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Philippe Dodard, The rising soul

Hommage aux victimes,


aux survivants, aux héros, à nous tous…
Après le séisme du 12 janvier 2010, des écrivains haïtiens et reprendre la parole — la plume — encore une fois, pour
étrangers qui étaient sur place ont témoigné dans la presse permettre aux lecteurs du monde entier
internationale, contrebalançant des informations qui souvent de comprendre ce que nous avons tous
étaient dictées par des besoins relevant du vécu pendant cette année, quels sont nos
sensationnalisme ou de la xénophobie. espoirs et surtout pour rendre hommage
Le Nouvelliste et La Direction Nationale du aux victimes, aux survivants, aux héros, à
Livre (DNL), 1 an après, ont demandé à ces écrivains de nous tous…
2 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS…

L’opéra de la Mort
Frankétienne
Mardi 12 janvier 2010. La journée va rés. Plus d’un million d’infortunés sous Mourir violemment de fausses lueurs. fois les entrailles déchalborées de ma
bientôt s’achever. des tentes fragiles et malsaines. Un cruel Mourir d’asphyxie et de cauchemars ville bougent à l’intérieur d’une faille
La baie de Port-au-Prince brille en- cinéma de culs-de-jatte, de manchots et lugubres. obscure plus gloutonne que la douleur
core sous les carats éclatants du soleil de cocobés traumatisés. Mourir beaucoup. nocturne sous une myriaderie de tenta-
caraïbe. Brutale initiation à l’art de mourir en Mourir toujours. cules et de ventouses.
Il est 5h moins 7 minutes au moment silence. Mourir à jamais. La mort nous mange et nous déman-
où quelques 35 battements de secondes Mourir encore dans la macornerie des Mourir de trop. ge impitoyablement.
suffiront à projeter ma ville dans une corps déchiquetés. Mourir de rien. Caricature d’un destin maquillé en
éternité d’horreurs sous les palavirés Mourir au ralenti des gestes poussié- Mourir de néant. madichonnerie à travers les cassures,
meurtriers d’un séisme sauvagement reux. Mourir absolument. les fissures et les brèches de nos cris dis-
aveugle en atrocités dévastatrices. Un Mourir terriblement sous des tessons Et parfaitement mourir. tordus de vents apocalyptiques.
dézafi de ravages insupportables. Une d’horloges déraillées. Mourir d’un voyage d’encombrement Interminablement l’opéra de la mort
orgie de cataclysmes inattendus. Mourir en solitaire sous les décombres au trépas du temps qui passe et qui sou- s’élargit, se prolonge et se dilate aux
Plus de 300 000 morts. Plus de 10 000 et les gravats. dain se fige en faux couloir d’impasse. contours des récifs ensanglantés.
maisons effondrées. Quartiers et villa- Mourir habillé d’ombres folles. Tracas, malheurs, désastres en strophes Comment survivre à la rage du nau-
ges affaissés. Bétonvilles déconstom- Mourir enfournoyé de ténèbres et de coffrées de catastrophes immondes. frage saturé de pourritures de débris,
brés. Palais et châteaux aplatis/défigu- fantômes. Trois fois, sept fois, cent fois, mille de déchets et d’artripailles ?

P h o t o : A F P / E i ta n A b r a m o v i c h

Une douleur étrange


comme un bruit de tonnerre!
Rodney Saint-Éloi
Incapable d’entendre un mer dans l’enfance. L’enfance Et surtout des souvenirs tê- son créole, plus populaire que y avait des morts. Il y avait aussi
quelconque bruit. Les éclats de la mémoire où les choses tus comme les légendes. Ma- la dessalinienne? des fleurs. Et des passants tristes
d’un simple verre ont l’effet n’étaient pas que des choses. dan Herman, le loup-garou, Il y a dans ma tête mille ans même quand ce n’était pas leur
d’une bombe. Incapable de Ce filet d’eau qui s’appelle qui mangeait les nouveau- de rumeurs et mille rumeurs de mort. Et des cadavres heureux
voir une bougie vaciller. Les ruisseau, et ce ruisseau qui se nés. Caca-Diable, il était telle- morts. parce que bien vêtus, parce qu’ils
étoiles chutent quand elles fait rivière, et cette rivière qui ment noir qu’on le croyait né Il y a dans ma tête ces morts n’étaient pas n’importe qui.
changent de quartier et cela roule en fleuve et ce fleuve qui de la panse du diable ou des sans sépulture. Ces cimetières Parce que sur leur tombe une
fait aussi un bruit étrange. débouche dans la mer, et cette genoux de Satan… l’île, cet sans visages. Ces noms trop épitaphe laissait croire que leur
Toute une vie nouvelle née de mer collée au ciel que notre in- amas de bêtises et d’amours, brefs, ces détails complexes… passage n’avait pas été vain…
la fureur de la terre. De cette dulgence nomme île. cette poubelle de haines et de ces voisins et ces cousines que Est-ce vrai que les cadavres se
terre qui tremble, sans préa- Une île aux odeurs de man- folies. je ne connaîtrai pas. valent? Les vivants alors ne res-
vis. L’enfer - quand je m’en gue. Quand donc ira-t-on au car- Un ami m’a demandé com- semblaient pas aux morts dans
irai - ne sera pas plus pur que Une île aux splendeurs des naval, pour chanter et danser? ment vit-on avec la mort? la ville… il fallait rester debout
ce jour. goyaves Quand donc ira-t-on au car- J’ai répondu que la mort est quand on était vivants pour être
J’apprends à traverser la mi- Une île aux mains de lilas naval, pour chasser ce chariva- un oiseau, la mort est une chan- un arbre qui prend racine. Ça,
nute d’angoisse et à m’enfer- Une île aux pieds de cannelle ri de bruit-bruit par une chan- son. À la rue de l’enterrement, il c’est l’ancienne manière, dit-on.
HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS… 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 3

