VENDREDI 10 JUILLET 2020

76E ANNÉE– NO 23483

2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

LITTÉRATURE, ESSAIS
SUPPLÉMENT

PHILIP ROTH LE MONDE
NOS COUPS DE CŒUR POUR L’ÉTÉ QUAND L’ÉCRIVAIN SE METTAIT À NU  DES LIVRES

LA PLANÈTE RESTE SOUS LA MENACE AIGUË DU COVID
▶ L’Organisation mondiale ▶ Aux Etats­Unis, le nom­ ▶ En Inde, le gouverne­ ▶ Mardi, l’OMS a reconnu ▶ L’infectiologue
de la santé vient d’adres­ bre de contaminations ex­ ment se veut optimiste. que la transmission du Jean­François Delfraissy
ser une mise en garde : plose. Malgré cette situa­ Les experts sont dubitatifs. virus par l’air « ne pouvait s’inquiète du relâchement
« L’épidémie s’accélère, et tion alarmante, une partie Le pays compte plus de être exclue », ce qui consti­ dans le respect des gestes
nous n’avons pas atteint de la population refuse 767 000 cas de Covid ; plu­ tuerait un mode de conta­ barrières en France
le pic de la pandémie » les mesures restrictives sieurs villes se reconfinent gion supplémentaire PAGE S 2 À 5

Politique Ségur de la 
Les tensions NUCLÉAIRE  ▶ La dérive financière
du chantier de Flamanville
est encore plus importante
santé Un projet 
dans la majorité LA COUR  qu’annoncé d’accord
ravivées ▶ Selon les magistrats, le coût
DES COMPTES  du réacteur s’élèverait au total
à 19,1 milliards d’euros
après six semaines de négocia­
tions, le gouvernement a soumis
aux organisations syndicales,

ÉREINTE L’EPR
La composition du
dans la nuit du 8 au 9 juillet, ses
gouvernement Castex PAG E 16 propositions pour une revalorisa­
a créé des déceptions tion de 180 euros net mensuels
chez les parlementaires des salaires des soignants non­
de La République en médecins et l’embauche de
marche, qui estiment 15 000 personnels supplémentai­
res à l’hôpital.
leur mouvement insuffi­ PAGE 14
samment représenté
PAGE 11
Vie publique
Italie Didier Migaud : 
Les mafias  « Nous voulons 
relancent l’usure un pouvoir 
Profitant de la crise, les
de sanction »
organisations criminelles Le président de la Haute
ont accru leur emprise Autorité pour la transpa­
sur les entreprises et les rence de la vie publique
particuliers, en proposant (HATVP) souhaite un ren­
des prêts dont les intérêts Le réacteur de Flamanville,
en novembre 2016.
forcement des moyens
peuvent atteindre 1 000 % CHARLY TRIBALLEAU / AFP de contrôle de l’instance
PAGE 20 PAGE 13

Turquie Intercommunalités Musique Science

Erdogan
veut briser
la résistance
Dans vingt et une
métropoles,
la cruciale élection
TikTok,
l’application
de minividéos où
L’ADN revisite
le peuplement 
CEFAM
Centre d’études Franco-Américain de Management
des avocats
PAGE 7
des exécutifs
PAG E 1 2
naissent les tubes
PAGE 22
de la Polynésie Lyon & USA

2 rentrées par an: septembre et janvier

Thor Heyerdahl, l’aventu­
rier du « Kon­Tiki », avait­il
LE REGARD DE PLANTU en partie raison ? Une
étude publiée le 9 juillet
par « Nature », se basant
sur des analyses généti­
ques, redonne du crédit à
certaines thèses critiquées
du Norvégien : les Polyné­
siens auraient eu des con­
tacts avec les Amérindiens
PAGE 10

Investissez
1
ÉDITO RIAL
sur votre avenir
à l’international du BAC au MBA
LE LIBAN, 
En partenariat
avec des universités

Concours :
accréditées par :

Juillet : nous contacter pour fixer la date

UNE NATION 
Titre certifié
par l’état niveau I

EN PERDITION Boston Philadelphia nYC Albany Lawrenceville West Long Branch

Contact : Mattieu MOnTERO – 04 72 85 73 63 – mattieu.montero@cefam.fr

Fredericksburg

www.cefam.fr
Philadelphia

P AGE 2 7

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €,
Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
 CORONAVIRUS
0123
2| VENDREDI 10 JUILLET 2020

Les Etats­Unis, débordés mais dans le déni
Malgré l’explosion des cas de Covid­19, les mesures restrictives sont rejetées par une partie de la population

san francisco ­ correspondante

D
ifficile d’être plus ex­
plicite. « Je suis améri­
cain et j’estime que je
dois pouvoir faire ce
que je veux. Je paie mes impôts, je
vis libre et je veux être libre. »
L’homme qui parle n’est pas un de
ces jeunes trompe­Covid qui se
serrent dans les fêtes sur les plages
de Floride. Il a la soixantaine, un
peu d’embonpoint, un chapeau de
cow­boy et, bien sûr, pas de mas­
que. Il est venu en cette fête natio­
nale du 4 juillet assister au tradi­
tionnel rodéo de Giddings, une
bourgade de 5 000 habitants au
milieu du Texas. Pas de distancia­
tion physique sur les gradins, pas
de masques, malgré l’injonction
du gouverneur de l’Etat. « C’est
contre nos droits constitutionnels.
Le gouvernement ne devrait pas
pouvoir dicter ce que je porte »,
ajoute une autre spectatrice, se­
lon les images montrées par la
chaîne publique PBS.
On ne saurait mieux illustrer
l’étrangeté de la situation des
Etats­Unis, cinq mois après l’irrup­
tion d’une pandémie qui a tué plus
de 133 000 personnes et placé le
pays au premier rang mondial des
victimes (mais septième, derrière
la France, rapporté à la popula­
tion). Alors que 37 des 50 Etats
connaissent de nouveau une
croissance des cas de contamina­
tion (3 millions sur le plan natio­
nal), et qu’en Floride ou au Texas
les hôpitaux sont au bord de la
rupture, une partie de la popula­
tion pense que lutter contre une Manifestation contre l’obligation de porter un masque dans l’espace public, à Austin, au Texas, le 28 juin. SERGIO FLORES/REUTERS
maladie hautement infectieuse
est affaire de liberté individuelle.
Une fraction certes minoritaire,
mais représentative d’un courant
tamination –, le gouvernement
américain n’a pas pu imposer de
3 055 004 cas aux Etats-Unis* blie de cette corrélation dans les
trois semaines qui ont suivi. LES CHIFFRES
ancré dans l’histoire nationale mesures uniformes, contraignan­ Nombre de cas XX % Progression depuis D’autres ont blâmé l’attitude de
de Covid-19, par Etat** les deux dernières
– en 1918, pendant la grippe « espa­ tes et surtout convaincantes. M. Trump et son soutien aux ex­
400 000 semaines, en %
gnole », une ligue antimasques Faute de leadership à Washington, trémistes anticonfinement, qui
s’était constituée à San Francisco. dénoncent les démocrates. 100 000 New York
New-York ont obligé les gouverneurs à préci­ 545 000
Au­delà des intérêts économiques, Après avoir tenté de contrôler 403 646
648 piter l’assouplissement des res­ victimes dans le monde
le sentiment anticonfinement l’incontrôlable virus, par des con­ +19
+ 19%% trictions à l’occasion du Memorial La pandémie a fait au moins
participe du traditionnel indivi­ férences de presse quotidiennes Day. Le gourou du Covid­19, le doc­ 545 414 morts dans le monde
dualisme américain (l’esprit de deux heures, Donald Trump teur Anthony Fauci, a préféré ne depuis fin décembre 2019, selon
« frontière »), mais aussi du non s’est désintéressé de la situation pas désigner de responsables. un bilan établi par l’Agence
moins traditionnel fatalisme reli­ sanitaire pour se recentrer sur Mais il a mis en garde lundi contre France-Presse, mercredi 8 juillet
gieux. « Je n’ai pas peur, explique l’économie et sa reprise. A quatre toute « fausse narration » sur la au soir. Après les Etats-Unis
une jeune femme dans le même mois de l’élection présidentielle, il dangerosité du virus : certes, le (132 195 morts et 3 millions de
reportage de PBS. Ce qui doit arri­ se comporte comme si le virus Californie nombre quotidien de morts est cas au total), les pays les plus
ver arrivera. Si mon heure est arri­ n’était qu’un contretemps, bien 525
283 525 contenu (902 pour la journée du touchés sont le Brésil
vée, le bon Dieu m’emportera. » que la pandémie frappe régulière­ + 71 % 7 juillet contre un record de 2 701 le (67 964 victimes), le Royaume-
Floride
Les pouvoirs publics ont dû – et ment dans son entourage. 213 794 6 mai), mais ce n’est peut­être Uni (44 517), l’Italie (34 914) et le
Texas
doivent toujours – composer avec + 194 % qu’un effet retard et aucune con­ Mexique (32 796). Plusieurs pays,
cet état d’esprit, sachant qu’il est Effet d’« anesthésie » 210 585 clusion ne saurait en être tirée. comme l’Inde ou l’Irak, ont du
hors de question d’aller trop loin Après les trois membres du Secret * au 9 juillet + 109%
109 % mal à juguler la première vague.
dans les restrictions à la liberté Service déployés à Tulsa (Okla­ ** au 8 juillet Infographie : Le Monde Sources : NBC NEWS, JOHNS HOPKINS Les « invincibles »
des Américains. Récemment, homa) pour le rassemblement de Le gouverneur démocrate de Cali­
alors que la Californie, l’ex­bon campagne du 20 juin, c’est la com­ stratosphériques finissent par ne prévaloir de l’opinion favorable de fornie, Gavin Newsom, qui avait PRÈS DE 30 000
élève du confinement, se trouvait pagne de son fils Donald Junior, plus avoir de portée. M. Trump l’a l’académie américaine de pédia­ été le premier à ordonner des me­ victimes en France
confrontée à une recrudescence l’ex­avocate et présentatrice de répété dimanche : le coronavirus trie, les professeurs réclament des sures de confinement à l’échelon En France, le nombre de
des cas, à peine moins que les Fox News Kimberly Guilfoyle, qui n’est pas si méchant. La preuve : le garanties, notamment en Floride, d’un Etat entier et s’en veut d’avoir victimes approche les
Etats républicains qui n’en a été contaminée et a dû se décom­ nombre de morts n’augmente pas où les autorités ont déjà décrété la cédé trop vite à la pression, a, de 30 000 personnes, après 32 nou-
avaient fait qu’à leur tête, un mé­ mander pour le show du 3 juillet en proportion. « Dans 99 % des cas, réouverture des classes, malgré son côté, mis en cause les jeunes veaux décès constatés mercredi.
decin de l’hôpital universitaire de au mont Rushmore, où les chaises le virus est sans danger », a­t­il pré­ l’escalade des cas (84 % des lits en qui se croient « invincibles ». Les Les autorités sanitaires mettent
San Francisco en était à envier les étaient serrées de près, au mépris tendu. Et s’il y a explosion des cas, soins intensifs sont occupés). comtés du sud de l’Etat, en parti­ en garde, comme ailleurs
mesures prises en France : des des consignes sanitaires. c’est que les Etats­Unis testent Droite et gauche se rejettent la culier celui républicain d’Orange, en Europe et dans le monde,
autorisations pour sortir, expli­ Selon le Washington Post, la Mai­ beaucoup plus : « 40 millions de responsabilité du surge (la « recru­ terreau de l’hédonisme califor­ contre le risque d’une
quait­il, admiratif ; des amendes son Blanche parie sur la lassitude personnes », s’est­il félicité. Un rai­ descence »). Côté républicain, cer­ nien, où on avait beaucoup mani­ deuxième vague.
si les citoyens dépassaient le péri­ des Américains et sur un effet sonnement qui a consterné le tains élus, dont le maire de Miami, festé en mai contre la fermeture
mètre autorisé ! d’« anesthésie » à la pandémie. gouverneur démocrate de New Carlos Gimenez, et l’un des chefs des plages et des restaurants, en
Pour des raisons politiques, mais Après des semaines d’anxiété éco­ York, Andrew Cuomo. Avec une de file du parti, Kevin McCarthy, sont à devoir expédier des mala­ descence estivale actuelle), mon­
aussi géographiques – dans les nomique et un déluge quotidien telle logique, « il suffirait d’arrêter ont incriminé Black Lives Matter des dans des hôpitaux du nord de trent que les Noirs et les Latinos
comtés épargnés, les habitants d’informations sur les cas de con­ les mammographies pour faire dis­ et les manifestations qui ont suivi l’Etat. Les « invincibles » forment ont trois fois plus de risques de
sont stupéfaits d’apprendre que, tamination – 10 000 au Texas paraître le cancer du sein ». la mort de George Floyd, le 25 mai. maintenant la moitié des cas en contracter le virus que les Blancs,
dans les villes, on n’utilise plus mardi ! 6 000 en Californie, un re­ Le président américain est passé, Mais, selon une étude publiée fin Californie. De 65 ans en mars, l’âge et deux fois plus d’en mourir.
d’argent liquide par peur de la con­ cord depuis le début ! –, les chiffres mardi, à sa nouvelle offensive, juin par le National Bureau of médian des patients est passé à Jusqu’ici, les disparités dans la
celle pour laquelle il réserve des Economic Research (NBER), sur les 37 ans. A Seattle (Washington), maladie étaient attribuées aux
majuscules à ses messages sur 315 villes où ont eu lieu des défilés, deux personnes affectées sur trois comorbidités plus fréquentes
Visas d’étudiants étrangers menacés : Twitter : les écoles. Il veut les faire
rouvrir, et ce alors que les universi­
« aucune preuve » n’a pu être éta­ ont moins de 29 ans.
La relative indifférence – ou in­
parmi ces populations. A la lu­
mière de cette enquête, les experts
Harvard et le MIT contre-attaquent tés hésitent à annoncer leur politi­ souciance – d’une partie de la po­ pensent qu’elles sont surtout le re­
Nouvelle bataille judiciaire pour le gouvernement Trump, qui fait que, tous les jours plus fluctuante pulation est peut­être aussi due au flet du danger auquel sont expo­
pression pour que les écoles et les universités rouvrent à la ren- (mardi, Harvard a finalement Les Noirs fait que la maladie frappe de ma­ sées les minorités, du fait de leur
trée malgré la pandémie : les universités de Harvard et le Massa- tranché : ce sera poursuite des nière très inégalitaire. En portant statut économique. Noirs, Latinos
chusetts Institute of Technology (MIT) ont demandé, mercredi cours en ligne jusqu’à la fin de l’an­
et les Latinos plainte, en vertu de la loi sur la li­ et autres « personnes de couleur »,
8 juillet, à un tribunal fédéral de bloquer sa décision de révoquer née, mais le prix de la scolarité ont trois fois berté de l’information (FOIA), le selon la nomenclature améri­
les visas pour les étudiants étrangers dont les cours resteront restera fixé à 50 000 dollars, soit New York Times a réussi à se procu­ caine, forment l’essentiel des tra­
virtuels à la rentrée. Lundi, la police fédérale de l’immigration 44 000 euros). Lors d’une réunion
plus de risques rer un état des lieux. Ce qui n’a pas vailleurs « essentiels », que ce soit
(ICE) avait annoncé que les étudiants étrangers ne seraient pas avec des enseignants et des pa­ de contracter été sans peine : les comtés n’ont dans les services de nettoyage, de
autorisés à rester aux Etats-Unis si leurs universités décidaient, rents, M. Trump a annoncé qu’il pas les mêmes critères de compta­ transport ou de l’alimentation.
pour cause de pandémie, d’enseigner en ligne à la rentrée allait « faire pression sur les gouver­
le virus que bilité des cas, et l’obligation de les Des catégories qui prennent le ris­
– comme Harvard l’a annoncé récemment. La décision avait sus- neurs » pour rouvrir « beautifully » les Blancs, signaler au niveau fédéral ne date que de s’exposer au virus non pas
cité un tollé des organisations représentatives des universités. (« en beauté ») les écoles publi­ que de quelques semaines. Les au nom de la liberté individuelle
« Elle est tombée sans prévenir – sa cruauté n’excède que son im- ques : au moyen de coupes budgé­
et deux fois plus chiffres, qui ne prennent pas en mais par nécessité. 
prudence », a tweeté le président de Harvard, Lawrence Bacow. taires, si nécessaire. S’il peut se d’en mourir compte le summer surge (la recru­ corine lesnes
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020 coronavirus | 3

Inde : Modi optimiste, les experts dans le doute

Le confinement n’a pas suffi à juguler l’épidémie, qui a redoublé d’intensité lors de la reprise de l’activité

S
ous une gigantesque halle
qui accueille habituelle­
ment des rassemble­
ments religieux, les auto­
rités de New Delhi ont dressé l’un
des plus grands centres d’accueil
du monde pour les malades du Co­
vid­19. Dix mille lits, la plupart en
carton, sont disponibles. Ce n’est
pas un hôpital de campagne
comme à Wuhan, en Chine, plutôt
un centre d’isolement destiné aux
patients asymptomatiques ou lé­
gers. La capitale indienne – plus de
20 millions d’habitants – est deve­
nue le troisième plus gros foyer de
l’épidémie de Covid­19 du pays et
souffre d’un sous­équipement en
matière hospitalière.
Mercredi 8 juillet, New Delhi en­
registrait 2 033 nouvelles infec­
tions, ce qui porte le total de cas
cumulés à 104 864 et 3 213 morts.
Des experts ont prédit pour fin
juillet un demi­million de cas
dans la ville, qui ne disposait jus­
qu’ici que de 12 500 lits. Des hôtels
et des salles de réunion ont été ré­
quisitionnés. Ils étaient inoccu­
pés, l’Inde a fermé ses frontières le
22 mars et n’accueille plus aucun
touriste depuis quatre mois.
Les autorités viennent égale­
ment d’inaugurer un hôpital tem­
poraire près de l’aéroport de 1 000
lits dont 250 en soins intensifs,
mis en place avec le ministère de
la défense. Le chef du gouverne­
ment de l’Etat de Delhi, le cen­
triste Arvind Kejriwal, assure qu’il
n’y a pas de pénurie de lits dans la
capitale et que le nombre de mala­
des hospitalisés commence à
baisser. « De moins en moins de
personnes à Delhi ont besoin d’être
hospitalisées, de plus en plus de
personnes sont soignées à domi­
cile. Actuellement, 9 900 lits d’hos­
pitalisation sont disponibles », a­
t­il affirmé dans un Tweet.
La situation reste plus préoccu­
pante à Bombay, la capitale écono­
mique, et dans le Maharashtra,
l’Etat le plus touché avec plus de
217 000 cas et 9 200 morts, suivi
par le Tamil Nadu dans le sud du
pays, dont la capitale est Madras.
Toutefois, les autorités sanitaires
de Bombay, qui observent pour la
première fois un aplatissement de
la courbe des infections, espèrent
que le pic a été atteint dans la ville.
L’épidémie, qui a démarré très
lentement en Inde, n’a pas été sta­
bilisée par le confinement drasti­
que décidé précocement par le
premier ministre Narendra Modi,
le 25 mars, sans doute en raison de
la gestion catastrophique de la si­
tuation des travailleurs migrants.
Limiter la casse économique
Après les avoir abandonnés à eux­
mêmes pendant plusieurs semai­
nes dans les grands centres ur­
bains, le gouvernement les a lais­
sés rentrer chez eux au moment
où l’épidémie progressait, prenant
le risque que le virus se répande à
travers le pays et atteigne les villa­
ges, où vivent les personnes âgées.
Puis, alors que le confinement
n’avait pas aplati la courbe de
l’épidémie, le gouvernement a re­
Modi avait promis
de combattre
le Covid-19 en
vingt et un jours.
Depuis, il ne cesse
de citer son bilan
en exemple
lâché la pression pour tenter de li­
miter la casse d’un point de vue
économique. L’activité a repris
au moment où l’épidémie flam­
bait, obligeant les gouverne­
ments régionaux à prendre des
nouvelles mesures de restriction
et à limiter les mouvements de
population. La plupart des Etats
imposent des quarantaines aux
personnes venant de l’extérieur.
Avec plus de 767 000 contamina­
tions, l’Inde se place désormais au
troisième rang des pays recensant
le plus grand nombre de cas de co­
ronavirus, derrière les Etats­Unis
et le Brésil. Jeudi 9 juillet, 24 879
nouveaux cas ont été répertoriés
en vingt­quatre heures et le taux
de reproduction de Covid­19 aug­
mente. Plusieurs villes ont com­
mencé à reconfiner la population.
Mais les autorités soulignent
que, rapporté à la taille du pays,
1,3 milliard d’habitants, le sous­
continent connaît une situation
sanitaire moins grave qu’ailleurs.
Surtout, l’Inde ne compte que
21 000 morts. C’est très peu com­
paré aux Etats­Unis (132 195), au
Brésil (67 964), ou encore au
Royaume­Uni (44 517). Comment
expliquer ce relatif miracle ? La
jeunesse de la population – 46 %
des Indiens ont moins de 25 ans –
induit sans doute le faible taux de
mortalité, mais les chiffres offi­
ciels sont à relativiser en raison
de l’éloignement d’une partie de
la population des centres de
soins, du nombre insuffisant de
tests pratiqués et de la difficulté
de compter le nombre de morts.
Même en temps normal, près de
la moitié des décès annuels ne
sont pas comptabilisés.
Les experts mettent en garde sur
la réalité de l’épidémie et contre
l’optimisme excessif du gouverne­
ment. Lorsqu’il a imposé le confi­
nement, M. Modi avait promis de
combattre le Covid­19 en vingt et
un jours. Depuis, il ne cesse de ci­
ter son bilan en exemple. Le pre­
mier ministre et son gouverne­
ment n’évoquent pas le nombre
total d’infections, mais celui de cas
actifs (26 4944), ce qui offre une
présentation plus rassurante de
l’évolution de l’épidémie.
Le pays reste encore complète­
ment fermé au reste du monde.
L’interdiction des vols internatio­
naux a été prolongée jusqu’au
31 juillet et les autorités ont sus­
pendu les visas de tous les rési­
dents étrangers qui ont quitté
temporairement le pays, même
s’ils ont gagné des territoires où
l’épidémie ne sévit plus. 
sophie landrin

L’Europe centrale
de nouveau en alerte
Plusieurs pays, dont la Serbie, enregistrent
une nette hausse des cas de Covid­19

vienne ­ correspondant régional « Tout mouvement d’individus hors

de leur foyer sera interdit entre

D ifficile de parler d’une

deuxième vague tant la
région avait été large­
ment épargnée par la première.
Mais l’Europe centrale, à commen­
cer par les Balkans, enregistre de­
puis fin juin une hausse préoccu­
pante des cas de Covid­19. Plu­
sieurs pays comme la Croatie, la
Serbie, le Monténégro, la Bulgarie,
le Kosovo ou la Macédoine du
Nord affichent même un nombre
de cas quotidiens supérieur à celui
de mars­avril, lors du pic de l’épi­
démie en Europe de l’Ouest.
C’est en Serbie que la situation
est la plus préoccupante. Le pays
enregistre actuellement environ
300 nouveaux cas chaque jour
pour 6,9 millions d’habitants, un
chiffre important comparé aux
600 cas quotidiens enregistrés par
la France, dix fois plus peuplée.
Face à cela, le président serbe a
d’abord annoncé, mardi 7 juillet, la
réintroduction d’un couvre­feu à
Belgrade les week­ends, compara­
ble à celui introduit en mars.
Cette annonce a immédiate­
ment déclenché des manifesta­
tions spontanées réunissant plu­
sieurs milliers de personnes de­
vant le Parlement, et M. Vucic a fi­
nalement reculé mercredi en
annonçant que seulement « certai­
nes mesures » seraient prises, sans
préciser lesquelles. Au début de
l’épidémie, M. Vucic s’était fait fort
de prendre les mesures les plus
restrictives d’Europe. Cette mé­
thode avait drastiquement limité
les contaminations, mais les res­
trictions ont été relâchées en rai­
son des élections législatives orga­
nisées le 21 juin et remportées par
le parti du président. Plusieurs
proches de M. Vucic se sont conta­
minés lors de la soirée électorale
célébrée sans aucune précaution.
Le pouvoir serbe a aussi été ac­
cusé de mentir sur le nombre de
cas, dans une enquête publiée par
le site Balkan Insight. « Il y a une dif­
férence entre les chiffres officiels et
la base de données à laquelle le site
a pu accéder. Cela crée un manque
de confiance dans le système chez
les Serbes », assure Andrej Petro­
vski, de l’ONG de protection des
données personnelles Share. Chez
le voisin kosovar, c’est la capitale,
Pristina, qui a été reconfinée lundi
6 juillet après un pic de décès.
21 heures et 5 heures », a assuré le
premier ministre.
La Bulgarie, elle, a évoqué l’ins­
tauration de nouvelles mesures
restrictives si le nombre de conta­
minations dépassait les 200 cas
par jour, un seuil qu’elle frôle ac­
tuellement, contre à peine quel­
ques dizaines en avril.
L’Autriche, qui avait été le pre­
mier pays d’Europe à rouvrir ses
commerces dès la mi­avril, a an­
noncé mardi 7 juillet que le port du
masque allait redevenir obliga­
toire dans le Land de Haute­Autri­
che après l’apparition de plusieurs
clusters. La République tchèque a,
quant à elle, dû affronter un pic de
contaminations dans des mines
de charbon fin juin.
Et en Ukraine, le ministre de la
santé, Maksim Stepanov, a re­
connu, le 5 juillet, que cinq régions,
en particulier celle de la capitale,
Kiev, mais aussi autour d’Odessa
ou de Lviv, n’étaient pas prêtes à
l’assouplissement total des mesu­
res de confinement. Deux jours
plus tard, le pays autorisait néan­
moins les Ukrainiens à se rendre
dans vingt­trois destinations po­
pulaires en cette saison estivale.
Depuis le déconfinement progres­
sif, entamé le 12 mai, les cas de Co­
vid­19 ont ressurgi brutalement
en Ukraine, en particulier dans la
région de Lviv.
Le retour des travailleurs
Si les chiffres absolus restent en­
core limités et que les systèmes sa­
nitaires locaux semblent tenir la
charge, ce pic vient démontrer les
limites de la méthode de protec­
tion des ex­pays de l’Est. Ceux­ci
s’étaient barricadés derrière leurs
frontières dès que les premiers cas
étaient apparus à l’Ouest, en mars.
Cela avait permis de protéger les
populations locales. Mais les tra­
vailleurs partis à l’Ouest sont de re­
tour pour les congés d’été et im­
portent le virus avec eux.
Sans compter la particularité de
la Croatie, qui a rouvert largement
ses frontières aux touristes, cru­
ciaux pour l’économie, ce qui s’est
immédiatement traduit par une
hausse des cas. Dans ce contexte,
certaines capitales ont décidé de
réintroduire, dans la cacophonie,
des contrôles aux frontières. 
jean­baptiste chastand

