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CHAPITRE VIII

WHITMAN

Avec beaucoup d’assurance et de tranquillité, Whitman dit


que l’écriture est fragmentaire, et que l’écrivain américain se
doit d’écrire en fragments. C’est justement ce qui nous trouble,
cette assignation de l’Amérique, comme si l’Europe ne s’était
pas avancée dans cette voie. Mais peut-étre faut-il se rappeler
la différence que Hólderlin découvrait entre les Grecs et les
Européens : ce qui est natal ou inné chez les premiers doit étre
acquis ou conquis par les seconds, et inversement \ D’une autre
fagon, il en est ainsi des Européens et des Américains : les
Européens ont un sens inné de la totalité organique, ou de la
composition, mais ils doivent acquérir le sens du fragment, et
ne peuvent le faire qu’á travers une reflexión tragique ou une
expérience du désastre. Les Américains, au contraire : ils ont un
sens naturel du fragment, et ce qu’ils doivent conquérir, c’est le
sentiment de la totalité, de la belle composition. Le fragment est
lá, d’une maniere irréfléchie qui devanee l’effort : nous faisons
des plans, mais, lorsque vient l’heure d’agir, « nous culbutons
1’affaire, et laissons la háte et la grossiéreté de forme raconter
l’histoire mieux qu’un travail élaboré»1 2. Ce qui propre á
l’Amérique, ce n’est done pas le fragmentaire, mais la sponta-
néité du fragmentaire : «spontané et fragmentaire», dit
Whitman3. En Amérique, l’écriture est naturellement convul­
sive : « ce ne sont que des morceaux du véritable affolement, de
la chaleur, de la fumée et de l’excitation de cette époque ». Mais

1. Hólderlin, Remarques sur CEdipe, 10-18 (et les commentaiies de Jean Beaufret,
p. 8-11).
2. Whitman, Specimen days, « Au fond des bois » : traduction fran£aise á paral-
tre au Mercure de France; nous empruntons nos citations á cette traduction de
J. Deleuze.
3. Id.
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la « convulsivité », comme le precise Whitman, ne caractérise


pas moins l’époque et le pays que récriture4. Si le fragment est
l’inné américain, c’est parce que l’Amérique elle-méme est faite
d’Etats fédérés et de peuples divers immigrants (minorités) :
partout collection de fragments, hantée par la menace de la
Sécession, c’est-á-dire la guerre. L’expérience de l’écrivain
américain est inséparable de l’expérience américaine, méme
quand il ne parle pas de l’Amérique.
C’est ce qui donne á l’oeuvre fragmentaire la valeur immé-
diate d’une énonciation collective. Kafka disait que dans une
littérature mineure, c’est-á-dire de minorité, il n’y a pas d’his-
toire privée qui ne soit immédiatement publique, politique,
populaire : toute la littérature devient « l’affaire du peuple », et
non d’individus exceptionnels5. La littérature américaine
n’est-elle pas mineure par excellence, en tant que l’Amérique
prétend fédérer les minorités les plus diverses, « Nation four-
millante de nations » ? L’Amérique recueille des extraits, pré­
sente des échantillons de tous les ages, toutes les terres et toutes
les nations6. La plus simple histoire d’amour y met en jeu des
Etats, des peuples et des tribus; l’autobiographie la plus
personnelle est nécessairement collective, comme on le voit
encore chez Wolfe ou chez Miller. C’est une littérature popu­
laire, faite par le peuple, par «l’homme moyen» comme
création de l’Amérique, et non par de « grands individus »7. Et,
de ce point de vue, le moi des Anglos-Saxons, toujours éclaté,
fragmentaire, relatif, s’oppose au Je substantiel, total et solip-
siste des Européens.
Le monde comme ensemble de parties hétérogénes : patch-
work infini, ou mur illimité de pierres séches (un mur cimenté,
ou les morceaux d’un puzzle, recomposeraient une totalité). Le
monde comme échantillonnage : les échantillons (« spécimen »)
sont précisément des singularités, des parties remarquables et
non totalisables qui se dégagent d’une série d’ordinaires.
Echantillons de jours, specimen days, dit Whitman. Echantillons
de cas, échantillons de scenes ou de vues (scenes, shows ou