Il était une fois


une ville
Yanick Lahens
Nous l’aimions malgré sa fa- Le 12 janvier 2010 à 4 h 53
çon d’être au monde qui nous minutes, dans un crépuscule
prenait souvent à revers de nos qui cherchait déjà ses couleurs
songes. Nous l’aimions têtue et de fin et de commencement,
dévoreuse, rebelle et espiègle. Port-au-Prince a été chevau-
Avec ses commotions d’orage chée moins de trente secondes
et de feu. Avec sa gouaille au par un de ces dieux dont on dit
mitan d’un déhanchement de qu’ils se repaissent de chair et
carnaval. Ses secrets invinci- de sang. Chevauchée sauvage-
bles. Ses mystères maîtres des ment avant de s’écrouler, che-
carrefours la nuit. Ses silences veux hirsutes, yeux révulsés,
hallucinés. Les cuisses lentes de jambes disloquées, sexe béant,
ses femmes, les yeux de faim et exhibant ses entrailles de fer-
d’étincelles de ses enfants, les raille et de poussière, ses vis-
apparitions phosphorescentes cères et son sang. Livrée, dés-
de ses dieux. habillée, nue, Port-au-Prince
Nous l’aimions malgré sa mi- n’était pourtant point obscène.
sère. Malgré la mort qui, selon Ce qui le fut, c’est sa mise à nu
la saison, longe les rues à visage forcée. Ce qui fut obscène et le
découvert. Sans remords. Sans demeure, c’est le scandale de
même ciller. Nous l’aimions à sa pauvreté.
cause de son énergie qui dé- Le 12 janvier 2010 à 4 h 53
borde, de sa force qui pouvait minutes le temps s’est frac-
nous manger, nous avaler. À turé. Dans sa faille il a scellé
cause des enfants des écoles en à jamais des secrets de notre
uniforme qui l’enflammaient ville, englouti une partie de
à midi. À cause de son trop- notre âme, une âme qu’elle
plein de chairs et d’images. À nous avait patiemment taillée
cause des montagnes qui sem- à sa démesure. Dans sa faille
blent sans cesse vouloir avan- le temps a emporté notre en-
cer pour l’engloutir. À cause du fance. Nous sommes désor-
toujours trop. À cause de cette mais orphelins de cent lieux et
façon qu’elle avait de nous te- de mille mots. Les rues jouent à
nir et de ne pas nous lâcher. À colin-maillard, lago kache avec
cause de ces hommes et de ses nos souvenirs. Certaines faça-
femmes de foudre. À cause de des sont des ombres, et des fan-
… À cause de… tômes y rôdent déjà que nous
Et je l’aimais dans ces mi- croirons toucher des yeux.
nutes fugaces où une journée Parce qu’on se fait au temps
inondée de lumière coule qui passe, inexorable mais pas
jusqu’à un crépuscule alan- à sa chute si brutale.
gui de mauve et d’orange. Ces Nous ne saurons plus quoi ra-
minutes où des quatre coins conter à nos petits-enfants. Nos
de la ville des feux montent paroles de vieillards résonne-
des ordures empilées et nous ront à leurs oreilles comme des
P h o t o : A F P / J E A N - P HI L I P P E K S I A Z E K

brûlent les yeux. Ce moment ritournelles. Ils nous soupçon-


où des pyromanes crucifient neront d’avoir perdu la raison
sa misère pour la faire taire. et ne prêteront plus attention à
Où nous avancions apaisés, ce que nos lèvres balbutieront.
à moitié aveugles dans une À ce que nos gestes dessineront
brume mensongère, mais devant nos visages. Nos doigts
où nous avancions quand noueux leur resteront à jamais
même. muets.

Une âme parasismique


pour garder incassable l’espoir
James Noël
Je rends grâce à la terre, non humanitaire, je l’abomine et trous qui sifflent dans vos têtes turbine. Pour avancer et attein- Si vous ne maintenez pas le
pas la même, non pas la mienne le débobine. Le déclare crime improvisées de morts incalcu- dre au fil du temps la ligne sou- jour sur vos nombrils, garçons
- mon orageuse, ma lumineuse contre l’humanité ! lables. Les murs sont tombés. ple de l’horizon, faudrait pen- et filles, jamais cet air ne vous
analphabète - je rends grâce à Ma bouche est pleine de cra- La mort est libre. ser à canaliser la mort. rendra légers.
la terre, non pas mon île, la fille chat, de colère sourde et vis- Du tremblement de terre, je Je n’ai rien appris de la vie, si Je n’ai rien appris de la mort.
terrible, ayant appris avec son queuse. Ma bouche est pleine n’ai pas tiré de grandes leçons, ce n’est qu’il existe d’autres fa- Rien de la terre. Ni de la mer.
accent circonflexe à jouer de la de baisers automatiques, et à part la terre et une certaine çons de mourir. Les murs sont Ni du vent. Ni des vagues. Ni
roulette russe matin et soir. de respirations artificiels pour idée du tremblement. Je n’ai tombés. des chapeaux, d’où qu’ils vien-
Grâce, je rends grâce à l’étran- exorciser les poumons pollués rien appris de ma ville, si ce Filles et garçons qui partagez nent d’ailleurs. De Panama à
gère, à la vierge, celle tout indigo du monde. Je vous donne ma n’est qu’il y a ici bas des villes en vain un air de famille avec le d’autres villes de chapeliers,
qui a tourné de l’œil au risque de parole, cette bouche est une qui partent, sans état d’âme. vent. Laissez passer mon sang ma tête reste dure comme une
perdre son cœur dans une fuite arme silencieuse. C’est une Des villes qui partent dans un en tapis rouge sous vos pieds Em- obsession puisée d’un incassa-
d’eau, de larme de compassion bouche avec des pensées, des seul souffle comme un orgas- plissez-vous le cœur dès le réveil, ble espoir.
subite. Je rends grâce à la terre silences en série. Taisez-vous, me. buvez tout le soleil avec son jau- Mon être en bloc aspire à
des hommes et des humanités. les morts. Je vous demande de De la mort, je n’ai pas tiré de ne d’œuf. C’est en vain, filles et une âme parasismique. Grâce
Mais j’abomine vous taire par le creux de vos grandes leçons. Je suis homme garçons d’ici, que vous avez un au soleil, à la pluie et au divin
J’abomine l’humanitaire. Cet fémurs. Taisez-vous par les de grande crue et de turbulente air en commun avec le vent. bleu des nuages.
4 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS…

