24 LIVRES LE TEMPS WEEK-END

SAMEDI 21 MARS 2020

CARACTÈRES YVES CITTON: «LE CORONAVIR

Skieur au fond
d’un puits
◗ Quand la tempête souffle au dehors,
quand la menace est invisible, quand on
se retrouve sous séquestres, quand le
tsunami enfle à l’horizon, il faut de
solides poteaux d’angle auxquels s’accro-
cher. Ça tombe bien, j’en ai dans ma
bibliothèque.
Ils ont été plantés par un certain
Henri Michaux, ces Poteaux d’angle.
Et, en période de détresse, je reviens
inlassablement tourner autour, véri-
fier leur solidité. Je songe même à m’y
attacher bien étroitement pour ne pas
être emportée. Se faire «skieur au fond
d’un puits».
«Il faut un obstacle nouveau pour un
savoir nouveau. Veille périodiquement
à te susciter des obstacles, obstacles
pour lesquels tu vas devoir trouver une
parade… et une nouvelle intelligence.»
Certes, s’accrocher à ces Poteaux d’angle
ne console pas. Ce n’est pas le propos du
poète. Il tape au contraire, plante, cloue,
martèle ses mots. Il décrit le réel. «Pro-
digieux comme cela fonctionne! Soucis
enjambent tout. Des situations solides
sont attaquées, déplacées, dévoyées,
rétrécies en un instant, l’instant suivant
étirées, en un sens, ou en dix, sans poids,
sans fond et pourtant faisant buter, met-
tant tout en objections, renversant, épar-
pillant, déséquilibrant, faisant se dessai-
sir de ce qui semblait tenu le plus
fermement et le plus naturellement: vie
des heures. Les torturants objets du tra-
cas ont pris la place.»
Il se tourne vers le réel, vers la peur, la
mort, vers la révolte, vers l’intérieur: «Tu
veux apprendre ce qu’est ton être?
Décroche. Retire-toi en ton dedans. Tu
apprendras tout seul ce qui est capital
pour toi, car il n’est pas de gourou pour
ce savoir que toutefois un enfant de cinq
ou même de quatre ans peut de lui-même
apprendre et pratiquer s’il en sent le
besoin à la barbe des grands indésirables,
tenace et approfondissante absence.»
Les textes d’Henri Michaux vous
décapent, vous réveillent, vous sou-
tiennent. Une férocité nouvelle vous naît,
une douceur aussi, une étrange force
fragile, paradoxale, changeante. Qui sait
si ces poteaux ne sont pas suffisamment
souples pour pouvoir se plier sans
rompre? «En cas de danger, plaisante»,
dit Michaux, inestimable compagnon
pour avancer dans ce nouveau monde.
«Les peurs, les appréhensions, les sou-
cis, la mélancolie, les tendresses, les émo-
tions inexprimables, les arbres, pourvu
qu’il y ait un souffle de vent, savent les
accompagner. Le précieux, le véritable-
ment précieux est distribué
sans le savoir et reçu sans
contrepartie.» n
ÉLÉONORE SULSER
t @eleonoresulser
PEUT ÊTRE UN ALLIÉ»
ALEXANDRE DEMIDOFF
t @alexandredmdff
La collapsologie et ses théories
sur la fin de la civilisation ont
le vent en poupe. Spécialiste
de littérature et de médias,
le Genevois Yves Citton cosigne
avec Jacopo Rasmi
«Générations collapsonautes»,
essai captivant qui éclaire
les fondements intellectuels
et imaginaires de la discipline
◗ Le Covid-19 menace et nous voilà
tous «collapsonautes». Tels les
cosmonautes de nos rêves d’en-
fant, nous flottons dans l’espace,
entre angoisse du trou noir, aspi-
rations à des constellations iné-
dites, doute sur des lendemains
qui promettent de ne pas chanter.
