fait l’école, il
peut toujours chercher le bon travail. Mais il faut faire l’école d’abord avant de
chercher le bon travail. Même si tu ne trouves pas le bon travail, tu n’as pas honte
devant les gens, tu ne peux pas penser les choses comme les ignorants. Si moi j’avais
bien fait l’école et je n’ai pas trouvé le travail qui va bien pour moi, je peux être fière
de moi-même. Si quelqu’un vient dans mon salon, il veut m’embêter, je peux lui parler
la vérité avec la loi. Parce que tu sais, quand l’URSSAF ils sont venus dans mon salon
pour me faire les histoires, j’ai dit les choses c’est pas bien, j’ai parlé les choses il ne
fallait pas dire, parce que je suis en colère. Nous en Afrique, on nous a enseigné qu’il
faut aider les personnes malheureuses. Donc moi j’ai voulu aider la fille parce qu’elle
n’a pas les papiers. Mais le chef de l’URSSAF lui ne comprend pas ça. Il me parlait et
il y avait pas le respect dans la parole, donc je suis en colère. Je lui ai demandé : « Je
sais que tu fais la loi du travail, mais moi j’ai voulu aider une fille sans papier mais

505
qui veut travailler. Donc pourquoi tu me parles comme je suis ton chien ? » Donc
après, mon avocat m’a dit que je devais pas parler les choses comme ça avec les
soldats du travail. Il m’a dit que je devais pas parler dans la colère avec l’URSSAF.
J’ai répondu à l’avocat que moi je connais pas beaucoup l’école, donc je dis
seulement les choses comme je pense. Il m’a regardée avec l’étonnement parce qu’il
voit que moi je connais pas bien les choses comme lui. Donc j’ai vu que si quelqu’un il
a beaucoup l’école dans la tête, il comprend vite les gens, parce que les gens qui
connaissent bien l’école font les choses de patience avec les personnes. Donc l’avocat,
il a parlé très bien le français avec le juge pour me protéger, c’est l’avocat aussi qui a
sauvé mon salon. Donc moi-même j’entendais l’avocat mais je comprenais pas bien ce
qu’il parlait, mais je savais qu’il parlait bien pour moi. C’est ça même les avantages
pour l’école, parce que comme l’avocat a bien parlé le français avec les juges, on n’a
pas fermé mon salon. Si quelqu’un peut parler bien le français comme l’avocat, donc
il peut aider les gens comme nous qui n’ont pas fait beaucoup l’école. C’est ça l’école,
c’est pour aider les personnes ignorantes. C’est avec l’école seulement on peut aider
les ignorants. Il y a pas l’autre solution.
- Vous avez le niveau cinquième et en plus vous êtes un chef d’entreprise, vous êtes
satisfaite…
- Entreprise avec la cinquième, ça non ce n’est pas ça, ce n’est pas… Mon salon de
tresse c’est trop petit, c’est pas l’entreprise. L’entreprise avec trois employés, c’est
pas l’entreprise. Si tu dis à quelqu’un que tu fais l’entreprise avec la classe de
cinquième, il va rigoler sur toi pour dire que toi tu as visité l’école du village de
l’Afrique, tu ne peux pas faire bien l’entreprise en France. Même si tu as le château,
les gens ils n’ont pas le respect pour toi avec la cinquième. Donc si quelqu’un me
demande : « Tu as fait quel niveau à l’école ? », je dis en même temps que je ne suis
pas partie à l’école, comme ça il me laisse tranquille et on parle autre chose. La
cinquième c’est pas du tout l’école, si t’as une fille elle fait la cinquième, il faut la
pousser beaucoup pour avancer.
- Vous pensez qu’il faut la pousser jusqu’à quel niveau d’étude ?
- Ça dépend de ton enfant. Si ton enfant il n’a pas le diable avec lui, tu peux le pousser
jusqu’à l’université. Parce que quelqu’un qui a fait seulement la cinquième, il fait les
erreurs plus que quelqu’un qui n’est jamais parti à l’école, parce qu’il pense qu’il
connaît l’école et il va penser les choses avec les grandes erreurs. Il faut faire
beaucoup l’école pour connaître bien l’école, au moins il faut faire le brevet et le bac
pour avoir le respect dans la vie. Moi si quelqu’un il fait le vent (l’important), il me dit
j’ai le niveau de troisième, de première, niveau de terminale, je lui demande : « Toi
ton diplôme il s’appelle comment ? C’est première ton diplôme ? Il y a pas le diplôme
qui s’appelle première, donc il faut pas faire le bruit, c’est avec le bac seulement tu
peux parler avec la valeur de l’Homme ». Donc si quelqu’un il fait le vent devant ses
camarades, s’il n’a pas le bac, moi je pense il est nul comme moi. Parce que si
quelqu’un il n’a pas fait le bac, il ne doit pas faire le vent dans la vie.
- C’est quoi faire le vent ? Ça signifie quoi faire le vent ?
- Si quelqu’un n’a pas le bac il n’est pas respecté, c’est pourquoi il ne peut pas
conseiller quelqu’un pour l’école. Une femme amie à moi elle m’a demandé un jour de
parler les conseils pour sa fille parce qu’elle s’amuse avec l’école. Je lui ai dit :
« Parle toi-même à ta fille ». Parce que je sais que sa fille me connaît bien que je n’ai
pas fait l’école. Comme elle sait que je n’ai pas fait l’école du bac, elle va pas écouter
mon conseil. Elle va penser que je fais le vent avec elle. Donc je n’aime pas la honte,
j’ai refusé de parler à sa fille, parce que c’est chacun doit éduquer sa famille. Parce
que si sa fille elle me demande : « Pourquoi toi tu veux me conseiller pour l’école ?

506
Est-ce que toi-même tu es partie à l’école ? », je vais avoir la honte et je vais me
fâcher. Mais ma fille à moi ne peut pas me parler comme ça, c’est impoli si elle me
parle comme ça à moi sa mère, je peux la corriger. Mais en France je ne peux pas
corriger l’enfant de quelqu’un, donc je ne peux pas conseiller l’enfant de quelqu’un.
- Votre fille, elle s’exprime bien en français ?
- Ça c’est quelle question tu demandes ? C’est ici nous sommes en France, donc tu sais,
toi-même tu sais que ma fille elle doit parler le français. Si elle parle pas le français,
elle peut pas aller à l’école en France. Tu veux poser quelle question au juste ? [signe
d’énervement]. Tu veux demander si elle connaît bien le français parlé ou l’écriture ?
- Les deux.
- Moi je ne peux pas savoir si elle écrit bien le français, parce que moi-même je ne
connais pas bien l’écriture du français. Mais si c’est parler seulement, ça elle parle
bien le français comme une Blanche. Ma fille ne fait pas comme les gens qui parlent le
français avec la voix de l’étranger. Non, elle parle le français, c’est pas comme les
étrangers. Elle parle très bien le français, c’est comme si elle est l’enfant de PPDA.
Elle parle pas le français comme moi je parle avec la voix [l’accent] de l’Afrique. Je
vois toi aussi tu parles le français avec la voix de l’Afrique, c’est différent pour ma
fille. Elle, son parler c’est différent de toi et moi. Parce que moi je lui ai toujours
conseillé qu’il faut parler comme les Blancs ils parlent. Si tu parles avec la voix de
l’étranger, tu n’es pas considéré en France, on va dire que tu ne parles pas clair, ton
parler il n’est pas clair. Donc il faut parler comme les Blancs, il faut parler bien avec
le fond de la gorge. Si tu es la femme, il faut parler la parole claire comme Chazal. Si
tu es …
- Pardon, je n’ai pas bien entendu ce que vous venez de dire.
- J’ai dit il faut parler le français clair comme à la télé. Donc si tu es un homme, il faut
parler comme PPDA [Patrick Poivre d’Arvor]. Si tu es une femme, il faut parler
comme Claire Chazal. C’est ça. Donc vraiment si quelqu’un veut faire l’école en
France, il doit connaître le parler français comme PPDA il parle. Si quelqu’un ne sait
pas parler le français comme les Blancs, il ne peut pas faire très bien l’école en
France. Il va avoir les problèmes parce que l’école en France c’est le français on
parle. Si tu connais le français donc tu comprends ce que le prof il enseigne. Parce
que les profs ils ne parlent jamais comme le petit français de la rue. Si tu vas à
l’Angleterre et tu connais pas parler l’anglais, qu’est-ce que tu peux apprendre à
l’école de l’Angleterre ? Si tu comprends bien la langue de la France et de
l’Angleterre, tu peux apprendre bien l’école de la France, de l’Angleterre.
- Vous voulez dire que l’élève qui comprend bien le français peut bien réussir à l’école
en France…
- Voilà ! Ça c’est comme ça, tu comprends bien maintenant. Il faut apprendre d’abord
la langue de la France si tu es dans la France, donc après tu peux comprendre les
autres choses facilement. Mais il y a les enfants, ils parlent très bien, ils comprennent
bien le français mais ils peuvent pas bien travailler à l’école, c’est comme ça il y a les
élèves ils sont français, leurs papas ils sont français, leurs mamans elles sont
françaises aussi, mais les enfants ils peuvent pas comprendre l’école. Ils sont français
de la tête jusqu’à les pieds, mais ils peuvent pas réussir l’école, c’est comme ils ont les
problèmes.
- Vous pouvez m’expliquer encore…. Je n’ai pas bien compris.
- Ça, on n’a pas besoin d’expliquer clair. Si l’enfant il parle bien le français mais il ne
peut pas bien travailler à l’école, c’est parce que l’enfant a les problèmes, peut-être il
a la souffrance dans la tête, peut-être ses parents ils sont divorcés ou il y a beaucoup
les problèmes de famille à la maison, peut-être l’enfant il est paresseux aussi. Si un

507
enfant fait seulement les amusements de vidéo, il peut pas bien faire l’école. C’est
comme les enfants ici, ils aiment beaucoup s’amuser, ils ont la chambre c’est pour les
jouets. Je connais pas bien l’école mais je sais que les enfants peuvent avoir les
problèmes pour l’école à cause des amusements tous les jours. Mais ça aussi ça
dépend des parents. Parce que il y a les parents ils font le traumachoc pour les
enfants.
- C’est quoi le traumachoc ?
- C’est quelque chose ça fait les problèmes pour l’enfant, ça donne la souffrance dans
la tête pour l’enfant. Si le parent il fait les choses qui sont pas les bonnes choses pour
l’enfant, après l’enfant il est traumachoqué.
- Vous voulez dire qu’il y a des parents qui traumatisent leurs enfants ?
- C’est la vérité, c’est ça que je dis comme ça. Mais il y a les parents, ils ne s’occupent
même pas les problèmes de leurs enfants. Leurs enfants font les choses mauvaises à
l’école, à la rue, même à la maison, ils ne disent rien, ils ne donnent pas la discipline
à leurs enfants. Après les enfants pensent que c’est l’amusement dans la rue qui est la
chose meilleure dans la vie. Quand l’enfant il s’amuse, c’est bien mais quand il
s’amuse seulement sans faire quelque chose, ce n’est pas bien. Il faut que les parents
ils disent quelque chose. S’ils ne parlent pas, après c’est trop tard. L’enfant lui il va
penser que c’est les parents qui doivent obéir à lui. Mais si l’enfant on lui apprend la
discipline, il sait qu’il n’a pas le droit de faire n’importe quoi, il sait qu’il a le droit de
s’amuser mais aussi il doit apprendre les leçons. Il y a les parents ils donnent la
nourriture et les habits à leurs enfants, mais ils oublient les choses importantes
comme les conseils. Il faut qu’ils conseillent les enfants pour le travail, pas seulement
pour les amusements. Parce que les mamans elles aiment souvent amener leurs
enfants pour faire les promenades et les manèges, mais après elles ne font pas les
choses pour aider vraiment les enfants. Ils ne donnent pas les conseils. Ils pensent que
l’enfant il peut faire tout ce qu’il veut, eux-mêmes aussi ils font les choses bizarres
devant les enfants, à cause de ça les enfants ils sont traumachoqués.
- Vous parlez de quels parents ? … des parents étrangers ?
- Non, non, je parle c’est pour tous les parents. Parce que les gens ici ils pensent que
c’est nous les Africains qu’on sait pas éduquer les enfants. Ça il faut pas croire les
choses comme ça, parce que en Afrique on éduque les enfants, c’est ici en France les
enfants ils peuvent taper leurs parents et il y a le silence. En Afrique, l’enfant il sait
que s’il tape sa mère c’est tout le village qui va faire le bruit sur lui, ça va faire le
malheur pour lui, c’est la malédiction pour lui.
- Un enfant qui tape sa mère s’attire des malédictions, c’est ça ?
- Oui c’est ça… les enfants d’Afrique ils savent ça. Un jour mon frère il a mal parlé à
notre mère jusqu’à la maman elle a pleuré beaucoup. La nuit, mon frère lui-même il
ne pouvait pas dormir. Lui-même il est parti vite le matin pour s’agenouiller devant la
maman, il pleurait pour demander le pardon de maman. Parce que lui-même il a peur
pour la malédiction. Parce que nous en Afrique, on sait que si une bonne maman
souffre à cause du mauvais caractère de son enfant, ça fait la malédiction pour
l’enfant. Donc chez nous, une maman si elle est complètement fâchée contre son fils,
elle peut parler les mots de malheur contre son fils, donc le fils ne peut plus avoir les
chances dans la vie. Donc mon frère lui-même il connaît ça et il a peur. Aujourd’hui
lui-même il est grand directeur pour l’hôpital [clinique] mais il sait que quand
quelqu’un il est patron, il doit être poli aussi avec les parents et les autres personnes.
C’est ça aussi l’éducation. Chez nous, les parents c’est les personnes sacrées pour
nous, surtout les mamans. Bien sûr en Afrique il y a aussi les enfants qui ont le diable,
ils font les mauvais comportements avec les parents, mais c’est différent, c’est pas