4 | coronavirus
En Irak, le système
de santé est au bord
de l’effondrement
Le taux de pauvreté est passé de 22 % à 34 %
de la population en raison de la pandémie
D oté d’un système de
santé proche de la rup­
ture, ravagé par les guer­
res, la corruption et le manque
d’investissement, l’Irak risque de
perdre la bataille contre le Co­
vid­19. La « crise de l’oxygène »
qu’a connue Nassiriya, dans le
sud de l’Irak, à la fin du mois de
juin, a sidéré le pays. Des pénu­
ries d’oxygène ont semé le chaos
à l’hôpital Al­Hussein. Des rixes
ont éclaté entre familles de pa­
tients pour l’achat de bouteilles
de ce précieux corps gazeux. Des
soignants ont été attaqués par
des proches de victimes mortes.
« Le problème a été résolu après
la livraison d’oxygène par les uni­
tés antiterroristes, indique le doc­
teur Ali Al­Bayati, membre de la
Haute Commission irakienne
pour les droits de l’homme (IH­
CHR). Mais, ce n’est ni leur rôle ni
une solution pérenne à une crise
bien plus profonde, qui est le résul­
tat de la corruption, de l’absence
de centralisation et de la mau­
vaise gestion. »
Tandis que des pénuries similai­
res frappaient plusieurs villes du
sud du pays, le premier ministre,
Mustafa Al­Kadhimi, a lui­même
dénoncé un système « corrompu ».
« On n’a pas de système de santé, a­
t­il reconnu. Il est en panne, et les
besoins les plus basiques ne sont
pas honorés, car ceux qui occupent
les postes dans certaines institu­
tions sont incompétents. »
Relativement maîtrisée au dé­
but du printemps, la pandémie
s’est accélérée fin mai. Selon l’In­
ternational Rescue Committee
(IRC), le pays pétrolier de 39 mil­
lions d’habitants a enregistré une
augmentation de 600 % des cas
de contamination en juin. L’aug­
mentation des capacités de dépis­
tage – quadruplées depuis mai –
n’explique pas à elle seule cette
hausse. Le 6 juillet, l’Irak enregis­
trait 2 567 morts et plus de
62 275 contaminations dans ses
18 provinces, surtout à Bagdad.
Des médecins ont aussi constaté
une hausse du nombre de morts à
domicile, qui n’ont pas toutes été
répertoriées comme étant liées
au Covid­19, indique l’organisa­
tion Enabling Peace in Iraq Center
(EPIC) dans un rapport, le 25 juin.
Détresse des soignants
« La situation dans de nombreux
hôpitaux irakiens s’est rapidement
détériorée. Les vagues de nou­
veaux cas ont éprouvé leur capa­
cité à faire face à cette pression ex­
traordinaire et ont submergé leur
personnel, déjà insuffisant et sur­
mené », poursuit l’EPIC. L’Irak ne
dispose que de 1,4 lit d’hôpital
pour 1 000 habitants et de
500 respirateurs, et seulement
1,8 % de son budget est consacré à
la santé. Le pays est confronté à
une crise économique sans précé­
dent du fait de la chute des cours
du pétrole et de la pandémie. Sa
réponse sanitaire dépend de
l’aide de pays tiers et d’organisa­
tions internationales.
La frustration et le stress ron­
gent le personnel soignant, l’épui­
sement et la maladie le guettent.
« On craque, confie Badr, un mé­
decin de Bagdad. On est surmenés,
isolés de nos familles. Beaucoup de
mes confrères ont des symptômes
mais doivent continuer à tra­
Les croque-
morts,
impréparés,
ont refusé
de prendre
en charge
les victimes
« Certains ne
signalent pas
leurs symptômes
et restent chez
eux au risque
de contaminer
leur famille »
ALI AL-BAYATI
médecin
vailler. » Selon l’Organisation
mondiale de la santé, 8,5 % des cas
actifs sont des soignants. Au
moins 13 médecins sont morts,
selon les autorités irakiennes. De
nombreux soignants doivent en­
core se payer leur matériel de pro­
tection sur leur maigre paie du
fait de pénuries. Les menaces de
grève se multiplient face aux atta­
ques répétées des familles de pa­
tients. Or, l’Irak n’a que 0,7 doc­
teur pour 1 000 habitants.
Dans les provinces kurdes, les
retards de salaire accentuent
cette détresse. « Tout le personnel
soignant du ministère de la santé
est en grève, d’abord intermittente,
puis totale, depuis plus de cin­
quante jours, car il n’est pas payé.
Au ministère des peshmergas
[combattants kurdes], nous
n’avons pas reçu nos salaires de­
puis cinq mois, mais nous faisons
notre devoir », indique le docteur
Osama Amin, de l’hôpital mili­
taire de Shosh, à Souleimaniyé. Le
gouvernement autonome du
Kurdistan a commencé à payer les
salaires de février il y a quelques
jours, amputés de coupes.
« Un complot de l’Occident »
« Le ministère de la santé s’est ef­
fondré, à tout point de vue », pour­
suit le docteur Amin. L’hôpital où
il travaille est plein, comme tous
les hôpitaux publics. « Cette flam­
bée est survenue après la levée du
couvre­feu, fin mai. La plupart des
gens n’ont pas suivi les mesures de
prévention. Beaucoup disaient
que la pandémie a été créée de tou­
tes pièces par le gouvernement
pour empêcher les manifestations,
jusqu’à cette nouvelle flambée… »,
continue le docteur.
La même méfiance s’observe
dans le reste du pays. « Les gens ne
font pas confiance aux autorités Il
y a aussi le manque d’éducation
de certains, et la croyance chez
d’autres que le virus est un com­
plot de l’Occident », abonde Ali Al­
Bayati. La stratégie choisie par les
autorités, au début de la pandé­
mie, d’isoler toute personne
symptomatique, sous escorte po­
licière au besoin, a effrayé les
gens. « Certains ne signalent pas
leurs symptômes et restent chez
eux au risque de contaminer leur
famille », observe M. Bayati. La
peur et la stigmatisation sociale
de la maladie ont été telles que les
croque­morts, impréparés, ont
refusé de prendre en charge les
victimes du Covid­19, laissant
cette tâche aux unités de la Mobi­
lisation populaire, une forma­
tion paramilitaire.
Mais c’est surtout la crise écono­
mique, et la nécessité de subvenir
à leurs besoins, qui a poussé des
millions d’Irakiens à ne pas res­
pecter le confinement. Selon le
ministère des affaires sociales,
11,6 millions de personnes sont
éligibles à une aide d’urgence, et
le taux de pauvreté est passé de
22 % à 34 % pendant la pandémie.
Ceux qui vivent dans les quartiers
informels – trois millions de per­
sonnes – et dans des camps de
déplacés – 1,5 million de person­
nes – sont les plus exposés au ris­
que de la maladie, faute d’infras­
tructures sanitaires. 
hélène sallon
Les litiges entre employeurs et
salariés pourraient se multiplier
La CGT a porté plainte contre Carrefour Hypermarché et Fiducial
Private Security après la mort de salariés contaminés par le Covid­19
P
our Annie (le prénom a
été modifié), 38 ans, le
monde de demain s’an­
nonce sombre. Noir,
même, noir du deuil de son mari,
Daniel, agent de sécurité chez Fi­
ducial Private Security, mort des
suites du Covid­19, le 5 juin. Il laisse
sept enfants. Aide­soignante dans
un Ehpad, Annie doit, dit­elle, « gé­
rer les enfants, dont le plus jeune
n’arrête pas de pleurer et a refusé de
retourner à l’école car, d’habitude,
c’était son père qui l’y emmenait ».
En arrêt de travail depuis le
23 mars pour garder ses enfants,
elle n’a pas encore repris son
poste. « Je ne me sens pas prête psy­
chologiquement. » Fiducial lui a
proposé, par mail, le 9 juin, le
« soutien d’une assistante sociale »
et d’une « aide psychologique », en
lui adressant ses « sincères condo­
léances » et l’assurant « être à [ses]
côtés ». « Ce ne sont que des mots. Je
n’ai eu aucun contact depuis ce
mail, aucun appel. »
Estimant que son mari « n’avait
pas de protection » contre le virus à
son travail, au vu d’un rapport de
visite de son poste réalisé par la
CGT, Annie a décidé, le 24 juin, de
s’associer, ainsi que la famille d’un
autre agent de sécurité gravement
atteint par le Covid, à la plainte pé­
nale déposée par les syndicats CGT
Prévention et sécurité de Paris et
du Rhône, le 8 avril, auprès du pro­
cureur de la République du tribu­
nal de Nanterre. Elle vise la société
Fiducial Private Security et ses re­
présentants légaux, ainsi que ces
derniers à « titre personnel, en leur
qualité de personne physique ».
Les faits ciblés sont la mise en
danger de la vie d’autrui et l’at­
teinte involontaire à l’intégrité
physique et psychique de la per­
sonne. L’inspection du travail
avait dû, le 1er mars, à Villeurbanne
(Rhône), et le 1er avril, dans l’Es­
sonne, rappeler l’employeur à l’or­
Les assistantes maternelles réclament
une prime Covid­19
Ces professionnelles de la petite enfance estiment avoir été sacrifiées après la crise sanitaire
M agali prévient d’em­
blée : elle n’est pas « la
plus malchanceuse ».
Contrairement à certaines de ses
collègues, dont les employeurs
ont décidé, en dehors de tout cadre
légal, de rompre leur contrat de
travail pendant le confinement, la
jeune femme (qui a requis l’anony­
mat), assistante maternelle en Sei­
ne­et­Marne, a été partiellement
rémunérée pendant cette période.
Elle n’a d’ailleurs jamais cessé de
travailler, suivant en cela les re­
commandations du gouverne­
ment. « Les crèches ont fermé, les
maisons d’assistantes maternelles
aussi. Les seules professionnelles de
la petite enfance à qui on a de­
mandé de continuer de travailler et
de participer à l’effort collectif en
accueillant notamment les enfants
des personnels soignants, c’est
nous », témoigne­t­elle.
Signe de cet encouragement à
l’activité des pouvoirs publics : les
304 000 assistantes maternelles
en exercice, qui disposent d’un
agrément délivré par les conseils
départementaux pour accueillir,
sauf dérogation, jusqu’à quatre en­
fants, ont pu en recevoir six pen­
dant ces quelques mois.
« On a augmenté nos agréments
sans aucun contrôle par la protec­
tion maternelle et infantile, comme
dre sur ses obligations en matière
de prévention et de sécurité. « La
société a fait librement le choix de
poursuivre son activité économi­
que, mais sans pour autant prendre
les mesures nécessaires pour rem­
plir son obligation légale et régle­
mentaire » de protéger la santé et la
sécurité de son personnel, peut­on
lire dans la plainte. Etant donné
que les gestes barrières « étaient in­
compatibles avec les fonctions
exercées par la plupart des agents
de sécurité » (palpation, échanges
de documents…), « la seule protec­
tion possible » consistait à porter
des masques FFP2 ou des visières,
qui n’ont pas été fournis.
« Si la société n’est pas en mesure
de fournir aux salariés les protec­
tions adéquates, alors elle doit ces­
ser temporairement son activité »,
souligne Stéphane Teyssier, avocat
de la CGT dans ce dossier. D’autant
qu’elle n’aurait pas eu de pénalités
de la part de ses clients. « Dans les
contrats commerciaux, explique
Eva Kopelman, avocate d’em­
ployeurs du cabinet Jeantet, il
existe des clauses de suspension du
contrat, notamment en cas de force
majeure et, selon la doctrine, le
Covid est un cas de force majeure. »
S’ajoutent dans cette plainte
contre Fiducial les griefs d’« en­
trave au fonctionnement des insti­
tutions représentatives du per­
sonnel et la discrimination syndi­
« Pour les
postes où la
distanciation n’est
pas possible, on ne
fait pas travailler
les salariés »
DAMIEN CONDAMINE
avocat
si la crise sanitaire autorisait tout,
confirme Laurence Joly, cofonda­
trice du Collectif des assistants
maternels en colère « gilets ro­
ses », qui rassemble 14 000 mem­
bres sur Facebook. Sur le terrain,
entre les consignes du ministère et
celles des départements [qui déli­
vrent les agréments], ç’a été la ca­
cophonie. On ne savait pas si on
pouvait accueillir les enfants des
parents en télétravail, ou seule­
ment ceux des personnels priori­
taires… Tout ça a créé des tensions
entre nous et les parents. »
« On ne respecte pas leur travail »
Magali, elle, s’occupe habituelle­
ment de quatre enfants, tous âgés
de moins de 3 ans. Pendant le pic
de l’épidémie de Covid­19, elle en a
reçu un seul, dont la mère travaille
dans un service de réanimation
hospitalier. Les trois autres fa­
milles ont choisi de garder leurs
enfants chez elles. La différence
s’est fait sentir sur sa fiche de paie :
pour les trois absents, elle a été ré­
munérée à hauteur de 80 % de son
salaire net, conformément aux
dispositions de l’indemnité spéci­
fique mise en place pour permet­
tre aux assistantes maternelles de
bénéficier du chômage partiel, en
remboursant les parents em­
ployeurs. Selon ce dispositif spé­
cale » envers la CGT. Le syndicat
ainsi que des salariés ont alerté la
direction à de nombreuses repri­
ses. Mais la CGT a été tenue à l’écart
de certaines informations, dé­
nonce Djamel Benotmane, délé­
gué syndical. Et les droits d’alerte
n’ont pas fait l’objet d’une enquête
immédiate conjointe avec la direc­
tion, comme l’exige la loi. Fiducial
Private Security n’a pas répondu
aux sollicitations du Monde.
Une autre plainte, portée par la
fédération CGT du commerce et
des services, vise Carrefour Hyper­
marché. Elle a été déposée le
31 mars auprès du procureur de la
République à Bobigny (Seine­
Saint­Denis), après la mort, le
27 mars, d’Aïcha, caissière dans un
Carrefour de Saint­Denis.
« Surexposés »
Durant le confinement, les hyper­
marchés étaient autorisés à
ouvrir pour répondre aux be­
soins d’achat de première néces­
sité. Or, tous les rayons, chez
Carrefour, notamment à Saint­
Denis, étaient restés accessibles.
« C’est normal de donner une déro­
gation aux hypers pour les achats
de première nécessité, précise Da­
mien Condamine, avocat à Lyon,
qui porte la plainte de la fédéra­
tion CGT des personnels du com­
merce, de la distribution et des
services. Mais Carrefour n’a pas
fait de distinction entre ces pro­
duits et les rayons bricolage, télévi­
sion, etc., ce qui a provoqué un af­
flux de consommateurs dans le
magasin. Les gens ont débarqué
en masse à l’hyper, qui a voulu en
profiter pour faire du chiffre. »
Quant aux mesures de protec­
tion, il a fallu « attendre le 19 mars
à l’hyper de Saint­Denis pour que
de simples bâches » soient mises
en place devant les caisses, rem­
placées le lendemain par des vi­
tres en Plexiglas, ajoute l’avocat.
cialement imaginé pour elles, en
raison de leur rattachement au
code de l’action sociale et des fa­
milles et non au code du travail, les
20 % restants étaient à la charge
des parents. Les employeurs de
Magali ne les ont pas versés.
« On peut déjà se demander pour­
quoi, à la différence des autres sala­
riés qui ont touché 84 % de leur ré­
munération, nous n’avons eu que
80 % », s’interroge la jeune femme,
dont les revenus, en avril, ont été
divisés par deux avec cette activité
partielle, à laquelle s’est ajoutée la
fin d’un des contrats et l’impossi­
bilité d’en démarrer un autre. Mais
« la goutte d’eau » a été de décou­
vrir que, pendant ces trois mois et
demi, avec ce paiement compensa­
toire, elle n’avait pas cotisé pour les
droits à la retraite et au chômage.
Son cas n’est pas isolé, selon le
syndicat Force ouvrière (FO), qui
vient de publier un recueil de plus
de quatre cents témoignages d’as­
sistantes maternelles dont les con­
ditions d’exercice ont pâti de la
crise sanitaire. Celles qui représen­
tent le premier mode de garde des
tout­petits, après les parents, « se
sont senties bafouées pendant cette
période, on ne respecte pas leur tra­
vail », dénonce Véronique Delaitre,
secrétaire générale FO des assis­
tantes maternelles. Entre les rup­
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Conséquence, les salariés « qui ne
portaient pas de masques » ont été
« surexposés » quand le virus circu­
lait beaucoup. Là aussi, la fédéra­
tion CGT avait tiré la sonnette
d’alarme à plusieurs reprises. Pour
Me Condamine, ces manquements
caractérisent « la mise en danger
délibérée de la vie d’autrui ». La pé­
nurie de masques et de gel au dé­
but du confinement n’excuse
rien : « Dans ce cas, pour les postes
où la distanciation n’est pas possi­
ble, on ne fait pas travailler les sala­
riés », dit l’avocat. De son côté, Car­
refour conteste « fermement les ar­
guments sur lesquels est fondée la
plainte (…). La protection de la
santé de nos salariés, comme celle
de nos clients, a toujours été la prio­
rité absolue du groupe Carrefour
depuis le début de cette crise. »
De cette situation au travail jugée
dangereuse par la CGT découle une
autre plainte déposée aussi le
31 mars contre Muriel Pénicaud, en
tant que ministre du travail, « qui
ne peut ignorer ces manque­
ments », d’autant que la CGT com­
merce et services l’a alertée à plu­
sieurs reprises, souligne Me Conda­
mine, qui la plaidera. Son « inac­
tion », dit la plainte adressée à la
Cour de justice de la République, a
conduit à des décès et à la contami­
nation de « plusieurs centaines de
salariés en contact avec le public ».
L’ex­ministre est accusée de
« non­assistance à personne en
danger ». Malgré sa position, elle
n’a pas pris de mesures interdisant
le travail au sein de rayons de pro­
duits qui ne sont pas de première
nécessité ou imposant le port du
masque. Selon Me Kopelman, « il y
aura beaucoup de contentieux de
ce type. Le salarié devra démontrer
qu’il a contracté le virus sur son lieu
de travail, et l’entreprise qu’elle a
fait tout ce qu’il fallait pour proté­
ger les salariés ». 
francine aizicovici
tures de contrats, du jour au lende­
main, pour cause de Covid­19, les
coûts additionnels liés à l’achat de
produits de nettoyage et de désin­
fection, la non­fourniture de mas­
ques, de gel hydroalcoolique et de
matériel de protection pendant de
longues semaines, les raisons du
« ras­le­bol » sont nombreuses.
Selon Yves Veyrier, le secrétaire
général de FO, les assistantes ma­
ternelles, qui occupent des « em­
plois essentiels, souvent en bas de
l’échelle des salaires, en bas de
l’échelle des statuts, souvent à
temps partiel, précaires », ont été
les « grandes oubliées » de la crise.
Le syndicat réclame notamment
qu’elles disposent d’un « droit au
retrait » et que leur soit versée une
« prime Covid­19 ». Des revendica­
tions qui s’ajoutent à d’autres, plus
anciennes, pour une revalorisa­
tion de leur salaire horaire (de l’or­
dre de 3,51 euros actuellement) et
la conclusion rapide de négocia­
tions, afin que la convention col­
lective soit revue. Magali, elle, ne
souhaite même pas « être remer­
ciée ou félicitée ». « J’ai fait mon de­
voir, je demande simplement de
pouvoir cotiser pour mes droits »,
répète­t­elle, en espérant qu’en cas
de nouvelle vague épidémique,
« les choses se passeront mieux ». 
solène cordier
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
« Nous sommes à la merci d’une reprise de l’épidémie »
L’infectiologue Jean­François Delfraissy estime qu’en France, le respect des gestes barrières se relâche trop vite
ENTRETIEN
L
e spécialiste des maladies
émergentes Jean­François
Delfraissy préside le con­
seil scientifique chargé
d’éclairer les décisions publiques
sur l’épidémie de Covid­19, qui
doit rendre dans les prochains
jours son huitième avis avec des
recommandations pour la rentrée.
« L’épidémie s’accélère et nous
n’avons pas atteint le pic de la
pandémie », a mis en garde
l’OMS, mardi. Est­elle désor­
mais hors de contrôle ?
Cette épidémie est totalement
mondialisée, mais « hors de con­
trôle » m’apparaît un peu fort, car
un certain nombre de pays qui ont
subi la première vague l’ont à peu
près contrôlée. Tout ce qui se passe
dans l’hémisphère Sud nous fait
dire que, même si ce virus est
moins saisonnier qu’un virus
grippal, il s’en rapproche quand
même par certains côtés. Et on ne
voit pas comment on éviterait un
retour du virus dans l’hémisphère
Nord à l’automne, donc une possi­
ble deuxième vague en octobre­
novembre. Le très grand point
d’interrogation est l’Afrique, qui,
pour des raisons encore incon­
nues, est très peu touchée. C’est
évidemment un enjeu majeur.
Si le SARS CoV­2 semble bien
s’adapter aux températures
estivales, le répit risque d’être
de courte durée…
Le virus continue à circuler, cer­
tes de façon beaucoup plus lente,
beaucoup plus contrôlée, mais il
est toujours là. L’été pourrait se
passer dans des conditions opti­
males, à condition que les mesu­
res de distanciation sociale se
poursuivent. Or, je suis frappé de
voir que ce n’est pas le cas. Le port
du masque dans les transports pu­
blics est bien respecté, à la fois
parce que c’est obligatoire, et aussi
parce que les citoyens eux­mêmes
n’hésitent pas à demander à ceux
qui n’en portent pas de descendre
à la prochaine station. En revan­
che, les mesures de distanciation
sociale sont en train de nous
échapper. Il faut que tout le
monde comprenne que – sans
même parler de la deuxième va­
gue – nous sommes à la merci
d’une reprise en France. On le sait
maintenant : il suffit qu’il y ait un
supercontaminateur dans une as­
semblée et ça repart, comme à
Mulhouse, par exemple.
La transmission aérienne du virus ne peut être exclue, selon l’OMS
Des études ont montré que des particules virales sont présentes dans l’air expiré par une personne et peuvent être inspirées par d’autres
L a transmission par l’air du
Covid­19 « ne peut pas être
pas exclue », a reconnu,
mardi 7 juillet, l’Organisation
mondiale de la santé (OMS),
avertissant que « l’épidémie s’ac­
célérait » dans le monde. « Nous
reconnaissons que des preuves
émergent dans ce domaine et par
conséquent nous devons être
ouverts à cette possibilité, et com­
prendre ses implications », a dé­
claré Benedetta Allegranzi, une
responsable de l’OMS, lors d’une
conférence de presse tenue à
distance. La veille, un groupe
de scientifiques internationaux
avait sonné l’alarme sur ce mode
de contagion.
Plus de 200 scientifiques inter­
nationaux ont exhorté, lundi,
l’OMS et la communauté médi­
cale internationale à « reconnaître
le potentiel de transmission aé­
rienne du Covid­19 », dans une let­
tre publiée dans la revue d’Oxford
Clinical Infectious Diseases. « La
possibilité d’une transmission par
A Paris,
le 16 juin.
ED ALCOCK/MYOP
POUR « LE MONDE »
Faut­il craindre une seconde
vague dès cet été ?
Il y a d’abord une reprise possible
à partir du moment où les mesu­
res de distanciation sociale ne sont
pas suivies. Vous en avez un très
bon exemple en ce moment, aux
Etats­Unis : ils ne sont pas dans la
deuxième vague mais dans une
première vague qui se poursuit car
les mesures de confinement n’ont
pas été suffisamment strictes dans
un certain nombre d’Etats, notam­
ment dans le sud du pays.
Quels sont aujourd’hui
les scénarios privilégiés par
le conseil scientifique pour
s’adapter à cette perspective ?
Dans l’avis numéro 7 [du 2 juin], il
s’agit des scénarios 3 [une reprise
diffuse et à bas bruit de l’épidémie]
et 4 [l’épidémie atteint un stade cri­
tique]. Il est donc totalement fon­
damental que l’ensemble des ser­
vices de l’Etat restent dans une si­
tuation d’alerte forte durant cette
période d’été et qu’on ne cède pas
aux sirènes des vacances.
Premièrement, il faut se prépa­
rer et tout faire pour éviter le con­
finement général, car les ci­
toyens, probablement, ne l’accep­
teraient pas. Nous disposons
d’outils – masques, tests, « cas
voie aérienne dans les lieux pu­
blics particulièrement bondés ne
peut pas être exclue », a poursuivi
Mme Allegranzi, recommandant
« une bonne ventilation des lieux
fermés », « une distanciation phy­
sique » et, lorsque ce n’est pas
possible, « le port d’un masque ».
L’OMS – déjà critiquée pour avoir
tardé à recommander les mas­
ques – devrait publier « dans les
prochains jours » une note d’in­
formation sur le sujet.
Microscopiques gouttelettes
Jusqu’à présent, l’OMS estimait
que le coronavirus était principa­
lement transmis par des goutte­
lettes projetées dans un périmè­
tre de 1 mètre par la toux, l’éter­
nuement ou la parole. Mais des
études sur le SARS­CoV­2 et
d’autres virus respiratoires ont
mis en évidence que des particu­
les virales étaient aussi présen­
tes dans des gouttelettes micros­
copiques (moins de 5 microns de
diamètre) dans l’air expiré par
contacts », dits « contact tra­
cing » – et d’une stratégie qui
n’existaient pas début mars et qui
sont maintenant bien en place.
Mais encore faut­il qu’on ne s’en­
dorme pas pendant l’été.
Deuxièmement, il faudra peut­
être qu’en cas de retour du virus
en novembre – et je souhaite me
tromper – les anciens contri­
buent à ce qu’une vie sociétale
puisse se poursuivre en France en
se protégeant. C’est un choix poli­
tique, mais aussi, à mes yeux, un
choix sociétal, voire éthique. Je
souhaiterais vraiment que la so­
ciété puisse profiter des deux ou
trois mois que nous avons devant
nous pour participer à l’élabora­
tion de ce choix.
85 % des décès sont survenus
chez des plus de 70 ans. L’idée
serait de demander aux
« anciens » un effort afin que le
reste de la population puisse
mener une vie plus normale…
En tout cas, cette hypothèse est
sur la table. Mais rien ne doit être
imposé. C’est un choix de citoyen.
Les effets secondaires du confi­
nement sont très visibles :
décrochage scolaire, plans
sociaux… Certains suggèrent
Cela expliquerait
les cas de
contamination
sans qu’un
contact
rapproché ait pu
être établi
avec un malade
une personne infectée. Plus légè­
res, elles peuvent rester en sus­
pension en intérieur et être ins­
pirées par d’autres personnes,
puis contaminer des surfaces
en se déposant.
Quelques expériences ont été
menées pour essayer de détermi­
ner dans quelles circonstances
et dans quelle mesure ces micro­
gouttelettes posaient un pro­
blème pour le voisinage immé­
diat d’une personne infectée.
L’une des plus emblématiques a
« Il est
fondamental
que les services
de l’Etat soient en
situation d’alerte
forte durant
la période d’été »
qu’il pourrait causer davantage
de dégâts, voire de morts, que
l’épidémie elle­même…
C’est facile de refaire l’histoire
quatre mois plus tard. Mais avi­
ons­nous d’autres choix à un mo­
ment où il y avait déjà des centai­
nes de milliers de nouveaux cas
chaque jour en France ? Je reste
convaincu que ce n’était pas la
bonne solution, mais la moins
mauvaise. Les Etats­Unis, qui se
sont, pour des raisons politiques,
écartés des recommandations de
leurs experts, et en particulier
Anthony Fauci, ont encore main­
tenant plusieurs dizaines de mil­
liers de cas chaque jour. Au Texas,
Houston, qui est une ville supé­
rieure à New York ou Washington
en termes de puissance médi­
cale, est totalement débordée.
été conduite par une équipe de
scientifiques japonais qui a
« filmé » grâce à des rayons lasers
et des caméras très sensibles le
devenir ces particules. S’il n’est, à
ce stade, pas possible de prouver
que ces particules de virus sont
viables et peuvent provoquer
des infections, cela expliquerait
les cas de contaminations sans
qu’un contact rapproché ait pu
être établi avec une personne in­
fectée. « Il existe un potentiel im­
portant de risque d’inhalation
de virus contenus dans des mi­
crogouttelettes jusqu’à plusieurs
mètres, de l’ordre de l’échelle
d’une pièce », écrivent ainsi les
auteurs de la lettre.
« Les postillons ont une durée de
vie courte mais non négligeable :
de quelques secondes à quelques
minutes », explique Christian
George, l’un des signataires, spé­
cialistes des particules fines au
Centre national de la recherche
scientifique. « Il n’est sans doute
pas dangereux de croiser quel­
coronavirus | 5
A la rentrée va se reposer la ques­
tion des enfants. Quelles sont les
recommandations du conseil
pour la rentrée des classes ?
Un avis du Haut Comité de la
santé publique devrait sortir dans
les jours qui viennent, et je ne sou­
haite pas en divulguer le contenu.
La rentrée sera plus normale qu’au
mois de juin, mais avec, quand
même, un certain nombre de me­
sures. Elles seront plus souples
que celles mises en place lors de la
reprise de l’école à la mi­mai, puis
au mois de juin, parce que les con­
naissances ont évolué. On sait dé­
sormais que les enfants sont fina­
lement davantage contaminés par
les adultes qu’ils ne contaminent
eux­mêmes les adultes.
Quelle seront les
recommandations pour
le travail, les lieux publics ?
Nous sommes guidés par l’évo­
lution des connaissances, notam­
ment sur la transmissibilité du vi­
rus. Nous avons d’abord décou­
vert que les patients peu sympto­
matiques, voire asymptomatiques,
pouvaient transmettre le virus.
Ensuite, nous avons constaté que
les lieux de rassemblement, où les
gens se touchent, sont particuliè­
rement propices à son expansion.
qu’un dans un couloir, mais dans
un ascenseur avec une personne
malade qui ne porte pas de mas­
que, vous avez de grande chance
d’être contaminé », estime le
scientifique, qui développe d’ail­
leurs un test diagnostic basé sur
l’analyse de l’air expiré compara­
ble à un éthylotest.
A l’heure du déconfinement, il
est urgent, plaident les signatai­
res, de mieux ventiler les lieux
de travail, écoles, hôpitaux et
maisons de retraite, et d’installer
des outils de lutte contre les in­
fections tels que des filtres à air
sophistiqués et des rayons ultra­
violets spéciaux qui tuent les mi­
crobes dans les conduits d’aéra­
tion. « Nous devons appliquer le
principe de précaution », estime
Isabella Annesi­Maesano, direc­
trice de l’unité épidémiologie
des maladies allergiques et respi­
ratoires à l’Inserm.
Cette scientifique a alerté très
tôt les autorités françaises. Dès le
mois de mars, elle a ainsi adressé
Enfin, plus récemment, nous
avons découvert que les goutte­
lettes, et pas seulement les pos­
tillons, pouvaient être contami­
nantes. On sait aussi qu’il existe
des « supercontaminateurs » qui
peuvent contaminer 30, 40,
50 personnes. Compte tenu de ces
éléments, il y a des lieux qu’on ne
conseillera pas de rouvrir.
Au moment du déconfine­
ment, l’objectif était de réaliser
700 000 tests par semaine.
On est plutôt entre 250 000
et 300 000. La politique de
dépistage ne fonctionne pas ?
D’abord, le nombre de person­
nes contaminées est probable­
ment plus faible que celui qu’on
avait imaginé. C’est une bonne
nouvelle. Cela dit, le nombre de
tests réalisés est insuffisant. Ils
sont destinés au diagnostic des
personnes qui ont des symptô­
mes, même minimes. Mais le mes­
sage n’est pas encore suffisam­
ment passé. On estime que seuls
50 % des gens contaminés sont dé­
pistés. Les autres ne le font pas
parce qu’ils ont peu de symptô­
mes, sont jeunes, se demandent à
quoi ça sert, etc. Il faut rappeler que
le test a pour but de se diagnosti­
quer soi­même, mais aussi de tra­
cer les autres contaminations.
Comment encourager
davantage le recours aux tests ?
Si on arrive dans un laboratoire
et qu’on voit une file de 15 mètres
ou 20 mètres dans la rue, comme
je le vois tous les matins, on peut
s’interroger : est­ce le bon sys­
tème ? Il y a une vraie question
autour de ça. Une deuxième ques­
tion est : est­ce qu’on ne peut pas
tester plus puisqu’on a cette capa­
cité ? L’agence régionale de santé
d’Ile­de­France a, par exemple, mis
en place un dépistage plus ciblé
dans les zones où la relation avec
les médecins est plus difficile
qu’ailleurs. Une troisième possibi­
lité est d’aller encore plus loin avec
des dispositifs permettant à cha­
cun de se faire faire assez facile­
ment un test, pourquoi pas même
sur les lieux de vacances.
La rentabilité, avec un virus qui
circule peu, est relativement fai­
ble, on le sait d’avance. Mais cela
permettrait de maintenir l’en­
semble du système opérationnel
pour la rentrée et de faciliter l’idée
même de faire le test pour nos
concitoyens. 
propos recueillis par
chloé hecketsweiler
au cabinet d’Emmanuel Macron
une lettre, publiée dans The Lan­
cet, soulignant l’intérêt des mas­
ques en population générale et la
nécessité d’explorer différentes
options dont le masque « grand
public » en tissu. « Le masque
freine une bonne partie des gout­
telettes : quand il y a une solution
simple, autant l’adopter », relève
Mme Annesi­Maesano, agacée
d’avoir tant entendu dire que cela
ne servait « à rien ».
Elle s’inquiète aujourd’hui d’un
assouplissement des mesures de
distanciation sociale. « Si le télé­
travail s’arrête, il y aura davan­
tage de monde dans les trans­
ports en commun, or ce surpeu­
plement peut favoriser la disper­
sion du virus », souligne­t­elle, en
rappelant que la distance de
1 mètre, déjà difficile à respecter
aux heures de pointes, est très
optimiste par rapport aux re­
commandations américaines,
proches de 2 mètres. 
c. hr
 INTERNATIONAL
6|
UE : Merkel en quête d’un difficile compromis
Tandis que l’Allemagne préside l’Union, la chancelière s’est rendue à Bruxelles pour négocier le plan de relance
bruxelles ­ bureau européen
A
ngela Merkel a désor­
mais une obsession :
que le plan de relance
européen de 750 mil­
liards d’euros soit adopté au plus
vite, en juillet de préférence, alors
que le Vieux Continent subit une
récession sans précédent et que
l’Allemagne a pris la présidence
de l’Union le 1er juillet. La chance­
lière le sait, les obstacles restent
nombreux, à quelques jours du
sommet des 17 et 18 juillet, au
cours duquel les Vingt­Sept doi­
vent en discuter. Avec méthode,
donc, elle tente de désamorcer les
résistances.
Mercredi 8 juillet, pour son pre­
mier déplacement hors d’Allema­
gne depuis le début de la pandé­
mie, elle s’est donc rendue à
Bruxelles, au Parlement euro­
péen. « Nous avons besoin de
vous », a­t­elle lancé aux eurodé­
putés qui ont peu apprécié de
n’être pas, jusqu’ici, associés aux
réflexions communautaires sur
la sortie de crise. « L’Europe sor­
tira de la crise plus forte que ja­
mais si nous renforçons la cohé­
sion et la solidarité », a­t­elle
poursuivi, dans un hémicycle
clairsemé où les parlementaires,
portant tous des masques,
étaient séparés par des sièges vi­
des, mais « il faudra faire des com­
promis, de tous les côtés. »
« Encore beaucoup de travail »
Pour sa première rencontre avec
un chef d’Etat après le confine­
ment, Angela Merkel avait invité
Emmanuel Macron à Meseberg, le
29 juin. L’occasion de mettre en
scène la belle entente du couple
franco­allemand, que rien ne
semble devoir entamer depuis
que Berlin s’est converti au prin­
cipe de l’émission d’une dette
commune européenne pour aider
les pays les plus affectés par la pan­
démie de Covid­19. Le 18 mai, les
deux dirigeants ont en effet pré­
senté un plan de relance construit
sur ces principes, à partir duquel
la Commission a élaboré le sien.
Après le président français et le
Parlement européen, Angela Me­
rkel devait rencontrer à Berlin,
jeudi, Mark Rutte. Car le premier
ministre néerlandais est l’oppo­
sant le plus virulent au plan de re­
lance, qu’il juge bien trop géné­
reux. Et la clé d’un accord se
trouve à La Haye, même si l’Autri­
che, la Suède et le Danemark – les
trois autres « frugaux » – affi­
chent aussi des réticences.
A Hongkong, mesures « orwelliennes » contre les livres et manuels
Le ministre de l’éducation exige le respect par les écoles de la loi de sécurité nationale, et certains ouvrages politiques ne sont plus vendus
hongkong ­ correspondance
L es livres, ou plutôt certains
livres, distilleraient­ils le
poison de la rébellion et de
la subversion dans les esprits
malléables de la jeunesse hong­
kongaise ? Est­ce ce qu’on met
dans la tête des écoliers et lycéens
qui leur « inculque la haine », se­
lon l’expression de la députée
Ann Chiang, issue du plus grand
parti pro­Pékin du territoire, le
DAB, au cours d’un récent débat
au parlement local, le Legco ?
Lundi, quelques jours après la
promulgation de la nouvelle loi
sur la sécurité nationale à Hong­
kong le 30 juin, le ministre de
l’éducation, Kevin Yeung, a de­
mandé aux écoles d’examiner ce
qui, dans le contenu pédagogique
soumis aux élèves (dont les livres),
pourrait la violer. Trois semaines
plus tôt, le ministre avait écrit aux
D’ailleurs, Emmanuel Macron
s’était rendu aux Pays­Bas dès le
23 juin pour discuter avec le diri­
geant néerlandais. C’est dire si
Mark Rutte est aujourd’hui in­
contournable. Après le président
et la chancelière, les premiers mi­
nistres italien Giuseppe Conte,
espagnol Pedro Sanchez et portu­
gais Antonio Costa ont égale­
ment prévu un déplacement à
La Haye, chacun leur tour, dans
les prochains jours.
Charles Michel aussi s’est
rendu à La Haye, où il a dîné avec
Mark Rutte, le 6 juillet. Le prési­
dent du Conseil européen, qui a
pour mission de chercher un
compromis, devrait, vendredi,
proposer des retouches au plan
de relance de la Commission. « Je
fais tout ce que je peux pour obte­
nir un accord », a­t­il déclaré au
Parlement européen mercredi,
mais « mon impression, après une
directeurs de toutes les écoles de
Hongkong en les incitant à « con­
seiller leurs élèves de sorte qu’ils ces­
sent de chanter des slogans, de for­
mer des chaînes humaines et de
partager en ligne des slogans ou
des chants à connotation politique,
faute de quoi il reviendrait à l’éta­
blissement de prendre des mesures
punitives appropriées ».
Suite à l’adoption de la loi, le
4 juin, sur le respect du drapeau et
de l’hymne national, des consi­
gnes avaient également été don­
nées pour que les écoliers appren­
nent à bien chanter « la marche des
volontaires », l’hymne chinois, et
qu’ils comprennent l’importance
de respecter le drapeau. En 2019,
lors du grand mouvement de pro­
testation qui a secoué le territoire,
les incidents s’étaient multipliés :
le drapeau chinois a été piétiné,
brûlé ou jeté à la mer et l’hymne
chinois hué dans les stades.
« Il faudra faire
des compromis,
de tous
les côtés »
ANGELA MERKEL
chancelière allemande
série de consultations ces derniers
jours, est que nous n’avons pas en­
core terminé nos négociations et
qu’il nous reste encore beaucoup
de travail à faire ».
Pour l’instant, et malgré les de­
mandes pressantes des « fru­
gaux », Charles Michel n’envisage
pas de proposer un plan de relance
moins ambitieux, ni d’en réduire
la part (500 milliards sur 750 mil­
liards), qui sera distribuée sous
forme de subventions, quand le
reste sera prêté. Il faut dire que Pa­
Depuis les dernières consignes,
les enseignants ont demandé des
clarifications. Le seul délégué
hongkongais au comité perma­
nent de l’Assemblée nationale po­
pulaire, le parlement chinois, Tam
Yiu­chung, a affirmé que « criti­
quer le gouvernement dans un livre
n’était pas interdit, tant que le livre
ne faisait pas la promotion de l’un
des quatre crimes visés par la nou­
velle loi [sécession, subversion, ter­
rorisme et collusion avec une
force étrangère] ». Mais la loi a
pour caractéristique d’être floue,
d’autant que Pékin s’est attribué
un droit d’interprétation absolu.
Une combinaison qui, dans le
contexte chinois, permet d’ins­
tiller la peur. « Va­t­on encore
pouvoir enseigner la différence
entre dictature et démocratie de
manière objective sans risquer
d’être passible du crime de subver­
sion ? », s’interroge une ensei­
ris et Berlin en ont fait une ligne
rouge, tout comme Rome, Madrid
ou Lisbonne et le Parlement euro­
péen. « On laisse ça pour la négo­
ciation durant le sommet », précise
l’un de ses proches.
Réduire le budget
En revanche, afin d’amadouer
M. Rutte et ses camarades, le prési­
dent du Conseil a imaginé de ré­
duire le budget européen – de
quelque 1 100 milliards d’euros au
total sur la période 2021­2027 –, et
de prolonger les rabais dont ils bé­
néficient sur leur contribution
budgétaire. Autre concession aux
Pays­Bas : Charles Michel souhaite
renforcer le contrôle des Etats
membres sur la manière dont l’ar­
gent distribué sera dépensé. En
espérant ne pas braquer les pays
du Sud, que la gestion de la crise de
la zone euro a rendu particulière­
ment sensibles sur le sujet.
gnante hongkongaise qui estime
la situation « extrêmement préoc­
cupante ». Le chef de la diploma­
tie américaine Mike Pompeo a,
pour sa part, dénoncé un acte
« orwellien » de « censure » de la
part de la Chine.
« Zone grise »
Tandis que le camp pro­Pékin est
foncièrement convaincu que la
jeunesse est « endoctrinée par des
idées libérales toxiques » qui sont à
l’origine de sa participation aveu­
gle au mouvement de protesta­
tion, le camp prodémocratie
dénonce au contraire la volonté
de reprise en main des esprits
affichée par le gouvernement et
par toutes les mesures de propa­
gande qui l’accompagnent.
Samedi 4 juillet, RTHK, le service
d’audiovisuel public, avait déjà re­
marqué que certains ouvrages po­
litiques n’étaient plus disponibles
Par ailleurs, la clé d’allocation qui
détermine la répartition des sub­
ventions entre pays devrait être re­
vue, pour mieux prendre en
compte les conséquences de la ré­
cession. Ce qui ne manquera pas
de faire des mécontents, au pre­
mier rang desquels la Pologne. Le
président du Conseil abordera
aussi la question de l’Etat de droit,
dont le respect conditionnerait
d’une manière ou d’une autre le
versement des fonds européens.
Plusieurs capitales, dont La Haye, y
sont très attachées, quand
d’autres, à l’Est, y sont radicale­
ment opposés. Berlin, pour sa
part, est partisan de repousser à
plus tard cette question.
Mercredi, les eurodéputés, y
compris dans le camp de la chan­
celière, se sont succédé pour ap­
peler Angela Merkel à changer
d’avis. « Nous venons tous les
deux de pays qui ont été ravagés
à l’emprunt dans diverses biblio­
thèques publiques, notamment
les livres du jeune leader prodé­
mocratie Joshua Wong et ceux de
l’universitaire Horace Chin, à l’ori­
gine du concept de Hongkong
comme « cité­Etat », idée totale­
ment subversive du point de vue
de Pékin. Mais même les livres de
Tanya Chan, députée du respecta­
ble Parti civique, ont été retirés des
rayons, a constaté RTHK.
Pour Joshua Wong, ce retrait des
livres est un signe de plus que « la
terreur continue de se propager ».
Pour l’influent commentateur
ouvertement prodémocratie Chip
Tsao, ces mesures ne sont que « le
triste résultat de fonctionnaires zé­
lés qui n’ont qu’une chose à l’esprit :
préserver leur poste en ne prenant
aucun risque ». Il trouve plus in­
quiétant le projet de mettre des ca­
méras dans les salles de cours, pro­
posé il y a quelques jours par un
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Angela Merkel à son
arrivée au Parlement
européen, à Bruxelles,
le 8 juillet. FRANCISCO SECO/AP
par des décennies de dictature
communiste et autres régimes to­
talitaires. Nous voulons tous les
deux une Europe forte, libre et
prospère. Céder maintenant aux
divisions serait une faute histori­
que », lui a lancé le Roumain Da­
cian Ciolos, président du groupe
libéral Renew. David Sassoli, le
président du Parlement, a pour­
suivi sur la même thématique un
peu plus tard dans la journée,
lors d’une réunion – avec Angela
Merkel et ses homologues au
Conseil, Charles Michel et, à la
Commission, Ursula von der
Leyen –, au cours de laquelle il a
dit les conditions de son soutien
à ses interlocuteurs. « Avant
d’avoir le soutien du Parlement, il
faut déjà qu’on ait le soutien des
Vingt­Sept qui doit être una­
nime », commente une source
européenne. 
virginie malingre
député pro­Pékin… « Les consignes
données aux bibliothèques sont de
s’assurer que leur offre est en phase
avec la nouvelle loi. L’arbitrage est
laissé aux bibliothécaires. Et on
rentre là dans une zone grise », in­
dique au Monde le professeur de
sciences politiques, Simon Shen.
Il cite une récente émission de
voyage à Taïwan, réalisée par
RTHK, qui n’a pas pu être diffusée
car le commentaire mentionnait
un « partenaire diplomatique »
alors que, du point de vue de Pé­
kin, Taïwan n’étant qu’une pro­
vince, celle­ci ne peut en aucun
cas avoir des « échanges diploma­
tiques ». Il rappelle qu’en Chine, la
présidente de Taïwan n’est jamais
mentionnée comme « prési­
dente », mais seulement comme
« leader régional ». « Si on en arrive
là à Hongkong, c’est un désastre »,
conclut­il. 
florence de changy
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Erdogan veut mettre au pas les avocats turcs
Le pouvoir tente de réformer les barreaux, derniers lieux de résistance au sein du système judiciaire
istanbul ­ correspondance
L
es avocats turcs n’ont ja­
mais eu leur langue dans
leur poche. Dans un sys­
tème judiciaire large­
ment soumis aux pressions de
l’exécutif, ce sont eux qui, depuis
des décennies, sont en première
ligne sur le front de la défense des
libertés individuelles, que ce soit
dans les salles d’audience ou à
travers les prises de positions de
leurs puissants barreaux. Mais,
depuis trois semaines, c’est dans
la rue et dans les salles des pas
perdus que les juristes font ré­
sonner leurs diatribes contre une
réforme qui pourrait affaiblir
leur corporation.
« La défense ne se tait pas, elle ne
se taira pas. » Derrière ce cri de
ralliement, des milliers d’avo­
cats, robe au vent et, sur le nez,
un masque anticoronavirus
barré du mot Bölme (« Ne nous
divise pas »), ont tout tenté pour
infléchir la volonté du gouverne­
ment : marche sur Ankara blo­
quée par la police, sit­in devant le
Parlement, happenings dans les
palais de justice.
Des barreaux concurrents
Sans succès. Le Parlement a en­
tamé, mercredi 8 juillet au soir,
l’examen en session plénière
d’une proposition de loi sur la
réorganisation des barreaux
déposée par des élus du Parti de
la justice et du développement
(AKP, le parti gouvernemental,
islamo­conservateur) et de son
allié d’extrême droite, le Parti
de l’action nationaliste (MHP),
qui devrait sans surprise être
adoptée grâce aux voix des
deux formations.
La principale innovation de la
réforme tient dans la possibilité
qu’elle offre de fonder plusieurs
barreaux concurrents dans cha­
que département comptant plus
de 5 000 avocats – soit Istanbul
(48 000), Ankara (18 000) et Izmir
(10 000) –, à condition que chacun
de ces nouveaux barreaux puisse
réunir au moins 2 000 adhérents.
Le chef de l’Etat, Recep Tayyip
Erdogan, a justifié la mesure par
la nécessité de « mettre en place
En Côte d’Ivoire, la mort du dauphin de Ouattara
Le premier ministre Amadou Gon Coulibaly est décédé d’une crise cardiaque, à quatre mois du scrutin présidentiel
L ui qui avait tant fait pour
donner l’image du tra­
vailleur toujours à la tâ­
che aurait peut­être aimé cette
fin. Le premier ministre ivoirien,
Amadou Gon Coulibaly est mort,
mercredi 8 juillet, après avoir
participé à un dernier conseil
des ministres, présidé par
l’homme qu’il a toujours servi,
Alassane Ouattara, et qu’il ne
remplacera jamais.
Victime d’un malaise puis
transporté dans une clinique
d’Abidjan, il s’est éteint dans
l’après­midi, laissant « la Côte
d’Ivoire en deuil », selon le com­
muniqué de la présidence, et le
chef de l’Etat orphelin de celui
qui fut « pendant trente ans [s]on
plus proche collaborateur », au
point de l’avoir désigné comme
son successeur.
En rentrant à Abidjan, le
2 juillet, après deux mois d’hospi­
talisation à Paris, Amadou Gon
Coulibaly, âgé de 61 ans seule­
ment, espérait faire taire les dou­
tes sur sa santé, se déclarant « en
forme » dès sa descente d’avion et
prêt à « prendre [s]a place aux cô­
tés du président, pour continuer
l’œuvre de développement et de
construction de [leur] pays ». Ces
interrogations ont persisté de­
puis sa greffe du cœur, en 2012,
Mehmet Durakoglu (à droite),
à la tête du barreau d’Istanbul,
en discussion avec des
responsables d’organisations
d’avocats, à Ankara,
le 5 juillet. BURHAN OZBILICI/AP
une structure des barreaux plus
démocratique, plus pluraliste,
avec un haut niveau de représen­
tativité ». Le vice­président du
groupe parlementaire AKP, Cahit
Ozkan, s’est montré plus expli­
cite lorsque, à l’occasion de la pré­
sentation du texte en conférence
de presse, il a évoqué le projet
d’en finir avec les « centres d’af­
frontements politiques et idéo­
logiques » que sont devenus, se­
lon lui, les grands barreaux, et
qu’il a mis en cause le manque
supposé de représentativité de
leurs dirigeants, petitement élus
par leurs pairs, dans un contexte
d’abstention massive.
Autant d’arguments qui font
bondir Me Türkan Kurtulmaz
Oztürk, présidente de l’associa­
tion des juristes de Kartal, siège
du plus grand palais de justice de
Turquie, sur la rive asiatique d’Is­
tanbul. « S’ils sont aussi amoureux
mais elles ont violemment res­
surgi début mai lorsque le pre­
mier ministre s’est envolé pour la
France, officiellement pour un
simple « contrôle médical », alors
que les frontières des deux pays
étaient fermées en raison de l’épi­
démie de Covid­19. Il s’agissait en
fait de lui poser un stent et les
« quelques semaines de repos » se
sont transformées en deux mois
d’absence, dus notamment à des
complications ayant nécessité
une réhospitalisation à la Pitié­
Salpêtrière (Paris).
Dans l’ombre de son mentor
L’illusion d’un homme apte à
faire campagne pour la présiden­
tielle, prévue le 31 octobre, n’a fi­
nalement pas duré. Technicien
reconnu, y compris de ses oppo­
sants politiques, qui ne ména­
geaient en revanche pas leurs cri­
tiques sur son « clanisme » en fa­
veur des personnalités de Ko­
rhogo, la grande ville du Nord
dont il était maire, ce fils d’une
grande famille sénoufo aura
toute sa vie vécu dans l’ombre de
son mentor. Ainsi, lorsque Alas­
sane Ouattara entre à la prési­
dence, en 2011, il en devient aus­
sitôt le secrétaire général, réglant
les dossiers les plus sensibles
avec le jeune frère du chef de
de la démocratie qu’ils le préten­
dent, qu’ils commencent par sup­
primer le seuil électoral de 10 %
pour l’entrée au Parlement, qui a
permis à l’AKP, lors de son acces­
sion au pouvoir, en 2002, de rem­
porter 67 % des sièges au Parle­
ment avec à peine 34 % des voix,
rétorque­t­elle. Mais non, ça, ils ne
le font pas. Les barreaux sont l’une
des institutions les plus démocrati­
ques de Turquie, et c’est là qu’ils
choisissent de faire leur réforme. »
La jeune femme, rencontrée à la
tête d’un cortège d’avocats pro­
testataires, rappelle que, durant la
dernière décennie, la plupart des
contre­pouvoirs – médias, uni­
versités – ont été muselés en Tur­
quie à coups de procès, d’évic­
tions, de mises à l’index. « Le bar­
reau est l’une des seules institu­
tions qui conserve encore un
certain pouvoir. Leur véritable
objectif aujourd’hui est de nous
Reste désormais
la possibilité
d’un retour en selle
d’Alassane
Ouattara.
Un scénario du pire
pour lui, mais qui
n’a rien d’irréaliste
l’Etat, Téné Birahima Ouattara,
connu sous le surnom de « Pho­
tocopie ». Puis vient la pleine lu­
mière en 2017, lorsqu’il accède au
poste de premier ministre. La
fonction est faite pour le prépa­
rer à la candidature de la future
présidentielle. Car, au fond, Alas­
sane Ouattara ne s’est jamais
imaginé un autre successeur
qu’Amadou Gon Coulibaly, un
homme qui parle le même lan­
gage que lui, l’a aidé à se consti­
tuer un ancrage dans le Nord
ivoirien et ne l’a jamais trahi
pendant les années d’éloigne­
ment du pouvoir.
Dès lors, quand Alassane Ouat­
tara annonce, en mars, qu’il ne se
représentera pas à la fin de son
mandat, le Rassemblement des
houphouëtistes pour la démo­
affaiblir, de nous marginaliser et
de nous remplacer, poursuit­elle.
Nous, nous défendons des bar­
reaux puissants, indépendants et
démocratiques. »
Dupliquer l’original
Concrètement, « la nouvelle loi va
permettre la constitution de bar­
reaux “jaunes”, qui vont pouvoir
défaire tout le travail que nous ac­
complissons », dans des domai­
nes aussi divers que le soutien
aux femmes victimes de violen­
ces conjugales, la lutte contre la
torture ou la dénonciation des
crimes contre l’environnement,
déclare Me Mehmet Durakoglu,
président du barreau d’Istanbul,
interrogé par Le Monde.
Le bâtonnier s’inquiète en par­
ticulier de la relation illégi­
time que ne manqueront pas de
nouer ces barreaux inféodés au
pouvoir avec une magistrature
cratie et la paix (RHDP) ne met
pas plus d’une semaine pour dé­
signer celui qui, sans surprise, in­
carne la relève aux yeux du chef
de l’Etat. Cette préférence affi­
chée provoque des claquements
de porte. Ceux qui ont eu le mal­
heur d’afficher un peu trop
bruyamment leurs ambitions
ont été punis, comme l’ex­rebelle
Guillaume Soro, passé en moins
d’un an de la présidence de l’As­
semblée nationale à un statut
d’exilé en France, condamné, en
trois heures de procès, à vingt
ans de prison.
La donne a changé
Mais, aujourd’hui, la donne a
changé et, passé la période de
deuil, les questions autour de la
personnalité qui viendra repren­
dre le flambeau du parti au pou­
voir vont rapidement se poser.
Sauf retard dû au Covid­19, qui
continue de se propager en Côte
d’Ivoire, le premier tour de la pré­
sidentielle est prévu dans moins
de quatre mois ; les candidatures
doivent être déposées au plus tard
deux mois avant le scrutin. Au­
delà de la peine personnelle, c’est
tout l’échafaudage construit par
Alassane Ouattara qui vient de
s’effondrer. Si l’hypothèse d’une
transmission de l’héritage à Ha­
international | 7
déjà aux ordres, et des consé­
quences qu’elle aura sur les orga­
nisations restées indépendantes.
« A cause de cette relation, le
client, au lieu de choisir l’avocat le
plus talentueux, celui qui connaît
le mieux son travail, va préférer
celui qui a la meilleure relation
avec le juge du fait de son appar­
tenance à tel ou tel barreau »,
commente­t­il.
Le procédé n’est pas nouveau
dans la Turquie d’Erdogan. A plu­
sieurs reprises, le chef de l’Etat,
confronté à une institution re­
torse – syndicat, organisation pa­
tronale ou professionnelle –, a
organisé sa duplication dans une
version progouvernementale,
dont il a ensuite favorisé la mon­
tée en puissance tout en s’effor­
çant de discréditer l’original, de fa­
çon à ne plus avoir à le reconnaître
comme un interlocuteur légitime.
La réforme devrait en outre per­
med Bakayoko, le tonitruant mi­
nistre de la défense qui a assuré
l’intérim pendant les deux mois
d’absence du premier ministre,
peut être envisagée, celle­ci se fera
sans enthousiasme, l’entourage
présidentiel laissait entendre en­
core récemment que « le patron
pense qu’il n’est pas encore prêt ».
Reste désormais la possibilité
d’un retour en selle d’Alassane
Ouattara. Si lui a clairement si­
gnifié sa volonté de partir, tous,
dans son parti, n’ont pas le
même désir. « En s’obstinant à re­
fuser tout plan B et en maintenant
son soutien à un candidat dont on
connaissait l’état de santé, Ouat­
tara s’est lui­même mis dans la se­
ringue », analyse un observateur
averti. Un scénario du pire pour
lui, mais qui n’a rien d’irréaliste,
alors que l’ex­président Henri
Konan Bédié vient de se porter
candidat, à 86 ans. Avant de se re­
tirer de la course, Alassane Ouat­
tara laissait clairement entendre
qu’il pourrait faire de même si
la vieille garde, à laquelle il ap­
partient aussi, tentait de revenir
aux commandes. 
cyril bensimon
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
« Leur véritable
objectif
est de nous
marginaliser
et de nous
remplacer »,
estime
une avocate
mettre la prise en main par le pou­
voir politique de l’Union des bar­
reaux de Turquie (TBB), qui exerce
un pouvoir disciplinaire sur l’en­
semble de la profession. Le texte
prévoit en effet que chaque bar­
reau sera représenté par quatre
délégués, plus un par tranche de
5 000 avocats adhérents, mettant
ainsi un terme au système de re­
présentation proportionnelle in­
tégrale en vigueur jusque­là.
« Nous, le barreau d’Istanbul, nous
représentons 36 % du nombre total
des avocats en Turquie. Mais avec
cette loi nous ne détiendrons plus
que 4 % des délégués à la TBB »,
souligne Me Durakoglu.
La nouvelle loi devrait ainsi pa­
rachever une stratégie au long
cours de captation du pouvoir au
sein des institutions judiciaires,
entamée en 2010 par l’adoption
d’une réforme constitutionnelle
augmentant le nombre de juges
siégeant à la cour constitution­
nelle, afin de permettre la nomi­
nation de juges proches de l’AKP,
suivie d’une autre en 2018 abro­
geant le droit pour les magis­
trats d’élire leurs pairs au Conseil
de la magistrature et donnant
au président la haute main sur
cette institution.
Les auteurs du texte, dont l’exa­
men et le vote devraient durer
plusieurs jours, ont déjà prévu la
date de cette révolution de ve­
lours : octobre pour les élections
au sein des barreaux, novembre
pour la constitution d’une
nouvelle direction à l’Union des
barreaux de Turquie. A moins
que l’opposition ne parvienne à
faire invalider la loi par la Cour
constitutionnelle. 
jean­françois chapelle
AUSTRALIE
Canberra suspend son
traité d’extradition
avec Hongkong
Le premier ministre austra­
lien, Scott Morrison, a
annoncé, jeudi 9 juillet, la sus­
pension du traité d’extradi­
tion mis en place avec Hong­
kong, après l’imposition par
Pékin, la semaine passée,
d’une nouvelle loi de sécurité
nationale. M. Morrison a aussi
annoncé des mesures desti­
nées à aider les résidents de
Hongkong à venir s’installer
en Australie pour y mener
une nouvelle vie, et des critè­
res d’immigration assouplis
pour les étudiants hongkon­
gais déjà présents. « La Chine
déplore et s’oppose fermement
aux accusations et aux mesu­
res sans fondement annoncées
par le gouvernement austra­
lien », a déclaré un porte­pa­
role de l’ambassade de Chine
à Canberra. – (AFP.)
NIGE RIA
Vingt-trois soldats tués
par des djihadistes
Vingt­trois soldats ont été
tués dans une embuscade
tendue par des djihadistes sur
une route du nord­est du Ni­
geria, a­t­on appris, mercredi,
de sources sécuritaires. Les
soldats ont été attaqués,
mardi, à une quarantaine
de kilomètres de Maiduguri,
berceau du groupe djihadiste
Boko Haram. – (AFP.)
 PLANÈTE
0123
8| VENDREDI 10 JUILLET 2020

Sauvegarde des pollinisateurs : l’échec européen
La Cour des comptes de l’UE estime que les politiques de protection des insectes n’ont eu aucun résultat

C
e ne sont, cette fois, ni
des associations, ni des
enquêtes journalisti­
ques, ni des scientifi­
ques qui le disent, mais la Cour des
comptes européenne. Dans un
rapport publié jeudi 9 juillet, l’ins­
titution chargée d’évaluer les poli­
tiques communautaires adresse à
la Commission une critique cin­
glante sur l’efficacité des mesures
de protection des pollinisateurs
sauvages. Les initiatives de l’exé­
cutif européen sur le sujet, résu­
ment les auditeurs, « n’ont pas
porté leurs fruits ».
La Cour rappelle que les pollini­
sateurs sauvages(bourdons, pa­
pillons, mites, syrphes, coléoptè­
res, etc.) sont essentiels à la repro­
duction des plantes, donc à la
quantité et à la qualité de la pro­
duction agricole et de l’alimenta­
tion. « L’abondance et la diversité
des pollinisateurs sauvages con­
naissent un déclin dans l’Union
européenne du fait de la menace
croissante que constitue l’activité
humaine, souligne la Cour, en par­
ticulier la conversion à l’agricul­
ture intensive, ainsi que l’utilisa­
tion de pesticides et d’engrais. »
La pollinisation par les insectes,
qui représente environ 15 mil­
liards d’euros annuels de contri­
bution à l’agriculture, est « l’un des
services rendus par les écosystè­
mes qui s’est le plus dégradé en Eu­
rope », explique Samo Jereb, coau­
teur du rapport. Citant une syn­
thèse de la littérature scientifique Un bourdon butinant des fleurs de cerisier, à Prague. DAVID W CERNY/REUTERS
publiée début 2019, les auditeurs
soulignent que la quantité d’in­
sectes dans l’environnement « af­ « L’examen à mi­parcours de la assigné aucun rôle précis aux membres ont autorisé certains pose ainsi quatre approches diffé­
fiche une tendance négative, plus Stratégie, réalisé en 2015, a débou­ différentes administrations euro­
Les auditeurs usages de ces produits en 2018, et rentes pour réformer l’évaluation
de 40 % des espèces étant mena­ ché sur la conclusion que la perte de péennes impliquées. Aucune soulignent que dix Etats membres en 2019. des risques. Trois d’entre elles con­
cées d’extinction ». Les plus tou­ biodiversité et la dégradation des d’elle ne connaissait précisément Enfin, les auditeurs soulignent sistent à revoir à la baisse les ni­
chées sont les papillons, les mites, services écosystémiques dans son rôle dans la mise en œuvre
« plus de 40 % que les risques présentés par les veaux de protection, soit en s’ap­
les apidés et les coléoptères. l’Union se sont poursuivies depuis des actions listées par l’initiative. des espèces pesticides pour les pollinisateurs puyant sur des modèles mathéma­
La plus récente étude académi­ 2010, la pollinisation étant citée Malgré l’onctuosité du vocabu­ sauvages ne sont pas évalués préa­ tiques, soit en ne considérant que
que menée en Europe de l’Ouest, comme l’un des services écosysté­ laire, la critique est cinglante. « Au
[d’insectes] sont lablement à la mise sur le marché. l’impact des pesticides sur la polli­
publiée en octobre 2019 dans la miques les plus dégradés », dit la moment de notre audit, [la Com­ menacées A la demande de Bruxelles, l’Auto­ nisation. Dans une telle approche,
revue Nature, dresse un constat Cour. Les indicateurs officiels mission] n’avait pas organisé de rité européenne de sécurité des la disparition d’une ou plusieurs
plus sombre encore. Selon ces tra­ communautaires étant lacunaires réunions d’avancement avec les
d’extinction » aliments (EFSA) a bien produit, espèces pourrait être acceptable si
vaux, sur un échantillon de ou inexistants, les auditeurs ne parties prenantes concernées, ni ar­ en 2013, un « document­guide » ré­ le service rendu peut être remplacé
150 prairies allemandes, le poids citent que les chiffres colligés par rêté de modalités de suivi et d’éta­ formant l’évaluation de ces ris­ par d’autres pollinisateurs. Le sujet
d’arthropodes (insectes, arai­ l’Agence européenne pour l’envi­ blissement de rapports pour exa­ d’abeilles ». Un rapport des 27 aca­ ques, mais il n’a jamais été adopté, est mis à l’ordre du jour d’un pro­
gnées et mille­pattes) capturés a ronnement pour 17 espèces de pa­ miner l’avancement des actions, démies des sciences européen­ faute d’accord entre Etats mem­ chain comité d’experts européens.
chuté de 67 % entre 2008 et 2017, pillons surveillés : leurs popula­ écrivent les rapporteurs. Aucune nes, publié en 2015, estime cepen­ bres, dit la Cour. « Il existe, malgré « L’affaire des néonicotinoïdes,
tandis que leur nombre et leur di­ tions ont chuté de 39 % en Europe valeur cible ni aucun critère per­ dant qu’en dépit de ce sobriquet, tout, douze Etats qui y sont favora­ dans les années 1990, a mis en évi­
versité se sont respectivement ef­ depuis 1990. Un déclin « considé­ mettant d’évaluer si les actions ont ces substances sont souvent en­ bles », dit un des rapporteurs. dence le fait que de nombreux pes­
fondrés de 78 % et de 34 %. rable », même si la situation sem­ atteint leurs objectifs n’a été fixé. » core plus dangereuses pour les Face à ce dissensus, la Commis­ ticides toxiques pour les abeilles
La Cour a centré ses travaux sur ble s’être stabilisée depuis 2013. Une grande part du rapport de pollinisateurs sauvages que pour sion a demandé à l’EFSA de revoir étaient sur le marché, dit Martin
l’agriculture et l’utilisation des la Cour porte sur les modalités les abeilles domestiques. sa copie et de réviser ce document Dermine, qui suit ces discussions
pesticides, considérés comme Dérogations aux pesticides d’évaluation et d’autorisation des Mais, là encore, les auditeurs crucial avant 2021. Dans quelle techniques pour l’ONG Pesticide
des déterminants majeurs du dé­ Si l’Initiative européenne pour les pesticides dans l’Union. Les audi­ constatent des limites à l’effet de mesure ? Des documents confi­ Action Network (PAN). Trente ans
clin observé. Elle s’est notam­ pollinisateurs constitue, selon les teurs soulignent d’abord que la cette mesure. D’abord, « les agri­ dentiels auxquels la Cour des plus tard, les Etats membres conti­
ment penchée sur l’efficacité des auditeurs, un « pas en avant », elle Commission a pris, en 2013 puis culteurs ont recouru davantage au comptes européenne n’a pas eu nuent de rechigner à améliorer les
deux textes européens, suscepti­ n’a donné lieu à aucun résultat en 2018, des mesures de restric­ thiaclopride », un insecticide de la accès pour la rédaction de son critères d’autorisation des pestici­
bles de participer à la protection probant. Faute de suivi, d’abord. tion, puis d’interdiction dans les même famille. Ensuite, un grand rapport, mais que Le Monde a pu des et, une nouvelle fois en réunion
des pollinisateurs sauvages : la « La direction générale [DG] envi­ espaces extérieurs, de trois insec­ nombre d’Etats membres ont mis consulter, indiquent que la portée secrète, vont se concerter pour ren­
Stratégie européenne pour la bio­ ronnement n’a qu’une seule per­ ticides néonicotinoïdes (imida­ en place des systèmes de déroga­ de la réforme en cours pourrait dre la protection des pollinisateurs
diversité 2011­2020 et l’Initiative sonne travaillant à temps plein sur clopride, thiaméthoxame, clo­ tion pour pouvoir continuer à être considérablement restreinte. caduque. » La réunion doit se
européenne pour les pollinisa­ la question », précise M. Jereb. thianidine) – mieux connus sous utiliser ces substances théorique­ Un rapport préliminaire de tenir les 16 et 17 juillet. 
teurs, adoptée en juin 2018. L’exécutif européen n’a, en outre, le qualificatif de « tueurs ment interdites : quinze Etats l’EFSA sur le sujet du 22 juin pro­ stéphane foucart

La médiatrice conteste le processus d’autorisation des pesticides

L’instance consultative de l’Union, dirigée par Emily O’Reilly, déplore que des molécules insuffisamment évaluées soient mises sur le marché

L es procédures d’autorisa­
tion des pesticides ont sou­
vent le don de surprendre
ceux qui les décortiquent. Les
services de la médiatrice euro­
péenne – l’instance consultative
chargée d’instruire les litiges en­
tre la société civile et les adminis­
trations de l’Union – n’échappent
pas à la règle.
Dans une lettre du 22 juin dont
Le Monde a obtenu copie, la mé­
diatrice, Emily O’Reilly, adresse à la
présidente de la Commission
européenne, Ursula von der
Leyen, les conclusions préliminai­
res de l’enquête qu’elle mène sur le
sujet, après avoir été saisie par l’or­
ganisation non gouvernementale
(ONG) Pesticide Action Network
Europe (PAN­Europe). Des conclu­
sions qui interrogent la légalité
des autorisations de mise sur le
marché de nombreux pesticides,
accordées ces dernières années
par l’exécutif européen, notam­
ment au regard du respect du prin­
cipe de précaution.
Pour comprendre, il faut savoir
que ces autorisations sont déli­
vrées après une expertise des
risques conduite par l’Autorité
européenne de sécurité des ali­
ments (EFSA). Et que cette évalua­
tion est fondée sur des données
fournies par la firme qui souhaite
voir son produit homologué. Par­
fois, ces données sont lacunaires
et l’EFSA n’est pas en mesure de
conclure son travail. La Commis­
sion peut alors autoriser ces pro­
duits en utilisant une procédure
dite de demande de « données
confirmatoires » : la substance
est homologuée mais des infor­
mations complémentaires sont
demandées à l’entreprise qui la
commercialise.
« Problématique »
Pour PAN­Europe, cette procé­
dure est utilisée de manière abu­
sive. Chaque année depuis 2015,
selon l’ONG, la Commission y a
recours dans environ la moitié
des autorisations délivrées. Pour
son enquête, la médiatrice s’est
focalisée sur cinq substances (fla­
zasulfuron, isofétamide, picoli­
nafen, benzovindiflupyr et époxi­
conazole) ayant bénéficié de tel­
les autorisations.
Emily O’Reilly observe d’abord
que, dans une majorité de cas,
l’EFSA n’est pas consultée préala­
blement à l’autorisation. « Lors­
que l’EFSA a identifié des éléments
d’inquiétude critique ou n’a pas
réussi à identifier des usages sûrs, il
semblerait raisonnable que la
Commission (…) cherche à obtenir
des éclaircissements de l’EFSA
avant d’approuver la substance ac­
tive en question », écrit la média­
trice. Dans trois des cinq situa­
tions analysées, cela n’a pas été le
cas. Une situation « particulière­
ment problématique, car c’est le
rôle de l’EFSA de procéder à l’éva­
luation scientifique », ajoute­t­elle.
En outre, note la médiatrice, la
Commission n’explique ni ne
motive ses décisions de délivrer
de telles autorisations, en l’ab­
sence des données nécessaires.
Or, rappelle Mme O’Reilly, l’esprit
de cette procédure est de « renfor­
cer la confiance dans une déci­
sion », lorsque de nouvelles infor­
mations scientifiques ou techni­
ques surviennent pendant ou
après le processus d’évaluation.
L’enquête des services de la
médiatrice met enfin au jour une
information jugée « préoccu­
pante ». Pour les pesticides ap­
prouvés selon cette procédure de­
puis 2015, les « données confir­
matoires » sur la manière dont ils
réagissent au traitement des eaux
n’ont toujours pas été fournies.
En clair, il est incertain que ces
substances et leurs sous­produits
présents dans les eaux de surface
ou les eaux souterraines soient
efficacement ciblés par les procé­
dés de potabilisation. Ces don­
nées n’ont pas été fournies, note
la médiatrice, parce que le docu­
ment guide ad hoc – c’est­à­dire le
cahier des charges réglementaire
auquel doivent se référer les in­
dustriels pour fournir ces don­
nées – n’existe pas. « Et il n’y a tou­
jours aucun signe de [sa] finalisa­
tion », conclut­elle. Contactée par
Le Monde, la Commission assure
qu’elle répondra à la médiatrice
avant le 30 septembre. 
s. fo.
 NOUS AVONS
DÉCIDÉ DE FAIRE
DU MADE
IN FRANCE.
Nous sommes très engagés en France depuis 17 ans
et nous allons accroître notre contribution.

Nous avons ouvert des centres de recherche et développement

à Paris, à Grenoble, à Sophia Antipolis et à Boulogne-Billancourt.
Nous avons ouvert notre Open Lab à Paris en 2018.

Nous partageons la propriété intellectuelle des résultats des projets

de R&D menés en collaboration avec nos partenaires académiques.

Nous allons ouvrir un nouveau centre de recherche fondamentale.

Nous allons implanter une usine de production en France.

Nous sommes fiers de concevoir et de produire directement en France.

Made in France = fabriqué en France. Huawei Technologies France SASU – 18, quai du Point-du-Jour – 92100 Boulogne-Billancourt – Siret 45106373900069.

CONSTRUISONS L’AVENIR ENSEMBLE.