Cette figure contemporaine est
au cœur de Générations collapso-
nautes. Naviguer par temps d’ef-
fondrements, essai paradoxale-
ment emballant signé du Genevois
Yves Citton et de l’Italien Jacopo
Rasmi. Le premier, 58 ans, est
professeur de littérature et de
médias à l’Université Paris-8. Le
second, 28 ans, a soutenu sa thèse
sur les nouvelles écritures fil-
miques documentaires.
Esprits passe-murailles, ils
mettent en lumière les fonde-
ments intellectuels et imaginaires
de la collapsologie, cette disci-
pline à têtes multiples qui théo-
rise les conditions d’un effondre-
ment de notre civilisation.
L’entreprise s’apparente à un gai
savoir par temps de crise. Autant
dire qu’elle chamboule et vivifie.
Comment interprétez-vous cette
phase du coronavirus? D
 u point de
vue collapsologique, on peut
considérer que c’est une répéti-
tion générale de l’effondrement:
tout le monde est enfermé chez
soi, les bourses s’écroulent… C’est
bien un petit effondrement, mais
les magasins sont achalandés,
l’électricité disponible, etc. Cela
n’a rien à voir avec le scénario des
collapsologues.
L’Europe chancelle pourtant… Oui,
mais on mobilise des sommes
astronomiques pour lutter, avec
raison, contre ce virus. Quelque
300 milliards en France, annonce
Emmanuel Macron. Je suis heu-
reux qu’il se convertisse au ser-
vice public. Mais ce qui me
choque, c’est qu’on n’ait jamais
pensé qu’une infime frange de ces
300 milliards permettrait d’ac-
cueillir des gens qui traversent la
Méditerranée. Il y a des effondre-
ments en cours en Syrie, dans des
villes africaines, dans des régions
bouleversées par le dérèglement
climatique et on ne fait rien.
Ce virus qui oblige à suspendre tant
d’activités marque-t-il une césure
forte? I l faut le combattre, bien
sûr, mais on peut aussi le consi-
dérer comme un allié. Dans un
monde de post-croissance, c’est
peut-être du côté des mauvaises
herbes, de ce que Mao appelait les
nuisibles, qu’on va trouver des
alliés. Regardez l’amarante, cette
plante qui a résisté au Roundup,
le désherbant de Monsanto. On a
découvert qu’elle était comes-
tible. Le coronavirus nous a obli-
gés à diminuer nos émissions de
gaz à effet de serre, en Chine
d’abord, en France aujourd’hui, à
réduire nos déplacements. Il nous
invite à réviser nos configura-
tions de travail et de politique. On
a peut-être beaucoup à gagner de
cette épidémie.
La collapsologie, qui nourrit tant de
livres à succès, est-elle une pensée
occidentale? Oui, elle se développe
dans notre aire culturelle. Mais il
en existe des avatars ailleurs, à
d’autres époques. C’est ce que
nous avons voulu montrer en rap-
pelant qu’il y a des temporalités
et des espaces distincts d’effon-
drement, qu’il y a une pluralité de
pensées autour de ce thème.
«Il y a des
effondre-
ments
en Syrie,
en Afrique
et personne
ne fait rien»
Quels sont les avantages de ce que
vous appelez le décadrage? Envisa-
ger le phénomène du point de vue
de l’Afrique permet de com-
prendre que l’effondrement est un
fantasme occidental, voire fran-
çais. On ne compte plus les dos-
siers consacrés à ce thème sur les
ondes de France Inter, France
Culture, dans les médias. Il y a
même des séries à la télévision.
Que nous apprend ce prisme afri-
cain? On se rend compte qu’il y a
déjà des gens qui ont vécu l’effon-

ABOLIR LE SEXISME NOUS OBLIGE À REVOIR NOS P

FUTUR ANTÉRIEUR 

GAUTHIER AMBRUS raisons qui tiennent autant à une

Si la bataille pour l’égalité
entre les sexes gagne
du terrain, elle implique
de profondes remises
en question. «A quoi rêvent
les jeunes filles», d’Alfred
de Musset, nous éclaire sur
le chemin qui reste à parcourir
◗ La bataille est désormais lancée
pour une parité complète entre les
sexes en matière de droits et de
place dans la société. La prise de
conscience n’est pas neuve, mais
elle a connu une brusque accéléra-
tion ces dernières années, pour des
dynamique sociale profonde qu’à
la longue série de «faits divers»
qu’elle a rendu visibles et qui l’ont
renforcée en retour.
