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Le Sultan de Rûm

L’emploi du terme savant de Byzance, introduit dans


l’usage par les humanistes grecs et occidentaux, n’a jamais
fait oublier que cette Byzance, bien que de plus en plus
médiévale, chrétienne, orientale et même barbare, ne fut
jusqu’à sa fin rien d’autre que l’Empire Romain : ces « Byzan­
tins », en effet, ne s’appelèrent eux-mêmes que 'Ρωμαιοι,
Romains, et de même leurs territoires restèrent, pour l’Occi-
dent la Romania (ou mieux : les Romaniaé) (x), pour l’Orient
musulman les bilād er-Rūm, « le pays des Romains ». Moins
connu est le fait que Rüm, cette forme islamique du nom de
Romains (12), a survécu à l’empire byzantin, et cela pour dési­
gner non seulement les chrétiens grecs orthodoxes tombés
sous la domination musulmane, mais aussi les vainqueurs

(1) « C’est au ive s. qu’apparaît le mot Romania pour désigner tous


les pays conquis par Rome » (H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne,
Paris-Bruxelles, 1937, p. 1, η. 1). Le terme se trouve également en
grec : dans une inscription de la fin du vie s. (Eranos Vindobonensis,
Vienne, 1893, p. 331 ss.), un Rhomaios des Balkans implore Dieu
de « terrasser » (cf. H. Grégoire dans Byzantion, XII, 1937, p. 688)
les Avares et de protéger la 'Ρωμανία. L’interprétation que G. I.
Bratianu, Privilèges et franchises municipales dans l’empire byzantin,
Paris, 1936, p. 63 s. a donnée de ce terme (il aurait trait au caractère
latin de la région recommandée à la protection divine), nous semble in­
acceptable ; il ne peut s’agir ici que de l’empire romain, sans aucun
égard à la langue (ou nationalité, comme on aime à dire aujourd’hui).
Ainsi la contrée de Ravenne s’appelle Romagna non parce qu’elle se
distingue dans l’Italie du Nord par sa latinité (ce qui n’est certaine­
ment pas le cas), mais seulement parce qu’elle a appartenu le plus
longtemps à l’empire. Au sens de 'Ρωμανία on a encore 'Ρωμαΐς : cf.
Georgius Agropolita, I, p. 13 Heisenberg = p. 15 B. (sur la Partitio
Romaniaé) : των γοΰν Ιταλών είς πολυμέρειαν τά της ' Ρωμαΐδος κλη-
ρωααμένων ; ρ. 33 Heis. = ρ. 36 Β. : πολλήν τε χώραν της 'Ρωμαΐδος),
(2) Forme consacrée déjà par lę Goran (XXX, 1),
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eux-mêmes et leurs créations politiques, surtout l’Empire


Ottoman. Nous essayerons de tracer l’historique de ce der­
nier emploi, et de montrer dans quel sens il a été compris et
dans quelle mesure il a été en usage ζ1).
Le terme de Rûm, à côté de son sens politique d’« empire
romain />, avait dû acquérir chez les Musulmans des vine
et ixe siècles, et en premier lieu chez ceux des régions fron­
tières, un sens géographique qui l’attachait plus stricte­
ment au sol d’Anatolie, surtout aux districts situés le long
de la frontière du Taurus et de l’Euphrate : c’étaient en effet
ces territoires, qui, durant trois siècles objet des incursions
continuelles des limitanei musulmans, représentaient pour
ceux-ci tout simplement l’Empire, et se liaient pour eux plus
intimement au nom de Rûm. Or, ces provinces, pays de
frontière, offrant l’aspect particulier d’une civilisation « acri-
tique » caractérisée par un mélange de cultures, constituaient
une entité géographique visiblement distincte du reste de
l’Empire. Le terme Rûm, limité comme terme géographique
aux provinces est-anatoliennes, correspondait donc pour les
voisins musulmans à une notion plus vivante que celle qu’il
évoquait dans son sens politique. Rien d’étonnant dès lors
à ce que ce sens géographique ait prévalu. Ainsi s’explique
que les territoires situés au delà du Taurus et de l’Euphrate
et incorporés à l’empire après une longue domination musul­
mane, au cours des xe et xie siècles seulement, bien que
devenus provinces byzantines, n’aient plus été regardés
comme appartenant aux bilād er-Rūm. Dans la suite, en
effet, le terme de Rûm ne s’applique qu’à des territoires
situés en deçà de l’ancienne frontière (2). Chez les Byzantins
eux-mêmes, d’ailleurs, les provinces récupérées ne semblent
plus avoir été considérées comme vraie « Romanie » : c’est

(1) On est étonné de la pauvreté de l’art. Rūm dans Y Encyclopé­


die de VIslam, article puisé presqu’uniquement dans le bref exposé
(d’ailleurs assez bien fait) du Dictionnaire d’Histoire et de Géographie
turc de Ch[ems eddin] Samy Bey Fraschery, le Qamūs al-a'lām3,
Constantinople, 1891, s. v. Rūm.
(2) Voyez par ex. ‘šiqpašazūde, un historien ottoman du xve
siècle (Die altosmanische Chronik des ‘A., éd. F. Giese,Leipzig,1929),
p. 185, 1. 13 : « Ğem se rendit d’Adana à Rūm », c. à. d. de la Cilicię
au pays de l’autre côté du Taqrusj en Çaramanie,
LE SULTAN DE RŪM 363

à la sortie des passes du Taurus seulement (après Podàn-


dos), que l’empereur Romain IV Diogène, revenant de Syrie
et de Cilicie, provinces byzantines elles aussi, «rentre dans
le pays des Romains » (x). Étrange coïncidence : de nos jours
encore, dans une chanson de nomades turcs recueillie dans
le Taurus pendant la Grande Guerre, le voyageur qui se
rend de la plaine d’Adana, par les Portes Ciliciennes, à Eregli
et Nigde, chante que son chemin, après avoir passé le Čif-
te-Han, descend vers Rûm (1 2). Or, ce Čifte-Han se trouve
tout près de Bozanti, le Podandos byzantin.... C’est donc
au même endroit qu’au xxe siècle, comme au xie, commence
la « Romanie ».
La bataille de Mantzikert, perdue contre les Selğuk, en
1071, par le même Romain IV dont nous venons de par­
ler, ouvrit toutes larges les portes aux masses turques qui —
protagonistes de la guerre sainte dans le monde musulman
de cette époque — occupaient les régions limitrophes de
l’empire et entreprenaient de là leurs razzias de plus en
plus nombreuses et s’avançant de plus en plus à l’intérieur
de l’Anatolie. Après Mantzikert, le système de défense qui
devait protéger l’empire contre ces incursions, système de­
puis longtemps déjà en décomposition, disparut complète­
ment. Çà et là, des chefs d’Acrites, de limitanei byzantins
(en majorité de nationalité arménienne), essayèrent encore
de se tailler des dominations locales, pendant que parmi
les Turcs, dispersés en bandes à travers toute la péninsule,
un chef d’Acrites musulmans, de Ghāzï (« guerriers de la
foi »), parvenait à créer le premier émirat turc et musulman
d’Asie Mineure (3).

(1) Attaliata, p. 120 B. : καί οϋτω διελθών την χώραν εκείνην


(sc. la Cilicie), καί τον Ταύρον τό δρος πανστρατιρ. ύπερβάς, είσβάλ-
λει τη (γη) ""Ρωμαίων. On remarquera que notre interprétation de
ce passage diffère, sans la contredire, de celle qu’en a donnée J. Lau­
rent, Byzance et les Turcs seldjoucides, Nancy, 1913, p. 70.
(2) W. Heffening, Tahtao,i-Lieder aus dem Taurus, dans Zeitschr. d.
Deutschen Morgenl. Ges., XCI, 1937, p. 157 s. :
Čtftehandan yolum ašar - Urum ineşine düšer
« mon chemin passe au delà du Čiftehan, puis il arrive à la des­
cente vers Rûm ».
(3) Pour tout ce qui concerne les événements historiques mention-’
364 WITTER

Or cet émirat fondé par Danišmend Ghâzî dans ïa région


de Sébastée (Sivas) reçut le nom de Rûm : le terme qui pour
les conquérants avait d’abord, comme nous l’avons dit,
désigné l’Anatolie et surtout sa partie orientale, devait
nécessairement s’attacher plus étroitement à leur premier
état fondé dans cette contrée. Deux faits nous permettent
de conclure que l’état danišmendite s’appelait Rûm :
1° A l’époque ottomane encore, la province de Sivâs,
qui, avec ses sept districts (sanğaq) de Sivâs, Amâsiâ,
Bozoq (Yozgat), Ğanik, Čorum, Divriği et 'Arabgir, cor­
respond à peu près à l’émirat danišmendite primitif, porte
le nom de Rûm. Le vilayet s’apelle Rūm tout court dans
l’énumération des provinces que Mustafâ ibn Ğelâl, le Qoğa
Nišânği,a donnée, au milieu du xvie siècle, dans son histoi­
re (9, et également dans le Qanûn-nâme de 6Ayn-i ‘Alī,
composé en 1607 (2). Un demi-siècle plus tard, cette appella­
tion n’apparaît plus comme unique et courante. Nous
lisons dans la géographie de Hâğğı Halfa (deuxième moi­
tié du χνιιθ siècle) : « le vilayet de Sivâs qui s’appelle
aussi Rûm » (3). De même, dans les lettres officielles
adressées par la Porte Ottomane aux cours étrangères figure,
dans les pièces du xvie siècle, parmi les provinces énumérées
comme possessions du Grand Seigneur, à côté de Rumeli,
d’Anadolu, de Qaraman etc., la province de Rûm (4), à Pen­

