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Est-ce que ce que vous entendez est joli ? ou beau ? ou légal ? dre par Les Inconsolés)4. Là encore, il s’agit d’un trio
ou tolérable dans la société polie ou aucune autre ? Ce que masculin, mais cette fois d’une fratrie dont les deux aînés
vous entendez est, par-delà toute computation, musique sont morts prématurément durant la Seconde Guerre
sauvage et dangereuse et meurtrière à tout équilibre de la mondiale et au sein de laquelle le cadet, encore adoles-
vie humaine telle que la vie humaine est ; et rien ne peut cent, tente difficilement de survivre. Bref, encore une his-
égaler le viol que la musique opère sur toute cette mort ; toire de deuil, de fraternité masculine et d’inconsolation.
rien sauf n’importe quoi, – n’importe quoi dans l’existence
ou le rêve, n’importe où grossièrement perçu vers sa dimen- Cette manière de brouiller les pistes alors même qu’on
sion vraie. fait explicitement référence à un texte littéraire faisant
office de livret – mais alors un livret déconstruit, épar-
James Agee, Louons maintenant les grands hommes,19411 pillé aux quatre coins de la pièce, sous forme d’éclats et
de micro-histoires imperceptibles, un livret devenu infra-
narratif –, cette manière de déconstruire une tradition
Thème A. Retours à… ? ancestrale de la danse scénique occidentale au moment
Que faire, aujourd’hui en danse, de la douleur et de la vio- même où pourtant on y revient, peut également se repé-
lence, du désir et des pleurs, du deuil et de la honte ? Et rer dans la réactivation des différents codes et outils
que pouvait-on bien en faire, au mitan des années 2000, habituels du théâtre et de la scène : « Les Inconsolés
lorsqu’à l’apogée d’une danse dite conceptuelle et marquent une rupture dans mon parcours artistique.
réflexive à laquelle il avait lui-même plus que participé, Je suis sorti de l’espace du white cube, l’espace blanc et
Buffard nous gifla de ses Inconsolés ? Le caractère haute- minimaliste des galeries d’art contemporain, pour reve-
ment transgressif des Inconsolés ne tient pas, ou du nir à la black box du théâtre, avec toutes ses ressources
moins pas seulement, à la représentation crue de l’homo- d’éclairage, d’illusion. Il en résulte pourtant un objet
sexualité masculine sur le plateau. Il tient surtout à la spectaculaire non identifiable qui, tout en retrouvant des
radicalité et à la précision de la réponse apportée à une genres ancestraux comme le masque ou le théâtre d’om-
question : comment, après l’ascèse et les différents vœux bres, me semble échapper à ces traditions5. » Buffard
de pauvreté du mouvement conceptuel, faire en sorte que reprend bien dans Les Inconsolés tous les artifices tradi-
la danse soit à nouveau capable de prendre en charge sur tionnels du théâtre. Et pourtant, les reprenant, il les
la scène ce qu’il faut bien appeler des « émotions », des déconstruit, les éparpille et, surtout, les fait fonctionner
« affects » ou des « larmes » ? Et comment le faire sans délibérément « à vue ».
pour autant opérer un retour réactionnaire aux formules
les plus éculées du spectaculaire, à la manipulation Thème B. Les larmes.
cachée des tripes du spectateur ? De la parole au chant, de l’Erlkönig (Le Roi des Aulnes) de
Goethe à celui de Schubert, de la déclamation du poème
Tout d’abord, Buffard assume une source littéraire ayant par Georg von Buchloh à la reprise du lied par Georgette
fonction de quasi-livret : « Pour la première fois je suis Dee lors de son concert au Deutsche Oper de 1999, telle
parti d’une source littéraire, un roman de James Purdy, est la boucle affective et lyrique dans laquelle Buffard a
Chambres étroites2, histoire d’une relation triangulaire choisi d’insérer ses Inconsolés. Entre ces deux termes,
entre deux frères et un adolescent, dans le sud des États- des bouts de corps, un théâtre d’ombres, et l’après-coup
Unis3. » Chambres étroites est un roman d’une rare vio- d’un trauma. Un pendu, aussi. Et un chant à vous tirer des
lence et d’une puissante étrangeté, s’achevant en forme larmes. Peut-être faut-il parfois s’en tenir aux hypothèses
de conte fantastique particulièrement noir et macabre : les plus simples. Et si Les Inconsolés, tout orientés vers
Sidney entame une relation amoureuse avec Gareth ; l’un ce chant final, visaient en fait à simplement nous autori-
et l’autre sont sous l’emprise physique, morale et symbo- ser à pleurer, en conscience, sans mièvrerie, sans complai-
lique d’un troisième personnage, Roy ; Sidney a tué son sance, et sans consolation ? Tel est le chemin que je
précédent amant, Brian, plus ou moins sur ordre de Roy ; suivrai ici, en hommage à Alain Buffard et Alain Ménil6.