COMÉDIE PIÉGÉE
Mais le combat sera encore long,
on s’en doute. Il suppose de
remettre à plat bon nombre de cli-
chés inconscients, de non-dits
gênants, souvent trop confortables
pour être affrontés ouvertement.
Il faut donc changer les mentalités,
en commençant par les nouvelles
générations, à cet âge où les repré-
sentations de genre et leur lot de
préjugés sont en train de se fixer,
sous le regard des adultes.
La fin du sexisme passe ainsi par
une redéfinition des rôles, et pas
forcément symétrique. L’entre-
prise n’est pas simple. Changer les
règles du jeu, c’est également
revoir celui-ci. Les deux sexes
devront chercher ce qu’ils
attendent au fond l’un de l’autre,
et d’eux-mêmes. A quoi rêvent les
jeunes filles, se demandait Alfred
de Musset en 1832, dans une
comédie piégée au titre fausse-
ment interrogateur: car cela va de
soi, tout le monde sait, ou du
moins chaque homme croit
savoir, à quoi pense une jeune
fille, tout en espérant peut-être
«Laërte:
quelques surprises. Figurez-vous, Silvio,
Le rideau s’ouvre sur une scène
aux allures de conte de fées. Un soir que j’ai, la nuit dernière,
d’été, deux sœurs en âge de se
marier, Ninon et Ninette, aussi Chanté fort joliment
interchangeables que leurs pré-
noms se ressemblent, s’attardent
pendant une heure entière.
à discuter dans une chambre à C’était pour intriguer
coucher. Ninette raconte comment
un inconnu vient de la surprendre mes filles; mais ma foi,
dans le parc en volant un baiser sur
ses lèvres. Restée seule, Ninon
Je crois, en vérité,
entend soudain une mystérieuse que j’ai chanté pour moi»
sérénade s’élever sous son balcon,
portée par une voix masculine. Les (ALFRED DE MUSSET, «A QUOI RÊVENT LES JEUNES FILLES»)
 LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 21 MARS 2020
IRUS
drement ou qui vivent dans l’ef-
fondrement depuis des siècles.
Nous proposons un décadrage
spatial et historique: il s’agit de
conjuguer l’effondrement non pas
au futur singulier mais au pluriel
à la fois passé, présent et futur.
Vous relevez que la collapsologie se
nourrit de courbes établies par des
experts, sur la croissance, la
consommation d’énergie… En quoi
ces tableaux objectifs sont-ils alié-
nants? Décadrer, c’est sonder nos
imaginaires. Dans le mien, les
courbes jouent un rôle essentiel.
Tout a augmenté ces cent cin-
quante dernières années, au nom
d’une linéarité de l’Histoire, d’un
Progrès de plus en plus éclatant.
Genre | Essai
Auteurs | Yves Or il est impossible de penser la
Citton, Jacopo croissance sans son revers: la pen-
Rasmi sée de l’effondrement s’enracine
Titre | Générations dans cette représentation linéaire
collapsonautes du temps. L’imaginaire de l’effon-
Editeur | Seuil
Pages | 288
drement est inséparable de l’idée
que le progrès va se retourner.
Adopter un autre prisme, celui
d’un temps cyclique par exemple
comme en Afrique, ne revient pas
à disqualifier des inquiétudes
légitimes, mais à prendre un peu
de distance.
A cette fin brutale que certains pré-
disent, vous opposez la notion de
résurgence… Qu’est-ce au juste?
Nous nous inspirons du travail
d’Anna Tsing, anthropologue cali-
fornienne, auteure du Champi-
gnon de la fin du monde, le livre le
plus beau de ces vingt dernières
années. Elle nous invite à prêter
attention à ce qui repousse, ce qui
revient, plutôt qu’à ce qui dispa-
raît. Sur un autre plan, cette
notion de résurgence permet de
rappeler que la hantise de l’effon-
drement revient périodiquement.