Règne de femmes Pòtoprens


(Récit sismique)
Claude C. PIERRE
nan sewòm
Louis-Philippe Dalembert
Dix jours après le redoutable séisme, peut-être un peu plus de deux semaines, la ville recro- titak pa titak nou ta bèl tout koulè
quevillée comme un vieux lézard écaillé, hors d’haleine, reniflait, mort plus qu’à moitié. Port-au- lavi pòtoprens prale ta fleri kou bèlè
Prince, à petites secousses sismiques, rend littéralement l’âme, soulevé de crampes et de spasmes titak pa titak lò sezon posesyon
comme une bête suppliciée. pòtre koralen kou kandelam dèlma
Le soleil sans réaction ne regarde que d’un œil usé et vide la chaussée délabrée, les pieds en vag lanmè makònnen zanmann ak kayimit
bouillie. nan mitan flanm sole nan memwa san kanson
Bien avant le crépuscule, la circulation des piétons — déjà très difficile en temps normal, à cause nou ta tire lobe
pòtoprens degrennen nan dlo ravin pentad
des débris de toutes sortes et de toute provenance sur le trottoir — se révèle impraticable. Passants,
titak pa titak vlope ak zèl lavyon
véhicules, étals, colporteurs et petits trafiquants jetés pêle-mêle sur la voie publique, se confondent
tankou move lapli fè laviwondede
en un va-et-vient incessant. Maintenant, il faut compter avec les tentes de fortune plantées au beau
titak pa titak
milieu de la rue. Les artères, ou ce qu’il en reste, invitent à jouer à la marelle et à sauter les obstacles
ki refize tonbe titak pa titak
à cloche-pied. Dommage! le cœur n’est pas à la récréation, tout mouvement mime le sauve-qui-
menm si yo ba l bonbon lavi ti nèg prale
peut. Les répliques nous rappellent de temps en temps que nous sommes dans l’antichambre de la
fè jaden filalang si nou te konn konte
mort et tout à fait dans les délais d’un péril imminent. Dans ce domaine, il n’y a pas de prescrip-
pou granmoun ka plenyen nou ta gen tan byen lwen
tion. Personne n’est à l’abri. Pourtant des femmes et des hommes de courage s’acharnent parmi
fè goutyè filalang cheri mwen pa ta lwen
des fantômes et des cadavres à paver la voie pour le surgissement d’une nouvelle souche.
pou timoun pa benyen nou ta gen milyon ven
Emballée à l’idée de pouvoir vivre l’expérience communautaire avec des enfants dans un campe- grenn pa grenn men lavi jeretyen
ment, Maude, qui s’ennuie mortellement à la maison, ne rêve qu’à bouger et à prendre du champ. pòtoprens konte mò paske n pa konn konte
— A propos, tu sais ce n’est pas une blague, après une telle épreuve on est fissurés, fracturés, pòtre makòn zonbi
foudroyés, tout le monde est surmené. Tu n’as qu’à voir à la télé la photo du président. Plus pro- sou bitasyon grandon titak pa titak
che de nous, regarde donc le vieux curé, le pharmacien, ce sont des ruines. lavi pòtoprens prale
— Pourquoi chercher si loin? Et moi? Nous devons nous refaire une santé, nous les survivants grenn pa grenn titak pa titak
du séisme. fè yon bann se pa dat n ap woule
—Dis-toi bien, très chère, que continuer de vivre de ce côté de l’île tient déjà du prodige, au regard goudougoudou se pa dat n ap debat
de notre débilité chronique. Le supplice de Tantale. Nous devons faire attention et ne pas trop tirer yon bann moun pran lari se pa dat nou deyò
sur la corde de la résilience. Saisir au bond ces quelques jours de décrochage pour nous requinquer, pa gen bann ni rara ap dòmi anba pay
reprendre un regain d’énergie et revenir frais et dispos pour la nouvelle catastrophe. goudougoudou ap dòmi san soupe
— Partez, partez. Partir est urgent et utile, ne serait-ce que pour se rassurer, rassurer la famille, yon bann moun pran danse pou n jwenn peny lasirèn
rassurer la communauté qui nous presse depuis ce fameux après-midi du 12 janvier de prendre oun dènye kout tanbou men se atò nou lèd
congé de nos soucis quotidiens. Partir et prendre un peu de distance avec cette terre enveloppée oun rabòday fyèl bèf lannwit lan lou
dans un conglomérat de crises. Partez et revenez-nous au plus vite! pak pitak pitak pase yon sak sèl
Quant à moi, je me sens encore d’attaque; j’ai encore des ressources insoupçonnées; peut-être pak pitak pitak
l’été prochain, j’irai faire un tour dans le pays des steppes. pak pitak pitak cheri vin nou damou
A vous dire vrai, très chère, quant à moi, ma meilleure alliée, c’est la mer Caraïbe. pak pou nou bèl tout koulè
pou m renmen w tankou yè
grenn pa grenn
En attendant, les Canadiens, les Français et les Américains dans peu de jours ont promis, à tankou bouzen sou ray
se pa youn
grand renfort de générosité publicitaire, de rapatrier ou d’héberger leurs propres ressortissants bounda w te mèt fobop
grenn pa grenn
coincés dans l’île têtue de même que quelques Haïtiens parmi ceux qui ont des parents en mesure m a fèmen je m reve
se yon dal
de les prendre en charge. epi m a wè w pi bèl
yon dal kò
Après trois mois on demandera sans doute à ces indésirables de rentrer chez eux. C’est un n a gouye san rete
anba dal
exercice de haute voltige, qui s’insère bien dans l’humanitaire tel que nous le subissons, tel un epi wa va leve
fè kè tout latè grenn
camouflet en Haïti Toma. epi wa vin pi bèl
de pye bwatchèn nan chenn
pase larèn solèy
chemen dèdal anba dal
Dès la veille, Maude a pris soin de bien nettoyer ses chaussures de campagne. L’expérience ap- dal beton kòlòwòch
préhendée d’une journée pleine dans un campement la propulse aux anges. Elle dort mal; elle a titak pa titak
dal beton koule rèd
rendez-vous avec Béatrice et Sabine. titak pa titak
pi rèd pase dlo chèch
Au petit matin, une tenue sommaire bien appropriée pour ce baptême du feu; Maude porte un titak pa titak
nan je vil pòtoprens
jeans, une chemise à manches longues, un chapeau Port-Salut à large bord et des espadrilles. titak pa titak
Ce matin-là, dès 7 heures 15, bien calée dans sa Terios, un geste de la main en guise d’au revoir titak pa titak titak pa titak
à l’intention de son homme, elle file hors du village, lancée à toute vapeur à la découverte du lavi pòtoprens prale titak pa titak
campement Cinéas à Delmas. titak pa titak
À huit heures 10, l’endroit repéré, Maude appelle d’un ton triomphal son vieux copain : « Je suis figi l kole pyese
sous une tente dans un campement. A plus tard! » bade mak sifilis
Elle raccroche avec empressement. pòtre nanm jenn gason
Le combiné en main, l’homme pense, songeur : « A-t-elle retrouvé un nouvel élan et sa voix chagren damou fennen
familière de naguère? Ai-je retrouvé ma compagne des beaux jours? » cheri si n te renmen
Ah! les beaux jours! ala bèl nou ta bèl

