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Mouvements concrets / abstraits

Alice Godfroy

« L’homme se meut pour satisfaire un besoin. Par ses mouvements, il vise quelque chose ayant à
ses yeux une valeur. Il est facile de percevoir le but du mouvement d’une personne si ce
mouvement est dirigé vers un objet tangible. Mais il existe également des mouvements qui
proviennent de valeurs intangibles 1. » (Rudolf Laban)

Nous nous mouvons tout le temps, partout. Jusque dans le flux et le reflux
respiratoires de nos postures immobiles. L’animation basale de notre corps
(pouls, respiration) et la sphère de nos réflexes mise à part, la quasi-totalité de
la motricité humaine est motivée par des poursuites, dans le sens anglais
de pursuit, à savoir : des entreprises que l’on mène en vue d’un but à atteindre.

Dit autrement, le champ de l’action humaine polarise la très grande majorité de


ce que notre corps – ce mobile auto-mû – va produire quotidiennement de
mouvements. Nous poursuivons des finalités qui, en retour, confèrent du sens
à nos actes. Ces rationalités de l’action, qui nous mettent littéralement en
mouvement, pouvant tout autant répondre à des logiques instrumentales ((se)
servir une bière fraîche), pragmatiques (aller chercher sa voiture à la fourrière),
mais aussi symboliques (se déguiser en citrouille pour le carnaval).

Dans la vie quotidienne, écrit Paul Valéry, « notre être se réduit à la fonction
d’un intermédiaire entre la sensation d’un besoin et l’impulsion qui satisfait ce
besoin. Dans ce rôle, il procède toujours par la voie la plus économique, sinon
toujours la plus courte : il recherche le rendement. La ligne droite, la moindre
action, le temps le plus bref, semblent l’inspirer 2 ».

Mouvements concrets
Pour désigner ces mouvements ordinaires, tout happés par leur cible et tendus
sur le fil rectiligne de l’efficacité, Maurice Merleau-Ponty parle de
« mouvements concrets ». Cette notion se construit au décours du chapitre 3 de
sa Phénoménologie de la perception qu’il consacre à un renouvellement de la
notion de « schéma corporel ». Le geste du phénoménologue français consiste
dans un premier temps à déduire le schéma corporel du monde pratique des
actions situées, plutôt que de le construire à partir d’un corps abstrait du
monde qui l’entoure. Plus largement, il s’agit d’appréhender le corps tel qu’il
apparaît en prise avec le monde, et non tel qu’il se contemple, dans son
splendide isolement, depuis une position extra-mondaine.

Cette inflexion du prisme d’observation – qui ne dit rien d’autre que mon corps
s’éprouve dans une « spatialité de situation », et non « de position » – permet
de voir, de voir autrement, de mieux voir comment l’« espace corporel » et
l’« espace extérieur » s’articulent l’un à l’autre.
« L’espace corporel […] est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de
sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent le geste et son but, la zone de
non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des figures et des points. »

Si mon corps est capable de projeter au-devant de lui des figures privilégiées
se détachant d’une toile de fond, s’il peut faire apparaître des objets comme
buts de son action, s’il se distingue enfin de l’« espace extérieur » à travers
des gestes faisant saillie du fond massif de son opacité, « c’est en tant qu’il est
polarisé par ses tâches, qu’il existe vers elles, qu’il se ramasse sur lui-même
pour atteindre son but ». Le schéma corporel est in fine « une manière
d’exprimer que mon corps est au monde ».

Ce changement d’aplomb – propre à la phénoménologie –  permet tout autant


de comprendre, avec le philosophe, que je ne passe pas par un effort
d’analyse pour projeter mon geste au-devant de moi. Pour porter cette chope
de bière à mes lèvres, nul besoin de calculer l’angle de flexion de mon coude,
ni la distance qui sépare ma paume de l’anse de la chope, la chope de ma
bouche, ni le degré de pression de mes doigts sur le verre. Je ne déduis pas la
position de la chope des coordonnées de l’espace objectif, pas plus qu’il me
faut chercher où se trouvent mes mains sur la carte de mon corps : mes
membres sont des puissances déjà mobilisées par la perception de l’objet
rafraîchissant. En s’offrant à ma vue, ce verre de bière modèle ma main
virtuellement en posture de prise. Il m’apparaît comme l’ensemble des
mouvements possibles à son égard. Il me présente ce que James Jerome
Gibson appelle des affordances, c’est-à-dire des invitations à ma puissance
d’agir, des façons de me rapporter à lui, de le saisir et de le manier, modelées
par la patine de mes habitudes et de leur apprentissage.