Difficile de savoir ce qu’il y a de
nouveau dans le discours en 2020
par rapport à ce que le Club de
Rome affirmait en 1972 dans son
rapport Halte à la croissance?
(The Limits to Growth).
Qu’est-ce que le «happy collapse»?
 n emprunte la notion à Pablo
O L’enjeu, c’est de parvenir à surna-
Servigne, coauteur avec Raphaël
Stevens du best-seller Comment
tout peut s’effondrer. Petit manuel
de collapsologie à l’usage des
générations présentes. Les plus
radicaux des collapsologues esti-
ment qu’il faut anticiper l’effon-
drement. Ils affirment que la
seule façon de sauver la planète
de la surchauffe est de subir une
grosse crise financière. Nous en
essuierions les dégâts, mais les
générations futures nous en sau-
raient gré. Ils renversent les
valeurs: plus ça s’effondre, mieux
on se trouvera.
«La collapsologie
est une forme de
Un effondriste est-il un survivaliste?
religion: elle invite I l faut distinguer deux types de
à un respect et à pensées de l’effondrement. Le
une conscience de survivaliste n’imagine la fin d’une
la nature, dans le civilisation qu’à partir de présup-
sillage de Spinoza posés individualistes. C’est le
qui établissait une
équivalence entre
modèle américain, avec famille
Dieu et la nature.» dans le bunker, boîtes de conserve
(BERTRAND et kalachnikov. Les collapsolo-
GAUDILLÈRE/ITEM) gues européens, français notam-
ROPRES ATTENTES
voilà toutes deux atteintes au plus moitié préserve son idéal premier
profond d’elles-mêmes, et presque et respecte celui de l’autre.
conquises d’avance. Ce que viendra Pour cela, il lui faut un gendre
confirmer une demande de ren- dépourvu d’expérience de l’amour
dez-vous secret pour le soir sui- mais qui y aspire intensément, à
vant, adressée à chacune dans le l’image de ses filles. Silvio, le fils d’un
dos de l’autre. vieil ami, fera l’affaire. Sauf que le
jeune homme ne sait pas comment
STRATAGÈME PATERNEL s’y prendre avec les femmes. C’est
Mais tout cela n’est en réalité pourquoi le père a décidé de prendre
qu’une mise en scène adroitement directement les choses en main:
préparée par leur père. C’est lui en d’abord préparer ses filles à tomber
effet qui se cache derrière l’énig- follement amoureuses, puis faire
matique amoureux. Le duc Laërte tomber du ciel un jeune homme qui
a les idées claires sur ce qu’il veut
pour ses filles: un vrai mariage
corresponde à leurs attentes roma-
nesques. Le mariage se chargera de
d’amour, sans trahisons, où chaque leur apprendre la vie.
ment, eux, insistent sur la néces-
sité de solidarités, d’entraides, de
socialités alternatives. C’est ainsi
qu’on pourra rendre le monde
meilleur ou le rendre plus accep-
table s’il devait s’effondrer.
Pierre Bayard, que vous citez, théo-
rise dans «Le Titanic fera naufrage»
(Editions de Minuit) «les anticipa-
tions dormantes». A quoi tient la
compétence prédictive de certains
écrivains? P ierre Bayard est un
essayiste pince-sans-rire qui pro-
duit de la fiction théorique. La
littérature, dit-il, nous permet de
nous incarner dans des expé-
riences totalisantes, d’accéder à
un ensemble de connaissances et
de perceptions. Ecoutons ce que
disent les récits africains, mar-
qués par des formes d’effondre-
ment. Une partie de notre futur
s’y est déjà jouée.