nés dans cet article, je renvoie à mes Deux chapitres de l’histoire des
Turcs de Roum, dans Byzantion, XI, 1936, p. 285-319, et au chap.
2 de mon The Rise of the Ottoman Empire, London, 1938.
(1) J. V. Hammer, Des osmanischen Reiches Staatsverfassung und
Staatsverwaltung, Vienne, 1815, II, p. 449.
(2) ‘Ayn-i ‘Alî Efendinin Qavānīn risalesi, sene 1018, Constanti­
nople, 1280, p. 22.
(3) Hāğği Halīfa (Kūtib Čelebi), Ğihānnumā, Istanbul, 1145/
1732, p. 622’: cJU cJO. Là, aux endroits
cités dans les deux notes ci-dessus, et également chez Ferīdūn,
Munša’āt as-salātīn2, Istanbul, 1274-75, II, p. 405, on trouve l’énu­
mération des 7 sanğaq qui composent le vilayet Sivâs.
(4) Voir la lettre du Grand-vizir Ibrahim Paša à Charles-Quint, da­
tant de 1530 (F. Babinger dans Der Islam, X, 1920, p. 140 ; p. 144,
n. 1, J. H. Mordtmann constate que « Rûm » signifie ici « Sivâs »),
et çelleş de Soliman le Magnifique à Ferdinand Ier, datant des ah-
LE SULTAN DE RŪM 365

droit même où les pièces des xvne et xviue siècles font figu­
rer celle de Sivâs (x). Nous trouvons d’autres témoignages
chez les historiens. Ainsi, dans les chroniques anonymes du
xve s., nous lisons qu’après la défaite d’Ancyre en 1402 le
futur Sultan Mehmed Ier s’enfuit avec le contingent de Rûm
(Rūm čerisi) à Amasia (2). Or, il avait pris part à la ba­
taille comme chef des troupes d’Amasia dont il était le gou­
verneur : le rūm čerisi n’est donc rien d’autre que le con­
tingent de son vilayet de Rûm, c. à d. d’Amasia-Sivas (3).
Chez Sa'deddîn (xvie s.) en plusieurs endroits la même con­
trée est appelée la petite Rûmîya (4), « petite » évidemment

nées 1535 (R. Tschudi dans Festschrift G. Jacob, Leipzig, 1932, p.


323), 1545 (ou 1547?) (Ferïdūn, Munša’āl2, II, p. 78) et 1554 (L.
Fekete, Einführung in die osman.-türk. Diplomatik etc., Budapest,
1926, p. 13).
(1) Voir le traité de paix conclu à Vienne en 1616 (Ferïdūn2, II,
p. 419) et celui de Vasvar, de 1664 (apud Franciscos a Mesguien
Meninski, Institutiones linguae turcicae2, cur. A. F. Kollar, Vienne,
1756, p. 202-208 ; cf. Rūšid, Ta’rīh2, Istanbul 1282/1865, I, p. 88),
enfin les lettres adressées à Frédéric II de Prusse dans les années
1763-1774 (H. Scheel, dans Mitt, des Seminars für orient. Sprachen,
Berlin, xxxiii/2, 1930, pp. 31, 34 et 37).
(2) Die altosmanischen Chroniken, éd. F. Giese, I, Breslau, 1922,
p. 40 ; II, p. 55 Giese a traduit : « mit dem rumelischen ( !) Heer ».
(Plus clair encore est le passage de Nešrī que j’ai publié dans Mit­
teilungen zur osmanischen Geschichte, I, 1921/22, p. 113 : Mehmed
s’enfuit avec les guerriers de Rûm vers Rûm et atteint Toqat).
(3) Cf. Ibid. I, p. 55, 1. 21 : un messager est envoyé à Rûm, pour
annoncer à Murad II la mort de son père ; au lieu de Rūm, le ms.
W2 a Amasia (comme Uru§, p. 45 et 112) ; et I, p. 5, 1. 5 :
(traduit II p. 11 par: Die Umgebung von Amasia ge­
hörte ( î) den Rhomäern) ; Unuğ (Die frühosm. Jahrbücher des Urudsch
éd. F. Babinger, Hannover, 1925), p. 81, 1. 15 : u-lj- pjj ;
AhMEDÏ (Ta’rlh-i 'o&nānî enğ. meğm., I, 1911, p. 51, 1. 6):
ol&jL j
i5jJ I (sur un autre passage chez le même auteur
voir infra p. 24, n. 38) ; Šukrullūh, éd. Th. Seif, dans Mitt. z. osm.
Gesch., H, 1924, p. 108,1. 18 .
(4) Sa'deddīn, Tāğ et-tevārîh, Istanbul 1279-80/1863, I, p. 568 ;
II, p. 4 et en plusieurs autres endroits. I, p. 286 on lit ύ
366 P. WITTER

pour éviter une confusion avec la « grande » (Rûmîya est


une forme plus littéraire pour « Rûm ») qui pour cet auteur
est l’empire ottoman tout entier (x).
2° Sur les monnaies du prince danišmendite Melik Mo­
hammed Ghâzî (1134-1142) — pièces à légendes grecques —
nous lisons : ο μέγας μελήκις . πάσης "Ρωμανίας και 3Ανατολής
« le grand-roi de toute la Romanie et de l’Anatolie » (2).
Que signifie dans cette légende le terme d’« Anatolie »? Nous
croyons ne pas nous tromper en prétendant qu’il désigne
les terres nouvellement acquises par les Danišmend, dont
l’État primitif (celui de Sivas) s’était alors élargi surtout

Cf. le dictionnaire de Meninski (Vienne, 1780) s.v.


où ce passage est rendu par Graecia minor, seu Anatolia, et Arme­
nia major, ce qui est de loin inférieur à la traduction de Bratutti
également citée : Romania minore e Armenia maggiore ; encore une
fois il ne s’agit que du vilayet de Sivas-Amasia. Quant à Ermenïya-i
kubrā « la grande Arménie », cf. Marco Polo, éd. Μ. G. Pauthier,
Paris, 1865, I, p. 37 : la grant Hermenie (entre la Géorgie et Mosoul,
avec Erzindjan, Erzeroum et Ardjich comme villes principales), et
Johannes Schiltberger, Reisen, éd. K. F. Neumann, München,
1859, p. 5 : das gros armenia.
(1) Ce sens de Rūm = « vilayet de Sivas » est ignoré par les dic­
tionnaires (Meninski, Bianchi et Kieffer, Zenker, Χλωρός, Samı) sauf
par celui de Redhouse (s.v. Rūm) et par le Lehğe-i 'o§mānī d’AhMED
Vefīq Paša (s.v. Rūm: jyp pj urlj^·)·
Notons encore que le vilayet de Sivās-Amāsia porte dans Āšiq-
PAŠAzâDE, éd. F. Giese, p. 182, 1. 21 le nom d’Artana, d’après le
prince qui avait régné sur cette région au milieu du xive s. ; cf. Nešrī,
éd. Th. Nöldeke, dans Zeitschr. d. Deutschen Morgenl. Ges., XV,
1861, p. 371, où, dans le passage correspondant, Artana est rem­
placé par Amasia.
Dans Byzantion X, 1935, p. 25, n. 2 et p. 31 n. 1 nous avons signalé
qu’une partie du vilayet de Sivâs, la contrée de Niksâr et Qoyluhişär,
s’appelait Danišmend-ili, « pays des Danišmend », d’après la dynastie
de ce nom.
(2) A. TEvhïD, Meskūkāt-i qadīme-i islāmīye qataloghu, IV, Istan­
bul, 1321, nr 102-104. De même, la pièce n° 72 de IsMā'ĪL Ghülib,
Taqvīm-i meskūkāt-i 'osmānīye, Istanbul 1307, doit figurer dans
cette série, bien qu’elle y ait été attribuée au Sultan Mehmed II Fā-
tih ; Halïl Edhem l’a à juste titre exclue de son catalogue des mon­
naies ottomanes (Meskūkāt qataloghu, VI, Istanbul, 1334).
LE SULTAN DE RÛM 367

vers l’ouest. La principale place forte possédée dans ces


contrées par notre Melik Mohammed était Anqara 0). Or
Anqara précisément fut plus tard, à l’époque ottomane,
jusqu’en 1451, la capitale de la grande province d’Ana-
dolu (12), dont nous pouvons conjecturer, par conséquent,
qu’elle formait le noyau. Il est très vraisemblable qu’au
temps des Danišmend déjà, cette contrée appartenait à une
région appelée Anatolie (3), et que c’est elle V Ανατολή de nos
monnaies. Il s’ensuit que le second élément du titre, la 'Ρω­
μανία, se réfère aux possessions primitives des Danišmend,
à la région de Sivas-Amasia.
Les Danišmend, chefs de Ghâzî et comme tels adonnés à
la conquête de pays nouveaux et à la conversion, au moins
apparente, de leurs habitants, n’avaient point d’ambitions
culturelles. Dans leur émirat s’établit la maigre civilisation
des conquérants, à savoir ce mélange de cultures issu d’un
long échange entre les acrites musulmans et byzantins,
et elle s’établit à côté de la civilisation indigène, elle-même
civilisation acritique, c’est-à-dire elle aussi profondément in­
fluencée par la culture des adversaires. L’indifférence des
Danišmend en matière culturelle donna libre cours à une ’
pénétration réciproque de ces deux civilisations « acritiques »