Gareth est quant à lui responsable d’un accident de voi-
ture dans lequel son père et ses deux frères sont morts, et Thème A. Triolisme et parcellisation des corps.
là encore, tout laisse à penser que c’est Roy lui-même qui Comme le dit fort bien Miossec dans Évoluer en troisième
a manigancé l’accident. L’emprise de Roy sur les deux division, chanson tirée de son premier album Boire,
autres personnages ne fait que s’accroître et culmine en « c’est con les jeux de balles quand on est à trois, y en a
une scène finale dont l’horreur et le morbide sont assez toujours un qui touche que dalle… ». On pourrait discuter
difficiles à soutenir : Roy oblige Sidney à le crucifier sur la longtemps des avantages et des inconvénients de l’inté-
porte d’une grange (pour de vrai, avec de vrais clous), ressante pratique du triolisme. Outre sa dimension très
exige qu’il aille déterrer le cadavre de Brian pour l’amener légèrement transgressive, elle permet surtout à Buffard
à ses pieds, lui-même agonisant crucifié sur la porte. Puis de résoudre une difficulté tout à la fois artistique et tech-
la police s’en mêle et tout le monde meurt à la fin. nique. Si « le problème posé au départ par le roman de
James Purdy était comment montrer deux hommes, voire
Tel est l’arrière-fond textuel explicitement nommé par trois, faire l’amour sur un plateau7 », on comprend que le
Buffard, et l’on peut retrouver bien des éléments directe- choix du trio, et non du duo, libère immédiatement la
ment passés du livre à la scène : un trio sadomasochiste représentation de la sexualité de toute forme de complé-
exclusivement masculin, la forme récurrente de l’emprise, tude ou de fusion. Faire l’amour à trois, c’est entrer dans
de la domination et de la persuasion plus ou moins mal- une instabilité constante des rôles et des positions, dans
veillante – thème explicite de Persuasion des Throbbing toutes les coalitions et variantes possibles du « 2 + 1 », et
Gristle repris au milieu du spectacle –, et enfin l’omnipré- dans un échange permanent des places de dominant et
sence de la thématique du trauma, de l’après-coup de dominé. Ce que démontre magistralement la première
impossible à vivre et, donc, de l’inconsolation. partie de la pièce.
Pourtant, dans cette référence massive et explicite à L’autre solution, technique et artistique, consiste dans la
Purdy, Buffard s’est immédiatement employé à brouiller parcellisation des corps ainsi que dans le masque et les
les pistes, puisque le titre même du spectacle est ombres : « Je voulais évoquer la complexité de certaines
emprunté, non pas à Chambres étroites, mais à la traduc- relations affectives et sexuelles. Pour créer une distance
tion française d’un autre roman de Purdy, Mourners mais aussi faire voir les choses, j’ai composé des parti-
Below (que l’on pourrait sauvagement et littéralement tions de mouvement non pour les corps tout entiers, mais
traduire par « endeuillés ci-dessous » et que la traduc- pour des parties de corps, et j’ai recouru aussi aux ombres
212 trice française a choisi, non sans bonnes raisons, de ren- et aux masques : il en résulte une indifférenciation des per-
sonnages, on ne sait plus très bien qui est qui, qui fait
quoi, ce qui permet de proposer une autre vision des
choses, y compris des situations violentes et très crues8. »
Is what you hear pretty? or beautiful? or legal? or acceptable ring to a literary text that acts as libretto – a deconstructed
in polite or any other society? It is beyond any calculation one for that matter, scattered across the room, frag-
savage and dangerous and murderous to all equilibrium in mented in broken bits and imperceptible micro-stories, a
human life as human life is; and nothing can equal the rape libretto that became infra-narrative –, the way in which the
it does on all that death; nothing except anything, anything age-old tradition of Western scenic dance is undone yet
in existence or dream, perceived anywhere remotely toward reverted to all at once, this is also identifiable in the reacti-
its true dimension. vation of the various codes and usual devices of stage
and theater: “Les Inconsolés marks a break in my artistic
James Agee, Let Us Now Praise Famous Men, 19411 career. I exited the white cube space, the white minimalis-
tic space of contemporary art galleries, to come back to
the theater’s black box complete with all its resources for
Theme A. Return to…? lighting and illusion. What follows, however, is a spectac-
What is to be made, in dance today, of pain and violence, ular, unidentified object which, whilst getting back to
desire and tears, grief and shame? And what was to be ancient genres such as masks and shadow puppets,
done therewith, in the middle of the 2000s, when at the seems to me as if escaping those traditions.”5
peak of a so-called conceptual, reflexive dance of which Indeed in Les Inconsolés, Buffard makes use of all the
he himself was a keen participant, Buffard knocked us out traditional theater tricks. And yet, whilst using them, he
with his Inconsolés? The piece’s highly transgressive deconstructs them, scatters them and most of all, pur-
nature does not stem, or at least not only, from the crude posefully operates them “on sight”.
representation of male homosexuality on stage. It is
mainly due to the radical and precise answer given to one Theme B. Tears.