4. SD, « convulsivité ».
5. Kakfa, Journal, Livre de poche, p. 181-182.
6. Theme constant des Feuilles d’herbe, Mercure de France. Cf. aussi Melville,
Redburn, ch. 33, Gallimard.
7. SD, « Echo d’un interviewer ».
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sights). Les échantillons en effet sont tantót des cas, suivant une
coexistence de parties séparées par des intervalles d’espace (les
blessés dans les hópitaux), tantót des vues, suivant une succes­
sion des phases d’un mouvement séparées par des intervalles de
temps (les moments d’une bataille incertaine). Dans les deux
cas, la loi est celle de la fragmentation. Les fragments sont des
grains, des « granulations ». Sélectionner les cas singuliers et les
scenes mineures est plus important que toute considération
d’ensemble. C’est dans Ies fragments qu’apparait l’arriére-plan
caché, céleste ou démoniaque. Le fragment est le « reflet
écarté » d’une réalité sanglante ou paisible8. Encore faut-il que
les fragments, les parties remarquables, cas ou vues, soient
extraits par un acte spécial qui consiste précisément dans
l’écriture. L’écriture fragmentaire chez Whitman ne se définit
pas par l’aphorisme ou la séparation, mais par im type particu-
lier de phrase qui module l’intervalle. C’est comme si la syntaxe
qui compose la phrase, et qui en fait une totalité capable de
revenir sur soi, tendait á disparaítre en libérant une phrase
asyntaxique infinie, qui s’étire ou pousse des tirets comme
intervalles spatio-temporels. Et tantót c’est une phrase casuelle
énumérative, énumération de cas qui tend vers un catalogue (les
blessés dans un hópital, les arbres dans un lieu), tantót c’est une
phrase processionnaire, comme un protocole des phases ou des
moments (une bataille, les convoyeurs de bétail, les essaims
successifs de bourdons). C’est une phrase presque folie, avec
ses changements de direction, ses bifurcations, ses ruptures et
ses sauts, ses étirements, ses bourgeonnements, ses parentheses.
Melville remarque que les Américains n’ont pas á écrire comme
des Anglais9. II faut qu’ils défassent la langue anglaise, et la
fassent filer suivant une ligne de fuite : rendre la langue
convulsive.
La loi du fragment vaut pour la Nature comme pour l’His-
toire, pour la Terre comme pour la Guerre, pour le bien comme
pour le mal. Entre la Guerre et la Nature, il y a bien une cause

8. SD, « Une bataille nocturne ». Et « la véritable guerre n’entrera jamais dans les
livres ».
9. Melville, D'oú viens-tu, Hawthorne? p. 239-240. De méme Whitman invoque la
nécessité d’une littérature américaine « sans trace ou teinte de l’Europe, de son sol, de
ses souvenirs, de ses techniques et de son esprit » : SD, « Les prairies et les grandes
plaines dans la poésie ».
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commune : la Nature avance en procession, par sections, comme


les corps cTarmée10 11. « Procession » de corbeaux, de bourdons.
Mais s’il est vrai que le fragment est partout donné, de la fagon
la plus spontanée, nous avons vu qu’un tout ou un analogue de
tout n’en devaient pas moins étre conquis, et méme inventés.
H arrive pourtant que Whitman mette en avant l’idée de Tout,
invoquant un cosmos qui nous invite á la fusion; dans une
méditation particuliérement « convulsive », il se dit hégélien,
affirme que l’Amérique seule « réalise » Hegel, et pose les droits
premiers d’une totalité organique u. II exprime alors comme un
Européen, qui trouve dans le panthéisme une raison de gonfler
son moi. Mais quand Whitman parle á sa maniere et dans son
style, il apparaft qu’une espéce de tout doit étre construite,
d’autant plus paradoxale qu’elle ne vient qu aprés les fragments
et les laisse intacts, ne se propose pas de les totaliser12.
Cette idée complexe dépend d’un principe cher á la philoso­
phic anglaise, auquel les Américains donneront un nouveau sens
et de nouveaux développements : les relations sont extérieures
á leurs termes... Des lors on posera les relations comme pouvant
et devant étre instaurées, inventées. Si les parties sont des
fragments qui ne peuvent pas étre totalisés, on peut du moins
inventer entre elles des relations non-préexistantes, témoignant
d’un progrés dans l’Histoire autant que d’une évolution dans la
Nature. Le poéme de Whitman offre autant de sens qu’il entre
en relation avec des interlocuteurs divers, les masses, le lecteur,
les Etats, l’Océan...13. La littérature américaine a pour objet la
mise en relation des aspects les plus divers de la géographie des
Etats-Unis, Mississipi, Rocheuses et Prairies, et de leur histoire,
luttes, amour, évolution14. Des relations en nombre de plus en
plus grand, et de qualité de plus en plus fine, c’est comme le
moteur de la Nature et de l’Histoire. Au contraire, la Guerre :
ses actes de destruction portent sur toute relation, et ont pour