(1) Voir P. Witter, Zur Geschichte Angoras im Mittelalter, dans


Festschrift G. Jacob, Leipzig, 1932, p. 340.
(2) Le vilayet d’Anadolu comprenait avec ses 14 sanğaq : Anqara,
Aydın, Bolu, Teke, Hāmid, Hūdāvendkār, Sultānônü, Saruhan,
Qastamonu, Qarahişär-Şähib ( = Afyon Qarahisār), Qarasi, Kāngri
( = Čanqin), Kütahya, Menteşe (cf. Hāğği Halïfa, Gihānnumā, p.
631 et Ferīdūn2, II, p. 404) toute l’Asie Mineure occidentale.
Anqara devint une possession ottomane pour la première fois en
1354, en même temps que Gerede (Krateia) — voir Cantacuzêne,
III, p. 284 B. — et définitivement dans la première année du règne
de Murad Ier (1362 ; voir P. Charanis dans Byzantion, XIII, 1931,
p. 349 ss.). Sur le transfert du siège du Beylerbey (gouverneur)
d’Anadolu d’Anqara à Kütahya en 1451, voir Sa'deddīn, I, p. 416.
(3) J’espère qu’un byzantinisant pourra décider s’il faut penser à
une application très étendue d’Anatolikon, nom de thème, ou tout
simplement au terme grec d’Ανατολή, qui aurait alors été en usage
dans l’ouest de la péninsule. L’orthographe JjlAl qui nous fait
supposer une ancienne prononciation « Anatoli », parle en faveur
de cette dernière possibilité.
36δ È. WITTER

déjà si proches l’une de l’autre : de là cette curieuse civili­


sation mixte si caractéristique pour les provinces jadis da-
nišmendites et reconnaissable encore aujourd’hui dans leurs
monuments architecturaux.
Tout autre était l’aspect culturel de la création politique
qu’entreprit, peu après les Danišmend et à côté d’eux, une
branche de la maison des Selğuk. Parents des maîtres de
l’ancien monde musulman, ces princes devaient nécessai­
rement poursuivre le but de se bâtir dans le pays livré aux
envahisseurs un état qui s’inspirerait des traditions de la
haute civilisation islamique. Or, celle-ci comptait dès ses
débuts parmi ses éléments constitutifs la tolérance envers les
indigènes chrétiens dont le travail et le tribut formaient la
principale ressource du fisc ; et, dès les temps du califat
abbasside, elle était devenue pacifique, s’appuyant avant
tout, économiquement, sur une agriculture « dirigée ». Ce
n’est donc point par hasard que les princes selğukides choi­
sirent comme centre de leur futur état cette plaine qui s’é­
tend de Qonya vers Qaysari (Césarée), de tous les territoires
jusqu’alors solidement conquis en Anatolie le seul qui possé­
dât une agriculture fondée sur un système d’irrigation ar­
tificielle. En outre, de cette partie de l’Asie Mineure, c’était
cette contrée qui, dans les temps byzantins, avait le moins
reçu le caractère « acritique » : avec la nationalité grec­
que elle avait gardé une civilisation plus élevée (x). D’au­
tre part, grâce aux traditions de l’Islam classique intro­
duites par les Selğuk, christianisme et grécité purent s’y
maintenir. C’est là qu’on a pu recueillir, dans les derniers
temps encore, les vestiges les plus considérables du grec ana-
tolien (1 2). Ici encore, la toponymie se révèle extrêmement
instructive : le vilayet de Qonya s’appelle jusqu’aux temps
des Ottomans Yūnān vilâyeti « province des Grecs » (3). En

(1) Cf. J. Laurent, l. c., p. 69-71.


(2) Voir R. Μ. Dawkins, Modem Greek in Asia Minor, Cambridge,
1916.
(3) Voici quelques témoignages :
1° URuğ, éd. Babinger, p. 50,1.20: y Jjl -câNj
ôayjh « à cette époque on appelait le vilayet de Qaraman
( = Qonya) Уünān- Vilayeti ».
LE SULTAN DE RUM 369

effet, la nombreuse population grecque devait paraître bien


caractéristique de cette contrée ; elle contrastait nettement
avec le milieu musulman dont la vie s’étalait ici dans des
formes importées des centres de. l’islam et par conséquent
très étrangères au pays 0).
Or, cet état selğuk, qui se développait d’abord lentement
dans l’ombre du pouvoir danišmendite, allait finir par for­
mer de tous les territoires turcs et musulmans de l’Asie
Mineure un seul et florissant sultanat. Cet état, lui aussi,
porta, sinon officiellement, du moins dans l’usage pratique,
le nom de Rûm, et ses princes figurent dans les chroniques
orientales sous le nom de « Selğuks de Rûm » (Selāğiqe er-
Rüiri). Nombreux sont les témoignages de ce nouvel emploi
de notre terme (2), ét les historiens orientaux ne sont nulle-

2° Solaqzdūe, Ta’rīh, Istanbul, 1297, p. 10 :


« dans le pays de Yūnān, la capitale, qui est la ville de
Qohya ».
3° rĀšiQPAŠAzāDE, éd. Giese, p. 182, 1. 21 : Bayezid et Ğem, les
fils de Mehmed II, sont envoyés, du vivant de leur père, l’un à la
capitale d’Artana et l’autre à celle de Yūnān ; chez Nešrī (dans
Zeitschrift d. Deutschen Morgenl. Ges., XV, 1861, p. 371) on lit au
passage correspondant Amasia pour Artana et Qaraman pour Yūnān.
Le vilayet de Qonya, composé des 7 sanğaq Aqsaray, Aqšehir, Beg-
šehri, Qonya, Qiršehri, Qayserīye et Nigde (Hāğği Halïfa, Gihān­
numā, p. 615), était connu surtout sous le nom de Qaramān, d’après
la dynastie qui avait régné sur cette contrée dans les xive et xve s.
Notons encore le nom anciennement porté par une région de ce
vilayet, le district (qazā) Uluqišla du sanğaq de Nigde : Šuğā'eddīn
(Gih., p. 618), toponyme qui remonte à un prince de ce nom qui avait
régné sur cette région au début du xive s. (voir notre Art. Nigde dans
l’Encycl. de l’Islām).
(1) Nous ne voulons nullement dire qu’il ne se produisit pas, à
Qonya aussi, un certain mélange entre christianisme et islam, vie
grecque et vie turque. Seulement, cette interpénétration des deux
mondes a eu lieu, ici, plutôt dans la haute société ou — dans le do­
maine intellectuel — chez quelques personnalités d’exception. Cf.
par ex. J. H. Mordtmann, Um das Mausoleum des Molla Hunkiar
in Konia, dans Jahrb. f. asiatische Kunst, Leipzig, 1925, p. 197-204,
et mes articles sur L’Épitaphe d’un Comnène à Konia, dans Byzan­
tion X, 1935, p. 505-515, et XII, 1937, p. 207-211.
(2) Il suffit de regarder dans l’histoire des Selğuk de Rūm par
Ibn Bïbī (Μ. Th. Houtsma, Recueil de textes relatifs à l’histoire des
Mél. Boisacq. — 24.
370 P. wítïèk

ment embarrassés par le fait qu’ils ont encore à mention­


ner, à côté des Selğuk de Rûm, le melik er-Rūm qui est l’em­
pereur byzantin (x), le fasilyevs (βασιλεύς) ā’Istenbol (2).
On peut même dire que le terme de Rûm, dans son sens
politique, continua d’être réservé à Г Empire, et que c’est
uniquement dans son sens géographique qu’il a servi aux
Turcs pour désigner leurs états fondés « dans le territoire
de Rûm », l’émirat primitif des Danišmend d’abord, puis
le sultanat selğuk. Si ce terme géographique avait été d’abord
attaché plus spécialement aux provinces de l’Est, avec l’ex­
pansion du sultanat selğuk vers l’Ouest il devait désigner
de plus en plus l’Asie Mineure entière. Malgré une certaine
liaison avec cet état — il désignait celui-ci, toutefois, dans
l’usage pratique seulement et non dans l’usage officiel (3) —

Seldjoucides, IV, Leiden, 1902) les nombreux passages signalés dans


l’index s.v. Rūm. Dans la grande majorité de ces passages (pour les
autres voir les deux notes suivantes) le terme de Rūm signifie le
territoire de l’état selğuk ou cet état lui-même. Je ne veux en citer
que quelques-uns : Recueil IV, p. 75 et 110 : çjj jCil lešker-i Rūm
«l’armée selğuke » ; p. 245 : “AL j jl çjj
et p. 246 : pjj où akābir-i Rūm --
« les Grands de l’État selğuk » ; p. 248 : tłjjj « le vézirs de Rūm ».
Je note comme singularité curieuse que Qara- Čelebi-Zūde, his­
torien ottoman du milieu du xvue siècle, mentionne dans son Rav-
det el-ebrār, Bulaq 1248, p. 275 le sultan selğuk Mas'ūd II avec le
titre « Qayşar-i Rūm » ; cela explique l’étrange expression qu’on y
trouve deux pages plus haut : « Osman investi dans son émirat par
le qayşar-i kišver-i Rūm ».
(1) Voir par ex., le récit d’ĪBN al-Aîîr (ad ann. 601 ; éd. du Caire,
XII, p. 93) sur l’avènement au trône de Kaihosrou Ier dans « le pays
de Rūm » et sa fuite à Constantinople chez le « roi de Rūm », ou
Ibn Bîbī, Rec. IV, p. 36 : « guerre sainte contre le pays de Rūm qui
obéit à Laškarī (Laskaris) », et p. 334 : Tzzeddīn Kaika’us II s’en­
fuit vers le pays de Rūm et y reste un certain temps à Isteribol.
(2) IbnBībī, Rec., IV, p. 297 : i ,·**.Lu b dl ♦ . « · LI
L1L gxJj «Sultan 'Izzeddin.... se rendit à
Constantinople (Istenbol) chez le βασιλεύς; le melik er-Rūm le com­
bla d’honneurs ».
(3) Il n’y a, à ma connaissance, que la seule inscription d’Egerdir,
LE SULTAN DE RÛM 371

il garda son caractère de terme géographique et survécut


comme tel à la disparition du sultanat de Rûm, désignant
maintenant la totalité des émirats qui se partageaient le
territoire selğukide, plus ceux qui s’étaient formés, dès 1300,
dans les régions de l’Ouest récemment conquises 0). Bilād
er-Rüm égale donc maintenant l’Asie Mineure entière.
« Et nous nous dirigeâmes vers la terre de Turquie connue
sous le nom : pays de Rûm. On Va nommé d’après les Rûm
parce qu’elle a été jadis leur pays. C’est de là que vinrent les
anciens Rûm et Yûnânî. Dans la suite les musulmans la con­
quirent, et il s’y trouve maintenant beaucoup de chrétiens
sous la protection des musulmans turkmâns ». — C’est par ces
mots qu’Ibn Battûta (2) passe dans son fameux récit de
voyage à la description de l’Asie Mineure parcourue par
lui en 1333. Rûm égale donc pour lui la Turquie, c.-à-d.
l’Asie Mineure déjà presque entièrement turque. Et pour­
tant, lui aussi, parle sous le même nom de Rûm du terri­
toire byzantin (situé maintenant exclusivement en Europe I),

datée de 635/1237-38, où un sultan selğukide s’appelle « sultan du pays


( 1) de Rūm », et même ici ce titre ne figure que dans un développe­
ment de la titulature proprement officielle et cela en étroite conne­
xion avec les noms des pays regardés comme dépendants du sultan :
« sultan du pays de
Rūm, d’Arménie, de Syrie, de Diyārbekr et des Francs ». Voir
B. Moritz dans F. Sarre, Reise in Klein-Asien, Berlin, 1896, p.
159 s. et F. Giese, Die Bauinschrift der Medrese zu Egherdir dans
Mitt. d. Seminars f. orient. Spr. Berlin, XI/2, 1908, p. 255 s. On doit
même se demander si Rūm, figurant ici dans la série de pays dépen­
dants, ne signifie pas dans ce cas la Byzance Lascaride :
c—csjCûli (Ibn Bïbī, Rec. IV p. 36, cf. supra, n. 1).
(1) Il faut toutefois remarquer que les conquérants turcs de ces
régions occidentales les appelaient de préférence Anadolu, terme dont
nous avons déjà dit qu’il remonte aux temps des Danišmend (v. su­
pra, p. 367 s.).
(2) Ibn BAttūtA, éd. Defrémêry et Sanguinetti, Paris, 1853-
59, II, p. 255: Jl ū *VLâI| L’xAj
Al pi 4.Jpj^ll кА? £ΑλΙ| (£3A l^i\î
cAA''ΆΙ о* л.» s i5jl.>ail| ytá' ù^l k; j
m P. WH'TEK

où règne le melik el-Qostantinîye qui est appelé « Tekfūr » 0).


