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Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

L'héritage akbarien
Michel Chodkiewicz, Jaafar Kansoussi, Véronique Barré

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Chodkiewicz Michel, Kansoussi Jaafar, Barré Véronique. L'héritage akbarien. In: Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire,
N°30, 1996. La Walaya. Etudes sur le soufisme d'Ibn 'Arabî. pp. 10-17;

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_1996_num_30_1_1364

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Jaafar Kansoussi - Véronique Barre : Monsieur Chodkiewicz, après un
siècle de recherches universitaires sur le tasawwuf, pourquoi estimez-vous
que le terrain soit encore en friche ? En quel sens, selon vous, devraient
aller les recherches ?
Michel Chodkiewicz : Les chercheurs en ce domaine n'ont jamais
été très nombreux et je n'ai pas le sentiment que l'on se soucie
beaucoup aujourd'hui de leur donner des successeurs et de faire
place à ces derniers dans les institutions académiques.
Inévitablement, le travail accompli — depuis deux siècles en fait —
n'est pas, ne pouvait être une exploration complète, il s'en faut. La
masse des documents qui devraient être analysés, des textes qui
devraient être édités et traduits reste considérable. Des millions de
pages attendent d'être lues. Pour m'en tenir à la période à laquelle je
m'intéresse particulièrement, du VHème siècle au IXème siècle de
l'hégire, bien des travaux restent à faire sur Qûnawî, Afif al-dîn
Tilimsânî, Ibn Sabln, Jîlî... A quelques brillantes exceptions près, la
contribution des chercheurs musulmans à cette tâche reste d'ailleurs
décevante: que d'éditions bâclées, même quand elles sont annoncées
comme "critiques" ! Que de thèses — médiocres rabâchant des
idées reçues ! Sur un plan méthodologique et même si l'on constate
des améliorations sensibles — depuis quelques temps une vieille
l'héritage dichotomie produit encore des effets fâcheux : celle qui oppose une
tradition philologique à une approche de terrain. Etudier le
soufisme, ce n'est pourtant pas déchiffrer le Linéaire B ou
akbarien reconstituer le culte d'Osiris ! Le soufisme est vivant. Il ne suffit
donc pas de l'autopsier en cabinet en déchiffrant des manuscrits. Et
il ne suffit pas davantage d'en observer les formes présentes si l'on
ne s'est pas préparé à en déceler les très anciennes racines par
l'acquisition d'une solide culture classique qui fait défaut à nombre
d'anthropologues.

Q : Parmi les quelques écoles de pensée qui se sont intéressées au tasawwuf


en occident comment apprécier :
- l'apport de Louis Massignon dans les études contemporaines sur ce sujet ?
-ce ou 'il faut retenir de la pensée d 'Henry Corbin ?
- en dehors de la recherche orientaliste, l'œuvre de Michel Vâlsan. Fait-il,
selon vous, figure de précurseur ?
M.C. : Un inventaire critique de l'apport de Massignon et de Corbin
réclamerait plus d'espace que vous ne pouvez m'en accorder. Je me
bornerai à mentionner ce qui, dans leurs livres, me paraît le plus
Jaafar
entretien
Véronique
Kansoussi
réalisé
Barre
par
et positif. En ce qui concerne Massignon, c'est d'abord la manière dont
il a su, par une analyse du langage mystique, établir — cela n'allait