Les « mouvements concrets » sont donc sous-tendus par ces « fils


intentionnels » qui me relient et m’aspirent tout entier, sans que je n’aie besoin
de les ressaisir par le filtre d’une représentation, vers les objets du monde
actuel qui ont une valeur pour moi. Ils s’ancrent dans une façon de vivre son
corps – dirons-nous la plus courante – que Merleau-Ponty pose ainsi : « Il y a
mon corps comme support de ces actes que je connais bien, mon corps
comme puissance d’action déterminée dont je sais d’avance le champ ou la
portée, il y a mon entourage comme l’ensemble des points d’application
possibles de cette puissance […] »
Le cas Schneider
Or, ajoute-t-il aussitôt, « […] il y a, d’autre part, mon bras comme machine de
muscles et d’os, comme appareil à flexions et à extensions, comme objet
articulé, le monde comme pur spectacle auquel je ne me joins pas mais que je
contemple et que je montre du doigt ». Cette seconde option ne nous perturbe
pas a priori  : nous sommes en effet capables de pointer avec notre index, sur
simple commande d’un tiers, l’endroit de notre nez, comme de désigner au
gardien de la fourrière où se trouve, dans son parc, notre voiture coupable
parmi ses consœurs en mal de propriétaire. Et pourtant.

Et pourtant cette évidence n’en est pas une. L’histoire de la clinique a


présenté, parmi d’autres, un cas fameux de motricité morbide, étudié par Gelb
et Goldstein, qui a donné du fil à retordre aux grilles d’analyse de l’époque, et
que Merleau-Ponty prend soin dans ce chapitre de méticuleusement détordre.
Il s’agit du cas Schneider : un blessé de guerre atteint au cerveau et souffrant
d’une série de troubles ressaisis sous l’expression de « cécité psychique ».
Parmi eux, retenons ceux qui apparaissent lorsque Schneider est confronté à
une série de consignes mobilisant le corps comme « objet articulé » :

 Désigner un endroit de son corps / décrire la position de son corps. –


Schneider y échoue.
 Exécuter les yeux fermés un mouvement détaché de la situation
pratique et effective. – Pour y réussir, Schneider doit passer par une
série de gestes exploratoires qui lui permettront de ‘trouver’ le membre
sollicité par la consigne, la direction ou la vitesse du mouvement exigé,
ainsi que le plan spatial de son effectuation.
 Bouger le bras, sans autre forme d’indication. – Schneider, après un
moment de stupeur, met en branle tout son corps, puis réduit
progressivement sa gesticulation jusqu’à ‘trouver’ le geste idoine.
 Tracer dans l’air un carré ou un cercle. – Même chose, Schneider doit
commencer par ‘trouver’ son bras, puis le porte devant lui comme l’on
tâtonne dans le noir pour trouver son chemin. Enfin, il le lance en
aveugle. Il décrit avec sa main tendue des trajectoires aléatoires jusqu’à
reconnaître une forme circulaire qu’il parachève.

Ces difficultés étonnent dès que l’on sait qu’elles handicapent un homme qui
ne souffre par ailleurs d’aucune déficience motrice ou intellectuelle. Un homme
qui n’a, dans sa vie quotidienne, quasiment aucun mal à réaliser les tâches
habituelles et à exercer son métier de maroquinier, à se saisir d’un portefeuille
et à manier le fil, l’aiguille et les ciseaux qui iront à le réparer. Un homme qui
ne peut certes montrer l’endroit de son corps que l’on vient de toucher, mais
qui, piqué par un moustique, « n’a pas à chercher le point piqué et le trouve
d’emblée parce qu’il ne s’agit pas pour lui de le situer par rapport à des axes
de coordonnées dans l’espace objectif, mais de rejoindre avec sa main
phénoménale une certaine place douloureuse de son corps phénoménal ».