Un contemporain d’Ibn Battūta, al-'Umarî, donne au cha­
pitre « Asie Mineure » de son Encyclopédie géographique le
titre : « du pays des Turcs en Rüm » (2). Pour lui aussi l’em­
pire n’est plus que le « pays de Qostantinīya (3) », toutefois
il ajoute — archaïsme savant puisé dans les géographes ara­
bes d’une époque bien antérieure —que cette ville, l’Isten-
bôl de son temps et l’ancienne Byzance, est la capitale du
« pays des Rūm », qui est le « pays du Q aysar ».
Bien que caché sous la traduction peu habile de « Grèce »,
le terme de « Rûm » employé comme équivalent de « Tur­
quie » se rencontre également dans Y Histoire orientale,
« dictée en français par Haiton (« Seigneur de Curchi » 0), « pa-

(1) Op. cit., II, p. 418. Ibn Battūta décrit son arrivée à la forteresse
de Mahtūlī où commence le territoire de Rūm. Cette localité doit être
cherchée sur la route terrestre qui conduit de la Russie méridionale
à Constantinople. Ne nous cachons pas que toute cette partie du
récit est bien suspecte : qu’on se rende à Constantinople, non pas
de Brousse ou de Nicée, que notre auteur avait visitées auparavant,
mais de Soudak, et cela non par mer mais à travers les steppes, que
la princesse byzantine mariée au Khan de la Horde d’Or, en compa­
gnie de laquelle Ibn Battūta voyage, porte le même nom de ùAî
que la femme de l’Ottoman Orkhan — tout cela est trop invraisem­
blable. Surtout ritinéraire entre Mahtūlī et Constantinople est ab­
solument fantaisiste. Dans ces conditions je n’ose pas chercher l’em­
placement de (on est tenté de corriger en Nicopolis
sur le Danube). Néanmoins il reste vrai que pour notre auteur, il
existait en Europe un territoire de Rūm qui était l’empire byzantin.
(2) F. Taeschner, Al-Umarī’s Bericht über Anatolien, etc.,
I, Leipzig, 1929, p. 1.
(3) Op. cit., p. 53 s. :
ÂSX. UU* (Bīzāntānīya) Uüaî Ци U>a.5 j
(4) Curchi = Κούρικος, le Korkene de Bertrandon de la Bro-
quière (1432), éd. Ch. Schefer, Paris, 1892, p. 100 (p. 116 : Corco),
aujourd’hui Čokôren (le toponyme moderne s’explique par la mé-
tathèse d’une forme Korikon, avec palatalisation du к initial) à la
côte de Cilicie, à l’Est de Selefke = Σελεύκια ; cf. Tomaschek, Zur
hist. Geographie von К. Ä. im M. A., dans Sb. Ak. d. W. Wien,
Ph.-h. Cl., CXXÎV, 1891, p. 65. Encore Sa'deddīn, H, p. 23, 1. 8
écrit u-XX' Korikos.
LE SULTAN DE RŪM 373

rent du roi d’Arménie ») à Nicolas Salcon et traduite en­


suite en latin en 1307 ». Nous sommes obligés de citer d’après
le recueil de Bergeron (x) qui malheureusement n’offre, sem-
ble-t-il, qu’une retraduction du latin en français : « Chap. XII :
Du Roiaume de Turquie.... Le Roiaume tire son nom de Grece
des diverses nations de Г Orient (2), parce que anciennement
VEmpereur des Grecs regardait la Turquie comme son propre, et
qu'elle était commandée par ses Commandons et Officiers ; mais
après que les Turcs se sont emparés de ce pais là, et qu’ils
l’ont habité, ils se sont choisi un Seigneur, qu’ils ont appelé
Soldan, qui est autant que Roi en Latin ( 1). Depuis ce temps
là, ce pais a été appelé Turquie par les Latins » (3).
Quant à l’assertion de l’auteur que les Latins emploient
le terme de « Turquie » — familier d’ailleurs à cette époque,

(1) Pierre Bergeron, Voyages faits principalement en Asie dans


les XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles..., La Haye, 1735, col. 16.
(2) C.-à-d. «. le royaume tire son nom de Rūm qu’il a auprès des
diverses nations de l’Orient.... »
(3) Haiton continue en énumérant les huit provinces de cette
« Grèce » ou « Turquie » et leurs capitales. Ce passage est reproduit,
d’après un ms. de la Bibliothèque Nationale de Paris, par Pauthier
dans son édition de Marco Polo, I, p. 36, n. 2 ; je fais suivre les noms
donnés d’après Bergeron, entre crochets, par les leçons du ms., bien
que celles-ci ne soient pas toujours les meilleures. Voici ces huit provin­
ces et leurs capitales : 1° Ligonie [Elconie] (Lycaonia) avec Comi [El-
conie] (Qonya) ; 2° Capadoce avec Césarée de Grèce [Césaire la grant
de Grèce] 3° Sauria (Isauria) avec Séleucie [SaZerne] ; 4° Briquia
[Liquic] (Phrygia) avec Zichia [Nichte] de Grèce (Lazikia = Laodicea ad
Μ. ?) ; 5° Quisitan (Albistan) avec Epheson [Enfesson] (<_,_ M ou u
qui provient de l’ancien nom Άραβισός, lui-même encore recon­
naissable dans le nom moderne Yarpuz ; c’est l’Éphèse des Orien­
taux où se trouve la Caverne des Sept Dormants ; cf. Mükrimin
Halil dans Türk Ta’rīh Engümeni Megmū'ast, XV, 1926, p. 91, n.
1) ; 6° Bithinie [Butante] avec Nichor [Nique] (Nicée) ; 7° Paphlagonie
avec Gynapolis [Guianopolis] (Ίωνόπολις, inebolu) ; 8° Genech [Genesti]
(arm. : Čavnivk, Čanet' ; osmanh : Čanik ; IbnBïbï : cLU. ; Schilt­
berger, éd. K. F. Neumann, p. 63 : Genyck ; p. 64 : tcyenick ; p.
95 : Zegnikch) avec Trapezonde. — On remarquera que Césarée et
Laodicée sont signalées comme étant « de (Grèce =) Rūm » ; c’est
probablement pour les distinguer de Çésąrée en Palestine et de Lao­
dicée, le port syrien,
374 P. WITTEK

nous l’avons vu, aux Orientaux aussi — remarquons qu’au­


cune tradition, en effet, n’invitait les Latins à appeler « Ro­
mania » un pays dominé par des Turcs. Déjà Villehardouin,
au commencement du xine siècle, n’avait parlé de l’Asie
Mineure que sous le nom de Turquie (x). Pour lui, le terme
de « Romanie » ne s’applique qu’à l’Empire, il se limite
par conséquent presqu’entièrement aux provinces situées en
Europe (12) ; mais là, il dépasse les frontières réelles, en s’é­
tendant à tous les territoires revendiqués par l’empire.
C’est le commencement d’une évolution de sens qui trans­
formera, en Europe aussi, le terme de « Romania », de politi­
que, en géographique. Cette évolution était accomplie, dès
le début du xive siècle, lorsque les Turcs devenus maîtres de
toute l’Anatolie, commencèrent à ravager cette Romania
européenne où se fixeront, en 1354, les Ottomans qui en au­
ront assujetti à la fin du siècle la plus grande partie. Cette
Romania alors n’appartenait déjà plus que dans une très
faible mesure à l’empire byzantin : il y avait des principautés
bulgares, une Serbie réclamant pour elle le titre impérial,
les principautés « franques »..... et pourtant elle restait la
« Romania ». Dans ce sens géographique le terme se main­
tint même après que la péninsule fût devenue une possession
des Ottomans. Ainsi une courte notice chronologique en grec
écrite peu après 1411 et traitant des luttes entre les fils de
Bayezid Ier pour la possession çles provinces ottomanes en

(1) Geoffroi de Ville-Hardouin, La Conquête de Constantino­


ple, éd. Natalxs de Wailly, Paris, 1872, p. 70 (§ 125) : « Avie (Aby­
dos) qui siet sor le Braz-Saint-George (Dardanelles) devers la Tur­
quie » ; p. 270 (§ 453) Théodore Lascaris « qui tenait la terre d’autre
part del Braz devers la Turquie ». Notons que Marco Polo (ed. Pau-
thier, I, p. 35 ss.) parle de l’Asie Mineure sous le nom de Turque-
menie, nom appliqué par Bertrandon de la Broquière, p. 83 seu­
lement à la région environnant le golfe d’Alexandrette (pays de Tur-
quemanie que nous appelons Arménie dont est le chief une grande
ville qu’ilz nomment Entequeyé et nous l’appelons Antioce), par le
Lehğe, s.v. « Türkmenlik » aux régions d’Erzinğan, Erzerum et Tebriz.
(2) La seule ville de Nicée, bien que située en Asie Mineure, est
nettement regardée comme faisant partie de la Romanie ; p. 180
(§ 304) : « la duchée de Niqué, qui ere une des plus halte honors de la
terre de Rorperiia, et séoit d’autre part del Braiz, devers la Turquie »,
LE SULTAN DE RŪM 375