508
comme ici. Ici on parle toujours les droits pour les enfants mais on parle pas les
devoirs pour les enfants, c’est comme ça les enfants ils pensent qu’on doit leur donner
tout ce qu’ils demandent et ils ne savent plus dire merci à leurs parents, parce qu’ils
pensent qu’ils ont les droits.
- Vous pensez que les parents ont une grande responsabilité dans l’éducation de leurs
enfants.
- C’est ça même je disais que les parents ils font eux mêmes beaucoup les erreurs dans
l’éducation de l’enfant. Après ils crient : « Mon enfant a fait ceci, mon enfant a fait
comme ça », ça pour moi, c’est n’importe quoi. Parce que il y a une femme [blonde],
c’est mon amie, elle fume tout le paquet de cigarettes chaque jour, ses dents elles sont
noires comme ma peau. Après elle crie que sa fille qui a 9 ans elle va se cacher pour
fumer avec l’enfant du voisin. Je lui ai dit avec la blague : « Toi tu fais le bon exemple
pour ta famille, tu n’as qu’à aller voir le Chirac pour prendre les félicitations. » Elle
sait que je lui fais la moquerie donc elle m’a parlé blablabla, je lui ai dit en même
temps : «Tu la fermes ta bouche de cigarettes, si tu voulais pas que tes enfants fument,
tu n’avais qu’à cesser de fumer toi-même d’abord ».
- Quand un enfant se plaint de mauvais traitements, qu’est-ce qu’on peut faire pour
l’aider?
- C’est quoi tu appelles les mauvais traitements ? L’enfant il souffre parce que les
parents ils sont méchants, ils le tapent ?
- Par exemple.
- Non, si un parent a la santé dans la tête, il ne peut pas taper son enfant pour rien.
Peut-être le parent il boit beaucoup, il a trop les soucis et il se drogue, sinon il ne peut
pas [faire] souffrir son enfant pour rien. Ce n’est pas bon de maltraiter une personne,
même si la personne est petite ou grande. Si un enfant il souffre parce que ses parents
sont méchants, il faut sauver l’enfant mais il faut aussi faire quelque chose pour
sauver le parent. Parce que si un parent il tape beaucoup son enfant, peut-être c’est
parce que lui-même il souffre aussi. Parce que c’est vrai il y a les parents qui sont
malades dans la tête mais on ne sait pas. Ils sont propres dans le corps, même ils
portent les beaux habits mais dans leur tête ils ont les saletés, donc il faut les soigner
si on voit que leurs enfants sont malheureux à cause de leur folie. Mais il y a aussi les
enfants qui font souffrir les parents, donc il faut protéger les enfants, mais il faut aussi
protéger les parents. C’est comme on dit toujours à la télé que les hommes tapent les
femmes, mais il y a aussi les femmes qui tapent les hommes. Donc il faut protéger les
femmes et il faut aussi protéger les hommes, les enfants aussi, donc il faut protéger
tout le monde. C’est ça on dit en France il faut faire l’égalité pour tout le monde. Il ne
faut pas sauver quelqu’un et puis laisser les autres dans la souffrance.
- Vous avez encore quelque chose à dire sur l’éducation des enfants ?
- Toi tu demandes toujours les questions pour l’éducation des enfants, toi-même tu as
combien d’enfants ?
- Je n’ai pas encore d’enfant, mais… j’y réfléchis …
- Pourquoi tu réfléchis ? Ce n’est pas avec réfléchir qu’on fait l’enfant, c’est avec
aimer. Donc tu vas réfléchir combien de temps encore ? Donc tu n’as pas d’enfants,
donc tu es le vieux garçon ? Les sages ils disent au village que c’est les gens radins
n’aiment pas faire les enfants, parce qu’ils ne veulent pas dépenser l’argent pour les
enfants.
- Les sages, d’accord !… À part ce que disent les sages, vous avez personnellement
quelque chose d’autre à dire sur l’éducation des enfants ?
- Oui, il y a aussi les problèmes quand on a beaucoup d’enfants. Les enfants ne peuvent
pas être contents parce que les parents sont pauvres, ils n’ont pas les moyens pour

509
payer les bonnes choses pour leurs enfants, les bonnes écoles. Surtout nous les
étrangers, quand tu veux que ton enfant il réussit pour toi, il faut travailler avec le
courage pour eux pour gagner l’argent. C’est ça je dis que l’argent c’est nécessaire
partout. Si tu as beaucoup d’enfants et tu n’as pas l’argent, tes enfants ils peuvent
devenir les bandits. Mais si tu as l’argent aussi et tu n’as pas l’attention sur tes
enfants, c’est mort pour toi. Parce que faire l’enfant, c’est pas comme on fait le
manger rapide, tu mets quelque chose dans le micro-onde, après c’est chauffé tu peux
manger. Non, ce n’est pas comme ça pour éduquer l’enfant. Ça donne beaucoup le
travail pour éduquer l’enfant, c’est difficile pour l’aider à devenir quelqu’un. Donc si
tu as beaucoup d’enfants, c’est beaucoup de travail, c’est beaucoup de dépenses, c’est
aussi beaucoup de soucis. Toi-même tu ne peux plus faire le plaisir pour toi-même, tu
penses d’abord les enfants. Donc si tu fais pas attention, tes enfants ils vont rien
gagner dans la vie, mais toi aussi tu as échoué parce tu n’as rien gagné pour toi.
Donc si quelqu’un a beaucoup d’enfants et il n’a pas beaucoup d’argent, c’est la
castatrophe [catastrophe] pour toute sa famille. Lui et les enfants sont mal habillés,
mal logés aussi, ils vont manger les mauvaises nourritures. Ça ce n’est pas la vie. Si
quelqu’un il vient dans la vie pour faire beaucoup d’enfants et il n’a pas l’argent pour
leur donner la bonne éducation, c’est triste pour lui.
- Vous associez l’argent à la bonne éducation, comment vous expliquez ça ?
- S’il y a pas l’argent, il y a pas vraiment l’éducation. Si l’enfant il a faim, tu ne peux
pas bien le nourrir, c’est ça on dit : « Quand il y a la faim dans le ventre, il y a pas le
point pour les oreilles » (« Ventre affamé n’a point d’oreille »). Si l’enfant il a faim et
il y a pas la nourriture, si l’enfant il veut le pantalon ou la chaussure et tu ne peux pas
acheter parce que tu es pauvre, est-ce que l’enfant il peut respecter tes paroles ? Il va
penser que toi tu es le parent incapable. Parce que ce n’est pas seulement avec les
conseils de la bouche qu’il faut éduquer l’enfant, il y a aussi l’argent. Si ta fille elle te
demande l’argent pour le cinéma et tu n’as pas l’argent pour lui donner, si un garçon
malin lui donne l’argent, elle va penser que toi tu l’aimes pas, c’est le garçon malin
qui l’aime, donc faut qu’il y a l’argent pour que l’enfant il vit dans les conditions pour
l’éducation.
- L’argent… l’éducation…, l’argent aide à bien éduquer les enfants, c’est ce que vous
dites.
- Oui c’est comme ça je dis. Je pense l’argent ça peut faire le bien pour les familles,
parce que s’il y a pas l’argent c’est difficile de faire beaucoup l’école. C’est ça
l’enfant de l’homme riche il va pas partir à la même école que les enfants des pauvres.
Parce que, tu vois, il y a l’école pour les pauvres et l’école pour les riches. Si tu es
pauvre et ton enfant il a 16 ans au collège, c’est les pleurs pour la famille. Avec 16
ans au collège, les profs ils vont penser que ton enfant il est bête. Ils vont l’envoyer
dans la formation pour les enfants cons. C’est ça il y a l’école, il y a l’école c’est fait
pour les pauvres et les étrangers. Les directeurs ils vont dire que ton fils il n’a qu’à
aller à l’école pour les cons. Mais est-ce que tu penses que le directeur il peut forcer
les enfants des riches pour faire l’école des maçons ? Si le riche il prend son chéquier,
est-ce que quelqu’un peut dire encore les choses contraires pour son enfant ? C’est
pourquoi l’argent c’est nécessaire pour l’éducation. Si tu es trop pauvre tu sais que
ton enfant il va partir à l’école pour les cons. Si tu as l’argent, ton fils il va partir à
l’école pour les bons. C’est ça aussi les problèmes de l’Europe, c’est avec l’argent on
peut faire les bonnes choses de l’école.
- Pouvez-vous préciser ce que vous appelez une école pour les "cons" et une école pour
les "bons" ?

510
- Si tu vas dans l’école et il y a seulement beaucoup les étrangers là-bas, tu vas appeler
ça comment ? Ma copine elle m’a dit si tu vois l’école comme ça, c’est pour les
« Kader » et les « Mamadou ».
- C’est qui votre copine ?
- C’est une femme arabe, elle a fait beaucoup l’école jusqu’à l’université mais elle fait
la caissière à … Elle vient toujours à l’association.
- Quelle association ?
- C’est l’association on parle les choses des étrangers.
- Vous disiez que l’école où l’on trouve beaucoup d’étrangers, ce n’est pas une bonne
école ?
- Non, ce n’est pas ça je veux dire. Donc tu n’as pas compris ce que j’ai expliqué ?
- Je n’ai pas bien compris, pardon.
- Toi tu veux me fatiguer aujourd’hui… Il y a les écoles où les étrangers eux-mêmes ils
aiment aller beaucoup là-bas, parce que les profs ils font jamais les choses racistes là-
bas. Donc quand les étrangers ils savent que les profs sont bons là-bas, ils conseillent
les amis : « Il faut envoyer ton enfant là-bas, c’est là-bas qui est bon ». Donc tous les
étrangers ils veulent aller là-bas. Mais il y a aussi les écoles, c’est autre chose. Les
étrangers ils n’aiment pas aller là-bas, parce que les profs ils les envoie là-bas parce
qu’il pensent qu’ils sont cons. C’est l’école par exemple on dit ton fils il n’est pas
intelligent, il n’à qu’à aller apprendre le métier. Est-ce que quelqu’un doit obliger
quelqu’un pour faire l’école pour les métiers ? C’est ça l’école pour les cons. Souvent
c’est les Mamadou on envoie là-bas, les Philippe et les François ils vont pas souvent
là-bas.
- Si vous le permettez, on va parler maintenant de la violence dans les écoles. Vous en
avez une idée ?
- C’est ça encore les problèmes des enfants. Les enfants ils aiment que les gens ils font
attention pour eux. S’ils pensent qu’on les aime pas, ils veulent faire les choses de
bruit [violences] pour montrer qu’ils ont la souffrance. C’est comme ils demandent
l’aide. Quand tu vois l’enfant il fait les choses de bruits, les choses qui sont pas
tranquilles, c’est qu’il a un problème qu’il faut régler pour lui. Si tu règles le
problème pour lui, alors il est tranquille et tout le monde est tranquille. Moi-même
quand j’avais comme 14 ans je faisais toujours les choses de bruit [violences], je ne
pouvais pas pardonner quelqu’un. Après mon grand-père il a dit à ma mère que c’est
les esprits de l’eau qui me font les problèmes. Parce que je voyais les choses bizarres
dans l’eau de la mer quand je dors. Donc le grand père il a fait une cérémonie pour
moi avec le parfum et le talc avec autres choses et il a déposé ça dans le marigot. Ça
faisait la peur, après l’eau a bougé avec beaucoup de bruits, donc je pensais que le
vieux père me faisait la sorcellerie. Après je ne faisais plus les violences. Les gens ils
me disaient que je ne suis plus la même fille comme avant. Donc il y a les enfants, ils
ont les problèmes de la violence à l’école c’est peut-être à cause des esprits de l’eau,
mais il y a aussi les problèmes de l’Europe. C’est comme je disais, les enfants ils
savent qu’on les aime pas ici. Ils savent qu’on les néglige. Donc comme ils savent
comme ça, ils font les choses pour dire qu’ils sont fâchés. Si l’enfant il est quelque
part, il pense qu’on l’aime pas, lui aussi il ne va pas aimer quelqu’un. Les gens ils
n’aiment pas les enfants, ils font seulement le semblant de les aimer, mais les enfants
ils sont comme les génies, ils savent qu’on les aime ou qu’on les aime pas, ils savent
que les gens ils sont hypocrites avec eux. Ça les enfants ils n’aiment pas les
hypocrites. C’est pourquoi il y a les problèmes de la violence dans les écoles.
- Vous pensez que les gens font l’hypocrisie avec les enfants. Quels enfants ?