question: after asceticism and the various vows of From speaking to singing, from Goethe’s Erlkönig (the
poverty within the conceptual movement, how to make it Elf-King) to Schubert’s, from Georg von Buchloh’s decla-
so that dance be capable once more of taking on what mation of the poem to Georgette Dee’s rendition of the
must indeed be called “emotions”, “affects” or “tears”? lied during her concert at the Deutsche Oper in 1999: such
And how to do it without actually making a reactionary is the lyrical and affective loop that Buffard chose to fit his
return to the same old hackneyed ingredients of specta- Inconsolés into. In between the two, bits of flesh, shadow
cle, to the hidden manipulation of the audience’s guts? puppets, and the afterwardsness of trauma. A hanged
man, too. And a heart-wrenching song. Perhaps some-
First of all, Buffard puts forward the literary source which times are the simplest assumptions also the best ones.
virtually served as libretto: “For the first time, I started What if the Inconsolés, wholly directed towards this final
from a literary source, a novel by James Purdy called Nar- song, were in fact just aiming to allow us to cry, in good
row Rooms,2 the story of a triangular relationship conscience, without sentimentality, without complacency,
between two brothers and a teenage boy in the South of and with no consolation? Such is the path I will now be
the US.”3 Narrow Rooms is a novel of rare violence, pow- following, in tribute to Alain Buffard and Alain Ménil.6
erfully eerie, which ends in some sort of particularly dark,
macabre fantasy tale: Sidney and Gareth begin a love Theme A. Threesome and the fragmentation of bodies.
story; both of them are under the physical, moral and As French singer Miossec so aptly puts it in his song
symbolic influence of a third character, Roy; Sidney has Évoluer en troisième division, a song from his first album
killed his previous lover, Brian, more or less on Roy’s Boire, “ball games are silly when three is company,
command; as for Gareth, he is responsible for a car crash there’s always one who gets squat…”7 We could debate
which resulted in the death of his father and two broth- for some time about the pros and cons of engaging in a
ers, and yet again everything suggests that Roy himself threesome. Besides a very slightly transgressive aspect,
has plotted the accident. Roy’s hold over the other two it mostly enables Buffard to solve a difficulty, both artistic
characters only increases to reach its climax during the and technical. If “the initial problem raised by James
last scene, a hardly bearable display of horror and mor- Purdy’s novel was to show two men, three even, having
bidness: Roy forces Sidney to crucify him on the door of a sex on stage,”8 then we understand that choosing a trio
barn (for real, with real nails), demands that he digs up instead of a duo instantly releases the representation of
Brian’s corpse in order to bring it to his feet, whilst he sexuality from any kind of completeness or fusion. Three
himself is dying, crucified on the door. Then the police people making love implies a constant instability of roles
gets involved and everybody dies in the end. and positions, all the coalitions and possible variations of
“2+1”, and a continuous trading of places between the
Such is the textual background explicitly pointed out by dominant and the dominated. The first part of the play
Buffard, and many identifiable elements from the book brilliantly demonstrates this.
are directly featured on stage: an all male sadomasochist
trio, the recurring form of more or less malicious hold, The other solution, technical and artistic, lies in the frag-
domination and persuasion – unequivocally, the tune of mentation of bodies, as well as the masks and shadows.
Persuasion, by the Throbbing Gristle, is played mid- “I wanted to conjure up the complexity of some affective
show –, or ultimately the pervasive theme of trauma, of and sexual relationships. In order to create distance, but
the afterwardsness when impossible to go through and also to show things, I composed movement scores not for
consequently, of disconsolation. the whole bodies, but for parts of the body, and I also
resorted to shadows and masks: as a result, the characters
Yet, in this massive, outright reference to Purdy, Buffard are indistinguishable, we can no longer really tell who is
immediately sets out to confuse the matter further, since who, who does what, and this enables to provide a differ-
the very title of the show is not borrowed from Narrow ent mindset for things, including violent, extremely crude
Rooms but from another novel by Purdy, Mourners situations.”9
Below. The book was translated in French, with good rea-
son, as “Les Inconsolés”.4 Here too, there is an all male Theme B. Ghosts and hallucinations.
trio, but this time two of the siblings have died before With regards to its very essence, and especially its second
their time, during the Second World War; their youngest half (the shadow puppets sequence), Les Inconsolés is char-
brother, a teenager still, tries to survive with difficulty. In acterized by a strange, hallucinatory and eldritch power.
other words, it is yet another story of grief, brotherhood Twice, I have found myself remembering things in the play
and disconsolation. that were definitely not there, and wholeheartedly believing
that they were, until some lengthy discussions with the cre-
The way in which tracks are covered whilst explicitly refer- ators would end up convincing me that I was mistaken. 215
First hallucination. As I recall, in the 2005 performance, I
could have sworn that during the ending scene, that of the
hanging, a dummy was acting in the stead of the performer
and that an actual hanging had taken place, as opposed to
the sole gesture of tying a rope around one’s neck. In other
words, the last verse of Goethe/Schubert/Georgette Dee,
“In seinen Armen das Kind war tot”,10 was enough to stir the
mental image of actual death, out of its irrevocable ending
power. And the whole scenic, dramaturgical and choreo-
graphic device had been there to make way for such a hal-
lucination, to make it possible.
Coda
Sexuality, in Les Inconsolés, is neither radiant, nor bright,
nor beaming. It is a wounded offence. It knows nothing of 217