Europe, mentionne qu’en 1410, les places fortes de la « Roma­


nia » avec tout le pays reconnurent Mûsâ comme maître (x).
De même, dans une lettre qui informe le sénat de Raguse de
la mort dudit Mûsâ, tombé le 5 juillet 1413 dans la bataille
contre son frère Mehmed Ier, nous lisons que ce dernier ga­
gna pacifiquement toutes les contrées de la « Romania » jus­
qu’alors occupées par Mûsâ (12). A côté du terme de « Ro­
mania » apparaît également, tout à fait dans le même sens,
celui de « Grecia » (3), sorte de traduction qui ne s’explique
évidemment pas par le caractère grec de ces contrées mais
par le nom d’imperium Graecorum donné à Byzance par
les Latins (4) et resté aux provinces européennes jadis com­
prises dans l’empire. Ainsi nous lisons dans une lettre du
• sénat vénitien, envoyée le 26 juillet 1410 au baile de Constan­
tinople: et in casu quo Musulman Zalapi (Sulayman Čelebi)
habet dominiam Grecie...., et en août suivant, le prince serbe
Vouk demande que Venise envoie des vaisseaux qui doivent
transporter dominum suum Musulman Zalapi.... de Turchia
in Greciam (5). Et l’allemand Johannes Schiltberger, fait
prisonnier par les Turcs dans la bataille de Nicopolis en
.1396, écrit : « Ich bin och getven in Kriechen, do heist die hopt-
stat Adranopoli.... Es lit och ein grosse statt by dem weissen
(corr. de welschen) meer in Kriechenland und haist salonikch...
Es ligt och ein mächtige stat in Kriechenlant, genant Seres.
Und was land zwüschen den tünow und des mers ligent gehö-
rent dem turckischen (corr. de tütscherí) künig zu. Es ist
ein stat und ein vest genant Chalipoli ; da fert man über das

(1) Papadopoulos-Kerameus, 'ΐεροσολυμιτική Βιβλιοθήκη, IV,


S* Pétersbourg, 1899, p. 32 — Lampros, Νέος 'Ελληνομνημών, VII,
Athènes, 1910, p. 151 (cf. N. Jorga, Gesch. d. Osman. Reiches, I,
Gotha, 1908, p. 349, n. 2): επροσκίνισαν τα κάστρη τής 'Ρομανήας
σΐν τον τόπον δλον.
(2) Diplomatarium Ragusanum, η° 226 : tocius Romanie oras
antehoc per Mussiam occupatas.... dicioni sue hactenas benigne
submittens.
(3) Nous avons rencontré déjà le terme de « Grèce» comme tra­
duction de « Rūm » ; voir supra, p. 372.
(4) Les Slaves aussi d’ailleurs désignent Byzance par le nom de
царство гръцко.
(5) S. Ljubić, Monumenta spectantia hist. Slavorum meridiona-
1ццщ Ağram, 1Ş6Ş et suiv., vi, p, 102-106,
376 . WITTER

gros meer. Da selbs fur ich über in die grossen türkey 0) ».


Bertrandon de la Broquière, l’excellent observateur français
au service du duc de Bourgogne, qui parcourut la Turquie
en 1432/33, tout en utilisant le terme de Grèce pour désigner
l’ensemble des possessions turques en Europe 0), l’applique
surtout, dans un sens restreint, à la Thrace orientale : parti
à’Andrénopoly, après avoir chevauché pendant deux jours Je
long de la Maritza par la Grèce, il entre au pays de Macédoine 0)
dont le chef-lieu est Philipopoly 0) et qui s’étend jusqu’à la
Porte de Trajan 0). De là il traverse la Vulgairie jusqu’à la
Morava, rivyere qui départ la Vulgairie et la Rascie ou
Servie 0). L’ensemble de ces contrées, y compris même la
Serbie encore plus ou moins indépendante, forme la « Grèce »
de l’Advis de Jehan Torzelo, de 1439 ; parlant du passage
d’une armée à Bellegrade, il écrit : et la Dunoe passée, la
puissance dessus dicte serait en la Grece... La a en soy trois
seigneurs chrestiens... le seigneur de la Rascie qui est tribu­
taire au Turc... Albanye où sont deux seigneurs... la seigneurie
de la Morée qui est de Monseigneur Г empereur 0). Nul doute
que cette extension du terme Grèce doive s’expliquer par le
fait que toutes ces contrées appartenaient à l’église grecque.
C’est la même raison qui causera plus tard une extension iden­
tique du terme de Rūméli 0).

(1) Schiltberger, éd. Neumann, p. 93 s.


(2) Le voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, éd. Ch.
Schefer, Paris, 1892, p. 182-185 et autres passages ; p. 198 : Begue-
larbay, le seigneur de la Grèce, = le Rūméli Beglerbeyisi (cf. p. 171,
180, 183 et 188).
(3) On rencontre le terme de Macédoine aussi chez Sa‘deddīn,
I, p. 435, 1. 5 : « le pays Makedon connu aujourd’hui sous le nom de
Rūm-éli ». — Outre la Macédoine, Bertrandon connaît encore (p.
171 s.) l’Épire (Pirrhe), qui d’après lui serait la contrée de Seres (Bes­
seres), et (p. 268) la Thessalie (Thezale).
(4) Bertrandon, p. 199 s.
(5) Ibid., p. 201.
(6) Ibid., p. 205.
(7) Ibid., p. 264 ; cf. p. 266 : Et de la Hongrie à passer dans la Grèce
n’y a à passer sinon la Dunoe et tantost on est en la Grece.
(8) Bertrandon (p. 212) ne manque pas de noter l’endroit où,
lors de son retour, il entend pour la première fois de nouveau la
messe dite, bien qu’en langaige esclavonien, selon le rite de Rome :
ç’ęst à Şemlin, donc déjà en dehors dę lą future Rūméli turque,
LE SULTAN DE RŪM 377

Rūm-éli, « pays de Rûm », est le terme par lequel les con­


quérants turcs traduisirent le grec « Romania », traduction
qui — étant un composé formé avec él « pays » — montre
clairement que ce terme avait été compris dans un sens pure­
ment géographique. Rūméli était pour les Turcs l’opposé
• d’Anadolu « Anatolie », terme qui pour eux signifiait l’Asie
Mineure occidentale d’où ils étaient venus, tandis que celui
de Rūm restait chez eux plutôt réservé aux contrées qui
avaient fait partie du sultanat selğukide. Rūméli correspond
donc à ce que les Byzantins désignaient sous le nom de Δύσις
et comprit dans la suite tous les pays conquis par les Otto­
mans dans les Balkans, de Čatalğa et Viza jusqu’à Scodra en
Albanie, jusqu’en Morée et jusqu’au Danube, de Belgrade
à l’embouchure 0). Toutefois l’accroissement du vilayet de
Rūméli s’arrêta à ces limites; les pays conquis dans la suite
en Occident furent organisés en vilayets nouveaux, ceux de
Bosnie, de Temesvar, de Budun (Buda), etc. On peut donc con­
stater que la frontière de la Roumélie coïncide assez exacte­
ment avec la ligne de démarcation qui jadis sépara les par­
ties orientale et occidentale de l’imperium Romanum et est
restée jusqu’à nos jours, à peu de chose près, la frontière
entre les domaines de l’église orthodoxe et de l’église catho­
lique. Cette coïncidence n’est assurément pas due au ha­
sard. La Roumélie, telle qu’elle fut organisée dans le vilayet
de ce nom, était considérée par les Turcs comme une pro­
vince « essentielle » qui formait avec le vilayet d’Anadolu le
noyau de leur empire tandis que les vilayets de Bosnie
et de Hongrie n’étaient pour eux qu’une sorte de bastion
extérieur. En traçant la limite de la Roumélie ils devaient
être guidés par le sentiment très net qu’au delà de cette
ligne commençait le sol d’une autre civilisation où ils ne se
sentaient plus aussi sûrs et à leur aise que dans les pays
dont la civilisation avait été formée par Byzance et son égli­
se comme l’avait été celle de l’Anatolie d’où ils étaient venus
après un long stage d’assimilation culturelle. Le trait com­
mun à tous les pays de cette vaste Roumélie, habitée par
tant de nations qui avaient même possédé des États natio-

(1) J. von Hammer, Rumeli und Bosna (d’après Hāğği Halīfa),


378 P. WITTER

naux, était l’église orthodoxe — et c’était là le trait le plus


important dans ce milieu, surtout aux yeux de musulmans.
Si le terme de Rūméli, à l’origine simple calque de Romania,
put désigner une province dont l’étendue surpassa de loin
celle de la Romanie, et finit par englober tout le domaine
de l’église orthodoxe sur le sol ottoman en Europe, mais
rien de plus, c’est évidemment parce que ce terme avait
évolué vers un sens auquel il se prêtait facilement, Rūm
ayant, comme on sait, également la signification de « chré­
tien orthodoxe » 0). Rūméli avait donc reçu comme nou­
veau sens, ou au moins comme sens secondaire, celui de
« Pays des chrétiens (orthodoxes) » « Pays des Rûm ». Nous
avons vu d’ailleurs que dans le langage des Occidentaux aussi
tout ce monde orthodoxe des Balkans était désigné sous le
nom commun de « Grèce », signifiant : pays habité par les
chrétiens de l’église grecque.
Le caractère chrétien de la Roumélie s’est, en effet, main­
tenu dans toute l’étendue du vilayet, sauf trois contrées
où l’islam a gagné une majorité compacte; deux à l’est, en
Bulgarie — l’une dans le Rhodope, et l’autre entre la Mer
Noire et le Danube inférieur —, la troisième dans le Sud-
Ouest de la Serbie, s’étendant le long de la frontière du
vilayet. L’explication de ce phénomène doit être cherchée
dans l’histoire de la conquête turque. Cette conquête com­
mença par les exploits de Ghâzî qui, une fois installés sur
la péninsule de Gallipoli, s’emparèrent de la contrée avoi­
sinante et, selon leurs traditions, la gagnèrent à l’Islam,
sans empêcher qu’une partie des convertis conservât la
nationalité slave. Mais ces premières conquêtes de Ghâzî
durent être suivies par de vastes expéditions de l’État otto-