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pas de soi à l'époque et certains, aujourd'hui M.C. : Quand je parle d'un "renouveau de l'école
encore, s'obstinent à le nier — que c'est dans le akbarienne" au XlXème siècle, cela ne signifie
Coran qu'il faut chercher la source du tasawwuf : pas, bien entendu, que l'enseignement d'Ibn
autrement dit, que le soufisme est musulman, 'Arabî était oublié, que sa transmission était
qu'il n'est pas un agrégat hétéroclite de croyances rompue. Ce qui s'est produit alors c'est, dans un
et de pratiques empruntées. D'autre part, ses monde musulman où des idéologies occidentales
travaux sur Hallâj, en dépit d'interprétations exerçaient un effet dissolvant, où se répandaient
discutables et même s'ils ont été la source de des conceptions réductrices et mutilantes de la
malentendus, notamment dans quelques milieux tradition islamique, une action discrète mais
chrétiens, ont fait découvrir au public occidental délibérée visant à la défense et à l'illustration
des aspects insoupçonnés de la mystique d'une part essentielle du turâth, celle dont l'œuvre
musulmane. d'Ibn 'Arabî est l'expression la plus achevée. Cette
Massignon n'avait pas de mots assez durs pour action s'est exercée à travers un réseau de
parler d'Ibn 'Arabî. Inversement, Corbin a abordé personnages parfois obscurs et parfois connus,
les écrits du Shaykh al-Akbar avec une sympathie, comme l'Emir Abd el-Kader, dont j'ai dit ailleurs
au sens fort du terme, qui, malgré, là aussi, des a le rôle capital. Elle a pris des formes multiples
priori irritants, lui a permis de comprendre, mais peu visibles au sein des diverses turuq. Elle
mieux que ne l'avaient fait Asin, Nicholson ou s'est manifestée aussi par des publications et,
Afîfî, certaines données essentielles de notamment, par l'édition de nombreux ouvrages
l'enseignement akbarien et de légitimer — d'Ibn 'Arabî. Ces éditions, et les études qu'elles
universitairement parlant — des recherches sur
cette œuvre fondamentale.
Michel Vâlsan, lui, est demeuré à l'écart de la
recherche universitaire. Il a relativement peu écrit
et peu publié. Cest surtout par son enseignement
oral qu'il a eu un rôle décisif dans la
compréhension du tasawwuf et plus particu-lièrement de
la doctrine d'Ibn 'Arabî dont il a été un interprète
exceptionnellement pénétrant. Je ne dirai jamais
assez l'étendue de ma dette envers lui. Pour moi
et pour d'autres, il a été effectivement un
précurseur. Mais il est surtout une figure
exemplaire de wârith akbarî, d' "héritier
akbarien".

Q : Dans l'un de vos derniers livres, vous rappelez à


juste titre le phénomène du renouveau de l'école
akbarienne, notamment dans le monde arabe, depuis la
fin du XlXème siècle. Pourquoi, paradoxalement ce
renouveau n 'a-t-il donné lieu, dans le cadre de la
recherche universitaire, qu'à de rares et peu
marquantes productions ?

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ont suscitées dans les pays arabes, laissent j'ai tenté de montrer, à travers une série
souvent à désirer. Elles ont d'autre part provoqué d'exemples, que le rayonnement de l'œuvre d'Ibn
des polémiques parfois très violentes et qui se 'Arabî s'âend bien au-delà du cercle des disciples
poursuivent de nos jours. Mais elles n'en ont pas qui se réclament explicitement de lui, qu'il s'est
moins exercé une influence dont témoigne, exercé aussi sur des hommes qu'on serait tenté de
jusqu'en Occident, l'intérêt croissant porté à Ibn classer parmi ses adversaires, qu'il a pénétré en
'Arabî : en novembre 1994, deux colloques lui profondeur des milieux où on ne l'a jamais lu, où
étaient simultanément consacrés, l'un à Murcia, l'on ignore même son nom. Je me-permettrai donc
sa ville natale, l'autre à Berkeley. L'importance de de renvoyer, sur ce point, à ce que j'ai dit là.
ce "renouveau" ne doit toutefois pas être
appréciée seulement en usant d'un index de Q : L'œuvre d'Ibn 'Arabî est, vous l'avez écrit, un
publications ou de colloques comme instrument maillage dont le subtil enchevêtrement ramène
de mesure. Ceux dont l'œuvre du Shaykh al-Akbar toujours au Coran. Peut-on prétendre à une
a transformé la vie ne se font pas nécessairement connaissance authentique de cette œuvre sans tenir
connaître par des écrits ou des discours. compte de cette détermination ?
M.C. : Dans l'ouvrage dont je viens de parler, je
Q : En quoi l'héritage spirituel d'Ibn 'Arabî a-t-il crois en effet avoir fait voir que l'œuvre d'Ibn
acquis une place de choix dans la pensée islamique 'Arabî ne peut être comprise — dans sa substance
traditionnelle ? et même dans sa forme, dans l'ordre de ses
M.C. : Dans l'introduction de mon dernier livre, parties, son tartib — que par référence au Coran.
Il va donc de soi qu'il est vain de prétendre
aborder cette œuvre si l'on n'est pas, au préalable,
imprégné du Coran. Les lecteurs auxquels
s'adresse Ibn 'Arabî, ce sont ceux pour qui
l'occurrence d'un ou deux mots dans ses écrits
suffit pour faire résonner en écho un verset, une
sourate où se trouve, sans qu'il le dise en clair, la
source des idées qu'il exprime dans le passage
considéré.