511
- Les gens ici ils n’aiment pas les enfants étrangers. On dit que nos enfants et nous nous
sommes les étrangers, est-ce que nous sommes des étrangers ? Nos parents ils sont
aussi morts pour la France, non ? Il y avait les soldats africains qui ont fait les choses
de combattants pour sauver la France. Nos parents africains ils ont sauvé aussi la
France, donc la France c’est pour nous tous.
- Et les hypocrites, c’est qui ?
- C’est tout le monde. Même toi aussi, moi aussi, c’est nous tous. Si tu donnes l’amour
aux enfants, ils sont calmes avec toi. Si tu fais l’hypocrisie avec eux, tu vas avoir les
conséquences de violence. Parce qu’on dit toujours les enfants étrangers ils sont les
délinquants. Ils sont les délinquants pourquoi ? Parce qu’ils veulent être les
délinquants ? Est-ce que tu as vu un jour un enfant il a dit : « Je veux devenir le
délinquant ? » C’est parce que les enfants ils manquent la confiance pour l’État, pour
tout le monde. Ils savent que les parents ils travaillent mais ils sont pauvres, donc ils
ne sont pas contents, ils ne croient pas le travail, donc ils peuvent pas croire
l’éducation. Si l’enfant il sait que tu le négliges à cause de sa couleur, tu penses que
c’est la Marseillaise il va chanter pour toi ? C’est les insultes il va chanter pour toi. Si
tu parles la fraternité pour l’égalité, mais l’enfant lui il ne peut pas te croire ça, parce
que ses frères sont dans le chômage pendant les années. Donc l’enfant il peut penser
que toi tu veux lui faire la moquerie. Donc c’est les pierres il va te jeter. Donc les
problèmes des enfants, c’est les problèmes de nous tous. Il ne faut pas que les gens ils
font les malins. J’ai dit ça toujours à la réunion pour les étrangers. Parce que dans les
associations, on donne toujours les conseils pour les étrangers. Après j’ai su que c’est
les étrangers on appelle les migrants. Si on aime quelqu’un on ne fait pas le malin
avec lui, on dit pas il est migrant. Ici quand l’étranger il fait un joli enfant, les gens ils
disent : « Ah ton enfant il est mignon ! » … mais quand l’enfant il est devenu grand,
on dit il est migrant. Ils vont dire ton enfant il n’est plus mignon, il est migrant, il y a
pas le travail pour lui, donc il n’a qu’à quitter la France. Moi je pense c’est tout le
monde qui est l’étranger dans la vie. Les gens ils te voient comme ça, tu penses qu’ils
t’aiment, ils font le grand sourire pour toi. Après quand tu sais ce qu’ils ont raconté
sur ton dos, quand ils te disent bonjour encore, ça te donne en même temps l’envie de
vomir. C’est ça il y a le découragement, parce que c’est pas comme ça on peut faire
l’éducation pour la fraternité.
- Vous insistez sur l’hypocrisie, qu’est-ce qui vous fait mal ?
- C’est ça je disais… On parle pour l’éducation des enfants. Il faut parler aussi
comment les grandes personnes elles font les comportements. Donc quand on parle
l’éducation pour les enfants, il faut parler d’abord pour les grandes personnes. Quand
tu fais une mauvaise chose pour l’enfant, tu sais en même temps que l’enfant il n’est
pas content, il ne va pas faire l’hypocrisie pour toi. Mais une grande personne, quand
elle est fâchée après toi, elle ne va pas dire quelque chose. Toi tu continues de penser
que vous êtes amis. Mais elle, elle pense autre chose dans la tête. Après tu comprends
plus rien. C’est ça l’hypocrisie. C’est ça aussi les grandes personnes elles font les
choses pour les jeunes c’est seulement pour gagner l’argent des jeunes. Elles font la
publicité pour les mauvaises nourritures, après les enfants ils mangent et ils
deviennent les obèses. Les grandes personnes elles font aussi les mauvais films pour
les violences, parce qu’elles veulent gagner l’argent des jeunes avec le cinéma. Les
jeunes ils voient la violence et après ils ont envie de faire aussi la violence. Donc est-
ce que c’est les enfants qui font les violences ou les grandes personnes ? C’est ça
aussi les grandes personnes fabriquent les habits du diable pour vendre aux jeunes,
les jeunes ils s’habillent mal et ils laissent le corps dans la rue, après on dit que les
jeunes ils s’habillent comme les bandits. Est-ce que c’est les jeunes qui sont bandits ou

512
les grandes personnes ? Maintenant les enfants ils ont très peur des grandes
personnes, ils pensent que les grandes personnes font les mauvaises choses pour le
sexe avec les enfants. Donc à cause de ça, les enfants ils ne peuvent pas faire la
confiance pour les grandes personnes, parce que les enfants ils pensent que les
grandes personnes ont le cœur mauvais, c’est comme ça les enfants ils pensent que les
grandes personnes font seulement les choses pour l’argent et le sexe. C’est pourquoi
les enfants ils font les choses violentes, c’est ça parce qu’ils pensent que les grandes
personnes sont les hypocrites.
- Vous voulez dire que les adultes manquent à leur devoir d’éducateur ? C’est ce que
vous voulez dire ?
- C’est ça comme ça je voulais dire. Mais c’est pas tous les éducateurs, c’est pas tout le
monde qui est mauvais. Il y a les éducateurs ils ont le bon cœur, ils ont le cœur très
bon. Ils aiment faire les bonnes choses pour aider les enfants. Mais il y a aussi les
mauvais parmi eux, ils ne veulent pas faire les bonnes choses aux enfants et les jeunes,
ils veulent seulement commander leurs pensées. Il y a les éducateurs qui ont le cœur
très mauvais. Quand ils savent que l’enfant il est l’étranger, il pense déjà : « Ah !
l’enfant n’est pas intelligent, il est le grand bandit ». Mais il y a les éducateurs qui
font les bonnes choses pour les enfants, ils veulent les aider vraiment. Mais les
éducateurs bons comme ça ils ne sont plus beaucoup, c’est pourquoi les enfants ils
souffrent beaucoup. Parce que aussi les profs ils ont les problèmes pour eux-mêmes.
Ils ont les problèmes pour eux-mêmes, donc ils ne peuvent pas faire la patience avec
les enfants qui ont les problèmes. Comme tout le monde a les problèmes, il y a pas
quelqu’un qui veut régler les problèmes de l’autre, c’est comme ça les enfants ils
souffrent à l’école et dans la maison et les profs aussi.
- Vous pouvez citer quelques exemples des problèmes ou souffrances des enfants.
- Les exemples, il y a beaucoup.
- Des exemples qui touchent l’école.
- Ça je peux citer. Parce que les enfants ils n’aiment pas toujours aller à l’école, ils
n’aiment pas toujours faire le travail de l’école, parce qu’ils souffrent les
comportements des grandes personnes. Les enfants ils disent que les profs n’aiment
pas aider les enfants pour réussir. Moi je pense que les enfants ils peuvent mentir,
mais ils disent aussi la vérité. Si les enfants ils disent les choses, il faut savoir qu’il y a
quelque chose. Mais il faut pas croire tout ce que les enfants ils racontent. Les enfants
ils mentent aussi comme les grandes personnes, donc je pense il faut aider tout le
monde. Donc aussi les enfants doivent aider les profs pour que les profs ils peuvent
aussi aider les enfants.
- Vous dites que les enfants peuvent aider les profs ?
- Si l’enfant il fait la discipline à l’école, il peut aider le prof pour bien enseigner. Si le
prof il voit l’enfant il est poli, il est content pour lui, il a envie de lui enseigner bien les
choses. Moi quand j’apprenais la coiffure et les tresses au pays, je faisais la discipline
avec ma patronne, je ne peux pas être impolie avec elle. Si je suis impolie, elle ne va
pas m’enseigner les choses. Donc je fais la lessive et les repassages pour elle, même
la cuisine pour elle, le ménage aussi. Je fais toujours quelque chose pour lui montrer
que je la respecte. Si elle me demande le service, je fais en même temps sans faire le
bruit. Quand j’ai fini l’apprentissage avec elle, je suis restée toujours dans la politesse
avec elle, c’est comme ça à cause d’elle j’ai gagné beaucoup les grandes clientes. Si
tu fais la politesse avec les gens bons, ils vont faire aussi les bonnes choses pour toi.
Ça, les enfants ici ils savent pas faire ça. Ils ont seulement les droits. Si les enfants ils
sont polis, le prof il sait qu’ils veulent apprendre. Si tu veux apprendre quelque chose
chez quelqu’un, il faut être poli d’abord, sinon la personne elle va pas te laisser

513
apprendre la chose. Il faut le respect pour le prof sinon il n’est pas content de donner
l’enseignement. Donc il faut faire doucement avec les gens pour gagner ce que tu
cherches dans la vie. Si tu es petit mais tu veux faire comme tu es déjà grand, tu vas
rester petit et ignorant. C’est ça aussi la vérité. Donc les enfant ils doivent apprendre
l’obéissance, les parents et les profs ils doivent apprendre la patience.
- Vous pensez que la politesse suffit pour que les enfants réussissent à l’école.
- Non, j’ai pas pensé comme ça. Ce n’est pas la politesse seule elle suffit. Il faut
apprendre les leçons. Donc si l’enfant il est poli il apprend les leçons, s’il n’est pas
poli, il n’apprend pas les leçons. Mais si l’enfant il est intelligent mais il n’est pas
poli, il ne peut pas réussir bien l’école.
- Vous disiez obéissance pour les enfants et patience pour les éducateurs, j’aimerais que
vous m’expliquiez ça.
- L’école, c’est l’école pour les enfants, c’est pas pour les soldats de la police, c’est
pourquoi le prof il doit être patient. C’est les soldats qui n’aiment pas la patience. Les
soldats ils font les choses avec la force. L’école c’est pas la force, c’est la patience, si
quelqu’un ne peut pas faire la patience, il ne peut pas enseigner à l’école. Si on fait la
force avec les enfants ils vont penser que c’est la force qu’on doit utiliser pour gagner
les choses dans la vie. Si tu cries toujours sur ton enfant comme on fait chez les
soldats, un jour il va faire le rebelle contre toi. C’est ça aussi, si on envoie la police
dans les quartiers pour éduquer les enfants, eux quand ils voient les menottes et les
pistolets sur la poche des policiers, ils pensent que c’est l’éducation du pistolet, ils
pensent que c’est l’éducation de menottes, les enfants n’aiment pas l’éducation de la
force, donc ils vont faire les groupes aussi pour montrer qu’ils ont aussi la force.
C’est ça les enfants ils n’ont plus peur de la police, quand ils voient la police ils
pensent que c’est les soldats qui viennent pour faire la force avec eux et ils veulent
montrer que c’est eux les enfants qui sont les plus forts. Ça devient comme
l’amusement pour eux. Ils disent que c’est l’homme le plus fort qui fait la prison, c’est
pas le plus faible. Un jeune il m’a dit un jour que les bandits vont en prison parce
qu’ils sont plus forts que la police. C’est à cause de tout ça que j’ai parlé la patience
et la politesse.
- L’obéissance des élèves…, c’est-à-dire quand les enfants sont obéissants, ça peut aider
les profs à mieux enseigner les élèves, je résume un peu votre propos.
- C’est ça que moi-même je dis. Si un enfant il n’est pas poli, qui va l’enseigner ? Dans
la vie, c’est donner-donner, si tu donnes la politesse pour le prof, le prof aussi il va te
donner le bon enseignement. Mais il y a aussi les profs eux-mêmes aussi ils n’ont pas
le respect pour les enfants. Ils ne veulent pas faire la patience avec les problèmes des
enfants. Donc les enfants ils sont très fâchés et ils font les choses de violence. Donc
tout ça c’est compliqué, c’est chacun doit faire la patience avec l’autre.
- Vous avez d’autres idées ?
- Non, aujourd’hui j’ai parlé beaucoup. Toi tu n’as pas parlé beaucoup, c’est moi tu
m’as fait parler beaucoup. Mais c’est moi-même j’ai accepté parler avec toi.
- C’était très sympa, je vous remercie beaucoup. J’aimerais garder votre contact pour
vous revoir prochainement si vous le permettez.
- Ça, il y a pas le problème. Mais si tu viens chez moi prochainement, c’est toi tu vas
m’expliquer… On va manger ensemble le midi et tu vas m’expliquer aussi comment toi
aussi tu penses l’école pour les enfants… Si tu veux venir, il faut me prévenir.
- D’accord, je te préviendrai. Encore une fois, merci et à bientôt.
- Au revoir.

514
Suite de l’entretien précédent (2ième entretien avec Sissi)
- En relisant tes paroles sur mes papiers, j’ai trouvé le mot intelligent… Est-ce que tu
pourrais m’expliquer un peu ce que ce mot signifie pour toi ?
- Intelligent ?
- Oui, intelligent.
- Donc tu n’as pas le dictionnaire pour chercher ? Je peux te prêter pour ma fille.
- Le dictionnaire, j’en ai plusieurs pour être franc avec toi…, mais… honnêtement je
préfère ta façon à toi d’expliquer les choses. C’est vachement intéressant pour moi
quand tu m’expliques des choses.
- Mais moi je ne peux pas expliquer bien comme le Blanc a expliqué dans le
dictionnaire.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est le français, c’est la langue du Blanc, c’est pas ma langue. Parce que
moi je ne peux pas expliquer bien le mot du Blanc comme le Blanc lui-même il peut
expliquer. (Silence) Ton dictionnaire [français], c’est le Blanc qui a écrit ça ou c’est le
Noir ?
- C’est le Blanc.
- Si c’est le Blanc lui-même il a écrit ça, donc il faut lire ça et tu vas bien comprendre.
- Là vous me rendez un peu… Mais… bon… [Je ne sais plus par quel "bout" la
prendre]… Décidément, tu n’as pas envie de parler avec moi aujourd’hui ! C’est ça ?
- Mais c’est moi-même je t’avais dit oui il faut venir, on va manger ensemble à la
maison …
- Mais je t’avais aussi prévenue…, que je voudrais encore parler de l’école avec toi …
- Je sais…, mais toi tu me demandes les questions toujours c’est comme tu ne connais
pas les choses de l’école. Mais je sais que tu connais bien. Mais… Mais pourquoi tu
fais toujours avec moi comme tu ne connais pas les choses ? Donc tu veux me
demander les questions pour savoir si je suis bête ou intelligente ?
- Non, de grâce…, s’il te plaît, tu sais bien que j’apprécie…
- Attends, je vais t’expliquer maintenant… mais je ne sais pas si je peux bien expliquer
ça hein.
- Tu peux donner des exemples, même un seul exemple pour m’expliquer le mot. Ça
signifie quoi pour toi, l’intelligence ?
- Pourquoi tu es pressé comme ça aujourd’hui ? C’est à cause seulement de
l’intelligence que tu voulais parler avec moi ? (Silence) Parce que, tu sais, moi aussi
je voulais te parler les choses pour que tu m’expliques.
- Ça concerne l’école ?
- C’est toi toujours, c’est pour l’école seulement que toi tu aimes parler avec moi.
Aujourd’hui on va parler les autres choses aussi.
- Les autres choses… comme quoi par exemple ?
- Tu as dit que tu voulais savoir l’intelligence, c’est ça que tu as demandé ?
- Oui, tout à fait.
- Tu veux que j’explique le mot ou tu veux que j’explique l’intelligence même ?
- L’intelligence même.
- C’est ça seulement tu veux ?
- Oui, c’est ça seulement.
- C’est comme ça tu dis toujours, après tu me demandes les questions ça finit jamais.
Moi je veux pas parler trop aujourd’hui… Aujourd’hui, on va pas parler beaucoup.
- Cette fois-ci c’est promis, on va parler que de l’intelligence… et ça va se faire en peu
de temps… Et on ne reviendra plus dessus. Tu es d’accord avec moi ?