10. SD, « Les bourdons ».


11. SD, « Carlyle du point de vue américain ».
12. Lawrence (Etudes sur la littérature classique américaine, Seuil) critique violem-
ment Whitman pour son panthéisme et sa conception d’un Moi-Tout; mais il le salue
comme le plus grand poete parce que, plus profondément, Withman chante les
« sympathies », c’est-á-dire les relations qui se construisent á l’extérieur, « sur la
Grand-Route » (p. 211-212).
13. Cf. Jamati, Walt Whitman, Seghers, p. 77 : le poéme comme polyphonie.
14. SD, « Littérature de la vallée du Mississipi ».
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conséquence l’Hópital, I’hópital généralisé, c’est-á-dire le lieu oú


le frére ignore le frére, et oü des parties mourantes, des frag­
ments d’hommes mutilés, coexistent absolument solitaires et
sans rapport15.
Des contrastes et des complémentarités, non pas donnés mais
toujours nouveaux, constituent la relation des couleurs; et
Whitman a sans doute fait une des littératures les plus coloristes
qui puissent exister. Des contrepoints et des répons, constam-
ment renouvelés, inventés, constituent la relation des sons ou le
chant des oiseaux, que Whitman décrit merveilleusement. La
Nature n’est pas forme, mais processus de mise en relation : elle
invente une polyphonie, elle n’est pas totalité, mais réunion,
« conclave », « assemblée pleiniére ». La Nature est inséparable
de tous les processus de commensalité, convivialité, qui ne sont
pas des données préexistantes, mais s’élaborent entre vivants
hétérogénes de maniere á créer un tissu de relations mouvantes,
qui font que la mélodie d’une partie intervient comme motif
dans la mélodie d’une autre (l’abeille et la fleur). Les relations
ne sont pas intérieures á un Tout, c’est plutot le tout qui
découle des relations extérieures á tel moment, et qui varié avec
elles. Partout les rapports de contrepoint sont á inventer et
conditionnent l’évolution.
II en est de méme dans les rapports de l’homme avec la
Nature. Whitman instaure un rapport gymnique avec les jeunes
chénes, un corps-á-corps : il ne se fond pas en eux ni ne se
confond avec eux, mais fait que quelque chose passe entre eux,
entre le corps humain et l’arbre, dans les deux sens, le corps
recevant « un peu de séve claire et de fibre élastique », mais
l’arbre de son cóté recevant un peu de conscience (« peut-étre
faisons-nous un échange »)16. II en est de méme enfin dans les
rapports de l’homme avec l’homme. Lá aussi, l’homme doit
inventer sa relation avec l’autre : « Camaraderie » est le grand
mot de Whitman pour désigner la plus haute relation humaine,
non pas en vertu de l’ensemble d’une situation, mais en fonc-
tion des traits particuliers, des circonstances émotionnelles et de
l’« intériorité » des fragments concernés (par exemple, á l’hópi-
tal, instaurer avec chaqué mourant isolé une relation de camara-

15. SD, « La véritable guerre... »


16. SD, « Les chénes et moi ».
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derie...)17. Ainsi se tisse une collection de relations variables qui


ne se confondent pas avec un tout, mais produisent le seul tout
que rhomme soit capable de conquérir dans telle ou telle
situation. La Camaraderie est cette variabilité, qui implique une
rencontre avec le Dehors, un cheminement des ames en plein
air, sur la « grand-route ». C’est avec l’Amérique que la relation
de camaraderie est censée prendre le maximum d’extension et
de densité, atteindre á des amours virils et populaires, tout en
acquérant un caractére politique et national : non pas un
totalisme ou un totalitarisme, mais un « Unionisms », comme
dit Whitman18. La Démocratie méme, l’Art méme ne forment
un tout que dans leur rapport avec la Nature (le grand air, la
lumiére, les couleurs, les sons, la nuit...); faute de quoi Tart
tombe dans le morbide, et la démocratie dans la tromperie19.
La société des camarades, c’est le reve révolutionnaire améri-
cain, auquel Whitman a puissamment contribué. Reve dé9u et
trahi bien avant celui de la société soviétique. Mais c’est aussi
la réalité de la littérature américaine, sous ces deux aspects : la
spontanéité ou le sentiment inné du fragmentaire; la réflexion
des relations vivantes chaqué fois acquises et créées. Les frag­
ments spontanés, c’est ce qui constitue l’élément á travers
lequel, ou dans les intervalles duquel on accéde aux grandes
visions et auditions réfléchies de la Nature et de l’Histoire.

17. SD, « La véritable guerre... ». Sur la camaraderie, cf. FH, « Calamus ».


18. SD, « Mort du président Lincoln ».
19. SD, « Nature et démocratie ».

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