Q : Les compilations hagiographiques mentionnent


celle qui fut la figure emblématique de la doctrine du
Pur Amour de Dieu, issue des premières générations
de soufis de Bagdad au VIHème et IXème siècles :
Râbi'a al'Adazuiyya. C'est comme si l'on assistait ici à
une mise en retrait du modèle prophétique. Quelle
importance revêt le modèle prophétique, qui justement
chez Ibn 'Arabî apparaît très nettement ?
M.C. : En l'absence du modèle prophétique, la
sainteté n'est tout simplement pas pensable en
Islam. La sainteté, qui n'appartient proprement
qu'à Dieu, n'est accessible à l'homme que dans la

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mesure où il se configure à la uswa hasana. Le l'envergure allait alimenter, pour les siècles à venir, la
"pur amour" dont Râbi'a est en effet la figure lignée de ses successeurs ?
emblématique procède lui aussi de ce modèle. Il M.C. : Cette attitude, qu'on retrouve encore,
n'est d'ailleurs après tout qu'un des noms de hélas, dans des publications récentes, a été très
Vikhlâs : n'adorent Dieu en vérité que ceux qui justement dénoncée par Corbin qui a montré
l'adorent mukhlisîna lahu al-dîn, d'une adoration combien il était absurde de n'identifier la pensée
qui exclut tout retour sur soi. islamique qu'à la seule falsafa. Quand Gilson
dresse un tableau de la "philosophie" chrétienne
Q ; Noms savons que le "Rûh al-qudus" a été écrit par au Moyen-Age, il y inclut bien entendu des
Ibn 'Arabî entre autre pour défendre l'authenticité de théologiens et des mystiques, c'est-à-dire des
la walâya en occident musulman, authenticité auteurs qui ne sont pas des philosophes stricto
contestée à l'époque par certains milieux soufis du sensu. Le simple bon sens impose de faire de
Machreq. Et plus encore, n'y a-t-il pas eu par la suite, même quand il s'agit de l'Islam. On découvre
une véritable prépondérance de maîtres maghrébins alors sans peine que la pensée islamique n'est pas
tek que Sidi Ahmed Badawî, Abul Hassan Shâdhilî, morte de vieillesse en 1198.
dans l'histoire du tasawwuf en orient ? Quel a été le
rôle exact de ces maîtres dans l'évolution du tasawwuf ? Q : La rencontre d'Ibn 'Arabî avec l'homme Ibn
M.C. : Défendre "l'authenticité de la walâya en Roshd, encore moins avec son œuvre n 'a pas été
occident musulman" n'était pas le seul ni même concluante : Ibn 'Arabî s'est détourné de la voie
le premier motif de la rédaction du Rûh al-qudus. spéculative. Quelles ont été, en revanche, les
Cette réserve faite, l'influence, surtout à partir du conditions qui présidèrent à ce que l'enseignement du
VHème/XIIIème siècle, de maîtres spirituels Maître se traduise, à travers son disciple direct Sadr
andalous ou maghrébins a été considérable, celle al-dîn Qûnawî, par une formulation philosophique ?
d'Abû Madyan, en particulier, à travers ses M.C. : La doctrine d'Ibn 'Arabî a en effet été
nombreux disciples. Mais Ahmad al-Rifâ'î, Abd reformulée par Qûnawî et par beaucoup d'autres
al-Qâdir al-Jilânî ou Bahâ al-dîn Naqshband après lui dans un langage fortement marqué par
n'étaient pas maghrébins. le vocabulaire de la falsafa avicenienne et celui du
kalâm. Cette adaptation aux pratiques
Q : II existait à l'époque, en Andalousie deux courants intellectuelles dominantes était sans doute
aux destinés contraires: la falsafa (en particulier la providentiel e. Inévitablement, elle a cependant conduit à
figure illustre d'Ibn Roshd) dont l'influence ne la naissance d'une scolastique plus répétitive que
tarderait pas à s'estomper ; et d'autre part le courant féconde. Son systématisme a d'autre part donné
informel composé de ces maîtres soufis, le plus souvent une prise facile aux polémiques anti-akbariennes.
illettrés, évoqués dans le Rûh al-qudus, dont la
descendance allait durablement représenter Q : La dénomination courante tasawwuf ne recouvre
l'expression de la haute intellectualité islamique. pas, comme vous l'expliquez dans l'un de vos
N'est-il pas tout à fait paradoxal que l'histoire n'ait séminaires, toutes les dimensions de la spiritualité
retenu de tout ceci que l'entrée en décadence de la islamique. Il faut distinguer le tasawwuf en question,
pensée islamique comme si on pouvait limiter la malâma, la futuwwa. Comment caractériser chacun
l'exercice de la pensée à la seule dimension des ces types spirituels ?
philosophique, alors que dans le même instant avait M.C. : Tous ceux que, par commodité, nous
lieu l'avènement de l'œuvre akbarienne dont regroupons sous le terme de "soufis" ne se