515
- Donc… Parce que il y a l’intelligence de l’école, il y a l’intelligence pour la maison, il
y a aussi l’intelligence pour le travail, donc il y a trois intelligences.
- Trois intelligences ! Explique-moi alors les trois, s’il te plaît.
- Donc toi tu savais pas qu’il y a trois intelligences…
- Franchement, tu m’apprends beaucoup de choses. S’il te plaît…, tu peux m’expliquer
d’abord l’intelligence de la maison …
- L’intelligence de la maison, c’est pour apprendre les conseils des parents, c’est pour
apprendre la politesse, le respect pour les personnes, c’est pour éduquer aussi les
enfants pour leur montrer comment on range les choses à la maison, comment on fait
la vaisselle, la cuisine, comment on lave les habits, le repassage, comment on reçoit
un invité, comment on sert le repas à table, comment on parle aux grandes personnes,
comment la femme elle doit s’occuper pour son mari, comment la femme elle doit se
faire belle, élever les enfants, c’est tout ce qu’on fait à la maison. Parce que c’est avec
l’intelligence de la maison qu’on apprend les choses de la vie avec les parents.
L’enfant qui est intelligent à la maison, il sait qu’il doit ranger la chambre, prendre la
douche au moins une fois par jour, il sait qu’il faut laver les dents. Il faut laver les
mains avec le savon quand on quitte les toilettes. Il faut pas faire les bisous aux gens
quand on souffre la grippe, faut pas toucher les gens. Tout ça, c’est avec l’intelligence
de la maison qu’on apprend. Même c’est avec l’intelligence de la maison que l’enfant
il comprend qu’il faut pas parler mal derrière les personnes.
- Et l’intelligence de l’école ?
- Ça, moi j’ai pas l’intelligence de l’école, parce que je n’aimais pas l’école.
L’intelligence de l’école, c’est pour les gens qui aiment beaucoup l’école. C’est
l’intelligence pour comprendre bien les calculs et la lecture pour les grands livres de
l’école. Ma fille, elle est intelligente pour l’école mais à la maison c’est toujours les
problèmes entre elle et moi. Parce que elle quand elle prend le livre, elle ne veut plus
laisser. Mais si tu lui dis de faire la cuisine, elle dit maman je veux étudier les leçons.
Donc je lui dis toujours de faire attention, parce que c’est à cause de ça il y a des
filles intelligentes à l’école qui connaissent pas faire la cuisine, qui connaissent pas
s’occuper la maison, elles savent même pas laver leurs caleçons, c’est la honte pour
les parents. Parce qu’il y a des filles qui comprennent bien l’école mais elles savent
même pas faire la soupe ou les omelettes, ça c’est quoi ça ? Quand on étudie et après
on a faim, c’est pas les livres qu’on mange, c’est la cuisine, donc l’étudiante aussi elle
doit apprendre bien à faire la cuisine. Parce que c’est ce que je dis toujours à ma
fille : « Tu connais l’école, c’est très bien, moi-même je suis contente pour toi, mais si
tu n’as pas l’intelligence de la maison, c’est triste pour toi. » Parce que ce n’est pas
l’école seule qu’il y a dans la vie, il y a aussi la famille à la maison. C’est comme ça
un jour je lui ai dit de faire la cuisine. Quand je lui ai dit comme ça, elle est fâchée,
elle m’a fait la grève, elle ne voulait plus manger, donc ça m’a fait la peur. Après
aussi elle a téléphoné à sa mémé et aussi à ses oncles au pays que moi je fais le cœur
méchant avec elle en France. Mais après elle-même elle a compris. Parce que quand
ses cousines de Suisse sont venues en vacance chez nous [en France], elle a vu la
différence entre elle et les cousines. Parce que ses cousines de Suisse sont aussi très
intelligentes à l’école, mais elles savent faire très bien le ménage et la cuisine. Ma
fille elle-même comme elle a vu comment ses cousines elles font, depuis elle sait
maintenant que l’intelligence de l’école ne suffit pas pour la femme, il faut aussi avoir
l’intelligence de la maison. Une fille intelligente de l’école qui ne sait pas comment on
accueille un invité, comment on fait les rangements à la maison, ça c’est demie
intelligence.
- Il reste maintenant la troisième intelligence. Tu l’as oubliée ?

516
- Non, je peux pas oublier. Mais l’intelligence là, c’est l’intelligence du travail, ça c’est
très compliqué.
- Ah bon… Comment ça c’est compliqué ?
- Parce que c’est différent de l’intelligence pour la maison, mais il y a beaucoup
l’intelligence de l’école dedans. Je vais donner les exemples…
- Très bien !
- Donc l’intelligence pour le travail, c’est avec ça on va au travail à l’heure pour
gagner le salaire pour nourrir la famille. Parce que l’intelligence de l’école, c’est
pour comprendre l’école. L’intelligence de la maison, c’est pour comprendre vite
comment on fait bien les choses de la maison pour la famille. C’est pourquoi c’est
différent pour l’intelligence du travail. Parce que il y a les gens très intelligents à
l’école et à la maison, mais quand ils trouvent le travail, ils ne font pas bien les choses
avec leur chef et les camarades du travail, et ils ont les problèmes jusqu’à ils sont
virés. Parce qu’il y a un jeune de notre quartier, c’était mon copain. Lui (le copain en
question), quand il allait à l’école, il était toujours premier jusqu’à l’université, mais
après quand il trouve le travail, il ne peut jamais garder ça jusqu’à un an. Une fois il
a fait la bagarre avec son chef dans le travail, après son chef l’a viré. Après il a
trouvé un autre travail, là-bas aussi il a fait les querelles avec un camarade dans le
bureau, il a cassé la tête de son camarade avec une chaise de fer et puis il a fait la
prison trois mois et il a perdu le travail. Après encore il a trouvé un bon travail, mais
là-bas il faisait toujours les amusements en cachette avec la femme de son chef, après
le chef il sait qu’il fait les sales choses comme ça avec sa femme et il l’a viré, même il
voulait même le tuer. Donc un homme comme ça il est intelligent à l’école, même dans
le quartier aussi il est calme avec les gens, il est très beau, mais c’est ça seulement
quand il va dans le travail il gâte toutes les choses. C’est les vilaines choses seulement
il fait dans le travail, donc tu vois un homme comme ça, c’est un homme il connaît très
bien l’école, c’est ça il a l’intelligence de l’école mais il n’a pas l’intelligence du
travail. Même moi je connais pas l’école mais je lui donne les conseils pour le travail,
mais il m’écoutait jamais. Donc lui son intelligence c’est demie intelligence.
- Mais tu l’aimais bien tout de même, n’est-ce pas ?
- Oui, je l’aimais ! Mais moi-même je comprenais pas pourquoi j’aimais ce garçon…
Mais quand ma mère et mes oncles ont vu ça, ça ne pouvait plus marcher entre nous,
parce que ma mère avait la colère contre moi à cause de lui. On a fait beaucoup les
réunions de famille à cause de ce garçon. Parce que ma mère elle m’a dit si je sors
avec un garçon bandit comme ça, les malheurs de la vie vont m’arriver. Moi j’avais
peur des paroles de ma mère, parce que elle si elle me dit quelque chose et je ne fais
pas, après j’ai les malheurs. Donc comme ma mère elle voulait pas que je sors avec ce
garçon, donc moi-même j’ai réfléchi et après j’ai laissé. Mais après je sortais encore
avec lui en cachette, et puis un jour on est parti ensemble faire l’amusement à Ouaga
(Burkina Faso), après quand on revenait sur la route on a fait l’accident grave. La
voiture est cassée complètement, on pouvait pas réparer, mais nous-mêmes on n’avait
pas les blessures, c’est comme le miracle. Donc après j’ai réfléchi à cause des paroles
de ma mère, je lui ai dit [au copain] qu’on n’a qu’à se séparer maintenant sinon on va
mourir ensemble un jour à cause des paroles de ma mère.
- C’est lui le père de ta fille.
- Jamais ! Lui je pouvais pas vivre avec lui jusqu’à pour lui faire l’enfant. Lui il connaît
bien l’école mais il n’est jamais sérieux dans la vie, il cherche trop les femmes. Lui
quand il veut le plaisir de la femme, c’est sauve qui peut. C’est comme le bouc. Je n’ai
jamais trouvé un homme bizarre comme lui, il fait toujours les choses avec moi c’est
bizarre. Lui c’est un homme il est très beau hein, mais il aime trop le plaisir de la

517
femme, même quand je vois la lune [les menstrues], il veut s’amuser avec moi, même
quand je suis fatiguée et je dors. Donc un homme comme ça je ne peux pas lui faire
l’enfant. Lui son intelligence, c’est l’intelligence pour faire les choses bizarres…
parce que lui il fait toujours les choses qui font l’étonnement.
- Les choses qui font l’étonnement ?
- Tu sais, mon ancien copain-là, lui à l’école il n’avait jamais les problèmes avec
quelqu’un à l’école, parce qu’il a beaucoup l’intelligence de l’école, mais depuis qu’il
a fini l’école, il a tous les problèmes dans le travail, donc tout le monde voyait qu’il
avait l’intelligence de l’école mais il n’avait pas l’intelligence du travail. Parce que
moi ma petite sœur qui fait les choses de banque, c’est différent pour elle, c’est
différent aussi pour mes frères. Ma petite sœur elle a l’intelligence de l’école, elle a
aussi l’intelligence du travail, elle a aussi l’intelligence de la maison. Quand elle
quitte le travail et elle arrive à la maison, elle dépose en même temps ses jolis habits
de patronne pour faire la bonne nourriture pour la famille, parce que c’est la femme
qui nourrit bien la famille. Parce que les enfants quand ils sont petits, ils mangent
leurs mamans (allaitement maternel). C’est comme ça tout le monde sait, et les
animaux aussi ils savent que c’est la femme qui donne pour manger à la famille. Donc
ma petite sœur elle sait que quand elle va au travail elle doit utiliser l’intelligence du
travail, mais à la maison elle doit utiliser l’intelligence de la maison. C’est ça ma
sœur quand elle enseigne à ses enfants et à ma fille, elle utilise l’intelligence de
l’école. Parce que ma petite sœur, elle a beaucoup l’intelligence de l’école mais elle a
aussi l’intelligence de la maison et du travail, elle sait qu’elle doit faire la bonne
nourriture pour la famille. Bien sûr son mari l’aide aussi à la cuisine, leurs filles aussi
elles savent faire la nourriture, mais c’est elle-même elle doit préparer avec ses doigts
pour montrer à son mari qu’elle connaît bien l’école et le travail et aussi les choses
intelligentes de la maison.
- Tu peux donner un autre exemple pour l’intelligence en général.
- Non, je connais pas les autres exemples.
- Selon vous, à quel endroit du corps se trouve l’intelligence ?
- L’intelligence, c’est dans le cerveau dans la tête, c’est dans les yeux aussi, le nez, la
bouche et les oreilles aussi, c’est dans tout le corps. C’est avec la tête qu’on réfléchit
les choses pour trouver les solutions pour les problèmes. C’est comme ça, non ? Ou
bien c’est pas ça ?
- Et les yeux… le nez, les oreilles, ils ont l’intelligence aussi ?
- C’est avec les yeux on peut lire les livres, avec les oreilles on écoute ce que les gens
ils parlent et on réfléchit pour comprendre. Donc pour le nez aussi, avec le nez on
peut connaître les choses avec [par] leurs odeurs. Par exemple, si quelqu’un il est
intelligent, quand il sent l’odeur de cramé il comprend en même temps qu’il y a
quelque chose qui brûle sur le feu, donc il court en même pour éteindre le feu. Avec la
bouche, c’est aussi avec la bouche qu’on parle pour expliquer bien les choses aux
ignorants.
- Tu as quelque chose à ajouter ?
- Je suis fatiguée… maintenant il faut arrêter le magnéto. On va aller à table.
- D’accord…

518
Annexe 2 : Entretien avec Kouatou
Kouatou, camionneur livreur, 56 ans, d’origine ivoirienne. Niveau scolaire : CE1. Nous avons
eu avec lui deux entretiens dont voici l’un.
- Je vous remercie d’avoir accepté ce rendez-vous. Je vais vous rappeler brièvement
l’objet de cette interview. Je travaille sur l’école et sur l’éducation, alors ça
m’intéresse de comprendre la situation scolaire des enfants, le rôle des parents,
comment ils voient l’école, comment ils accompagnent leurs enfants dans leur
parcours scolaire. Je suis donc reconnaissant de cette rencontre, j’aimerais écouter le
récit de vos expériences sur l’éducation en général d’une part et, si possible, recueillir
vos idées et opinions sur les résultats scolaires des enfants d’autre part. J’aurais besoin
d’enregistrer l’entretien afin que je puisse l’écrire ensuite sur le papier, et après l’avoir
écrit sur papier j’efface la mémoire de l’appareil. Je n’écrirai pas votre nom. J’écrirai
uniquement l’entretien. Est-ce que vous me permettez d’enregistrer ?
- Oui, je ne vois pas le problème.
- Merci. D’abord, j’aimerais que vous me parliez un peu de vous, de votre venue en
France.
- Moi je suis un immigré. Moi j’ai quitté mon pays, j’avais 23 ans. Quand je suis arrivé
ici, tout est bon, c’était la vie. C’est ce qu’on m’avait dit, la France, la France. Je fais
partie d’un pays qui est francophone, donc c’est pourquoi je suis venu ici.
- Vous savez écrire, lire, compter.
- Oui, je sais lire, je sais compter, je sais écrire… Moi j’ai fait le CE1. J’ai fait CP1,
CP2, CE1, je me suis arrêté à là. Après ça, j’ai appris la mécanique et je suis allé à
l’armée. À 18 ans j’ai fait mon armée et après ça je suis venu en France. J’ai
commencé à travailler et à 23 ans je suis venu en France. Je suis arrivé ici le 12
février 1973. J’ai fait 3 mois à Toulouse et je suis venu à Lille. Depuis
jusqu’aujourd’hui je suis encore à Lille.
- Quelle était votre impression à votre arrivée en France ?
- Yoyo ! (juron exprimant la surprise). Moi, de mon côté hein, ce n’est pas la France
d’aujourd’hui que moi j’avais connue. C’est la France de l’année 73-74. Là il y avait
une France. C’était la France de De Gaulle, la France de Pompidou. Bon après est
venu Giscard. Et c’est à partir de là que tout a commencé à changer en France ici
avec la carte de séjour. Voilà, mais sinon au point de vue l’impression d’autre chose,
il y aura la discussion, je ne sais de quoi on va parler.
- Ainsi vous êtes en France depuis plus de trente ans… on peut dire qu’aujourd’hui,
vous vous identifiez par rapport à la France.
- Eh ! Attends…, moi je ne suis pas Français hein. Je circule avec une carte de
résident. Donc je ne suis pas Français, je suis toujours un immigré, j’ai gardé ma
nationalité. Parce que avec la double nationalité … Moi je suis à l’aise avec mon
identité ivoirienne… Je suis africain ivoirien. Mais je suis ivoirien avant d’être
africain. Mais je suis à l’étranger ici, ça je le sais …, c’est un peu compliqué quand
on nous dit que nous sommes immigrés. Parce que c’est eux qui sont allés d’abord la
première fois chez nous, mais aujourd’hui ils font croire que c’est nous qui venons
chez eux. C’est eux qui sont venus en Afrique chez nous, ils ont fait…, ils ont pris tout
ce qu’ils voulaient… C’est eux qui nous ont pillé toutes nos richesses et c’est par
rapport à ça que nous venons aussi chez eux. Eh ! Moi je suis venu ici parce que
j’accompagne mon pognon. Je suis mon pognon… je suis venu chercher la richesse
qu’ils ont enlevée dans mon pays. Donc je suis en France mais je ne suis pas
Français, mon identité c’est la Côte d’Ivoire. Je suis en France parce que la France