12 janvier 2010
Gary Victor
Parfois, je ferme les paupières avec force. Je les gar- route de Saint-Gérard, d’avoir une vue plus dégagée le monde connaissait Larco à Carrefour-Feuilles.
de closes quelques secondes, puis je les rouvre avec sur les alentours et sur la ville. Nous l’appelions Ti-Laco. C’était presque un person-
l’espoir incongru que je retrouverai mes repères, ces Ils sont morts par centaines, dans ce quartier qu’on nage emblématique du quartier. Toujours bien mis,
images qui m’ont accompagné depuis ma plus tendre a oublié parce que jamais chimérisé par le pouvoir en col au cou, il avait fait les quatre cents coups, comme
enfance. La Croix Deprez, l’hôtel Castel Haïti ! Mais place. À la rue Numa Rigaud, des deux côtés de la rue, on dit, et il avait été même candidat à la députation,
je chute toujours dans le même cauchemar que je il ne reste plus une maison debout. J’ai ramassé, dans si bien que certains lui donnaient encore du député.
vis maintenant depuis plusieurs mois. Ces quartiers les ruines d’une de ces demeures, une photographie Charmeur, arnaqueur, toujours prêt à venir en aide à
soufflés comme par l’explosion d’une bombe, ces col- que j’ai remise par la suite à un résident de la zone quelqu’un, amateur de belles femmes et de ces tranpe
lines parsemées de maisons maintenant soit détrui- échappé par miracle à la catastrophe. Un enfant, un si appréciés de l’inspecteur Dieuswalwe Azémar, il est
tes soit de guingois, comme si une main avait arrêté petit garçon d’environ sept ans, avec son sourire, tout mort parce qu’immédiatement après la première se-
leur écroulement, ces rues réduites à des sentiers à beau dans son uniforme d’école. Il n’a pas échappé, cousse il s’est levé d’une table de dominos et a pris un
cause de l’amoncellement des débris, ces nouvelles lui. Moi, j’ai pensé pendant au moins quatre heures mauvais chemin, contrairement aux autres joueurs. Il
constructions de fortune qu’élèvent des citoyens lais- que j’avais perdu mes deux enfants, Iahhel et Auré- est resté des heures sous les décombres avant de ren-
sés à eux-mêmes. Mon quartier, Carrefour-Feuilles, lie. Cette nuit de détresse ponctuée de répliques et de dre l’âme. Nous tous, nous pleurons encore sa mort.
pourtant, bien que blessé à mort, semble prendre de vociférations religieuses restera à tout jamais plantée À travers lui, ce sont toutes les victimes de Carrefour-
l’air avec les espaces vides qui permettent du haut de comme un fer dans ma mémoire. Feuilles et de la ville que nous honorons.
la rue Daut, par exemple, ou même au niveau de la Je pense souvent à mon ami d’enfance Larco. Tout La vie continue, même si nous ne sommes nulle part !
HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS… 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 5

Des mots et des jours


Emmelie Prophète
Les mêmes questions restent
posées. La douleur est mille
fois racontée. Ressassée. Des
milliers de cœurs battent dans
le même désordre, la même
disharmonie. Quel oubli fau-
drait-il inventer ? Comment
reprendre la conversation avec
la terre, l’habiter, l’aimer, la
partager ?
Parler de nulle part, s’enten-
dre indéfiniment en écho, par-
ler pour personne, même pas
pour soi-même. Rien ne semble
pouvoir rompre cette aphonie.
Installée. Les mots pour décri-
re cette désespérance sont en
invention dans le cœur, dans le
regard, sous la poussière, dur-
cie depuis par la pluie, le soleil,
les pieds, l’indifférence.
Habiter avec la force du déses-
poir. Habiter le bruit, la pluie,
l’histoire passée et celle à venir,
peut-être. De quelle fraternité
est-il question dans ce monolo-
gue contre nature avec les autres
? L’infortune est une denrée
recherchée, une aubaine, une
P h o t o : A F P / J u a n Ba r r e t O

panacée qui apaise certaines


consciences. La porte est grande
ouverte et on entre à volonté. La
misère renouvelée, augmentée
chaque petit matin, chaque fin
de journée fait le bonheur des
objectifs pointés en permanen-
ce sur ces villages fragiles, ces me cela. Pourquoi mettre des fallait inventer très vite l’oubli au-delà des désastres, aimer le ce qui se pratique, de ce qui se
corps en déserrance, ces mains mots quand souvent le corps ou quelque chose qui lui res- mort et le survivant d’amour vit. La goutte d’eau polluée. Le
tendues qui attrapent tout, n’existe plus, quand la plupart semble. Confirmer, malgré les égal, avoir peur et vouloir gar- pain improbable. Le rien. Se
l’aumône comme la maladie. du temps il n’est qu’une incer- apparences, son statut de sur- der les yeux ouverts parce que tenir compagnie. Se souvenir
Le temps de répit dans ce titude, une hésitation entre vivant alors que chaque secon- l’amour continue à vouloir dire sans évoquer. Le silence. Il sera
chaos est celui pour aimer. le souvenir et la réalité ? Tous de la conscience d’être habité quelque chose, à se démarquer une fois, un autre jour, un autre
S’aimer. Aimer dans l’ignoran- ces corps aimés mélangés aux par la mort s’aiguise. Aimer. de l’incertitude générale. pays, mais jamais d’autres
ce du mot. C’est mieux com- décombres, jetés, parce qu’il Aimer malgré les désastres et Le partage reste de l’ordre de cœurs et d’autres amitiés.

Temps mort
Jean-Euphèle Milcé
P h o t o : A F P / R o b e r t o S CHMI D T
Ici, est tombé le sculpteur Serais-je honnête en refusant

Des yeux secs


travailleur des débris posés le raccourci d’un hommage
chaque matin à ses pieds ! aux victimes du douze janvier?
A une minute de course - Hommage qui arrange et dé-
quand il faut s’éloigner d’une douane tout le monde.