huawei.com/fr/news/MadeInFrance

10 | planète
L’aventure
du « Kon­Tiki »
revisitée par l’ADN
Des analyses génétiques
montrent des croisements anciens
entre Amérindiens et Polynésiens
E
n 1937, le jeune anthropo­
logue norvégien Thor
Heyerdahl et sa femme
Liv débarquent à Fatu
Hiva, une île des Marquises, pour
leur voyage de noces. Le séjour du
couple de robinsons se prolonge.
Heyerdahl est fasciné par des lé­
gendes locales, selon lesquelles les
occupants de l’île seraient venus
du soleil levant. Dix ans plus tard,
Heyerdahl s’embarque depuis le
Pérou sur un radeau de balsa,
pour prouver qu’un tel voyage
d’est en ouest est possible. Le
7 août 1947, après cent un jours de
mer, lui et ses cinq coéquipiers
s’échouent sur un atoll des Tua­
motu, au terme de 7 000 km d’une
navigation mouvementée, appor­
tant une éclatante démonstration
de la faisabilité d’une telle dérive.
L’odyssée du Kon­Tiki deviendra
mythique dans le grand public,
mais jusqu’à ce jour, les cercles
académiques continuent de dé­
battre avec fièvre de l’hypothèse
d’Heyerdahl. La théorie domi­
nante étant que le Pacifique a pro­
gressivement été exploré et colo­
nisé depuis l’Asie, par les « noma­
des de la mer » de la civilisation
Lapita, sur une période courant
de 1 500 avant J.­C. à la fin du
XIVe siècle. Sans nier la prépondé­
rance de cette ruée maritime vers
l’est, une étude, publiée le 9 juillet
dans Nature, appuie l’intuition
initiale d’Heyerdahl. Elle compare
les génomes de 807 individus is­
sus de 17 îles du Pacifique et de
15 groupes amérindiens de la côte
du Pacifique. Alexander Ioanni­
dis, postdoctorant à l’université
de Stanford, et ses collègues, met­
O C É A N
de – 1500
à – 800
vers – 1025
AUSTRALIE
NOUVELLE-
ZÉLANDE
Voyage du Kon-Tiki (1947)
Voyage du Hokulea (1976)
Migration de porteurs d’ADN améridien
T4 à Roissy : selon l’autorité environnementale, le projet doit être revu
L’impact du futur terminal aéroportuaire sur les émissions de gaz à effet de serre, le bruit et les sites protégés n’est pas correctement évalué
G az à effet de serre, pollu­
tion de l’air, nuisances
sonores, incidences sur
les milieux et sites Natura 2000…
c’est toute la copie qui est à revoir.
Dans un avis sévère, rendu mer­
credi 8 juillet, l’autorité environ­
nementale (AE) éreinte le projet
du nouveau terminal T4 de l’aéro­
port Roissy­Charles­de­Gaulle. Ce
chantier gigantesque (estimé en­
tre 7 et 9 milliards d’euros), porté
par Groupe ADP, doit permettre
d’accueillir jusqu’à 40 millions de
passagers supplémentaires par
an à l’horizon 2037 et d’absorber
environ 450 vols de plus chaque
jour. Un aéroport dans l’aéroport,
comme si Orly – et ses 30 millions
tent en évidence des croisements
qui seraient survenus vers
1 200 après J.­C. entre Polynésiens
et Améridiens, à une époque où
les premiers étaient en pleine
exploration des derniers confet­
tis du Pacifique.
Heyerdahl aurait­il vu juste ?
« Nous ne pouvons pas dire si les
Polynésiens ont atteint les Améri­
ques et sont repartis (avec une cer­
taine ascendance amérindienne),
ou si les Amérindiens se sont ren­
dus en Polynésie, comme le croyait
Heyerdahl, mais nous pouvons
confirmer qu’il y a eu contact,
comme il le pensait, répond
Alexander Ioannidis. Cela signifie
que les influences culturelles des
Amérindiens ont pu se propager
dans la lointaine Polynésie,
comme le théorisait Heyerdahl. »
Légendes insulaires
L’analyse génétique conforte des
indices d’une autre nature, qui
mêlent linguistique et botanique.
« D’autres chercheurs avaient noté
que la patate douce, dont nous sa­
vons qu’elle était originaire des
Amériques et qu’elle y était large­
ment utilisée comme culture, est
arrivée en Polynésie des siècles
avant que les marins européens
n’atteignent le Pacifique, rappelle
Alexander Ioannidis. En outre, le
nom de la patate douce, dans de
nombreuses langues polynésien­
nes, kumara, ressemble au nom
autochtone utilisé pour la dési­
gner dans certaines langues du
nord­ouest de l’Amérique du Sud. »
N’est­il pas trop beau pour être
vrai que le signal le plus fort d’un
héritage génétique d’origine amé­
Hawaï
P A C I F I Q U E
Marquises du Nord
vers 1200
Fatu Hiva
P o l y n é s i e
vers 1150
Tahiti
Samoa
Tuamotu
Iles vers 1230
Cook
Iles Pitcairn
vers 1230
Date des migrations
Date des métissages
de passagers annuels – était inté­
gré dans Roissy. Le démarrage du
chantier devait initialement avoir
lieu en 2021 pour une ouverture
partielle trois ans plus tard, juste
avant les Jeux olympiques. Mais
le projet a déjà pris trois ans de
retard. L’enquête publique a été
reportée à l’automne en raison de
la crise sanitaire.
Selon l’AE, l’« équation à résou­
dre » entre, d’un côté, l’augmenta­
tion massive du nombre de passa­
gers, de vols, de la circulation
automobile induite et des émis­
sions de gaz à effet de serre asso­
ciés et, de l’autre, le respect des
objectifs nationaux et internatio­
naux de la France pour les ré­
Thor Heyer­
dahl sur le
« Kon­Tiki »,
le radeau uti­
lisé pour son
expédition
dans le
Pacifique,
en 1947.
ULLSTEIN BILD DTL
VIA GETTY IMAGES
rindienne – provenant des Zenu
de Colombie – pointe vers Fatu
Hiva, vers 1150 après J.­C., là même
où Heyerdhal a été happé par les
légendes insulaires ? « Ce n’est pas
une coïncidence totale, puisque
cette île a été incluse dans notre
base de données en partie à cause
de ces légendes, répond Alexander
Ioannidis. Nous avons trouvé un
signe de contact sur Fatu Hiva, là
où nous avons cherché, mais il y a
beaucoup d’autres îles des Marqui­
ses et des Tuamotu qui ne figurent
pas dans notre base de données, si
bien que nous ne pouvons donc
pas dire avec certitude où le
contact a eu lieu précisément. »
L’étude de Nature évoque la
« possibilité intrigante » que les
Amérindiens aient été les
premiers à s’installer à Fatu Hiva,
et que des navigateurs venus de
l’ouest soient arrivés en second
lieu. Mais l’alternative a la préfé­
rence d’Alexander Ioannidis : « Je
pense qu’il est plus probable que
des Polynésiens aient atteint les
Amériques, étant donné leur tech­
nologie de voyage et leur capacité
démontrée à parcourir des
milliers de milles en haute mer, ce
qu’ils faisaient avec succès, à cette
époque, à la recherche de nou­
COLOMBIE
?
PÉROU
Ile de Pâques
vers 1380
1 000 km
Infographie Le Monde
Source : Nature
duire, n’est « pas décrite ni posée
de manière complète ». Le dossier
soumis par Groupe ADP « omet de
prendre en compte les impacts cli­
matiques des émissions produites
en phase de croisière [en vol] »,
précise l’AE. Le projet de terminal
T4 télescope aussi les conclusions
de la convention citoyenne, qui
propose l’interdiction de toute
extension d’aéroport et la limita­
tion des vols intérieurs.
Les impacts environnementaux
du T4 ne se limitent pas au climat.
« Les incidences du projet sur la
qualité de l’air et sur le bruit, et
donc la santé des résidents et rive­
rains de la plate­forme aéropor­
tuaire, sont incomplètement éva­
veaux territoires insulaires. » Un
voyage de cette nature a été
recréé en 1976 par l’expédition,
d’Hawaï à Tahiti, du Hokulea, un
bateau polynésien traditionnel,
bien plus manœuvrant qu’un
radeau de balsa.
« Il est également possible que
certains Amérindiens, qui dispo­
saient de bateaux empruntant la
route commerciale côtière de
l’Equateur­Colombie vers la
Méso­Amérique, aient dérivé dans
l’océan Pacifique et, portés par les
courants équatoriaux, aient at­
teint les Tuamotu, convient
Alexander Ioannidis. C’est exacte­
ment là qu’Heyerdahl a débarqué
lors de son voyage de dérive
reconstitué avec le Kon­Tiki
depuis l’Amérique du Sud. » Mais
l’hypothèse d’une découverte
précolombienne des Amériques
par d’aventureux Polynésiens
reste pour lui plus convaincante.
L’hypothèse d’un aller-retour
« Le sujet est vraiment fasci­
nant ! », commente Vincent Lebot
(Cirad) qui, en 2013, avait dirigé
une étude génétique sur la diffu­
sion de la patate douce dans le Pa­
cifique, laquelle appuyait déjà for­
tement l’hypothèse de transferts
du tubercule depuis l’Amérique
du Sud (région du Pérou et de
l’Equateur) vers la Polynésie. Il es­
time que la méthodologie et les
marqueurs génétiques décrits
dans Nature sont « suffisamment
solides pour révéler des échanges
entre deux populations qui
étaient, à cette époque, suffisam­
ment distantes génétiquement. »
Lui aussi penche pour l’hypo­
thèse d’un aller­retour de Polyné­
siens en Amérique, qui « auraient
ramené avec eux des femmes ou
des marins amérindiens ». Il note
cependant que la génétique laisse
« une marge d’approximation »
concernant la datation de ces
échanges, et salue le fait que les
auteurs eux­mêmes mention­
nent les limites de leur modèle.
luées », ajoute l’autorité. En ma­
tière de nuisances sonores, le dos­
sier n’apporte « aucune assurance
que les aéronefs accueillis sur la
plate­forme seront bien moderni­
sés dans les délais annoncés ».
Aussi l’AE exprime­t­elle ses dou­
tes quant à la crédibilité des éva­
luations fournies par Groupe
ADP, qui concluent que plus de
vols égale moins de bruit.
Lacune rédhibitoire
Autre point noir, le traitement des
eaux rejetées par la plate­forme
aéroportuaire. L’autorité juge que
son efficacité ne « paraît pas assu­
rée ». Une lacune rédhibitoire
pour l’AE : « L’absence d’incidences
L’étude compare
les génomes de
807 individus
issus de 17 îles
du Pacifique et
de 15 groupes
amérindiens
de la côte
du Pacifique
Jusqu’alors, l’hypothèse d’une
origine amérindienne des Poly­
nésiens avait été essentiellement
testée sur les habitants de l’île de
Pâques (les Rapa Nui), précisé­
ment parce qu’elle est la plus pro­
che du continent américain
(3 525 km des côtes chiliennes,
tout de même), et distante de plus
de 2 000 km de Pitcairn, la pre­
mière île habitée vers l’ouest.
L’héritage génétique de ses habi­
tants était particulièrement indé­
chiffrable, du fait d’échanges, au
XIXe siècle, avec des navigateurs
d’origines européenne et amérin­
dienne (peuples chiliens préco­
lombiens). Les analyses ADN
apportaient des résultats contra­
dictoires sur une influence amé­
rindienne antérieure. Une indéci­
sion tranchée par l’étude de
Nature : « La composante amérin­
dienne préhistorique sur Rapa Nui,
sur laquelle tant de recherches ont
porté, est probablement issue d’un
événement de contact non pas sur
Rapa Nui, mais quelque part en
amont dans le processus de coloni­
sation polynésienne des îles du
Pacifique », y lit­on. L’arrivée
d’ADN amérindien sur l’île de
Pâques est datée de 1380.
Combien d’individus ont­ils été
impliqués dans ces croisements
dont la trace génétique ténue s’est
conservée et diffusée si large­
ment dans l’immensité du Pacifi­
que ? « Nous ne pouvons pas le
sur les milieux et sites Natura 2000
situés en aval de la plate­forme, in­
dispensable à l’autorisation du
projet, n’est pas démontrée. »
Contacté par Le Monde, Groupe
ADP assure qu’il « tirera les consé­
quences de l’ensemble des recom­
mandations émises par l’autorité
environnementale et qui le con­
cernent », précisant que ces der­
nières sont également « adressées
à l’Etat ». Il ajoute avoir « pris la
décision d’adapter le projet pour
tenir compte des priorités issues
de la crise et d’ajuster en consé­
quence le calendrier ».
Le rapport d’une quarantaine de
pages de l’AE ne manquera pas de
fournir de nouveaux arguments
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
dire, mais nous pouvons dire que
l’ascendance amérindienne sur les
différentes îles étudiées a été héri­
tée des mêmes ancêtres, répond
Alexander Ioannidis. Tous les an­
cêtres amérindiens préeuropéens
proviennent également de la
même région du nord de l’Améri­
que du Sud et datent d’à peu près la
même époque. Cela nous amène à
penser qu’une seule expédition a
permis d’apporter ces ancêtres sur
une île de la Polynésie orientale.
Puis, lorsque les dernières îles
polynésiennes éloignées ont été
colonisées (comme l’île de Pâques),
cette trace ancestrale a été portée
vers ces nouveaux territoires avec
les nouveaux colons, dans leur
ADN désormais combiné. »
Squelettes
« La nouvelle étude de Ionnidis et
al. est passionnante et les résultats
sont très convaincants, estime le
paléogénéticien Lars Fehren­Sch­
mitz (Université de Californie, à
Santa Cruz), qui avait pourtant
publié, en 2017, une étude ex­
cluant tout apport génétique
amérindien avant l’arrivée des
Européens sur l’île de Pâques.
L’idée de déplacer l’attention de
Rapa Nui vers d’autres commu­
nautés de Polynésie orientale me
paraît logique, étant donné que
même l’expérience de Thor Heyer­
dahl ne l’a pas conduit à Rapa Nui.
Je suis particulièrement enthou­
siaste quant à leur hypothèse
selon laquelle un flux génétique
pourrait provenir de groupes vi­
vant dans le nord de l’Amérique du
Sud­Amérique centrale. »
Pour lui, la preuve la plus con­
vaincante de l’ascendance amé­
rindienne chez des individus des
communautés insulaires vien­
dra, in fine, de l’analyse d’ADN an­
cien prélevé sur des squelettes da­
tant de l’époque préeuropéenne.
« Mais c’est aux communautés de
ces îles de décider si cette question
les intéresse », conclut­il. 
hervé morin
aux nombreux opposants au T4.
Le 22 juin, au lendemain de la re­
mise des 150 propositions de la
convention citoyenne, un collec­
tif de vingt­six associations et
ONG a adressé une lettre ouverte
au président de la République,
Emmanuel Macron, pour lui
demander l’abandon d’un projet
qui, selon les estimations, pour­
rait ajouter 15 millions de tonnes
d’équivalent CO2 aux émissions
annuelles de la France. Pendant la
campagne des municipales, une
centaine de maires d’Ile­de­
France avaient également écrit à
M. Macron pour l’exhorter à reti­
rer le projet. 
stéphane mandard
 FRANCE
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Remaniement : tensions au sein de la majorité
Plusieurs parlementaires n’ont pu cacher leur déception de ne pas avoir été choisis pour entrer au gouvernement
O
n se serait cru à la
retransmission d’un
match de foot ! », se
désole un participant,
abasourdi par une « configuration
ahurissante ». Lundi 6 juillet,
19 heures. L’ensemble des parle­
mentaires de la majorité se trouve
dans les jardins de Matignon,
répondant à l’invitation du nou­
veau premier ministre, Jean Cas­
tex, pour une première prise de
contact. Hasard de l’agenda, au
même moment, le secrétaire
général de l’Elysée, Alexis Kohler,
annonce la composition de la
nouvelle équipe gouvernemen­
tale. Sa prise de parole est retrans­
mise en direct sur un écran géant.
A leur grande surprise, les près de
300 députés et sénateurs de
La République en marche (LRM)
découvrent côte à côte le nouveau
casting. La tension est palpable
car de nombreux élus présents
– « une trentaine », selon un res­
ponsable macroniste – ont l’es­
poir d’entendre leur nom…
Chaque ministre nommé est
l’objet de réactions plus ou moins
enthousiastes. Des applaudisse­
ments nourris se font notam­
ment entendre quand Olivier Vé­
ran, un ancien député du groupe,
est confirmé à la santé et aux soli­
darités. Une mise en scène jugée
« surréaliste » et « gênante » par
des participants. Et pour cause :
plusieurs parlementaires, dont
les noms avaient circulé et qui rê­
vaient de s’emparer d’un minis­
tère, n’ont pas pu cacher leur dé­
ception de ne pas avoir été choi­
sis. Une députée a même fondu
en larmes devant ses collègues.
« Six ou sept étaient dégoûtés et ne
parvenaient pas à masquer leur
amertume. Ça a cassé l’am­
biance », raconte un participant.
« L’impression d’être inutiles »
Censé impulser une nouvelle dy­
namique à l’exécutif, le remanie­
ment ravive, en tout cas, les ten­
sions déjà existantes au sein de la
majorité. Une partie des députés
LRM se montre mécontente des
choix opérés par l’exécutif.
Chacun a sa raison propre, entre
les membres de l’aile gauche qui
pestent contre un gouvernement
« trop à droite » ; les ambitieux qui
regrettent de ne pas avoir été pro­
mus ; et ceux, nombreux, qui ne
comprennent pas pourquoi Em­
manuel Macron ne récompense
pas davantage des « marcheurs ».
« Beaucoup, qui se voyaient déjà
au gouvernement, sont malheu­
reux de ne pas y être. Mais c’est sur­
tout l’impression d’être inutiles qui
les mine », observe l’ex­député
LRM Matthieu Orphelin.
La droite étouffée par le gouvernement Castex
Le remaniement, qui fait la part belle au régalien, s’inscrit dans une logique de siphonnage de l’électorat du parti Les Républicains
I ls ont poussé un gros ouf de
soulagement. Plantés devant
leur télévision à regarder
Alexis Kohler égrener les noms
des nouveaux ministres du gou­
vernement de Jean Castex, les ca­
dres du parti Les Républicains (LR)
craignaient qu’à tout moment, le
secrétaire général de l’Elysée ne
prononce le nom de l’un des leurs.
Un ténor, ou une figure en vue
qui, par sa défection, aurait signé
un peu plus l’affaiblissement de la
formation. Mais il n’en fut rien.
Depuis le perron de l’Elysée, le
haut fonctionnaire a bien an­
noncé l’arrivée de personnalités
de droite au gouvernement, mais
aucune vraie prise qui ne fasse va­
ciller LR. Enfin, en apparence. Car
force est de constater que le nou­
veau cru Castex est une menace
caractérisée pour la formation de
Lundi soir, Jean Castex a semblé
justifier qu’un nombre limité de
députés ait été retenu. Il a re­
connu qu’il n’y avait « pas de gros
changement », observant qu’« il y
en a déjà eu un à la tête de gouver­
nement ». Comprendre : lui­
même. Et il a insisté sur la pré­
sence de « trois parlementaires et
non des moindres » dans la nou­
velle équipe : Barbara Pompili,
Brigitte Bourguignon et Nadia
Hai, toutes trois LRM. « Mais
seulement trois sur 31 ! », grogne
un député, proche de l’Elysée.
Mardi matin, l’ambiance était
donc fraîche pour accueillir
M. Castex, lors de la réunion des
députés macronistes. L’absence
du président de l’Assemblée, Ri­
chard Ferrand, a fait jaser. Au
point que son entourage a dû dé­
mentir toute brouille, dans la soi­
rée, rappelant que ce macroniste
de la première heure « considère le
choix » de M. Castex comme « un
signe favorable à sa ligne sur la
décentralisation ». Comme si cela
droite. Un pas de plus dans la stra­
tégie du président de la Républi­
que de récupération méthodique
de l’électorat de l’ancien parti de
Nicolas Sarkozy. « C’est un citron à
presser, et il y a encore du jus de­
dans, alors pourquoi s’en priver ? »
souffle dépité un élu LR.
Conscient de l’importance que
prêtent ces citoyens aux questions
régaliennes, le président a décidé
de nommer des personnalités for­
tes aux ministères de l’intérieur et
de la justice. Ancienne figure de
LR, proche de Nicolas Sarkozy et de
Xavier Bertrand, Gérald Darmanin
occupe, depuis lundi 6 juillet, la
place Beauvau et se positionne
d’ores et déjà comme un « soutien
total » à ses troupes. Place Ven­
dôme, c’est le ténor du barreau Eric
Dupond­Moretti qui va gérer le
système judiciaire. Si le second
« La majorité est
toujours loyale
à l’exécutif. Mais
il y a plein de
petites éruptions
dangereuses »
PATRICK MIGNOLA
président du groupe MoDem
à l’Assemblée nationale
n’allait pas de soi… Au sein du Mo­
Dem, qui compte trois ministres,
plusieurs députés se montrent,
eux aussi, amers. Pour apaiser
leur président, François Bayrou
– décrit par son entourage comme
« mécontent » du remaniement –,
M. Castex n’a d’ailleurs pas exclu,
mercredi, que le maire de Pau
puisse prendre la tête d’un haut­
commissariat au plan.
Pour se prémunir d’une grogne
générale, des membres de la ma­
n’est pas franchement de droite, il
s’agit tout de même, là, de deux
personnalités dont les cadres de
LR auront beaucoup plus de mal à
trouver des angles d’attaque. Eux
qui critiquaient dès qu’ils le pou­
vaient la gestion de Christophe
Castaner et de Nicole Belloubet.
L’étreinte du boa
Car jusqu’ici, la cause était enten­
due : le régalien, faiblesse macro­
nienne, demeurait l’apanage du
parti Les Républicains, dont les va­
leurs cardinales sont l’ordre et
l’autorité. Certains à droite crai­
gnent ainsi que le peu d’espace
idéologique qui restait au parti et
qui le différenciait d’Emmanuel
Macron ne se réduise à peau de
chagrin. « C’est toujours la même
stratégie, la Macronie tente par
tous les moyens de nous étouffer
jorité appellent désormais l’exé­
cutif à « corriger le tir », en nom­
mant un maximum de députés
« marcheurs » et MoDem parmi la
dizaine de secrétaires d’Etat qui
doivent compléter l’équipe. Cette
seconde vague du remaniement,
qui doit être annoncée « prochai­
nement », selon le gouvernement,
est l’objet de toutes les attentes au
Palais­Bourbon.
Beaucoup espèrent être « repê­
chés », afin de figurer comme se­
crétaire d’Etat aux côtés de Gabriel
Attal (porte­parole), déjà nommé
par l’Elysée, Laurent Nunez (inté­
rieur), dont la reconduction a été
dévoilée par son ministre de tu­
telle, Gérald Darmanin, et sûre­
ment Cédric O, qui devrait, lui
aussi, être prolongé au numérique.
Alors que son parti espère obte­
nir « deux ou trois » postes, la dépu­
tée MoDem du Val­d’Oise Nathalie
Elimas a même interpellé le pre­
mier ministre à ce sujet, mercredi,
lors des questions au gouverne­
ment. « Nous regrettons de ne pas
en venant sur nos sujets de prédi­
lection », s’inquiète un cadre.
D’autant que l’étreinte du boa ne
s’arrête pas là. Au sein de ce
gouvernement se retrouvent
aujourd’hui des ténors de la droite
à des postes­clés. Outre Darma­
nin, il y a bien sûr Bruno Le Maire
à Bercy ou encore, à la culture,
Roselyne Bachelot, une amie in­
time de François Fillon, pour ne
citer qu’eux. Cerise sur le gâteau,
c’est un Jean Castex aux accents
d’homme de droite qui s’est ex­
primé lors de sa prise de fonction
et, plus tard, de sa première inter­
view télévisée sur TF1, vendredi
3 juillet. L’ancien secrétaire géné­
ral adjoint du président Sarkozy
s’est présenté comme un « gaul­
liste social » et n’a cessé, s’inquiète
un élu LR, d’utiliser « un langage
de droite », mettant l’accent sur
Le premier ministre,
Jean Castex, lors des
questions au gouvernement,
à l’Assemblée nationale,
mercredi 8 juillet. JEAN-CLAUDE
COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
voir la famille dans l’architecture
du gouvernement », a­t­elle lancé,
en soulignant être une spécialiste
du sujet. Comme s’il s’agissait
d’une offre de service en public.
Dans ce contexte tendu, les res­
ponsables de la majorité redou­
tent un effet démobilisateur du
remaniement. « Le pire, c’est de gé­
rer les blessures d’ego. Certains, dé­
pités, peuvent être tentés de bordé­
liser derrière », craint un cadre ma­
croniste. « La majorité est toujours
loyale à l’exécutif, avec un socle
LRM­MoDem solide. Mais il y a
plein de petites éruptions poten­
tiellement dangereuses », met en
garde le président du groupe
MoDem de l’Assemblée, Patrick
Mignola. Ces dernières semaines,
LRM a perdu la majorité absolue à
l’Assemblée, après avoir subi qua­
torze départs dans ses rangs. En
interne, la gestion du président de
groupe, Gilles Le Gendre, fait l’ob­
jet de vives critiques. Le 12 juin,
trente élus de l’aile gauche – dont
Jean­Louis Touraine – lui ont par
« l’autorité », « la responsabilité »
ou encore la « laïcité ».
« C’est sûr que Castex, c’est un
coup porté contre nous, qu’il va fal­
loir encaisser », s’inquiète un cadre
du parti de droite. Pour autant,
juge Damien Abad, député de l’Ain
et président du groupe LR à l’As­
semblée, « il y a un écart entre un
premier ministre venant de la
droite et un gouvernement qui re­
lève plutôt de l’attelage baroque ».
L’eurodéputé Geoffroy Didier,
un temps donné partant par ses
camarades du parti, estime que le
gouvernement ainsi composé par
Emmanuel Macron relève plus de
« la starification médiatique que de
la signification politique » : « Ro­
selyne Bachelot avait délaissé de­
puis plusieurs années les bureaux
de ministre pour les plateaux télé,
et Eric Dupond­Morreti se consa­
| 11
exemple envoyé une lettre pour
l’« alerter » sur des « réunions dé­
sertées » et la nécessité de revoir
« le fonctionnement du groupe ».
Si certains plaident pour son
départ, M. Le Gendre entend à
tout prix se maintenir. « J’ai été
élu, puis réélu par une très large
majorité de mes collègues et mon
mandat court jusqu’à la fin du
quinquennat », rappelle­t­il, en se
présentant comme le mieux à
même d’« animer le groupe ».
Sauf qu’un bruit circule avec in­
sistance en interne : débarqué du
gouvernement, Christophe Casta­
ner pourrait hériter de la prési­
dence des députés LRM. Interrogé
par Le Monde, l’ex­ministre de
l’intérieur semble ne rien exclure.
« J’ai reçu beaucoup de messages
de soutien, cela est toujours
agréable. Certains ont évoqué le
groupe », confie­t­il. Avant de
souligner, prudent : « Mais le
groupe a un président : Gilles Le
Gendre. » Pour l’instant. 
alexandre lemarié
crait aux feux de la rampe après
ceux des prétoires. » Pour lui, un
gouvernement « composé de per­
sonnalités issues de la droite ne pra­
tique pas forcément une politique
de droite. Tout dépendra des priori­
tés définies au sommet de l’Etat ! »
Pour Frédéric Péchenard, ancien
directeur général de la police et
proche de Nicolas Sarkozy, il y
aurait danger pour LR si une poli­
tique de droite était menée. Or, es­
time­t­il, « tous sont corsetés,
autour de Castex, il n’y a principale­
ment que des personnalités de gau­
che. Le sujet sera : quelle politique
vont­ils mener ? » Ce qui compte,
selon lui : « l’état dans lequel sera le
pays dans deux ans. » Et de con­
clure que « c’est à la fin de la foire
qu’on compte les bouses ». Tous re­
tiennent à nouveau leur souffle. 
sarah belouezzane
 0123
12 | france VENDREDI 10 JUILLET 2020

Intercommunalités : durant les mandatures précé­

dentes. La maire de Strasbourg,
Jeanne Barseghian, n’envisage
La victoire
confortable
Nantes
Johanna Rolland entend conti­

les enjeux au sein

une telle union qu’autour d’un nuer à cumuler son mandat de
projet métropolitain commun.
d’EELV maire avec celui de la présidence
A une semaine de l’installation à Strasbourg de Nantes Métropole.
du conseil métropolitain, trois
ne lui suffit pas

de 21 métropoles
candidatures sont en lice : celle de
la maire (EELV) de Schiltigheim,
Danielle Dambach, celle de Pia
Imbs, maire (div. c.) de la com­
mune de Holtzheim, et celle de
Après les municipales, les établissements Catherine Graef­Eckert, maire
(LR) de Lingolsheim, fief de
publics de coopération intercommunale élisent l’ancien député Yves Bur.
leur exécutif dans 1 102 entités Bordeaux
Après la victoire surprise du can­
didat écologiste Pierre Hurmic, le
pour s’imposer
au niveau de
l’Eurométropole
maire de la ville­centre soit aussi
le président de la métropole.
M. Bohl comptait sur le soutien
des maires des petites commu­
nes pour briguer un troisième
mandat. François Grosdidier a été
Rouen
Après sa nette victoire dimanche
28 juin, le nouveau maire, Nicolas
Mayer­Rossignol (PS), est le fa­
vori pour la présidence de la
Métropole Rouen Normandie
(499 000 habitants). Le socialiste
de 43 ans souhaite rompre avec la
tradition locale, qui veut que la
métropole soit dirigée par le maire
d’une commune périphérique.

E
t maintenant, le troi­ du Printemps marseillais a fait aux communes, un soutien fi­ sort de la métropole demeure in­ élu président de Metz Métropole
sième tour, à savoir l’élec­ basculer à gauche la plus grande nancier capital pour leurs projets. certain. Car si la présidence de la mercredi 8 juillet. Orléans
tion des exécutifs des commune de la métropole, la ma­ Face à Mme Vassal, la gauche, revi­ métropole a connu l’alternance Serge Grouard (LR) a déclaré qu’il
établissements publics jorité des 91 autres villes de cette gorée par l’avènement de Michèle entre la gauche et la droite, depuis ne cumulerait pas son poste de
de coopération intercommunale intercommunalité mastodonte Rubirola à Marseille, propose un 2014, le groupe « Communauté Nancy maire avec celui de président de
(EPCI). Sur les 1 258 intercommu­ est restée fidèle à la droite et au candidat, le maire communiste de d’avenir » la gouverne. La majo­ La métropole du Grand Nancy de­ la métropole, contrairement à
nalités – 21 métropoles, hors centre, qui conservent près de Martigues Gaby Charroux, mais rité sortante, rassemblant la vrait changer de bord après que son prédécesseur, Olivier Carré.
métropole de Lyon, qui est une 120 sièges sur 240 élus. compte surtout jouer les arbitres. droite et le centre droit est désor­ Mathieu Klein (PS) a fait passer la Les élus municipaux orléanais
collectivité à statut particulier, Mme Vassal, fragilisée par le mais menacée, compte tenu du ville à gauche. Sous la précédente ne sont pas majoritaires au sein
13 communautés urbaines, fiasco marseillais, a vu naître nombre de sièges attribués à des mandature, le radical André Ros­ du conseil métropolitain
223 communautés d’aggloméra­ quelques ambitions dans son Strasbourg villes ayant basculé à gauche. sinot, maire de la capitale lorraine (22 communes).
tion et 1 001 communautés de camp, comme celle du maire (LR) Europe Ecologie­Les Verts (EELV) M. Hurmic est déterminé à met­ pendant trente et un an, tout en M. Grouard va donc devoir
communes –, 156 ont été entière­ de Salon­de­Provence, Nicolas Is­ a beau avoir remporté une vic­ tre fin à la cogestion entre maires laissant les clés de la ville à son composer avec une dominante
ment renouvelées dès le premier nard. Mais l’élue marseillaise, qui toire confortable, cette dernière de sensibilités différentes, mode héritier, Laurent Hénart, avait de centre droit et pourrait soit
tour et ont déjà procédé à l’élec­ est également présidente du con­ ne lui suffit pas pour s’imposer au de pilotage traditionnel de l’insti­ conservé la présidence de la soutenir un élu de sa liste, soit un
tion de leur exécutif. Les seil départemental, a su rappeler niveau de l’Eurométropole, dont tution. Plusieurs noms sont métropole. M. Klein, lui, entend autre maire, comme Matthieu
1 102 autres vont s’y conformer aux maires des Bouches­du­ l’assemblée est constituée pour évoqués pour prendre la suite de cumuler les deux fonctions. Schlesinger, qui vient d’être re­
dans les jours qui viennent. L’élec­ Rhône qu’elle était, à travers l’aide moitié d’élus des 32 communes Patrick Bobet. Alain Anziani conduit à Olivet. Les élections
tion de maires écologistes dans environnantes. Or la plupart d’en­ (Parti socialiste, PS), réélu à la tête auront lieu le 16 juillet.
plusieurs grandes villes ainsi que tre elles sont conduites par des de Mérignac, deuxième ville de la Montpellier
quelques bascules rebattent les maires sans étiquette ou appa­ métropole après Bordeaux, part Après avoir éjecté son rival divers
cartes dans plusieurs métropoles.
L’élection rentés LR. Dans la première cou­ favori. La droite et le centre dispo­ gauche Philippe Saurel de la mai­ Toulouse
de maires ronne, seules Schiltigheim et Os­ sent de 38 sièges – contre 62 dans rie de Montpellier, Michaël Dela­ Il faudra attendre le 16 juillet
twald sont ainsi passées sous la le conseil sortant –, le PS a 32 siè­ fosse (PS) s’apprête à en faire pour savoir si Jean­Luc Moudenc
Marseille écologistes bannière verte. L’alliance passée ges, 30 pour EELV, 4 pour le Parti autant de la présidence de Mont­ (LR), réélu dans la Ville rose,
Malgré son cinglant échec aux dans plusieurs avec le PS, qui présidait le conseil communiste français (PCF), et 1 pellier Méditerranée métropole. conservera ou pas son fauteuil de
municipales, Martine Vassal sortant, devrait lui permettre pour le Nouveau Parti anticapita­ président de Toulouse Métro­
(Les Républicains, LR) entend être
grandes villes d’avoir la majorité. La question liste (NPA) de Philippe Poutou. pole. A vrai dire, le suspense est
reconduite, jeudi 9 juillet, à la pré­ et des bascules est de savoir si la volonté de ras­ Réponse le 17 juillet. Nice quasi nul, tant il est assuré de
sidence de la métropole Aix­Mar­ semblement des élus EELV ira au­ Réélu pour un troisième mandat disposer d’une majorité. Il pour­
seille­Provence qu’elle dirige de­
rebattent delà, pour former une grande coa­ à Nice, Christian Estrosi (LR) rait même se retrouver sans ad­
puis septembre 2018. Si la victoire les cartes lition, comme cela a pu être le cas Grenoble maintient sa ville et les 49 com­ versaire. La principale interroga­
Les écologistes visent pour la pre­ munes de la métropole Nice Al­ tion porte sur le nombre de
mière fois la métropole de Greno­ pes­Côte d’Azur à droite. Il n’en­ groupes politiques. Ils étaient
ble après qu’Eric Piolle a été réélu tend laisser à personne d’autre sept lors de la mandature pré­
dans la capitale iséroise. Les can­ le soin de présider le conseil cédente ; l’arrivée d’Archipel –
didats EELV ont conquis plusieurs métropolitain qu’il dirige depuis 14 élus à Toulouse – pourrait
villes périphériques, comme sa création, en 2012. redistribuer les cartes.
Saint­Egrève, Eybens, Vizille, ce
qui assure un bon tiers des
conseillers métropolitains. Elu Toulon Tours
grenoblois, Yann Mongaburu a A l’image de Christian Estrosi à Le second tour des élections
fait acte de candidature à la prési­ Nice, Hubert Falco (LR), président municipales n’aura pas eu lieu
dence. Les socialistes ou apparen­ de la Métropole Toulon Provence pour Philippe Briand (LR), actuel­
tés ne disposent plus que d’une Méditerranée, souhaite conser­ lement président de Tours Mé­
quinzaine de sièges. Pour attein­ ver son siège. tropole Val de Loire. Confortable­
dre la majorité, les écologistes ment réélu dès le 15 mars dans
comptent pouvoir s’appuyer sur son fief de Saint­Cyr­sur­Loire,
le groupe d’élus autonomes d’une Clermont­Ferrand l’ancien questeur de l’Assemblée
vingtaine de petites communes. Réélu maire, Olivier Bianchi (PS) nationale avait affiché sa volonté
Pour les convaincre, EELV pro­ devrait retrouver son siège de pré­ d’effectuer un dernier mandat
pose « un système moins centra­ sident de Clermont Auvergne Mé­ sans pour autant s’accrocher,
lisé », avec une redistribution des tropole. En dépit de quelques bas­ disant qu’il n’irait pas à la « soupe
Mise en vente aux enchères publiques des actions en compétences aux communes. culements, les équilibres politi­ aux choux » en marchandant des
ques au sein de la métropole ralliements. Mais il a finalement
déshérence de la SOCIÉTÉ DES LECTEURS DU MONDE. auvergnate – 21 communes et renoncé à être candidat, recon­
Lille 300 000 habitants, dont près de la naissant que la gauche avait la
Les 188 élus des 95 communes qui moitié pour Clermont­Ferrand – majorité. La défaite de son allié
forment la Métropole euro­ sont restés globalement stables. de centre droit Christophe Bou­
Conformément aux dispositions des articles L228-6 et péenne de Lille (MEL) devaient chet à Tours a semble­t­il contra­
R228-11 du Code de commerce, la SOCIETE DES LECTEURS élire leur président jeudi 9 juillet.
Le maire de Péronne­en­Mélan­ Saint­Etienne
rié ses plans. Sur le papier, la
gauche est en effet assurée
DU MONDE met en vente aux enchères publiques le 26 tois, commune de 900 habitants, Pas de suspense à Saint­Etienne d’avoir la majorité des 87 sièges.
Damien Castelain (div. d.) pourrait Métropole, où Gaël Perdriau (LR), L’élection doit se tenir le
septembre 2020 à 14 heures 30 au plus offrant et dernier retrouver son siège à la tête de la sorti renforcé par sa facile réélec­ 17 juillet. Le nouveau maire de
quatrième plus grande agglomé­ tion à la mairie de Saint­Etienne Tours, Emmanuel Denis (EELV) a
enchérisseur 17.527 actions dont les titulaires sont inconnus ration de France, fort du soutien et qui a consolidé sa majorité, dit qu’il ne serait pas lui­même
d’une soixantaine d’élus commu­ sera réélu à la présidence du candidat. Les noms qui circulent
ou injoignables en la Salle Gaveau, 45, rue La Boétie, 75008 nautaires de petites communes conseil métropolitain. sont ceux des maires divers
Paris et par le ministère de Maître Hugo HEIJMANNS, notaire mais aussi de celui de la gauche
socialiste conduite par Martine
gauche de La Riche, Wilfried
Schwartz, et de Chambray­lès­
à PARIS 8 ème. Aubry. Le parquet de Lille a requis Dijon Tours, Christian Gatard.
le renvoi de M. Castelain devant le François Rebsamen (PS) sera can­
tribunal correctionnel pour « re­ didat à sa succession et son siège
cel d’abus de confiance » dans l’af­ de président n’est pas menacé. Paris
La vente aura lieu par adjudication et aux enchères publiques faire dite des pierres bleues, liée à Réélu à 75 ans maire de Rueil­
celle du Grand Stade. Il est égale­ Malmaison, Patrick Ollier cares­
et à l’extinction des feux, aux charges, clauses et conditions ment inquiété dans une affaire de Rennes sait l’ambition de rester à la tête
d’un cahier des charges dressé suivant acte reçu par Maître notes de frais litigieuses. Nathalie Appéré (PS), réélue maire
de Rennes, ne présidait pas, lors
de la Métropole du Grand Paris,
cette structure méconnue qu’il
Hugo HEIJMANNS le 22 juin 2020 librement consultable de son premier mandat, le conseil préside depuis sa création,
Metz de Rennes Métropole. Ce siège en 2016, et qui brasse un budget
sur papier en l’Office Notarial de ce dernier : 137 boulevard Metz Métropole, 44 communes, était occupé par Emmanuel de 3,6 milliards d’euros. Mais il a
222 000 habitants, s’était habi­ Couet, maire (PS) de Saint­Jac­ vu se dresser sur sa route Vincent
Haussmann, Paris 8ème et sur le site internet de la Société des tuée sous le précédent mandat à ques­de­la­Lande, qui a annoncé Jeanbrun, 36 ans, ancien assis­
Lecteurs du Monde : http://www.sdllemonde.fr/. une forme de cohabitation entre
le président (div. d.), Jean­Luc
son départ de la vie politique. La
voie est libre pour Mme Appéré.
tant parlementaire de la prési­
dente de région, Valérie Pécresse,
Bohl, maire de Montigny­lès­ réélu maire (LR) de L’Haÿ­les­Ro­
Metz, et le maire (PS) de Metz, pre­ ses (Val­de­Marne).
mier vice­président de la métro­ Brest A l’issue d’une primaire qui
SOCIÉTÉ DES LECTEURS DU MONDE pole, Dominique Gros. Elu à Metz, Réélu maire de Brest, François s’est tenue mardi 7 juillet, c’est ce
RCS Paris B 333 749 786 – tva intra FR 44 333 749 786 François Grosdidier (LR) considé­ Cuillandre (PS) commence un dernier qui l’a emporté et qui
67/69, avenue Pierre-Mendès-France - 75013 Paris rait que la nouvelle donne politi­ quatrième mandat en même devait être officiellement intro­
Tel. : 01 57 28 25 01 - sdl@lemonde.fr que imposait un changement de temps qu’il a annoncé briguer un nisé jeudi. 
président. Il critique le « consen­ nouveau mandat à la tête de patrick roger
sus mou » de la gouvernance pré­ Brest Métropole. Le conseil avec les correspondants
cédente et estimait logique que le s’installera le 10 juillet. du « monde »
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
« Nous souhaitons un pouvoir de sanction propre »
A la tête de la HATVP, Didier Migaud veut renforcer la prévention, l’accompagnement et les moyens de contrôle
ENTRETIEN
A
l’occasion de la publica­
tion du rapport d’acti­
vité 2019 de la Haute
Autorité pour la trans­
parence de la vie publique (HA­
TVP), l’ex­premier président de la
Cour des comptes, nommé à la
tête de cette autorité de contrôle le
31 janvier par Emmanuel Macron,
préconise des réformes pour ren­
forcer l’intégrité de la vie publique.
Le gouvernement Castex a fait
l’objet d’un contrôle préalable
de la Haute Autorité. En quoi
a­t­il consisté ?
Le président de la République
peut solliciter le président de la
HATVP depuis 2017, sur des infor­
mations relatives à des responsa­
bles publics, notamment dans le
cadre de la composition d’un nou­
veau gouvernement. Cette procé­
dure informelle se déroule dans
des délais contraints : vingt­qua­
tre heures à partir des éléments en
notre possession, essentiellement
les déclarations de patrimoine et
d’intérêts qu’ont pu déposer les
membres du gouvernement pres­
sentis en tant qu’anciens élus ou
responsables publics. La direction
générale des finances publiques
est saisie en parallèle, sur leur si­
tuation fiscale.
C’est seulement une fois le gou­
vernement en place que le collège
de la HATVP procède à un contrôle
approfondi des déclarations de pa­
trimoine et d’intérêts remises par
les ministres, dans un délai de
deux mois après leur nomination.
Ces vérifications se font sur la base
des informations dont dispose
l’administration fiscale. En prati­
que, seul cet examen approfondi
permet à la Haute Autorité de se
prononcer sur l’existence d’un
conflit d’intérêts, son intensité et
les moyens d’y remédier.
Quel rôle la HATVP joue­t­elle
dans la vie publique,
sept ans après sa création
sur fond d’affaire Cahuzac ?
Son rôle est essentiel pour
contribuer à améliorer la
confiance entre responsables pu­
blics et citoyens. Une telle auto­
rité a toute sa justification. Sa mis­
sion est de promouvoir l’intégrité
de la vie publique en France, à tra­
vers le contrôle des déclarations
de patrimoine et d’intérêts des
plus hauts responsables publics.
Les élus se sont approprié les
obligations de transparence et,
dans l’immense majorité des cas,
celles­ci sont respectées. Dans le
cas contraire, nous intervenons.
La Haute Autorité a su développer
Tout prisonnier détenu dans des conditions indignes pourra être libéré
Dans un arrêt, la Cour de cassation stipule qu’un juge des libertés saisi d’une demande devra procéder aux vérifications nécessaires
C’ est une avancée ma­
jeure pour la condition
des personnes déte­
nues. Alors que le nouveau garde
des sceaux, Eric Dupond­Moretti,
a réservé, mardi 7 juillet, sa pre­
mière visite de ministre à la prison
de Fresnes (Val­de­Marne), cela,
après avoir dit un mot à l’adresse
des prisonniers et leurs conditions
de détention « inhumaines et dé­
gradantes » lors de la cérémonie de
passation des pouvoirs, la Cour de
cassation vient de tirer les consé­
quences de l’arrêt historique
rendu par la Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH) en jan­
vier. La justice européenne avait
alors condamné la France pour
absence de recours effectif et trai­
tements inhumains ou dégra­
dants, recommandant à l’Etat
d’« envisager l’adoption de mesu­
res générales visant à supprimer le
Didier Migaud, au siège de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, à Paris, le 8 juillet. ED ALCOCK/MYOP POUR « LE MONDE »
un rôle de conseil auprès des res­
ponsables publics. Il est fonda­
mental que nous puissions les ac­
compagner. Ils sont de plus en
plus nombreux à nous consulter.
Vous avez été nommé par le
chef de l’Etat il y a six mois, le
temps d’un état des lieux. Que
manque­t­il à la HATVP
pour être totalement efficace ?
Quelles sont vos priorités ?
J’ai pu mesurer le travail effectué
sous l’autorité de Jean­Louis Nadal
et son collège. Les exigences relati­
ves à la probité des responsables
publics étant plus solidement an­
crées, nous pourrions promouvoir
encore davantage une transpa­
rence utile, en renforçant la pré­
vention, l’accompagnement et les
moyens de contrôle.
A ce titre, nous formulons plu­
sieurs propositions. Nous souhai­
tons que la HATVP dispose d’un
pouvoir de sanction propre, pour
les manquements aux obligations
administratives et déontologi­
ques non substantiels, comme des
omissions ou des sous­évalua­
tions de patrimoine qui ne néces­
sitent pas de saisir la justice. Prati­
quement toutes les autorités ad­
ministratives indépendantes ont
un tel pouvoir, qui s’ajoute aux
surpeuplement et à améliorer les
conditions matérielles de déten­
tion », sans toutefois lui intimer
d’agir, mais en exhortant de pren­
dre des mesures face à ce « pro­
blème structurel ».
Dans un communiqué diffusé
mercredi, la plus haute juridiction
française indique ainsi avoir
rendu un arrêt dans lequel elle rap­
pelle que « tout juge national (…)
doit tenir compte des décisions de
la Cour européenne des droits de
l’homme sans attendre une éven­
tuelle modification des textes ». Elle
souligne ensuite qu’il appartient
dès lors « au juge judiciaire de faire
vérifier les allégations de condi­
tions indignes de détention formu­
lées par un détenu sous réserve que
celles­ci soient crédibles, précises,
actuelles et personnelles ».
Concrètement, cela signifie
qu’un juge des libertés et de la dé­
« Il existe
un champ
de manquements
non sanctionnés
qui pourraient
l’être demain »
sanctions pénales possibles. Nous
souhaiterions aussi disposer d’un
droit de communication auto­
nome élargi aux administrations,
aux entreprises et aux banques.
Nous avons un accès direct à un
certain nombre de fichiers et d’in­
formations, en particulier auprès
de l’administration fiscale. Il serait
utile d’étendre ce droit, pour ga­
gner en temps et en efficacité.
Et nous aurons à préciser notre
doctrine dans nos domaines d’ex­
pertise juridique, comme le conflit
d’intérêts et l’encadrement du lob­
bying. Rendre les dispositifs plus
intelligibles constitue un défi per­
manent pour la HATVP, qui doit
tracer des lignes claires. Ainsi, en
matière d’encadrement du lob­
bying, nous sommes partisans de
faire évoluer le décret d’applica­
tion de la loi Sapin II, trop com­
plexe et restrictif.
tention qui serait saisi d’une de­
mande de remise en liberté par un
détenu en mesure d’étayer les
conditions indignes de son incar­
cération devra désormais procé­
der aux vérifications nécessaires
plutôt que de renvoyer cette res­
ponsabilité à la justice administra­
tive. Il s’agit d’un réel revirement
de jurisprudence car, jusqu’ici, le
juge de la détention n’était pas le
juge des conditions de détention.
Cela ne signifie pas pour autant
que n’importe quel détenu, aux
motifs que sa détention serait ju­
gée indigne, puisse recouvrer la li­
berté. Comme le précise la Cour de
cassation dans son communiqué,
« dans les hypothèses où les vérifi­
cations ainsi entreprises établis­
sent la réalité de l’atteinte alléguée
au principe de dignité de la per­
sonne détenue sans qu’il y ait été re­
médié depuis lors, le juge doit or­
Avec ce nouveau pouvoir
de sanction, des manquements
non sanctionnés aujourd’hui
le seraient­ils demain ? Une loi
sera­t­elle nécessaire ?
Oui, cela passe par une modifica­
tion législative. Il y a une propor­
tionnalité à établir dans la gravité
des faits, et le juge pénal intervient
bien sûr pour les manquements
graves. La Haute Autorité doit pou­
voir travailler avec le maximum
d’efficacité, tout en restant dans
les missions que lui a confiées le
législateur. Il ne s’agit pas de nous
substituer au juge pénal lorsque
celui­ci doit être saisi. Il existe
donc effectivement un champ de
manquements non sanctionnés
qui pourraient l’être demain.
Combien de dossiers transmis
à la justice en 2019 ? Que disent­
ils de la probité en France ?
Vingt­trois dossiers ont été
transmis à l’autorité judiciaire,
dont dix dus à des prises illégales
d’intérêts par des responsables pu­
blics en fonction, et un post­fonc­
tion. Depuis 2014, 102 dossiers ont
été transmis à la justice, qui ont
donné lieu à douze condamna­
tions, étant entendu que bon
nombre d’entre eux sont encore à
l’instruction. Ces données mon­
donner la mise en liberté de la per­
sonne en lui imposant, éventuelle­
ment, une assignation à résidence
avec surveillance électronique ou
un contrôle judiciaire ».
« Décision sans ambiguïté »
Dans un communiqué diffusé
mercredi, l’Observatoire Interna­
tional des prisons, qui est au cœur
des démarches qui ont abouti à la
condamnation de la France devant
la CEDH, s’est dit « satisfait des dé­
cisions rendues par la Cour de cas­
sation qui, mettant en œuvre les re­
commandations la Cour euro­
péenne des droits de l’homme, ga­
rantissent enfin aux personnes
détenues un recours contre les con­
ditions de détention inhumaines
ou dégradantes ». « La décision de
la CEDH est sans ambiguïté, les juri­
dictions devront désormais se pré­
occuper des conséquences de leur
trent une bonne appréhension de
la probité chez les responsables
publics. Dans un souci de transpa­
rence, les informations données
sur notre site feront apparaître les
élus qui n’auraient pas rempli
leurs obligations déclaratives,
après relance et injonction.
A propos de lobbying, quel
bilan dressez­vous de la mise
en place, mi­2017, auprès
de la HATVP, du répertoire
des représentants d’intérêts ?
Ce répertoire compte 2 000 ins­
crits. Son existence marque un
progrès considérable. Le lobbying
est une réalité ancienne. Il est im­
portant de l’encadrer et de le régu­
ler, pour qu’il s’exerce en toute
transparence. Le rôle de la Haute
Autorité, qui gère ce répertoire, est
de ce point de vue utile, afin de
rendre visibles et traçables les acti­
vités des représentants d’intérêts
et les relations qu’ils entretien­
nent avec les responsables publics.
Ce dispositif est encore récent et
perfectible. Plus que la quantité, la
qualité des informations déclarées
est primordiale. Le législateur a dé­
cidé d’étendre ce répertoire aux
collectivités territoriales. Avec la
crise, ce délai a été reporté d’un an.
Nous ferons un premier bilan et
décision et s’assurer que les condi­
tions de détention sont dignes, ce
qui sera compliqué au regard de
l’état de nos prisons. La Cour de cas­
sation, ce qui est son rôle, a pris acte
de la décision de la CEDH et l’appli­
que », a déclaré au Monde l’avocat
Jean­Marc Fedida, qui avait aussi
porté plainte devant la CEDH pour
l’un de ses clients.
Le gouvernement français a jus­
qu’ici prudemment choisi de ne
pas réagir publiquement à l’arrêt
de la CEDH, jugeant, selon les ob­
servations qu’il a pu faire à l’occa­
sion de la procédure devant le pa­
lais des droits de l’homme à Stras­
bourg, que « le droit interne offre
un cadre pour l’engagement de la
responsabilité de la puissance pu­
blique vis­à­vis des détenus ».
La Cour de cassation a aussi indi­
qué qu’elle renvoyait une question
prioritaire de constitutionnalité
france | 13
remettrons un rapport au Parle­
ment à l’été 2021, pour identifier
les dispositions nécessaires à cette
extension.
Y a­t­il des leçons à tirer des
affaires Delevoye (omissions de
déclarations) et Kohler (conflit
d’intérêts possible dû à des liens
familiaux avec une société) ?
Ces deux situations ne sont pas
comparables. Je n’étais pas prési­
dent de la HATVP quand a été exa­
minée la situation de M. Delevoye.
Le collège a constaté qu’il avait dé­
posé sa déclaration en retard, avec
des omissions susceptibles de ca­
ractériser l’infraction d’omission
substantielle, en raison de leur
nombre, de la nature de certains
intérêts omis et des risques de con­
flits d’intérêts avec ses fonctions
gouvernementales. Ces manque­
ments ont été signalés au procu­
reur de la République. Cet épisode
a montré l’utilité de l’institution.
M. Kohler, lui, a relevé, pour son
départ dans le groupe MSC, de la
Commission de déontologie de la
fonction publique. En tant que col­
laborateur du président de la Ré­
publique, il est déclarant à la Haute
Autorité. Le collège n’a pas fait
connaître de remarque particu­
lière sur sa déclaration d’intérêts.
La HATVP, qui absorbe la
Commission de déontologie de
la fonction publique, sera seule
en ligne pour contrôler les mo­
bilités public/privé. En quoi
le contrôle sera­t­il amélioré ?
La Commission n’était plus en
mesure d’absorber les dossiers
soumis. Le législateur a voulu
transférer cette responsabilité à la
HATVP, en concentrant le contrôle
sur les emplois stratégiques et les
questions complexes. Cela repré­
sente plus de 15 000 personnes.
En quoi l’indépendance
de la HATVP, acteur­clé
du contrôle, est­elle garantie ?
La Haute Autorité a montré son
indépendance sous Jean­Louis Na­
dal et cela continuera avec moi. Le
collège est très sourcilleux sur
cette question. L’indépendance
est totale, je peux en attester. Elle
est nécessaire. Par ailleurs, nous
ne voulons pas travailler en circuit
fermé, mais avec les autres autori­
tés proches de nos missions : Trac­
fin, l’Agence française anticorrup­
tion, le Parquet national financier,
les juridictions administratives et
financières. L’objectif, c’est de re­
chercher la meilleure complé­
mentarité, pour la meilleure effi­
cacité, en évitant les doublons. 
propos recueillis par
anne michel
devant le Conseil constitutionnel,
ouvrant la voie à de possibles mo­
difications législatives. Elle a jugé
« sérieuse l’éventualité d’une in­
constitutionnalité des articles du
code de procédure pénale, qui ne
prévoient pas que le juge judiciaire
puisse mettre un terme à une at­
teinte à la dignité de la personne in­
carcérée résultant de ses conditions
matérielles de détention ».
L’arrêt de la Cour de cassation in­
tervient par ailleurs alors que le
nombre de détenus a singulière­
ment diminué depuis le début de
la crise sanitaire, pendant laquelle
des milliers de prisonniers ont été
libérés de manière anticipée. Fin
mai, avec 58 926 détenus pour en­
viron 61 000 places, la densité
moyenne des prisons françaises
est passée sous le seuil symboli­
que des 100 %. 
simon piel

14 | france
Ségur de la santé : un projet d’accord présenté
Les syndicats ont jusqu’au lundi 13 juillet pour dire s’ils acceptent de signer le texte du gouvernement
L
es contours du plan « mas­
sif » en faveur de l’hôpital
promis par Emmanuel
Macron au plus fort de la
crise du Covid­19 sont désormais
arrêtés. Après plus de six semaines
de négociation entre les syndicats
et le gouvernement dans le cadre
du Ségur de la santé, un projet
d’accord a été présenté dans la
nuit du 8 au 9 juillet. Ce texte pré­
voit notamment une revalorisa­
tion « socle » de 180 euros men­
suels net pour tous les personnels
hospitaliers non médecins des
secteurs publics et privé non lu­
cratifs, via une augmentation en
deux temps : 90 euros au 1er sep­
tembre, puis 90 euros en
mars 2021. Pour les personnels du
secteur privé, cette hausse serait
de 160 euros, également en deux
temps. D’autres hausses ciblées
seraient localement à la main des
établissements de santé, via des
mécanismes d’intéressement.
Le projet d’accord est doté d’une
enveloppe de 7,5 milliards d’euros,
après l’intervention du premier
ministre Jean Castex, qui avait
abondé mardi soir de 1,1 milliard
d’euros l’enveloppe de 6,4 mil­
liards déjà mise sur la table. Une
enveloppe « historique », selon le
ministère de la santé. Il prévoit
également la refonte des grilles
pour certains métiers soignants
et médico­techniques d’ici à 2022,
ce qui permettra de dépasser les
200 euros de revalorisation men­
suelle pour les filières soignantes,
médico­techniques et de réduc­
tion. Le projet d’accord prévoit
également l’embauche de près de
15 000 personnels dans les hôpi­
taux. Pour moitié, il s’agirait de
créations de postes destinés à
pourvoir des équipes de rempla­
cement, et pour l’autre moitié, de
recrutements de personnels sur
des postes budgétés mais non
pourvus par des titulaires.
Les syndicats, qui ont désormais
jusqu’au lundi 13 juillet pour dire
s’ils acceptent de signer le texte,
ont accueilli différemment ce pro­
jet d’accord. Même s’il concède
Deux ans de prison avec sursis requis contre Karim Zéribi
L’ex­eurodéputé était jugé par le tribunal correctionnel de Marseille pour abus de confiance et abus de biens sociaux
marseille ­ correspondant
I l était apparu tel une comète
dans le ciel politique mar­
seillais au milieu des années
2000. Auréolé d’un poste d’an­
cien conseiller technique du mi­
nistre de l’intérieur Jean­Pierre
Chevènement, porté par une
fonction d’animateur des « Gran­
des Gueules » sur RMC, Karim
Zéribi avait rapidement incarné
les quartiers populaires, parta­
geant même des tribunes avec
Ségolène Royal. Le Parlement des
banlieues qu’il présidait en avait
fait le porte­voix des citoyens en
quête d’une égalité des chances.
Devant le tribunal correction­
nel de Marseille qui le jugeait, de­
puis lundi 6 juillet, pour abus de
confiance et abus de biens so­
ciaux, l’ancien député européen
s’est dit « écœuré ». « Je ne suis pas
à ma place ici », a­t­il opposé,
mercredi, aux réquisitions du
procureur : deux ans de prison
avec sursis, une amende de
50 000 euros et une privation du­
rant quatre ans des droits de vote
et d’éligibilité.
« Je n’ai pas envie qu’il reprenne
une activité politique », a expliqué
le procureur Etienne Perrin, après
avoir accusé Karim Zéribi d’avoir
fait usage des fonds d’associa­
tions subventionnées par les col­
lectivités locales pour financer
ses campagnes électorales. « L’en­
richissement personnel n’entre
Des portraits de soignants affichés sur la façade de l’Opéra Bastille, un projet initié par JR, à Paris, le 8 juillet. A.-C. POUJOULAT/AFP
des « avancées », Patrick Bour­
dillon, le secrétaire fédéral de la
CGT Santé, estime que « la monta­
gne a accouché d’une souris ». « On
avait fait miroiter une vraie recon­
naissance aux professionnels », ju­
ge­t­il, en rappelant que les orga­
nisations syndicales réclamaient
une augmentation de 300 euros
net par mois pour tous les person­
nels hospitaliers. « On est loin du
vite et fort promis au début du Sé­
gur, on est sur du lentement et
peu », dit­il. Pour le responsable
syndical, « plusieurs lignes rouges
ont été franchies ». Il regrette ainsi
l’exclusion du dispositif de 35 000
agents de la fonction publique
hospitalière travaillant dans le
pas en ligne de compte, a précisé
le procureur, mais l’enrichisse­
ment, cela peut être aussi parce
que vous avez obtenu des moyens
détournés d’associations. »
Très combatif, souvent tourné
vers le procureur et les journalis­
tes au point d’irriter la présidente
du tribunal, Céline Ballérini – « Ce
n’est pas la presse que vous devez
convaincre ! » –, Karim Zéribi,
53 ans, s’est dit victime d’une ca­
bale, se présentant comme « un
homme à abattre » dès lors
qu’aux législatives de juin 2012,
sous l’étiquette EELV, il avait sur­
pris en obtenant 21 % dans les
quartiers nord de Marseille,
« sans l’appui du PS ».
« Véhicule politique »
Quelques jours plus tard, une
lettre anonyme orientait les en­
quêteurs sur la piste d’emplois
présumés fictifs au sein de deux
associations créées par Karim
Zéribi, Agir pour la citoyenneté
(APC), qu’il avait présidée jus­
qu’en 2006, et Agir pour la com­
pétence­recrutement (APC­R), un
cabinet de recrutement destiné à
favoriser l’embauche de jeunes
« pénalisés par des adresses et par
des faciès ». Même à la SNCF, où il
a gravi les échelons de simple
agent commercial au poste qu’il
occupe actuellement de directeur
de l’engagement sociétal et de la
transition écologique, il assure
avoir convaincu Louis Gallois, ex­
secteur social, la mise en place de
nouvelles règles sur les 35 heures à
l’hôpital ou encore la nécessite de
partager l’enveloppe avec les sala­
riés du privé à hauteur, selon lui,
de 1,6 milliard d’euros.
« Le compromis trouvé est plutôt
positif, il y a des avancées significa­
tives pour les personnels », estime
pour sa part Didier Birig, le négo­
ciateur pour Force Ouvrière. « On
a été chercher les derniers arbitra­
ges avec les dents, raconte­il. On
n’avait pas obtenu des choses
comme ça depuis trente ans :
180 euros de plus par mois ce n’est
pas rien. » Selon lui, « le protocole
ne se limite par ailleurs pas à ces
180 euros », avec notamment un
président du groupe ferroviaire,
de la nécessité de donner leur
chance aux quartiers populaires.
Entendus par la police judi­
ciaire, des salariés des associa­
tions ont raconté comment les
CDD se multipliaient au moment
des élections et combien leur acti­
vité était alors orientée vers les
campagnes politiques de Karim
Zéribi, qui, tout en ayant aban­
donné la présidence d’APC, en se­
rait demeuré un dirigeant de fait.
« Cette association était une
sorte de véhicule politique afin
d’optimiser l’électorat de Karim
Zéribi », avait déclaré sa fidèle se­
crétaire. « Il m’a demandé de payer
une facture avec le compte de l’as­
sociation pour un transport de
personnes âgées en car pour le
compte de sa campagne électorale
de 2012 », avait dénoncé la direc­
trice de l’antenne marseillaise
d’APC­R, ajoutant qu’après son re­
fus « il était devenu odieux ».
Selon le procureur, « 90 % des
salariés des deux associations di­
sent qu’APC a été utilisé par Karim
« Je n’ai pas envie
qu’il reprenne
une activité
politique »
ÉTIENNE PERRIN
procureur
doublement en 2020 et 2021 des
ratios des agents hospitaliers pas­
sant en classe supérieure.
A la CFDT, on se montre égale­
ment plutôt satisfait de ce projet
d’accord. « On peut se dire que
n’importe quelle somme n’aurait
pas été suffisante pour rattraper
vingt ans de disette mais il y a un
gros effort consenti, il y a une reva­
lorisation immédiate conséquente,
cela faisait longtemps qu’il n’y
avait pas eu une telle augmenta­
tion », assure Eve Rescanieres, la
secrétaire générale CFDT santé so­
ciaux. « Même si des points sont
améliorables, le niveau de revalori­
sation est ambitieux, c’est une op­
portunité à saisir », fait­on valoir à
Zéribi, que leurs moyens ont été
mis à son profit et pour une car­
rière politique ». APC avait obtenu
en 2007­2008 des subventions du
conseil général des Bouches­du­
Rhône (50 000 euros), de l’Agence
nationale pour la cohésion so­
ciale et l’égalité des chances
(20 000 euros) et du conseil régio­
nal Provence­Alpes­Côte d’Azur
(16 800 euros).
« Hyperpersonnalisation »
Confronté à toutes ces déposi­
tions qui l’accablent et que lit pa­
tiemment la présidente, Karim
Zéribi s’emporte : « Ce sont des
menteuses », et il dénonce chez
tous « haine, jalousie et méchan­
ceté ». Les témoignages, comme
ceux de son chauffeur embauché
par APC­R ou de la veuve d’un sa­
larié décrivant « un grand mani­
pulateur », ne sont aux yeux de
l’élu que des « insanités ».
Avec virulence, il s’en prend à
« une enquête bidonnée par les en­
quêteurs où les déclarations sont
les mêmes à la virgule près. Moi,
j’apporte des éléments matériels
face à des médisances ». Mais,
pour la présidente du tribunal,
« cela paraît surprenant qu’autant
de personnes qui ont eu un temps
[sa] confiance disent tous qu[’il
fait] un mélange entre la politique
et l’associatif et que toute [sa] vie
est marquée par cette confusion ».
Le tribunal a aussi épluché un
tas de documents : un sondage
la Fédération hospitalière de
France (FHF), la structure qui re­
présente les hôpitaux publics.
Les organisations syndicales ont
désormais jusqu’à lundi pour dire
si elles acceptent de signer ce que
le gouvernement souhaite appe­
ler « les accords de la santé ». Faute
d’accord majoritaire, « le ministre
nous a clairement dit qu’on revien­
drait au point auquel nous étions
avant les 30 dernières heures de
discussion », explique Eve Resca­
nieres, soit 6,4 milliards d’euros,
au lieu des 7,5 milliards promis
mardi par le chef du gouverne­
ment. Les négociations avec les
médecins hospitaliers sont, elles,
au point mort. Le ministre de la
payé en 2008 par APC, outil es­
sentiel à la rédaction du « Mani­
feste des quartiers populaires »,
selon Me Michel Pezet, le défen­
seur de l’ex­élu, moyen de mesu­
rer la notoriété politique de
Karim Zéribi avant les élections, à
en croire le procureur, ou encore
des quatre­pages financés par
APC, dont Karim Zéribi a lui­
même reconnu une « hyperper­
sonnalisation », tant son nom ap­
paraît à tout bout de champ et sa
photo à toutes les pages.
Le tribunal, qui rendra sa déci­
sion le 9 septembre, va devoir ar­
bitrer entre la « vampirisation de
deux associations à des fins politi­
ques », comme l’affirme le procu­
reur, et « une construction accusa­
toire avec un dossier qui prend
l’eau de partout et ne tient pas »,
comme l’a assuré Me Pezet, en ré­
clamant « une relaxe générale ».
Dirigeants de droit des associa­
tions, dont l’un assure avoir rem­
pli son rôle sans interférence de
Karim Zéribi et l’autre avoir été
« de paille », gérants de la SARL
K2C créée pour encaisser les émo­
luments des « Grandes Gueules »
et soupçonnés d’abus de biens so­
ciaux… cinq autres prévenus
comparaissaient aux côtés de
Karim Zéribi. Des peines allant de
six à huit mois de prison avec sur­
sis et des amendes de 3 000 à
10 000 euros ont été réclamées
contre ces prévenus satellites. 
luc leroux
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
« On n’avait
pas obtenu
des choses
comme ça depuis
trente ans »
DIDIER BIRIG
négociateur
pour Force ouvrière
santé Olivier Véran a refusé, mer­
credi, d’abonder l’enveloppe de
400 millions d’euros de revalori­
sation déjà promis aux quelque
100 000 praticiens hospitaliers.
« Le ministre a mis fin à la négocia­
tion, on ne pourra pas aboutir à un
accord, c’est un échec grave pour
l’hôpital public », regrettait mer­
credi soir Jacques Trévidic, le pré­
sident d’Action praticiens hôpital
(APH), en faisant part d’une
« vraie déception ».
Au ministère de la santé, on
considérait mercredi soir que les
négociations n’étaient malgré
tout pas closes, en faisant état
d’un « désaccord sur la négocia­
tion » et d’une simple « suspen­
sion de la réunion ». Dénonçant
un « jeu de dupe » de la part du
gouvernement, Jean­François Ci­
bien, vice­président d’APH et pré­
sident d’Avenir hospitalier, re­
grettait que « les praticiens hospi­
taliers ne soient plus considérés
dans ce pays par nos politiques ».
D’autres mesures devraient en­
core venir gonfler la facture. Em­
manuel Macron a annoncé dans
un entretien à la presse régionale
le 3 juillet vouloir dégager « entre
15 et 20 milliards d’euros » pour
l’investissement dans les bâti­
ments, les équipements et le nu­
mérique. D’autres annonces, con­
cernant une gouvernance plus
souple et « plus déconcentrée »
du système de santé, doivent éga­
lement être annoncées. Le chef de
l’Etat devrait lui­même présenter,
d’ici au 14 juillet, les résultats de
cette concertation. 
françois béguin
FAIT DIVERS
6 000 personnes
défilent à Bayonne pour
le chauffeur agressé
6 000 personnes vêtues de
blanc ont participé, mercredi
8 juillet au soir, à une marche
en hommage au chauffeur de
bus violemment agressé à
Bayonne, défilant derrière
l’épouse et les trois filles de la
victime. Philippe Monguillot,
59 ans, a été roué de coups et
grièvement blessé à la tête, di­
manche, alors qu’il voulait
contrôler le ticket d’une per­
sonne et exigeait le port du
masque pour trois autres.
« Mon mari n’a pas encore
perdu la vie, son cœur bat, sa
tête ne répond plus, a déclaré
son épouse, Véronique, 52 ans.
Je ne veux pas d’acharnement,
mais on essaie. Encore quaran­
te­huit heures, après on verra. »
Deux hommes ont été mis en
examen pour « tentative d’ho­
micide volontaire ». Deux
autres pour « non­assistance à
personne en danger ». Tous
ont été écroués – (AFP.)
POLIC E
Un réseau de trafic de
stupéfiants démantelé,
un douanier écroué
Un réseau de trafic de stupé­
fiants, qu’un douanier du sud
de la France est soupçonné
d’avoir alimenté, a été dé­
mantelé en Alsace, selon le
parquet de Mulhouse (Haut­
Rhin). Une information judi­
ciaire a été ouverte, et six
personnes mises en examen
et placées en détention. Le ré­
seau opérait à Strasbourg,
Mulhouse et Colmar. – (AFP.)
 La liberté commence
où l’ignorance finit.
Léon Bonnat ©RMN (Château de Versailles)/G.Blot

Victor Hugo

L’œuvre immortelle et engagée

du plus grand de nos écrivains
Une luxueuse collection des œuvres complètes
de l’édition Hetzel avec les gravures originales et
les ornementations au fer à dorer, accompagnée
de livrets inédits sur Victor Hugo.