519
était venue prendre les richesses chez moi en Côte d’Ivoire… Quand tu entends tous
les jours on parle de l’identification européenne…, après tout, chacun a son
identité…, moi aussi j’ai ma culture, je vais pas oublier mon origine. Après tout je suis
né Africain, je resterai toujours Africain. Quels que soient les problèmes, je resterai
toujours Africain. Parce que …, la preuve quand celui qui a la nationalité française
par exemple… quand on lui demande : « Vous êtes d’où ? », s’il répond qu’il est
Français, on lui dit oui vous êtes Français mais vous êtes d’où ? Vous êtes de quelle
origine ? Voilà… Mais pourquoi cette question ? Ou on est Français ou on n’est pas
Français. Là au moins quand on me demande vous êtes d’où, je vais répondre
ivoirien, on ne va plus demander de quelle origine je suis. Donc au moins ça me fait
gagner du temps de dire que je suis ivoirien point c’est tout, ça s’arrête là. Parce que
si j’ai gardé ma nationalité ivoirienne, c’est parce que je veux garder mon identité
ivoirienne. Parce que la culture africaine elle est riche, immensément riche et vaste.
Nous mêmes on n’arrive pas à la développer encore. Donc ça… je… comme
identification, je m’identifie par rapport à la culture ivoirienne. Mais je suis en
France et je dois respecter les lois françaises, ça c’est clair.
- En ce qui concerne l’éducation au niveau de la famille, vous avez une idée ?
- Ah ouais, au niveau de la famille, chacun a sa façon de voir, chacun a sa manière de
traiter ses enfants. Donc ça on ne peut pas condamner qui que ce soit. Ici en France,
eux ils appliquent la loi de Napoléon qui dit que c’est la femme qui garde les enfants
et c’est la femme qui gouverne la maison. C’est comme ça. Parce que l’homme il est
appelé à aller en guerre. Et c’est pour cela ici la femme a tous les droits. C’est par
rapport à ça. Maintenant au niveau de l’éducation familiale, je le dis hein, moi en tant
qu’Africain, moi j’applique l’éducation africaine. Donc moi je ne vois pas… ce qu’on
dit aux enfants à l’école et ce que moi je dis à la maison, ça fait deux. Pour moi, ça
c’est l’éducation africaine qu’on m’a appris en Afrique à respecter le monde, à voir
l’école, c’est comme ça. Quand tu laisses ton enfant aller dans la rue… prendre la
moto, faire les bruits dans la rue, se bagarrer, aller boire et après tu viens … ouais
mon fils il est en prison c’est le racisme… mais arrête tes conneries. Si l’enfant restait
à la maison la police ne va pas l’arrêter. S’il était à la maison il ne partirait pas en
prison. Les Français ne sont pas chez toi, c’est toi qui es chez les Français, il faut être
discipliné dans le quartier. C’est l’éducation qui fait l’être humain, c’est ça qui fait la
famille aussi. C’est comme ça aussi on nous a appris à voir l’école en Afrique.
- Vous dites qu’en Afrique, on vous a appris à voir l’école. Vous avez appris à voir
l’école comment ?
- L’école, bon… l’instituteur est maître et il faut le reconnaître. Aujourd’hui, qu’est-ce
qui se passe ? L’école, ce que nous on nous condamnait à l’école, ce que la France
nous a appris en Afrique avant la colonisation et pendant la colonisation, pendant
l’indépendance, ce n’est pas la même éducation qu’ils font ici en France. Par
exemple, prenons un exemple, l’hygiène… faut se brosser les dents, faut se laver la
main avant de manger… quand tu sors du dehors, avant de prendre un verre, lave-toi
la main parce que tu sais pas qui tu as touché. Ça c’est ce que eux ils nous ont
enseigné. Mais eux ici ils ne l’appliquent pas sur eux-mêmes. Quand je leur pose la
question : « Pourquoi vous ne faites pas l’hygiène avant de manger ? Pourquoi vous
ne lavez pas les mains ? », ils ne veulent pas répondre. Comme on le dit souvent, le
conseilleur n’est pas le bon payeur. Mais ce qui est sûr, eux ils reviennent sur ce
qu’ils nous ont appris avant, et c’est sur ça eux-mêmes ils sont en train de jouer
aujourd’hui.
- Et l’intégration des enfants d’immigrés ?

520
- Pour que l’enfant immigré s’intègre… la société elle-même ne veut pas qu’un enfant
d’immigré soit intégré. Ils ne veulent même pas. D’abord aujourd’hui ils font croire
que c’est l’immigré qui ne veut pas s’intégrer. Mais quand on voit… Regarde…
prenons l’enseignement, on nous dit, on dit aux jeunes… Oui… bac + 5. Bac + 5, ça
veut dire quoi ? Ça veut dire que si tu as bac + 5, tu peux… Or de l’autre côté on
parle de l’école, les grandes écoles. Donc tu vois, ça veut dire que pour toi l’immigré,
le bac + 5 voici ta limite. Et si on veut prendre dans l’éducation, on prend celui qui a
fait une école d’ingénieur, soit une école de commerce. Et dès lors que tu habites… je
donne un exemple toujours hein, et ce qui est concret même … si tu veux, moi je le dis
toujours aux jeunes… s’ils veulent chercher du travail, s’ils habitent sur Roubaix et
non pas sur Lille, il faut qu’ils changent l’adresse pour mettre l’adresse de Lille dans
un quartier de luxe. Parce que quand tu dis j’habite Roubaix, c’est fini… Quand tu dis
j’habite Tourcoing, ça passe pas, on te met à l’écart. J’habite Wazemmes, on te met à
l’écart. Mais quand tu dis j’habite Lille… Lille Vauban, Lille Solferino, Lille centre, tu
es considéré comme un bon immigré. Mais dès lors que tu dis que tu habites dans
Roubaix Hem, Roubaix Trois ponts, Lille Sud, on sait qui est là-bas.
- Comment se passe ou plutôt comment s’est passé la scolarité de vos enfants ?
- Moi j’ai une seule enfant, elle a plus de 30 ans hein, elle fait son commerce d’hévéa
en Côte d’Ivoire, elle n’est même pas en France, c’est elle-même qui ne veut pas venir
en France hein, moi je voulais mais elle ne voulait pas. Donc c’est sa maman qui peut
parler de scolarité, parce qu’elle elle aussi elle vit en Côte d’Ivoire, elle ne voulait
pas venir en France. Bon maintenant je peux quand même parler des enfants qui sont
restés avec moi parce que les parents les ont confiés, à moi. Ils sont venus du pays
pour faire des études… il y a un qui a commencé en terminale, l’autre… elle c’était
pour les études de pharmacie. Mais maintenant ils ne sont plus avec moi, ils sont en
résidence. Ils sont en résidence mais ils viennent chez moi à la maison quand ils
veulent.
- C’était facile pour vous de les encadrer ?
- Mais c’est des enfants qui sont bien éduqués hein…. Moi je suis leur tuteur, c’est un
service que je rends à leurs parents… leurs parents ce sont des amis à moi… eux-
mêmes les parents ils avaient fait des études à Lille. Donc l’encadrement c’était eux-
mêmes les enfants qui font ça, ils savent ce qu’ils viennent chercher en France, c’est
pas quelqu’un de leur dire ça. Moi je ne peux pas dire que je les encadre, eux-mêmes
ils s’encadrent hein. C’est des grands enfants, ils savent pourquoi ils sont venus en
France.
- Vous les soutenez, vous les encouragez à prendre leurs études au sérieux.
- Mais attends … ils ont quitté les parents, ils ont quitté le pays, leurs amis pour venir
en France… six heures d’avion pour venir en France, tu penses que c’est pour
demander mes encouragements ? Eh attends ils savent que moi-même j’ai pas fait les
études, ils peuvent pas me demander les encouragements. Moi je les aide avec mes
petits moyens …, celle qui est en Pharmacie, elle m’a dit qu’elle voulait un
ordinateur, je l’ai amenée dans le magasin et elle a fait son choix. Donc moi c’est ce
que je peux hein. Ils ont un endroit où loger, ils n’ont pas faim, le reste c’est les
études, ils sont là pour ça hein… ils sont là pour les études. Attends, un enfant de 17
ans, de 18 ans qui vient faire les études en France, c’est pas comme les enfants d’ici
hein. C’est ici les enfants ils sont chouchoutés, ils se prennent pour les rois… ils
gaspillent l’argent de leurs parents, ils fument les pétards, ils vont en boîte… Non
attends, les enfants qui viennent d’Afrique, ils sont pas tous des bousiers hein… c’est
les parents qui payent leur école. Quand tu changes le CFA en Euro, tu vois ce que ça
donne ? Les parents ils dépensent énormément d’argent pour envoyer leurs enfants

521
dans les écoles d’Europe. Donc s’il y a pas de résultats, les enfants eux-mêmes savent
ce qui les attend. Pour avoir le visa pour venir faire les études en France, attends, les
parents ils n’ont pas dormi… le visa pour venir faire les études en France ce n’est
plus comme avant… Ce n’est plus un cadeau hein. Donc dès lors que tu as le visa
pour venir faire les études, attends…, tu vas pas gaspiller l’argent des parents hein.
Les parents ils ne fabriquent pas l’argent. Ils travaillent pour gagner l’argent. Donc si
les parents ils dépensent l’argent de la sueur pour payer tes études, tu es obligé de
leur donner de bons résultats.
- En cas d’échecs, que font les parents alors ?
- Echec une fois, c’est pas… on peut ne rien dire, mais échec deux fois, ah non, ah non.
Quand quelqu’un veut faire les études, ce n’est pas pour … on fait pas les études pour
faire des échecs hein… Ou tu es bon et tu es bon, ou tu n’es pas bon pour les études …
quand c’est comme ça … quand tu n’es pas bon pour les études, quand c’est comme
ça, faut pas perdre le temps pour emmerder le monde. Parce que l’argent des parents,
c’est pas pour toi hein. Il faut travailler pour gagner ton propre argent. Moi quand
j’ai échoué une fois au CE1, je n’ai pas emmerdé mes parents… je suis allé
directement à la mécanique auto… moi-même directement. C’est pas les parents qui
ont demandé ça hein. Mon père il voulait que je continue l’école… Les gens de la
maison m’ont fait la pression… ils veulent que je continue l’école. Mais attends…
seize ans au CE1, vous voulez que je continue l’école ? Je leur ai dit : « Vous êtes
malades ? »
- Quel rôle vous pensez que les parents peuvent jouer dans la scolarité des enfants ?
- Bon Dieu, les parents ils font trop, ils éduquent les enfants, mais ils travaillent
beaucoup pour nourrir les enfants. Ils préparent la nourriture pour les enfants, ils
achètent les livres, ils paient l’écolage, ils font tout ce qu’ils peuvent faire pour aider
les enfants à faire leurs études. Ils vont faire quoi encore ? Ils lavent les enfants, ils
habillent les enfants, ils surveillent aussi mais… mais ils ne vont pas étudier à la place
de leurs enfants, ça c’est les enfants qui doivent étudier. Les parents eux ils font tout
pour aider les enfants à apprendre. Les parents ils sont pas des élèves, c’est pas les
parents qui vont étudier pour leurs enfants.
- Vous dites qu’ils font tout pour aider leurs enfants…Vous pouvez expliquer
davantage ?
- Quel avantage tu parles ?
- Je voudrais comprendre ce que vous voulez dire quand vous dites que les parents font
tout pour aider leurs enfants à faire leurs études. Vous pouvez donner des exemples ?
- Ah les exemples ?
- Oui, s’il vous plaît.
- Les parents ils préparent la nourriture pour les enfants, mais les parents, ils vont
aussi parler avec l’instituteur… Ils veulent savoir comment l’enfant travaille à l’école.
Il y a les parents qui font les devoirs scolaires avec leurs enfants à la maison, soit ils
paient les étudiants pour apprendre [enseigner] leurs enfants. Mais c’est pas tous les
parents qui font ça, hein. Parce que il y a des parents, ils ne font rien aux enfants avec
l’argent de la CAF [Caisse d’allocation familiale], surtout les jeunes mamans là, elles
pensent seulement à leur beauté. Chaque fois, elles achètent les pommades pour
éclaircir la peau.
- Et les enfants qui ont des difficultés…, comment vous expliquez leurs difficultés
scolaires ou d’intégration ?
- Si un enfant est appelé à réussir il doit réussir. Il y a des parents qui sont les
mécaniciens, des chauffeurs livreurs et ils ont des enfants qui sont dans les grandes
écoles. Mais ceux-là on peut les compter au bout des doigts. Mais à force de les

