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WHITMAN
1. Hólderlin, Remarques sur CEdipe, 10-18 (et les commentaiies de Jean Beaufret,
p. 8-11).
2. Whitman, Specimen days, « Au fond des bois » : traduction fran£aise á paral-
tre au Mercure de France; nous empruntons nos citations á cette traduction de
J. Deleuze.
3. Id.
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4. SD, « convulsivité ».
5. Kakfa, Journal, Livre de poche, p. 181-182.
6. Theme constant des Feuilles d’herbe, Mercure de France. Cf. aussi Melville,
Redburn, ch. 33, Gallimard.
7. SD, « Echo d’un interviewer ».
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sights). Les échantillons en effet sont tantót des cas, suivant une
coexistence de parties séparées par des intervalles d’espace (les
blessés dans les hópitaux), tantót des vues, suivant une succes
sion des phases d’un mouvement séparées par des intervalles de
temps (les moments d’une bataille incertaine). Dans les deux
cas, la loi est celle de la fragmentation. Les fragments sont des
grains, des « granulations ». Sélectionner les cas singuliers et les
scenes mineures est plus important que toute considération
d’ensemble. C’est dans Ies fragments qu’apparait l’arriére-plan
caché, céleste ou démoniaque. Le fragment est le « reflet
écarté » d’une réalité sanglante ou paisible8. Encore faut-il que
les fragments, les parties remarquables, cas ou vues, soient
extraits par un acte spécial qui consiste précisément dans
l’écriture. L’écriture fragmentaire chez Whitman ne se définit
pas par l’aphorisme ou la séparation, mais par im type particu-
lier de phrase qui module l’intervalle. C’est comme si la syntaxe
qui compose la phrase, et qui en fait une totalité capable de
revenir sur soi, tendait á disparaítre en libérant une phrase
asyntaxique infinie, qui s’étire ou pousse des tirets comme
intervalles spatio-temporels. Et tantót c’est une phrase casuelle
énumérative, énumération de cas qui tend vers un catalogue (les
blessés dans un hópital, les arbres dans un lieu), tantót c’est une
phrase processionnaire, comme un protocole des phases ou des
moments (une bataille, les convoyeurs de bétail, les essaims
successifs de bourdons). C’est une phrase presque folie, avec
ses changements de direction, ses bifurcations, ses ruptures et
ses sauts, ses étirements, ses bourgeonnements, ses parentheses.
Melville remarque que les Américains n’ont pas á écrire comme
des Anglais9. II faut qu’ils défassent la langue anglaise, et la
fassent filer suivant une ligne de fuite : rendre la langue
convulsive.
La loi du fragment vaut pour la Nature comme pour l’His-
toire, pour la Terre comme pour la Guerre, pour le bien comme
pour le mal. Entre la Guerre et la Nature, il y a bien une cause
8. SD, « Une bataille nocturne ». Et « la véritable guerre n’entrera jamais dans les
livres ».
9. Melville, D'oú viens-tu, Hawthorne? p. 239-240. De méme Whitman invoque la
nécessité d’une littérature américaine « sans trace ou teinte de l’Europe, de son sol, de
ses souvenirs, de ses techniques et de son esprit » : SD, « Les prairies et les grandes
plaines dans la poésie ».
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