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désignaient pas ainsi et parfois même récusaient — est à cet égard un indice significatif. Une thèse
fermement cette appellation. C'est avec Sulamî, solide qui, sur ce sujet, exploiterait toutes les
qui pourtant savait fort bien qu'il existait, dans la sources historiques, serait cependant nécessaire
spiritualité islamique, des courants très divers pour mettre en lumière, de façon plus précise, la
ayant chacun une forte identité, que l'on manière dont s'est effectué le cheminement des
commence à utiliser indistinctement le mot idées d'Ibn 'Arabî à partir de l'Anatolie. Je pensais
"soufi" pour en parler ainsi qu'en témoigne le notamment à cela en répondant à votre première
titre de son grand recueil hagiographique Tabacfât question.
al-sûfiyya. Roger Deladrière, dans l'excellente
traduction qu'il a donnée du traité que Sulamî a Q ; Abordons à présent la polémique autour du
consacré aux malâmiyya, a fort bien expliqué tasawwuf. Vous avez consacré une étude attentive aux
comment, au-delà de leur acception historique adversaires supposés du tasawwuf comme Von al-Jawzî
qui les liait à des formes de vie spirituelle propres par exemple, ou Ibn Taymiyya que l'on a présenté
au Khorasân, les mots de malâmiyya, defityân ont comme le père fondateur de la polémique autour du
été pris plus généralement comme désignations tasawwuf et de l'école akbarienne en particulier. Vous
de types de sainteté qui se retrouvent partout et à insistez aussi sur ce point important : Ibn Taymiyya
toute époque. Quant à définir ces types en fut un censeur et non un adversaire qui, en dépit de
quelques mots, je ne m'y risquerai pas. Disons ses attaques, demeura dans le consensus, réunissant
seulement que ce que malâma et futuwwa ont en soufis, fuqahâ et commun des croyants. Il se flattait
commun, c'est la plus radicale abnégation en par exemple de son rattachement à la tariqa qâdiriyya.
donnant à ce dernier mot toute sa force. Le fatâ On peut faire un certain parallèle entre l'hostilité
préfère les autres à lui-même et Dieu à tout. Le d'Ibn Taymiyya et celle d'Ibn Khaldûn. Quel est sebn
malâmî n'est pas seulement ignoré des hommes : il vous l 'enjeu véritable de la polémique ?
s'ignore lui-même. M.C. : On fait souvent d'Ibn al-Jawzî et d'Ibn
Taymiyya les pères fondateurs de la polémique
Q : A partir de Qonya et de Qunawî, la doctrine anti-soufie. Cela me paraît abusif, d'abord parce
akbarienne se répandra aussi bien en Iran qu'en Inde. qu'ils ne sont pas les premiers à dénoncer les
Quel a été le rôle joué par le centre intellectuel de "innovations" mais surtout parce que l'un et
Qonya dans le rayonnement de l'école akbarienne, au l'autre sont des personnages beaucoup plus
sein de milieux si hétérogènes ? complexes que ne le donnent à penser ceux qui, à
M.C. : En simplifiant, on peut dire que c'est à l'époque moderne, se réclament d'eux. Ibn al-
partir de Damas et du Caire que s'est opérée la Jawzî critique certaines déviations qu'il reproche
diffusion de la doctrine akbarienne dans le aux soufis. Mais il critique avec la même vigueur
monde arabe mais que c'est Qonya qui a joué, les lecteurs de Coran, les théologiens, les
après la mort d'Ibn 'Arabî, un rôle majeur dans la traditionnistes, les riches, les pauvres. Il s'agit là
diffusion de cette doctrine dans le monde persan d'une censure tous azimuts proférée par un
ou de culture persane. La liste des élèves de homme qui voit partout le diable à l'œuvre. Cela
Qûnawî et des élèves de ses élèves — parmi ne l'empêche pas d'émouvoir les foules en citant
lesquels on trouve quelques-uns des plus célèbres des poèmes soufis dans ses sermons, d'écrire un
commentateurs des Fusûs al-hikam (une œuvre livre à la gloire de Râbi'a, de rédiger un abrégé de
qui se prêtait mieux que les Futûhât à une YIhyâ de Ghazalî, de composer un grand recueil
interprétation philosophique ou philosophante) hagiographique, la Sifat al-safwa. Quant à Ibn