(1) Cf. Χλωρός, Λεξικόν τουρκο-έλληνικόν, Constantinople, 1899,


S. V. J·! : Der se'ādet patrīqi ό εν Κωνσταντινουπόλει πατριάρχης
των 'Ρωμαίων, ήτοι ό Οικουμενικός Πατριάρχης. Quds-i Šerīf rūm
patrīqi ό πατριάρχης των ορθοδόξων Ιερουσαλήμ, etc. Rūm patrīqhanesi
πατριαρχεΐον των 'Ρωμαίων ; s. V. cJ- : rūm milleti το έθνος των
'Ρωμαίων (sc. la communauté orthodoxe); s. v. çjjy-L haih-u-rūm
ο έξ Αρμενίων ορθόδοξος,
LE SULTAN DE RŪM 379

man : il s’agissait alors de livrer de grandes batailles aux


armées, des états balkaniques, batailles dont l’issue devait
décider du sort de pays entiers. Victorieux, l’État ottoman
s’installa dans les pays conquis avec son appareil administra­
tif ; et cet état n’était déjà plus exclusivement de caractère
ghāzī, mais avait hérité entre-temps du sultanat selğukide
les traditions de l’islam classique, et était devenu, par con­
séquent, un état fiscal et — tolérant. Les vastes pays ainsi
conquis restèrent donc, sous la couche, assez mince, de la
domination turco- musulmane, des pays chrétiens. C’est aux
nouvelles frontières seulement, transportées par les con­
quêtes massives de l’État, d’un seul coup, à travers la pénin­
sule, jusqu’aux bords du Danube et aux côtes de l’Adriatique,
qu’à nouveau les Ghâzî trouvèrent un champ d’action et
un habitat où l’islam fut prêché et même imposé, laissant,
là aussi, dans une mesure considérable, leur nationalité (al­
banaise, grecque ou slave) aux convertis.
La conquête de la péninsule balkanique fut à peu près
achevée dans les premières années du règne de Bayezid Ier,
immédiatement après la victoire décisive remportée par les
armes ottomanes à Kossovopolye en 1389. Dans les mêmes
années, l’état ottoman s’imposa, de l’autre côté des détroits
aussi, comme puissance unique, s’incorporant, l’un après
l’autre, les émirats anatoliens de la côte de la Mer Égée jus­
qu’au Taurus et à l’Euphrate ; aussi bien que Rūméli, la
Romania de l’ouest, celle de l’Est, l’Asie Mineure, Rüm,
était devenue ottomane. Il restait encore, entre les deux
parties de cette puissance nouvelle, comme dernier rem­
part de l’empire byzantin, Constantinople — et elle-même
commença d’être étroitement encerclée et assaillie par les
troupes ottomanes qui devaient l’assiéger durant sept ans.
L’empereur, maintenant, n’était pour les Turcs que l’Istan­
bul Tekfuru ; tekfur, titre d’origine arménienne, signifie
bien «roi», mais à cette époque il était fort dévalué, dési­
gnant dans les chroniques turques les commandants de
toutes petites villes ou forteresses byzantines (Q. Il va de soi

(1) Nous avons déjà rencontré ce titre dans le passage d’Ibn Bat-
tūta (v. supra, p. 372). Cf. P. Witter, Das Fürstentum. Mentesche,
Istanbul, 1934, p· 39, n, 1. Citons le passage particulièrement expli-
380 P. WITTER

•que le terme de Rūm. n’était plus appliqué à ce pauvre reste


de Pempire (*) ; dans son sens politique il n’existait plus,
ou plutôt, il était devenu disponible.
C’est alors que nous voyons Bayezid, maître de Rūm et
Rūméli, et escomptant déjà la conquête d’Istanbul, envoyer
une ambassade en Égypte : « Dans l’année 797 (elle commen­
ça le 27 octobre 1394) le sultan (Barqûq) rentra au Caire
(il y arriva le 13 décembre (2)) ; et se présentèrent devant lui
les ambassadeurs de l’Ottoman Bayezid avec des cadeaux
demandant pour celui-ci l’investiture par le calife (Al-Muta-
waqqil Ier), comme sultan de Rūm ; et le sultan lui arrangea
cette affaire (3) ».

cite cTAl-'Umarī, éd. Taeschner, p. 53, 1. 14 s. : J


<21. « le roi de Trébizonde s’appelle
tekfūr comme s’appelle le roi d’Arménie», et Schiltberger, éd.
Neumann, p. 148 : Und ihren patriarchen haïssent sie (sc. les Arme­
niens) Kathagnes (Katholikos) und einen künig haissents takchaver.
(1) Il n’y a qu’un seul passage où un Ottoman désigne l’empe­
reur de ce temps par le titre de qayşar et l’empire par le nom de Rūm :
ce sont les vers d’AhMEDĪ traitant des premières luttes de Murad Ier
(voir Die altosm. anon. Chroniken, éd. Giese, I, p. 19, 1. 23-26) ;
comme je le montrerai ailleurs, le poète, en versifiant une chronique,
s’est mépris sur le sens de Rūm qui dans ce cas signifie la contrée
de Toqat (Amasia) ; on ne sera pas étonné de le Voir, après ce
malentendu, introduire dans le récit le qayşar, terme si intimement
lié dans la littérature musulmane à celui de Rūm.
(2) Voir G. Weil, Gesch. der Chalifen, V, p. 55, η. 1.
(3) · (Si A/l o’B <3*0 <3l 3I& ( w\ V A**» )
Ьб’ь® N-A <1A d «LLLe.ll £>* A Ц-Ц> (jC-İe.
<2JS d jUaLJI Ibn al-Šiùna, en marge d’ĪBN al-aîïr, Bulaq, 1290,
IX, p. 207 ; je cite d’après F. Babinger, Zwei türkische Schutzbriefe
etc., dans Le Monde Oriental, X, 1921, p. 132, n. 1, où le passage
est reproduit (l’interprétation qu’en donne Μ. Babinger est erro­
née : ce n’est pas Barqūq mais bien le Calife qui confère le titre). Cf.
Hąmmer, Gesch. d. osm. Reiches, I2, p. 195 ; C. H. Becker, Bartholds
Studien über Kalif und Sultan, dans Der Islam, VI, 1916, p.
378 ; Th. W. Arnold, The Caliphate, Oxford, 1924, p. 106.
Cette ambassade de 1394 n’est qu’une des nombreuses ambassa­
des échangées dans ces années entre les Ottomans et l’Égypte ; à
celles qu’énumère Weil, op. cit., V, p. 47, n. 1, on ajoutera l’ąmbaş-
LE SULTAN DE RÛM 381

Il est vrai que les Ottomans, longtemps avant cette in­


vestiture, ont pris le titre de sultan dans leurs inscriptions,
dès la plus ancienne où Orhan déjà apparaît comme sultân
ibn sultan al-ghuzât « sultan fils du sultan des Ghâzî » (x). Seu­
lement ce titre qu’ils s’étaient arrogé de leur propre autorité
ou fait conférer par un cheikh de réputation plus ou moins
locale, n’avait eu cours qu’à l’intérieur de leur propre pays.
Lorsque, sous Bayezid Ier, les Ottomans commençèrent à occu­
per une place de plus en plus importante dans le monde musul­
man, il fallut bien que leur titre de sultan reçût la sanction
exigée par le droit public musulman, celle du calife. Or ce
dernier se trouvait alors dans la complète dépendance du
sultan du Caire ; c’était donc à celui-ci qu’il fallait s’adres­
ser. Bien qu’en Égypte on inclinât à n’admettre qu’un seul
sultan légitime — le sultan du Caire (2), dans ce cas, sous
la menace de Timour, contre lequel l’état ottoman était
devenu un allié indispensable, on pouvait difficilement refu­
ser à Bayezid le titre qu’il réclamait. Rien de plus naturel
que ce titre de sultan fût celui de « Sultan de Rūm », qui dès
les temps des Selğuk de Konya avait eu cours dans le monde
musulman et revenait donc automatiquement au nouveau

sâde dont Schiltberger, éd. Neumann, p. 57, raconte qu’elle se ren­


dit, après la victoire de Nicopolis (1396), chez le « Soldon (Sultan)
mit sechtzig Knaben zu einer erung ».
Barthold n’aurait assurément pas maintenu ses doutes sur l’his­
toricité du récit d’Ibn al-Šihna, s’il avait eu sous les yeux le texte ori­
ginal et non pas seulement les mentions très inexactes de Hammer et
d’OliSson. Lès difficultés qu’il voit dans le fait que les Ottomans por­
tent dans leurs inscriptions le titre de sultan bien avant cetté am­
bassade et que d’autre part leur titre de sultan n’était pas reconnu
en Égypte pendant le xve s., sont faciles à éliminer : il est tout na­
turel que les Ottomans se soient nommés sultans de facto avant d’en
rechercher la reconnaissance de jure ; et il est aussi naturel que les
Égyptiens aient refusé la reconnaissance du titre dès que les Otto­
mans furent devenus leurs plus dangereux adversaires.
(1) Le texte que donne Ahmed TevIiîd dans Ta’r. 'o§m. enğ. meğm.,
V, 1330, p. 318 dé cette inscription dé Brousse, datée de 1337-38,
exige plusieurs corrections et restitutions. Pour les titres des Pre­
miers sultans, voir F. Taeschner dans Der Islam, XX, 1932, p. İ31 s.
(2) Bécker-Barthold dans Der Islam, VI, p. 370 s. et Th. W.
Arnold, op. cit., p. 202 s.
382 P. WITTER