LE VOLUME 1
LE LIVRET
Une collection

3 99
,
€
SEULEMENT
présentée par Érik Orsenna de l’Académie française

ACTUELLEMENT EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

Et dès maintenant sur www.collection-victorhugo.fr
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 |
Nucléaire : la Cour des comptes éreinte l’EPR
Le coût du réacteur de Flamanville, dans la Manche, s’élève à 19,1 milliards d’euros, selon les magistrats
U
n échec opérationnel,
des dérives de coûts et
des délais considéra­
bles. » Dans un rap­
port rendu public jeudi 9 juillet, la
Cour des comptes ne mâche pas
ses mots sur la filière EPR, le réac­
teur nucléaire de troisième géné­
ration. L’instruction approfondie
des magistrats, qui a duré dix­huit
mois, critique le chantier catas­
trophique de Flamanville (Man­
che), l’incapacité de la filière nu­
cléaire et de l’Etat à assurer le suivi
des opérations et le développe­
ment international hasardeux du
réacteur. La Cour interroge
également l’avenir de l’EPR – sans
toutefois mettre en cause la tech­
nologie elle­même.
Une dérive financière encore
plus importante qu’annoncé
L’une des principales surprises du
rapport concerne le coût total du
chantier de Flamanville. Com­
mencé en 2007, il devait initiale­
ment se terminer en 2012 et coûter
3,4 milliards d’euros. Après des
années de déboires, EDF estime
que le réacteur devrait démarrer
en 2023, pour un budget de
12,4 milliards d’euros. Mais le chif­
frage plus précis de la Cour ajoute
des coûts complémentaires non
intégrés par EDF, qui pourraient
atteindre 6,7 milliards d’euros à la
mise en service du réacteur. Soit
un total de 19,1 milliards. Les ma­
gistrats ont en effet calculé le mon­
tant du « surcoût » de finance­
ment dû au retard de construc­
tion, ainsi que diverses dépenses
intervenant avant la mise en ser­
vice – pièces de rechange, procédu­
res administratives, charges fisca­
les… Dans sa réponse au rapport, le
PDG d’EDF, Jean­Bernard Lévy, ne
conteste pas le montant de la Cour.
« Les conséquences de ces dérives
pèsent évidemment sur les coûts et
la rentabilité de l’EPR de Flaman­
ville », soulignent les magistrats.
Ces derniers ont aussi calculé le
coût de l’électricité qui sera pro­
duite par l’EPR de Flamanville
– un chiffre qu’EDF se refuse à
rendre public depuis plus de dix
ans – et estiment qu’il pourrait se
situer entre 110 et 120 euros le mé­
gawattheure. Un prix qui repré­
sente plus du double de celui de
l’électricité produite aujourd’hui
par les réacteurs nucléaires exis­
tants, et qui est également supé­
Pierre Moscovici : « C’est une note salée, trop salée ! »
Le premier président de la Cour des comptes souligne « l’échec opérationnel et financier » de l’EPR de Flamanville
ENTRETIEN
L e nouveau premier prési­
dent de la Cour des comp­
tes, Pierre Moscovici, a pré­
senté, jeudi 9 juillet, un rapport
critique sur la filière nucléaire
EPR. Selon les magistrats de l’ins­
titution, à la tête de laquelle l’an­
cien ministre de l’économie et
commissaire européen a succédé
à Didier Migaud, le 3 juin, les le­
çons de Flamanville (Manche)
doivent être tirées.
Quel constat la Cour
des comptes dresse­t­elle ?
C’est un rapport sévère, mais, je
le crois, juste. Il fait un constat
net, celui d’un échec opération­
nel de l’EPR de Flamanville Pour­
tant, ce projet de réacteur, pre­
mier d’une série, est d’une impor­
tance considérable. D’ailleurs,
notre diagnostic ne condamne
pas cette technologie.
Mais le processus, les méthodes,
les financements et même les ca­
pacités techniques de la filière :
tout cela est en cause. Notre rap­
port analyse les faits et décrit
Sur le chantier de l’EPR de Flamanville (Manche), en novembre 2016. BENOIT TESSIER/REUTERS
rieur à celui de l’électricité fournie
par les énergies renouvelables in­
termittentes, éoliennes et solaires
– y compris en prenant en compte
le coût du stockage de l’électricité.
A l’étranger, la Cour affirme que
la construction de deux réacteurs
EPR à Hinkley Point, dans le sud­
ouest de l’Angleterre, « pèse lourde­
ment sur les finances d’EDF », la
rentabilité de cet investissement
ayant été plusieurs fois revue à la
baisse, et que les deux réacteurs de
Taishan, en Chine, qui ont été mis
en service en 2018, « n’assurent pas
encore une rentabilité suffisante ».
Les causes des déboires et la res­
ponsabilité de l’Etat Les projets
d’EPR sont partis, dès leurs prémi­
ces, sur de mauvais rails. La Cour
rappelle que c’est la rivalité très
forte entre les deux entreprises
cliniquement la chronique d’une
dérive évitable.
Le rapport est sévère, notam­
ment vis­à­vis d’EDF…
C’est l’ensemble du processus
de décision qui aboutit à cet échec
opérationnel et financier. Il y a
une question de gouvernance et
de pilotage. Il n’y a pas eu de
transparence entre EDF et Areva,
mais plutôt une concurrence en­
tre deux groupes publics, qui
avaient deux stratégies différen­
tes. Ces rivalités n’ont pas été
arbitrées, à l’époque, par l’Etat ac­
tionnaire. Cela s’est traduit par le
« Ce [surcoût] a
un lourd impact
pour nos
concitoyens,
contribuables ou
consommateurs,
qui en paieront
le prix »
publiques EDF et Areva qui a con­
duit au « lancement précipité », au
début des années 2000, des chan­
tiers de construction des deux
premiers réacteurs en France et
en Finlande. Une précipitation sy­
nonyme d’impréparation – les
principaux contrats de construc­
tion sont conclus alors que seule­
ment 10 % à 40 % des études né­
cessaires ont été réalisées –, et qui
a conduit à des estimations « ir­
réalistes » : la durée moyenne de
construction d’un réacteur dans
le monde a été de cent vingt et un
mois entre 1996 et 2000, mais la
durée initiale retenue par EDF est
de cinquante­quatre mois ; les be­
soins en ingénierie sont estimés à
5 millions d’heures de travail, il en
faudra 22 millions.
En outre, EDF n’est pas organi­
sée pour gérer ce projet, ni tech­
lancement précipité de deux
chantiers, l’un à Flamanville, en
France, par EDF, et l’autre en Fin­
lande, par Areva.
La conséquence, c’est que le
chantier de Flamanville a connu
des dérives de délais et de coûts,
qui ont été multipliés par plus de
trois. EDF a surestimé les capaci­
tés de la filière nucléaire et a
sous­estimé les coûts et l’am­
pleur du projet.
La Cour estime que le coût de
Flamanville, estimé par EDF à
12,4 milliards d’euros, ne prend
pas en compte un certain
nombre de frais financiers
et d’exploitation…
Avec les coûts complémentaires
de 6,7 milliards d’euros que la
Cour a identifiés, on atteindra
19,1 milliards d’euros : c’est une
note très salée, trop salée ! Le chif­
frage de la Cour découle d’une
analyse méticuleuse des comptes
et du financement. Dans sa ré­
ponse au rapport, le PDG d’EDF ne
le conteste d’ailleurs pas.
Cela a un lourd impact pour nos
concitoyens, contribuables ou
Commencé
en 2007,
le chantier
de Flamanville
devait
se terminer
en 2012 et coûter
3,4 milliards d’euros
niquement ni financièrement.
Jusqu’en 2015, par exemple, il n’y
a pas de véritable équipe dévolue
à la gestion du chantier. Le con­
seil d’administration ne délibère
quasiment jamais sur le sujet et
ne se saisit pas des messages
d’alerte envoyés par le comité
d’audit. La communication de
consommateurs, qui en paieront
le prix : la dérive des coûts de cons­
truction aboutit à une dérive des
coûts de production, qui sont esti­
més par la Cour, pour Flamanville,
entre 110 et 120 euros le mégawat­
theure, soit près du double des
réacteurs en service. Cette ques­
tion du coût de production est une
question majeure, qui doit entrer
en compte dans la réflexion sur le
mix énergétique du futur.
Le rapport critique
également le processus
des autres projets d’EPR…
Le chantier finlandais a eu des
conséquences importantes : il a
provoqué le démantèlement
d’Areva en 2015 et une restructu­
ration particulièrement coû­
teuse de la filière nucléaire, qui a
mobilisé 7,5 milliards d’euros
d’argent public.
On pourrait également parler de
Hinkley Point [dans le sud­ouest
de l’Angleterre], au Royaume­Uni,
qui a provoqué une contestation
inhabituelle au sein d’EDF. Ce pro­
jet pose des risques juridiques et
politiques, et connaît également
l’entreprise avec l’Autorité de sû­
reté nucléaire (ASN) pose égale­
ment question : EDF n’a informé
celle­ci des difficultés liées à la
réalisation des soudures de tra­
versées qu’en 2017, alors qu’elle
avait connaissance de ces élé­
ments depuis 2013. Cette mau­
vaise gestion et cette perte de
compétences avaient déjà été
mises en lumière par le rapport
de Jean­Martin Folz, rendu public
en octobre 2019.
EDF n’est, toutefois, pas la seule
à blâmer. Le rapport de la Cour
souligne que les administrations
concernées – telles que l’Agence
des participations de l’Etat ou la
direction générale chargée de
l’énergie – n’ont « pas rempli leur
rôle » d’évaluation et de suivi et
qu’elles n’ont, en conséquence,
pas alerté les ministres sur les
des surcoûts et des retards. Ce
sont des risques élevés pour
l’équation financière d’EDF.
Les deux EPR construits avec
succès en Chine ont un grand mé­
rite : ils démontrent la viabilité de
la technologie. Mais, là encore, les
délais et les coûts de construction
ont connu des dépassements par
rapport à l’estimation initiale.
Quelle est la part de
responsabilité des autorités
dans ces déboires ?
L’Etat, comme la filière nu­
cléaire, avaient perdu, sans le sa­
voir, la capacité à gérer des chan­
tiers complexes de cette nature.
Le fait qu’il se soit écoulé seize ans
entre les constructions de la der­
nière centrale nucléaire et du pre­
mier EPR a entraîné une perte de
compétences : on a perdu la main.
A ce niveau, ce n’est plus du tâton­
nement, mais une défaillance.
Si l’on décide de construire
d’autres EPR, alors il faudra un pi­
lotage mieux assuré, une structu­
ration industrielle mieux cons­
truite, et des capacités techniques
et financières à la hauteur.
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
différents aléas des chantiers. « Il
n’est pas établi que les administra­
tions de tutelle réalisent un travail
d’instruction technique suffisam­
ment approfondi pour éclairer les
décideurs politiques » en matière
de nucléaire civil et militaire, écri­
vent les magistrats.
Les inquiétudes de la Cour des
comptes pour la suite Tirant la
leçon des déboires des chantiers
de l’EPR, en France mais égale­
ment en Finlande, EDF travaille à
la conception d’un modèle dit
« EPR2 », qu’il présente comme
moins coûteux et capable d’assu­
rer le même niveau de sûreté.
C’est sur la base de ce projet que
le gouvernement a demandé au
PDG du groupe de réfléchir au
scénario de construction de six
réacteurs sur les quinze prochai­
nes années. Dans leur rapport,
les magistrats s’inquiètent d’un
« gain financier incertain à ce
stade » et soulignent que le coût
prévisionnel envisagé par EDF
– 46 milliards d’euros pour l’en­
semble – repose sur « des don­
nées partielles ». « On ne peut pas
établir avec un degré raisonna­
ble de certitude que les économies
de construction de futurs EPR2
par rapport au coût de construc­
tion d’EPR de type Flamanville se
matérialiseront », peut­on lire
dans le rapport.
La Cour alerte sur la réflexion à
avoir sur le futur du mix électri­
que français, qui doit s’appuyer
sur une planification à long
terme. « EDF ne peut financer seul
la construction de nouveaux réac­
teurs. (…) Aucun nouveau projet ne
saurait être lancé sans une forme
de garantie publique », plaident
les magistrats. Une réflexion déjà
en cours au gouvernement et
chez EDF. Le plan « Hercule »
porté par Jean­Berard Lévy avait
notamment pour objectif d’assu­
rer un financement public aux ac­
tivités nucléaires.
Mais la Cour souligne que « la
charge ainsi transférée au consom­
mateur ou au contribuable ne
trouverait sa justification que si
l’électricité produite par les nou­
veaux réacteurs électronucléaires
s’avérait suffisamment compéti­
tive ». Une démonstration qui
reste à produire. 
perrine mouterde
et nabil wakim
Quelles sont
vos recommandations ?
Notre pays doit mieux prendre
en compte les évolutions à long
terme de la compétitivité relative
des modes de production d’élec­
tricité, du coût des systèmes élec­
triques, de la sécurité d’approvi­
sionnement, mais aussi les béné­
fices économiques et sociaux…
Il ne faut pas raisonner en silos,
mais globalement. Par exemple, il
a été décidé de réduire la part du
nucléaire dans la production
d’électricité à 50 %, ce qui veut dire
qu’il faudra fermer 12 réacteurs
après Fessenheim [Haut­Rhin]. Il
ne faut pas programmer d’inves­
tissements destinés à prolonger la
durée de vie de réacteurs qui, in
fine, auraient vocation à fermer.
Soyons conscients que les choix
d’aujourd’hui nous engagent jus­
qu’au XXIIe siècle. Le président de
la République a manifesté le sou­
hait qu’une décision sur le mix
électrique soit prise à la mi­2021.
Le rapport de la Cour peut contri­
buer à éclairer ce choix. 
propos recueillis par
p. m. et na. w.
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Le Royaume­Uni présente un plan
de relance de 33 milliards d’euros
Londres prévoit prime de retour à l’emploi et baisse de la TVA sur les loisirs
londres ­ correspondance
R
ishi Sunak, le chancelier
de l’Echiquier britanni­
que, a présenté mercredi
8 juillet un grand plan de
relance, dont la facture s’élèvera
« jusqu’à 30 milliards de livres »
(33 milliards d’euros). Prime de re­
tour à l’emploi, baisse de la TVA
pendant six mois sur les hôtels,
bars et restaurants, aide à l’isola­
tion des maisons, cadeau fiscal sur
les achats immobiliers, système
de rabais pour tous dans les res­
taurants… Les mesures se veulent
très concrètes et presque immé­
diates, la plupart arrivant à
échéance début 2021.
Le Royaume­Uni est l’une des
économies les plus touchées par
le confinement, qui a été plus long
qu’ailleurs. L’Angleterre n’a rou­
vert ses pubs et restaurants que
le samedi 4 juillet, tandis que
l’Ecosse et le Pays de Galles ne
l’ont pas encore fait. La récession
sera de l’ordre de 10 % (– 0,2 % se­
lon le FMI, – 11,5 % selon l’OCDE),
parmi les pires pays avec la France,
l’Italie et l’Espagne.
Le gouvernement britannique a
réagi en présentant l’un des plans
d’aides les plus interventionnistes
du monde, avec des mesures tota­
les équivalant à 25 % du PIB avant
même le plan de mercredi, selon
les calculs de BNP Paribas (contre
47 % en Allemagne, 21 % en France
et 15 % en Espagne). La première
étape a consisté à maintenir l’éco­
nomie à flot pendant le confine­
ment, en créant un système de
chômage partiel et en multipliant
les versements de liquidités aux
entreprises. Mercredi, M. Sunak a
dévoilé une deuxième étape qui a
une priorité : maintenir l’emploi.
Une troisième étape, consacrée à
la reconstruction de l’économie,
sera présentée plus tard, sans
doute à l’automne.
Fin du chômage partiel
« Je n’accepterai jamais que le chô­
mage soit inévitable », a expliqué
M. Sunak devant une Chambre des
communes à moitié vide, pour
cause de distanciation sociale.
Pour cela, il confirme – et ce n’est
pas un mince paradoxe – la fin du
système de chômage partiel en oc­
tobre. Ce système, qui n’existait
pas au Royaume­Uni avant la pan­
démie et couvre 80 % du salaire,
est actuellement utilisé par
9,4 millions de personnes. « Mais
la vérité est que demander son ex­
tension permanente serait irres­
ponsable, poursuit le chancelier.
(…) Cela donnerait de faux espoirs à
des gens qui penseront qu’ils pour­
ront retourner à leur emploi. Et plus
les gens sont longtemps au chô­
mage partiel, plus ils risquent de
T RA N S P O RT
Alstom veut céder son
usine de Reichshoffen
Alstom a annoncé, jeudi
9 juillet, qu’il allait proposer à
la Commission européenne
de céder son site de produc­
tion de Reichshoffen (Bas­
Rhin) et des installations sur
un site en Allemagne pour
pouvoir racheter Bombardier
Transport. – (AFP.)
D I ST R IB UT IO N
Conforama racheté par
les propriétaires de But
Le sud­africain Steinhoff a an­
noncé, mercredi 8 juillet, la
vente de Conforama France à
Mobilux, l’actionnaire de But.
L’opération (le groupe sera
doté de deux enseignes dis­
tinctes) devrait être menée à
son terme d’ici à la fin
septembre, après l’aval de
l’Autorité de la concurrence.
perdre leurs compétences et plus ils
auront du mal à retrouver une nou­
velle chance ailleurs. »
M. Sunak met donc fin à cette
perfusion directe, mais, pour
adoucir la transition, le gouverne­
ment va offrir aux entreprises une
prime de 1 000 livres par employé
qu’elles reprennent, à condition
qu’elles le fassent d’ici fin janvier.
Coût maximum si tout le monde
est réembauché : 9 milliards de li­
vres (10 milliards d’euros). La réa­
lité est que « nous ne pouvons pas
protéger tous les emplois », recon­
naît le chancelier, et la facture fi­
nale sera donc inférieure.
Le gouvernement britannique
entend aussi aider le retour à l’em­
ploi des jeunes. Il débloque une
prime de 2 000 livres pour chaque
place d’apprenti de moins de
25 ans que les entreprises créeront.
Les agences pour l’emploi britan­
Mes idées d’épargne
Crédit Mutuel Asset Management, société de gestion d’actifs agréée par l’AMF sous le numéro GP 97-138 - Société anonyme au capital de 3 871 680 euros.
Siège social et bureaux Paris : 4, rue Gaillon 75002 Paris -Bureaux Strasbourg : 4, rue Frédéric-Guillaume Raiffeisen 67000 Strasbourg - RCS Paris 388 555 021 – Code APE
6630Z - TVA Intracommunautaire : FR 70 388 555 021 - Crédit Mutuel Asset Management est une entité de Crédit Mutuel Alliance Fédérale.
économie & entreprise | 17
campings, hôtels, cinémas, parcs
Le gouvernement
va offrir aux
entreprises une
prime de
d’attraction…). La mesure entre en
vigueur immédiatement et sera
en place jusqu’à mi­janvier. Les
Britanniques vont aussi bénéficier
d’un système de réduction dans
A u premier trimestre, Del­
les restaurants qui propose 10 li­
1 000 livres par vres (11 euros) de moins par per­
employé qu’elles sonne pour les repas consommés
du lundi au mercredi.
reprendront Enfin, le logement, secteur très
avant fin janvier important pour les Britanniques,
reçoit des aides. L’impôt sur les
transactions immobilières (stamp
niques vont aussi être renforcées, duty), actuellement entre 2 % et
et les aides aux chômeurs de lon­ 5 %, va être annulé pour les biens
gue durée intensifiées. immobiliers de moins d’un demi­
Par ailleurs, parallèlement à million de livres jusqu’en mars
cette lutte contre le chômage, le 2021. Et des aides à l’isolation des
plan britannique comprend une logements vont être mises en
grande relance de la consomma­ place. Les deux tiers du coût des
tion. La TVA est réduite de 20 % à travaux, dans la limite de 5 000 li­
5 % sur les secteurs de l’hospitalité vres, seront couverts. 
et du tourisme (restaurants, pubs, éric albert
J’ADOPTE
DES CRITÈRES
ENVIRONNEMENTAUX
DANS MON ÉPARGNE
creditmutuel-am.eu
France Télévisions :
tout le monde veut
prendre la présidence
Le 10 juillet à minuit, le CSA clôturera l’appel
à candidatures pour la direction du groupe
phine Ernotte avait un
boulevard devant elle. Sa
reconduction à la tête de France
Télévisions (FTV) semblait bien
engagée. A l’époque, le projet de
holding de l’audiovisuel public
(FTV, Radio France, France Médias
Monde et l’INA) semblait sur le
point de se concrétiser, et dans l’at­
tente de la création de la fameuse
structure et de la désignation de
son futur dirigeant prévues pour
2021, le demi­mandat auquel la di­
rigeante prétendait alors ne faisait
pas beaucoup d’envieux. Le Con­
seil supérieur de l’audiovisuel
(CSA) ayant dressé un bilan globa­
lement positif de son action à la
tête du groupe public mi­février,
soit moins de deux mois avant le
début de la procédure de nomina­
tion qui devait alors s’achever le
5 mai, voilà qui autorisait un cer­
tain optimisme dans ses rangs.
Une épidémie plus tard, tout a
changé : le projet de holding est re­
devenu très hypothétique, et le
boulevard s’est transformé en li­
gne de départ d’une course vers
l’inconnu. Deux autres postulants
assument publiquement être en
piste : Pierre­Etienne Pommier,
producteur et conseiller techni­
que du groupe LRM à l’Assemblée
nationale, et Serge Cimino, jour­
naliste et délégué syndical SNJ à
FTV, candidat pour la deuxième
fois. Même si Christopher Baldelli,
ancien président du directoire de
RTL pendant dix ans, a choisi de
ne pas s’exprimer sur sa candida­
ture, celle­ci ne fait pas de doute.
Le patron de la RTBF depuis 2002,
Jean­Paul Philippot, qui avait déjà
concouru en 2015 (la procédure de
l’époque garantissait l’anonymat
des prétendants), pourrait aussi
en être, mais « n’a pas de commen­
taire à donner ». En revanche, les
noms, souvent avancés, de Rodol­
phe Belmer, directeur général
d’Eutelsat et ancien directeur gé­
néral du groupe Canal+, mais
aussi président du comité d’orien­
tation stratégique de France Télé­
visions, et d’Alexandre Michelin,
ex­directeur général de Spicee et
candidat au poste en 2015, doivent
être écartés. Ces derniers jours,
l’hypothèse du surgissement d’un
nouveau et crédible aspirant à la
fonction, issu des rangs de l’audio­
visuel, se faisait insistante, sans
qu’une identité soit révélée.
Un bilan critiqué
Le 10 juillet à minuit, en tout cas,
le CSA clôturera l’appel à candida­
tures. Mercredi 15, la réunion plé­
nière hebdomadaire de l’instance
sera consacrée à l’ouverture des
plis électroniques, la définition
des candidatures recevables (avoir
livré un dossier complet, un projet
stratégique, avoir moins de 65 ans
au moment de la prise de fonc­
tion, etc.), puis au vote à bulletin
secret pour désigner ceux qui se­
ront auditionnés : seuls les noms
de ces derniers seront révélés.
Organisées à partir du 20 juillet,
en partie publiques, ces auditions
conduiront les six conseillers qui
entourent Roch­Olivier Maistre,
le président du CSA, à choisir, au
plus tard le 24 juillet, le nouveau
dirigeant pour cinq ans de FTV.
Preuve que le poste aiguise les ap­
pétits, les candidats ont reçu des
mails et des textos critiquant le
bilan de Mme Ernotte à la tête de
l’entreprise (en matière de ges­
tion sociale, notamment).
Les trois femmes (Carole Bie­
naimé­Besse, Michèle Léridon,
Nathalie Sonnac) et les deux hom­
mes du collège (Nicolas Curien et
Jean­François Mary, Hervé Gode­
chot, ancien de FTV, ne participant
pas au vote) choisiront­ils de la
confirmer à son poste, au nom de
la stabilité du groupe public ? Ou
seront­ils séduits par un projet
autre ? En attendant de connaître
tous les candidats, c’est en Chris­
topher Baldelli, également ancien
dirigeant de France 2, que Del­
phine Ernotte semble devoir trou­
ver son concurrent le plus sérieux.
Quant à savoir si le changement
de gouvernement pourrait être
de nature à interférer dans cette
nomination, d’autant plus obser­
vée qu’elle intervient à moins de
deux ans de l’élection présiden­
tielle, un proche de l’un des deux
principaux candidats cingle :
« Bien sûr que non, puisque c’est le
CSA qui nomme. » Comme si les
sages de la tour Mirabeau, dont le
pouvoir même de désignation est
menacé, pouvaient rester totale­
ment insensibles à une quelcon­
que volonté exprimée au plus
haut de l’Etat… 
aude dassonville

18 | économie & entreprise
La grande distribution profite de
l’appétit des Français pour le bio
En 2019, les consommateurs ont mis dans leur panier de courses pour
11,3 milliards d’euros de produits bio. Un chiffre en hausse de 13,4 %
J
e n’exploite pas mes terres, je
les cultive », lance Jacques
Frings, désireux de souligner
une nuance fondamentale
dans l’approche du métier.
Cet arboriculteur devenu maraî­
cher creuse le sillon de l’agricul­
ture biologique depuis 1977 dans
sa ferme de 65 hectares à Cossigny,
en Seine­et­Marne, où poussent
courges, blettes et tomates an­
ciennes. Ce pionnier, élu prési­
dent du Groupement des agricul­
teurs biologiques (GAB) d’Ile­de­
France, fait aujourd’hui partie
d’un bataillon dont les rangs ne
cessent de s’étoffer. Selon les chif­
fres publiés jeudi 9 juillet par
l’Agence bio, il existait 47 196 fer­
mes certifiées bio en France fin
2019. Un chiffre en progression de
13,4 % grâce à un recrutement de
5 573 fermes sur un an.
Désormais, la part des exploita­
tions françaises ayant aban­
donné engrais de synthèse et
produits phytosanitaires chimi­
ques a dépassé le cap des 10 %.
Toujours aussi dynamique, l’Oc­
citanie mène la danse, avec plus
de 10 600 producteurs bio, sui­
vie de l’Auvergne­Rhône­Alpes et
de la Nouvelle­Aquitaine. L’Ile­
de­France ferme la marche.
« Réflexe de M. Tout-le-Monde »
Globalement, les terres cultivées
en bio ou en cours de conversion,
ont doublé en cinq ans, pour at­
teindre 2,3 millions d’hectares
soit 8,5 % de la surface agricole
utile (SAU). Toutes les produc­
tions sont concernées par cette
course au dossard vert, même si le
porc, le poulet et les céréales res­
tent en queue de peloton, et les
fruits et la vigne en tête.
Cette dynamique de produc­
tion est au diapason de l’engoue­
Abattoirs : le groupe Arcadie Sud­Ouest
cherche un repreneur pour ses 1 000 salariés
L’entreprise aux 14 sites en Nouvelle­Aquitaine et en Occitanie est confrontée à la baisse
générale de la consommation de viande et affectée par la crise due au coronavirus
toulouse ­ correspondance
C’ est l’une des dernières
victimes de la sévère
crise que connaissent
les abattoirs français. Le groupe
Arcadie Sud­Ouest, acteur impor­
tant – avec ses 14 sites en Nouvel­
le­Aquitaine et en Occitanie, qui
tuent des milliers de bœufs, de
moutons et autres porcs par an
pour produire 80 000 tonnes de
viande –, a été placé en redresse­
ment judiciaire par le tribunal de
commerce de Montpellier, le
30 juin. Objectif : tenter de sauver
ses 1 000 salariés.
« Les difficultés ne datent pas
d’hier, rappelle Dominique Ber­
nard, le directeur général depuis
mars. Nous perdons 1 million
d’euros par mois actuellement, et ce
niveau de perte s’est accéléré dès le
début du confinement. L’activité
restauration a été mise en sommeil,
soit presque un quart de l’activité
globale. » Avant, le chiffre d’affai­
res du groupe, qui compte quelque
6 000 éleveurs adhérents, avait
chuté de 426 millions d’euros,
en 2018, à 404 millions, en 2019.
Les éventuels repreneurs ont
jusqu’au 20 juillet pour proposer
une reprise partielle ou totale
des différents sites, dont celui de
Rodez (Aveyron). Le siège social
de l’entreprise compte 200 sala­
ment des Français pour l’alimen­
tation bio. Les consommateurs
ont mis dans leur panier de cour­
ses l’équivalent de 11,3 milliards
d’euros de produits estampillés
du logo à la fleur blanche sur fond
vert en 2019, selon l’Agence bio.
En croissance de 13,3 %, ce mon­
tant représente plus de 6 % de la
dépense alimentaire des ména­
ges. En incluant la consomma­
tion hors foyer – au restaurant et
dans les cantines –, la valeur to­
tale frôle les 12 milliards d’euros.
« Avant, consommer bio, c’était un
geste militant, maintenant c’est le
réflexe de M. Tout­le­Monde », es­
time Philippe Henry, président
de l’Agence bio, agriculteur en
Meurthe­et­Moselle, converti au
bio depuis vingt ans.
La grande distribution profite de
cette fringale des Français pour les
produits bio. Elle continue à cro­
quer des parts de ce marché lucra­
tif et s’arroge maintenant 55 % du
gâteau, signant une progression
des ventes de 18 % en 2019. Des pri­
ses de position renforcées par ses
magasins de proximité et ses ser­
vices de drive. Mais aussi par
l’achalandage des rayons. Si les en­
seignes misent sur leur marque
propre, elles bénéficient tout
autant des déclinaisons de plus en
plus nombreuses des marques des
groupes agroalimentaires.
D’ailleurs, cette entrée en force
de l’industrie agroalimentaire
traditionnelle se traduit dans
l’évolution du contenu du panier
d’achat. L’Agence bio note une
présence accrue des produits
transformés. Les surgelés, avec, en
tête de gondole, les pizzas et les
glaces, les sodas, les eaux aromati­
sées, la bière, mais aussi les fro­
mages industriels ou les céréales
du petit déjeuner pèsent de plus
riés. Le 24 juin, le ministère de
l’agriculture avait d’ailleurs sus­
pendu l’agrément de la chaîne
ovine de cet abattoir de Rodez,
après la diffusion d’une vidéo
tournée par l’association de dé­
fense des animaux L214, dénon­
çant des sévices graves.
Pour Emmanuel Dumas, secré­
taire général de Force ouvrière
(FO) du département, syndicat
très majoritaire dans le groupe,
« l’Aveyron doit sauver ces em­
plois ». « Nous sommes au centre
des activités et confrontés à la
concurrence de cinq autres abat­
toirs très proches. Pour notre part,
nous militons pour un repreneur
du coin. »
L’inquiétude grandit
Cela pourrait être Unicor, groupe
coopératif agricole du sud du Mas­
sif central qui intervient dans l’éle­
vage, les équipements et même la
jardinerie. A ce jour, seule la coo­
pérative Lur Berri, située au Pays
basque, déjà actionnaire à hauteur
de 48,7 % d’Arcadie, s’est position­
née. « Nous connaîtrons nos repre­
neurs avant mi­août, mais déjà,
outre Lur Berri, d’autres offres nous
sont parvenues, dont celles de
grands groupes européens », as­
sure Dominique Bernard. Le nom
du géant du secteur Bigard, et ses
28 abattoirs en France, est cité.
Le secteur
s’arroge
55 % des parts
de marché
des produits bio
en plus lourd. Même si l’œuf n’a
pas été détrôné de son statut de
produit bio le plus consommé.
« On assiste à une massification
du bio, mais si le marché tire très
fort, il n’y a pas eu d’appel d’air aux
importations », constate M. Henry.
L’an dernier, 33 % des produits bio
consommés en France étaient im­
portés. Un niveau stable qui con­
cerne avant tout les fruits, la pois­
sonnerie, les boissons non alcooli­
sées et l’épicerie.
L’origine France est importante
aux yeux des clients. Une notion
mise en avant par les réseaux de
distribution spécialisés, comme
Biocoop, La Vie claire ou Bio
c’bon, soucieux de se distinguer
avec des gammes spécifiques
alors que leur croissance ralentit
face au rouleau compresseur de
la grande distribution. « 80 % de
nos produits sont français. Nous
coconstruisons des filières avec
3 600 fermes sur tour le terri­
toire », explique Christian Weins­
berg, administrateur de Biocoop.
Les consommateurs les plus exi­
geants vont jusqu’à privilégier le
local. Cette demande a histori­
quement donné un poids fort à la
vente directe de produits bio. La
part de marché de ce mode de dis­
tribution, en légère érosion, est
estimée à 11 %. M. Henry vend
ainsi ses pommes de terre à la
ferme à une clientèle rurale qui
achète par 50 kg voire 100 kg. Ou
« Nous perdons
1 million d’euros
par mois, et ce
niveau de perte
s’est accéléré
dès le début
du confinement »
DOMINIQUE BERNARD
directeur général
d’Arcadie Sud-Ouest
L’inquiétude grandit surtout
dans les autres départements. A
Tarbes, avec une trentaine de sa­
lariés, Auch ou Anglet (Pyrénées­
Atlantiques), on craint une vente
par « lots », et donc des fermetu­
res de certains sites. Déjà, au
mois de février, Arcadie avait dé­
cidé de retirer son activité des
abattoirs de Ribérac (Dordogne),
soit 45 % de la production du site,
pour les relocaliser à ceux de Thi­
viers, plus grands.
Selon un rapport de la Cour des
comptes datant de février, « la
baisse générale de la consomma­
tion de viande tiendrait moins à
l’essor du végétarisme – la part de
végétariens dans la population
semble être stable, de 3 % à 4 % – ou
du véganisme qu’à la réduction et
comment obtenir des légumes
bio à un prix accessible…
En 2020, la crise due au Covid­19
a bousculé les habitudes des Fran­
çais. Les achats de produits bio ont
flambé avec le confinement. Alors
que sa croissance en début d’an­
née était en ligne avec celle de
2019, à 15 %, l’enseigne Biocoop af­
firme qu’elle est montée à 30 %,
avant de redescendre à 25 % en
mai. En grande distribution, le pic
a été encore plus spectaculaire. Se­
lon l’institut Nielsen, les ventes
ont bondi de 60 % mi­mars, avant
de retomber à une progression
comprise entre 15 % et 20 % en
mai, voire de redescendre en juin,
à un taux de croissance de près de
10 %, inférieur à celui d’avant­crise.
« Il faut réorienter la PAC »
Dans ce contexte porteur, « il faut
penser à moyen terme », estime
M. Henry. En ligne de mire, la pro­
chaine politique agricole com­
mune (PAC) 2021­2027 en cours de
négociation. « Bruxelles a fixé un
objectif de 25 % de bio en 2030. Il
faut réorienter la PAC pour donner
plus de moyens à l’agriculture bio­
logique et faire en sorte que la
France soit moteur », ajoute­t­il.
Emmanuel Macron avait, quant
à lui, fixé un cap ambitieux inscrit
dans la loi EGalim, censée rééqui­
librer les relations commerciales
entre agriculteurs. En 2022, 15 %
de la SAU devait être convertie à
l’agriculture bio. En février, le Sé­
nat avait considéré que l’objectif
de ce plan baptisé « Ambition bio
2022 » était hors d’atteinte. Il
épinglait une politique sans
« carte d’identité budgétaire ». Le
plan de relance de l’agriculture
évoqué par le gouvernement est
donc très attendu. 
laurence girard
l’individualisation des portions. »
Le rapport souligne surtout que
« la concentration de l’abattage et
de la production de viande bovine
correspond à une évolution des cir­
cuits de distribution ». « Le nombre
de bouchers détaillants est passé
de 25 000 à 18 000 entre 2000 et
2018. Et 54 % des achats sont désor­
mais réalisés en grandes et moyen­
nes surfaces de vente. »
Un constat partagé par Laurent
Saint­Affre, président de la Fédéra­
tion départementale des syndi­
cats d’exploitants agricoles, dans
l’Aveyron : « Plus les animaux sont
abattus dans des abattoirs pro­
ches, moins il y a de transports et de
coûts et plus il y a de qualité. Mais il
ne faut pas rêver, beaucoup de nos
animaux partent aussi à l’exporta­
tion, c’est un secteur très particulier
qui ne gagnera jamais d’argent. »
Baisse générale de la consom­
mation, disparition des petits si­
tes, hausse des contrôles et aléas
des circuits de distribution, les
abattoirs français ont, eux aussi,
été victimes du coronavirus. « On
fait un métier de “centimier”, con­
clut Dominique Bernard. Dans un
abattoir, si vous faites 1,5 % à 2 % de
résultat, vous êtes champion du
monde. » Pour l’instant, il est sur­
tout question de sauver des em­
plois dans le Sud­Ouest. 
philippe gagnebet
Beaumanoir reprend 40%
des salariés de La Halle
Le groupe conservera 366 des 820 magasins
de l’enseigne et 2 520 de ses 5 500 employés
L e verdict est tombé. Sans
surprise, le tribunal de
commerce de Paris a dé­
cidé, mercredi 8 juillet, d’attri­
buer La Halle, enseigne placée en
redressement judiciaire depuis le
2 juin, au groupe Beaumanoir.
L’entreprise bretonne reprend
366 magasins et 2 520 salariés de
la chaîne d’habillement qui ex­
ploite 820 boutiques en France. Le
groupe, qui était le mieux­disant
des 25 candidats à la reprise, a ob­
tenu le soutien du gouverne­
ment, notamment par le biais de
l’obtention d’un prêt garanti par
l’Etat. D’un montant de 41 mil­
lions d’euros, cet emprunt doit
permettre à la société fondée par
Roland Beaumanoir en 1985 de fi­
nancer le rachat, les collections à
venir et le plan de relance de l’en­
seigne. En tout, le groupe, qui em­
ploie déjà 13 600 personnes dans
le monde, assure vouloir investir
60 millions d’euros dans La Halle.
« Nous avons pour cela conçu et
proposé un projet global fort et en­
gagé pour la marque qui va pou­
voir bénéficier de tout notre savoir­
faire et de nos technologies pour lui
donner de vrais moyens de déve­
loppement », a fait valoir Roland
Beaumanoir, par communiqué,
mercredi. Connu pour son ensei­
gne Cache­Cache, ses jeans Bo­
nobo et ses magasins Morgan,
autre marque rachetée à la barre
du tribunal, le groupe au 1,2 mil­
liard d’euros de chiffre d’affaires
avait précisé vouloir maintenir
l’enseigne La Halle sur la majorité
des points de vente repris. Et il en­
tend transformer une trentaine
d’entre eux en Vib’s, enseigne qui
distribue plusieurs de ses marques
en périphérie des grandes villes.
Beaumanoir s’était Initialement
associé à la société Besson. L’en­
seigne de chaussures détenue par
le groupe GPG, fondé par Philippe
Ginestet, repreneur de l’enseigne
PERTES & PROFITS | FRENCH TECH
par phili ppe esc ande
Où est passée
la « start-up nation » ?
Et le numérique dans tout ça ?
Priorité de « Macron 1 », elle sem­
ble avoir disparu de l’agenda de
« Macron 2 ». Si le gouvernement
de Jean Castex a promu au rang
de ministre des domaines impor­
tants comme l’industrie ou les
PME, pas un mot sur ce qui res­
tera le phénomène économique
majeur de la crise sanitaire que
nous traversons, le basculement
accéléré vers la société numéri­
que. Comme le souligne l’associa­
tion France digitale, « la France
vient de vivre le plus grand mo­
ment de transformation numéri­
que de son histoire et les usages
numériques développés pendant
la période de confinement ont
conforté la supériorité des solu­
tions extra­européennes ».
Elitisme à la française
Comme ce fut longtemps le cas
pour l’environnement, cette ma­
tière est trop technique et insuffi­
samment politique pour soulever
l’enthousiasme d’un gouverne­
ment manifestement obnubilé
par la question sociale. Pourtant,
pas de relance de long terme sans
décollage numérique. C’est ce
qu’ont compris la Chine et, plus
généralement, une grande partie
de l’Asie. En la matière, ce sont les
nations d’Europe, et particulière­
ment la France, qui font figure de
pays sous­développés, comme en
témoigne le classement des prin­
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
Tati en 2017, et Weinberg Capital
s’était engagée à reprendre 42 ma­
gasins et 195 postes. Mais, finale­
ment, les juges du tribunal de
commerce de Paris ont choisi
d’associer le groupe Beaumanoir
à deux autres candidats : Chaus­
sea, qui proposait la reprise de
181 magasins et 1 031 postes de tra­
vail, et SuperChauss’34, intéressé
par 23 points de vente, soit 150
employés. Le premier hérite fina­
lement de 128 magasins, tandis
que le second en décroche 14.
« 2 200 personnes licenciées »
Les élus du personnel de La Halle
avaient précisément préconisé
cette alliance pour « sauver da­
vantage d’emplois ». En tout,
d’après le décompte publié dans
la décision du tribunal, ce sont
près de 3 300 postes qui sont pré­
servés grâce à ces trois repre­
neurs. « Près de 2 200 personnes
seront licenciées », déplore Karim
Cheboub, délégué syndical, en
soulignant « l’ampleur inégalée de
ces suppressions d’emplois » dans
le secteur de la distribution d’ha­
billement. Faute de repreneur, les
289 salariés de l’entrepôt d’Is­
soudun (Indre) seront licenciés. A
Châteauroux, le groupe Beauma­
noir s’est engagé à reprendre 156
des 166 employés.
La décision du tribunal inter­
vient après des semaines de négo­
ciations entre les administrateurs
judiciaires et les repreneurs. Mise
en redressement à la demande de
son actionnaire, le groupe Vi­
varte, présidé par Patrick Puy, La
Halle a fait l’objet de nombreuses
marques d’intérêt. Des chaînes
d’habillement, mais aussi des en­
seignes alimentaires comme Lidl,
Biocoop ou Franprix s’étaient ma­
nifestés. Sans succès. Elles pour­
raient cependant bénéficier de la
cession ultérieure d’actifs. 
juliette garnier
cipales capitalisations mondiales
majoritairement trusté par les so­
ciétés américaines et chinoises.
Dans son dernier billet, l’es­
sayiste et entrepreneur Nicolas
Colin pointe la responsabilité de
l’élitisme à la française : un mode
de sélection tourné vers le di­
plôme et qui fige les situations
dès 21 ans, que ce soit dans le pu­
blic ou le privé. Exemple caricatu­
ral, Emmanuel Macron, Edouard
Philippe et Jean Castex sont issus
des trois corps les plus presti­
gieux accessibles aux 15 meilleurs
de l’ENA : l’inspection des finan­
ces, le Conseil d’Etat et la Cour des
comptes. Une situation qui en­
courage la connivence entre l’Etat
et les milieux d’affaires et ne
pousse ni à l’ouverture ni à la
prise de risque entrepreneurial.
Ni à l’humilité. Or celle­ci devrait
nous pousser à nous inspirer de
l’exemple asiatique qui a su, en un
quart de siècle, rattraper son re­
tard technologique sur les Etats­
Unis. Sa méthode, assise sur le
soutien à l’export des entreprises
de technologie les plus talentueu­
ses et sur le contrôle des capitaux
domestiques pour les obliger à in­
vestir sur place, a fait le succès du
Japon, de la Corée, de Singapour
et de la Chine. La France doit in­
venter sa propre recette, avec
l’aide de l’Europe, mais pour cela
retrouver une valeur trop souvent
oubliée, la modestie. 
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
I
l y a toujours eu un « Satan
de la finance », un symbole
capitaliste voué aux gémo­
nies par les politiques et
l’opinion publique. Après
la crise des subprimes
en 2007, la banque Goldman
Sachs avait endossé ce rôle de
« pieuvre » nuisible. Depuis peu,
en dépit des efforts de son PDG,
Larry Fink, pour apparaître
comme un des avocats d’un
capitalisme réformé, BlackRock a
pris le relais.
Lundi 6 juillet, la médiatrice
de l’Union européenne, Emily
O’Reilly, a ouvert une enquête sur
une mission attribuée par la Com­
mission au gestionnaire d’actifs
américain, après la plainte d’ONG
et de 80 eurodéputés. En France,
les locaux parisiens du financier
avaient été envahis au mois de
janvier par des « gilets jaunes » et
des salariés des transports publics
accusant la firme d’avoir inspiré
la réforme des retraites, puis de
nouveau en février par une cen­
taine de militants d’Extinction
Rebellion, pour dénoncer « l’en­
nemi numéro un » de l’écologie.
Avec 6 500 milliards de dollars
(au 31 mars 2020), soit 5 748 mil­
liards d’euros, confiés par ses
clients, la société de gestion créée
en 1988 par Larry Fink est de­
venue numéro un mondial du
secteur. Mais ce montant verti­
gineux ne suffit pas à expliquer
cette exposition médiatique :
son rival Vanguard, avec ses
6 200 milliards de dollars d’actifs
sous gestion (au 31 janvier 2020),
reste sous le radar de l’opinion pu­
blique. BlackRock est­il trop puis­
sant ? Quelles sont les sources de
son influence ?
BlackRock n’est ni un fonds de
pension, ni un fonds spéculatif. Il
s’agit d’une société cotée, em­
ployant 16 000 salariés, dont le
métier consiste à collecter de l’ar­
gent auprès de fonds de pension,
banques ou assureurs pour l’in­
vestir sur les marchés financiers.
Point essentiel : 66 % de ces place­
ments suivent des indices, ce
qu’on appelle la gestion « pas­
sive ». Si Teleperformance rem­
place Sodexo dans le CAC 40, le gé­
rant passif vend ses actions So­
dexo et achète des titres Teleper­
formance. La marge de manœuvre
de cette gestion à bas coût se ré­
vèle donc limitée.
ENTREGENT ET CONTROVERSE
Le PDG de BlackRock, Larry Fink,
est pourtant reçu dans le monde
entier par les chefs d’Etat dési­
reux de promouvoir leur politi­
que économique et d’écouter ses
analyses. Au Mexique, c’est le pré­
sident Andres Manuel Lopez
Obrador qui se vante de bien con­
naître le financier ! Ces accès
« premium » ne tombent pas du
ciel : de Washington à Singapour,
BlackRock a soigneusement re­
cruté dans les cercles du pouvoir.
Jusqu’en février 2020, sa filiale
allemande était présidée par Frie­
drich Merz, en lice pour succéder à
Angela Merkel à la tête de la CDU.
En 2017, le think tank de BlackRock
a recruté l’ancien chancelier de
l’Echiquier, George Osborne, un
proche de Boris Johnson.
Une stratégie payante en ma­
tière d’entregent, mais aussi de
compétences. Le 15 août 2019, la
Le président Emmanuel Macron et, à sa droite, le PDG de BlackRock, Larry Fink, à Paris, en juillet 2019. MICHEL EULER/AFP
PLEIN CADRE
BlackRock, gourou de la finance
qui conseille les puissants
Le numéro un mondial de la gestion d’actifs est depuis des mois
sous le feu des critiques pour son omniprésence dans les cercles
de décision économiques du monde entier
firme a impressionné les spécia­
listes en publiant une étude pro­
phétique sur la manière de gérer
la prochaine crise, avec, parmi les
signataires, Stanley Fischer, l’an­
cien numéro deux de la Réserve
fédérale américaine (Fed), et Phi­
lipp Hildebrand, ex­président de
la Banque nationale suisse.
« Les autorités publiques – ban­
ques centrales, Commission euro­
péenne… – consultent les grands
gestionnaires d’actifs pour asseoir
sur des bases concrètes leurs déci­
sions dans ce domaine. BlackRock
a développé une capacité à antici­
per les questions à traiter ; c’est de
ce fait un interlocuteur “natu­
rel” », souligne Robert Ophèle, le
président de l’Autorité des mar­
chés financiers.
Avec une telle exposition, une
controverse est vite arrivée. En
Allemagne, la société est réguliè­
rement prise pour cible. En
France, la réforme des retraites a
été rebaptisée « loi BlackRock »
par Jean­Luc Mélenchon, le chef
de La France insoumise. « Les op­
posants à la réforme des retraites
ont fait de BlackRock un point de
ralliement créé de toutes pièces »,
s’agace Stéphane Lapiquonne,
En France,
la réforme des
retraites a été
rebaptisée
« loi BlackRock »
par Jean-Luc
Mélenchon, le
chef de La France
insoumise
directeur général de BlackRock
pour l’Hexagone. « Un fantasme
absolu », abonde Jean­François
Cirelli, président de BlackRock en
France, mais aussi ex­PDG de Gaz
de France et ancien directeur ad­
joint du cabinet de Jean­Pierre
Raffarin entre 2002 et 2004, lors
de la mise en place de la réforme
Fillon… sur les retraites.
Le groupe est soupçonné d’avoir
incité le gouvernement à ouvrir
aux acteurs privés un marché de
3 milliards d’euros. Pour quel gain
potentiel ? Rapporté à sa part de
1 % du marché français de la ges­
tion d’actifs, cela représenterait
une collecte de 30 millions d’euros
pour BlackRock, à comparer aux
26 milliards d’euros qu’il gère pour
le compte de ses clients français.
Ces accusations de connivence
avec l’exécutif trouvent leur ori­
gine dans un raout organisé en
octobre 2017 par l’Elysée et Mati­
gnon, qui avaient convié une
vingtaine de grands investisseurs
mondiaux – triés sur le volet par
BlackRock – pour présenter la po­
litique économique du pays.
« Nous l’avons fait aux Etats­Unis,
en Allemagne, en Inde ou encore
au Mexique », précise M. Cirelli.
Le fait est que le gestionnaire
avait déjà montré à Emmanuel
Macron sa puissance de feu.
Quand l’étoile montante du gou­
vernement Valls était venue tes­
ter l’eau à Davos en janvier 2016,
avant de lancer sa campagne, la
firme l’avait aidé à organiser, au
rez­de­chaussée de l’Hôtel Hilton,
une rencontre avec le gratin de la
communauté financière interna­
tionale, de Tidjane Thiam (alors
patron de Credit Suisse) à Mark
Carney (ex­gouverneur de la Ban­
que d’Angleterre). A la manœuvre,
le Suisse Philipp Hildebrand,
économie & entreprise | 19
Le 6 juillet,
la médiatrice
de l’UE a ouvert
une enquête
sur une mission
attribuée par
la Commission
au gestionnaire
d’actifs américain
homme­clé de BlackRock en Eu­
rope et fervent supporteur du
couple franco­allemand.
Lorsque Emmanuel Macron était
devenu conseiller économique de
François Hollande, en 2012, l’ex­
banquier central lui avait ouvert
son vaste carnet d’adresses, no­
tamment en Allemagne, et prodi­
gué quelques avis. Une certitude,
s’il y a une réforme que M. Hilde­
brand a beaucoup appelée de ses
vœux, elle concernait le marché
du travail, pas les retraites…
« Larry Fink ? Celui qui m’écrit
tous les ans pour me dire comment
gérer ma boîte ? » : en privé, les
grands patrons français s’avouent
parfois exaspérés par le ton mora­
lisateur de Larry Fink. Chaque an­
née, ce dernier écrit aux dirigeants
d’entreprises pour les inciter à une
gestion à long terme ou à trouver
une « raison d’être ». Les mécon­
tents évitent toutefois de s’expri­
mer ouvertement sur celui qui est
souvent leur premier actionnaire.
En général, le géant détient 4 % à
5 % des grandes valeurs de la cote
tricolore. Cela n’en fait pas un ac­
teur dominant mais son avis
compte. Face aux patrons parfois
omnipotents, le gestionnaire es­
saye notamment de tempérer les
excès en matière de rémunéra­
tion. Une équipe indépendante
d’environ 45 personnes prépare
les votes des résolutions en as­
semblée générale (AG).
Même si les PDG français ga­
gnent beaucoup moins que les
24,3 millions de dollars empochés
par Larry Fink au titre de 2019,
les fonds de BlackRock ont voté
l’an dernier contre les rémunéra­
tions de Bernard Arnault (LVMH),
François­Henri Pinault (Kering),
Alexandre Bompard (Carrefour)
ou encore Sébastien Bazin (Accor).
En janvier 2020, Larry Fink a
ajouté un nouvel objectif aux PDG,
celui de prendre en compte l’envi­
ronnement dans leur stratégie.
Depuis, les activistes écolos scru­
tent les bulletins de vote de Black­
Rock aux AG mais sont souvent
déçus. Le 29 mai, lors de l’AG de To­
tal, BlackRock a voté contre la réso­
lution externe exigeant du pétro­
lier « des objectifs de décarbona­
tion absolue de ses activités ».
LES 20 000 MILLIARDS D’ALADDIN
« Nous préférons engager un dialo­
gue avec les entreprises et surveiller
la tenue de leurs engagements, plu­
tôt que de soutenir des résolutions
parfois mal ficelées », explique Sté­
phane Lapiquonne. En revanche,
le 5 mai, BlackRock a tancé Air li­
quide pour son « manque de pro­
grès » dans la publication d’infor­
mations standardisées concer­
nant son impact climat.
« La réussite exceptionnelle de
BlackRock, comme celle des GAFA,
est liée à la technologie », assure
Baudouin Prot, l’ancien patron de
BNP Paribas. Comme de nom­
breuses institutions financières,
la banque française « loue » Alad­
din, la plate­forme de gestion des
risques développée par Black­
Rock. Aladdin brasse ainsi plus de
20 000 milliards de dollars.
D’aucuns y voient une menace
pour la stabilité financière. « Alad­
din n’est pas un outil d’aide à la dé­
cision, mais constitue le cœur du
système d’information d’une so­
ciété de gestion. Si l’on parle de ris­
que systémique lié à un système
d’information utilisé par de nom­
breux acteurs du marché, alors la
part de marché exponentielle
d’Amazon dans le cloud fait courir
plus de risques qu’Aladdin », sou­
tient Noël Amenc, professeur de
finances à l’Edhec.
A partir d’Aladdin, BlackRock a
créé un département conseil, dis­
tinct du métier de gestion, qui ac­
compagne banques et grands ar­
gentiers. C’est à lui que, en mars,
la Commission européenne a
commandé une étude sur l’inté­
gration des critères sociaux et en­
vironnementaux dans la supervi­
sion bancaire. Ce mandat dévolu
au premier investisseur mondial
dans le charbon, conseil de nom­
breuses banques, a provoqué un
vaste tollé. Aux Etats­Unis, des
élus républicains craignent, au
contraire, que le gestionnaire ne
« discrimine » les valeurs de l’éner­
gie dans le cadre du contrat de ra­
chat d’actifs confié par la Fed pen­
dant la pandémie.
Face à ces accusations répétées
de conflits d’intérêts, la question
d’une séparation plus forte qu’une
simple « muraille de Chine » entre
le conseil et la gestion se pose pour
BlackRock. De même, si Larry Fink
devient un jour ministre des fi­
nances – peut­être du démocrate
Joe Biden, actuellement candidat à
la présidence –, les Européens
pourront alors réévaluer la nature
du soft power exercé par les Etats­
Unis à travers le premier gestion­
naire mondial. A noter que, selon
nos informations, BNP Paribas a
demandé que les serveurs d’Alad­
din qu’elle utilise soient situés en
Europe et non aux Etats­Unis.
Chat échaudé… 
isabelle chaperon
20 | horizons
En Italie, la
Mafia gagne
à l’usure
Partout dans le pays, les organisations
criminelles ont profité de la crise sanitaire
pour étendre leur emprise sur certaines
entreprises en difficulté, mais aussi sur
des particuliers, en se substituant aux
banques pour proposer des prêts en liquide
L
a technique d’approche est ami­
cale. Un bras réconfortant passé
autour de l’épaule, des billets glis­
sés au creux de la main, un mes­
sage téléphonique : « Tu sais que tu
peux compter sur nous. » La vic­
time est consentante. Etranglée par les dettes,
elle voit comme un bienfaiteur ce généreux
visiteur. Dans quelques mois, l’usurier repas­
sera réclamer son dû – gonflé d’intérêts
annuels pouvant atteindre 1 000 % – sous la
menace d’une arme si le besoin s’en fait sentir.
Depuis l’apparition du Covid­19 en Italie, en
février, ces « bons Samaritains », rouages
essentiels des Mafias, squattent les arrière­
boutiques et les places de village. « Les usu­
riers ne sont jamais aussi actifs que durant les
périodes de crise, telles que les récessions éco­
nomiques ou les catastrophes naturelles,
constate la procureure Alessandra Dolci, à la
tête de la direction antimafia de Milan. Celle
du Covid­19 constitue, pour le crime organisé,
une occasion unique de renforcer son pou­
voir. » Dans sa juridiction, en plein cœur de
cette Italie prospère qui fut aussi la plus dure­
ment touchée par la pandémie, la magistrate
a constaté que les « cols blancs » de la ’Ndran­
gheta, la puissante Mafia calabraise, furent
les premiers à proposer de l’argent frais – des
prêts pouvant atteindre 300 000 euros – aux
entrepreneurs au bord de la banqueroute.
Qu’ils soient calabrais ou pas, ces « protec­
teurs » font du cousu main. Du nord au sud
de la Péninsule, ils s’adaptent aux besoins et
savent se rendre indispensables. Ainsi, à
Palerme (Sicile), dans le quartier périphéri­
que du Zen, le frère d’un boss emprisonné a
été aperçu, début avril, en train d’organiser la
distribution de paniers de victuailles aux
familles les plus pauvres. Une largesse loin
d’être désintéressée : les bénéficiaires de
cette aide alimentaire sont désormais rede­
vables à la famille du donateur.
D’après le ministère de l’intérieur italien,
l’usure est la seule activité criminelle à avoir
connu une hausse durant la pandémie, avec
+ 9,6 % relevé fin mars. Des figures antima­
fia, telles que l’écrivain Roberto Saviano et le
magistrat calabrais Nicola Gratteri, s’en sont
alarmées. Selon les estimations de la cham­
bre de commerce de Rome, le risque de
recours à l’usure a augmenté de 50 % en mai,
soutenu par la reprise partielle des activités
commerciales.
DISTRIBUTEURS DE BILLETS
« Grâce aux bénéfices du trafic de drogue, le
crime organisé peut répondre instantanément
aux demandes des personnes dans le besoin ou
des entreprises en difficulté, en se substituant
aux banques et à l’Etat », note la procureure de
Milan, qui s’inquiète de voir « des entrepre­
neurs d’habitude prospères, des secteurs du
tourisme, de l’hôtellerie ou du BTP, se rappro­
cher pour la première fois de leur vie de grou­
pes mafieux ». Des clans qui, selon les investi­
gations en cours, auraient aussi infiltré en
Lombardie le marché des produits sanitaires
– notamment l’importation de masques – et
la gestion des déchets hospitaliers.
Leurs réserves de cash semblent inépuisa­
bles. Ces dernières semaines, les carabiniers
n’ont pas seulement mis au jour d’inhabi­
tuelles opérations de rapatriement de dro­
gue vers la Péninsule, ils ont aussi décou­
vert d’inattendus pactoles en liquide. En
témoigne cette saisie record, le 8 juin, de
15 millions d’euros en billets, emballés dans
vingt­huit cartons dissimulés à l’intérieur
de la cloison creuse de l’appartement mila­
nais d’un trafiquant de drogue.
« Le recours à ces financements illicites tient
pour une bonne part de la défiance envers un
système bancaire défaillant », estime Luigi
Cuomo, directeur de l’association SOS
Impresa, qui vient en aide aux entreprises
sous la coupe des usuriers. D’après les fédéra­
tions de commerçants, les aides exception­
nelles promises par l’Etat, dont un prêt
garanti de 25 000 euros, sont insuffisantes
ou trop tardives, quand elles ne sont pas refu­
sées par les banques, qui soumettent leur
obtention à des critères draconiens.
Dans quelques mois, au moment de
rembourser les premières traites, l’ange gar­
dien se métamorphosera en un diable op­
pressant, un « ami » qui passera chaque jour
au magasin et connaîtra aussi bien les car­
nets de comptes que les prénoms des enfants
de son débiteur… « L’usure est un crime
psychologique, martèle Luigi Cuomo. La vic­
time passe sous l’emprise de son bourreau,
comme dans le syndrome de Stockholm. »
« PIZZO » MAISON
Une fois scellé ce pacte faustien, les commer­
çants plongent inexorablement dans le
monde sans pitié de la malavita. « Peu à peu,
ils perdent toute liberté, toute sérénité », souli­
gne l’avocate Vincenza Rando. L’association
antimafia Libera, dont elle est la responsable
juridique, a ouvert une ligne verte pour re­
cueillir leurs témoignages. Le standard télé­
phonique est loin d’être saturé, tant règne
l’omerta. « Actuellement, nous recevons qua­
tre ou cinq appels par jour de citoyens effrayés.
Ils disent que la Mafia s’approche d’eux… Mais
aucun n’ose donner le nom de son usurier. »
Rares sont ceux prêts à dénoncer ces
prêteurs parfois affiliés aux clans les plus re­
doutés du pays. Pourtant, ces perfusions
d’argent sale – estimées à 30 milliards d’euros
annuels en Italie – sont au cœur de l’emprise
locale des organisations mafieuses. Si bien
que, dans le jargon des experts, la présence
de l’usure sur un territoire est considérée
comme un « crime sentinelle » prouvant l’en­
racinement du crime organisé.
Luigi Ferrucci, patron d’un pub de bord de
mer à Castel Volturno, une commune voisine
de Naples connue pour son infiltration
mafieuse, est l’un des rares à avoir eu le cou­
rage de s’opposer au pizzo, cet « impôt » pré­
levé sous la contrainte. « C’était en 2009, à la
veille de Noël, se remémore­t­il. Un jeune
homme de 19 ans m’a réclamé 1 000 euros. J’ai
refusé. Il est revenu le lendemain avec un chef
du clan pour me menacer de m’“exploser la
tête”. » Luigi Ferrucci les a dénoncés aux for­
ces de l’ordre. Depuis, il n’a plus été racketté.
Pour lui, extorsion de fonds et usure vont de
pair, les mafieux passant en quelque sorte
d’une technique à l’autre en fonction de la
situation économique du moment.
Désormais à la tête de la Fédération des asso­
ciations antiracket et anti­usure (FAI), le res­
taurateur s’attend à un été difficile, pas seule­
ment en raison des mesures sanitaires. La
menace viendra encore des arrière­cuisines.
« Les racketteurs de la Camorra passent géné­
ralement trois fois par an : avant Noël, à Pâques
et à Ferragosto [le 15 août]. Vu qu’à Pâques tout
était fermé ils vont se rattraper à la prochaine
échéance, pressent­il. Et ils seront probable­
ment plus insistants qu’à l’accoutumée. »
Cette pratique associant usure et extorsion
est ancrée de longue date. « Dès la fin du
XIXe siècle, les extorsions se sont développées
dans la société et l’économie siciliennes,
notamment dans le commerce des agrumes,
rappelle le général Giuseppe Governale, le
patron de la direction des enquêtes anti­
mafia (DIA). Aujourd’hui comme hier, et parti­
culièrement en cette période de pandémie,
l’usure permet de maintenir un contrôle ferme
du territoire, et de consolider une forme de
consensus social. » Selon nos informations, le
prochain rapport semestriel de la DIA, qui
sera rendu public mi­juillet, disposera d’un
chapitre spécial Covid­19, soulignant com­
ment cette forme de solidarité intéressée a
« LES RACKETTEURS  permis aux groupes criminels de s’enraciner
DE LA CAMORRA  davantage encore dans leurs bastions, de
défricher de nouveaux territoires, de s’assu­
PASSENT  rer allégeances et fidélités futures.
GÉNÉRALEMENT  « VINCENT LE FOU » ET SA FIAT PANDA
L’opération « Libera Fortezza » pourrait servir
TROIS FOIS PAR AN.  de cas d’école. Son lancement par le parquet
VU QU’À PÂQUES  antimafia de Reggio de Calabre remonte au
mardi 16 juin. Ce jour­là, avant l’aube, 300 ca­
TOUT ÉTAIT FERMÉ,  rabiniers et officiers de la Guardia di finanza
(les douanes) font irruption dans la bourgade
ILS VONT  calabraise de Polistena (13 000 habitants)
SE RATTRAPER  pour menotter 22 membres de la cosca
(« clan ») Longo Versace. Un coup d’arrêt spec­
À LA PROCHAINE  taculaire contre une famille de la ‘Ndran­
gheta ayant élevé l’usure et le racket au rang
ÉCHÉANCE » de spécialités locales.
LUIGI FERRUCCI Le mandat d’arrêt de 2 030 pages, que Le
patron d’un pub Monde a pu consulter, dévoile la façon dont
à Castel Volturno l’économie de cette petite ville s’est peu à peu
livrée aux argentiers du clan. Impossible
d’ouvrir un commerce sans leur aval, ni de
prospérer sans leur verser de l’argent, ni
d’échapper au redoutable « comptable » des
Longo Versace. Surnommé « Vincenzo u Pac­
ciu » (« Vincent le Fou »), en raison de son
comportement erratique, cet homme de
44 ans, barbier dans le civil, sillonnait Poli­
stena au volant de sa Fiat Panda afin d’impo­
ser sa loi aux commerçants et de collecter lias­
ses de billets et chèques en blanc postdatés.
Le cas de Massimo B., marbrier de profes­
sion, sert de fil rouge à l’enquête. En proie à
des difficultés financières, rejeté par sa ban­
que, cet artisan est approché en avril 2013 par
« Vincent le Fou ». Affable, le comptable lui
concède un prêt de 13 000 euros en espèces.
Sauf qu’il devra rembourser, intérêts com­
pris, 40 000 euros, soit un taux annuel de
601,47 %, arbitrairement fixé par la cosca ! Le
« comptable » le met vite sous pression : il
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
BORIS SÉMÉNIAKO
l’appelle de huit à dix fois par jour, le menace
de s’emparer de ses machines­outils, puis de
son entreprise, avant de laisser éclater sa
fureur : « Si tu ne paies pas, on te met dans un
bidon et on te jette à la mer ! » L’artisan, inca­
pable de rembourser, est contraint de laisser
son usurier récupérer lui­même l’argent de
son travail (la confection de plusieurs pierres
tombales, d’un comptoir de bar…), puis de le
laisser prendre le contrôle de son atelier. Le
« comptable » et son boss font alors floquer
les nouveaux tee­shirts publicitaires de l’en­
treprise de marbre, siglés de leurs propres
initiales, encadrant celles de Massimo B.
Le pauvre marbrier n’a plus d’issue. Une
nuit de décembre, il ingère un flacon entier
d’anxiolytiques accompagné d’une bouteille
d’amaro. Sa sœur le sauve in extremis, le
conduit aux urgences, avant qu’il soit admis
au service de psychiatrie. A peine remis sur
pied, il sera le premier à dénoncer les usu­
riers. Le point de départ des investigations,
enrichies de douze autres témoignages…
A Polistena comme ailleurs, les conséquen­
ces du recours à l’usure lors du premier se­
mestre 2020 s’évalueront sur le long terme.
Chaque coup de pouce, même le don de quel­
ques dizaines d’euros à un particulier, néces­
sitera une faveur en retour – la mise à dispo­
sition d’un abri pour une cache d’armes, la
participation à la logistique du trafic de stu­
péfiants… Concernant les entreprises, elles
pourront être directement « cannibalisées »
par les usuriers, ou bien, si le patron se main­
tient à leur tête, servir de prête­nom aux acti­
vités du clan. Les restaurants et les boutiques
ayant bénéficié de la générosité des donateurs
lors du confinement deviendraient ainsi des
usines à recycler l’argent sale. « Les Mafias les
utiliseront comme de vulgaires Bancomat
[distributeurs de billets] », prévient Ales­
sandra Dolci, la procureure de Milan.
En attendant, une autre date est inscrite à
l’agenda des prêteurs véreux. Celle­là n’indi­
que pas les échéances de remboursement,
mais le calendrier électoral, encore incertain,
de 2021. « Les soi­disant bienfaiteurs sauront se
rappeler au bon souvenir de leurs débiteurs
lorsqu’il s’agira d’aller aux urnes, avertit l’avo­
cate Vincenza Rando. L’usure est à la base du
phénomène de “vote d’échange”. » A l’heure
des comptes, les victimes devront retourner
une ultime faveur : soutenir le candidat de
leur bourreau lors des élections locales. 
thomas saintourens
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020 carnet | 21
Marie-Claude Henrotin Le Floc’h, C’est avec une immense tristesse Renée, Alice, Mikaël et Shawn Witkowski,
sa mère, que le CNRS a appris le décès brutal son épouse, ses enfants,
Hervé Le Floc’h Louboutin et de Sara et Dune,
Dominique, Jean-Philippe et Claire
Sandra Lhéraud Le Floc’h, ses petites-filles,
en vente Le Carnet son père et sa belle-mère, ses enfants,
Hervé MOREAU, leur mère et grand-mère, Jane
actuellement Cédric Le Floc’h et Emma Vellay, Marie, Théa,
biologiste, Hennessy,
son frère et sa sœur, Jean-Baptiste et Flora, Romain, Julia,
Merci de nous adresser Ses oncles et tantes, membre de l’équipe de direction Jane Witkowski,
de l’INSB, Marion et Arthur,
K En kiosque vos demandes par mail Ses cousins et cousines,
Lucas,
sa mère,
Ses amis Vanina De Greef et Stéphanie
en précisant impérativement Et tous ceux qui l’ont aimée, Martin, Witkowski,
votre numéro survenu le 5 juillet 2020.
ses chers petits-enfants ses sœurs,
de téléphone personnel, ont l’immense chagrin de faire part
UNE VIE, UNE ŒUVRE