En quoi le collapsonaute qui s’éveille
en chacun ressemble-t-il au pêcheur
d’Edgar Allan Poe, héros d’«Une
descente dans le maelström», nou-
velle que vous citez en guise d’illus-
tration? T rois pêcheurs veulent
gagner plus d’argent et sont prêts
à tout pour attraper de gros pois-
sons, malgré le maelström. Les
deux qui s’accrochent à leur
embarcation et à leurs certitudes
coulent, alors que le narrateur se
jette du bateau et s’accroche à un
tonneau. Il a repéré que les objets
ronds autour de lui ont tendance
à partir moins vite vers le bas. Son
attention à l’environnement et à
ses modifications lui permet de
survivre. C’est une histoire du
passé qui nous dit quelque chose
sur l’avenir.
Qu’est-ce qu’un collapsonaute clair-
voyant? C’est l’idéal vers lequel
tendre, mais il ne fait pas partie
de l’expérience a priori. Le collap-
sonaute devrait multiplier les
perspectives d’approche, plutôt
que de rester collé à son hublot
occidental, cultiver la dérision
parfois. C’est ce que nous avons
essayé de faire dans notre livre.
ger dans le bouillon. Je crois ici
beaucoup à une qualité comme la
curiosité, qui permet le décentre-
ment, le regard par-delà ce qui se
présente à vos yeux.
Si vous deviez recommander trois
romans qui éclairent cette période
incertaine? Chimère (L’Olivier)
d’Emmanuelle Pireyre d’abord.
Une Rom découvre notre civili-
sation en phase de collapse et
veut sauver des paysans de la
misère. Cora dans la spirale
(Seuil) de Vincent Message. Une
jeune mère est prise dans la spi-
rale de la rationalisation de sa
société d’assurances. Argent
(Editions Amsterdam) de Chris-
tophe Hanna. L’auteur a inter-
rogé 100 personnes, voisins,
amis, sur leur rapport à l’argent,
qui n’a souvent rien à voir avec le
credo capitaliste. La littérature
a ce pouvoir: elle désaxe, déca-
dre, offre des balises pour navi-
guer en eau trouble. ■
Mais une série d’imprévus font
que ce sont les deux filles qui
prennent les rênes de l’intrigue
et mènent à bien son plan, en se
soumettant d’elles-mêmes au
choix de Silvio. La pièce de Mus-
set apparaît donc comme une
formidable mise en scène du
«patriarcat» et de ses contradic-
tions. Le père manipule le rap-
port entre les sexes en fonction
du modèle qu’il juge adéquat, ici
à la fois passéiste et progressiste,
tout en y inscrivant ses propres
projections personnelles. Son
dessein peut-il correspondre
miraculeusement au désir des
LIVRES 25
Petits libraires fidèles au poste
Vendredi, en fin d’après-midi,
Payot a dû annoncer la fermeture
temporaire de son site Payot.ch.
L’afflux des commandes ne
permettait plus de garantir le strict
respect des règles de sécurité
pour protéger le personnel, explique
Pascal Vandenberghe, PDG
de l’enseigne. Pour le moment,
les petits libraires résistent encore:
sur le site Livresuisse.ch, on trouve
une liste des nombreuses librairies
de Suisse romande, de Fribourg
à Delémont, de Genève à Martigny,
qui continuent de vendre en ligne
ou par téléphone et e-mail et
qui livrent à domicile, parfois à vélo!
Le site E-readers.ch propose
un choix d’e-books. LT
UNE MÈRE DE A À Z
ENFANTS
SYLVIE NEEMAN trait naturaliste et le haïku:
«oreilles dressées/le lièvre écoute
Entre journal intime et carnet le vent/son museau frémissant/
de bord, une jeune fille suisse déchiffre la forêt». Les saisons
se raconte dans des pages passent, Gladys rencontre, sor-
où le prosaïque et
l’imaginaire cohabitent
tant de l’usine, un jeune homme.
avec une élégance rare Tracée sur les cartes initiales qui
figuraient en quelque sorte la
Auteur | Ronald
◗ Gladys est le troisième album Curchod
donne du jeu à venir, il y avait cette
pour la jeunesse de Ronald Cur- Titre | Gladys phrase: «Les originaux ont été
chod, peintre, graphiste et affi- Editeur | Le réalisés à la tempera. Leur repro-
chiste d’origine lausannoise. Les Rouergue duction dans cet ouvrage en est
pages de garde évoquent les Age | Dès 6 ans une interprétation travaillée
cubes à empiler ou les cartes car- et pour tous entre l’auteur et le photograveur.»