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intégrer, de les prendre pour compléter les autres étudiants, ça fait…. Donc
aujourd’hui avec tout ce qui se passe comme éducation… d’abord ça vient de la
famille. On dit tel père tel fils. Si toi-même la manière tu as éduqué ton enfant, cet
enfant il va suivre le chemin. Si ton enfant il vient, il allume la télé à 23 heures, alors
qu’il doit étudier… il veut regarder un film, parce que la télé, c’est la télé qui casse
l’éducation. L’enfant qui doit rester là pour lire ses livres, il ne fait que regarder un
film western à la télé alors que il a ses devoirs… voilà comment la télé tue l’éducation
des enfants. La télé-là c’est poison. Chez moi, tu es venu pour aller à l’école, si tu
veux réussir, tu as samedi seulement pour regarder la télé. Après… le reste, c’est les
études.
- Vous avez des pensées personnelles concernant la situation de vie des immigrés ?
- Moi qui suis devant vous, je suis immigré. Mais un étudiant immigré il n’est pas
immigré comme moi, il est différent. Moi j’ai fait le CE1, l’étudiant immigré il n’est
pas comme moi… Moi j’ai pas fait l’université hein. Je ne suis pas venu en France
pour faire les études. Moi je suis venu chercher le "djossi" [le travail]. Parce que ce
qu’on m’a dit, ce qu’on m’a appris là-bas dans mon propre pays, en voyant la Tour
Eiffel, ceci cela, ouais, tu viens, tu peux aller à l’école. Les gens ils viennent de
France, tu les vois ils ont les jolies fringues [vêtements]… Ils te disent que tout est
beau en France, il y a tout ce que tu veux, parce que nous tous on veut le bonheur
hein. Donc tu entends les amis qui viennent de France… parce que le Blanc lui-même
il a enseigné aux Noirs que c’est son pays d’Europe qui est le plus beau, le plus riche.
Donc nous on est venus pour chercher la richesse. Mais ça fait des années qu’on
cherche la richesse en France, on n’a pas encore trouvé hein. Mais quand tu
retournes tu vois les gens qui sont au pays, il y a des amis ils sont pas venus en France
mais ils sont pas malheureux. Souvent même il y a des amis, ils nous voient et ils sont
déçus par notre vie de France. Moi j’aurais su je restais chez moi, hein. Aujourd’hui,
la France ce n’est pas comme ce qu’on nous a dit hein. Le Blanc il a toujours dit en
Afrique que c’est chez lui seul on peut trouver le bonheur, mais aujourd’hui on voit
que c’est les problèmes partout en Europe hein. Donc ils ne sont plus les meilleurs.
Parce que la France, l’économie dégringole, c’est ça. Parce que dès qu’il y a une
crise on parle de l’immigré. Quand il n’y a plus de crise on ne parle plus de
l’immigré. Quand tout va bien, on parle pas d’immigré hein. Quand il y a pas de crise,
ils disent qu’on est tous des Français. L’immigré il paie l’impôt comme tout le monde,
ouais !
- En France, l’école c’est pour tout le monde, c’est ça ?
- Ouais mais c’est que… l’école c’est quoi ? On nous fait croire que… on dit l’école de
Jules Ferry, l’école est faite pour tous. C’est vrai, l’école est faite pour tous… Mais on
sait qui est qui, qui fait quoi à l’école, qui va dans quelle école. L’école où l’enfant
d’immigré, même s’il est intelligent, on le dirige en maçonnerie. Et là il n’arrive pas
loin… Mais l’autre côté l’enfant blanc il va jusqu’à au bac… bac scientifique… et là il
a tout, il devient docteur, médecin… tu vois. Et là, les enfants d’immigrés qui sont là-
bas [école scientifique], ils sont obligés de travailler dix fois plus que les autochtones
pour avoir la chance… S’ils ne travaillent pas dix fois plus, ils ne passent pas.
- Je ne comprends pas, expliquez-moi ça… je vous en prie.
- Moi mon fils… s’il est immigré comme moi-même je suis immigré, donc c’est un fils
d’immigré. Donc l’enfant, qu’est-ce qu’il fait ? Il va travailler plus fort, 10 fois plus.
- Pourquoi ? Il est obligé de travailler dix fois plus ?
- L’enfant d’immigré … s’il ne veut pas aller à l’école des petits métiers, la maçonnerie
par exemple… s’il doit passer un grand concours, son nom on le voit bien que c’est un
immigré, il n’a pas beaucoup de chance de réussir. S’il veut réussir, il faut qu’il

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travaille 10 fois plus. Par exemple on dit bon il faut 100, il faut 100 étudiants pour le
concours. Parmi les 100, l’enfant d’immigré il doit faire tout, tout et tout pour
chercher la place dans les cinq premiers. Là il est sûr de rentrer dans telle école. Là il
est sûr de rentrer dans la pharmacie [en faculté]. Parce que s’il regarde la télé… c’est
un concours, c’est pas un examen. Donc s’il est dans les cinq ou les dix premiers,
alors il peut intégrer l’école. Donc les enfants d’immigrés ils doivent travailler, il
[l’immigré] doit travailler 10 fois plus. S’il pense que le petit Blanc ne veut pas bien
étudier, s’il veut faire comme le petit Blanc… Mais le petit Blanc il a ses parents
derrière lui pour le soutenir hein. Avec un coup de fil, le petit Blanc il peut passer.
Mais toi le Noir ou l’Arabe, tu as qui pour te soutenir ? Même si tu es intelligent, on te
dit que tu n’es pas intelligent. C’est pourquoi l’immigré doit travailler 10 fois plus à
l’école. S’il ne peut pas travailler 10 fois plus donc il doit laisser l’école et aller faire
la maçonnerie comme son père.
- Vous pensez que les enfants des immigrés ont les moyens pour faire leurs études.
- Ah ouais, ils ont les moyens de l’intelligence, ils sont intelligents. Ça ouais, ils sont
très, très intelligents. Allez-y voir à Roubaix, à Wazemmes. Les enfants ils sont pas
comme moi hein. C’est des jeunes qui sont très intelligents. Ils ont les maîtrises, ils ont
les DEA. Pourquoi on les prend pas ? Parce qu’ils sont immigrés, c’est parce qu’ils
sont à Wazemmes. Parce que c’est les fils d’immigrés qui sont à Roubaix. S’ils
peuvent changer l’adresse, le nom, ils vont trouver vite du travail. Le jeune de
Roubaix, s’il est immigré… il cherche du travail … il a tout ce qu’il faut, mais dès lors
qu’il met domicilié à Roubaix, il ne passe pas, le boulot c’est pas à lui. Il peut attendre
10 ans.
- Comment expliquez-vous les échecs scolaires chez les enfants des immigrés ?
- Si un enfant immigré a l’échec à l’école, c’est parce qu’il n’a pas travaillé 10 fois
plus. Parce que les études, c’est pas la sorcellerie hein. Tu connais ou tu connais pas.
Tu travailles 10 fois, tu passes, tu travailles pas dix fois, tu passes pas. Je vais te
donner un exemple. Un enfant qui regarde la télé et après il dort… il regarde les films
western cow-boys et après il dort, comment il peut travailler à l’école ? L’école, c’est
pas cow-boy. Il faut travailler 10 fois si tu es immigré, c’est ça le secret… c’est pas la
sorcellerie. Mais attends…, l’enfant il laisse les maths et il regarde les cow-boys…
mais c’est fini, il va échouer à l’école. Non, il faut bosser, il faut bosser toujours. Je
vais te donner un exemple. Si un enfant immigré il veut arriver, il doit bosser. Moi-
même qui te parle, je suis obligé de travailler beaucoup plus. Pourtant on a le même
diplôme qui est le permis poids lourd. Après le super poids lourd, il y a plus rien
derrière. Maintenant, moi en tant qu’immigré… l’autre il s’en fout, il est chez lui hein.
Qu’est-ce qui se passe ? Il travaille ou il travaille pas, il est chez lui hein. Si moi je
fais les mêmes erreurs que lui, ça marchera pas pour moi hein. Parce que dis-toi
que… il faut te dire que l’autre, après tout, il est chez lui dans son pays. Donc l’enfant
d’immigré qui veut arriver, il doit pas faire les mêmes erreurs que l’autre, l’autre il
n’est pas immigré, il est chez lui-même. Donc l’enfant d’immigré, il ne doit pas
regarder les défauts de l’autre. L’enfant d’immigré, il doit travailler sans regarder
l’autre. Il doit bosser. Ici, si tu bosses tu as gain de cause. On nous fait croire que tous
les profs sont racistes, ça c’est faux.
- Qui vous fait croire cela ?
- Les enfants qui veulent pas travailler 10 fois plus, ils font croire qu’ils ont échoué à
cause du racisme. Il y a le racisme, ça on sait, mais c’est pas tous les échecs qu’il faut
appeler le racisme. Si un enfant immigré dit qu’il a échoué à cause du racisme, il faut
lui demander combien de temps il regarde la télé le jour et la nuit. Il faut lui
demander combien de temps il dort par jour. S’il dit il qu’il dort 10 fois, il dort 10

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heures par jour, donc son échec c’est pas le racisme. C’est qu’il est paresseux. Parce
qu’il y a des étudiants qui vont en boîte [de nuit] après ils dorment toute la journée. Il
y a des étudiants qui boivent l’alcool, ils boivent la bière, ils fument le haschisch. Ça
c’est pas bien pour les études. Donc si un étudiant il boit l’alcool, après il échoue,
donc son échec c’est pas le racisme, c’est l’alcoolisme… parce que l’école et l’alcool,
ça ne marche pas ensemble, ça jamais. Je te donne un autre exemple. Je donne un
exemple de l’Afrique, c’est pour la côte d’Ivoire. Le jeune Burkinabé qui vient du
Burkina, il vient à Abidjan. Il bosse dur, parce qu’il n’est pas chez lui. L’Algérien,
l’Ivoirien qui vient en France, comme moi qui suis ivoirien, je bosse. Moi je suis
chauffeur livreur, on me donne 26 à 28 clients, on me donne 28 positions, si je reviens
avec 16, je fais 12 positions, mais on me demandera qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi
tu es revenu avec 16 ? Si l’autre il fait la même chose que moi, ce n’est pas pour lui
qui est grave, c’est pour moi qui est grave.
- C’est qui l’autre en fait ?
- C’est le Blanc. Bèh ! il est chez lui. Il fait la pluie et le beau temps. Ça il y a rien à
faire. Mais écoute, le Blanc il est dans son propre pays, qu’est-ce que tu peux lui
dire ? Il n’a pas les mêmes problèmes que toi l’immigré hein. S’il travaille ou pas, il
est chez lui. Mais toi l’immigré tu dois travailler. Un immigré il n’a pas le droit de
dire qu’il n’a pas le travail. N’importe quel travail, il doit le faire. Ce qu’il ne trouve
pas, il ne peut pas faire, mais il doit accepter tout ce qu’il trouve comme travail. Mais
tu es venu pour chercher du travail, donc n’importe quel travail tu trouves, tu dois le
faire, c’est obligé.
- C’est ainsi que vous expliquez l’échec scolaire chez les enfants immigrés.
- J’ai dit… l’échec scolaire… Je dis un, ça peut venir de la famille. La famille elle-
même aussi… c’est-à-dire que bon… il y a l’équilibre de la famille, il y a l’équilibre…
comment on appelle ça… Bon, tout dépend du cadre. Je l’ai toujours dit, je dis que
l’immigré qui vient, ça dépend dans quelle condition il vient ici. S’il vient en tant
qu’immigré et le milieu qui le reçoit… sincèrement si le milieu qui te reçoit fait du bon
travail… étudie, est honnête et clair, dis-toi que tu as le bon milieu pour réussir. Mais
si tu trouves un milieu voleur, tu marcheras avec voleur, si le milieu est menteur, tu
seras menteur… si le milieu aime bosser, mais tu vas bosser aussi. Parce que les gens
ils font comme les gens font dans le milieu. Tu arrives dans un milieu, tu vois les gens
qui n’ont pas du travail mais ils ont écran géant [grand poste téléviseur] que l’ouvrier
ne peut pas acheter… Tu vois les gens qui font rien et ils ont fauteuils de 6000 euros,
c’est qu’ils sont des voleurs… si tu restes dans leur milieu, ils vont t’apprendre
comment voler, ils vont t’enseigner de vendre la drogue et après c’est la prison. Or tu
es venu pour faire les études. Donc si tu vas en prison, c’est l’échec scolaire. C’est
comme ça partout, même dans le milieu des Blancs. Mais quand il y a un problème de
drogue c’est toujours dans le milieu des immigrés que la police s’en va chercher.
Donc ça aussi ça crée d’autres problèmes chez les enfants.
- Vous connaissez d’autres causes d’échec scolaire chez les immigrés ?
- Pour mes frères compatriotes qui sont dans leur coin, ils ne font que faire quoi ? Ils
ont 4, 5 ou 10 gosses… pour leur donner à manger, pour les nourrir, leur donner tout
ce qu’il faut, c’est difficile. Il faut voir tout ce qui se passe derrière aussi. On demande
par exemple, l’école demande à chaque enfant de… comment on appelle ça… dans
chaque classe il y a les voyages… si tu as 6 gosses qui sont dans les classes
différentes, tu fais comment ? Tu vas trouver l’argent où pour payer les voyages ?
Parce que ces voyages font que les enfants ils découvrent d’autres choses… ça donne
l’ouverture aux enfants…, les enfants peuvent réussir bien leurs études s’ils peuvent
découvrir les choses pour s’intégrer. Mais les parents qui restent dans leurs petits