Le CNRS souhaite rendre hommage et arrière-petits-enfants, Héloïse et Frédéric Delaunay, Léo

votre nom et prénom, du décès, survenu le 1er juillet 2020, à un chercheur brillant, à un collègue Van Nieuwenhove,
de dévoué et précieux. ses neveux et nièce,
adresse postale et votre ont la douleur de faire part du décès
Émile Timothy Barrington,
Zola éventuelle référence Sterenn Antoine Petit, de
L’indigné
son filleul
d’abonnement. LE FLOC’H LOUBOUTIN, président directeur général du CNRS
Et l’ensemble du collège de direction, ainsi que leurs compagnes et
M. Jean-Marie RICHARDET, compagnons,
L’équipe du Carnet à l’âge de trente-six ans.
professeur des Universités,
adressent leurs plus sincères
Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès-France, Taubira...
reviendra vers vous condoléances à sa famille. médecin des Hôpitaux, ont la douleur de faire part du décès
La cérémonie religieuse sera
Hors-série dans les meilleurs délais. célébrée par Mgr Matthieu Rouge, en ancien chef de service de
l’église Saint-Pierre, de Neuilly-sur- Paris. à l’hôpital Trousseau,
Seine, le jeudi 9 juillet, à 15 heures, Nicolas WITKOWSKI,
0123 carnet@mpublicite.fr suivie de l’inhumation, au cimetière Yves, Anne et Marc,
HORS-SÉRIE
ancien, de Neuilly-sur-Seine. ses enfants survenu à son domicile parisien,
Et ses petits-enfants, survenu dans sa soixante et onzième
le 2 juillet 2020,
année.
1940 DE GAULLE
AU CARNET DU «MONDE»
Sterenn était une amoureuse des
mots. Pensez à ceux que vous ont la tristesse de faire part du décès
de
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
L’inhumation aura lieu le samedi
LA RÉSISTANCE aimeriez lui dédier. Un temps sera
PÉTAIN
pris ensemble avant et après la L’inhumation a eu lieu au 11 juillet 2020, à 10 h 30, au cimetière
Naissance M. Bernard MORTUREUX,
LA COLLABORATION

cérémonie pour les écrire, les cimetière de Vauvillers (Haute-Saône), de Vivoin (Sarthe).
maître de conférence
dessiner, les graver sur sa dernière à l’université de Nanterre, en présence des siens.
Annick et Jean Besson,
demeure. Si vous ne pouvez être alicewitko@gmail.com
Christine Mengin
présent, n’hésitez pas à nous les survenu à Saint-Mandé,
et Pierre Duquesne, Dauphine de Montlaur Sloan,
envoyer à mc.lefloch@aroa.fr, nous le lundi 6 juillet 2020,
Hors-série partagent avec
les lui confierons pour vous. à l’âge de quatre-vingt-douze ans. son épouse, Remerciements
Alexandra Sloan Kelly, Caroline
Auriane Besson Anne-Lise Nallet,
38, boulevard d’Inkermann, Les obsèques ont eu lieu le jeudi Sloan et Edward Sloan,
et Fabien Duquesne, 9 juillet, à 10 h 15, en l’église Notre- Frédéric, Maria et Jean Nallet,
92200 Neuilly-sur-Seine.
la joie d’ annoncer la naissance de ses enfants, Catherine et Yves Lugaz,
Chalet Céline, La Mazure, Dame de Saint-Mandé (Val-de-Marne).
HORS-SÉRIE JEUX
FIA

l’ARGOT
MARC ELLE RATA
LULU D’ARD IS •

73640 Sainte-Foy-Tarentaise. Joe Kelly et Drew Eckstein, ses enfants et petit-fils,

JEU X ET QUIZ Z
POU R TOU S Léon, ses gendres
Pierre Nicolas, François Nicolas et
Paris. Marie-Odile Lafont, Ainsi que Sasha et Margot, Francine Chastrette, née Janin et
Quizz,
le 4 juillet 2020.
ses enfants, Maurice,
mots croisés,
mots cachés,
mots fléchés,
jeux de l’oie, ses petites filles,
coloriages et
points reliés,

Serge, Henri, Victor, Françoise Mory, Anne-Marie Janin,

naissance.leon2020@gmail.com
rebus,
anagrammes,
version, etc.

ses enfants, sa sœur Pierre Janin et Michèle,

Et Vincent Lenhardt, ont la grande douleur de faire part
leurs compagnes Marie-Ange Frappé,
Décès son frère, du décès de
et leurs mamans, Hélène Veit, née Janin,
Ses douze petits-enfants,
Carole, Sophie, Frédérique, Ève, Ses dix-sept arrière-petits-enfants, Jean-Louis Janin,
Melissa Brown, Stéphane, Barbara, Robert Daniel SLOAN,
sa compagne, et leurs enfants et petits-enfants,
Hors-série jeux ses sœurs ont la tristesse de faire part du décès professeur de droit
Marcel Deneux, et leurs conjoints, survenu le 6 juillet 2020, dans sa à l’université de Tulane, adressent tous leurs remerciements
son père, Ses neveux, sa nièce, quatre-vingt-dix-septième année, de
Françoise Deneux, à celles et ceux qui ont manifesté
Collections
Toute la famille à la Nouvelle Orléans,
sa belle-mère, Et ses amis, Mme Geneviève NICOLAS, leur affection à l’occasion du décès
Florence Belloc-Deneux, François née LENHARDT, de leur mère, grand-mère, sœur,
survenu le 19 juin 2020,
Deneux, Catherine Deneux, ont la profonde tristesse de faire part belle-sœur, tante et grand-tante,
ses sœurs et son frère, veuve de à La Nouvelle Orléans,
du décès de
Christophe Belloc, Anne Deneux Henri NICOLAS à l’âge de soixante-douze ans.
Colette NALLET,
et Elie Azria, Serge MAÎTRE, (1915-1989),
ingénieur général des Mines. née JANIN,
sa belle-sœur et ses beaux-frères, secrétaire général L’inhumation aura lieu le 10 juillet,
Alice, Julie, Camille, Simon, Margaux, de l’Association française
Paul, Lucien, Julien, Capucine, La cérémonie religieuse aura lieu le à 14 heures, au cimetière de Trégon survenu le 24 juin 2020, à Paris,
des usagers des banques
ses nièces et ses neveux, 10 juillet, à 14 h 30, en l’église Notre- (Côtes d’Armor). dans sa quatre-vingt-dixième année.
A.F.U.B.
Dame-des-Champs, 91, boulevard du
Montparnasse, Paris 6e.
ont la grande tristesse de faire part qui nous a quittés le 6 juillet 2020.
LE VOLUME 1
du décès de Société éditrice du « Monde » SA
LE LIVRET
L’inhumation aura lieu le 11 juillet, Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus

3 99 ,
€
SEULEMENT
Philippe DENEUX
(1964-2020),
La bénédiction sera célébrée le
vendredi 10 juillet, à 14 h 30, en la
paroisse Sainte-Anne de la Butte-
au cimetière d’Obernai (Bas-Rhin). Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directeur de la rédaction Luc Bronner
Directrice déléguée à l’organisation des rédactions Françoise Tovo
aux-Cailles et sera suivie de M. Stéphane Péjouan Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Philippe Broussard, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre,
et son épouse, Benoît Hopquin, Marie-Pierre Lannelongue, Caroline Monnot, Cécile Prieur, Emmanuel Davidenkoff (Evénements)
survenu à Corbara (Corse), le 4 juillet. l’inhumation dans le caveau familial Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Dès mercredi 8 juillet, au cimetière Montparnasse, Paris 14e.
Mme Valérie Brajon-Péjouan, Rédaction en chef numérique Hélène Bekmezian
le volume n° 1 ses enfants, Rédaction en chef quotidien Michel Guerrin, Christian Massol, Camille Seeuws, Franck Nouchi (Débats et Idées)
Ses obsèques auront lieu en l’église Samantha, Chloé, Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
NOTRE-DAME DE PARIS de Beaucamps-le-Vieux (Somme), le « tu n’es plus là où tu étais, mais tu es Ludovic, Laura, Martin, Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
samedi 11 juillet, à 15 heures. partout là où je suis. » ses petits-enfants, Chef d’édition Sabine Ledoux
Victor Hugo. Directrice du design Mélina Zerbib
Jules, Léonard, Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
familledeneuxbrown@gmail.com ses arrière-petits-enfants, Photographie Nicolas Jimenez
maitreserge@free.fr Les familles Péjouan, Belaman, Infographie Delphine Papin
155 Riverside drive, apt 12E, Turlin, Dalard, Guitard, Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget
10024 New York. Jérôme Marcel et Marie-Françoise Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
18, rue Raymond Bouteille, ont le regret de faire part du décès de
Mars,
présente
80430 Beaucamps-le-Vieux. Christophe Marcel et Elodie Crénol,
10

M. Bernard PÉJOUAN,
Julie et Stéphane Markovic, docteur en pharmacie,
LA GRANDE GUERRE Paris. ses enfants, président honoraire
Chantal Derudder,
Des taxis de la Marne
à la bataille de Verdun
1914/1916 de l’académie nationale de Pharmacie,
Isabelle Roque, sa compagne, chevalier
Michel Bardot, Bruno et Françoise Marcel, de l’ordre national du Mérite,
Michel Bouyer, Dominique et Pascale Marcel,
ses frères et leurs conjointes, survenu le 1er juillet 2020,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
Le Carnet
ont la tristesse de faire part du décès Kamila, Evan, Luka, Adrianna, Lilie,
de Milan, Eva, Raphaël, Owen,
ses petits-enfants, Les obsèques se sont déroulées
Actuellement en vente, dans l’intimité.
le volume n° 10
LA GRANDE GUERRE
M. Jean Claude FROMAGE, Les enfants Térence et Alexandra
Ainsi que toute la famille,
valeriepej78@gmail.com
Annoncez
survenu à Paris 18e, le 24 mai 2020,
à l’âge de soixante-quinze ans. ont la tristesse de faire part du décès
de Christian Puech,
vos événements culturels
La cérémonie religieuse sera son époux,
FEMMES célébrée le jeudi 9 juillet, à 15 heures, M. Jean-Luc MARCEL, Hannah et Matthias Puech,
ses enfants,
D’EXCEPTION en l’église Notre-Dame de Clignancourt,
Elise et Franck,
sa paroisse, où l’on se réunira. survenu à Paris, le 6 juillet 2020,
à l’âge de soixante-sept ans. ses beaux-enfants,
les familles Puech et Cersoy,
Les obsèques auront lieu le lundi Ses amis, collègues, élèves,
Delphine GIRI, 13 juillet, à 15 heures, à Laragne- Signatures
née CHAUVEAU, Montéglin (Hautes-Alpes). ont la très grande tristesse de faire
part du décès de Projections-débats
nous a quittés le 2 juillet 2020.
Viroflay (Yvelines) . Mme Véronique Lectures
Son mari, PETIT- GEITHEIM,
Sa fille, Emmanuel, Anne-Claire, Jean, épouse PUECH Communications
Sa famille, Jacques, Guillaume, Elie, Marguerite, (1954-2020),
Ses amis, ses sept enfants diverses
En vente actuellement, et leurs conjoints, agrégée de Lettres (Lycée Arago),
le volume n° 13 Ses vingt-cinq petits-enfants, chevalier
la célébreront ce jeudi 9 juillet, dans l’ordre des Palmes académiques,
CAMILLE CLAUDEL à 14 h 30, en l’église Saint-Gilles de
Bourg-la-Reine. ont la douleur de faire part du décès survenu le 29 juin 2020, à son
de
Nos services
domicile.
Marie Lavie,
sa femme, M. Alain MONNIER,
Patrick et Olivier, ancien chef de l’Inspection générale Merci aux équipes d’oncologie de
Lecteurs ses neveux, de l’aviation civile,
ancien administrateur
l’hôpital Henri Mondor, de soins
palliatifs à domicile de l’hôpital
K Abonnements ont le regret de faire part du décès du d’Air France et d’ADP, Albert Chenevier. Merci à Michèle.
Sur abo.lemonde.fr ancien président de l’Association
Par tél. au 03 28 25 71 71 docteur Jean-Claude LAVIE, pour le développement
des soins palliatifs (ASP),
Un hommage lui a été rendu au
crématorium du cimetière du Père- Pour toute information :
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) co-fondateur de l’Association Lachaise, Paris 20e, le vendredi 3 juillet.
K Le Carnet du Monde
Psychanalytique de France,
croix de guerre survenu le 4 juillet 2020, à Lyon.
carnet@mpublicite.fr
On se réunira chez nous dans le
carnet@mpublicite.fr 1939-1945, souvenir et l’amitié lorsque les
La cérémonie religieuse sera célébrée conditions sanitaires seront réunies.
survenu le 7 juillet 2020. en l’église de Tréflez (Finistère), le Tarif : 29,50 € TTC
samedi 11 juillet, à 10 h 30. Christian.puech@univ-paris3.fr Prix à la ligne
Conformément au vœu du défunt, hannah.puech@gmail.com
il n’y aura pas de cérémonie. jeancatherinemonnier@gmail.com Matthias.puech@gmail.com
 CULTURE
22 |
ENQUÊTE
S
i certains n’avaient pas
encore saisi le potentiel
impact de la plate­forme
TikTok sur l’industrie
musicale, impossible de l’ignorer
après le triomphe inattendu du
Old Town Road de Lil Nas X, au
printemps 2019. En décem­
bre 2018, ce rappeur de l’Etat de
Géorgie – Montero Lamar Hill
pour l’état civil – publie, en indé­
pendant, un single mélangeant
habilement hip­hop et country.
Parallèlement, cet Américain
d’alors 19 ans décline sur TikTok
plusieurs mini­vidéos de lui dan­
sant sur un extrait de son titre en
s’inspirant de la gestuelle des
cow­boys. Reprise par d’autres
utilisateurs de l’application se
lançant un défi chorégraphique
– un « dance challenge » – autour
de l’univers du western, la boucle
de Old Town Road devient virale,
au point d’attirer des radios et de
faire décoller les écoutes en strea­
ming de la chanson.
Remarqué alors par Sony, après
l’entrée du morceau à la 83e place
des charts américains, Lil Nas X
est signé par la multinationale,
qui produit un remix et une vidéo
à gros budget de la chanson avec
la star de la country pop Billy Ray
Cyrus, en mars 2019. Relayé plus
que jamais par les utilisateurs de
TikTok et l’ensemble des réseaux
sociaux, le petit succès se trans­
forme en l’un des phénomènes
majeurs des années 2010, restant
dix­neuf semaines d’affilée n° 1
aux Etats­Unis, avant de traverser
l’Atlantique et de remporter deux
Grammy Awards, en 2020.
Usage addictif
Pas une semaine n’est passée de­
puis sans qu’apparaissent dans
les classements des meilleures
ventes et écoutes des chanteurs
ou groupes révélés ou boostés
par ce qui est devenu le réseau
préféré des adolescents. Lancée
en 2016 par l’entreprise chinoise
ByteDance, cette application fait
sensation, avec plus de 2 mil­
liards de téléchargements en
deux ans et un nombre d’utilisa­
teurs mensuels réguliers dans le
monde passé de 800 millions en
janvier 2020 à près de 1 milliard
aujourd’hui (41 % ont entre 16 et
24 ans), dont plus de 8 millions
en France. Une expansion qui
place TikTok au cœur d’enjeux
géopolitiques : accusée aux
Etats­Unis et en Inde de récolter
des données au profit des autori­
tés chinoises, ce qu’elle a tou­
jours démenti, l’application s’est
retirée de Hong Kong, depuis la
nouvelle loi de sécurité nationale
imposée par Pékin.
Le principe ? Des vidéos de
quinze à soixante secondes dans
lesquelles les « tiktokeurs » se met­
tent en scène. Si l’utilisation de la
musique n’est pas obligatoire
pour des saynètes tenant parfois
du vidéogag, le choix de la bande­
son s’est affirmé comme une des
composantes essentielles de ces
petits films tournés sur smart­
phone, dont la majorité est consa­
crée à la danse et au play­back.
Sans être une véritable plate­
forme d’écoute à la manière de
YouTube ou Spotify, TikTok s’est
imposée par son contenu et son
usage addictif (cinquante­deux
minutes passées en moyenne par
jour par les utilisateurs) comme
l’un des principaux prescripteurs
et sources de découverte musi­
cale : après en avoir entendu
quinze secondes accrocheuses
dans une vidéo, le public est prêt
à déguster en streaming l’inté­
gralité d’un titre.
« Avec TikTok,
on est passé
au décollage
vertical »
MATHIEU HOCINE
producteur
de Kid Francescoli
TikTok, l’accélérateur
de tubes
Avec ses minividéos, le réseau social plébiscité par les adolescents
lance des inconnus et pèse sur les classements. Au point que
les maisons de disques l’ont intégré dans leur stratégie marketing
Les exemples se multiplient de
titres et d’artistes dont TikTok a
été le tremplin. Au point qu’aux
Etats­Unis, on estime maintenant
que plus de 60 % du top 10 des
meilleures ventes ont d’abord ex­
plosé sur l’application avant de
conquérir les charts. Cela a été le
cas pour The Box, de Roddy Ricch,
Truth Hurts, de Lizzo, Say So et
Juicy, de Doja Cat, Savage, de
Megan Thee Stallion, Supalonely,
de la Néo­Zélandaise Benee, ou
l’improbable Skechers, du youtu­
beur américano­pakistanais Drip­
Report, dont le morceau bricolo
de moins de deux minutes a gé­
néré la création sur TikTok de
3 millions de vidéos et 1 milliard
de vues, pour finalement attein­
dre le sommet de nombreux hit­
parades internationaux.
La France cède aussi au phéno­
mène, après avoir été longtemps à
la traîne. Depuis quelques mois,
nos classements se modèlent en
conséquence. La toute jeune
Wejdene, originaire de la Cour­
neuve (Seine­Saint­Denis), a ainsi
atteint la 3e place avec Anissa, sans
soutien radio, grâce à un « chal­
lenge » relayé plus de 100 000 fois
sur TikTok. Un défi chorégraphi­
que qui a aussi permis à Carla, an­
cienne candidate de « The Voice
Kids », de triompher à l’internatio­
nal avec l’entraînant Bim Bam toi,
qui a généré un impressionnant
total de plus de 1 million de vidéos.
En tête des ventes, ces dernières
semaines, le rappeur Bosh, remar­
qué dans la série de Canal+ Validé,
suit la même voie avec Djomb,
dont l’introduction, « J’vois une go
passer, j’la verrai p’t­être pas deux
fois/Donc, j’vais la voir, j’prends ma
meilleure voix/Bien ou quoi ? T’ha­
bites dans l’coin ou quoi ? », ne
cesse d’inspirer les play­back et
ballets des « tiktokeurs ».
« Viralité devenue inarrêtable »
Les histoires peuvent être surpre­
nantes, comme celle du Mar­
seillais Mathieu Hocine, 42 ans,
producteur d’une électro­pop
charmeuse sous le nom de Kid
Francescoli. Fin décembre 2019,
l’équipe de son label angevin,
Yotanka, remarque un pic inexpli­
qué dans les écoutes en streaming
de Moon, morceau de 6,30 mn,
publié dans son troisième album,
Play Me Again, sorti en 2017. Au
même moment, le musicien re­
çoit un message d’un fan anglo­
saxon : « As­tu vu que Moon est de­
venu viral sur TikTok ? » « Nous
avons appris ce qu’était TikTok à ce
moment­là », reconnaît Clarisse
Arnou, responsable de Yotanka.
Plutôt lent, atmosphérique,
Moon n’est pourtant pas profilé
pour la danse. Sa puissance évoca­
trice, un gimmick mélancolique
et un break où une voix féminine
prononce « And it went like… » (« et
cela s’est passé ainsi… »), va pour­
tant encourager les utilisateurs
de l’application à se servir de cette
boucle pour conter un bout de
vie. « A un moment, cette viralité
est devenue inarrêtable », s’étonne
encore Mathieu Hocine. Surtout
quand des personnalités aussi cé­
lèbres et suivies que le comédien
Dwayne Johnson (The Rock) ou
Jennifer Lopez y vont à leur tour
de leur petite vidéo. Résultat, plus
de 700 000 vidéos générées, pour
plus de 640 millions de vues. « Kid
Francescoli était un projet sur la
pente ascendante. Avec TikTok, on
ANTOINE DUSAULT
est passé au décollage vertical », se
félicite Hocine. « Cela nous a
donné de vraies opportunités pour
travailler différemment de nou­
veaux territoires, explique Cla­
risse Arnou, en termes de distribu­
tion et de promotion du nouvel al­
bum, Lovers, sorti au même mo­
ment, comme en termes de
concerts, avec des salles qui sont
passées d’une jauge de 300 à 800
places. » Le Covid­19 a reporté la
tournée à l’automne, mais TikTok
a continué d’entretenir la flamme
en faisant ruisseler cette réussite
sur les écoutes en streaming du
reste du catalogue.
Si le conte de fées de Moon tient
du buzz organique et spontané,
rarissimes sont aujourd’hui les
maisons de disques à ne pas inté­
grer TikTok comme priorité de
leur stratégie marketing. L’appli­
cation a peut­être réinventé la fa­
çon dont on fait les hits, mais l’in­
dustrie s’adapte à cette nouvelle
donne. Pierre Tritant, directeur
du digital chez Sony Music France,
se félicite « d’un moyen créatif de
promotion de nos chansons par
l’utilisateur ». Ce qui ne l’empêche
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
L’application
a peut-être
réinventé
la façon dont
on fait les hits,
mais l’industrie
s’adapte à cette
nouvelle donne
pas d’essayer de garder la main, en
organisant une équipe dédiée au
nouveau chouchou des ados.
Cette dernière est en veille perma­
nente sur TikTok, pour y décryp­
ter des tendances et les créations
pouvant utiliser des « berceaux
sonores » issus du catalogue Sony.
Elle observe aussi les plates­for­
mes de streaming pour y déceler
des pics inattendus pouvant dé­
couler d’un buzz sur l’application.
Mais les multinationales se
veulent également « proactives ».
« Nous organisons, par exemple,
de nombreux “challenges” pour
allumer la mèche et que ça prenne
ensuite de manière organique »,
reconnaît Pierre Tritant, en insis­
tant sur l’utilisation coordonnée
de tous les réseaux sociaux pour
avertir et motiver la « commu­
nauté » de l’artiste concerné. Les
musiciens ne sont d’ailleurs pas
les derniers à jouer ce jeu, comme
on l’a vu lors du lancement du
dernier single de Drake, Toosie
Slide, incluant dès sa conception
des indications chorégraphiques
clairement destinées à de futurs
“challenges”.
Coup de pouce des influenceurs
Visés également, les influen­
ceurs, ces utilisateurs dont les ta­
lents chorégraphiques, graphi­
ques, comiques, physiques (ou
autres) attirent d’innombrables
fidèles. Un coup de pouce de l’un
d’eux peut être une étincelle déci­
sive. Ce fut le cas pour Tessæ,
chanteuse marseillaise de 18 ans,
révélée par Instagram (avec l’aide
de Booba) et popularisée par Tik­
Tok grâce à la vidéo réalisée à par­
tir de son titre Bling par l’influen­
ceuse Lenna Vivas, auprès de
2,9 millions d’abonnés. « Elle a
aimé le son et voulu faire une
choré, cela m’a fait un beau coup
de pub », explique Tessæ en réfu­
tant toute idée d’approche de la
prescriptrice par son manageur.
Une démarche pourtant de plus
en plus courante chez les mai­
sons de disques, dont certaines
seraient même prêtes à payer de
belles sommes pour s’attirer les
faveurs des influenceurs.
L’impact de TikTok sera­t­il
aussi esthétique ? En se focalisant
majoritairement sur des boucles
aux tempos dansants, aux gim­
micks et autres hooks (« hame­
çon », en anglais) accrocheurs,
aux textes ciblant les adolescents,
ne risque­t­on pas d’accentuer
encore le formatage des produc­
tions pop ? TikTok ne volant fina­
lement qu’au secours d’un succès
programmé, en média amplifica­
teur plus que révélateur (comme
c’est déjà souvent le cas). Si les
maisons de disques affirment
pour l’instant ne pas signer un ar­
tiste pour sa capacité à pondre les
quinze secondes qui feront sensa­
tion sur l’application, on n’est pas
obligé de les croire…
Ces artistes si populaires sur
TikTok peuvent­ils par ailleurs es­
pérer là une nouvelle source de
revenus ? Si les maisons de dis­
ques négocient des licences glo­
bales pour intégrer une sélection
de leur catalogue découpé en ex­
traits dans la base de données
TikTok, permettant aux utilisa­
teurs d’illustrer leurs vidéos, les
modes de rémunération destinés
aux artistes restent encore flous.
« La rétribution devrait se faire à la
vidéo et pas au nombre de vues »,
croit savoir Clarisse Arnou, en at­
tendant – sans trop rêver – que
tombent les premiers chèques du
phénomène Kid Francescoli. 
stéphane davet
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020 culture | 23

La résurrection
de « La Roue »
Par sa créativité, le chef­d’œuvre
d’Abel Gance, restauré dans sa
version originale de huit heures, a
ouvert la voie au cinéma moderne

DVD A la suite du succès de J’accuse

(1919), dont est restée célèbre la

L’
histoire du cinéma n’est
faite que d’éclipses et de
résurrections, d’œuvres
plongées dans un long
sommeil avant qu’il ne leur soit
donné soudain de renaître à la
conscience des spectateurs. Un
cas particulier en atteste : celui de
La Roue, d’Abel Gance, monument
fantôme du cinéma français dont
ne furent longtemps connus que
des vestiges mutilés, en l’absence
de la version d’origine de près de
huit heures, sortie brièvement sur
les écrans, en février 1923.
C’est pourtant au chantier pha­
raonique de sa reconstruction
que s’est attelée la Fondation
Jérôme Seydoux­Pathé, avec la
Cinémathèque française et la
Cinémathèque suisse. Le mon­
tage inaugural du film, en quatre
époques et un prologue, fait dé­
sormais l’objet d’une somptueuse
édition en coffret DVD et Blu­ray.
Son auteur, Abel Gance (1889­
1981), est un spécimen de cinéaste
dont l’Hexagone n’offrit aucun
autre exemple : un inventeur
exalté, qui voyait dans le cinéma
non seulement la synthèse des
autres arts, mais l’expression pri­
vilégiée du siècle. Il fit des rêves
grandioses de procédés techni­
ques précurseurs (du triple écran
de la « polyvision » à la « perspec­
tive sonore ») et d’œuvres déme­
surées dont il ne parvint à réaliser
qu’une infime partie.
Gance fut à son apogée dans
cette deuxième moitié du muet,
les années 1920, où le cinéma pou­
vait se permettre des ambitions
d’autant plus folles que son lan­
gage était en cours de formation.
Elles virent naître son grand
œuvre, la fresque Napoléon (1927),
initialement prévue sur huit vo­
lets. Antérieur, La Roue est l’autre
des grands monuments ganciens,
scène des poilus sortant de leurs
tombes, Gance gagne la confiance
de Charles Pathé, fondateur de la
maison du même nom, qui lui
laisse les coudées franches pour
adapter Le Rail (1912), roman de
Pierre Hamp.
Désir coupable
Partie pour cinq mois de tournage
et un budget à 250 000 francs, la
production, démarrée début 1920,
va littéralement exploser, s’étalant
sur seize mois et décuplant son
coût à 2,5 millions. Gance joue un
double jeu avec ses commanditai­
res afin de tourner des kilomètres
de pellicule, faisant construire un
décor sur les aiguillages de la gare
Nice­Saint­Roch ou monter des
plates­formes pour filmer depuis
des trains lancés à vive allure.
Divers remous ne tardent pas à
le rattraper : tout d’abord, les res­
tructurations internes de Pathé,
qui contribuent à la perte de cré­
dits du cinéaste, mais surtout la
maladie de sa jeune épouse, Ida
Danis, qui meurt de la tuberculose
en avril 1921 (le film lui sera dédié).
A cela s’ajoutent plusieurs acci­
dents menaçant de faire chavirer
le navire : le chef opérateur Léon­
ce­Henri Burel renversé par un po­
teau lors d’une prise de vues sur
un train en marche, l’acteur Séve­
rin­Mars manquant d’être percuté
par une locomotive, ou encore
une tempête de neige cueillant
l’équipe technique partie tourner
sur le mont Blanc…
Gance compose
une ode à la
vitesse qui puise
aux diverses
avant-gardes
L’orpheline Norma (Ivy Close) et son protecteur Sisife (Séverin­Mars) pris dans l’engrenage de la passion. PATHÉ
Le résultat, tel que nous le resti­
tue la version intégrale restaurée,
est éblouissant. Tragédie des
temps modernes, La Roue em­
prunte ses motifs au théâtre anti­
que (comme en attestent ses réfé­
rences à Œdipe roi, de Sophocle,
ainsi qu’au thème de l’inceste),
dans un récit où le fatum n’est
plus incarné par les dieux, mais
par la machinerie infernale dont
fulminent les chemins de fer.
Sisife (Séverin­Mars, qui mourra
avant d’avoir vu le film), conduc­
teur de locomotive, recueille chez
lui une petite orpheline à la suite
d’un carambolage, et l’élève avec
son fils, Elie. Quinze ans plus tard,
l’homme tente de noyer dans l’al­
cool le désir coupable qu’il
éprouve pour sa protégée, Norma
(Ivy Close), « la Fleur du rail », qu’il
doit acheminer pour son mariage
avec un riche homme d’affaires.
Sous l’argument mélodramati­
que, Gance compose une ode à la
vitesse qui puise aux diverses
avant­gardes plastiques du début
du siècle (du futurisme italien
au mouvement orphiste). Multi­
pliant les prises aventureuses, cap­
tant les lumières brumeuses qui
entourent le monde des chemins
de fer, le film invente une forme
deux élans : celui aveugle de la mé­ de son œuvre. Sa reconstitution, le plus étonnant est encore le ma­
canique et celui tourmenté des commencée en 2012 et conduite king of du film, tourné par l’écri­
passions. La deuxième partie, par François Ede, s’est donc revélée vain Blaise Cendrars, où l’on aper­
tournée dans les Alpes, plonge les être le fruit d’une longue enquête çoit les stratagèmes mis en œuvre
personnages dans des solitudes parmi des sources proliférantes, pour filmer sur les trains. C’est
escarpées aux angles aigus et aux où gisait la trace du film complet. alors la haute image que Gance et
perspectives vertigineuses. Tel Un livret et un bonus (le docu­ ses collaborateurs se faisaient de
qu’on le découvre aujourd’hui, La mentaire La Roue. Un chef­d’œuvre leur art qui transparaît dans toute
Roue a tout simplement ouvert la restauré, de Virginie Apiou) re­ leur bravoure. Ils nous parlent de
voie au cinéma moderne. viennent sur le cours insolite de la ces temps pionniers où le cinéma
Face à la tiédeur de la critique, restauration, puisque c’est la par­ était encore une aventure pour la­
Gance ne cessa de tailler dans la tition du film, établie par Paul quelle on pouvait tout risquer. 
chair du film, d’en tirer des ver­ Fosse (chef d’orchestre du Gau­ mathieu macheret
sions plus courtes ou sonorisées, mont­Palace, à Paris) et Arthur
contribuant (plus que ses com­ Honegger, qui a permis de recom­ Coffret La Roue, 4 DVD (49,99 €)
manditaires) au démantèlement poser l’ordre des séquences. Mais ou 4 Blu­ray (58,99 €) + 1 livret, Pathé.
 UN POLAR CORÉEN DÉLICIEUSEMENT ROUBLARD. 
TÉLÉRAMA
 IL Y A COMME DES FRÈRES COEN DANS L’AIR,
UN THRILLER CORÉEN BRILLANT ET PUNCHY. 
FRANCE INFO
 CE PREMIER FILM EST UN POLAR AMPHÉTAMINÉ. RÉGALANT. 
L’OBS

LUCKY
tentative de souffler sur la produc­ inouïe, un feu d’artifice de plans,
tion française un vent épique à la­
plastiques du teintés, de mouvements, de su­
quelle celle­ci était peu disposée. début du siècle rimpressions, où s’entrechoquent

strike
En souvenir des Mothers 1970 de Zappa
Un coffret réunit des archives d’une formation menée par le guitariste

MUSIQUE marquant le début de plusieurs

années de complicité avec Zappa.
avec moins de parties complexes.
Le premier CD rassemble des es­
BIEN MAL ACQUIS NE PROFITE JAMAIS...