pour regarder nos morts…. opération musclée de la MI-


NUSTAH- cassé comme une ter-
re sèche et craquelée, le palais
Ici, le lieu de trépas de trois
cent mille amis, compatriotes
et frères humains assassinés
national attend. Le peuple en par la vulnérabilité exacerbée
Évelyne Trouillot face, yeux dans les yeux, prend des espaces de vie des popu-
La vie a continué sans vous et pour montrer que cette tragédie ont du mal à trouver leur place le temps. S’accroche au temps lations.Citoyens uniquement
je ne vois autour de moi que des fait partie d’une interminable dans un registre. Vous n’aviez de la main tendue, du choléra pour exercer leur droit de vote !
signes de votre absence. L’Améri- liste. Dans la rue, je ne vois pas pas pris les armes pour défendre et des promesses de chaos. Je rêve d’adhérer à la résur-
que, dans ses manifestations les de signes que vous aviez vécu. la patrie. Vous n’aviez ni canons Ici, la mise à mort de la fic- rection de la terre et de la né-
plus pathétiques, fait la guerre à Comme avant, la jeune fille au ni mitrailles, mais votre sang a tion de Gary ! cessité de vivre ensemble dans
son président noir et les autorités ventre creux se faufile dans une laissé un sillon rouge où nous Le patrimoine, les vies, les des espaces intégrant la gestion
françaises s’acharnent contre les jeep pour payer son prochain re- mettons nos pas. Depuis votre mots, les traces délavées d’un de tous les risques, tels ceux de
sans-papiers, alors que des sans- pas, le jeune homme sans avenir départ, les experts en catastro- vivre ensemble, les impacts des ne pas aller à l’école, d’attra-
abri meurent de froid et d’oubli. serre son envie de tout casser en- phes ont envahi le territoire, ac- petites révolutions, la guerre per le choléra, de chercher son
Des mineurs chiliens ont revu la tre ses poings, le petit garçon tor- cumulant désastres, épidémies, des gangs de l’import-export premier emploi à quarante ans,
lumière du jour après des mois se nu passe son chiffon sur une insultes et camouflages. Leurs ne sont que des pelletées de mourir bêtement d’un trem-
sous terre. L’agitation me par- vitre aussi indifférente et froide véhicules tout-terrain éclabous- de poussière. Jamais réalité blement de terre, d’une inonda-
vient avec le même bruit de fond qu’avant, le pasteur au bout de sent notre mémoire, leurs sa- n’aurait été plus forte que la tion, d’un glissement de terrain
: une douleur sourde réveillée la rue continue ses diatribes, et laires mirobolants giflent notre plus nihiliste et la plus chaoti- ou d’une balle perdue.
soudainement. Le monde conti- vous passez en pertes et profits quotidien, eux qui ne connaî- que création littéraire. L’hommage idéal serait de per-
nue de tourner sans vous. dans un étrange marchandage tront jamais vos noms. Disparaissent les frontières mettre à trois cent mille martyrs
Toutes les larmes semblent entre son dieu et les hommes. La Je n’ai que ma colère à vous entre l’histoire, la géographie d’accéder, même à titre posthu-
s’être taries un an après, et c’est vie continue sans vous. Des ra- offrir aujourd’hui. Forte de et l’économie heurtées par les me, à la citoyenneté intégrale.
aussi bien. Il nous faut des yeux paces se battent pour le pouvoir, votre douleur, belle de tout ce quêtes de reconstruction, de Quelle résilience ?On meurt
secs pour regarder nos morts. J’ai vous ne pouvez plus voter et vous qu’il faut construire. Encore refondation, d’opportunités et plus facilement et on est quand
rangé mes mouchoirs. Rentrez avez perdu toute force de frappe. rouge de votre sang qui prend de résilience étalées dans un même plus pauvre que les
l’absinthe, l’encens et les plaintes. Je ne devrais pas m’étonner. tant de temps à sécher. Com- désordre tellement simple qu’il autres ?
Les catastrophes continuent Vos noms ont disparu dans un me des fleurs écarlates dont la est en passe de devenir sympa- Ici, l’inutilité des mots et de
depuis votre départ, comme pays où les vivants eux-mêmes beauté fait frémir le poète. thique. leur auteur !
6 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS…

P h o t o : A F P / R o b e r t o S CHMI D T
Le seul hommage Le Palais national
digne de ce nom : Syto Cavé
devenir citoyen C’était un vrai palais. Un
beau palais. On en était fier.
Fier de le montrer, de le revoir.
Centre-ville dans l’anarchie de
ses constructions, ramenait la
mémoire à ce que fut Port-au-
Champs », la cohorte des flat-
teurs et des politicailleurs.
Le regardant aujourd’hui
Lyonel Trouillot Debout, dans sa blancheur Prince ou ce qu’il pourrait en meurtri, agenouillé face à ses
“Le tout est de tout dire et mer la révolte contre le sort impeccable, avec ses dômes, être. Majestueux palais - en grilles de secours, ses fenêtres
je manque de mots”. Un an des morts et des vivants. Les ses multiples fenêtres d’où vérité !- qui abrita tant de pré- muettes, suspendues comme des
après, comment parler des mots, et la responsabilité qui l’on pouvait tout voir, sans sidents et les regarda un à un yeux vides, ses dômes engloutis,
morts sans les offenser sans incombe à ceux et celles qui rien prévoir ni rien savoir. Il tomber, haïs, maudits, exilés. sa salle aux bustes écrabouillés,
nommer ceux qui ont piétiné les portent, les écrivent, de était si beau qu’il pouvait tout Fascinant palais qui fit rêver il semble dire, dans le dernier
leurs cadavres : les maque- parler vrai, d’écrire vrai. Loin cacher, envelopper dans son tant d’autres comme lieu fort sursaut qui précède sa démoli-
reaux d’Haïti, les politiques de tout vedettariat. Nous qui ombre tout ce qui gravitait du pouvoir, avec son immense tion : Alléluia ! Abobo ! Mierda !
muets, les institutionnels cor- allons ici et là signer nos der- autour. Il éclipsait à lui seul le fauteuil, les parades, les « Aux Putain ! God damn it !
rompus… Il n’y a pas de mots niers titres, ne jamais oublier

Pour eux
pour dire la rage. que ce sont souvent les morts
Le tremblement de terre n’a qui nous payent nos voya-
tué que des individus, en grand ges.
nombre, beaucoup trop d’un Le seul hommage vrai et