rées des jeux de Memory. C’est
heureux puisque tout le livre est PUISSANCE STUPÉFIANTE
une célébration de l’enfance et Est-ce cette «interprétation tra-
des souvenirs. Silhouettes vaillée» qui donne aux images
ombrées d’oiseaux, de rongeurs, une puissance aussi stupéfiante?
d’insectes, mais aussi de fleurs, On voit des paysages, qu’on croit
de fruits: seuls une usine et un simplement beaux mais de sim-
wagon indiquent que l’œuvre de plicité en réalité il n’y a pas, il faut
l’homme aura sa place dans les toujours que le regard s’y prenne
évocations à venir. à deux, trois, dix fois, il faut tra-
Car Gladys, c’est l’histoire d’une quer la transparence, l’incongru,
enfance suisse, celle de la mère l’irréel drapé dans des habits de
de l’artiste: elle a 11 ans lorsqu’elle réalisme.
raconte et vit «dans une ferme Et il y a ces pages où Ronald
solitaire dans la montagne». On Curchod excelle dans chacun de
comprend dès lors l’omnipré- ses albums, celles où la magie
sence de la nature. Truite et cha- habite l’espace, où le rêve
m oi s , d o r y p h o re et o r vet , emporte l’imaginaire. Des envols
jonquilles et iris, Gladys dit ses oniriques où le lecteur entre et
journées, ses explorations. se perd avec bonheur.
Une double page nous livre tous Les lettres de l’alphabet, le texte
les événements à venir, sorte de les récite peu à peu, il pose un
programme à l’infinitif – comme lorgnon sur les mots, suggère d’en
une mission d’enfance: «courir les regarder certains à la loupe,
prés, les collines […], voir dans le jusqu’à ce qu’en fin d’ouvrage,
ciel l’aigle et le faucon, entendre voyelles et consonnes se posent
[…] découvrir […] observer […]» sur des cubes aux images désor-
Puis on reprend et on détaille, mais dévoilées qui nous remémo-
les textes sont brefs, entre le por- rent l’histoire de A à Z. n
MEILLEURES VENTES EN SUISSE
Librairie du Boulevard, Genève/
protagonistes ou l’illusion est-elle Semaine du 9 au 14 mars 2020
si parfaite qu’elle réussit à nous 1 Chroniques de Editions Marabout Allia
en persuader? l’asile, Aldo Brina,
La solitude finale de la sœur écar- Editions Labor 5 Le soin est un 8 La Panthère des
tée jette une lumière cruelle sur la et Fides humanisme, neiges, Sylvain
pièce: victime d’une gémellité qui Cynthia Fleury, Tesson, Editions
réduit l’identité de genre à une for- 2 La Suisse de Editions Gallimard Gallimard
travers, Daniel de
mule interchangeable, elle offre Roulet, Editions 6 Le 9 La Fin de l’amour:
l’image d’un monde où l’individua- Héros-Limite Consentement, enquête sur un
lité s’efface une fois les rôles Vanessa Springora, désarroi
sexuels remplis et le fonctionne- 3 Le Siècle d’Emma, Editions Grasset contemporain, Eva
ment de l’ordre assuré. Que lui Eric Burnand et Illouz, Editions du
reste-t-il à rêver? n Fanny Vauchier, 7Pourquoi Seuil
Editions Antipodes l’Europe?
Chaque semaine, Gauthier Ambrus, Réflexions d’un 10 Lesbos, la honte
chercheur en littérature, s’empare d’un 4 Jouissance Club: sinologue, de l’Europe, Jean
événement pour le mettre en résonance une cartographie Jean-François Ziegler, Editions du
avec un texte littéraire ou philosophique. du plaisir, Jüne Pla, Billeter, Editions Seuil