R égulièrement, le Zappa
Family Trust, structure fa­
miliale qui gère l’œuvre de
Frank Zappa (1940­1993), établit, à
partir des archives du composi­
teur et guitariste américain, des
éditions spéciales consacrées à
l’un de ses albums, à une série de
concerts historiques ou à une pé­
riode particulière de sa carrière.
Voici, au prétexte d’un cinquante­
naire, celui de l’une des incarna­
tions de The Mothers, son groupe
fondé en 1964 dont Zappa aban­
donnera l’appellation en 1975.
Ces Mothers de l’année 1970 ne
durèrent que de juin à décembre,
pour une tournée, dont une par­
tie en Europe, et des enregistre­
ments en studio. Au sein de la for­
mation mise en avant dans ce cof­
fret de 4 CD The Mothers 1970, Ian
Underwood, claviériste et saxo­
phoniste, était déjà là depuis un
moment. Zappa avait rencontré le
En complément de cette base
d’instrumentistes, les chanteurs
Mark Volman et Howard Kaylan,
qui venaient de quitter le groupe
pop The Turtles. Pour des raisons
contractuelles, ils ne pouvaient
utiliser leurs noms et devinrent
Flo ou The Phlorescent Leech pour
Volman et Eddie pour Kaylan.
Charge à eux, en dehors de l’inter­
prétation des chansons, d’impro­
viser des dialogues qui mêlent des
personnages récurrents (le per­
vers, la groupie…), des références à
la société de consommation amé­
ricaine, à l’actualité. Zappa leur
donnera par la suite un rôle de pre­
mier plan dans son film 200 Mo­
tels et une longue composition
« théâtrale », Billy the Mountain.
Avancée vers le rock
Pour les concerts, Zappa choisit
plusieurs chansons du passé des
Mothers, y ajoute quelques nou­
sais, bien aboutis, lors d’un pas­ MAINTENANT C’EST CHACUN POUR SOI !
sage en juin, aux studios Trident,
à Londres. Deux versions de l’iné­
dit Red Tubular Lighter ou les pri­
ses de Wonderful Wino sont un
bonheur pour ceux qui placent
Zappa parmi les guitaristes les
plus inventifs. Sur le deuxième
CD, la publication officielle d’un
enregistrement de concert pour
la télévision néerlandaise, le
18 juin 1970, régulièrement piraté.
Les deux autres rassemblent plu­
sieurs extraits d’autres concerts
aux Etats­Unis. Flo et Eddie appor­
tent aux anciennes chansons des
Mothers une manière plus pop, af­
finent leurs interventions. Under­
wood, Duke et Zappa se réinven­
tent à chaque solo. Pour ce dernier,
les écoutes de plusieurs versions
de Call Any Vegetable, King Kong un film de KIM YONG-HOON
ou Pound For a Brown, de Trouble
Every Day, Easy Meat, des ins­
trumentaux inédits Portuguese
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
CRÉDITS NON CONTRACTUELS

batteur Aynsley Dunbar fin 1969, veautés (Sharleena, Road Ladies, Fenders et Guitar Build ’70 justi­
tout comme le bassiste Jeff Wonderful Wino, cocomposée fient de se procurer ce coffret. 
Simmons, fin 1969, dont Zappa avec Simmons, des thèmes qui se sylvain siclier
vient de produire l’album. Autre retrouveront dans 200 Motels, Copyright © 2019 MegaboxJoongAng PLUS M & B.A. ENTERTAINMENT CORPORATION, ALL RIGHTS RESERVED.

recrutement, celui du claviériste en 1971). Le traitement général est The Mothers 1970, 1 coffret de 4 CD
et tromboniste George Duke, celui d’une avancée vers le rock, Zappa Records/Universal Music.
24 | télévision
Un superbe hommage à la science­fiction « vintage »
Le premier film d’Andrew Patterson ressuscite habilement l’imaginaire de « La Quatrième Dimension »
AMAZON PRIME VIDEO
À LA DEMANDE
FILM
A
ttention, pépite. Ecrit
(sous pseudonyme) et
réalisé par un parfait
inconnu – Andrew Pat­
terson –, autoproduit avant d’être
acheté par Amazon Prime Video,
The Vast of Night donne l’impres­
sion d’avoir été sauvé in extremis
des oubliettes. Et c’est heureux,
tant ce premier film est réussi.
Comme dans Contact (1997), de
Robert Zemeckis, tout commence
par un son. Un son qui n’est rendu
audible que par le silence qui en­
veloppe, un soir d’automne,
Cayuga, une toute petite com­
mune du Nouveau­Mexique
(Etats­Unis) où tout le monde se
connaît. Sous ces latitudes méri­
dionales, la nuit tombe tôt. Il n’est
pas encore 19 heures mais les rues
de la ville sont désertes. Les habi­
tants sont allés en famille assister
à un match de basket scolaire
dans un gymnase suréclairé, seul
espace « sécurisant » du film.
Astucieuse mise en abyme
Seuls Fay (Sierra McCormick) et
Everett (Jake Horowitz) quittent
le lycée avant le début du match,
ensemble. La première, 16 ans,
queue­de­cheval lisse et lunettes
papillon, tient la permanence du
standard téléphonique local. Le
Bess King cherche sa voix sur la scène new­yorkaise
La série de Jessie Nelson, mise en musique par Sara Bareilles, déçoit par sa mièvrerie artistique et dramatique
APPLE TV +
À LA DEMANDE
SÉRIE
L ittle Voice est le titre d’une
chanson de Sara Bareilles
qui donne son nom au
deuxième album (2007) de l’autri­
ce­compositrice nord­américaine,
mais qui n’y figure pas : elle était
restée inédite jusqu’à l’annonce
de la série dramatico­romantique
du même nom que propose, le
10 juillet, la plate­forme Apple TV +
et à laquelle elle sert de musique
de générique.
GRILLE N° 20 - 160
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I prochaines récoltes. V. Moins vif et
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X A connu le pouvoir. Près de 5 000
SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 159
HORIZONTALEMENT I. Parapentiste. II. Liane. Etrier. III. Entôle. Canin.
IV. Ie. Ducs. Igné. V. Dérape. Et. VI. Aa. Eroder. VII. Cime. Truc. Ci.
VIII. Osait. Terres. IX. Uniras. Niera. X. Retentissant.
VERTICALEMENT 1. Plein. Cour. 2. Aine. Aisne. 3. Rat. Damait. 4. Anode.
Eire. 5. Pelure. Tan. 6. Ecart. St. 7. Ne. Sport. 8. TTC. Eduens. 9. Irai. Ecris.
10. Singer. Réa. 11. Teint. CERN. 12. Erne. Visât.
Everett (Jake Horowitz) et Fay (Sierra McCormick) dans « The Vast of Night ». AMAZON PRIME VIDEO
second, guère plus âgé, lunettes
carrées et clope au bec, est anima­
teur sur les ondes de la station de
radio du coin. Leur amitié, dont on
ignore l’origine, est introduite au
cours d’une longue séquence en
début de film, étonnante dans sa
forme, qui les voit déambuler
dans la nuit noire, discuter du tout
nouveau magnétophone de Fay,
qu’Everett l’a aidée à choisir, ou
des avancées technologiques qui
façonneront le futur – Fay est pas­
sionnée par les sciences. Leur dia­
logue, savoureux, ouvre magnifi­
Sara Bareilles, qui a écrit et com­
posé la comédie musicale Waitress
(2015), signé neuf albums, est pro­
ductrice exécutive de Little Voice,
aux côtés de J. J. Abrams et Ben
Stephenson. Jessie Nelson, l’au­
trice du livret de Waitress, est la
« showrunneuse » de ce qui est an­
noncé comme « une histoire qui
raconte comment trouver sa pro­
pre voix et le courage de l’affirmer ».
Cette voix, au propre comme
au figuré, c’est celle de Bess King
(Brittany O’Grady), jeune New­
Yorkaise qui accumule les petits
boulots et n’ose affronter la
7 8 9 10 11
quement ce film au tempo res­
serré mais au propos fort ample.
Peu après avoir pris son poste,
alors qu’elle écoute l’émission de
son ami, Fay entend le signal de sa
radio se distordre, jusqu’à ce que
la voix d’Everett s’efface au profit
d’un son étrange. Les lignes son­
nent, Fay entend le même son au
bout du fil. Un autre appel, une
voix paniquée. La rumeur enfle : il
y a quelque chose dans le ciel de
Cayuga. Fay connecte et décon­
necte les lignes téléphoniques sur
son tableau, puis elle se résout à
scène installée dans le bar où elle
officie derrière le zinc. Quand
elle s’y retrouve, poussée par
le hasard d’une annulation, elle
perd ses moyens et prend un
bouillon.
Mais, autour d’elle, un camarade
gay, une coturne encourageante,
deux garçons qui en pincent pour
elle l’incitent à braver ses forces
rétropédaleuses et les difficultés
de sa vie : un jeune frère autiste,
des parents à la présence inter­
mittente quand ils ne sont pas
aux abonnés absents, une copine
lesbienne dont la famille in­
HORIZONTALEMENT
I. Pour faire de beaux plis en évitant
les faux. II. Déplacement en nombre.
Renvoie vers les oreillons. III. Dans
la poche des Suédois. Gai participe.
Porteurs de grands bois. IV. Convient.
12
Introduit une protection. Prépare les
bien plus calme. Une fois de plus.
VI. Un Français qui parlait aux Fran-
çais. Houleuse comme une mer.
VII. Assembla la charpente. Grands
découpages de l’Histoire. Entre deux
liserés. VIII. Membre de la famille.
Premier tour du cadran. Sans le
moindre défaut. IX. Pris mes jambes
à mon cou. Mit en beauté. X. Mises
en boîte.
VERTICALEMENT
1. Arrive toujours à notre secours.
2. Annonce l’attaque. Chargé négati-
vement. 3. Base de lancement. A lui
de bien tenir son rôle. 4. Personnel.
verges carrées au Canada. 5. Passa au
plus près. Ne mesure plus rien au tra-
vail. 6. Donne un bel aspect cha-
toyant. Petit paresseux. 7. Ouvre
des possibilités. Mettrais en œuvre.
8. Vieille bête ruminante. Dans l’en-
semble. 9. Conflue avec la Vilaine.
Préposition. Donne toujours la fièvre.
10. Facilite les relations. Espace vert.
11. Finit par faire des dégâts en tête.
Lui est en mer, elle est dans l’espace.
12. Entoureras de très près.
appeler Everett. Celui­ci décide
alors d’ouvrir l’antenne aux audi­
teurs, afin de comprendre ce qui
est en train de se passer au­dessus
de la bourgade.
Le mystère restera presque en­
tier à la fin du film, et cela n’a
aucune importance, tant le sujet
est ailleurs. The Vast of Night se
déploie en effet dans ce qui n’est
pas dit, n’est pas montré : qu’il
s’agisse des sentiments qui lient
Everett à Fay, ou de la venue im­
minente sur terre d’« aliens »,
dont deux auditeurs, un Noir et
dienne la contraint à rester au pla­
card, un garçon qui pourrait être
la parfaite âme sœur mais n’est
pas disponible, etc.
Sur ce canevas digne d’une com­
tesse de Ségur new­yorkaise des
temps actuels – le sexe en moins :
Apple TV + ne donne pas dans le
lubrique –, une jolie fable aurait
pu être troussée. Au lieu de quoi,
Little Voice, longuette en dépit
d’épisodes courts, dispense la
bien­pensance la plus nunuche.
A quoi s’ajoute la musique de
Sara Bareilles (qui joue son propre
rôle dans la série) : elle fait certes
SUDOKU
N°20­160
3 9
9
5 1 2 4
3 4 Chaque chiffre ne doit
5 4 3 1
9 2 8 4
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
UNE VIE,
menceau,
Jaurès, Ar
agon, Me
Vu par Cle
une femme – autant dire per­
sonne, dans les années 1950 –,
semblent être les seuls témoins
directs.
Sur les écrans de télévision ova­
les des foyers de Cayuga, le film se
permet une astucieuse mise en
abyme. Dans les conversations
tourne l’histoire d’un fil électri­
que rongé par un animal, qui
plongea autrefois le gymnase
dans le noir. Chacun de ces mo­
tifs, de ces détails, ajoute de
l’épaisseur au mystère, densifie
l’atmosphère. Une porte qui
s’ouvre sur la nuit, un téléphone
qui sonne, une étendue d’herbe
survolée à ras le sol, une lumière
qui vacille, un poste de radio…
Dans la nuit de Cayuga, tout
prend des allures inquiétantes.
Servi par des plans à la beauté
kubrickienne, une bande­son ef­
ficace ainsi qu’une excellente di­
rection d’acteurs, The Vast of Ni­
ght est un superbe hommage à la
SF « vintage », à l’imaginaire de La
Quatrième Dimension, et s’inscrit
dans la veine des films de science­
fiction qui voient en l’existence
d’un monde extraterrestre autre
chose qu’une menace : un objet
d’émerveillement. 
audrey fournier
The Vast of Night, d’Andrew
Patterson. Avec Sierra
McCormick, Jake Horowitz, Gail
Cronauer (EU, 2019, 90 min).
parfois la place à quelques belles
chansons classiques de Broadway,
mais cette proximité avec ce qui
fit la grandeur de ce qu’on appelle
le Great American Songbook
(« haut répertoire de la chanson
américaine ») souligne cruelle­
ment à quel point la musique de
la compositrice est d’une sensi­
blerie des plus communes. 
renaud machart
Little Voice, série créée par Jessie
Nelson. Avec Brittany O’Grady,
Shalini Bathina, Sean Teale
(EU, 2020, 10 × 25­34 min.)
7 6 5 8 4 2
3 1 2 5 6 9
4 9 8 1 7 3
6 2 8 4 9 3 1 7
6 2 3 9 5 4
5 3 5 7 1 2 8 6
1 3 4 6 9 5
2 8 6 7 3 1
1 9 5 7 4 2 8 1
Difficile
8 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
9 seule fois par ligne,
7 5 par colonne et par
carré de neuf cases.
UNE ŒU
VRE
ÉMILE ZOLA
L’INDIGNÉ
Émile
Zola é
L’indign
Un hors-série du « Monde »
124 pages - 8,50 €
Chez votre marchand de journaux
ndès-Fran
ce, Taubira... et sur lemonde.fr/boutique
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
VENDREDI  10   JUILLET
TF1
21.05 Vendredi, tout est permis
avec Arthur
Divertissement.
23.10 Vendredi, tout est permis
avec Arthur
Divertissement.
France 2
21.05 L’Art du crime
Série. Avec Nicolas Gob, Eléonore
Bernheim (Fr., 2018).
22.55 Chantons ensemble
les Francos
Concerts enregistrés.
France 3
21.05 La Télé des années 80
Documentaire de Pascal Drapier
(Fr., 2018, 120 min).
23.15 La France en humour
Documentaire de Mireille Dumas
et Alain Chaufour
(Fr., 2017, 110 min).
Canal+
21.05 Rambo. Last Blood
Film d’Adrian Grunberg.
Avec Sylvester Stallone, Paz Vega
(EU, 2019, 100 min).
22.50 Hunter Killer
Film de Donovan Marsh.
Avec Gerard Butler, Gary Oldman
(RU-Chine-EU, 2018, 120 min).
France 5
20.50 La Maison France 5
Magazine présenté par
Stéphane Thebaut.
22.25 Silence, ça pousse !
Magazine présenté par Stéphane
Marie et Carole Tolila.
Arte
20.55 Mélancolie ouvrière
Téléfilm de Gérard Mordillat.
Avec Virginie Ledoyen, Philippe
Torreton (Fr., 2018, 90 min).
22.30 Pop Utopia. Un rêve
de justice
Documentaire d’Hannes Rossacher
et Karsten Gravert
(All., 2020, 50 min).
M6
21.05 Reef Break
Série. Avec Poppy Montgomery,
Ray Stevenson
(EU-Fr., 2019).
22.45 Hawaii 5-0
Série. Avec Alex O’Loughlin,
Scott Caan
(EU, 2016 et 2014).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
9 3 1
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
8 7 4
5 2 6 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 5 2 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
7 1 8
abojournalpapier@lemonde.fr.
3 4 9
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
2 8 7
4 9 5 Courrier des lecteurs
6 3 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Médiateur : mediateur@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
Présidente :
Laurence Bonicalzi Bridier PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
 IDÉES
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020 | 25

Roch-Olivier Maistre et Tobias Schmid

Il faut contraindre les plates-formes en ligne à la régulation
La coopération d’autorités européennes Très légitimement, le cadre juridi­
que actuel désigne les auteurs de
indépendantes sur la base de règles claires doit contenus illégaux et préjudiciables
permettre de tenir l’équilibre entre respect des lois comme premiers responsables. Tou­
tefois, cette conception univoque de
et liberté d’expression, affirment les deux la responsabilité ne correspond plus
responsables français et allemand du secteur à la réalité. Les médias sociaux ne
sont en effet pas de simples canaux
de diffusion. Ils ont plutôt la haute
contenus illicites et la libre expres­
sion des opinions sur le long terme,
il nous faut des outils plus adaptés
aux réalités du temps. Tout en
respectant l’équilibre et la réparti­
tion démocratique et institution­
nelle des rôles, en particulier les
prérogatives du juge, nous avons
besoin de compétences claires pour
immédiat d’efficacité. A contrario,
croire que le problème pourrait être
résolu par la simple création d’une
autorité supranationale supplémen­
taire relève d’un dangereux roman­
tisme réglementaire.
Pour être libres, nous avons besoin
de règles simples et dénuées de toute
ambiguïté. Elles devront établir une

N
ous sommes des Européens.
L’un est français, l’autre alle­
mand, et nous œuvrons en­
semble pour le respect des
valeurs fondamentales européennes
dans les médias audiovisuels. Ces
valeurs démocratiques qui seront au
cœur – rien de moins – de la négocia­
tion à venir du Digital Services Act
(DSA). De quoi s’agit­il ? D’un vérita­
ble défi. Avec le DSA, la Commission
européenne va devoir organiser et ac­
tualiser les diverses réglementations
européennes liées au numérique,
avec la question centrale du degré de
régulation nécessaire des plates­for­
mes de partage de contenus pour ga­
rantir nos libertés et nos droits dans
une société démocratique.
Une régulation durable revient à
rechercher le juste équilibre entre,
d’un côté, le principe cardinal de li­
berté et, de l’autre, les limitations
susceptibles de lui être apportées
pour garantir l’intérêt général. Sou­
haitons­nous une liberté d’expres­
sion absolue ? Ou acceptons­nous de
lui fixer des limites ?
Ce débat est au centre des discus­
sions réglementaires sur les enjeux
transnationaux, la lutte contre les
contenus haineux et la désinforma­
tion. Il a également été au fonde­
ment de diverses initiatives législati­
ves nationales, telles que la loi fran­
çaise contre la manipulation de
l’information (« loi fake news » ou
« loi infox » de décembre 2018), ou la
loi allemande sur la haine en ligne
(NetzDG) de janvier 2018.
Il revient aujourd’hui à l’Europe de
résoudre cette tension et de propo­
ser une réponse. Pourquoi ? Parce
que nous le pouvons, forts de l’héri­
tage de notre histoire mouvementée
et de notre attachement profond à
cette valeur fondamentale qu’est la
liberté. Ce que l’Europe peut appor­
ter à la numérisation de la société,
c’est l’idée d’une liberté fondée sur
l’Etat de droit. Nous avons besoin de
règles pour être libres.
Outils adaptés
S’agissant du futur cadre réglemen­
taire, la priorité est d’avoir un objec­
tif clair. Pour nous, régulateurs, il
s’agit avant tout de garantir la liberté
d’expression, tout en protégeant la
population contre les violations de
la loi en ligne, telles que les atteintes
à la dignité humaine, les menaces
pesant sur les jeunes et les campa­
gnes de désinformation.
Nous appuyant sur notre expé­
rience, nous observons que l’indé­
pendance des autorités de régula­
tion des médias par rapport à l’Etat
est bien plus importante que la
structure, centrale ou fédérale, des
autorités, et que la collaboration
étroite et constructive des régula­
teurs au­delà des frontières nationa­
les est d’une importance capitale.
main sur la portée et la visibilité des
contenus, ainsi que sur leur
disparition et, in fine, sur l’expres­
sion des opinions.
En outre, même si l’autorégulation
par les plates­formes elles­mêmes a
permis quelques avancées, elle n’en
demeure pas moins insuffisante.
C’est pourquoi il est essentiel que les
plates­formes se voient contraintes
de mettre en œuvre des mesures
préventives et de coopérer.
La réglementation actuelle a plus
de 20 ans. Si nous, régulateurs des
médias, devons continuer à mainte­
nir cet équilibre délicat entre les
CE QUE L’EUROPE
PEUT APPORTER
À LA NUMÉRISATION
DE LA SOCIÉTÉ,
C’EST L’IDÉE
D’UNE LIBERTÉ
FONDÉE
SUR L’ÉTAT DE DROIT
accéder à l’information et intervenir
de manière graduée.
Le diable se cache dans les détails
Chacun d’entre nous est en mesure de
faire respecter son droit national,
mais que se passe­t­il si un contenu
est considéré comme légal dans le
pays où il a été créé ou d’où il provient,
alors qu’il est illégal dans le pays
auquel il est destiné ? La « smart regu­
lation » [qui préconise une législation
bien dimensionnée] peut nous offrir le
cadre juridique dont nous avons be­
soin pour régler ces problèmes en
appliquant une réponse graduée.
Néanmoins, comme toujours, le
diable se cache dans les détails. Re­
distribuer les responsabilités sur In­
ternet et organiser les actions inter­
gouvernementales demande beau­
coup de doigté et d’efforts. L’Europe
est une communauté de valeurs qui
se développe en unissant les cultu­
res, tout en donnant à chacun l’es­
pace nécessaire au sein de la
communauté. Le Groupe des régula­
teurs européens des services de mé­
dias audiovisuels (ERGA) fonctionne
de la même manière.
Il réunit des régulateurs indépen­
dants et encourage leur coopération
transnationale, tout en respectant les
spécificités de chaque Etat. Ainsi, des
règles plus claires et des responsabili­
tés accrues pour les régulateurs
européens des médias et pour l’ERGA
seraient un gage d’accroissement
juste répartition des responsabilités,
assurer la bonne coopération inter­
gouvernementale et répondre aux
attentes pressantes des opinions pu­
bliques, qui réclament, chaque jour
davantage, une meilleure protection
contre les discours de haine et les
contenus préjudiciables.
Il est maintenant temps d’ouvrir
cette discussion sur le cadre régle­
mentaire applicable aux grands ac­
teurs du numérique en Europe. No­
tre mission, en tant qu’autorités de
régulation, n’est pas et ne saurait
être de contrôler Internet, ni d’agir
comme des juges, mais de veiller à ce
que les plates­formes s’acquittent de
leurs obligations de coopération et
de transparence, qui seront fixées
par la réglementation à venir.
Nous sommes aujourd’hui prêts à
participer à ces discussions en gar­
dant comme boussole ce que nous
chérissons le plus : la liberté d’expres­
sion dans une Europe libre. 
Roch-Olivier Maistre est
président du Conseil supérieur de
l’audiovisuel (CSA, France) ; Tobias
Schmid est président du Groupe
des régulateurs européens des ser-
vices de médias audiovisuels (ERGA)
et directeur l’Autorité des médias
de Rhénanie-du-Nord-Westphalie

Jean-François Bayart
Les sciences sociales sont en danger à l’échelle mondiale
Le politologue alerte de la passivité des Etats démocratiques face aux attaques gouvernementales et privées contre la recherche

L
a confirmation en appel, le
30 juin, par un tribunal de
Téhéran, de la condamna­
tion à cinq ans de prison de
l’anthropologue Fariba Adelkhah
confirme que le métier de cher­
cheur en sciences sociales est de­
venu à haut risque. Une dizaine
d’universitaires occidentaux ont
été ainsi pris en otages par la Ré­
publique islamique.
Cette dernière n’est pas la seule
à se livrer à ce genre de pratique.
La Turquie, les Emirats arabes
unis, Israël, la Russie, la Chine
portent de plus en plus ouverte­
ment atteinte à la liberté scienti­
fique internationale. L’Egypte est
allée jusqu’à tuer dans des condi­
tions atroces un doctorant italien
de l’université de Cambridge,
Giulio Regeni, en 2016. Les Etats­
Unis arrêtent eux aussi des cher­
cheurs étrangers sur la base d’ac­
cusations souvent arbitraires,
dans le cadre de leur politique de
sanctions urbi et orbi ou au nom
du Patriot Act.
S’y ajoutent les nombreux refus
de visa, auxquels s’adonnent éga­
lement les Etats européens au
nom de la lutte contre l’immi­
gration, rendant infernale la vie
professionnelle de nos collègues
d’Afrique, d’Asie, d’Amérique la­
tine ou du Moyen­Orient. On ne
parle pas suffisamment de cet as­
pect de l’inégalité du système in­
ternational au détriment des pays
du Sud, qui accroît leur dépen­
dance sur le long terme. Sans ac­
cès équitable à la science, pas de
réel développement envisageable.
Il ne s’agit pas non plus d’occul­
ter la répression interne dont
font l’objet les chercheurs et uni­
versitaires des régimes autoritai­
res. Néanmoins, les atteintes à la
liberté scientifique internatio­
nale constituent une question
spécifique et neuve dont, curieu­
sement, les Etats démocratiques
ne se soucient guère, peut­être
parce que leur conscience n’est
pas tranquille en la matière.
Enquête de terrain menacée
D’une part se pose le problème de
la possibilité concrète de faire de
la recherche de terrain dans des
pays qui incarcèrent à tour de bras
des universitaires étrangers. La
pandémie de Covid­19 a aggravé
les choses en fermant les frontiè­
res et en interrompant la réalisa­
tion de nombreuses thèses de
doctorat. Qui, dans ces conditions,
voudra encore entreprendre une
recherche à l’international ?
Ce sont des pans entiers de no­
tre connaissance du monde con­
temporain qui vont s’étioler, puis
s’évanouir faute de pouvoir se re­
produire. Car on ne peut pas faire
des enquêtes ou du travail d’ar­
chives primaires par visioconfé­
rence. Ou, pis, on risque de s’ima­
giner pouvoir le faire, en deve­
nant captifs de la vision
déformée et partiale des sociétés
étrangères que nous donneront
nos écrans d’ordinateur.
La tentation sera grande pour
les gestionnaires néolibéraux de
l’université de se saisir de cette
aubaine de la dématérialisation
de la recherche et de l’enseigne­
ment. Or, il ne peut y avoir de ré­
flexion sur notre époque et nos
passés, sur notre politique étran­
FACE AUX CALCULS
CYNIQUES
DES PRENEURS
D’OTAGES
ET DES ASSASSINS,
L’EUROPE
SEMBLE TÉTANISÉE
gère ou économique, sur l’exer­
cice de notre citoyenneté, si
nous sommes privés d’informa­
tions et d’analyses indépend­
antes quant à la majeure partie
du globe. Comme l’a écrit Fa­
riba Adelkhah du fond de sa pri­
son, il faut « sauve[r] les cher­
cheurs, sauve[r] la recherche pour
sauver l’histoire ».
Enjeux financiers et politiques
D’autre part, des accords de coo­
pération scientifique lient les
Etats démocratiques aux régimes
répressifs. Ces échanges sont fi­
nancés par le contribuable. Est­il
raisonnable, ou même décent, de
maintenir ces partenariats avec
des pouvoirs qui embastillent nos
universitaires ? On peut en douter,
même si les milieux scientifiques
sont divisés sur le sujet et crai­
gnent d’isoler davantage encore
leurs collègues étrangers. A mes
yeux, l’objection ne résiste pas à
l’examen, car la demande porte
sur les accords institutionnels, et
non sur les échanges individuels.
Des considérations plus trivia­
les entrent en ligne de compte
maintenant que la science est
devenue un marché internatio­
nal dont chacun veut garantir sa
part. Les enjeux financiers, im­
médiats ou potentiels, ne sont
pas négligeables dans les scien­
ces dites « dures » ou la méde­
cine, et la liberté des sciences so­
ciales est de peu de poids par
rapport à eux. Tel est sans doute
le sentiment de Frédérique Vi­
dal, ministre de l’enseignement
supérieur, de la recherche et de
l’innovation, dont le silence,
depuis l’arrestation de Fariba
Adelkhah, est assourdissant et
pour le moins inconvenant.
Face aux calculs cyniques des
preneurs d’otages et des assas­
sins, l’Europe semble tétanisée.
Ses universitaires sont persécu­
tés par dizaines sans qu’elle défi­
nisse et mutualise une stratégie
pour parer la menace. En outre,
restriction des crédits oblige, elle
a vendu des pans entiers de son
université à des pays étrangers
en capacité financière de les
acheter pour faire valoir leurs in­
térêts politiques, à l’instar de la
Chine ou des pétromonarchies.
Forts de leurs avoirs et du mar­
ché scientifique qu’ils représen­
tent, ces Etats n’hésitent plus à
essayer de censurer recherches
et publications en Occident.
Aujourd’hui, ce sont même cer­
tains membres de l’Union euro­
péenne, comme la Pologne ou la
Hongrie, qui mettent sous pres­
sion l’université, y compris à
l’extérieur de leurs frontières,
quand celle­ci n’a pas l’heur de
plaire à leur conception de l’his­
toire nationale. En France, les
chercheurs sont de plus en plus
inquiétés par la police ou la cel­
lule Demeter de la gendarmerie
nationale [créée en 2019 pour pré­
venir les agressions et intrusions
sur les exploitations agricoles]
quand ils travaillent sur les mou­
vements sociaux ou les ques­
tions environnementales, et les
nouvelles règles de « déclassifi­
cation » restreignent leur consul­
tation des archives contemporai­
nes postérieures à 1940.
Ouvrons les yeux : ce sont bien
les sciences sociales qui sont en
danger comme jamais elles ne
l’ont été depuis la fin de la se­
conde guerre mondiale ou la
chute de l’empire soviétique. 
Jean-François Bayart est
professeur d’anthropologie
et de sociologie à l’Institut de
hautes études internationales
et du développement (IHEID,
Genève). Il est coordinateur
du comité de soutien
à Fariba Adelkhah
 0123
26 | idées VENDREDI 10 JUILLET 2020

Jean-Sylvestre Mongrenier
L’erreur serait de penser que la France peut négliger l’OTAN
A la suite des tensions entre Paris et Ankara, le chercheur en faveur d’un repli général. Si un re­
trait de l’OTAN mettrait à mal les in­
en géopolitique réaffirme, contre l’« illettrisme stratégique » térêts de puissance des Etats­Unis,
qui pousse à oublier les rapports de force, l’importance les conséquences seraient plus gra­
ves encore pour les alliés européens
de l’Alliance atlantique pour les pays européens dont l’unité et la défense mutuelle
reposent en grande partie sur la vita­
lité de cette alliance.
L’importance de l’OTAN dans
l’équation stratégique globale doit
être soulignée. Alors que la Russie a
reconstitué une force d’opposition
russe, il n’y aura pas d’unité euro­
péenne et de crédibilité de la dissua­
sion sans l’engagement durable des
Etats­Unis. Le fait est d’autant plus à
Indo­Pacifique. Assurément, l’Iran et
la Chine populaire ne sont pas les
seuls problèmes des Etats­Unis.
L’erreur serait de penser que la
France peut négliger l’OTAN. Membre
fondateur, elle occupe des positions
fortes en son sein, dont le grand com­
mandement de Norfolk. D’autre part,

L
e dernier incident naval turco­
français a suscité une vive réac­
tion de Paris. [Le 10 juin, un na­
vire français a fait l’objet de trois
« illuminations radar » par un bateau
turc, pourtant membre de l’Organisa­
tion du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN). Le ministère de la défense juge
l’affaire « très grave » et l’Alliance a
lancé une enquête afin de faire la lu­
mière sur cet incident.] En vérité, les
alliances ne sont jamais totalement
alignées : il n’est pas exceptionnel
que des frictions se produisent entre
certains de leurs membres.
Fallait­il qu’Emmanuel Macron
parle à nouveau de « mort cérébrale » à
propos de l’OTAN ? Ce jugement lapi­
daire sur l’Alliance atlantique, tant
voulue et recherchée par la France au
cours des guerres du XXe siècle, mani­
feste une certaine désinvolture. Il con­
vient de rappeler son importance
stratégique et géopolitique, les incer­
titudes générées par l’actuel locataire
de la Maison Blanche ne devant pas
légitimer d’autres inconséquences.
De fait, l’annonce récente du retrait
américain de 9 500 soldats d’Allema­
gne, possiblement compensé par le
redéploiement d’une partie d’entre
eux en Pologne ou dans les Etats bal­
tes, n’est pas de bon augure. Toute­
fois, les fixations et l’isolationnisme
psychologique de Donald Trump ne
dissimuleront pas l’illettrisme straté­
gique qui affecte une partie des clas­
ses dirigeantes européennes.
De ce côté­ci de l’Atlantique, on sem­
ble croire que l’ordre international
multilatéral s’est autrefois imposé de
lui­même, abolissant ainsi la réalité
des rapports de force. Le fort lea­
dership hégémonique des Etats­Unis,
à l’issue de deux guerres mondiales
nées en Europe, n’aurait­il donc pas
tenu de rôle déterminant ? Indépen­
damment des conditions objectives
de notre époque et des rivalités de
puissance, la seule invocation du
multilatéralisme aurait son efficacité.
Raisonnement vaniteux
Parallèlement, la défense de l’Europe
par les Etats­Unis est parfois vue
comme un avantage acquis, selon le
raisonnement qui suit : les Améri­
cains sont militairement engagés en
fonction de leurs intérêts propres ; il
serait possible de limiter l’effort
européen et de refuser toute récipro­
cité sur d’autres théâtres, et ce sans
mettre en péril l’OTAN.
La situation présente montre la va­
nité de ce raisonnement. Il existe
bien un courant d’opinion américain
Quant à l’idée d’une défense conti­
nentale apte à prendre le relais de
l’OTAN, elle présuppose la transfor­
mation de l’Union européenne en un
acteur géostratégique global capable
de poser des actes de souveraineté.
Or il est difficile d’identifier les
points d’appui et facteurs porteurs
d’une telle mutation politique. Bien
au contraire, le volontarisme pour­
rait amplifier les forces de dissocia­
tion. Angela Merkel l’a compris et
préfère donc temporiser.
L’ALLIANCE
CONSTITUE
L’AVANTAGE
COMPARATIF
DE L’OCCIDENT
FACE À DES
PUISSANCES
COMME LA CHINE
OU LA RUSSIE
rappeler que le Kremlin conduit des
« guerres mémorielles » à l’encontre
de la Pologne et des Etats baltes, voire
de la Roumanie. Ce révisionnisme
historique est lourd de menaces
subversives et militaires.
L’OTAN couvre aussi les approches
maritimes de l’Europe, y compris « la
plus grande Méditerranée » dont le
Moyen­Orient participe. Dans cet en­
semble spatial, le « partage du far­
deau » que les Etats­Unis demandent
ouvre des opportunités stratégiques.
Il ne tient qu’à la France d’y accroître
son rôle et sa présence navale, ce qui
découragera l’une ou l’autre puis­
sance riveraine émergente voulant
exploiter tout vide de pouvoir. En­
core faudra­t­il s’en donner les
moyens : à quand un deuxième por­
te­avions français capable d’assurer
la « permanence à la mer » ?
D’une manière générale, l’OTAN et
les partenariats qu’elle a institués
constituent l’avantage comparatif de
l’Occident, confronté à des puis­
sances révisionnistes, telles la Russie
et la Chine, pressées de prendre la
relève. Chargé de concevoir une
« OTAN 2030 », le groupe d’experts
demandé par Paris et Berlin sera con­
duit à aborder le rôle de l’OTAN au
Moyen­Orient, voire à envisager un
China turn la menant dans la zone
la stabilité géopolitique que l’OTAN
assure permet à la France de se dé­
ployer outre­mer afin de s’y affirmer
comme puissance mondiale. A l’ave­
nir, la défense de son domaine mari­
time reposera sur d’étroits liens bila­
téraux avec les Etats­Unis, ainsi
qu’avec les partenaires régionaux de
l’OTAN, au cœur de cette zone Indo­
Pacifique où la Chine populaire pro­
jette moyens civils et militaires.
En conséquence, la diplomatie du
coup d’éclat d’Emmanuel Macron et
ses saillies contre l’OTAN inquiètent
plus encore que l’insolente politique
turque en Méditerranée. L’heure n’est
pas aux démonstrations logiques sur
l’air du « je vous l’avais bien dit ». Con­
tre les vents mauvais de l’histoire, il
importe de sauver l’essentiel de la re­
lation transatlantique. Sinon, l’« Eu­
rope européenne » tant invoquée
pourrait basculer dans la tragédie. 
Jean-Sylvestre Mongrenier
est chercheur à l’Institut français
de géopolitique, université
Paris-VIII, et chercheur associé
à l’Institut Thomas More,
un think tank libéral-conservateur

Sylvie Strudel Ces municipales nous rappellent qu’il n’y a pas

de connexion entre élections locales et élections nationales
Selon la politiste, une large majorité d’électeurs a voté en fonction d’enjeux locaux, ce qui confirmerait une fois de plus
le décalage avec les résultats observés dans l’histoire politique française lors des scrutins nationaux

L
es élections municipales
de 2020 sont, par certains
aspects, moins surprenan­
tes qu’il n’y paraît, si l’on
veut bien prendre en considéra­
tion le temps mi­long de l’his­
toire des scrutins municipaux
depuis les débuts de la Ve Répu­
blique. Le décalage entre les ré­
sultats des élections locales et
ceux des élections nationales,
amplement commenté ces der­
niers jours et présenté à tort
comme inédit, doit beaucoup à la
nouveauté du paysage politique
fragmenté issu de l’élection pré­
sidentielle, suivie des législatives
de 2017, mais n’est pas sans rap­
peler les premiers scrutins muni­
cipaux d’après 1958.
Les élections municipales ont
souvent été le théâtre de muta­
tions électorales importantes :
qu’elles concernent l’influence
d’un parti (comme la montée en
puissance du Front national de
1983 à 1989, puis en 1995), les
systèmes d’alliance (avec le suc­
cès des alliances bipolaires dès
1977), les rapports de force gau­
che­droite (qui peuvent s’inverser
selon les scrutins) ou, enfin, le ni­
veau de la participation (qui
baisse après 1983). En tout état de
cause, leur organisation synchro­
nisée (en cela, la France diffère de
l’Allemagne ou de l’Italie) impose
une tension entre logique natio­
nale et logiques locales, quel que
soit le contexte politique de
l’élection.
Une popularité présidentielle
en berne et un contexte politique
défavorable, marqué par l’accu­
mulation de crises (« gilets jau­
nes », grève des transports, assu­
rance­chômage, retraites) témoi­
gnant d’un climat social dégradé,
auraient pu jouer en faveur d’une
nationalisation du scrutin. Mais,
à rebours, les enjeux locaux ont
littéralement « écrasé » les enjeux
politiques nationaux : 84 % des
votants des communes de plus
de 1 000 habitants interrogés par
l’IFOP le 15 mars déclarent avoir
voté en fonction d’enjeux locaux
(contre 70 % en 2014).
Ancrage obligé
Dans cette configuration de fort
localisme, La République en mar­
che (LRM) avait beaucoup à per­
dre, d’autant qu’elle partait avec
un lourd handicap. Nul bilan de
fin de mandat à défendre, peu de
réseaux à l’échelle locale à activer,
pas de prime au sortant.
Or l’implantation territoriale
par les élections municipales est
cruciale pour les partis, car elle
conditionne une capitalisation
de ressources humaines et maté­
rielles leur permettant, entre
autres, de pérenniser leur
influence et de résister aux revers
électoraux de niveau national
(comme, hier, le « communisme
municipal » et, aujourd’hui en­
core, le « socialisme municipal »,
malgré le laminage de ses élus lo­
caux au scrutin municipal de
2014). Cette implantation
participe d’une trame des terri­
toires à laquelle s’ajoutent scru­
tins départementaux et régio­
naux, qui verrouillent eux aussi
l’accès au Sénat.
Cet ancrage obligé explique l’ar­
dente nécessité pour le parti LRM
d’être présent à ces municipales,
« quoi qu’il en coûte » en lisibilité
DANS CETTE
CONFIGURATION
DE FORT
LOCALISME,
LA RÉPUBLIQUE
EN MARCHE
PARTAIT AVEC UN
LOURD HANDICAP
politique : près de la moitié des
candidats investis par le parti
étaient des maires sortants issus
d’autres formations politiques.
Ce faisant, le parti a privilégié les
ancrages locaux et la sécurité no­
tabiliaire, au détriment de son
ADN originel prônant déprofes­
sionnalisation de la vie politique,
dégagisme, nouvelles pratiques.
Ainsi s’expliquent l’exit de nom­
breux militants hostiles à ces
concessions aux formes tradi­
tionnelles de fonctionnement
des partis et les dissidences appa­
rues aux quatre coins du terri­
toire. Mais, même en procédant
de la sorte, LRM n’a pu éviter les
échecs électoraux, parfois pris au
piège de sa propre stratégie
(comme à Annecy).
Faut­il rappeler que La Républi­
que en marche est d’abord une
« entreprise » au service d’un
homme, un « mouvement » – qui
porte les initiales de son fonda­
teur – créé de toutes pièces en
avril 2016 pour un projet prési­
dentiel. Construit « par le haut »,
ce jeune parti ne peut que
manquer d’ancrage local. Et ce,
d’autant plus qu’il a érigé en doxa
la faiblesse de ses bases
territoriales et la fragilité de ses
adhérents locaux. Ses statuts,
conçus par d’anciens socialistes,
veulent tout sauf reproduire la lo­
gique des « baronnies locales ».
Seulement voilà : un parti aspi­
rant à la reconnaissance politique
et à une influence nationale peut
éventuellement surseoir à son
implantation territoriale, mais il
ne peut en faire l’impasse. Or
cette histoire­là se construit au fil
d’années de présence sur le ter­
rain, de militantisme local et
d’expérience électorale.
Les leçons de 1958
C’est l’amère expérience qu’en fit
l’UNR [Union pour la nouvelle Ré­
publique, parti fondé en octo­
bre 1958 par les partisans du géné­
ral de Gaulle]. En mars 1959, rien
n’y fait : ni la majorité écrasante
de oui (79 %) récoltée au référen­
dum du 28 septembre 1958 rati­
fiant le projet de Constitution, ni
le raz­de­marée gaulliste aux lé­
gislatives de novembre 1958, ni
un opportun et tardif change­
ment de mode de scrutin (ordon­
nance du 4 février 1959). Aux mu­
nicipales, les gaullistes faible­
ment implantés localement
cèdent devant un Parti commu­
niste (PCF) isolé et devant des in­
dépendants, socialistes, radicaux
et Mouvement républicain popu­
laire (MRP) qui maintiennent
leurs positions… et leurs alliances
centristes. Au scrutin de
mars 1965, ce fut le même scéna­
rio : celui d’un décalage entre un
gaullisme national (mal implanté
localement) et un socialo­cen­
trisme municipal, même si le PCF
sort progressivement de son iso­
lement politique. Les élections de
1977 témoignent de la résistance
du découplage national­local, en
dépit de la dynamique unitaire de
la gauche PC­PS, qui met fin au
socialo­centrisme, et d’une bipo­
larisation accrue : les succès lo­
caux de la gauche unie aux muni­
cipales de 1977 ne préfigurent pas
ses résultats nationaux déce­
vants des législatives de 1978.
Aucun parti, qu’il soit en posi­
tion de force ou de faiblesse à l’is­
sue de cet étrange scrutin de
2020, ne devrait oublier qu’il n’y
a pas de connexion automatique
entre les résultats au niveau na­
tional et au niveau local. 
Sylvie Strudel est
professeure de science
politique à l’université
Panthéon-Assas, directrice
adjointe du Centre
d’études constitutionnelles
et politiques (Paris-II)
et chercheuse associée
à Sciences Po (Cevipof)
0123
VENDREDI 10 JUILLET 2020 0123 | 27

INTERNATIONAL | CHRONIQUE LE LIBAN, 

par al ai n f rachon
UNE NATION  au­delà de la stabilité de la livre et de la sur­ pays a pris corps, indépendant pour une
vie de la classe moyenne, c’est l’avenir fois du jeu des puissants.
EN PERDITION
La puissance même du pays, sa raison d’être, et osons le
mot, un peu de son âme.
Historiquement, le Liban a été l’arène où
Mais cette échappée belle n’a pas duré. Mal
préparés, court­circuités par l’épidémie de
Covid­19, étranglés par les difficultés du
chinoise et la force les Etats du Proche­Orient exportaient leurs
rivalités. L’Egypte, la Syrie, Israël, l’Iran et
l’Arabie saoudite ont nourri, à tour de rôle,
quotidien, les mutins et les rêveurs ont peu
à peu déserté la place des Martyrs, l’épicen­
tre du soulèvement à Beyrouth. Dans les
les crises qui s’y sont déroulées, de la guerre coulisses du gouvernement d’Hassan Diab,
civile de 1975­1990 à la campagne d’assassi­ composé officiellement de technocrates, les

L POUR PÉKIN, TOUTE
ongtemps, les dirigeants
chinois nous ont dit :
« Dormez tranquilles ». La
montée en puissance de
leur pays se fera paisiblement. La
réémergence de la Chine au pre­
mier rang des Grands sera une as­
cension harmonieuse. Comme
dans un ballet de l’Opéra de Pé­
kin, tout glissera dans la légèreté
et l’élégance – une affaire quasi
poétique en somme.
Forgée il y a presque vingt ans,
en 2003, l’expression « montée
en puissance pacifique » (« peace­
ful rise » en anglais), due à Zheng
Bijian, l’un des pontes de l’Ecole
centrale du Parti communiste
(PCC), fait partie de la doctrine
officielle. A maintes reprises, des
diplomates chinois nous l’ont
expliquée sur le mode de la leçon
de morale. La Chine, sa stature
parmi les nations retrouvée, ne
se comportera pas comme les
autres « empires ». Ni colonia­
lisme européen, ni impérialisme
américain, ni expansionnisme
soviétique : la Chine se dévelop­
pera dans le respect absolu de la
POPULATION CHINOISE  et hôtelier, le Liban officiait comme le cof­
N’A D’AUTRE DESTIN
QUE DE PASSER 
UN JOUR OU L’AUTRE 
SOUS LE JOUG DU PCC
Taïwan : pour Pékin, toute popu­
lation chinoise n’a d’autre destin
que de passer un jour ou l’autre
sous le joug du PCC – son « par­
rain » naturel… L’éventualité d’un
affrontement armé entre la Chine
continentale et Taïwan est évo­
quée à Pékin comme à Taïpeh.
L’été est chaud. En mer de
Chine du Sud, la Chine impose
par la force – poldérisation et mi­
litarisation d’îlots – sa souverai­
neté à nombre de pays riverains
qui la contestent (Le Monde daté
du 7 juillet). Ses sous­marins zo­
nent en mer de Chine orientale
autour d’un autre groupe d’îles
que revendique Pékin et qui sont
L’ année 2020 au Liban devait être
celle de la célébration du centenaire
de la création du pays. C’est le
1er septembre 1920 en effet que le général
Gouraud, représentant de l’autorité manda­
taire française sur la Syrie, a proclamé l’Etat
du Grand Liban, une entité autonome, déta­
chée de la Syrie, dotée de frontières corres­
pondant à celles du Liban actuel.
La cruelle ironie de l’Histoire veut que,
cent ans plus tard, le pays du Cèdre, indé­
pendant depuis 1943, ressemble à une na­
tion en perdition. Le cataclysme qui s’est
abattu sur la population, confrontée à une
chute libre de la monnaie et à une paupéri­
sation galopante, n’est pas seulement éco­
nomique et monétaire. Ce qui se joue dans
cette faillite aux proportions dantesques,
nats ciblés des années 2000. Parallèlement,
fort du dynamisme de son système bancaire
fre­fort des élites de la région. Le pays a no­
tamment longtemps servi de base arrière
aux entrepreneurs et aux princes du Golfe.
Ces deux fonctions régionales, qui pla­
çaient le Liban au cœur de toutes les atten­
tions, pour le meilleur comme pour le pire,
sont révolues. Le secteur bancaire, dont
l’essor reposait depuis des années sur une
pyramide de Ponzi qui s’est écroulée, met­
tra des années à recouvrer sa crédibilité.
« Le Liban n’a plus beaucoup d’amis et il n’a
même plus d’ennemis. Il suscite l’indiffé­
rence, ce qui est le plus terrible », constate
l’écrivaine Dominique Eddé.
En octobre 2019, on a cru au sursaut. En
descendant dans la rue par dizaines de mil­
liers, pour crier leur dégoût de la classe diri­
geante gangrenée par la corruption et pour
réclamer la fin du communautarisme, les
Libanais ont tenté de se réinventer. L’es­
pace de quelques semaines enchantées, un
barons du système confessionnel conti­
nuent de tirer les ficelles, en faisant obstacle
aux réformes de fond, susceptibles de déblo­
quer une aide internationale.
Et pendant ce temps, le navire coule.
Faute de fuel, l’électricité est désormais ra­
tionnée. Certains hôpitaux ont éteint la cli­
matisation et la plupart des feux de circula­
tion de Beyrouth sont à l’arrêt. Autrefois
fierté du pays, les écoles francophones sont
à l’agonie.
Le prestigieux Festival de Baalbek, porte­
étendard d’un Liban ouvert et cultivé, a
même dû se contenter d’un seul concert. La
soirée, organisée dimanche 5 juillet, sans
public, nouveau coronavirus oblige, a été
retransmise sur toutes les télévisions du
pays. Dans ce spectacle poignant, tourné
dans les sublimes ruines du temple de Bac­
chus, certains ont voulu voir une ode à la
future renaissance du pays. Mais d’autres,
plus pessimistes ou plus réalistes, ont en­
tendu un requiem, la messe d’enterrement
d’un certain Liban. 

souveraineté des autres, nous di­
sait­on.
Pour contenir une petite part de
vérité, cette belle histoire n’a ce­
pendant jamais été tout à fait cré­
dible. Et, s’il fallait une date pour
en signaler la fin, le mois de juin
(et le début de juillet) 2020 serait
un bon marqueur. A l’instar de ce
la vie d’après
sous le contrôle du Japon. « Il y a
trop de bateaux de guerre et d’avi­
ons dans les parages, dit un ob­
servateur à Pékin, les risques d’in­
cidents armés sont chaque jour
plus élevés. » On est loin de
l’émergence irénique de la Chine
telle qu’on la vante à l’Ecole du
parti à Pékin. On est dans le cas

vue par la presse étrangère

que fut l’avènement d’autres
puissances dans le passé, l’arrivée
du géant chinois ne se fait pas pa­
cifiquement. Elle advient dans la
confrontation avec les autres, les
heurts, la menace, la gesticula­
tion militaire. Elle est conflic­
tuelle. Ces dernières semaines
ont été une succession de démen­
tis à la fable de la « montée en
puissance pacifique ».
La fin juin a vu le sang couler
dans l’Himalaya, à 4 200 mètres
de figure classique d’une montée
en puissance qui s’appuie sur la
force : il n’y a pas, à cet égard,
d’exception chinoise.
Affaires « intérieures »
La Chine montre ses muscles
parce qu’elle est confiante dans HONG KONG PÉKIN FRANCE — JEAN CASTEX, UN PARI
ses capacités militaires. Son bud­ ÉTEINT LES MOTS RISQUÉ VU PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE
get de la défense – moins de
200 milliards de dollars, soit
DE LA RÉVOLTE CANADA — LE VIN EN POUPE
177 milliards d’euros – est encore
assez loin des 700 milliards du

Pays-Bas 5,20€ Portugal cont. 5,20€

Grèce 5,20€ Italie 5,20€ Japon 850¥
Algérie 530 DA Allemagne 5,40 €

Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF

Liban 9 000 LBP Maroc 41 DH
Andorre 5 € Autriche 5,40 €
d’altitude, le long d’une zone Pentagone. Mais la marine chi­ No 1549 du 9 au 15 juillet 2020

Canada 7,75 $CAN DOM 5€

Espagne 5,20€ G-B 4,60£
courrierinternational.com Afrique CFA 3 400 FCFA
contestée entre l’Inde et la Chine. noise ne cesse de progresser. Ci­

A coups de poings, de planches
à clous et de barres de fer, sol­
dats chinois et indiens se sont af­
frontés des heures durant. Les
morts se comptent par dizaines.
Le conflit frontalier est loin
Tunisie 7,20 DT
France : 4,50 €
tant un rapport du Congrès, le
New York Times (29 juin) écrit :
« Dès la fin de l’an passé, la Chine
semblait disposer d’au moins
335 bâtiments de guerre, plus que
les 285 des Etats­Unis (…) et elle

d’être réglé, la Chine se refuserait
à présenter sa carte de la ligne
frontalière, l’Inde renforce son
dispositif militaire.
Fin juin encore, l’Australie subis­
SAVONS-NOUS ENCORE
pose un défi majeur à la capacité
de l’US Navy à contrôler les eaux in­
ternationales du Pacifique Ouest. »
Pékin argumente que les me­
nées de la Chine sont purement

sait une cyberattaque massive
qui visait pêle­mêle services pu­
blics, entreprises privées, infras­
tructures critiques. Personne n’a
revendiqué. Le premier ministre,
Scott Morrison, a dit que « seul un
acteur étatique » pouvait être
l’auteur d’une agression aussi
large et sophistiquée. La Chine ?
Canberra est en conflit avec Pékin
pour avoir osé réclamer une en­
quête sur les origines de la pandé­
mie de Covid­19.
Au même moment, la Chine im­
posait à Hongkong une loi de sé­
curité nationale qui réduit à
néant, ou, presque, le principe
« un pays, deux systèmes », négo­
cié avec Londres lors de la rétro­
cession à Pékin de l’ex­colonie
britannique. Fin juin toujours et
début juillet encore, la chasse chi­
noise slalomait aux limites de
l’espace aérien de Taïwan, cette
entité chinoise autonome que la
Chine revendique. Hongkong,
LES PAYS VOISINS  Schell, vétéran des affaires chinoi­
VIVENT LES  ses aux Etats­Unis, Zhao Qizheng,
REVENDICATIONS  but des années 2000, expliquait :
TERRITORIALES
DE LA CHINE COMME  étrangers, et la “montée en puis­
AUTANT D’AGRESSIONS
FAIRE CONFIANCE ?
défensives. Hongkong et Taïwan
sont des affaires « intérieures ».
Les Etats­Unis n’ont rien à faire
dans le bassin occidental du Paci­
fique, où la marine chinoise est
« historiquement » chez elle. Le
problème pour Pékin est que
nombre de ses voisins ne sont pas
d’accord. Ils vivent les revendica­
tions territoriales de la Chine
comme autant d’agressions. Plus
leur dépendance économique à
l’égard de la Chine est grande,
plus ils supplient les Américains
de rester dans la région – en con­
trepoids rassurant.
Les voisins s’organisent. Les
Etats­Unis, l’Inde, l’Australie, le Ja­
pon raniment un vieux forum
stratégique quadrilatéral, le Quad,
et y invitent le Vietnam, la Corée
du Sud et la Nouvelle­Zélande.
Delhi et Washington se rappro­
chent. Le Vietnam communiste
est l’un des plus proaméricains de
la région. Les camps se figent, se
structurent, se testent. De part et
d’autre, les dépenses militaires
augmentent. Cité par Orville Politiques, scientifiques, médias, anonymes…
Qui croire ? La pandémie de Covid-19 a révélé la difficulté
de nos sociétés à affronter le risque et l’incertitude
un haut responsable du PCC au dé­
« Dans montée en puissance pacifi­
Chez votre marchand de journaux
que, le “pacifique”, c’est pour les
sance”, c’est pour nous. » Tout le
monde avait compris. 