Tout se passe comme si Schneider n’avait à sa disposition que son corps


phénoménal, un corps qui, de son aveu, « marche tout seul » et fait l’économie
pour se mouvoir de toute « initiative volontaire ». Comme si Schneider,
enfermé dans la gangue de son monde pratique, ne pouvait produire que des
« mouvements concrets », magiquement reliés à leur terme, et englués dans la
pâte de ses tâches quotidiennes.

Mouvements abstraits
Le cas Schneider sert dans le propos de Merleau-Ponty à construire, chez le
sujet normal, une distinction entre « mouvements concrets » et « mouvements
abstraits ». Ces derniers étant l’ensemble des mouvements qui avortent chez
Schneider et se laissent lire en creux de ses échecs. Que nous apprennent-
ils ?

Que le geste de « saisir » est sans commune mesure avec celui


de « montrer », qu’il n’y a pas de continuité entre le prendre du premier et
le comprendre du second, en bref : que le geste de désignation implique une
intention de connaissance qui fait défaut dans la simple volonté de prise du
geste préhenseur.

Qu’en plus d’être un « moyen d’insertion dans un entourage familier », mon


corps peut m’être donné comme milieu objectif, comme « corrélatif de purs
stimuli dépourvus de signification pratique » et, un pas plus loin, comme
« moyen d’expression d’une pensée spatiale gratuite et libre ». Mon corps
« est ouvert aux situations verbales et fictives qu’il peut se choisir ou qu’un
expérimentateur peut lui proposer. »

Admettons que je veuille me déguiser en citrouille et suivre le cortège des


carnavaliers. Il est fort probable qu’une fois ‘orangifiée’ par un savant
arrangement d’étoffes et de maquillage je me glisse amusée dans la peau du
cucurbitacé ; mes bras prenant une certaine ampleur (cou)courbe de part et
d’autre de mon tronc, joufflant mon apparence et fléchissant mes genoux pour
rapprocher mon centre de gravité de la terre et de ses nutriments. Je m’y
glisse (dans cette peau caricaturale), encore cela ne signifie-t-il pas que je m’y
colle. Je joue à faire la citrouille mais ne m’y mets pas toute entière – ce
qu’aurait probablement dû faire monsieur Schneider. J’agis, explique Merleau-
Ponty :

« […] comme le comédien glisse son corps réel dans le « grand fantôme » du personnage à jouer.
L’homme normal et le comédien ne prennent pas pour réelles des situations imaginaires, mais
inversement détachent leur corps réel de la situation vitale pour le faire respirer, parler et, au
besoin, pleurer dans l’imaginaire […] »

Le « mouvement abstrait » naît de cet écart significatif entre une réduction de


soi à une pure puissance pratique et un décollement – aussi minime fût-il –
entre soi et soi, capable de susciter à même la membrure de mes gestes un
monde fictif, possible, virtuel. Il contient l’ensemble de ces gestes qui ne
partent plus de la situation, mais la créent – doublant le monde d’une réserve
imaginaire. De là, Merleau-Ponty dresse le tableau (reproduit ici à la lettre) de
la bipartition des mouvements humains :

 Le mouvement concret adhère à un fond donné, là où le mouvement


abstrait déploie son propre fond. Le monde qui constitue le fond du
mouvement est donné pour le premier, construit pour le second.
 Dans le mouvement concret, mon corps est le véhicule du mouvement,
là où il en devient le but dans le mouvement abstrait.
 Dans le mouvement concret, je suis inclus et enfermé dans l’espace
(espace physique), tandis que je l’habite dans le mouvement abstrait
(espace virtuel).
 Le mouvement concret a lieu dans l’actuel, le mouvement abstrait
dans le virtuel.
Le cas de la danse
« Il se peut que le lecteur connaisse la célèbre histoire chinoise du mille-pattes qui, privé de sa
liberté de mouvement, mourut de faim parce qu’on l’avait obligé à bouger en commençant toujours
par sa soixante-dix-huitième patte et à se servir ensuite de ses autres pattes dans un ordre
déterminé. Cette histoire est souvent citée pour dénoncer la présomption qui essaie de donner une
explication rationnelle du mouvement. Mais, manifestement, le pauvre insecte fut la victime de
régulations purement mécaniques, et cela a peu de rapport avec l’art du mouvement dont le flux
s’écoule librement 4. » (Rudolf Laban)