maître des territoires selğukides. Ainsi, par exemple, le fait


que le calife ait conféré à Bayezid le titre de sultan de Rûm
n’a certainement en rien influencé l’historien de Timour
qui désigne les Ottomans comme Rūmīyān « gens de Rûm »
et qui cite, dans le récit de leur défaite d’Ancyre, les pre­
miers mots de la célèbre surate XXX du Coran, la sūrat ar-
Rüm : « vaincus sont les Romains » 0).
Néanmoins, étant donné la situation que Bayezid venait
d’acquérir dans les deux Remanies, nous croyons que la
pensée de faire revivre l’empire romain n’a pas pu être com­
plètement étrangère au souverain ottoman. Marié à une
princesse de cette Serbie qui un demi-siècle auparavant
avait elle aussi tenté cette entreprise, tsar pour ses sujets
slaves, imperator pour les Latins, Bayezid était trop fami­
lier avec les traditions politiques communes aux territoires
réunis dans sa main pour n’en pas subir la séduisante in­
fluence. Et, en effet, la politique de Bayezid trahit, par ses
hardis projets de conquête, que c’était bien un empire uni­
versel, réclamant l’occident chrétien comme l’orient musul­
man, qu’il rêvait d’établir. Le rapprochement entre cet em­
pire et celui des Romains a été fait, d’ailleurs, par un con­
temporain, l’historien Ibn ‘Arabšāh, qui vivait à la cour
ottomane sous Mehmed Ier et Murad IL C’est comme suc­
cesseur des empereurs romains, et comme responsable de leurs
actes, que Bayezid, selon lui, aurait dû subir, après la défaite
d’Ancyre, de la part de Timour (« l’iranien ») les mêmes hu­
miliations que jadis un Q aysar avait infligées au roi de Perse
Šāpūr 0).
Nous ne voulons pas exagérer. La situation n’est pas la
même que dans le cas du bulgare Syméôn, qui au début du
xe siècle ne pouvait s’imaginer aucun autre titre impérial

(1) NizāMUDDÎN ŠāMÎ, Zafarnāma, éd. F. Tauer, I, Prague, 1937,


p. 257, 1. 14 et p. 258, 1. ï.
(2) Ibn ‘Arabsûh, ‘Ağā’ib al-maqdūr fī naivā’ib Tīmūr, Le Caire,
1285, p. 146. Cf. Μ. F. Köprülü, Yıldırım Beyazıd’ın esareti ve inti­
harı hakkında, dans Belleten, I, İstanbul, 1937, p. 596. — L’assertion
que Šāpūr (Ier) aurait été mis par l’empereur (Valerien) dans une
cage de fer est naturellement une grave erreur d’histoire, puisqu’au
contraire ce fut ce dernier qui, en 260, fut fait prisonnier.
LE SULTAN DE RÛM 383

que celui d’un βασιλεύς 'Ρωμαίων et qui dans ses plus hardis
rêves de gloire et de puissance se soumettait à l’idée de l’em­
pire romain Q). La situation n’est pas la même, non plus,
que dans le cas des Latins de la quatrième croisade, pour
lesquels ne pouvait entrer en ligne de compte d’autre empire
que Y Empire Romain, Ylmperium Romaniaé, Y Imperium Ro-
manorum..... (12) « Les nouveaux-venus, ceux qui appartiennent
à ce monde que Byzance qualifiait de « barbare », ne font
que donner une dynastie ou essayer de donner une dynastie,
et des soldats aussi, à un Empire qui reste toujours de la
même essence » (3). Cette constatation, si juste pour les La­
tins de 1204, ne vaut certainement pas pour les Turcs otto­
mans. Leur« Sultanat de Rûm» était d’une tout autre autre
essence que l’Empire auquel il se substitua (4). Il était impos­
sible que cette théocratie musulmane, issue de l’union des
traditions politiques des Ghâzî avec celles de l’islam classi­
que, continuât sans rupture les traditions politiques et cul­
turelles de la Byzance chrétienne. C’est aux Occidentaux seu­
lement que les sultans ottomans, regardés de très loin et
d’une manière superficielle, pouvaient apparaître comme
des imperatores Constantinopolis dans le sens de vrais
successeurs des βασιλείς — aux occidentaux ou encore aux
chrétiens devenus sujets de l’empire ottoman, qui, maltraités
déjà par l’état byzantin et abaissés à la condition de « raya »
bien avant la Τουρκοκρατία, n’avaient plus eu aucune part
active au gouvernement sous lequel ils devaient vivre :

(1) F. Dölger, Bulgarisches Car tum und byzantinisches Kaiser­


tum, dans Actes du IVe Congrès intern, des études byzantines ( = Bull.
Inst. Arch. Bulgare, IX et X), I, Sofia, 1935-36, p. 57-68.
(2) Voir par ex. Tafel et Thomas, Urkunden zur älteren Han­
dels- und Staatengesch. der Rep. Venedig, II, p. 37-42 (n° 176) : Ro­
mande imperium.
(3) N. Jorga, France de Constantinople et de Morée, dans Revue
historique du Sud-Est européen, XII, Bucarest, 1935, p. 81.
(4) L’opinion commune mais par trop naïve sur la continuité
des institutions byzantines dans l’empire ottoman doit, après l’é­
tude de KÖPRÜLÜZADE M. Fuat, Bizans müesseselerinin osmanli
müesseselerine te’siri (Remarques sur l’influence des institutions by­
zantines sur les institutions ottomanes), dans Türk hukuk ve iktisat
mecmuası, I, 1931, p. 165-313, être définitivement abandonnée.
384 P. WITTER

βασιλεύς, царъ ou σουλτάν, c’était toujours pour eux le mê­


me ανθέντης, Effendi 0). Ne perdons pas non plus de vue
que le titre de « Sultan de Rûm » évoquait pour les Ottomans
musulmans le souvenir des Selğuk dont ils se prétendaient
les héritiers légitimes.
Néanmoins, malgré ces restrictions, on doit constater
que maintenant, et seulement maintenant, le terme de Rūm
est employé dans un sens politique pour désigner "un état
musulman, et que cet emploi n’est plus entravé par l’exis­
tence d’une autre puissance du même nom ; que le nom de
Rûm a donc ressuscité, en tant que terme politique, dési­
gnant un état qui réunit à nouveau, de l’Adriatique jus­
qu’à l’Euphrate, les pays qui jadis avaient formé le patri­
moine byzantin.
On sera surpris toutefois de constater que le titre de « Sul­
tan de Rûm » n’a pas eu une place plus grande dans les ac­
tes officiels de l’état ottoman. Pour expliquer ce peu de
succès, il faut d’abord rappeler que, moins de huit ans seule­
ment après qu’il avait été officiellement conféré, la terrible
défaite d’Ancyre (1402) mit brusquement fin aux rêves
impériaux de Bayezid. Un demi siècle fut nécessaire pour
effacer les traces de cette défaite, pour sauver l’unité de l’état
et lui permettre de récupérer l’étendue et la place qu’il a-
vait eues avant la catastrophe. Ce fut là l’oeuvre de Mehmed
Ier et de son fils Murad II. Or, Mehmed Ier s’intitula bien,
dès le commencement, semble-t-il, sultan (non pas « sultan
de Rûm»): car par ce titre il réclamait l’hégémonie sur les
autres parts de l’état, alors aux mains des émirs ses frères.
S’il évita dans son titre le nom de Rûm, c’est parce que
Rûm, l’Asie Mineure, était de nouveau en majeure partie
au pouvoir des anciennes dynasties restaurées par Timour.

(1) Remarquons en passant que les chroniques grecques des temps


de la Τουρκοκρατία se servent du verbe βασιλεύειν également
lorsqu’il s’agit des sultans (Dorotheos de Monemvasie, Venise,
1637, p. 533 : βασιλεύων δε ό Σουλτάν Μουράτης εις την Άδριανούπο-
λιν και ό κυρ Ιωάννης [Jean VIII] είς την πόλιν), et même leur don­
nent quelques fois le titre de βασιλεύς (par ex. Βραχέα χρονικά, éd.
LamPros, Athènes, 1932, n° 5, datant de 1535 : ο δέκατος βασιλεύς
τού Ότουμανιδών γένους Μαχουμέτης).
LÉ SULTAN DE RÛM 385

De plus, la province ottomane, qui après Ancyre lui était


échue, était justement cette contrée d’Amasia et Sivas qui
portait depuis les Danišmend le nom de Rûm. Ce nom devait
donc être évité dans un titre destiné à exprimer qu’on ne
se contentait point de ce qu’on possédait mais qu’on revendi­
quait le tout. Quant à Murad II, après une vaine et précoce
attaque sur Constantinople entreprise en 1422, tout au début
de son règne, on le voit, vite assagi, suivre une politique
réfléchie et réaliste, même modeste, pourrait-on dire, étant
donné l’énorme puissance dont il disposait. Visiblement il
ménagea, autant que possible, les derniers émirs indépen­
dants d’Asie Mineure, et voilà une raison pour lui d’écarter
dans son titre la mention de Rûm. Ce souverain semble même,
d’ailleurs, s’être contenté de préférence du titre de Bey ou
à’Emir. Mais, pourquoi alors, le titre de « sultan de Rûm »
n’a-t-il pas gagné plus d’importance sous Mehmed II, qui
acheva l’assujettissement aussi bien de l’Asie Mineure que
des Balkans et gagna à cet empire de Rûm la capitale tra­
ditionnelle et naturelle, Constantinople, dont la prise de­
vait apparaître comme la clef de voûte du sultanat de Rûm ?
Je crois que c’est exactement le fait de cette prise qui em­
pêcha le Conquérant de parer son titre du nom de l’empire
disparu. Cette conquête qui réalisait un rêve séculaire du
monde musulman, à laquelle celui-ci avait pratiquement
renoncé pour la reporter à la fin des temps, dont elle devait
être un des signes annonciateurs, cette conquête devait né­
cessairement faire revivre, dans la bouche des conquérants,
avec le verset coranique « vaincus sont les Romains », Rûm
dans son sens classique ; elle ne pouvait pas être suivie par
une résurrection du nom de l’état anéanti. D’ailleurs le titre
de sultan d’un des pays musulmans devait, après cette vic­
toire, paraître bien inférieur à celui de « sultan des Ghâzî »
que Mehmed II tenait de ses ancêtres 0) et qui signifiait
maintenant sultan de tout l’islam guerrier, de l’islam pour