Tirage du Monde daté jeudi 9 juillet : 132 818 exemplaires

 COLLECTION
HERMÈS HOMME
ÉTÉ 2021
« HORS-CHAMP »
PERFORMANCE EN REPLAY
SUR HERMES.COM
 2|3
SÉLECTION
v NOS COUPS DE
CŒUR POUR L’ÉTÉ
v Le choix des
plumes du « Monde
des livres »

5
ENQUÊTE
v Turquie : littérature
carcérale et imaginaire

Le tumulte indien de l’enfermement

et le chaos des sentiments

Sophie Legoubin­Caupeil, au scénario, et Alice Charbin, au dessin, signent
« Rita sauvée des eaux », lumineux roman graphique dans l’Inde d’hier et d’aujourd’hui
4|7
LITTÉRATURE
Cécile Balavoine,
Colombe Schneck,
Ricardo Menendez
Salmon, Kim Leine
florence noiville

I
l y a une publicité pour des saris
en soie « for ladies » et un vendeur
de chapatis endormi derrière sa
charrette. Il y a des affiches électo­
6
HISTOIRE
rales avec la moustache de Modi D’UN LIVRE
et des inscriptions en tamoul. Il y « Devancer la nuit »,
a aussi une décapiteuse de noix de coco, de Béatrix Beck
un touriste qui boit leur jus à la paille, des
rickshaws pétaradants, une remorque si
chargée de coton qu’elle n’est plus
qu’une balle blanche bringuebalant sur
deux roues. Et puis, bien sûr, il y a des
vaches sur les trottoirs, l’une blanche,
trottant gaillardement vers ses occupa­
tions, l’autre jaune, en pleine méditation
transcendantale…
Dès la couverture de Rita sauvée des
eaux, c’est toute l’Inde du Sud qui vous
saute au visage. Nous sommes dans une
rue de Pondichéry, un matin ordinaire.
Enfin, pas tout à fait. Car au centre de
l’image, il y a aussi, dans une voiture des
années 1950, une jeune femme assise à
8
CHRONIQUES
l’arrière, qui s’éloigne comme dans un v LE FEUILLETON
film. On la devine de dos, les cheveux au Faute de festival
vent et le ventre noué. Elle part « poser des d’Avignon, Camille
mots sur l’avenir » pour « le rattacher au Laurens a lu son
passé ». Elucider son histoire. S’en libérer. directeur, Olivier Py
Cette femme, c’est Sophie Legoubin­
Caupeil, l’autrice de ce très émouvant
premier roman, tout à la fois graphique
et autobiographique. L’Inde, c’est peu

Ce premier roman est un

9
ESSAIS
Elsa Devienne signe
temple de papier à la gloire à point nommé une
de la mémoire, une offrande histoire des plages
de Los Angeles
au père, une méditation sur
le destin et une déclaration
d’amour à l’Inde

dire qu’elle la connaît. « Après quarante

voyages au pays de Gandhi, les Indiens me
semblent toujours aussi cinglés et drôles »,
écrit­elle, en insistant sur leur témérité,
leur sens de l’humour et « une forme bien
particulière d’attention à l’autre ». Dans
l’un des nombreux retours en arrière, on
la voit, petite, s’y rendant, année après
année, en famille et… en voiture ! Paris,
Ankara, Téhéran, Kaboul, Lahore et enfin
Delhi – une belle et peu commune
éducation !
Mais un jour, le premier de janvier 1987,
le drame survient. Sur une plage des en­
virons de Madras, le père de Sophie voit
une jeune Indienne se noyer – elle est en
voyage de noces, ne sait pas nager. Sans
hésiter, l’homme plonge et la sauve, mais
lui en meurt. Une vie donnée pour une
vie sauvée. Sophie est adolescente alors.
Vingt­huit ans tard, mariée et mère de fa­
mille, elle décide de partir à la recherche
de cette Indienne dont elle ne sait rien,
même pas le nom, mais qui a changé son
destin et va le changer encore.
Rita sauvée des eaux est une quête : une
femme en cherche une autre et se trouve
elle­même. Un temple de papier à la
gloire de la mémoire, de l’instinct de sur­
vie. C’est aussi une offrande au père, une
Une planche extraite de « Rita sauvée des eaux ». DELCOURT
méditation sur le destin, la transmis­
sion, l’art de ne pas se vivre en victime.
Enfin Rita… est une déclaration d’amour
à l’Inde. On y glane de précieux détails
sur la société d’aujourd’hui : pourquoi
Rita n’a­t­elle plus jamais fait signe
après son sauvetage ? Craignait­elle
quelque chose ? Ou sa (belle­) famille ?
L’aurait­on sommée de se taire ? Eton­
nant comme on négocie avec la vérité
lorsqu’il en va de la survie d’un beau ma­
riage arrangé, dans une riche famille
indienne…
La plume de Sophie Legoubin­Caupeil
est subtile, jamais larmoyante. En exer­
gue, elle a placé des phrases d’Andrée
Chedid ou de James Baldwin. Une, aussi,
d’Anne Dufourmantelle, qui résonne
étrangement lorsqu’on sait que la philo­
sophe est morte, en 2017, en voulant sau­
ver un enfant de la noyade, elle aussi. « Et pable de la mythologie hindouiste et tou­
10
MOTS DE PASSE
si le risque traçait un territoire avant tes les projections mentales de la narra­ Quand Philip Roth
même de réaliser un acte, s’il supposait trice lorsqu’elle reçoit le premier texto de se mettait à nu.
une certaine manière d’être au monde, la fameuse Rita. Autour de la nouvelle
construisait une ligne d’horizon… Risquer Car à la fin de ce lumineux « à quatre traduction des
sa vie, c’est d’abord peut­être ne pas mou­ mains », Sophie, oui, retrouve Rita. On ne « Faits »
rir », écrivait­elle dans Eloge du risque dira pas qui elle est. Ni ce qu’elle a gardé
(Payot, 2011). elle­même de cette histoire. Ou ce qu’elle
« Une certaine manière d’être au a fait de sa vie sauve. On notera seule­ À NOS LECTEURS
monde », voila ce qui se dégage du texte ment que c’est au moment de Navrati, v Dès la semaine
de Sophie Legoubin­Caupeil. Sous les l’une des plus importantes fêtes hin­ prochaine, c’est « L’été
pinceaux si expressifs d’Alice Charbin doues, que les deux femmes se retrou­ des livres », quatre
– qui elle aussi a vécu dans le Tamil vent. Une fête qui « célèbre l’énergie fémi­ pages de séries et de
Nadu –, le tumulte indien fait écho au nine divine et représente la victoire du critiques littéraires
chaos des sentiments. L’illustratrice ap­ bien sûr le mal ».  dans « Le Monde » du
porte ici son humour tendre et sa force jeudi daté vendredi
vitale. Mais aussi ses trouvailles graphi­ rita sauvée des eaux, v Retrouvez
ques, admirables, pour signifier les de Sophie Legoubin­Caupeil votre supplément
allers­retours entre le passé et le présent, et Alice Charbin, le 20 août pour
le réel et le fantasmé, la présence impal­ Delcourt, 176 p., 22,95 €, numérique 16 €. la rentrée littéraire

Cahier du « Monde » No 23483 daté Vendredi 10 juillet 2020 ­ Ne peut être vendu séparément
2 | Sélection 0123
Vendredi 10 juillet 2020

Le choix de l’équipe et des collaborateurs du « Monde des livres » parmi les ouvrages qu’ils ont aimés depuis janvier

Nos coups de cœur pour l’été Littérature

Malakoff Enfant de perdition

de Gregory Buchert, de Pierre Chopinaud,
Verticales, 320 p., 22 €, numérique 16 €. P.O.L, 576 p., 24,90 €, numérique 18 €.

Récit autobiographique en trom­ Dans les monts du Lyonnais se

pe­l’œil, vrai­faux journal de bord rejoue inlassablement une
d’une résidence d’écriture, rêverie « guerre des races imaginaire ».
russe sur une ville de la banlieue pari­ L’« enfant de perdition » de Pierre
sienne, le premier roman du plasti­ Chopinaud – un filou sans ma­
cien Gregory Buchert éblouit par la lice – s’en arrange, cahin­caha. En Comment
maîtrise dont il fait preuve, son
humour, sa précision. Malakoff
butinant plusieurs siècles de lit­
térature, le primo­romancier a su
j’ai vidé la maison
organise le dialogue entre les arts créer une langue étrange en tout de mes parents
plastiques et la littérature, laissant point, apatride et œcuménique, Une trilogie familiale,
entendre une voix prometteuse.  et rigoureusement d’aucune épo­
de Lydia Flem,
florence bouchy que. Génial paradoxe : son verbe
Points, 580 p., 8,50 €.
inouï en devient à chacun
familier.  zoé courtois Ce livre regroupe trois textes que la
psychanalyste belge Lydia Flem a
consacrés à la nécessité où chacun se
Les Sables de l’empereur trouve un jour de se séparer : de ses
parents quand ils meurent, de ses en­
de Mia Couto,
fants quand ils prennent leur envol.
traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues,
Avec une justesse bouleversante, elle
Métailié, 672 p., 25 €, numérique 15 €.
évoque l’histoire de sa famille prise
Une fresque splendide dans le Mozambique de la fin du XIXe siècle, quand dans la tragédie de la guerre ou ses
vacille la résistance du puissant roi Ngungunyane face aux colonisateurs portu­ angoisses de mère. Elle montre sur­
gais. C’est l’histoire de sa chute, mais aussi de l’amour d’une jeune Africaine tout comment l’amour peut surmon­
pour un sergent portugais. Les amants fuient sur une pirogue, embarquant un ter la perte et l’arrachement devenir
prêtre mulâtre, une aventurière italienne et une féticheuse.  gladys marivat liberté.  camille laurens

Le Roman de Tyll Ulespiègle Mon quartier

de Daniel Kehlmann, de Natalia Kim,
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, traduit du russe par Raphaëlle Pache,
Actes Sud, 410 p., 23 €, numérique 17 €. Les Syrtes, 218 p., 17 €, numérique 12 €.

Au cours de l’interminable guerre de Trente Ans (1618­1648), qui ravagea le terri­ Dans cette chronique d’un
toire de l’Allemagne actuelle, un personnage de baladin, Tyll, arpente les routes quartier de Moscou, entre la fin
d’une Europe en flammes. Il y croise les principaux protagonistes (rois, princes et de l’URSS et aujourd’hui, la nar­
érudits) de cette dernière des guerres de religion et compose, à travers son regard, ratrice – fillette, ado, adulte… –
une vaste fresque sur un monde en train de s’effondrer. Tyll, funambule inspiré, raconte les destins des habi­
nous conduit aussi jusqu’aux frontières du fantastique dans un univers qui n’est tants, comiques, tragiques ou
pas encore aussi « désenchanté » que le nôtre.  nicolas weill encore franchement sordides :
enfance malheureuse, alcool, Retour de service
déchéance. Une fois évoqués,
Dans la gueule de l’ours les personnages ne reviennent
de John le Carré,
traduit de l’anglais par Isabelle Perrin,
plus – seul demeure le regard
de James A. McLaughlin, Seuil, 304 p., 22 €, numérique 16 €.
de la narratrice, perspicace et
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
amusé, qui réunit ces perles en Implication russe dans le Brexit,
par Brice Matthieussent,
un beau collier.  mensonges politiques, financements
Rue de l’Echiquier, 438 p., 23 €, numérique 12 €.
elena balzamo occultes, piratage informatique ef­
Sans une sensibilité exacerbée à la faune fréné… Lorsque Nat, un espion sur le
et à la flore, James McLaughlin, jusque­là retour, dispute un match de badmin­
photographe professionnel de la vie sau­ ton avec un sympathique inconnu
vage, n’aurait probablement pas livré un nommé Ed, il ignore être entraîné
récit si puissant, vert par son décor, noir déjà dans une machination fatale.
par sa tonalité. Avec ce thriller opposant Excellant à percer l’esprit de l’époque,
le gardien d’une réserve naturelle à des le Carré parle non sans mélancolie de
contrebandiers et des mafieux, l’Améri­ stratégie et de géopolitique dans un
cain manifeste une époustouflante monde déboussolé, sans rêve ni
maîtrise dramatique.  macha séry horizon.  florence noiville

Le Bal des ombres La Leçon de ténèbres L’artiste en petites choses

de Joseph O’Connor, de Leonor de Récondo, de Patrick Reumaux,
traduit de l’anglais (Irlande) Stock, « Ma nuit au musée », 158 p., 18 €, numérique 13 €. Klincksieck, 248 p., 21 €, numérique 15 €.
par Carine Chichereau,
Après avoir fait revivre Michel­Ange dans Pietra Poète, romancier, traducteur d’Emily Dickinson,
Rivages, 550 p., 23 €, numérique 17 €.
viva (Sabine Wespieser, 2013), c’est avec le peintre Patrick Reumaux est aussi un mycologue savant,
Pendant trente ans régna sur la scène El Greco que la romancière a rendez­vous, par­delà fou des cortinaires et des russules. Quelle pas­
victorienne et les fastes rouges de la quatre siècles. Passant une nuit dans son musée, sion ne l’agite pas ? Il a écrit ici une sorte de guide
nuit londonienne un trio formé du tra­ elle retrace superbement le périple solaire de intime pour avancer et se reconnaître dans le la­
gédien Henry Irving, de la comédienne l’artiste, de sa Crète natale à Venise, puis Rome et byrinthe des souvenirs, des rêves, des émotions
Ellen Terry et de leur intime, le roman­ enfin Tolède. A ces évocations ferventes se mêle le de la vie. Son livre est bousculé de littérature,
cier Bram Stoker, l’auteur de Dracula bonheur, pour elle, de retrouver ici langue et d’auteurs, d’amitiés, d’enfance, de botanique
(1897). Tout en narrant l’histoire flam­ saveurs d’un pays qui est « un peu le [s]ien ».  savante et d’histoires naturelles. Une
boyante de cette chimère à trois têtes, monique petillon merveille.  xavier houssin
Joseph O’Connor plonge aux sources
biographiques et phantasmatiques du
chef­d’œuvre vampirique.  Je suis l’hiver
françois angelier
de Ricardo Romero,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik,
Asphalte, 204 p, 21€, numérique 10 €.

Dans une bourgade du fin fond de l’Argentine,

un policier découvre le corps d’une jeune
femme pendu à un arbre. Sans rien en dire à sa
hiérarchie, il revient régulièrement le voir, jus­
qu’à identifier, seul, les secrets du drame. Ce
récit onirique et envoûtant à la Twin Peaks,
porté par une écriture douce, met au jour dou­
leurs tues et amours déçues, sur fond de splen­
dides paysages enneigés.  ariane singer
0123
Vendredi 10 juillet 2020
La Septième Croix
d’Anna Seghers,
traduit de l’allemand par Françoise Toraille,
Métailié, 440 p., 22 €, numérique 13 €.
Au milieu des années 1930, sept
prisonniers politiques s’échappent
d’un camp nazi ; le commandant fait
dresser sept croix pour les y supplicier ;
tous seront repris, sauf un ; la septième
croix restera vide… Publié en 1942, ce
best­seller de la littérature antifasciste
fut rédigé en France – l’autrice avait fui
une Allemagne où on brûlait ses livres.
Ici, l’écriture de la fraternité hisse le
roman au niveau d’une méditation
universelle sur la solidarité comme
lâcheté surmontée.  jean birnbaum
Lake Success
de Gary Shteyngart,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Stéphane Roques,
L’Olivier, 384 p., 24 €, numérique 17 €.
Le multimillionnaire Barry Cohen
s’embarque dans un voyage en car à
travers les Etats­Unis, pour retrouver
son amour de jeunesse, laissant sa
femme et leur garçon autiste à Man­
hattan. Gary Shteyngart parvient dans
la même phrase à vous faire rire et à
vous briser le cœur, à parler fonds spé­
culatif et réparation du monde. Lake
Success est éblouissant de drôlerie et
de profondeur.  raphaëlle leyris
Annette, une épopée
d’Anne Weber,
Seuil, 242 p., 19 €, numérique 14 €.
Anne Weber écrit toujours ses livres
deux fois, d’abord en allemand, sa lan­
gue maternelle, ensuite en français, sa
langue d’adoption depuis quarante
ans. Cette fois, elle chante en vers libres
les engagements très réels et parfois
dérangeants d’« Anne Beaumanoir, dite
Annette », qui fut résistante à 17 ans
avant de rejoindre le FLN durant la
guerre d’Algérie. Au lecteur d’interpré­
ter à sa guise l’hymne à la résistance
ordinaire qui en résulte. 
bertrand leclair
L’Economie esthétique
Feuilleton théorique 3
d’Alain Deneault,
Lux, 160 p., 12 €, numérique 8 €.
La recherche au long cours d’Alain
Deneault sur le concept d’économie pour­
rait être résumée d’une formule, en para­
phrasant Clemenceau : l’économie est une
chose trop grave pour la laisser aux écono­
mistes. Il s’attarde ici sur le sens esthétique
de la notion, à propos notamment de l’éco­
nomie des images ou du récit, afin de criti­
quer « un ordre culturel où tout s’étale, rien
ne se compose ».  david zerbib
Essais
Leçons de bonheur
Exercices philosophiques
pour bien conduire sa vie
d’Ilaria Gaspari,
traduit de l’italien par Romane Lafore,
PUF, 204 p., 17 €, numérique 14 €.
Dans le chaos du XXIe siècle, une jeune
femme tente l’expérience de vivre,
pendant un mois et demi, chaque
semaine, du matin au soir, selon les
préceptes d’une école de sagesse
antique différente. Malgré son titre
dissuasif, il est bon de découvrir ce
surprenant petit livre savant, malin,
amusant – et stylé.  roger­pol droit
Les Noms d’époque
De « Restauration » à « années de plomb »
sous la direction de Dominique Kalifa,
Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 352 p., 23 €,
numérique 17 €.
Une équipe d’historiens décrypte la manière
dont se sont formés les noms donnés à certaines
périodes, telles « trente glorieuses » ou « années
de plomb ». Ce qui caractérise ces chrononymes,
c’est leur capacité à charrier des sens en
évolution. Une très belle étude sur le temps tel
qu’il est vécu et sur notre rapport à
l’histoire.  pierre karila­cohen
Océaniens
Histoire du Pacifique à l’âge des empires
de Nicholas Thomas,
traduit de l’anglais par Paulin Dardel,
préface d’Eric Wittersheim,
Anacharsis, « Essais », 510 p., 23 €.
L’historien Nicholas Thomas en­
quête sur la vie en Océanie entre les
premiers voyages de Cook et le
début du XXe siècle, qui voit l’ordre
occidental s’instaurer dans toutes les
îles. Un passionnant éloge de l’in­
ventivité et de la force de résistance
des peuples, loin des clichés
coloniaux et postcoloniaux.  Robinson de Guadix
florent georgesco Une adaptation de l’épître d’Ibn Tufayl,
« Vivant fils d’Eveillé »
de Jean­Baptiste Brenet,
préface de Kamel Daoud,
Verdier, « Philosophie », 128 p., 14,50 €.
Jean­Baptiste Brenet offre une belle
adaptation du conte philosophique in­
titulé Hayy Ibn Yaqzan, « Vivant fils
d’Eveillé », dont l’auteur est Ibn Tufayl,
un philosophe de l’Andalousie musul­
mane du XIIe siècle. L’histoire de ce
Robinson philosophique fut traduite
dans plusieurs langues européennes
dès le XVIIe siècle.  meryem sebti
Les Yeux dans les yeux
Le pouvoir de la conversation
à l’heure du numérique
de Sherry Turkle,
traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Elsa Petit,
Actes Sud, « Domaine du possible », 560 p., 28 €,
numérique 21 €.
Peut­on soigner une société malade de sa conver­
sation ? C’est la question que pose ce livre consacré
à la façon dont les technologies influent sur notre
capacité à converser. Pour Sherry Turkle, le monde
hyperconnecté est aussi un monde où la capacité
au dialogue régresse. A débattre !  gilles bastin
Sélection | 3
Chroniques L’Entrée dans la vie
Amour, travail, famille, révolte.
d’Anne Dufourmantelle,
Ce qui change un destin
préface de Robert Maggiori,
Rivages, « Bibliothèque », 124 p., 15,50 €, de Marc Ferro,
numérique 12 €. Tallandier, « Essais », 256 p., 17,90 €,
Voilà de beaux textes accompagnés
d’une élégante préface de Robert
Maggiori. Ils permettent de découvrir
qui était Anne Dufourmantelle (1964­
numérique 13 €.
Il y a des destins célèbres : Chaplin
ou Saint­Just. Et des inconnus, tel
Kanté, un jeune Malien qui veut
2017) : une psychanalyste engagée qui créer un alphabet. Tous sont « en­
recevait ses patients avec dévoue­ trés dans la vie », et Marc Ferro tra­
ment mais sans complaisance. Les que leurs initiations. Ce qui frappe,
portraits et les chroniques de livres outre les bonheurs d’écriture, c’est
s’enchaînent les uns les autres en un la curiosité rarement rassasiée de
joli désordre et dans une langue l’historien et le foisonnement des
savamment construite.  sources convoquées. 
élisabeth roudinesco antoine de baecque
La Société d’exposition
Désir et désobéissance à l’ère du numérique
de Bernard E. Harcourt,
traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Sophie Renaut,
Seuil, « La couleur des idées », 336 p., 23 €,
numérique 17 €.
Entre érudition numérique et sagacité
philosophique, Bernard Harcourt analyse
l’ambiguïté de notre usage des outils
informatiques. Et malgré l’irrémédiable
désir d’exposition qui mène à l’abandon
volontaire de nos données privées, il
ouvre la possibilité de subvertir la
transparence.  sophie benard
Femmes
et littérature
Une histoire culturelle,
sous la direction de Martine Reid,
deux tomes, Folio, « Essais », inédits,
1 036 p., 13,50 €, numérique 13 € ;
590 p., 10,30 €, numérique 10 €.
Laissez­vous surprendre par
cette première histoire de la lit­
térature française au féminin.
On ne savait, jadis, désigner un
être d’exception comme Chris­
tine de Pizan (1364­vers 1430).
Bien d’autres lui ont succédé,
malgré la résistance des
histoires officielles, obstacles
à leur reconnaissance qui se
sont maintenus jusque tard
au XXe siècle. 
jean­louis jeannelle
Un monde
en nègre et blanc
Enquête historique sur l’ordre racial
d’Aurélia Michel,
Points, « Histoire », inédit, 400 p., 10 €,
numérique 8 €.
Lorsque la statue d’un négrier finit au fond
du port de Bristol, on saisit combien reste
agissante, des siècles plus tard, l’histoire de
l’esclavage atlantique, mais aussi des iné­
galités postérieures à son abolition. Un
« ordre racial » bâti dans la longue durée,
dont la synthèse d’Aurélia Michel, aussi
enlevée qu’ambitieuse au plan conceptuel,
dévoile les logiques.  andré loez
Les Nouveaux
Pouvoirs d’agir
de Vanessa Wisnia­Weill,
Seuil, « La république des idées »,
106 p., 11,80 €, numérique 8,50 €.
L’émancipation des indivi­
dus suppose qu’on les aide à
déployer leur « puissance
d’agir ». C’est ce que montre
cet essai, qui offre une car­
tographie des différentes
sphères où notre liberté
aspire à se déployer : le tra­
vail, le pouvoir d’achat,
l’amour, le savoir et l’action
civique. Entre théorie et
pratique, il ouvre des pistes
pour que chacun trouve sa
place dans la société. 
serge audier
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 10 juillet 2020

Avec « Une fille de passage », Céline Balavoine livre une autofiction réussie pour Les petites ordures
Qu’il est long, cet été 1984 ! Alex,
raconter sa longue histoire avec le créateur du mot « autofiction », mort en 2017 10 ans, tourne en rond dans son
village isolé du nord de la France. Il

Serge Doubrovsky est un roman

feuillette des livres où il admire les
uniformes nazis et « leurs bottes
brillantes ». Il écoute ses parents
pérorer « à l’apéro » sur « les bou­
gnoules ». Un jour, il rencontre
deux gamins, tout aussi
désœuvrés que lui, et avec les mê­
mes obsessions. Ils traînent, dessi­
nent des croix gammées un peu
partout, deviennent de plus en
plus violents et veulent « raton­
ner » comme les grands. Quand
une famille – et la petite fille noire
qu’ils viennent d’adopter – s’ins­
florence bouchy talle au village, ces apprentis na­
zillons sont bien décidés à empê­

Q
ue l’inventeur de la no­ cher qu’« une bougnoule » vive à
tion d’« autofiction », leurs côtés. Dans ce roman court et
qui a prétendu tuer dérangeant, Léon Cornec observe
« une femme par livre », le racisme par les yeux et la voix
devienne à son tour le d’un enfant. Son narrateur est une
personnage, explicitement dési­ sorte de Petit Nicolas au pays des
gné, du roman d’une écrivaine fachos. On pense aussi au film de
l’ayant côtoyé durant vingt ans, Bruno Dumont La Vie de Jésus
est suffisamment intrigant pour (1997), qui mettait en scène Freddy,
que l’on ouvre le livre de Cécile un chômeur raciste bouffi de ja­
Balavoine avec curiosité. La ro­ lousie. Un été nazi raconte la haine
mancière va­t­elle régler ses naïve, inculte et totale d’un petit
comptes avec Serge Doubrovsky qui rêve d’échapper à son quoti­
(1928­2017) ou rendre hommage à dien. La bêtise (tellement profonde
l’universitaire, grand critique lit­ qu’elle en devient parfois drôle) et
téraire et romancier, peu après sa la violence des
disparition ? Ni vraiment l’un ni protagonistes
tout à fait l’autre. Ou plutôt à la empêchent toute
fois l’un et l’autre, si raconter sa compassion à
propre version de l’histoire peut leur égard. 
suffire à briser des mythes aussi abel mestre
bien qu’à révéler avec tendresse  Un été nazi,
les parts méconnues et émouvan­ de Léon Cornec,
tes de ceux qui ont pourtant fait Robert Laffont,
profession de se dévoiler, et de se 198 p., 17 €,
découvrir, à travers leurs livres. numérique 12 €.
Serge Doubrovsky (en 2002), au centre du roman de Cécile Balavoine. PHILIPPE MATSAS/LEEMAGE/AFP
« Une voie de la douceur »
La première fois que la jeune
femme avait entrepris d’écrire Une femme libre
son histoire, encouragée par l’uni­ entourent. A celui même qui non du grand homme vieillissant, elle celle de son entourage. En écri­
versitaire, qui aurait pu être son seulement pratiquait l’autofiction cherche à nommer précisément vant, et malgré le filtre que la mé­ Drôle de destin. La peintre Amrita
grand­père et avec lequel elle avait mais qui l’avait pensée, théorisée, la place qu’ils ont occupée l’un et moire fait porter sur les événe­ Sher­Gil (1913­1941), née d’une
entretenu ce qu’il nommait une j’étais parvenue à faire mal par l’autre dans leurs vies respectives. ments, la romancière comprend mère hongroise et d’un père in­
« amitié amoureuse », de séduc­ mes mots. » Elle ajoute, en un Que penser, en effet, de cette de­ que, « s’il n’avait été ni un amant dien, morte prématurément avant
tion ambiguë, Cécile Balavoine pressentiment des débats qui ne mande en mariage qu’il lui a faite : ni vraiment un ami, ni un grand­ d’avoir amené l’art moderne in­
avait brossé de lui un portrait sar­ cesseront d’opposer partisans et « Je t’épouse, tu m’entends ? Je te père ni tout à fait un confident, dien tout à fait là où elle le souhai­
castique et blessant. Sous couvert détracteurs de ce genre ayant donne la sécurité, la stabilité. Je te que s’il n’existait pas de mot pour tait (« L’Europe appartient à Picasso,
de dire sa vérité, dans ce texte qui « fait florès » : « Je me demandais si donne mon nom. Je te donne la qualifier ce lien qui [les] avait unis Matisse, Braque et bien d’autres.
n’a ensuite jamais été publié, elle l’on pouvait trouver une voie de la gloire du nom. » Tentative déses­ (…), Serge était devenu un repère L’Inde n’appartient qu’à moi seule »,
avait moqué cet homme qu’elle douceur lorsque l’on écrivait sur pérée pour retenir une jeune dans [s]a vie ». dit­elle effrontément), a vécu avec
admirait, et qui s’imaginait sans des personnes qui existaient. » femme qui ne pourrait avoir Bien qu’il se transforme une liberté inouïe le Paris des An­
doute pouvoir encore plaire C’est sans doute ce chemin aucune autre raison de vivre avec inévitablement, sous la une fille nées folles, comme les prémices de
physiquement aux étudiantes. qu’elle veut emprunter dans Une un homme de quarante­cinq ans plume de l’autrice, en per­ de passage, la décolonisation à Ceylan. Drôle
« C’était la première fois, écrit­elle, fille de passage, dont le titre fait de plus qu’elle ? sonnage de roman, Serge de Cécile de portrait, également, que celui
que je sentais vraiment, je veux écho au dernier roman de Serge Cécile Balavoine n’a jamais Doubrovsky se présente à Balavoine, que Patricia Reznikov livre de son
dire dans mon corps, dans mes Doubrovsky, Un homme de réussi à lui demander ce qu’elle nous, autant que possible, à Mercure modèle. D’abord, une biographie
fibres, l’impact que pouvait avoir le passage (Grasset, 2011). Sans avait vraiment représenté pour travers le regard et les mots de France, romancée comme il y en a légion,
fait d’écrire sur soi et ceux qui nous renoncer à pointer les faiblesses lui, « ce qu’il avait réellement de Cécile Balavoine, comme 240 p., 19,50 €, quoique, ici, particulièrement vi­
éprouvé, autrefois, pour la jeune un être d’humeurs et d’émo­ numérique 14 €. vante et incarnée. Mais surtout – et
femme » qu’elle avait été. « Avait­il tions, de joies et de dépres­ c’est par là que ce texte sensible
EXTRAIT cru à un amour possible ? sions, de désirs et de frustrations, se distingue – la chronique intime
M’avait­il sincèrement envisagée ? d’égoïsme et d’attention. Il est ce et patiente de ce qui d’Amrita ré­
« Ce jour­là – nous étions à la fin de l’hiver 2015, en février ou en mars – pour le Ou bien m’avait­il vue comme une « chair Serge » plutôt que Dou­ sonne chez la narratrice. Tissé de
sortir de ses pensées, je lui avais parlé du Monstre, le tapuscrit de 2 500 pages fille de passage, dans son apparte­ brovsky­le­critique ou que le ces échos parfois mus en véritable
à l’origine du Fils, sa première autofiction, qui avait été édité quelques mois ment puis dans sa vie ? Même si « cher Serge » auquel s’adressent dialogue, l’effort
plus tôt. Nous en étions ainsi revenus à des sujets moins douloureux. (…) Il cela n’avait plus d’importance, souvent ses lecteurs. Loin d’être biographique de
m’expliquait qu’après une vie entière vouée à la littérature, il en était arrivé à j’aurais aimé comprendre ce qu’il pour autant une histoire si singu­ Patricia Reznikov
cette conclusion que lorsqu’il s’attablait devant sa vieille machine, il n’était avait vécu. » lière qu’elle n’intéresserait per­ finit par prendre
plus ni l’homme Serge Doubrovsky ni l’auteur du même nom, il devenait une sonne d’autre que ceux qui l’ont un curieux tour
sorte de tierce personne, qu’il nommait le scripteur. “Ce n’est plus vraiment Un repère dans sa vie vécue, Une fille de passage réussit épistolaire. 
moi. Je deviens un outil, un véhicule. Le livre s’écrit à travers moi, je n’ai plus Mais si l’autofiction est une ex­ brillamment à composer un récit zoé courtois
mon mot à dire, je suis dans un état second. Cela ne passe plus par ma tête ploration, par l’écriture, de ce que qui pourrait tout aussi bien être  Amrita,
mais par mes doigts sur les touches.” » l’on a vécu, elle ne permet bien une pure fiction romanesque, de Patricia Reznikov,
évidemment de ne trouver que sa construite autour de héros Flammarion, 384 p.,
une fille de passage, pages 200­201 propre vérité, sans présumer de universels.  21,90 €, numérique 14 €.

Trois journées d’amour et de haine à New York

Colombe Schneck met en scène une liaison entre une juive et un Afro­Américain que fragilisent des violences intercommunautaires

l’assassinat d’un étudiant australien,
juif orthodoxe.
C’est sur ces événements tragiques
qu’a choisi de revenir l’écrivaine Co­
lombe Schneck dans Nuits d’été à Brook­
ariane singer lyn. S’éloignant de la veine autobiogra­
phique de ses précédents livres, sans s’en
Colombe Schneck décrit ici, avec fi­
nesse, la façon dont Esther, qui « ne sait
rien », découvre les réalités de la condi­
tion noire aux Etats­Unis, à travers son
reportage et l’expérience personnelle de
son amant. Bien qu’issu de la bourgeoisie
de Chicago, l’homme souffre, dans son
défense des Afro­Américains, et celui des
acteurs du soulèvement populaire de
Crown Heights, exacerbé, six mois aupa­
ravant, par le passage à tabac de Rodney
King par des policiers de Los Angeles.
Peurs d’enfant
fois de sa vie, avant que les appels aux
meurtres contre les juifs de Crown Hei­
ghts ne la ramènent à ses peurs d’enfant
liées aux persécutions de ses ancêtres à
Kichinev, dans la Russie tsariste.
La subtilité du roman est de montrer, à
travers l’histoire d’amour condamnée

L
e 19 août 1991, à Brooklyn, la
mort d’un petit garçon noir ren­
versé accidentellement par une
voiture appartenant au cortège
du rabbin Menahem Mendel Schneer­
son (1902­1994, chef de file du mou­
vement loubavitch, une branche du
judaïsme orthodoxe) mettait le feu aux
poudres dans le quartier déjà sous
tension de Crown Heights. Trois jours
d’émeutes à caractère ethnique s’en­
suivirent dans cette partie métissée
de New York, culminant avec
affranchir totalement, elle y met en
scène une apprentie journaliste, Esther,
stagiaire au bureau du Monde à New
York. Quelques semaines avant le dé­
clenchement des violences, celle­ci s’en­
gage dans une liaison amoureuse avec
Frederick, un professeur de littérature
française à l’université de New York, spé­
cialiste de Flaubert. Elle est jeune, fran­
çaise, juive, naïve. Il est noir et marié,
père de famille, de dix­sept ans son aîné.
Les événements qui mettent Brooklyn à
feu et à sang vont finir par les éloigner.
pays natal, des mêmes discriminations
que l’ensemble des Afro­Américains :
« Ne pas parler trop fort, ne pas courir
dans la rue sous peine d’être en danger,
s’écarter quand il voyait une femme blan­
che devant lui pour ne pas l’effrayer, ne
jamais se faire remarquer ni risquer d’être
arrêté par un policier. Il était désormais
constamment, quoi qu’il fasse, suspect. »
Le récit fait le parallèle, sans trop l’ap­
puyer, entre le sentiment d’injustice et
de frustration éprouvé par Frederick
et sa femme, Ruth, militante pour la
Mais la force du livre, qui retrace heure
par heure le déroulé de ces événements
historiques et des jours qui ont suivi,
tient surtout à la façon dont l’autrice
conduit sa protagoniste à interroger sa
propre judéité au regard de son expé­
rience new­yorkaise. Dans cette ville, où
« le yiddish est une langue commune » et
où elle réalise que « le monde entier
n’est pas peuplé d’antisémites », contrai­
rement aux dires de sa mère, elle est
d’abord heureuse de pouvoir librement
assumer son identité, pour la première
d’avance entre Frederick et Esther, ce qui
lie juifs et Noirs : « La même peur. Celle de
mourir en raison de ce que nous som­
mes. » Tenter de la surmonter en mettant
au jour les histoires enfouies : voilà à
quoi s’emploie avec succès ce beau ro­
man de formation qui dit l’urgence de se
connaître soi­même avant de pouvoir
comprendre l’autre. 
nuits d’été à brooklyn,
de Colombe Schneck,
Stock, 292 p., 20 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 10 juillet 2020
céline pierre­magnani,
à Istanbul
C
omme de nombreux oppo­
sants, Burhan Sönmez n’a
pas échappé aux geôles du
régime. Coucher son expé­
rience sur papier est apparu
salutaire. « Il faisait froid
dans notre cellule, écrit le romancier turc
d’origine kurde dans Maudit soit l’espoir
(Gallimard, 2015). Tandis que je racontais
l’histoire au Docteur, Kamo le Barbier
était allongé sur le béton nu, recroquevillé
sur lui­même. Nous n’avions pas de cou­
verture ; et, tels de jeunes chiots, on se ré­
chauffait en se serrant les uns contre les
autres. Comme depuis des jours le temps
tournait sur lui­même, nous étions inca­
pables de discerner de quel côté s’écou­
laient le jour et la nuit. Nous connaissions
la souffrance et nous revivions tous les
jours la terreur qui envahissait nos cœurs
lorsqu’on nous conduisait à la torture.
Dans ce bref intervalle de temps où l’on se
préparait à souffrir, l’homme et l’animal,
le sage et le fou, l’ange et le démon étaient
des semblables. »
Avec plusieurs coups d’Etat militaires
et de nombreuses périodes de tensions,
l’histoire de la Turquie est émaillée de
violences politiques. La réalité de la pri­
son n’a jamais vraiment disparu, mais,
avec la vague de répression et la multipli­
cation des procès politiques qui ont suivi
la tentative de coup d’Etat du 15 juillet
2016, elle a de nouveau envahi les esprits.
Elle occupe une place à part dans la pro­
duction littéraire et artistique, avec des
récits qui tentent tour à tour de l’antici­
per, de la saisir et d’en abolir les murs.
Le thème de l’univers carcéral a notam­
ment surgi dans les littératures dites « du
12 mars » et « du 12 septembre », en sou­
venir des coups d’Etat de 1971 et 1980. A
l’instar d’auteurs classiques, comme le
célèbre poète Nazim Hikmet (1902­1963)
ou le romancier Orhan Kemal (1914­
1970), l’écrivain Murat Özyasar, 41 ans,
fait de la prison le cadre d’une de ses
nouvelles. Dans Itiraf (« L’aveu », extraite
du recueil Ayna Çarpmasi, 2008, non tra­
duit), il choisit de parler d’amour dans ce
sinistre environnement de fer et de bé­
ton. D’origine kurde, il a grandi dans le
sud­est de la Turquie, dans la ville de
Diyarbakir, au plus fort des combats en­
tre l’armée turque et le Parti des tra­
vailleurs du Kurdistan (PKK). « J’ai vécu
pendant de longues années dans une rue
où se trouvait une prison, explique­t­il au
“Monde des livres”. Mes amis, ma famille,
mes voisins, mes proches… Beaucoup de
personnes autour de moi ont déjà été em­
prisonnées au cours de leur vie. Je n’ai pas
eu besoin de faire de recherches pour
écrire. J’ai grandi avec des récits de prison ;
c’est une réalité depuis ma plus tendre
enfance. »
Dans sa jeunesse, Murat Özyasar n’a
fait que quelques jours de garde à vue et
a échappé de peu à une peine de douze
ans d’emprisonnement. Tous n’ont pas
eu cette chance. Il suffit de jeter un œil
aux biographies des auteurs turcs les
plus lus de l’histoire de la république
pour prendre la mesure du phénomène.
Au vu de sa banalité, l’incarcération ap­
paraîtrait presque comme le gage d’un
certain degré de subversion, venant vali­
der l’engagement politique. De Sabahat­
tin Ali (1907­1948) à Ahmet Altan, en pas­
sant par Kemal Tahir (1910­1973)… tous
ont eu affaire à l’appareil judiciaire.
Si les hommes constituent la majorité
du contingent, les juges n’en ont pas
pour autant épargné les femmes. Autrice
classique de la seconde moitié du
XXe siècle, Sevgi Soysal (1936­1973) fait
partie de ces plumes que l’expérience
Une œuvre de Banksy dédiée à l’artiste kurde Zehra Dogan, détenue en Turquie de 2016 à 2019. New York, 2018. DENNIS VAN TINE/NURPHOTO/AFP
Ecrits de prison,
une fatalité
turque
Le coup d’Etat de l’enfermement n’a pas dissuadées
avorté du d’écrire. Elle a continué de produire sous
les verrous, avec Yenisehir’de Bir Ogle
15 juillet 2016 Vakti (« Yenisehir à la mi­journée », 1973,
non traduit), et a également fait de la
a conduit de cellule l’unité de lieu d’un de ses récits.
Dans Baris adli çocuk (« Un enfant
nombreux nommé Paix », 1976, non traduit), elle
met en scène, avec ironie et tendresse,
intellectuels, l’extrême discipline des organisations
politiques révolutionnaires de son épo­
journalistes, que. « On s’occupe pas d’un enfant de
flic ! », lance le personnage de Demet, fu­
écrivains, artistes, rieuse, à ses codétenues qui câlinent le
fils d’une gardienne.
derrière les La nouvelle illustre le continuum qui
existe entre l’intérieur et l’extérieur où,
barreaux. Comme même enfermées, les militantes main­
en 1980, en 1971 tiennent leurs idéaux politiques. Une
quête qui peut se traduire par l’imposi­
et à d’autres tion de contraintes supplémentaires,
comme si les restrictions choisies consti­
moment de tuaient l’unique ressort qui leur reste
pour se ménager une marge de liberté.
tensions Outre la pesante discipline carcérale, les
prisonnières s’imposent de nouvelles
politiques en hiérarchies et de strictes règles de vie
commune : ainsi, en une surenchère
Turquie. Il en d’obéissance qui vaut geste de dérision,
les militantes du récit se mettent au gar­
résulte une vive de­à­vous dès que le gardien de prison
entre dans leur cellule.
tradition Cette manière de défier l’autorité péni­
tentiaire rejoint d’ailleurs des combats
de littérature bien réels. La Turquie a en effet connu
carcérale et des périodes de mobilisations coordon­
nées dans différentes prisons, qui font de
un véritable certains établissements pénitentiaires
des lieux symboliques de la résistance
imaginaire de politique. La répartition des prisonniers
dépend de leur docilité : les militants
l’enfermement d’une même organisation qui ont résisté
à la torture peuvent purger leur peine en­
semble, tandis que celles et ceux qui sont
passés aux aveux sont placés dans des
Enquête | 5
fortuites, amitiés ou solidarités impro­
bables… Contre toute attente, la gar­
dienne, dans la nouvelle de Sevgi Soysal,
parachutée contre son gré en prison, ma­
nifeste une empathie qui décontenance
les détenues, accoutumées à une hosti­
lité de tous les instants.
Dans un régime autoritaire, la menace
qui plane coupe le souffle, inhibe la pen­
sée. La société étouffe, et la distinction
entre l’intérieur et l’extérieur de la pri­
son perd progressivement de sa perti­
nence. Les descriptions de l’enferme­
ment physique ne sont peut­être finale­
ment qu’une expérience extrême de ce
qui se vit autrement en dehors des murs.
« En Turquie, beaucoup de gens sont der­
rière les barreaux, mais les plus enfermés,
ce sont celles et ceux qui sont à l’extérieur,
commente pour “Le Monde des livres” le
journaliste Ahmet Sik, qui a connu la pri­
son à deux reprises. En cellule, au moins,
cellules à l’écart. L’un des personnages de les limites de votre liberté sont tracées par
Murat Özyasar, Selim, condamné à la les murs. A l’extérieur, la prison est dans
perpétuité, préfère ainsi faire face à l’op­ les esprits. Il y a des journalistes qui sont
probre de ses codétenus pour rester dans en prison même s’ils ne sont pas derrière
une cellule d’où il peut apercevoir, par la les barreaux. »
fenêtre, la femme dont il est amoureux. Suffocation collective. Les murs per­
Cet espace marginalisé aurait pu rester dent leur matérialité, l’étau se resserre,
flou dans les imaginaires, mais les récits l’imaginaire carcéral enchaîne les es­
de sortie de prison abondent, et il est prits. Si bien que la privation de liberté
aisé de s’en faire une idée précise. L’ex­ accule les êtres au désespoir et révèle des
trême dénuement qui caractérise l’envi­ facettes insoupçonnées de leur person­
ronnement carcéral turc motive bien nalité. Dans son récent livre, Je ne rever­
souvent le choix narratif de ce lieu. La vie rai plus le monde (Actes Sud, 2019),
intérieure et les relations humaines de­ Ahmet Altan ne compte que sur sa mé­
viennent les seules richesses à la dispo­ moire, sa culture et son imagination
pour s’affranchir des grilles :
« Un prisonnier compte tout,
Au vu de sa banalité, sauf le temps. Le temps, il le dé­
l’incarcération apparaîtrait couvre. (…) j’ai compris, d’ins­
presque comme le gage d’un tinct plutôt que de raison, qu’il
certain degré de subversion,
me fallait me fabriquer un
temps nouveau, une horloge
venant valider l’engagement inédite. (…) Le tempus absoluto
n’a plus de prise sur moi. (…)
politique. De Sabahattin Ali
(1907­1948) à Ahmet Altan,
C’est en prison que j’ai redécou­
vert les deux temps, l’absolu,
en passant par Kemal Tahir d’un seul bloc, et celui frag­
menté de l’horloge. »
(1910­1973)… tous ont eu Galvanisées par l’injustice,
affaire à l’appareil judiciaire les plumes se font d’autant
plus défiantes, insolentes. Cer­
tains écrivains iront même jus­
sition de détenus privés d’autres res­ qu’à suggérer que l’enfermement libère
sources. Dans 72. kogus (« La 72e cellule », de la peur. Il n’y a plus rien à perdre. Ainsi
1954, non traduit), roman d’Orhan Ke­ les écrits de prison contiennent­ils, en
mal, la somme dérisoire que partage filigrane, d’innombrables pistes de résis­
Ahmet Kaptan lui permet d’apporter un tance. « Me jeter en prison était dans vos
confort passager à ses camarades de pri­ cordes ; mais aucune de vos cordes ne sera
son. Une générosité qui illumine quel­ jamais assez puissante pour m’y retenir. Je
que temps l’indigence de ces êtres dégra­ suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là
dés – vulgaires « vers sur pattes » – qui où je ne suis pas. Enfermez­moi où vous
n’ont que des mégots de cigarette à jouer voulez, je parcours encore le monde avec
en guise de dés. Les témoignages comme les ailes de l’imagination », conclut Ah­
les fictions décrivent souvent des situa­ met Altan depuis sa cellule. Au lecteur de
tions a priori inattendues : rencontres creuser ces pistes, au fil des pages. 
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 10 juillet 2020

Beck­Nimier, l’amitié sans pareille Violences faites aux

Néocalédoniennes
« Il n’y a pas d’à peu près dans l’hor­
reur », assène l’un des protagonistes
En 1980 paraissait « Devancer la nuit », où Béatrix Beck fait fiction de l’étonnante de la nouvelle « Gowe » (« Pars ! », en
bichlamar, un pidgin parlé en Nou­
complicité qui l’avait liée à Roger Nimier jusqu’à sa mort, en 1962. Il est réédité velle­Calédonie et à Vanuatu), à sa
jeune épouse. L’avertissement vaut
manifestement pour tout le recueil :
chacun des textes le composant des­
sine avec une précision terrible les
différentes violences faites là­bas
aux femmes. Car telle semble être la
véritable opposition qui structure la
Grande Terre, au­delà de la division
xavier houssin Kanak­Caldoches. Ces « emboucane­
ments » trouvent ici une expression

U
n coup de foudre. C’est empreinte de sincérité, qui doit
ainsi qu’elle s’en sou­ beaucoup à l’aptitude de l’autrice à
viendra. Le 1er décem­ nouer ses drames en une poignée de
bre 1952, le soir de son mots. Les troublantes miscellanées
prix Goncourt pour Léon Morin, de ce Caledonia Blues sonnent admi­
prêtre (Gallimard), Béatrix Beck rablement justes – jusqu’à l’écœure­
est présentée à Roger Nimier au ment. Certes, le lecteur sortira un
dîner du prix. Même s’ils ont peu groggy de leur lecture. Mais il
échangé quelques lettres, ils ne se aura en chemin re­
sont jamais vus. Entre eux s’est trouvé le sens de cette
pourtant déjà nouée une éton­ idée, que l’on croit sou­
nante complicité. Au printemps vent usée et creuse,
1952, peu après la sortie du livre, selon laquelle « les
Nimier en avait rendu compte mots nous libèrent ». 
dans l’hebdomadaire Carrefour. zoé courtois
« Si, commençait­il son article,  Caledonia Blues,
Béatrice [sic] Beck aime la nature, de Claudine Jacques,
ce qui est improbable, elle doit Au vent des îles, 212 p., 15 €,
goûter avant tout les orties, les cac­ numérique 10 €.
tus et encore les capucines parce
qu’on mange leurs pétales quand
on est petite fille. Or, la fraîcheur et
la méchanceté, qui sont des vertus Toutes les plaies corses
de petite fille, sont aussi les quali­
tés littéraires de Béatrice Beck ; Un parrain corse meurt piqué par
ajoutons­y la sincérité. » La jus­ une abeille. Un autre vieillard
tesse et l’étrange perspicacité de la s’échappe. Et voilà qu’un ancien flic,
critique (car elle aimait effective­ Béatrix Beck, avec sa fille (à droite), dédicace des exemplaires de « Léon Morin, prêtre », devenu détective, s’embarque dans
ment les cactus et les capucines) à Paris à la fin de 1952, peu après avoir reçu le prix Goncourt. INTERCONTINENTALE/AFP une enquête de routine qui bascule,
avaient troublé la romancière. plongée vertigineuse dans les affai­
A ses remerciements intrigués res secrètes qui hantent les conscien­
Roger Nimier avait répondu par Choderlos de Laclos (1782), Béatrix ces et réduisent au silence. Rencon­
une boutade : « Les romanciers Beck avait également choisi un tré dans Malamorte (JC Lattès, 2019),
NRF savent tout. Le cœur humain peu par défi cette manière du ro­ EXTRAIT le narrateur, alcoolique et dépressif,
n’a pas de secret pour eux. » man par lettres, à un moment où ne gagne sa vie que pour mieux se
Les éditions du Chemin de fer le genre semblait intéresser da­ « J’ai quelque chose de grave à vous dire, Anaïs Joy Deborah. De très grave. perdre dans le souvenir d’un amour
viennent de rééditer Devancer la vantage les historiens de la litté­ – Oui, quoi ? disparu. Mais l’affaire banale qui le
nuit, le roman épistolaire que Béa­ rature que les écrivains. – Les mots expriment mal. requiert s’avère d’une effroyable
trix Beck (1914­2008) consacra à Quand ils font connaissance, – Dites. Vous avez un visage d’enterrement. complexité, puisque s’y mêlent l’his­
leur intense amitié. Dans ce texte, Béatrix Beck a 38 ans, lui 27, mais – Je vous aime. toire fratricide des nationalistes, les
paru en 1980 chez Grasset, les ils auraient presque tendance à in­ – Oh, Alexis… moi aussi, depuis le premier instant. barbouzeries compromettant l’Etat,
deux protagonistes sont amants. verser les rôles. Il lui dit souvent : – Poisson d’avril ! Vous auriez dû regarder le calendrier ce matin. les suites des engagements des Bri­
Ce qui, entre eux, ne fut jamais le « Quand vous serez grande… » Ma­ – … il… je… gades rouges et la mafia insulaire. Le
cas. Nimier était marié, père de nière d’affirmer qu’ils ne pren­ – Vous n’allez pas vous trouver mal ? tout sur fond de grève des éboueurs.
trois enfants. Et il n’y eut pas nent pas leur différence d’âge au – Non. Je ne me trouve pas. Au contraire. Scotchons­nous. Un cloaque à ciel ouvert. Ajoutez la
d’ambiguïté dans leur relation sérieux. Ce qui pourrait les sépa­ – Bonne idée. On doit toujours scotcher les feuilles déchirées. mémoire d’une Antigone locale, et
rer davantage, c’est leur bord poli­ – Je ne suis pas déchirée. vous lirez, avec Antoine Albertini
tique. Elle a été militante aux – Je parlais pour moi. Mettons que je n’ai pas de cœur. (correspondant du Monde en Corse),
Il n’y eut pas d’ambiguïté dans Jeunesses communistes, a pleine­ – Si, mais il est vide. Aucune importance. Que pourrions­nous faire, être ou plus qu’un polar :
leur relation autrement ment partagé les convictions avoir de plus si nous nous aimions ? un chant d’amour
internationalistes de son mari, – Vous avez tort de m’aimer. L’amour c’est infect. L’amitié aussi. Seule superbe et désabusé à
que dans le regard des autres, Naum Szapiro, juif apatride, mo­ l’affection. une terre dont il ne
sauf, peut­être, une pointe bilisé en 1939, et qui périra au dé­ – C’est drôle, on dit affection nerveuse, par exemple. » masque aucune
but du conflit. Veuve avec une pe­ plaie. 
d’équivoque avec laquelle ils tite fille de 3 ans dont il lui a fallu devancer la nuit, pages 53­54 philippe­jean
ont pu innocemment jouer cacher les origines, elle a traversé catinchi
la guerre dans la précarité et l’in­  Banditi, d’Antoine
quiétude. En 1952, Roger Nimier Albertini, JC Lattès, 384 p.,
autrement que dans le regard des est clairement marqué à droite. Il 20 €, numérique, 15 €.
autres, sauf, peut­être, une pointe « est de loin le favori d’un groupe de cherchent, l’un comme l’autre, à 1954 ; Le Muet, 1963), où elle dé­
d’équivoque avec laquelle ils ont jeunes écrivains que, par commo­ éviter la discussion, aucun n’était roule trente ans de vie âpre à
pu innocemment jouer. « Pour dité, je nommerai fascistes », écrit gêné de cet écart. Mieux, ils s’en travers son double, Barny Arono­
moi, vous êtes un ami d’enfance », Bernard Frank, alors secrétaire de amusaient. Réunis par le goût de vitch. Dans les suivants, si elle Markus Lüpertz,
lui avait­elle lancé un jour. « C’est
ce qu’il fallait dire », avait­il ac­
Sartre, dans la revue Les Temps
modernes, le désignant ainsi pre­
la liberté, le rejet des doctrines et
l’esprit de contradiction. Pour
n’est plus le personnage central,
quittant ainsi une narration ex­
peinture et poésie
quiescé. Ecrit bien après la mort mier de ces drôles de « hussards », eux, la littérature dépassait tous plicite, elle continue pourtant à Ce n’est pas un livre à dévorer, mais
accidentelle de Roger Nimier en en référence à son roman Le Hus­ les clivages. fouiller sa propre existence. Ses à distiller. Cet ouvrage de 600 pages,
1962, à 36 ans (le temps de « dépas­ sard bleu (Gallimard, 1950). Romans, nouvelles, contes, poè­ rencontres, ses expériences de mêlant journaux, essais, poèmes et
ser cette souffrance qu’il ne soit Maurrassien si l’on veut, roya­ mes, l’œuvre de Béatrix Beck est l’autre, des autres, les proches, les dessins est le récit polyphonique
plus vivant »), le livre, alternant liste un peu, Nimier, qui réclamait riche d’une trentaine de titres. plus lointains, vont faire l’épais­ d’une aventure artistique de plus de
billets et conversations, est fidèle le prix Nobel pour Céline, aimait Elle commence par un cycle auto­ seur de livres qui touchent in­ soixante ans, celle de Markus Lü­
à l’esprit de ceux qu’ils se sont beaucoup Morand, qu’il avait dé­ biographique de cinq romans, croyablement. Béatrix Beck mêle pertz. Peintre néoexpressionniste,
échangés. En témoigne la corres­ fendu bec et ongles, et révérait tous parus chez Gallimard (Barny, les registres et les tons, passe du sculpteur et poète, pianiste de jazz à
pondance que l’éditeur a insérée à aussi Chardonne. Il était l’ami 1948 ; Une mort irrégulière, 1950 ; tragique au merveilleux, de l’in­ ses heures, Lüpertz (né en Bohême
la fin du volume. Admirative lec­ de Blondin. De quoi le rendre Léon Morin, prêtre, 1952 ; Des quiétant au léger et au tendre. Dé­ en 1941) n’est guère connu en France.
trice des Liaisons dangereuses, de infréquentable. Mais sans qu’ils accommodements avec le ciel, concertante, mais toujours pro­ En Allemagne, c’est « le prince des
che. Elle s’expliquera de ce perma­ peintres ». Cela ne va pas sans autant
nent entrelacs dans ses Confiden­ d’excentricité que de panache. Mais
ces de gargouille (Grasset, 1998) au­delà des provocations faciles, il y
Une joute verbale à fleurets démouchetés où, à 84 ans, elle se livre, en a chez lui la volonté de raviver l’al­
confiance, à la journaliste Valérie liance évoquée par Aristote entre
JEUX DE MOTS ET d’envie, et s’efforce de soustraire ce suis votre souffre­plaisir » ; « Vous pé­ Marin La Meslée. peinture et poésie, de peindre la poé­
JEUX DE MAINS. Ils singulier prince charmant au délice tillez de tristesse », dira Anaïs à Alexis. En 2008, François Grosso, aux sie et d’écrire la peinture, sans que
sont jeunes tous les suicidaire qu’il projette. Béatrix Beck ramène ici tous ses éditions du Chemin de fer, grâce à l’une soit le commentaire de l’autre.
deux et amoureux à La fin de cet étonnant roman, fait de souvenirs de sa relation avec Roger l’écrivain Dominique Fabre, dé­ Lüpertz nous fait entrer ici dans
leur manière. Sans dialogues et de courtes missives, est Nimier, ce jeune homme désespéré et couvre Béatrix Beck. Il republiera l’atelier où s’élaborent les couleurs et
en parler et en y tou­ déjà écrite dès ses premières lignes. joyeux. Ça embarque comme un train deux ans plus tard L’Epouvante, dans la forge où étincellent ses mots
chant à peine. Lui, Commencé à Noël, il s’achève à la fantôme de fête foraine. Jeux de l’émerveillement, paru en 1977 rendus par une
c’est Alexis Deblaise, Toussaint sous les chrysanthèmes. mains, jeux de mots. Comme tout ce au Sagittaire, subtil conciliabule admirable
elle, Anaïs Dobleï. Autant dire des Sinistre, penserez­vous ? Pas du tout. cynisme tendre, cette verve, cette entre une fillette, sa mère et sa traduction. 
doubles, ou plutôt des reflets, de sy­ Devancer la nuit est un petit livre malice, font envie !  x. h. grand­mère. Béatrice Szapiro, sa pierre deshusses
métriques contraires se regardant en cruel, mais la cruauté y est davantage petite­fille, justement, va lui  Narcisse et Echo
face. Il campe un écrivain déjà désa­ de ce rouge baiser dont on signe les devancer la nuit, ouvrir de précieuses archives. (Narziss und Echo),
busé, cruel traficoteur de contes lettres d’amour que de celui du sang. suivi de Rééditions, inédits, le Chemin de de Markus Lüpertz,
pour enfants, et qui, sans du tout Un texte noir, plus de dessous en correspondance fer a maintenant à son catalogue traduit de l’allemand
s’en cacher, rêve d’un coin de cime­ dentelles que de crêpe de deuil. avec roger nimier, dix titres de celle dont Nimier, par Régis Quatresous,
tière douillet. Elle est journaliste, Entre ces deux­là s’engage une joute de Béatrix Beck, sans la connaître encore, vantait L’Atelier contemporain,
américaine, pleine d’ardeur, de vie et verbale à fleurets démouchetés. « Je Le Chemin de fer, 176 p., 18 €. la « sincérité ».  606 p., 30 €.
0123
Vendredi 10 juillet 2020
Critiques | Littérature | 7
Tragédie sur le mal et la culpabilité pendant la guerre d’Espagne. Sagesse de l’hypocondriaque
Traductrice en italien de Foucault et de Gilles Deleuze, Antonella
« La Nuit féroce », de Ricardo Menendez Salmon, sans espoir Moscati, née à Naples en 1955, s’éloigne un instant de la philoso­
phie dans ce facétieux opuscule. Pathologies se présente comme
la somme des confessions d’une hypocondriaque. Dans un cer­