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coins, leurs enfants ils ne réussiront jamais. Parce que l’école, c’est pour
l’ouverture… Plus tu sors, plus tu discutes avec les uns les autres, tu apprends de
nouvelles choses. Mais si tu restes caché, personne ne te voit, c’est fini, tu vas rien
apprendre chez les autres, les autres aussi ils peuvent pas apprendre quelque chose
chez toi. Parce que c’est chacun qui apprend chez chacun, c’est comme ça. Parce que
(réfléchissant)… l’échec de l’enfant, ça dépend des parents. Ça dépend ce que le père
dit à son enfant… ce qu’il fait avec son enfant. Si l’enfant finit de manger, il le laisse
regarder la télé, l’enfant finit de manger, il le laisse sortir… mais c’est fini, l’enfant
n’ira pas loin. Mais il y a d’autres problèmes aussi. Parce que ici les gens ils aiment
aussi décourager les immigrés qui font les études. Moi, je connais un jeune béninois,
on l’appelle Toro … qui a fait centrale, il est très intelligent mais il a fait plusieurs
mois avant de trouver du boulot. Il était obligé d’aller faire l’informatique… alors que
quand ils ont fini, en même temps les autres eux ils ont commencé à travailler… mais
lui il ne travaillait même pas encore. Il ne travaillait pas alors qu’il était un major de
promotion. Il y a aussi de jeunes Ivoiriens qui ont fait la formation en dentaire, ils ont
réussi le concours pour être profs en dentaire mais aujourd’hui ils enseignent au
collège. C’est des jeunes qui peuvent enseigner à la faculté, mais ils enseignent dans
le collège, c’est comme vacataires hein… L’école c’est bien mais c’est aussi beaucoup
de problèmes. C’est à cause de ça il y a beaucoup d’enfants étrangers qui veulent plus
faire les longues études. Un enfant ne peut pas réussir à l’école s’il sait qu’il va faire
le chômage après. Les gens veulent enfoncer les immigrés qui ont les diplômes, c’est
pour décourager leurs enfants qui veulent faire les longues études comme leurs pères.
Ils vont te dire, tu as fini, tu n’as pas d’expérience, ils vont te payer un petit salaire. Il
y a le docteur Koré par exemple, Koré aujourd’hui il est rentré en Afrique, il est
médecin, il faisait toujours le remplaçant à Paris. Comment quelqu’un qui a fait les
mêmes études que les autres, lui il fait le remplaçant et les autres ils ont un travail. Ça
veut dire quoi ? Ça veut dire : mon ami tu as fini tes études, tu n’as qu’à rentrer chez
toi avec ta peau, on n’a pas besoin de ta couleur ici.
- Et comment expliquez-vous les violences à l’école, les violences entre les élèves et les
enseignants ?
- Bèh ! la violence… un père qui est déjà violent… un père qui est violent, son fils aussi
va être violent. On dit tel enfant a insulté un enseignant… mais attends… mais
attends… est-ce que nous on est morts ? En Afrique si tu insultes un maître, on te
corrige, on te tape sur les doigts, on te tape sur la bouche, en Afrique on nous tapait,
mais on n’est pas mort. Ici on dit faut pas taper l’enfant. Mais l’enfant il est qui et on
ne va pas le punir ? Il est Dieu ? En Afrique à notre temps, même si tu as 20 ans mais
tu manques de respect avec l’enseignant, on te fesse publiquement à l’école, et après
les parents te corrigent aussi à la maison. On nous a fait tout ça, est-ce qu’on est
mort ? Est-ce que je suis mort ? Au contraire, ça nous a fait du bien. Un enfant doit
respecter son maître. Un enfant qui va à l’école avec un couteau dans le sac… l’école
c’est pas pour les bouchers hein. Les bouchers ils vont pas à l’école, ils vont à la
boucherie. Donc un enfant avec un couteau à l’école, il faut le punir, il faut bien le
corriger [bastonner]… il va pas mourir, c’est pour l’éduquer. Donc c’est parce qu’on
ne veut pas taper les enfants, donc dès lors que l’enfant sait qu’on ne peut pas le
taper, c’est fini, il pense qu’il est roi, donc on ne peut plus l’éduquer. On n’éduque
pas le roi, on lui obéit. Mais je n’ai pas dit qu’il faut maltraiter les enfants… parce
que taper pour éduquer, c’est pas ça qu’on appelle maltraiter. Maltraiter c’est
différent. Une bonne correction, c’est pas ça maltraiter. Mais attends, ils disent que
les parents ne doivent pas taper leurs enfants, même s’ils font délinquance. On dit les
maîtres doivent pas taper les élèves, même s’ils font délinquance. Maintenant il y a les

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conséquences qui sont là… parce que dès lors que les enfants savent que les parents et
les enseignants n’ont pas le droit de les taper, alors ils sont gonflés, c’est eux
maintenant qui tapent les enseignants et les parents… voilà la conséquence. Je dis …
un enfant impoli, mal éduqué, un enfant qui insulte l’enseignant, il faut le taper sur la
bouche… parce que la bouche de l’élève c’est pas fait pour insulter l’enseignant et le
parent, c’est pour lire les leçons. On dit il y a les violences dans les écoles, les enfants
sont délinquants, c’est ça les conséquences. Si on ne peut pas punir un enfant impoli,
donc finalement c’est quoi l’éducation ? Il y a trop de laisser-aller. C’est pourquoi la
violence à l’école c’est normal… parce que l’enfant, au lieu d’étudier pour faire ses
devoirs… s’il y a la télé, il va regarder les cow-boys à la télé, après il va jouer le cow-
boy à l’école. Tu vois, non ? Tu vois ça, non ? Parce que quand un enfant apprend
quelque chose, c’est pour appliquer à quelque part. S’il apprend la politesse à la
maison, il va appliquer la politesse à l’école…, et…, et s’il apprend le western à la
maison, il va l’appliquer à l’école aussi. On apprend là et on applique là… On étudie
là, on applique là. C’est ça. C’est ça qu’il faut voir, parce que pour les enfants des
immigrés, mais attends… en Afrique, un enfant il peut pas insulter le maître. Donc
c’est ici les enfants des immigrés apprennent à faire comme les enfants blancs. Parce
que l’enfant blanc, depuis qu’il est né, on lui a dit que c’est la liberté et l’égalité, il
peut faire ce qu’il veut. Alors que même le petit chat à la maison respecte le patron…
parce que le chat il est intelligent, il sait qu’il peut pas faire tout ce qu’il veut. Mais si
toi-même tu lui fais croire qu’il peut, c’est tant pis pour toi, il va faire pipi dans le
canapé… si tu dis rien, demain il fait caca dans ton lit. C’est comme les enfants
aussi…, les enfants pensent comme les chats. Mais attends… s’il y a pas les interdits…
s’il y a pas les punitions, les enfants et les chats ils font les mêmes comportements
hein. Donc je dis… l’école… la violence, c’est les problèmes de discipline. Il n’y a
plus de discipline à l’école. Même les profs aussi, certains…, il y a certains
enseignants aussi ils sont graves dans les comportements. Donc les enseignants, les
élèves, les parents…, c’est tout le monde, c’est l’affaire de discipline.
- Ce que vous connaissez sur l’école, les enseignants et les élèves, vous l’avez appris
où ? À l’école ?
- Moi, je t’ai dit… j’ai fait l’école jusqu’à CE1… j’ai fait aussi l’armée. Ce qui se passe
à l’école, tout le monde peut savoir un peu. On n’a pas besoin d’aller beaucoup à
l’école avant de savoir un peu ce qui se passe à l’école. Ce qui se passe dans le
travail, c’est comme ce qui se passe à l’école. Je te donne toujours un exemple… il y a
des patrons qui font n’importe quoi avec leurs ouvriers … vraiment n’importe quoi.
C’est comme ça on peut savoir que ce qui se passe au travail, ça peut arriver aussi à
l’école. Parce que l’homme, c’est toujours l’homme partout. Un directeur des élèves,
il est comme un directeur des ouvriers. C’est pas différent hein. Un enseignant de
l’école, c’est comme un chef de l’usine. La classe de l’école, c’est comme l’entreprise.
L’enseignant il peut bien faire son travail, mais il peut faire aussi n’importe quoi,
parce que c’est un homme… Parce que… les élèves c’est comme les ouvriers, c’est
l’enseignant qui est directeur, l’ouvrier c’est comme l’élève… l’ouvrier doit obéir
comme l’élève. Il y a aussi le grand directeur de l’école, mais c’est comme ça aussi
dans l’entreprise…, il y a les directeurs et le grand président DG. C’est ça…, il faut
voir comme ça. L’école aussi c’est comme on fait l’entreprise. Les problèmes de
l’entreprise, c’est pas très différent des problèmes de l’école. Il y a des ouvriers qui se
querellent à l’usine, même jusqu’à se battre … jusqu’à il y a du sang… c’est pareil
pour l’école. Celui qui connaît ce qui se passe dans le travail, il peut comprendre un
peu ce qui se passe à l’école.

527
- On peut comprendre l’école si on comprend le monde du travail, je résume votre
parole. J’aimerais savoir maintenant comment on peut aider les élèves à résoudre leurs
difficultés à l’école ?
- Moi je dis toujours aux jeunes de travailler en groupe… de ne pas avoir honte… de
travailler en groupe et de discuter beaucoup entre eux.
- Travailler en groupe, c’est-à-dire…
- C’est-à-dire si vous êtes en groupe, vous discutez, vous travaillez, vous avez
facilement la solution pour trouver les réponses des problèmes. Si dans le quartier
vous êtes 6 en économie, en…, comment on l’appelle…, dans les sciences par exemple
en médecine ou en dentaire ou en pharmacie, mais pourquoi ne vous regrouper pas
pour vous échanger, pour discuter et là comme ça…, ça peut vous avancer. Parce que
c’est les enfants qui travaillent en groupe qui réussissent facilement. C’est ce que je
peux dire. Tu es immigré ou tu n’es pas immigré, c’est le travail en groupe qui peut
t’aider à avancer.
- Faire des études en groupe, ça permet d’avancer, qu’on soit immigré ou pas… Je
résume encore votre pensée.
- Aujourd’hui …, l’école est universelle aujourd’hui … tout ce que tu fais… tu vas en
Chine, aux États-Unis [USA], c’est l’école qui peut t’aider pour communiquer avec
les autres et tu peux travailler partout dans le monde. Même ceux qui nous
gouvernent, ils envoient leurs enfants à l’école, c’est pas toi immigré qui ne vas pas
envoyer ton fils à l’école pour trouver une chance dans la vie. Quelqu’un qui a fait
l’école, il peut parler français, anglais, espagnol… quelqu’un qui a fait l’école il peut
communiquer facilement avec le monde. Si tu vas en Espagne et tu veux travailler en
Espagne, tu vas faire l’école de l’Espagne pour apprendre l’espagnol. Donc s’il y a
pas l’école de l’espagnol, tu fais comment pour apprendre l’espagnol ? C’est
pourquoi c’est l’école seule qui peut aider tout le monde dans la vie. Donc espagnol,
français, allemand, tout tout tout, c’est à l’école on fait brassage et chacun peut
apprendre quelque chose chez l’autre pour trouver les solutions dans la vie. L’école
c’est une très bonne chose…, il faut pousser les enfants à aller à l’école. Mais tu peux
aller à l’école et ne pas avoir une vie meilleure. Mais au moins tu vas apprendre
quelque chose qui peut t’aider dans la vie.
- Vous avez d’autres opinions, d’autres idées sur l’école ? C’est pour terminer
l’entretien.
- Eh ! Moi je suis ouvrier hein, je travaille pas avec les idées sur l’école. Moi c’est le
camion…, je fais mon travail avec les idées du camion, je t’avais dit. J’ai fait la
mécanique auto et le permis super poids lourd, voilà c’est ça que je connais… donc si
tu cherches les idées sur le camion et la mécanique auto, ça je peux parler avec toi
jusqu’à demain, mai si c’est les grandes idées de l’école, ça c’est pas avec moi hein.
Moi je t’ai expliqué ce que je connais avec mon niveau de CE1, il faut parler aussi
avec les jeunes de Wazemmes, ils ont fait les Maîtrises et les Bac 5 et ils sont avec
leurs parents à la maison…, si tu veux…, tu reviens le dimanche prochain avec ta
machine pour enregistrer… moi je peux te présenter les jeunes et vous allez parler …
ils m’appellent grand tonton. C’est moi le grand tonton des jeunes du quartier.
- C’est sympa. C’est une bonne idée que je puisse interroger des élèves de
Wazemmes…
- Ça il y en a partout à Wazemmes, il y en a…, je connais les parents. Donc tu
m’appelles le mercredi, le soir à 19 heures, on va voir comment on va faire. Les
jeunes de Wazemmes eux ça seulement ils vont bien t’expliquer l’école.
- Ça marche.