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Taymiyya, s'il attaque Ibn 'Arabî ou Ibn Sab'în, il confortés dans leurs opinions s'ils en avaient
parle avec éloge de Junayd, de Sahl Tustarî, examiné de plus près les formulations. Cela dit, la
d'Abd al-Qâdîr al-Jilânî, d'Abû Madyan. Il "décadence" contre laquelle les salafiyya
combat les erreurs qu'à tort ou à raison il impute entendaient lutter relevait d'une analyse d'un tout
à certains soufis. Il ne s'oppose pas au soufisme autre ordre. A la différence des wahhâbites dont
per se. Et il en va de même d'Ibn Khaldûn, qui a l'idéologie, fondée sur une conception simpliste
écrit lui-même un traité de soufisme récemment du tawhîd, était en tout cas proprement religieuse,
traduit par le P. Pérez. En résumé : il y a bien, les réformistes égyptiens et leurs émules étaient
jusqu'au XVIIIème siècle, un courant critique, qui surtout motivés par un complexe d'infériorité vis-
dénonce, parfois à juste titre, des comportements à-vis d'un occident qui était alors celui du
abusifs mais ce serait commettre un scientisme triomphant. Pour eux, l'Islam était
anachronisme que de croire qu'il condamne le soufisme décadent parce que, encombré de superstitions,
en tant que tel. Les fuqahâ, à cette époque, sont d'un autre âge, il n'avait pas su inventer la
d'ailleurs presque tous aussi des soufis et machine à vapeur et le gaz d'éclairage.
désavouent majoritairement les excès de zèle de L'affaiblissement du pouvoir ottoman, les
leurs collègues. La situation ne commence humiliantes victoires d'une Europe colonisatrice
vraiment à se modifier qu'avec l'avènement du trouvaient là leur explication.
wahhabisme et donc du premier pouvoir séculier
qui fait de l'éradication du soufisme une tâche Q : Afin de ne pas rester en recul par rapport à
prioritaire et s'en tient avec constance à cette ligne l'enseignement d' Ibn 'Arabî, ne faut-il pas faire valoir
de conduite. ici l'apport qu'il constitue en matière de sciences
juridiques ? Dans quelle mesure la thèse qui oppose
Q : Le mouvement Salafi et le néo -wahhabisme traditionnellement le "littéralisme" (auquel se
prétendirent à partir du XIXème siècle réformer les référerait ici le rite zahirite assez proche dit-on du
sociétés islamiques, qui de leur point de vue seraient point de vue d'Ibn 'Arabî) et "l'exégèse", devrait-elle
tombées dans une décadence intellectuelle. Une simple être revue : le Shaykh al-Akbar, en soulignant que le
investigation permet cependant à chacun de constater, zâhir et le bâtin devraient être observés
siècle après siècle, la présence d' œuvres majeures de simultanément, n'a-t-il pas réalisé une synthèse qui
Maîtres, mais néanmoins peu étudiées. Citons celles de dépasse un tel clivage ?
al-Jtlî, al-Ghazouânî (l'auteur du "Kitâb an-Nuqta"), M.C. : Ibn 'Arabî — qui, pour lui-même,
Nâbulsî, Tijanî, l'Emir abd el-Kader, et la liste ne privilégie les règles les plus exigeantes —
s'arrte pas là... Que reste-t-il alors de l'hypothèse du distingue clairement, quand il s'agit de la
réformisme salafi et sur quoi repose-t-elle communauté, entre la shari'a, loi divine qui ne
sérieusement ? peut être transgressée, et le fiqh, l'élaboration
M.C. : Wahhâbites et réformistes ne se sont jurisprudentielle qui se construit à partir de la
guère souciés, en général, de lire les livres dont sharî'a, œuvre humaine qui, souvent, aboutit à
vous parlez : ils se sont bornés à condamner les surcharger le croyant de contraintes que la loi ne
propositions qu'en avaient extraites les épigones lui impose pas. Il s'oppose donc à la fois à
d'Ibn Taymiyya. Les auraient-ils lues que cela l'antinomisme des bâtiniyya et au juridisme
n'aurait rien changé à leur attitude. Les doctrines envahissant des fuqahâ. Il juge sans fondement,
que ces textes véhiculaient, et qu'ils n'étaient pas d'autre part, la fermeture de la "porte de Yijtihâd",
capables de comprendre, les auraient au contraire ce qui d'ailleurs est aussi l'opinion d'Ibn