Chasse à l’homme dans les Asturies
viol et du meurtre d’une petite fille, sur­
venus deux jours plus tôt. Deux visi­
teurs, venus d’ailleurs, ont été aperçus
dans les environs. « Dans les petits villa­
ges, l’enfer est toujours grand », remarque
ariane singer le narrateur. Il le sera effectivement. Car
les quatre individus en quête de justice
où la mort rôde et menace jusqu’aux
innocents : c’est un étrange observateur
qui, ouvrant et clôturant le roman, s’ap­
prête à mettre le feu tout autour de lui ;
c’est aussi un livre au titre évocateur,
posé sur la table du maître d’école – Les
Démons, de Dostoïevski –, ou encore
cle familial où le père est un « médecin­non­médecin », on assiste
aux angoisses et tremblements de chacun : surtout de la fille, qui
grandit avec le Vidal italien en « absorbant frénétiquement les
nouveautés de la terminologie médicale ». Elle a hérité d’une
« soupe panique onto­oncologique primordiale », la peur de toutes
les maladies réunies ainsi que la crainte que toute maladie soit
potentiellement mortelle. Cette histoire d’un détraquement qui
ne se cache pas est aussi celle d’une époque. Le milieu du
XXe siècle est passé au crible, ainsi que ces années où le cancer
est innommable, où certains pédiatres sont à la mode, « comme
s’il s’agissait de marques de frigidaires et de téléviseurs ». Une épo­
que surtout où « on disait peu et taisait beaucoup ». Plus graves
que leur ton ironique ne le laisse paraître, ces

L
e romancier espagnol Ricardo
Menendez Salmon est tout sauf
rousseauiste. L’idée que l’être hu­
main puisse être bon par nature
est à l’opposé exact de sa pensée. Il l’écrit
dans La Nuit féroce, qui vient d’être tra­
duit en français : « De tous les plaisirs que
connaît l’homme, aucun n’est plus grand
que celui de causer de la douleur. La
contemplation de la beauté ou la transe
de l’amour physique ne peuvent se com­
parer avec la jouissance de briser un os.
(…) L’homme lance des ponts, domestique
des forêts ou résout des problèmes mathé­
matiques posés il y a des centaines d’an­
nées, mais tout son génie, toute sa pa­
tience et toute sa ferveur pâlissent devant
l’énigme de sa méchanceté. »
Punir quoi qu’il en coûte
Paru en Espagne en 2006, ce roman se
déroule une nuit de novembre 1936, à
Promenadia, un village fictif et isolé des
Asturies, dans le nord du pays. Homero,
un maître d’école étranger au hameau,
dîne chez une famille de paysans. C’est
un catapote, un « pique­au­pot », du
nom de ces instituteurs recrutés pour
quelques mois et nourris à tour de rôle
par les habitants. La soirée est perturbée
par l’arrivée de quatre hommes venus
chercher du renfort : curé du village en
tête, ils organisent une battue pour re­
trouver le ou les coupables présumés du
ont décidé de punir le crime quoi qu’il
en coûte.
A travers ce bref roman, Ricardo Me­
nendez Salmon, né en 1971 à Gijon, dans
ces mêmes Asturies, creuse un thème
récurrent dans son œuvre : le mal et ses
manifestations chez les humains, sujet
auquel il a consacré une trilogie (L’Of­
fense, Actes Sud, 2009 ; Le Correcteur et
Débâcle, Jacqueline Chambon, 2011 et
2015). Si L’Offense et Le Correcteur ont
respectivement pour toile de fond les
attentats du 11 mars 2004 à Madrid et la
seconde guerre mondiale, La Nuit féroce,
qui les précède, prend pour décor la
guerre civile espagnole. Bien qu’elle soit
uniquement suggérée, et non préci­
sément décrite, elle est l’élément moteur
qui fait resurgir les pulsions les plus viles
des individus, et qui porte à leur comble
les tensions existant entre les différents
personnages.
L’opposition entre le maître d’école,
qui s’affiche comme « bolchevique », et
les autres hommes du village, dont le
prêtre, déterminé à « s’ériger en justice,
en seigneur », ajoute ainsi au climat terri­
fiant où tout semble pouvoir basculer
dans l’horreur en un claquement de
doigts. L’atmosphère est électrique, les
paroles sont tranchantes. D’une écriture
à la fois tenue et poétique, d’une grande
puissance évocatrice, Menendez Sal­
mon excelle à dépeindre cette ambiance
une tempête qui « répand son voilage de
vent funèbre sur tout le littoral »… Le
monde dans lequel plonge ce récit aux
accents de tragédie grecque, avec son
unité de temps, de lieu et d’action, est au
bord de l’apocalypse.
La main ensanglantée de l’homme
Bien plus qu’une histoire de victimes
et de bourreaux, ce texte d’une intensité
rare interroge la notion de culpabilité et
de faute originelle. Existe­t­il une paix
possible dans un endroit comme Pro­
menadia, marqué, dès sa fondation, par
la main ensanglantée
de l’homme ? Le vil­ la nuit féroce
lage, nous apprend en (La noche feroz),
effet le récit, a été de Ricardo
fondé par un déser­ Menendez Salmon,
teur français des trou­ traduit de l’espagnol
pes napoléoniennes. par Jean­Marie
Quelle incidence cette Saint­Lu,
création ex nihilo Do, 116 p., 16 €.
peut­elle avoir sur la
vie des habitants, plusieurs décennies
plus tard ? C’est toute une bourgade,
avec ses commérages malveillants, sa
tendance à la suspicion vis­à­vis des
étrangers, mais aussi les traumatismes
enfouis de ceux qui la peuplent, qui est
passée au crible de ce remarquable conte
où se trouve explorée la folie des hom­
mes lorsqu’ils cèdent à la facilité de
la haine. 
considérations délirantes font entrevoir, dans un
final cosmique, une leçon de sagesse où l’unique
solution serait, selon Moscati, de « s’imaginer flotter,
de se réinventer, enfin délivrés de nous­mêmes,
et aller, qui vers Dieu, qui vers le plaisir, qui vers
les images du passé, qui vers les étoiles et les
firmaments ».  florence courriol seita
 Pathologies (Deliri), d’Antonella Moscati,
traduit de l’italien par Caroline Chaniolleau,
Arléa, 80 p., 15 €.
Au profond de la forêt Russie
Anatoli Kim (né en 1938) est souvent qualifié par la critique russe
de « réaliste magique ». Dans son « roman parabole » (tel est
qualifié Notre Père la Forêt), les deux termes sont d’une impor­
tance égale. Côté roman, le lecteur trouve l’histoire de trois
générations d’une famille traversant les malheurs du XXe siècle :
la révolution d’Octobre, la terreur stalinienne, la guerre
mondiale. Côté parabole : le seul pôle de stabilité est la maison
familiale, située dans une forêt au cœur de la Russie, immergée
dans la nature. Cette symbiose est censée donner
un sens aux destins individuels que l’auteur
habille d’un complexe tissu mythologique à conso­
nance chrétienne. Une telle surcharge symbolique
ne profite pas toujours au récit ; néanmoins, le projet,
intéressant par son ambition, l’est aussi par son
écriture mêlant le folklore, le mythe et la prose de
la vie.  e. ba.
 Notre Père la Forêt (Otets­Les), d’Anatoli Kim,
traduit du russe par Christine Zeytounian­Beloüs,
Jacqueline Chambon, 400 p., 23,50 €, numérique 18 €.

La conquête du Groenland
au prix fort
Kim Leine signe un ample roman polyphonique plein du choc
des premiers colons danois et des premiers Inuits à les avoir subis
« UN GUERRE
pérenne. Il y envoie un navire
avec un embryon de la future so­
indispensable à la survie d’une
société, mais qui se fait à un prix ET PAIX
ciété : administrateurs, militaires,
médecin, pharmacien, pasteurs
et futurs colons. Ces derniers
exorbitant de santé physique et
mentale, de relations humaines,
de vies, tout court.
TRANSALPIN »
LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
elena balzamo sont des forçats mariés à la hâte à En impliquant une quarantaine
des filles de joie ramassées dans de personnages, l’auteur obtient

N
ous passâmes le 64e de­
gré nord et arrivâmes
devant un bon port, au
large du golfe du Baals­
Rivier, sur la côte ouest du Groen­
land », note, dans son journal, le
pasteur danois Hans Egede (1686­
1758), le 16 avril 1721. Ainsi débute
l’entreprise coloniale dans ce
pays. Comme tant d’autres terri­
toires, le Groenland, avec sa gi­
gantesque surface de 2 millions
de kilomètres carrés et malgré
son climat extrême, avait depuis
longtemps attisé des convoitises.
Son statut actuel, « pays constitu­
tif » du royaume du Danemark,
est l’aboutissement d’un long
processus qui, comme la plupart
de telles entreprises, ne pouvait
être que conflictuel.
L’intérêt de Kim Leine (né
en 1961) pour l’histoire de ce pays
n’est ni nouveau ni fortuit. Ro­
mancier danois d’origine norvé­
gienne, il a lui­même longtemps
vécu au Groenland. La colonisa­
tion de ce territoire, il l’a
d’ailleurs déjà exploré dans Les
Prophètes du fjord de l’Eternité
(Gallimard, 2015), ouvrage qui lui
a valu le Grand Prix du Conseil
nordique. L’Homme rouge et
l’Homme en noir, son nouveau ro­
man, basé sur des faits réels et ri­
chement documenté, y revient,
mais sur un mode choral.
En 1728, le roi de Danemark et
de Norvège, Frederik IV, décide
de fonder au Groenland une
nouvelle colonie qu’il souhaite
des bordels – afin d’assurer la la polyphonie recherchée : le roi
procréation. Le casting est fait, lequi décide d’établir une colonie
drame peut commencer. dans un territoire immense et
Les passagers du navire débar­ éloigné de 3 000 km de Copenha­
quent dans un enfer glacial : cala­ gue n’a pas la même vision des
mités, maladies, querelles se suc­ choses qu’une prostituée embar­
cèdent – il s’agit moins de porter quée contre son gré pour peupler
la civilisation à des « sauvages » ladite colonie, ou qu’un pasteur
qui croit à sa mission d’ap­
porter l’Evangile aux
Les passagers du navire autochtones. Privilégier le ***
destin collectif aux dépens
danois débarquent COLLECTION
dans un enfer glacial :
des histoires individuelles
ne peut se faire qu’au
« Tout rapproche
calamités, maladies, détriment de la profondeur Le Cheval rouge d’Eugenio Corti et
psychologique des person­ Vie et destin de Vassili Grossman. […]
querelles se succèdent. nages. On voit des types *** À travers des récits étourdissants
Et bien entendu, outre plutôt que des caractères,
les conflits internes, les c’est un trait récurrent de de vie, ils ont voulu saisir le sens
ce genre de romans. Les « Il y a du Soljénitsyne dans sa volonté d’événements effroyables. »
colons sont confrontés regards, les voix, les actions de raconter l’irracontable, d’écrire le mal, BRICE COUTURIER,
à la population locale, s’opposent et se super­
et le souffle de Tolstoï dans l’art LE TOUR DU MONDE DES IDÉES,
posent, s’entrecroisent et
une société inuite s’entrechoquent au fil de de mêler ses personnages FRANCE CULTURE
encore « intacte » brefs chapitres qui se suc­
à la grande histoire. »
cèdent à un rythme endia­
blé et soudent les plus de PIERRE ADRIAN, ***
que de survivre, tout simple­ 600 pages de la narration. Une LE FIGARO LITTÉRAIRE
ment. Et, bien entendu, outre les tapisserie, où les fils parfois
conflits internes, les colons sont s’embrouillent, mais qui n’en de­ « Le Cheval rouge est une grande œuvre,
confrontés à la population locale, meure pas moins passionnante *** et il vaut la peine de la traverser
une société inuite encore « in­ et chatoyante. 
tacte » – et l’on constate, au­delà
dans toute son ampleur. »
de la question de la religion, que l’homme rouge ISABELLE RÜF,
ce sont des incompatibilités dans et l’homme en noir LE TEMPS
tous les domaines et à tous les (Rod mand/Sort mand),
niveaux qui rendent la coexis­ de Kim Leine,
tence douloureuse. traduit du danois ***
Le roman de Kim Leine est l’his­ par Alain Gnaedig,
toire de l’émergence de l’ordre Gallimard, « Du monde entier »,
dans le chaos initial, ordre 630 p., 26 €, numérique 19 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 10 juillet 2020

LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS
Planches de salut
MALGRÉ L’ESPOIR QU’A ENTRETENU
QUELQUE TEMPS OLIVIER PY, son actuel
directeur, il n’y aura pas de Festival d’Avi­
gnon cet été. La crise sanitaire a mis le
spectacle vivant en sommeil pour de
longs mois, et nous en éprouvons le
manque dans nos corps, comme une dé­
perdition d’énergie vitale et mentale. Car
« pour vénérer la vie, il n’y a que le théâ­
tre », assure Olivier Py. Privés de cet « art
du vivant », de cet « accumulateur de vie »,
nous avons heureusement les livres
pour retrouver la parole « qui célèbre
tout, de l’ordure à la lumière ». Ainsi,
les éditions Actes Sud­Papiers rééditent­
elles fort à propos Les Mille et Une Défini­
tions du théâtre du metteur en
les mille et une scène et écrivain protéiforme. La
définitions première édition, parue en 2013,
du théâtre, est ici augmentée de quelques
d’Olivier Py, développements, et doublée
nouvelle édition, d’une version audio interprétée
Actes Sud­Papiers, par l’auteur lui­même et l’une de
« Le temps du théâtre », ses comédiennes fétiches, Elisa­
256 p., 19 €, numérique beth Mazev. L’écoute nous resti­
14 €, audio 15 €. tue un peu de cette incarnation
miraculeuse qu’est le théâtre, « un
sculpteur qui sculpte avec le souffle ».
Ces définitions vont de l’aphorisme la­
pidaire à la réflexion argumentée, ponc­
tuée de petits dialogues souvent drôles et
de citations parfois détournées. Le titre
rappelle les mille et une nuits au cours
desquelles Schéhérazade garantissait
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
ALINE BUREAU
sa propre existence en remettant à cha­
que lendemain la suite de son récit, et
nous sommes donc, au théâtre où la
mort est « un principe actif », pareils au
sultan suspendu à la parole vivifiante :
dans la chambre d’écho, « il s’agit d’ap­
prendre à vivre et non pas à mourir ». Ou
plutôt : « Il s’agit moins d’apprendre à
mourir que d’apprendre que l’on meurt. »
L’aphorisme, comme la flèche, tire sa
puissance de sa visée brève et péremp­
toire tout autant que de la vibration qui
le fait trembler sur sa base, épouser « la
palpitation de l’instant ». L’image y tient
une grande place et les métaphores sont
souvent fulgurantes ou sublimes : « Le
théâtre est le bouton qui attache le ciel à la
terre », « la patrie en feu de l’imaginaire ».
Il y a bien çà et là quelques définitions
poussives – le théâtre est « un zèbre sans
rayures » ou « un chimpanzé solennel » –,
les tentatives d’humour jurent parfois
avec le lyrisme cher à l’auteur – « Le théâ­
tre est une embellie pulmonaire » – et la
grandiloquence peut nuire à la vérité.
Aussi vaut­il mieux savourer ce livre
par petites bouchées pour éviter que sau­
tent aux yeux les procédés formels,
comme autant de « trucs ». Certes, par
tradition l’aphorisme accueille volon­
tiers le paradoxe et toutes sortes de figu­
res rhétoriques, mais quand vous avez
rencontré cent fois le même principe au
fil du texte, l’effet en devient nul. Ainsi,
d’Aristote et de Thomas d’Aquin,
centrées au contraire sur les ver­
tus personnelles, insistant sur
l’ancrage dans une communauté
humaine concrète et une situa­
tion donnée de celui qui délibère
pour savoir comment se compor­
« le théâtre est l’immortel qui vient dans
la mort » donne à penser et à approuver. DES POCHES
Mais quand l’intemporel vient dans le SOUS LES YEUX
temps, l’inconnaissable dans la connais­
sance, l’infaillible dans la faute, l’inséca­ MATHIAS ÉNARD
ble dans le fragmenté et l’irreprésentable
dans l’image – j’en passe, et de meilleurs,
comme dirait don Ruy dans Hernani –, le ENLISONS­NOUS DONC DANS LES TERRI­
vide vient dans le trop­plein. D’un autre TOIRES SABLONNEUX DE L’ÉTÉ, de la rêve­
côté, comment s’étonner de retrouver, rie au doux rythme des pages. « Quelle dou­
dans un livre aussi habité, tout à la fois ceur quand, sur la vaste mer ravagée par des
ce qui séduit, dérange, irrite ou emporte vents furieux, on observe depuis le rivage un
dans les foisonnantes mises en scène navire à la peine ! » Je comprends Lucrèce, il
d’Olivier Py ? n’y a rien de tel que les récits de navigation :
Cependant, quand on ouvre le livre au La Mer pour aventure, recueil de neuf textes
hasard, on est sûr, à quelque page que ce inédits, signés par des « écrivains de ma­
soit, d’en tirer un enseignement, un sou­ rine » (qui ne doivent pas être confondus
rire ou une occasion de méditation. La avec les écrivains plaisanciers, la confrérie
personnalité de l’auteur s’y déploie tout des écrivains de marine étant martiale et
entière, et ses mille et une facettes y peuplée pour beaucoup de loups de mer
scintillent. Nous y retrouvons ses héros professionnels), fera la joie des lecteurs
– Oreste, Roméo et Juliette, Orphée et passionnés de 40es rugissants ou de
surtout Hamlet, puis encore Sade, 50es hurlants, comme c’est mon cas. Fréga­
Brecht… –, son credo artistique aussi. La tes affrontant la tempête
dimension politique du théâtre vu par dans les mers du Sud,
Py, « incubateur d’insubordination », se monocoques de course
joue dans l’acte même de la représenta­ traversant l’Atlantique ou
tion, au présent ; « si on veut le réquisi­ chasse au mouton et au
tionner pour une cause, humanitaire, couteau sur les rochers
éducative, édifiante, l’or se change en venteux des Kerguelen,
cuivre ». Dans le souvenir de Jean Vilar et en attendant (ou pres­
du Théâtre national populaire, il y célè­ que) l’arrivée d’une va­
bre « l’âme d’un peuple », c’est­à­dire « la gue « qui peut atteindre
totalité des hommes de la planète réunie une hauteur de 20 mètres
autour d’une inquiétude commune et (…), précédée par un creux
d’un héritage indiscutable de ressemblan­ de plus de 300 mètres » : que le grand cric me
ces ». Contre le « théâtre bourgeois », réa­ croque ! On mouille son ciré avec Jean Rolin,
liste et conventionnel, il appelle à une sillonne le Pacifique avec Emmelene Lan­
sorte d’union sacrée : le théâtre, « plus don, franchit le cap Horn avec François Bel­
grand que les religions », ne manœuvre lec, traverse l’Atlantique avec Sylvain Tesson
pas un deus ex machina, il est « le dieu lui­ et j’en passe… Quels voyages !
même ». Sa promesse est à la fois sans
cesse différée – il est « le chant du lende­ C’EST UN ENCHANTEMENT D’UN AUTRE
main » – et réalisée : « Le théâtre est ce lieu ORDRE, mais une aventure au moins aussi
où le monde est sauvé ici ce soir. » haletante, que de parcourir l’ombre portée
Nourri de psychanalyse et de philoso­ d’un bâtiment comme Notre­Dame de Paris
phie, Les Mille et Une Définitions du théâ­ sur l’histoire de la littérature. Voyage à tra­
tre dessine finalement l’autoportrait vers les siècles et les auteurs, l’anthologie
Notre­Dame des écrivains déploie le récit du
sanctuaire depuis les premières mentions
Comment s’étonner de son édification (incroyable, le manuel,
de retrouver, dans un rédigé à la toute fin du
XIIIe siècle par Guillaume
livre aussi habité, tout Durand, évêque de Mende,
à la fois ce qui séduit, pour la construction d’une
dérange, irrite ou église), jusqu’à l’évocation
de la cathédrale de Paris au
emporte dans les XXIe siècle, Notre­Dame de
foisonnantes mises l’incendie, cathédrale de
l’embrasement. En prose ou
en scène d’Olivier Py ? en vers, par des Français ou
des étrangers, évocation
symbolique ou exploration
contrasté d’un artiste riche d’excès, mais minutieuse de ses ornements, Notre­Dame
capable de sobriété, d’un mélancolique est aussi centrale et imposante en litté­
exalté, d’un mystique pour qui l’incar­ rature qu’elle l’est au cœur de Paris : « Ceci
nation est essentielle. Si le théâtre est tuera cela. Le livre tuera l’édifice », soupire
une aventure spirituelle, une épiphanie, Claude Frollo dans le roman de Hugo – le
« une géométrie de la souffrance hu­ livre imprimé menaçant, aux yeux de l’ar­
maine », si, contrairement à ce qu’énonce chidiacre alchimiste, la parole de l’Eglise.
la célèbre maxime de La Rochefoucauld, « Ceci sauvera cela », soutient l’éditrice Blan­
sur scène « le soleil et la mort peuvent se che Cerquiglini dans son avant­propos : for­
regarder en face », il reste avant tout « une midable raison d’être de l’écrit.
fête (…), une joie, une présence et une ré­
ponse ». Ce livre nous permet d’attendre « NAGUÈRE, OH, C’ÉTAIT NAGUÈRE, je passais
son retour et, contre les jouissances vai­ des journées radieuses, jeunes, stupides, ano­
nes et tristes, comme le théâtre il répare dines, insouciantes dans la bourgade de
notre désir, nous délivre « un permis de Thoune. » Je m’en voudrais de vous aban­
construire sur la lune ».  donner aux plaisirs estivaux sans évoquer
Robert Walser (1878­1956), écrivain mysté­
rieux et paradoxal, prome­
la réflexion d’Alasdair MacIntyre neur enfermé et infatiga­
est constamment attentive aux ble, qui noircit, tout au long
conditions à la fois individuelles des années 1920, à Berne,
et collectives, et de toute décision d’une écriture minuscule, à
morale : chacun tranche en fonc­ la mine de plomb, des pa­
tion de son caractère et de sa situa­ ges et des pages de ce qu’il
tion, tout en s’efforçant de pour­ appelait « le territoire du

Impossible d’être ter. Ce philosophe, défenseur des

Anciens contre les Modernes et
des enracinements contre les
suivre le bien commun de la com­
munauté où il s’insère. On ne peut
agir moralement que pour soi. On
crayon ». En grande partie
longtemps restées inédites,
ces proses à la cursive ma­

vertueux tout seul abstractions, avait toutefois trop

PARMI LES PHILOSOPHES
CONTEMPORAINS, Alasdair Mac­
Intyre est plus connu dans le
monde anglo­saxon que chez les
francophones. La traduction fran­
çaise d’un de ses livres princi­
résumé baroque ne doit pas mas­
quer la cohérence du parcours. Car
cet itinéraire d’un nomade
l’homme, cet – dans la réflexion comme
animal rationnel dans les institutions : il a en­
dépendant. seigné dans plusieurs univer­
longtemps négligé la part du
corps et de la vulnérabilité dans la
communauté humaine.
Dans cet essai marquant, il a
voulu combler cette lacune.
D’abord sous forme d’une auto­
critique, somme toute assez rare
chez les philosophes. Le grand
lecteur d’Aristote avoue avoir né­
n’est jamais vertueux tout seul.
Toutefois, cette dimension col­
lective, justifiée pour répondre
aux situations de dépendance, ne
nuscrite d’un millimètre de
hauteur tout au plus constituent une des
aventures les plus originales du XXe siècle,
pourtant fertile en folie. Entre courtes nou­
débouche pas sur une véritable velles, souvenirs, minuscules essais, ces
philosophie politique. Aux yeux « microgrammes » nous dévoilent le cœur
de MacIntyre, en effet, ni l’Etat­ de Walser et pénètrent le nôtre avec une
nation ni la famille moderne ne facilité déconcertante… Je vous laisse cette
sont en mesure de constituer une phrase magique en guise de talisman : « Je
forme d’association politique ca­ n’ai pas fait de rêve, cette nuit. Hier, je lui
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY

paux, initialement publié à Chi­
cago en 1999, constitue une belle
occasion de découvrir ce maître
de la philosophie morale, à la fois
accessible et subtil.
Sa trajectoire est pour le moins
singulière. Né en 1929 à Glasgow,
MacIntyre fut écossais avant de
devenir américain, communiste
par souci de la justice, puis catho­
lique pour la même raison. Il se
consacra à explorer l’éthique
des vertus humaines avant de
se préoccuper des dauphins. Ce
les vertus de la sités, dont Boston et Duke, a
vulnérabilité présidé la Société américaine
(Dependent Rational de philosophie, avant de tra­
Animals), vailler aujourd’hui dans l’In­
d’Alasdair MacIntyre, diana – demeure malgré tout
traduit de l’anglais aimanté par une question
(Etats­unis) unique : qu’est­ce que vouloir
par Gabriel bien agir ?
Raphaël Veyret, Contre la conception kan­
Tallandier, « Essais », tienne d’un sujet moral pure­
254 p., 19,90 €, ment rationnel et entière­
numérique 14 €. ment autonome, Alasdair
MacIntyre n’a cessé de réha­
biliter la pertinence des réflexions
gligé la biologie… fondée par Aris­
tote, et prend conscience qu’il
n’y a pas d’éthique sans biologie.
C’est dans le corps, sa vulnérabi­
lité et sa dépendance, que l’éthi­
que trouve sa source première et
son sens ultime. D’où la nécessité
d’une attention aux espèces ani­
males douées de formes de ratio­
nalité, et d’une méditation sur
l’enfance et le grand âge, où la dé­
pendance aux autres se donne à
voir en pleine lumière.
Conduite dans une langue claire,
pable de reconnaître pleinement avais apporté pour ainsi dire toutes mes
à la fois l’indépendance de la rai­ quiétudes, à celle qui trouve beau de
son et la vulnérabilité des corps. m’embrasser. » 
Les arguments avancés par le
penseur restent évidemment à  La Mer pour aventure, par les « écrivains
discuter. D’ailleurs ses critiques, de marine », Points, « Aventure », inédit, 204 p., 11 €,
américains ou européens, ne s’en numérique 8 €.
privent pas. C’est le signe d’une  Notre­Dame des écrivains. Raconter et rêver
méditation qui stimule. D’autant la cathédrale, du Moyen Age à demain,
que la situation de pandémie lui préface de Michel Crépu, Folio, « Classique », inédit,
offre un regain d’actualité : dé­ 576 p., 9,10 €.
pendance, vulnérabilité, éthique,  Le Territoire du crayon. Microgrammes,
insuffisance de l’Etat… ça ne vous de Robert Walser, traduit de l’allemand par Marion
rappelle rien ?  Graf, Zoé, « Poche », 440 p., 14 €, numérique 8,50 €.
0123
Vendredi 10 juillet 2020
Critiques | Essais | 9
Perspective diagonale
« Tout dépend du point de vue » :
c’est contre ce lieu commun
qu’Emmanuel Alloa entreprend ici
andré loez de retraverser « les bibliothèques
entières » consacrées à la question

R
ien de plus naturel, en
apparence, qu’une éten­
due de sable face à
l’océan. Mais rien de plus
construit en réalité qu’une plage,
dans sa matérialité, ses aménage­
ments concrets et, surtout, dans
les relations sociales qui en gou­
vernent les usages. C’est ce que
démontre brillamment la recher­
che d’Elsa Devienne qui, dans
La Ruée vers le sable, fait l’histoire
des plages de Los Angeles et res­
titue la profondeur historique
derrière les noms mythiques
que sont devenus Malibu ou
Venice Beach.
La première évidence que le
livre s’attache à défaire est celle,
tangible, des paysages littoraux.
Les vastes plages qui attirent
aujourd’hui des touristes du
monde entier dans la mégapole
californienne n’existaient pas il y
a un siècle. Elles sont le fruit d’un
travail d’ingénierie environne­
mentale effectué au milieu du
XXe siècle, lorsque des dizaines de
millions de mètres cubes de sable
sont acheminées de dunes avoisi­
nantes pour constituer des espa­
de la perspective. Pas de percep­
tion sans perspective : ce que nous
voyons d’une chose est déterminé
par le point de vue que nous avons
sur elle. Soit. Mais peut­on s’accor­
der sur la nature d’une réalité ob­
jective qui excéderait ces vues par­
tielles ? L’actualité de cette ques­
tion philosophique nous brûle les
yeux, à l’heure de la « post­vérité ».
Or, tandis que des « néofactualis­
tes » s’érigent en rempart de la
vérité, Alloa prévient : il ne faut pas
nier la valeur de toute « perspec­
tivité », mais au contraire lui don­
ner un sens fort. Ainsi, contre une
perspective qui relativise tous
les points de vue, il défend une
perspective « diagonale », faite de
contrastes et de
partages, d’où
peut émerger
l’objectivité. 
La plage de Santa Monica, sa jetée et son parc d’attractions, en 2018. ALIZEE PALOMBA/ONLY FRANCE/AFP david zerbib
 Partages
de la perspective,
d’Emmanuel Alloa,
Dans « La Ruée vers le sable », Elsa Devienne Fayard, « Ouvertures »,
280 p., 25 €,
raconte les plages de Los Angeles en croisant histoires numérique 17 €.

ces nouveaux, aménagés, agran­

dis, ouverts aux loisirs et aux environnementale, culturelle et sociale. Vivifiant
usages ludiques d’Angelinos tou­ Un génie oublié
jours plus nombreux (le comté de
Los Angeles, moins de 1 million
d’habitants au recensement de
1920, en compte plus de 4 mil­
Un portrait des Etats­ Au XIXe siècle, le sculpteur danois
Bertel Thorvaldsen (1770­1844),
grande figure du néoclassicisme,

Unis écrit sur le sable

lions en 1950). Une opération qui
tient à la fois de la transformation
volontariste et de la préservation,
puisque les bords de mer avaient
été profondément dégradés par
l’industrie pétrolière, florissante
dans les années 1930.
Seconde évidence à mettre à
distance : celle de Los Angeles
comme ville balnéaire. Au début
de son histoire, la ville tournait le
dos à la mer, attirant tuberculeux
et convalescents par la promesse
C’est la dimension la plus
forte du livre, en tout cas
la plus actuelle, que
de montrer les tensions
sociales et raciales derrière
l’image ensoleillée de
ces plages californiennes
d’un climat sec, loin des brumes
littorales. L’autrice montre com­
ment promoteurs et architectes
du début du XXe siècle ont inversé
cette logique, en créant les quar­
tiers du Westside, mais aussi les
routes et les parkings permettant
d’y accéder, contribuant à donner
son extension et son aspect si spé­
cifique à la ville, où l’automobile
est reine, jusqu’au bord de la mer.
A l’histoire environnementale
et urbaine s’ajoute enfin l’histoire
culturelle, puisque la construc­
tion physique des plages se dou­
ble de la constitution d’un imagi­
naire spécifique, d’une rare puis­
sance, celui des corps minces,
sportifs et bronzés profitant des
plaisirs balnéaires sur le sable,
qui, d’une certaine façon, sous­
tend encore les usages contempo­
rains des littoraux, bien au­delà
des Etats­Unis.
Là encore, ces représentations
devenues dominantes ont une
histoire : Los Angeles est le creu­
set où se fondent différentes pra­
tiques du rivage. Sous l’influence
déterminante d’Hollywood et de
ses stars, qui achètent de magnifi­
ques demeures près de l’océan et
s’y affichent, la ville synthétise
des apports européens (ceux de la
Riviera, d’un tourisme chic teinté
de goût antiquisant), de la Côte est
(Coney Island, à New York, et ses
bruyants parcs d’attractions),
ainsi que, venue d’Hawaï et du Pa­
cifique, la pratique du surf, popu­
larisée dès 1907 par les démons­
trations de George Freeth dans les
vagues de Redondo Beach.
Mais « l’impératif hédoniste » qui
se constitue durant le premier
XXe siècle se conjugue avec un be­
soin d’ordre. C’est peut­être la di­
mension la plus forte du livre, en
tout cas la plus actuelle, que de
montrer les tensions sociales et
raciales derrière l’image enso­
leillée des plages de Los Angeles.
Car la plage est essentiellement
publique, en Californie du Sud, et
donc impossible à ségréguer par la
privatisation de l’espace. Dès lors,
Elsa Devienne montre avec beau­
coup de finesse quelles stratégies
de contrôle social se mettent en
place afin d’évincer des « indésira­
bles » de la grève, qu’il s’agisse des
classes populaires blanches, des
Afro­Américains ou des Latinos.
De mêmes logiques évincent,
à la fin des années 1950, les
communautés déconsidérées, au
regard des normes balnéaires
désormais établies, que sont les
culturistes de Muscle Beach ou les
homosexuels de Crystal Beach.
Une mise en ordre de l’espace lit­
toral qui ménage toutefois des
interstices, de petits espaces de li­
berté pour ces groupes,
comme l’Inkwell, à Santa la ruée vers
Monica, plage historique le sable.
où les Noirs de la ville une histoire
peuvent – doivent – se environnementale
rassembler pour profiter des plages
de la mer. de los angeles
En tissant ainsi des au xxe siècle,
liens entre l’écologie des d’Elsa Devienne,
plages et l’économie po­ Editions
litique de leurs usages, de la Sorbonne,
entre la construction des « Homme et société »,
paysages et celle des 288 p., 25 €.
imaginaires, Elsa De­
vienne fait donc mieux que ra­
conter l’histoire du littoral de Los
Angeles : elle dessine sur le sable
un portrait du XXe siècle améri­
cain, et même, par certains côtés,
de notre présent. 
était aussi célèbre que son compa­
triote Andersen. Enfant prodige, il
put développer son talent en Italie,
qui devint sa seconde patrie. Il fi­
gure souvent dans les mémoires
de l’époque comme une incarna­
tion du génie artistique, il a inspiré
des écrivains (Strindberg, entre
autres) et, bien entendu, des bio­
graphes et historiens d’art. Parmi
ces derniers, Eugène Plon (1836­
1895), fondateur des éditions du
même nom. Sa biographie de
Thorvaldsen, publiée en 1867, reste
aujourd’hui encore inégalée, la
plus complète jamais écrite. La
présente édition est munie d’un
remarquable appareil critique,
d’un catalogue des œuvres,
et de plusieurs textes dus à des
auteurs de l’époque. Un exploit
et un régal. 
elena balzamo
 Bertel
Thorvaldsen.
Sa vie et son œuvre,
d’Eugène Plon,
édité par Eryck de
Rubercy, Klincksieck,
« L’esprit et les
formes », 524 p., 29 €,
numérique 21 €.
Retraites, une histoire

Les comportements criminels, c’est dans le sang ?
Julien Larregue analyse la persistance des explications biologiques du crime dans un essai d’une grande finesse
gilles bastin
l’individu et affirmèrent que la survenue
du crime n’est que l’envers de la produc­
tion des normes dans une société.
Contre les biologistes, les médecins et
les premiers « criminologues », l’affaire
fut à la fois plus compliquée et plus sim­
ple. Dès le début du XIXe siècle, avec la
qui se revendiquent depuis les années
1960 d’une nouvelle criminologie « bio­
sociale », il apparaît que la disqualifica­
tion fut de courte durée. En s’intéressant
au développement de cette discipline
dans les universités américaines, Larre­
gue note la perte d’influence progressive
Julien Larregue analyse avec une
grande finesse les raisons de cet « éternel
retour » de l’explication biologique du
crime aux Etats­Unis mais aussi en Eu­
rope, où de plus en plus de tribunaux
font aujourd’hui appel à des expertises
génétiques lors de procès criminels.
Clairement introduit par Patrick
Fridenson, ce numéro de la revue
du Comité d’histoire de la sécurité
sociale comprend des articles d’ex­
cellents spécialistes sur la genèse
du modèle français de retraite et
sur le projet gouvernemental de
2019­2020 à la lumière de la longue
durée. Des articles de Pierre Laro­
que, père de la Sécurité sociale
en 1945, sont en outre reproduits.
Les notions de « capitalisation », de
« répartition » ou d’« âge pivot »
sont disséquées avec rigueur, loin

P
our qui s’intéresse à l’histoire
des sciences sociales et à leur
place dans les sociétés moder­
nes, peu de sujets sont aussi pas­
sionnants que celui du crime. Peut­on
seulement l’expliquer ? Trouver des rai­
sons à ce qui a tout l’air d’une exception
dans le cours des vies de ceux qui le com­
mettent ou le subissent ?
Pour autant, comme le montre le livre
important de Julien Larregue, Hérédi­
taire, les sciences sociales ne furent pas
les seules à s’y essayer, et ferraillèrent
souvent avec d’autres disciplines. Contre
les économistes utilitaristes, qui voyaient
partout la maximisation du bien­être et
les arbitrages des individus entre le coût
possible et les bénéfices espérés du
crime, les sociologues élaborèrent ainsi
des conceptions plus socialisées de
phrénologie du neurologue allemand
Franz Joseph Gall (1758­1828), mais sur­
tout, au XXe siècle, avec la théorie du
« criminel né » du médecin légiste italien
Cesare Lombroso (1835­1909), les thèses
sociologiques selon lesquelles le crime
s’expliquait en grande partie par le « mi­
lieu » du criminel furent contestées au
nom de la prééminence de l’hérédité
et de l’existence supposée de types hu­
mains régressifs. Ce débat résonnait
avec le développement des idéologies ra­
cistes. Il fallut donc, pour les tenants des
sciences sociales, se battre à contre­cou­
rant de l’époque. L’utilisation de ces
théories par les régimes fascistes et nazi
les disqualifia heureusement après la
seconde guerre mondiale.
Grâce à l’enquête menée par Julien
Larregue aux Etats­Unis auprès de ceux
des sociologues dans l’enseignement et
la recherche sur le crime, ainsi que la
progression des enseignements et des
publications relevant de méthodes
issues de la biologie.
Expertises génétiques
Bien sûr, il n’est plus question
aujourd’hui de mesurer des crânes. La
criminologie biosociale s’intéresse aux
gènes « candidats » – comme le gène
MAOA, parfois appelé le « warrior gene »
en raison de son lien supposé avec des
comportements violents – et cherche à
mesurer leur importance dans l’explica­
tion du crime. Les motifs idéologiques
ont eux aussi changé : au racisme du
XXe siècle se sont substitués un imagi­
naire préventif et l’obsession de contrô­
ler tous les risques de la vie en société.
Le sujet est d’importance. Si la crimi­
nologie biosociale est encore très fra­
gile méthodologiquement et « malléa­
ble » politiquement, selon Larregue
(elle justifie pour les uns la peine de
mort mais, pour d’autres, la prise en
compte de circonstances atténuantes),
son retour sur le devant de la scène et sa
capacité à influencer les politiques
publiques au détriment des sciences
sociales n’augurent rien de bon pour
les libertés individuelles, et l’existence
même de la société. 
héréditaire.
l’éternel retour des théories
biologiques du crime,
de Julien Larregue,
Seuil, « Liber », 272 p., 23 €,
numérique 17 €.
des prises de position à l’emporte­
pièce. On constate que les grands
enjeux, telles les formes de finan­
cement et l’articulation entre
public et privé, réapparaissent ré­
gulièrement, laissant voir des ten­
sions répétées entre promoteurs
d’un régime général et défenseurs
de régimes particuliers. Une lec­
ture nécessaire pour
forger son opinion
sur la question. 
pierre
karila­cohen
 « Un siècle
de réforme
des retraites »,
« Revue d’histoire de la
protection sociale »,
n° 13, 2020 (Cairn.info).
10 | Mots de passe
florence noiville
E
crit en 1988 et publié en France
en 1990, Les Faits est, avec Patri­
moine (Gallimard, 1991), l’un des
deux livres autobiographiques
de Philip Roth (1933­2018). Retraduit par
la fidèle Josée Kamoun, sa traductrice de
longue date, ce florilège de souvenirs per­
met de saisir tout ce qui s’est transformé
en matière première pour son œuvre, de­
puis son enfance dans le New Jersey des
années 1940 jusqu’au succès phénomé­
nal de Portnoy et son complexe (Galli­
mard, 1970). Auteur de vingt­six romans,
Roth avait l’habitude de consigner ce qui
lui arrivait dans des carnets qui consti­
tuaient ensuite des « vers la fiction ». Ici,
c’est le chemin inverse qu’il veut parcou­
rir, en revenant à tout ce qui chez lui a
pu déclencher l’acte d’écrire – situations,
rencontres, événements… En décapant
son écriture pour ne laisser voir que ces
« faits », Roth met à nu ce qui constitue la
charpente de son existence. Et montre,
plus clairement encore que dans ses ro­
mans, où sont les murs porteurs et les
puissantes poutres maîtresses de son
œuvre.
Double
On présente toujours Nathan Zuckerman
comme l’alter ego le plus important de
Roth dans son œuvre. C’est vrai et faux.
Zuckerman n’est pas Roth : c’est un Roth
augmenté, enrobé de « la chair de la fic­
tion », et doté du plus fort « coefficient
d’attractivité » possible. C’est l’écrivain en
« plus intense », en « plus tonique », en
« plus divertissant ». D’où son exception­
nelle longévité romanesque. C’est en 1974
que Zuckerman apparaît pour la pre­
mière fois, dans Ma vie d’homme (Galli­
mard, 1976), et on le retrouve jusque dans
les années 2000, dans La Tache ou Exit le
fantôme (Gallimard, 2002 et 2009). Or,
dans Les Faits, Roth confesse qu’il en a eu
assez, un jour, de se falsifier à travers un
Quand Philip Roth
double. « J’étais vidé par les règles que je
m’étais imposées, par mes efforts pour
imaginer les choses autrement qu’elles
m’étaient arrivées (…) en les projetant sur
un agent extérieur, ombre portée de moi­
se mettait à nu
même, une autre espèce de moi, en
quelque sorte. »
C’est cette lassitude qui a donné Les
Faits. Roth, qui a pourtant souvent dé­
claré ne croire qu’en la vérité du men­
songe – le « mentir­vrai » de la fiction –,
cherche ici à se réapproprier sa vie. Mais,
ironie suprême : c’est sous le signe d’une
lettre à Zuckerman qu’il place cette quête La nouvelle traduction des « Faits »,
de « vérité ». « Cher Zuckerman, je te pré­
sente un anti­Zuckerman qui n’est autre l’un des deux livres autobiographiques
que moi­même », semble­t­il lui dire. Pa­
rachevant ainsi la pirouette, et comme si
de l’écrivain américain mort en 2018,
son moi romanesque comptait en défini­
tive beaucoup plus que son moi réel : « (…)
est l’occasion d’apprécier encore
Je t’envoie ce manuscrit en te demandant
si tu penses que je devrais le publier. (…)
l’intrication de sa vie et de son œuvre,
Sois franc. » Signé : « (…) l’auteur de mes
livres sur toi (…) » Conclusion : quand
de reparcourir les thèmes centraux
Philip Roth jure qu’il veut les faits, rien
que les faits, tout indique que la fiction
qui la traversent pour, toujours,
aura le dernier mot. s’y plonger et s’y replonger
Désir
C’est le grand thème rothien : le désir, le désir sous toutes ses for­
mes et à tous les âges, la jubilation charnelle et l’angoisse de sa­
voir qu’elle aura une fin. Roth s’intéresse au corps pour explorer
l’âme, ses élans, ses tumultes et ses accès de mélancolie crépus­
culaire lorsque l’impuissance, la vieillesse sont là et qu’on ne les
a pas vues venir (Un homme, Gallimard, 2007). Dans La Plainte
de Portnoy – traduit à l’époque par Portnoy et son complexe, ce
roman hilarant qui fait scandale et lui apporte la célébrité –, il
peint déjà le dilemme d’Alexander Portnoy, tiraillé entre ses as­
pirations morales et ses obsessions sexuelles. Vingt­cinq ans
plus tard, ce « Raskolnikov de la branlette » a vieilli, mais il est
toujours là. Il s’est mué en Mickey Sabbath, le héros du Théâtre
de Sabbath (Gallimard, 1997, National Book Award), un vieux lu­
brique aux doigts déformés par l’arthrose, mais à la libido tou­
jours débridée. Un « dirty old man » qui, par hantise de la désa­
grégation du corps, et en guise d’ultime hommage, se masturbe
sur la tombe de sa maîtresse.
Dans Les Faits, on voit parfaitement où et comment cette
veine truculente prend racine. A l’université Bucknell, en
Pennsylvanie, où l’auteur étudie dans les années 1950, l’heure
est à l’exubérance et à la libération sexuelle. Fi des conventions
puritaines ! De ce qui ne s’appelle pas encore la « political correc­
tness » ! Toute la promotion oscille entre blagues potaches et
frénésie érotique. Roth revoit avec amusement une expédition
nocturne restée célèbre sous l’appellation « raid des petites cu­
lottes », une « soirée plage en plein hiver » préludant à « un grand
tableau pornographique » (scène qu’on retrouve dans Indigna­
tion, Gallimard, 2010), et il rappelle son projet de lancer, dans le
sillage du poète E. E. Cummings (1894­1962), « un magazine
d’une obscénité intrépide ».
Comme dans Professeur de désir (Gallimard, 1979), l’écrivain ne
perd jamais une occasion de tirer cette truculence jusqu’au gro­
tesque pour se moquer de lui­même. Ainsi, dans ce qu’il appelle
triomphalement son « sacre du printemps à la testostérone », sa
petite amie, elle, voit une « incompréhensible opiniâtreté
sexuelle ». Reste que cette soif de chair, qui se confond avec une
soif de liberté totale, est la seule qui, jusqu’à la fin, lui permet de
survivre dans ce qu’il appelle déjà « l’Amérique des demeurés ».
Philip Roth, en 1975. EVERETT COLLECTION/AURIMAGES
Travail d’introspection
« SUR L’ÉCHELLE DU DÉVOILEMENT
(…), qui va de l’exhibitionnisme agressif
à la Mailer à la dissimulation phobique
d’un Salinger », Philip Roth estimait
occuper « une position intermédiaire ».
Pourtant, en 1988, il veut revenir aux
faits bruts qui ont jalonné sa vie. Il
vient de perdre sa mère et une opéra­
tion chirurgicale l’a laissé déprimé,
sans inspiration. Avec cette entreprise
de « visibilité biographique », il espère
revenir au point d’où l’élan a jailli.
On trouve des pages d’une lumi­
neuse intelligence dans ce travail d’in­
trospection : sur l’enfance à Newark, le
courage du père quasi emporté par
une péritonite, l’amour de la mère,
doux comme son manteau de phoque,
la complicité avec le frère, Sandy, qui
veut devenir peintre, les années d’uni­
versité. Roth raconte ses flirts et son
« désir secret d’être cajolé par le monde
entier ». Il dit aussi le lâche soulage­
ment ressenti à la mort d’une certaine
Josie, mythomane encore plus forte
0123
Vendredi 10 juillet 2020
Fils
Philip Roth a toujours refusé d’être père.
Dans Ma vie d’homme, il décrit comment
son héros, Peter Tarnopol, est dupé par
une certaine Maureen Johnson – qui lui
fait croire pour l’épouser qu’elle attend
un enfant, en achetant dans un square un
flacon d’urine à une femme enceinte – et
l’effroi que cela lui cause. Un effroi qui
explique peut­être que, toute sa vie, Roth
choisira de rester un fils. Mais « un fils
juif », hanté, comme beaucoup de ses per­
sonnages, par la question de l’intégra­
tion, de la transmission et des rapports à
ses parents, immigrés installés à Newark
(New Jersey).
S’il livre, dans Les Faits, un émouvant
portrait de son père, Herman Roth (1901­
1989), agent d’assurances à la Metropoli­
tan Life, c’est pour montrer leurs traits
communs – le goût du récit en particu­
lier –, mais aussi pour insister sur l’éternel
rendez­vous manqué auquel se résume
leur relation père­fils. « Le rôle mytholo­
gique d’un petit juif qui grandit dans une
famille comme la [s]ienne – devenir le
héros que son père n’a pu être », ce rôle, il
a réussi à le tenir. Mais c’est justement au
moment où il se sent « en possession des
atouts nécessaires pour être le plus aimant
des fils », lorsqu’il peut enfin rire aux
blagues de son père, lui tenir la main et se
préoccuper de son bien­être, que ce der­
nier a « d’autres objectifs » : « Il essaie de
mourir. » Qui sait si, dans son refus de la
paternité, il n’y a pas aussi, chez Roth, la
volonté d’épargner à un enfant les dou­
leurs et les frustrations inguérissables de
cette proximité introuvable qu’il qualifie
ici, non sans gravité, d’« impossibilité
majeure ».
« Juif, juif, juif »
A propos de son père et de son goût des
histoires, Roth écrit : « Son répertoire n’a
jamais été vaste : famille, famille, famille,
Newark, Newark, Newark, juif, juif, juif, un
peu comme le mien. » Cette répétition du
mot « juif » est justement l’un des points
sur lequel il s’auto­épingle à travers Zuc­
kerman dans la très drôle et très géniale
fin du livre. Appelé à se prononcer sur la
valeur des Faits, le double, un peu irrité
tout de même qu’on ait pu se passer de
ses services, l’a fait lire à sa femme qui,
elle aussi, lève les yeux au ciel : « Tstt, tstt,
le revoilà dans ses problèmes de juif, on di­
rait. Ça n’augure rien de bon. » Un peu plus
loin, elle reproche à Zuckerman de se
laisser manipuler par Roth sur ce terrain.
Zuckerman avait pourtant promis de ne
plus « faire toute une histoire » de sa ju­
déité. Or, voilà qu’il se remet à couper les
cheveux en quatre – les cheveux, mais
pas sa barbe, qu’il persiste à laisser pous­
ser. Pis, il se croit « obligé de justifier ce
que personne ne [lui] demande, son droit
d’être, son droit d’être ici ». Franchement,
quand la « marotte » se mue comme ça en
ressassement pathologique, il y a de quoi
s’inquiéter, suggère la bonne dame : cela
ne vaudrait­il pas la peine qu’il aille « voir
quelqu’un » ? 
que lui, qui l’avait piégé dans un ma­
riage calamiteux. Le livre s’achève sur
« le coup de chauffe » de Portnoy…, le chè­
que de l’éditeur, et la détermination de
Roth à jouir d’être à nouveau libre.
Alléchant projet que celui qui consiste
à « se rendre visible à soi­même ». Roth
va­t­il « casser le morceau », livrer toute
la vérité, demandait dans ces colonnes
Michel Braudeau en 1990 ? Ce serait mal
connaître ce maître de la fabulation,
expert en jongleries et déguisements.
Mais qu’importe. Ce que l’on retient de
ce Bildungsroman, c’est le verdict de son
double, Nathan Zuckerman : « Les choses
qui te minent sont celles qui nourrissent
ton talent. »  fl. n.
les faits
(The Facts),
de Philip Roth,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Josée Kamoun,
Gallimard, « Du monde entier »,
240 p., 19,50 €, numérique 14 €.