et pour nous...
seul coup. L’après a tué une le risque à courir : savoir que
communauté, celle des morts si nos jeux de mots n’ont pas
et des disparus, dont l’Etat n’a conscience des enjeux, hu-
pas su honorer la mémoire. mains, sociaux, historiques, ils
Le tremblement de terre n’a ne valent pas la peine. Tant de
détruit que des immeubles. morts et la merde autour, tou-
C’est une société que les hom- tes ces vies qui attendent un
mes et les femmes qui y vivent mieux-vivre… Citoyen en mal Kettly Mars
doivent changer, bâtir autre- d’un pays à construire, j’ai un Sous peine de perdre notre à nous qui avons vu ensemble contre ceux qui nous veulent
ment, au propre comme au fi- peu plus peur des mots depuis restant d’âme, qu’un homma- les visages innombrables de la morts ou morts-vivants, à nous
guré. le tremblement de terre. Peut- ge tellurien soit rendu à nous mort, qui n’aurons jamais de qui laissons monter la sainte
Au nom des morts, la répu- être, mais c’est une idée ouver- tous qui ne sommes pas morts, réponse aux questions de notre colère en nous, qui appelons
blique des ONG. Au nom des te à la discussion, la seule fa- qui avons échappé à la mort impuissance, qui avons pleuré de tous nos vœux le feu sacré,
morts, « la communauté in- çon pour « l’écrivain haïtien » par volonté divine ou par ha- les larmes de nos ventres, qui nous qui croyons qu’un jour
ternationale » qui comman- de rendre hommage aux morts sard, héroïnes et héros sans len- avons pleuré les mêmes larmes nous aurons eu raison d’avoir
de, décide, menace. Au nom et d’aimer les vivants est celle demains qui avons arraché des amères, qui avons survécu et survécu, même un jour d’une
des morts, les cadres haïtiens de devenir un citoyen haïtien vies du chaos avec nos ongles et survivons à la peur, qui survi- autre vie, nous qui avons le
qui s’en vont, les « aideurs » qui écrit. nos dents, nous les miraculés, vons à l’angoisse, à nous tous courage de rire, de retrouver
qui s’installent. Au nom des C’est à ce devoir d’humilité, les estropiés, les déplacés, les qui avons encore une identité, dans nos rêves les jours heu-
morts, le laxisme des zombies à cette responsabilité à la fois orphelins, nous qui avons erré qui ne nous sommes pas suici- reux qui nous sont ravis, de
au pouvoir qui ont géré, aussi modeste et lourde que me rap- dans les rues poudreuses de la dés, ne sommes pas devenus nous créer dans le chaos des
mal d’ailleurs que le reste, leur pelle le souvenir des morts et ville les yeux remplis du même fous, qui continuons à scru- raisons de vivre, à nous qui
avenir personnel. des actes de courage et de so- effroi, le sang encore frais sur ter d’autres soleils, à lutter, à obéissons quand le souffle de
Restent les mots. Qui ne lidarité dont j’ai pu être le té- nos bras, nous qui n’avons pas nous indigner, à nous révolter la vie ordonne à nos mains et
peuvent rien. Insuffisants moin le soir même et les jours fini de compter nos morts, qui contre ceux qui veulent nous à nos yeux, à nous qui disons
au devoir de mémoire. Sauf qui suivirent le tremblement ne comprenons toujours pas voler ces jours que nous avons non au désespoir qui guette le
à servir d’indicateurs. Assu- de terre. cette houle qui a broyé la vie, arrachés au hasard de la mort, rire des enfants…
HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS… 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 7

Pour fêter la vie


Dany Laferrière
Je me souviens que le lende- chacun tentant d’aider l’autre. moment, même pas des Haï- avait bombardée toute la nuit. Cette Jeep verte qui parcourait
main du séisme j’étais dans une C’est la première fois que j’ai tiens, des êtres humains dans Sur cette ville rasée, malgré nos la ville pour saluer les vivants,
voiture, sur la route de Delmas, vu, à Port-au-Prince, quelqu’un la douleur. Toute autre chose morts (je n’ose pas avancer un il ne fallait pas y entendre le
quand j’ai croisé une Jeep verte s’adresser à un autre sans cher- n’était plus de mise. On ne dis- chiffre, de peur d’en oublier un moindre cocorico, mais plutôt :
qui remontait vers Pétion-ville. cher à savoir, même par un sim- tinguait que des morts, des bles- seul) et nos blessés, commen- « courage, la tâche qui nous at-
Les occupants surexcités nous ple coup d’œil sur sa tenue ou sés et des miraculés. Ce dernier çait déjà à refleurir la vie. On tend sera rude ». En attendant,
faisaient des signes frénétiques son langage, si ce dernier était groupe avait les deux autres en distinguait des signes de vie il faut fêter la vie, car ceux qui
de ralentir. Le chauffeur nous du même niveau social que lui. charge. On circulait dans une partout. En tout cas l’énergie de sont morts ne rêvaient que de
lançait, dans une sorte de tran- Nous fûmes, pendant un bref ville que l’aviation ennemie vivre ne nous a jamais quittés. vivre.
se, qu’ils sillonnent la ville pour
saluer les vivants. La démarche
nous semblait étrange, car on
cherchait plutôt à compter les
morts. Dans une ville au tissage
social si serré, il était impossible
de ne pas avoir de morts dans
sa famille ou parmi ses amis.
La mort, d’une manière ou
d’une autre, nous avait touchés
tous. Et les corps étaient à l’en-
droit où ces gens avaient trouvé
la mort. Certains se battaient
encore sous les décombres pour
survivre, assaillis qu’ils étaient
par la douleur, l’angoisse et
la poussière. Leur gorge sèche
réclamait un peu d’eau. Leur
poumon compressé suppliait
pour un peu d’air. A la surface,
l’agitation ne cessait pas pour
autant, même lorsque les vi-
vants n’étaient pas trop sûrs de
s’être tirés d’affaire. Mais il leur
fallait continuer. Continuer
quoi quand beaucoup d’entre
eux avaient tout perdu, et je ne
parle pas des biens matériels?
Que vaut la vie quand la mort
a tout brûlé sur son passage? Je
m’attendais à croiser des gens
abrutis par le désespoir, hurlant
leur douleur, se vautrant dans
le malheur intime, car l’événe-
ment fut de taille. A l’encontre,
j’ai trouvé une ville vaillante,
des gens en constante activité,

Se dé-déboussoler
Thomas C. Spear
Guerres, génocides, cancer, ble. Cinq ans après, le déman- re. Onè, respè.
sida, tsunami, tremblements tèlement définitif s’arrête avec Annus horribilis 2010 terminé,
de terre... Morts individuels la découverte des ossements l’année 2011 offre la perspec-
ou collectifs, responsabilités humains. Sur le chantier repris tive d’honorer les victimes par
humaines ou divines. De quoi en 2007, deux pompiers meu- un nouveau gouvernement
perdre le nord, désespérer de rent : kay sa an devèn. d’un État qui fonctionne, le pa-
la vie qui pourtant se définit en Ainsi, longtemps, il faudra trimoine précieux sauvegardé
opposition à sa fin inévitable. faire face aux fantômes du et de nouvelles bases dévelop-
Jamais on ne pourra rempla- séisme du 12 janvier 2010. Et pées par un commerce ekitab,
cer le patrimoine perdu lors du faire le déblayage avec soin. un tourisme lakay... Moins
séisme du 12 janvier : surtout Les grosses blessures cicatri- d’ONG et plus de natifs-natals
humain. Mais architectural sent rarement sans de nouvel- qui décident et qui construi-
aussi, matériel et immatériel, les douleurs. La sensation du sent.
archives précieuses, objets vide peut resurgir, au souvenir De souche asiatique, le cho-
investis avec la mémoire des du panorama depuis les Tours léra symbolise l’équilibre de-
familles et d’un pays. Dès le jumelles ou depuis une terrasse dans-dehors empoisonné par-
lendemain, on cherchait l’im- donnant sur la baie de Port- fois, comme les compétences
meuble pas tombé, l’arbre fa- au-Prince. Le plancher sous et le capital de la diaspora. À
milier debout, la banque de les pieds n’existe plus, on s’en- l’horizon, voyons plutôt tout
borlette affichant toujours les gouffre dans le vide. moun ansanm, d’en-haut et
chiffres chanceux du « maria- Du fond de ce gouffre béant, d’en-bas, dedans-dehors, pour
ge » de la veille : des repères, je partage le devoir de co-mé- de nouvelles fondations en Ayi-
P h o t o : A F P / E RI K A S A NT E L IC E S