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Taymiyya. Il pose ainsi les bases de ce qu'on musulman tout entier qu'il a légué son
pourrait appeler un madhhab akbarî si le terme de enseignement. Qu'ils soient maghrébins ou
madhhab ne suggérait l'idée d'une "école" au orientaux, ne sont déshérités que ceux qui
formalisme rigide. Sha'rânî, Shah Walîullâh se refusent ce legs.
sont jusqu'à un certain point inspirés d'Ibn 'Arabî
en ce domaine. Il fait peu de doute pour moi qu'il
y a, dans cet aspect encore peu étudié de l'œuvre
du Shaykh al-Akbar, les principes d'une
méthodologie juridique qui permettrait de
résoudre bien des problèmes concrets auxquels la
umma se trouve confrontée.

Q : Rm 'Arabîa consacré les dernières années de sa vie


à la "nasîha", le "conseil" des Puissants. D'autres
comme Jalâl al-Dîn Rûmî le suivront et exerceront
cette fonction qui consacrera la confrérie Mevleviyye
comme source de l'autorité spirituelle. Quel est le rôle
du soufisme dans le "politique" ?
M.C. ; Al-dîn al-nasîha. Le devoir de "conseil"
s'impose à tous. Les soufis, et Ibn 'Arabî entre
autres, l'ont souvent pratiqué, se faisant chaque
fois qu'ils le jugeaient nécessaire les censeurs du
prince. Mais, pour le Shaykh al-Akbar,
l'intervention directe du soufi dans la politique —
par exemple la révolte armée contre le souverain
injuste — ne doit pas procéder d'une initiative
individuelle. Elle n'est bénie, elle n'est donc
efficace que si elle obéit à une inspiration divine,
si elle coïncide avec le retrait de ce "mandat du
ciel" sans lequel aucun pouvoir, fut-il seulement
de fait, ne saurait subsister.

Q : Du renouveau de l'œuvre akbarienne en Islam et


surtout de sa croissante influence en occident, peut-on
dire qu'il est le futur et le propre de la pensée du
Maghreb, héritier de la pensée de l'Andalus ?
M.C. : Ibn 'Arabî a plusieurs fois chanté, dans ses
poèmes, le hubb al-watan et ce watan qu'il célèbre,
c'est pour lui sa "petite" patrie, c'est al-Andalus,
l'extrême occident de l'Islam. Il affirme maintes
fois aussi sa dette envers les maîtres andalous et
maghrébins qu'il a connus. Mais c'est au monde

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