528
Annexe 3 : Lettre ouverte d’Albert TÉVOÉDJRÈ à Nicolas SARKOZY,
Ministre d’État français en visite au Bénin
Réf : http://www.laraignée.org/lesw/modules.php ?
Monsieur le Ministre d’État,
Vous l’avez constaté : Votre visite en Afrique, en cette période de débat sur
l’immigration en France, a beaucoup surpris. Vous arrivez aujourd’hui au Bénin, modeste
pays du Golfe de Guinée, qui n’aime pas jouer dans la cour des grands parce qu’il mesure
justement sa place dans le monde qui est celle d’un « petit val qui mousse les rayons » – petit
val qui attire l’attention de beaucoup dont jadis votre illustre compatriote – Emmanuel
MOUNIER. Il risqua le mot resté célèbre : ‘‘le Dahomey quartier latin de l’Afrique.’’ En
vous arrêtant chez nous au lendemain d’élections présidentielles perçues dans toute l’Afrique
comme un signe de renouveau démocratique salvateur, vous confortez cette opinion. Soyez
donc le bienvenu.
Notre Bénin se veut en effet un des pôles du changement dont rêvent tous les peuples,
tous les jeunes du continent. Changement dans la gouvernance, changement aussi dans le
mode de relation avec nos partenaires au Bénin, en Afrique, dans le monde.
Voilà pourquoi la loi que vous avez initiée pour maîtriser l’immigration en France ne
laisse indifférent aucun responsable africain. Au Bénin, nous sommes solidaires des
sénégalais, des maliens et de tous les autres qui ont exprimé vivement leur grande
préoccupation.
Chez nous les choses sont claires depuis longtemps. Nous sommes la terre d’origine de
Toussaint Louverture. Nous nous reconnaissons fils et disciples d’Aimé Césaire, sœurs et
frères consanguins de Christiane Taubira. Sans jamais trop insister, nous savons le prix du
sang versé pour la liberté sur des champs de bataille qui nous furent communs.
Alors, nous sommes très attentifs aux soucis quotidiens du Conseil Représentatif des
Associations Noires en France que préside le Béninois Patrick Lozes. Nous avons vécu très
douloureusement la récente crise des banlieues dans tous ses débordements et donc aussi dans
ses débats collatéraux sur la polygamie, le mariage mixte, le rap, et la fameuse loi sur les
bienfaits du "temps glorieux des colonies".
Votre présence en terre africaine nous donne ainsi une précieuse opportunité que nous
devons saisir pour exprimer notre part de vérité. Notre histoire mêlée à la vôtre fait de nous
des « ayant droit à la France ». Nous avons droit à la France autant sinon davantage que
certains ressortissants européens qui s’installent désormais sans nulle barrière de Dunkerque à
Avignon. Nous avons droit à la France en raison des sueurs de toutes servitudes, en raison du
sang communément versé pour la liberté, de notre langue commune, de l’exception culturelle
ensemble revendiquée, de l’économie de traite à compenser.
Nulle raison pour que passent avant nous : allemands, bulgares ou autrichiens, hongrois,
écossais, polonais ou croates – sauf pour des motifs d’options sociales à mémoire sélective. Si
pour des considérations ‘‘pratiques’’ devenues malheureusement impérieuses notre droit à la
France doit se trouver abusivement limité, je voudrais que votre visite chez nous serve au
moins à reconnaître ce déni de justice et à éveiller en votre esprit – reconnu vif, fécond et
créateur – des initiatives audacieuses, rédemptrices du mal qui risque de nous opposer
durablement.
J’ose avancer qu’il existe des alternatives crédibles aux lois répressives d’aujourd’hui et
nous devons ensemble nous attacher à les découvrir ou à les inventer.

529
Ainsi le 3 novembre dernier au moment où s’ouvrait à Bamako le 23ième sommet
France-Afrique, il se tenait le même jour à Paris l’Assemblée Générale de l’Alliance
Francophone animée par Jean Guion et présidée par l’ancien Premier Ministre Pierre
Messmer. Cette Assemblée générale à laquelle participaient l’amiral Philippe de Gaulle,
l’académicien Maurice Druon, le sénateur Michèle ANDRE, résolut d’adresser un message
pressant à Bamako pour adjurer les chefs d’État d’instituer à l’exemple du Royaume-Uni pour
les ressortissants du Commonwealth un régime de « visa francophone » au profit des
étudiants, chercheurs, scientifiques, etc. …
Ceci n’est qu’un exemple. Au-delà, beaucoup estiment que les moyens d’une
régularisation de ceux qui vivent sur le sol français dépendent d’abord d’une volonté politique
et d’une imagination créatrice qui hésitent à s’exprimer.
Mais l’initiative la plus éloquente celle qui serait vraiment française, je voudrais ici
l’énoncer :
- Mettons nous en dialogue positif – par exemple ici au Bénin - pour découvrir et
inventer les projets et les mesures pouvant effectivement retenir en Afrique ceux qui n’ont
que le choix de partir. Là est la solution ; et cette solution – quoi qu’elle coûte – veut une
grande politique de co-développement. Imaginons la création ou même la délocalisation dans
certains pays d’Afrique, d’écoles et d’instituts supérieurs de science et de technologie ouverts
à des usagers de toutes origines et de niveau suffisamment attractif pour gagner la confiance
des plus exigeants.
Imaginons le renforcement des capacités d’un pays comme le Bénin à produire pour le
marché des 250 millions de consommateurs qui l’entourent.
Imaginons les investissements pour l’invention commune et la maîtrise commune des
infrastructures déficientes pour l’eau, l’énergie et les communications sur tout le continent
africain. Cette politique de co-développement que nul n’ose, c’est elle qui maîtrisera le flux
migratoire. Si les programmes et projets de société des futurs dirigeants d’Europe, de la
France en particulier, pouvaient intégrer cette nécessité dans leurs préoccupations la question
de l’immigration deviendrait mineure ; l’intérêt national trouverait une valeur positive dans un
développement africain, socle pour la conquête d’échanges porteurs et pour une richesse
partagée. Le dialogue autour de cette nouvelle politique économique et sociale élargie revêt
un caractère de première urgence.
Si, vous fondant sur votre mémoire citoyenne, vous pouviez accepter, Monsieur le
Ministre, de prendre en charge cette nécessité d’une vision moins partiale et moins parcellaire
de l’immigration, si vous pouviez contribuer à donner à la France la chance d’une initiative
majeure de salut public international, votre visite dans notre Bénin serait la semence
inattendue d’un « New deal » dont notre monde a un pressant besoin.
La misère et l’humiliation qui accablent les deux tiers de l’humanité, voilà la source de
l’immigration sauvage et du terrorisme ravageur. Devant ce mal qui menace et ronge par
avance toutes nos conquêtes de prospérité, c’est Schopenhauer que je veux invoquer : « Nous
n’avons plus aucune chance… il faut la saisir ». Maintenant.
En vous souhaitant un séjour fructueux en notre Bénin qui veut porter chance à une
nouvelle France des lumières, refondatrice d’humanité, je vous prie de recevoir, Monsieur le
Ministre d’État, l’expression sincère de ma considération très distinguée.
Albert TÉVOÉDJRÈ
Ancien Secrétaire Général Adjoint des Nations Unies, Professeur de Science Politique

530
Annexe 4 : Albert TÉVOÉDJRÈ : après la crise des banlieues parisiennes :
quelle France désormais ? … Et quelle francophonie ?
Albert Tévoédjrè, Professeur invité à l’Université Jean Moulin (Institut de la Francophonie et
de la mondialisation) à Lyon et ancien Secrétaire Général adjoint des Nations Unies,
s’interroge sur la France après des violences urbaines l’ayant récemment secouée.

Source : http : www.grioo.com/opinion5977.html.

Lorsque, avec Aimé Césaire et Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor promeut le
concept de "négritude", il laisse à la postérité l’image d’un défi qu’il a réussi à relever : « Je
déchirerai les rires banania sur tous les murs de France ». Et on ne les voit plus dans les
villes européennes ces panneaux publicitaires avec des nègres aux dents blanches vantant les
mérites du bon petit déjeuner de gros bébés tout blonds. Le combat n’est pas terminé pour
autant. Il s’est tout simplement déplacé comme s’est déplacé l’esprit d’arrogance et
d’asservissement. Le progrès de l’humanisation du monde connaît des lenteurs parfois
dangereuses comme récemment en terre de France malgré de courageuses initiatives pour
limiter les dégâts.
Le 3 novembre dernier au moment où s’ouvrait à Bamako le 23ième sommet France-
Afrique, il se tenait le même jour à Paris l’Assemblée Générale de l’Alliance Francophone
animée par Jean Guion et présidée par l’ancien premier ministre Pierre Messmer. Cette
Assemblée Générale à laquelle participaient l’amiral Philippe de Gaulle, l’académicien
Maurice Druon, le sénateur Michèle André, le ministre belge Daniel Ducarme etc. … résolut
d’adresser un message pressant à Bamako pour adjurer les chefs d’État d’instituer à l’exemple
du Royaume-Uni pour les ressortissants du Commonwealth un régime de « visa
francophone » au profit des étudiants, chercheurs, scientifiques, etc.
Ce message joint aux questions posées à Jacques Chirac en conférence de presse sur les
récentes violences urbaines et leurs conséquences, montrent bien que les relations de la
France avec l’Afrique sont entrées en phase délicate et de doute prolongé. Les réactions aux
douloureuses nuits de feu vécues avec effroi paraissent avoir créé un traumatisme qui a
dangereusement ébranlé l’esprit de nombreux acteurs. On s’en prend pêle-mêle à la
polygamie, au mariage mixte ou au rap. On se risque même, après les restrictions imposées
aux pensions des anciens combattants africains, à réhabiliter par la loi "le temps glorieux des
colonies". La nécessité ressentie par certains de créer un Conseil Représentatif des
associations noires en France devrait susciter réflexion et conduire à maîtriser les amalgames
qui visent les valeurs de société.
Ainsi on ne peut évacuer la question de la polygamie par la généreuse et très brève
réponse de Jacques Chirac aux journalistes nerveux de Bamako. Le sujet est important et
mérite quelques échanges de mutuelle éducation surtout si l’on veut que la loi soit respectée
tout comme doit l’être l’origine d’une tradition en nette évolution. Peu de français connaissent
encore le nom de Francis Aupiais, prêtre de la Société des Missions Africaines, ethnologue,
membre de l’Académie des sciences coloniales, élu député du Dahomey en 1945. Il fut l’un
des rares à pouvoir expliquer la polygamie comme une réponse sociale à la nécessité d’user de
l’activité sexuelle « ad procreationem generis humani » sans mettre en danger la vie du
nourrisson menacé de mort certaine en cas de grossesse précoce de la mère allaitant encore.
Francis Aupiais professait ainsi au temps où au sein du même parlement, on s’émouvait de
l’apparition de quelques députés d’outre-mer. On craignait que leur trop grand nombre ne
mette en danger les institutions républicaines. Henri Cullmann ne voulait pas courir le risque

531
de voir « le code civil des français voté par une majorité de polygames et le code pénal par
des fils d’anthropophages ».
Le sujet n’est donc pas nouveau. Chaque fois que la stabilité du confort social se trouve
dérangée, le barbare est désigné, le barbare « aux mœurs bizarres avec sa flopée de femmes et
d’enfants qui grèvent les caisses d’allocations familiales ». On ne se préoccupe évidemment
pas que ce qui est « vérité en deçà des Pyrénées » se retrouve souvent « erreur au-delà » et
que par exemple dans le monde des autres l’étonnement est énorme devant l’évolution en
Europe de l’institution familiale élargie sans limites pour recouvrir des réalités allant du
mariage traditionnel aux partenariats homosexuels avec adoption d’enfants en passant par
diverses unions libres tout à fait « légitimes ». C’est la famille « nouvelle » qu’il est
« politiquement correct » de reconnaître avec ses avantages économiques et sociaux. Ceci ne
perturbe nullement les valeurs de civilisation et ne grève aucun budget tout comme nul ne
voudrait énoncer de quelle valeur ajoutée pourrait se prévaloir la pratique usuelle mais non
codifiée de « polygamie silencieuse » qui fit souffrir tant de personnages illustres ou non…
Preuve, comme dit Césaire, « qu’une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses
problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte ».
Il est vrai que certains craignent pour l’ordre naturel et ne comprennent pas ces
bouleversements qui créent des « athlètes génétiquement modifiés » ou font de la vache née
ruminante de l’herbe du pré, une bête carnivore qui devient parfois folle … et meurtrière.
Craindre pour l’ordre naturel a aussi conduit des groupes de réflexion à s’interroger sur toutes
les téméraires provocations qui leur font redouter le pire : « Lorsque le péché des hommes
remonte jusqu’à Dieu et répète l’arrogance de Lucifer, Yahvé ne se limite pas à des sanctions
individuelles. Il s’attaque à l’univers vicié et il détruit la cité ».
Le débat ouvert sur la polygamie, que connaissait Abraham, père des croyants, ne peut
que conduire à des amalgames trop simples faisant oublier, par exemple, que l’Islam, religion
reconnue et respectée en France n’exclut pas les polygames de ses mosquées. Ceci permet
peut-être de comprendre pourquoi sur la question difficile du regroupement familial le
gouvernement de Lionel Jospin ne s’est pas empressé de céder sans réfléchir à l’intolérance
qui s’affiche aujourd’hui et dont la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène
Carrère d’Encausse, se veut porte-étendard. Les jeunes des banlieues, reconnus « fils et filles
de la même République » comme dit Chirac, sont certainement prêts à rebâtir une cité pour
tous comme hier la liberté fut reconquise avec tous – y compris avec ces tirailleurs sénégalais
ou ces fellahs algériens, mobilisés sur tous les fronts, sans égard particulier pour leur statut
personnel, ethnique ou religieux.
Les vérités dites ou sous entendues au cours des échanges de Bamako tout comme les
exhortations de l’Alliance francophone interpellent une France en recherche de nouveaux
repères et d’un nouveau rôle dans le monde. Ce monde ne peut être celui où les africains ne
s’assument pas, ne se défendent pas et se retrouvent en marge. Un ensemble ainsi construit
porte en lui-même le germe de sa destruction. Il enfante le désespoir et aussi la terreur qui
vient troubler la quiétude de tous jusque dans les banlieues parisiennes. Le plaidoyer
convainquant de la France dans un univers de solidarité organique se fondera d’abord sur une
exigence, celle où elle trouve un intérêt national dans une francophonie vivant au quotidien le
progrès, l’invention, la conquête des échanges porteurs, la richesse partagée, l’humanisme
intégral. Michel Guillou a fait paraître un récent petit ouvrage qui mérite attention :
« Francophonie-Puissance » (1) … Oui, puissance si elle est collective et partagée ; sinon elle
ne sera pas.
Puisque c’est au sommet des volcans que l’on découvre le feu des profondeurs, le feu
des banlieues, comme l’a rappelé opportunément Christiane Taubira, nous projette au cœur

532
d’épreuves enfouies et de profondeur jamais mesurée. De Gaulle et Senghor associés y
auraient trouvé l’occasion de balayer autour d’eux aventuriers sans mémoire et démagogues
aux idées courtes. Ils auraient plongé dans le réel du sang versé pour la liberté pour découvrir
toutes les raisons de promouvoir la juste égalité et risquer la fraternité dans la fidélité
partagée. Pour une fédération mondiale francophone qui peine à naître, ils n’auraient pas
hésité à invoquer Schopenhauer : « Nous n’avons plus aucune chance… il faut la saisir ».
Maintenant.
Albert TÉVOÉDJRÈ, Professeur de science politique

(1) Michel Guillou « Francophonie-Puissance » l’équilibre multipolaire, ellipses, Paris,


2005.

533
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