du familier. morer. Le devoir de mémoire ti Toma. Des logements pour


Comment se retrouver dans envers les victimes des inon- les millions de concitoyens. De
le nouveau paysage ? dations à Gonaïves, aussi, nouveaux édifices, publics et
À Manhattan, un an après absurdement symboliques privés. Un nouveau Palais Na-
le 11 septembre 2001, on ne l’année du bicentenaire. En- tional.
savait pas si l’immeuble de la vers d’autres disparus, par des Les pendules à l’heure.
Deutsche Bank était récupéra- fléaux politiques et de la natu- Bon anè.
8 12 JANVIER 2010 • 12 JANVIER 2011 HOMMAGE AUX VICTIMES, AUX SURVIVANTS, AUX HÉROS, À NOUS TOUS…

La reconstruction de soi
Michel Le Bris
Reconstruire Haïti. J’entends sensationnel ? Ils étaient alors — ces derniers n’étaient-ils lant, qui avaient des choses à doute faudra-t-il que la société
encore la voix tremblée de Haïti, imposant une autre vi- d’abord qu’une manière de se dire sur leur propre condition, civile, et d’abord tous ceux qui
Frankétienne au téléphone, un sion de l’île, de son histoire, de donner à soi-même le spectacle quelque chose à penser sur leur jusqu’ici, artistes, écrivains,
mois après le séisme. Lui qu’on sa culture. de sa générosité ? Où, dans les propre réalité ». Et c’est juste, ont été la voix d’Haïti dans les
aurait juré indestructible di- Se reconstruire. Nous y som- premiers jours, les reportages bien sûr. ruines, pèse de tout son poids
sait sa fatigue, son inquiétude mes, me semble-t-il, tandis sur le courage, la dignité des Encore faut-il, pour rendre pour contraindre ceux qui sor-
: la peur gagnait Port-au-Prin- que l’île s’agite, que monte gens, dégageant les leurs à des comptes, un interlocuteur. tiront vainqueurs des urnes à
ce, murmurait-il, comme si au la colère. Mails, téléphones : mains nues, s’organisant pour J’ai un immense respect pour cette « obligation d’Etat ». Car
tremblement de terre répon- tous me disent la ville en rui- survivre ? Il y a quinze jours, tous ces « humanitaires » qui se une deuxième catastrophe
dait un ébranlement de l’âme ne comme au premier jour, la le Guardian s’interrogeait sur dévouent sans calcul, font de menace, on le sent bien, et je
du pays, tandis que se répan- fatigue d’une vie, ou de ce qui l’apparente impuissance de leur mieux là où ils se trouvent, l’entends venir dans les mots
daient par les rues les « prédi- en tient lieu, au milieu des gra- l’aide internationale — pour- se sont pris de passion pour qui m’arrivent ici, en France,
cateurs des hordes militantes vats, l’aide qui n’arrive pas, ou quoi tant de peine à dépasser cette île, s’efforcent de bâtir à moi qui m’inquiète, si loin de
des églises américaines » ap- se perd sans contrôle, la colère la simple aide immédiate ? quelque chose avec les Haïtiens ceux que j’ai laissés en Haïti,
pelant les Haïtiens au rejet du qui explose contre le pouvoir L’énormité de la tâche, bien — ceux-là sont les premiers à avec qui je vécus ce tremble-
vaudou, coupable de tous les en place et contre les étran- sûr. Mais pas seulement. Le dénoncer, ou à regretter, cette ment de terre, et qui comme
maux — et, au-delà, de tout ce gers, tenus pour responsables journaliste, voyageant dans « République des ONG ». Car moi entendent bien remonter
qui avait fait la force de ce pays du choléra — par un mons- un avion rempli d’humanitai- il y a un obstacle, et chacun bientôt à Port-au-Prince une
à travers les siècles : son imagi- trueux renversement, dirait- res, décrivait des hommes et le voit bien : c’est qu’entre une nouvelle édition d’Etonnants
naire. Rien ne serait pire, rap- on, qui fait de ceux venus por- des femmes « cherchant déses- société civile haïtienne, d’une Voyageurs : la faillite de l’aide,
pelait-il encore à Saint-Malo, ter secours les responsables de pérément un sens à leur propre énergie, d’une invention, d’un qui ouvrirait la voie aux déma-
au printemps : ce serait, pour la catastrophe. Je sens, autour vie », en quête d’aventures ou courage qui force l’admiration gogues exploitant les colères
le coup, accepter la mise sous de moi, ici, en France, monter en quête d’avancement — et si l’on s’ouvre à elle et l’aide in- pour un nouveau cycle de mal-
tutelle de l’île proposée par l’incompréhension : c’est toute plus tard, sur place, il dénon- ternationale, pour que celle-ci heurs, dans le rejet aveugle de
certains ! Les écrivains haï- leur gratitude ? çait une « République des ONG trouve à se traduire en projets « l’étranger », et avec celui-ci
tiens présents, en ces journées, Et certes les Haïtiens, plus » ne rendant de comptes à per- effectifs, s’appuyant sur une de ce qui fut et reste par-delà
ne disaient pas autre chose : que jamais, ont besoin de toute sonne, constatait que nombre adhésion de tous, devenant du les erreurs, l’expression de la
la reconstruction ne serait pas l’aide possible. Mais il y a aide d’entre elles ne connaissaient coup acteurs de leur redresse- simple, et nécessaire, frater-
seulement une question d’ar- et aide. Et cela je le sais, né en- rien à l’île, ne cherchaient pas ment, et que du foisonnement nité humaine — un deuxième
gent, de moyens techniques, fant pauvre en Bretagne, com- à connaître et à comprendre des initiatives et des désirs séisme, qui, pour reprendre
mais passerait d’abord par la me certaines aides peuvent les Haïtiens. Quelques jours naisse une volonté générale, il Frankétienne, serait cette fois
reconstruction de soi. Et tous être comme des gifles, vous hu- après j’entendais sur une radio manque l’engrenage essentiel, comme un effondrement cen-
en avaient donné un bel exem- milient, vous nient comme per- Lyonel Trouillot marteler que l’opérateur nécessaire, l’em- tral de l’être, une faille ouverte
ple, au lendemain du séisme sonne. Où étaient les gens, les l’échec de la « communauté brayage, en somme : un appa- dans les tréfonds de l’âme hu-
: n’est-ce pas eux, par leurs simples gens, dans les reporta- internationale » tenait à ce reil d’Etat. maine.
textes, qui submergèrent la pa- ges hollywoodiens des premiers qu’elle n’avait pas « traité les C’est bien, je crois, l’enjeu Rien ne se fera sans recon-
role des journalistes avides de jours sur l’aide internationale Haïtiens en tant que sujet par- des élections. Et au-delà : sans quête de soi.