Que Laban n’en prenne ombrage, mais les acquis merleau-pontiens éclairent
cette fable d’un autre jour, et obligent à en infléchir la morale : tout laisse à
penser en effet que le mille-pattes s’est comporté à la façon de Schneider.
Incapable de mouvements abstraits, il échoue à mobiliser le membre qu’on lui
désigne (la 78ème patte) et les autres à sa suite. Il ne peut user de cette
fonction de projection par laquelle mon corps se met en perspective dans un
espace objectif et trouve en lui-même cet infime recul qui lui permet de se voir
et de se vivre comme un assemblage d’articuli, actionnables par commande
indépendamment des éléments de contexte.

Ce serait alors, dans cette hypothèse, d’un défaut de danse que le pauvre
mille-pattes a péri et non d’une danse empêchée. Ou plus exactement, d’un
défaut d’aptitude à la danse : le mille-pattes (Schneider) ne peut apprendre à
danser pour autant que l’« art du mouvement », s’il devient flux à sa pointe,
commence toujours par une intégration de gestes inhabituels, et partant, par
un effort d’objectivation de soi.

Ce détour ‘insectueux’ mène sur une piste à déplier jusqu’au bout, et qui
s’énoncera comme l’hypothèse de miroirs inversés, à savoir : si Schneider (le
mille-pattes) est tout entier dans les mouvements concrets, le danseur
verserait quant à lui de tout son corps dans les mouvements abstraits. L’un
comme négatif de l’autre. Ce qui reviendrait à rappeler que non seulement les
gestes de la danse n’ont pas de finalité dans le monde pragmatique de l’action,
mais encore qu’ils naissent d’une absence de fond et ne deviennent figures
qu’en déployant leur propre fond.

D’une part, le cadre de la danse – un studio, un plateau de théâtre, c’est-à-dire


le plus souvent un espace dés-affecté qui a minimalisé ses aspérités visuelles
et réduit tout autant ses affordances– ce cadre dépotentialise de fait les
velléités motrices d’ordre pratique (pas d’objets à saisir ou de tâches a priori à
accomplir). Le danseur évolue dans un espace avare en invitations qui a l’effet
d’en démultiplier toutes les virtualités, un désert qui prédétermine peu pour
offrir beaucoup en termes de constructions possibles.

D’autre part, détaché de la sphère ordinaire du mouvement et désolidarisé de


l’hameçon des finalités, le danseur se trouve tout concentré sur le déploiement
de ses gestes – qu’est-ce à dire ? Que la conscience du mouvement,
immanente au mouvement lui-même, est chez lui fort aiguë, si fortement
pourrait-on dire que cette conscience du mouvement, qui en constitue le fond,
devient le portant de figures qui excéderont son geste.

Le mouvement abstrait, nous dit Merleau-Ponty, « creuse […] une zone de


réflexion et de subjectivité » à l’intérieur du monde concret. Et la danse, qui est
en ce sens l’art des mouvements abstraits, d’ajouter que le gouffre qu’elle fore
projette un périmètre imaginaire si vaste qu’il inclut ceux qui la regardent et
repousse l’espace concret dans le hors-champ de leur site partagé.

Notes
1

Laban Rudolf, La maîtrise du mouvement  [1950], Paris, Actes Sud, 1994,


p. 19.

Valéry Paul, « Philosophie de la danse » [1936], in Variété, Œuvres complètes,


t. 1, Paris, Gallimard, 1957, p. 1390-1404.

Merleau-Ponty Maurice, « La spatialité du corps propre et la


spatialité », Phénoménologie de la perception  [1945], Paris, Gallimard, 2006,
p. 127-183. Toutes les citations de Merleau-Ponty de cette notice sont issues
de ce chapitre.

4
Laban Rudolf, La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 11. Ce passage est à
l’orée de la préface de la première édition de 1950.

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