Corps et corps
Avin
Je proclame: la question est peur de Danube pour s’agglu- pellent Barbecue. Ont-ils oublié nière que nos voix étaient de-
avant tout celle du corps. tiner à tous ces êtres parlants, que Barbecue est le seul mot venues inaudibles.
J’accuse réception : « … émettant, à l’unisson, ce sim- de notre vocabulaire qui soit Ainsi : (ici, je plagie, Ainsi,
du corps vivant, pas du corps ple mot : hôpital. Laissez-moi passé dans toutes les langues, c’est le titre d’une chanson de
mort, objet de la physiologie », rire; depuis quand les hôpi- dans toutes les cultures ? Barbe- Gérard Dupervil) : j’étais allé
dit un sémiologue. taux étaient si efficaces dans et-cul, disaient nos boucaniers. vers Danube, ainsi, j’étais reve- www.lenouvelliste.com
Je nuance (manière à moi cette ville ? Il faut aussi les mettre en garde nu à la première ruelle Jérémie Complexe Promenade
de dire que je ne sais pas si je Tecky : je n’ai jamais com- contre cette bouillie grossière sans mes femmes qui allaient Angle rues Grégoire et Moïse
suis d’accord) : des lectures, pris ce prénom. Il annonce un agrémentée d’essence de va- mourir, ainsi, j’avais retrouvé Pétion-Ville, Haïti
B.P. 1316, Port-au-Prince, Haïti
peut-être un peu bâclées, me projet qui n’arrive pas à se dé- nille baptisée jus, jus de l’arbre. Tecky au milieu de ces hom-
Tél.: 3782-0905 / 2941-4646
confortent dans l’idée que mon voiler, c’est peut-être la raison Si elles ne s’en distancent pas, mes qui mixaient le jus de l’ar- Email: redaction@lenouvelliste.com
corps dans sa poussée s’appro- pour laquelle mon ami Domi- elles deviendront énormes bre. Elle était assise dans la rue info@lenouvelliste.com
prie tous les autres corps, vi- nique n’a trouvé, pour rendre comme des sagouines. » avec la même tristesse dans ses
vants ou morts, qui se trouvent hommage à sa porteuse, que Rendez-vous manqué : la yeux. Eux, ils étaient morts,
dans sa sphère. ce jeu de mots banal : Tecky, réunion, c’était pour la fête puisqu’ils étaient enveloppés
Me voilà avec suffisamment Tecke. Dérive éthylique ? En d’anniversaire de Tecky. Qui dans des draps, bien envelop-
d’éléments pour établir un dé- tout cas, aucun de nous n’a inviter ? Encore Dominique, pés et bien ficelés.
cor initial, fondateur, c’est-à- aimé. On aurait préféré, par Syto, le chanteur Woolly Saint- Depuis ce jour-là, des corps
dire mythologique. exemple, qu’il fît référence à Louis Jean… Il fallait la placer n’arrêtaient pas d’occuper les
Au commencement était ses yeux où s’effeuille toute la samedi au lieu de vendredi, rues. Ils gonflaient comme
moi, sans je. Moi dans son mélancolie de la terre. Pour- pour éviter un clash avec la des mangeurs de Barbecue.
« magma ». Vaste comme ce quoi, ce jour-là, cette obses- partie de Paul Dubois. On C’étaient, bien sûr, des morts,
carrefour dit de l’aéroport. sion soudaine de retrouver le emmènerait Tecky chez Paulo mais je me voyais les embras-
Et puis, ce monument dont je corps de Tecky, pardon ! de le vendredi, et le lendemain on ser, les absorber avec leur pu-
ne connais pas le prénom : le localiser ? Après l’hôpital, où serait ensemble chez Danube tréfaction pour pouvoir ali- Direction Nationale
monument d’Aristide. Mais, la besogne consistait à dépo- avec toute la bande à Tecky, menter mon magma. du Livre (DNL)
Angle rues Martin Luther King
contrairement à ses habitudes, ser mes femmes sur le trottoir ces filles de seize ans… Mais Perspective : cette année,
et Chériez
le temps ne s’était pas écoulé, déjà débordé, il fallait aller on ne pouvait plus continuer on fêtera l’anniversaire de Port-au-Prince, Haïti
il s’était donné comme objet vers son lieu. à discuter : la génératrice Paulo le vendredi 14 janvier. Tél : 2813-0890
massif, non fragmentable, mé- Détour par le pervers : d’à côté venait de repartir, Avec Dominique et Patricia, je directionnationaledulivre@yahoo.fr
nageant suffisamment d’es- mon ami Georges, grand c’étaient ces vendeurs de jus chanterai et danserai, comme
pace au sang. Ô le règne du amoureux de Gessica Géneus, de l’arbre. Tonnerre de Dieu ! promis, I will survive et Hotel Ca-
sublime ! Quel sang est plus décrète : « Il faut avertir les Ça c’est du propre ! les pa- lifornia ; le 15, chez Danube, ce
beau que celui de ces femmes actrices haïtiennes du danger rents de Tecky ne pouvaient sera le tour de Tecky, et le poète
qui rêvent leurs enfants com- de ce poulet pourri jeté par les pas trouver un autre endroit Dominique, descendant du hé-
me des soleils farouches terras- Américains sur le marché na- où loger ? A chaque nouveau ros Batraville et des Bretons du
sés par un dieu rétrograde ? Et tional et que, sans respect pour client, la machine se remet- dix-neuvième siècle, interpré-
mon corps qui transite par la notre histoire, les Haïtiens ap- tait à vrombir, de telle ma- tera son tube : Sensible.

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