(1) Sultan al-ghuzāt wa’l-mu^āhidīn est le titre donné à Mehmed


Il chez Šukrullāh (éd. Seif, dans Mitt. z. osm. Gesch., Il, p. 68), his­
torien contemporain de ce Sultan ; cet auteur donne le même titre en­
core à Murad II (p. 112), et celui de sultan al-ghuzāt à Bayezid Ier
(p. 94). Cf. supra, p. 381.
MÉL. Boisacq. —· 25.
386 R. wīttëk

ainsi dire « dynamique », opposé à l’islam « pacifique » des


centres saints laissés encore par les Ottomans sous la pro­
tection du sultan d’Égypte (x). Aussi cet empire, qui de plus
en plus se transformait en une théocratie du type classique
musulman, trouvait dans les traditions musulmanes concer­
nant le califat, et dans les traditions historiques d’Alexandre
et des Chosroës de Perse, „ traditions familières au monde
musulman grâce à la poésie, tout ce qu’il fallait pour se munir
d’un solide fondement idéologique (12), et il pouvait même,
de plus, faire revivre une ancienne légende turque, celle de la
domination universelle d’Oghuz Khan et de ses vingt-quatre
fils (3). Néanmoins, en marge de tout cela, se conservait le
souvenir des traditions impériales de Rûm et de sa capitale,
toujours évoqué par poètes et historiens (4). Seulement, parmi
les titres officiels, à côté de ceux qui expriment la suprême
dignité musulmane (Calife) et nationale (Haqan), il n’y
avait plus de place pour « Sultan de Rûm ».
Ce n’est que dans des documents postérieurs, où il fallait
faire étalage de titres aussi nombreux et pompeux que ceux
dont usait la chancellerie des Habsbourg, que « pays de Rûm »
figure, à côté de « Perse » et d’« Arabie », pour évoquer la
grandeur de l’empire (5). Remarquons que Rûm alors précède
la Perse et l’Arabie — il continue à être considéré comme
le noyau de l’empire. C’est, dans cette correspondance,
l’héritier du trône du Qayşar (de Rûm) t qui écrit au Časar

(1) Voir Byzantion, XI, 1936, p. 310 sur les deux groupes dans
lesquels l’islam se divise selon 'Āšiqpašazūde, éd. Giese, p. 220,
1. 2 (dans la n. 2 de la page citée de mon article il faut lire : p. 201,
1. 16).
(2) Voir KöPRÜLüzADE Μ. Fuat, op. cit., chap. XII : Imperatorluk
ve hakimiyet telâkkileri.
(3) Voir notre The Rise of the Ottoman Empire, p. 7-11.
(4) Pour n’en donner qu’un exemple: Sa‘deddīn, I, p. 429, nomme
Istanbul « la fine et belle des pays de Rûm, qui, dès les temps anciens,
avait toujours été la résidence des souverains et le siège des Qayşar».
(5) Cf. le diplôme d’investiture de 1608, publié par F. Behrnauer
dans Archiv für Kunde österr. Geschichtsquellen, XVIII, 1857, p.307 :
<--> jUaL 4L « Moi qui
suis le sultan des sultans de l’Orient et de l’Occident, des pays de
Rūm, de la Perse et de l’Arabie ».
LE SULTAN DE RŪM 387

de Romaï (x). Mais ce n’est là qu’un jeu de mots et éta­


lage d’érudition historique. Le terme de Rûm était trop
lié à son sens classique, dans lequel il ne désignait pour
les musulmans que les pays au delà de l’Euphrate et du
Taurus, pour pouvoir comprendre les anciens provinces mu­
sulmanes conquises depuis Sélim Ier ; il demandait à être
complété par « Perse » et « Arabie ». C’est la dynastie qui
donna à l’unité politique que tous ces pays formaient le
nom représentatif de : devlet-i ‘osmānīye, « empire ottoman ».
Mais si « Rûm » et « sultan de Rûm » n’ont eu dans l’usage
officiel qu’une modeste carrière, dans l’usage littéraire, et
probablement aussi dans l’usage pratique, leur succès fut
complet, si complet qu’on a peine à choisir dans le nombre
immense de passages qui l’attestent. On en trouvera partout,
et dans tous les genres littéraires. Je dois me contenter de
donner quelques indications. Pour l’auteur de la fameuse
Muhammedīye, écrite en vers turcs sous Murad II, son sultan
est tout simplement le « sultan de Rûm » ; à la fin de son
poème, il nous montre ses amis lui conseillant de présenter
son ouvrage à un des grands souverains du monde musul­
man (12) :

(1) Lettre du sultan Ahmed Ier à l’empereur ( ) Mat­


thieu, dans Feridūn, Munša’āt2, II, p.419 (voir supra, p. 365, n.l) :
ôjGj u-jpj ’аяьлА . . AS
Dans le dictionnaire de Meninski, s.v. Ljj Roma, on trouve,
pour désigner l’empereur du Saint-Empire, Roma
imperatoru et Romayi časari ; ce dernier terme tra­
duit par Romanus Caesar. A côté de Roma, emprunt de l’Italien,
existait encore la forme Rim (v. le dictionnaire de Meninski,
s.v., qui donne pour exemple p Rim halqi, Romanus popu_
lus, et Hasan b. MaJimūd Влуатт, Gām-i Gern āyīn (composé en
1481), ed. ‘Alī Emīrī, Istanbul, 1331, p. 48 ult. : LLp Rim papa,
« pape de Rome »), emprunt du Slave ; cf. Fr. Miklosich, Lexicon
palaeoslovenico-graeco-latinum, Vienne, 1862-65, s.v. римъ, où est
signalée, entre autres, l’expression glagolitique et serbe rim-papa.
(2) YAziğioGHLU MeĘmed, Muhammedīye (terminée en 1449),
Lith. Constantinople, 1305, p. 469 :
388 P. WITTER

Présente ton livre au sultan de Perse


Ou à la salle du trône du sultan d’Égypte
Ou bien présente-le au sultan de Rûm,
A Murad, fils de Mehmed khan, de Rûm (x).
De même l’auteur ottoman d’une histoire universelle in­
titule, vers 1500, la partie où il traite de l’histoire ottomane :
« Histoire des sultans de Rüm de la maison d’Osman Ghāzï » (2).
Cent ans plus tard, un autre historien ottoman, traitant des
titres en usage dans différents pays, mentionne chaque fois
l’usage de sa patrie par ces mots : « et en Rūm.... » (3) ; pour
lui aussi le sultan ottoman est le « Rūm pādišāhi » ou le
« sultân-i Rūm ». Chez les historiens de langue plus littéraire
on trouvera les formes savantes de Rūmï, pluriel : Rümiyān
pour ottoman et Rümïya pour Rūm (4). Le grand poète Bâqî,
loué pour avoir fait de la « langue de Rûm » (5) l’égale de

Dediler čūn kitābxñ bu dur ey yār


Ki görmedi aniñ mislini dayyār
ilet аш 'Ağem sultânına sen
Ve yā sultān-i Mişr ayvanına sen
Ve yâ ilet anı sultân-i Rûma
Murâd ibn-i Mulıammed hân-i Rûma
(1) Rencontrant à la Mecque, en 1481, le prince Ğem qui venait
de perdre la lutte pour le trône ottoman, un poète cherche à le con­
soler par le vers : Olsañ šahinšah-i Rūm olmazdı hağğ nasibin, « Si
tu étais le šahinšah de Rûm, la grâce de ce pèlerinage ne te serait
pas échue » (Hasan b. MaLmüd Bayütî, Qām-i Ğem āyln, p. 10).
(2) Nešrī, éd. Th. NÔldeke dans Zeitschr. der Deutschen Morgenl.
Ges., XIII, 1859, p. 184.
(3) cĀlī, Künh al-ahbār, Istanbul, 1277/85, V, p. 16 s. ; cf. Mü-
NEğğiMBAši, Şahă’ij al-ahbār, Istanbul, 1285, I, p. 542 : « (Le calen­
drier en usage) dans le pays de Rûm qui est notre pays ».
(4) V. par ex. supra, p. 365 le passage de Sa'deddīn.
(5) Zebān-i Rūm égale ici clairement « la langue turque » et spé­
cialement « la langue ottomane ». Déjà chez Ibn BAttūtA (II, p.270),
nous trouvons lisān ar-Rūm employé dans le sens de «Turc d’Asie
Mineure » : il dit que le mot « Ğelebi », mot incontestablement turc,
signifie « dans la langue de Rūm », « mon seigneur ». Cf. P. Wittek,
Das Fürstentum Mentesche, p. 143, n. 2. Moins décisif est le passage
dont nous avons parlé dans la Festschr. G. Jacob, p. 351, n. 4 et où
il est dit que Effendi est un terme des gens de Rūm, puisqu’il s’agit
là d’un mot d’origine grecque. En général on doit constater qu’en
ce qui concerne la langue le terme de Rūm a toujours signifié plu-
LE SULTAN DE RŪM 389

l’arabe et du persan (*), se vante lui-même d’avoir enseigné


aux « poètes de Rûm » le genre du ghazel (2). A côté de ces
« poètes de Rûm », les šu'arā-i Rūm, on trouve les 'ulema
(« théologiens »)-i Rūm, les mešā’ikh (« cheikhs »)-i Rūm, les
Rūm abdalları « derviches de Rûm » (3) et de même la Pléia­
de des calligraphes ottomans s’appelle « les sept maîtres de
Rûm » (esātîd-i sab‘a-i Rūm).... (4).
Si le terme de Rûm connut un tel succès chez ceux-là même
qu’il désignait, son succès ne fut pas moindre chez les voi­
sins de l’Est et en général dans le monde musulman où Rūm
et rūmī sont devenus les termes courants pour « Anatolie »
et « anatolien » d’abord et ensuite pour « empire ottoman » et
« ottoman » (5). A partir du grand poète mystique Ğelâleddîn
Rūmï maints grands hommes que le sol de Rûm donna à
l’islam répandirent par leur ethnique le nom de leur patrie
dans le monde.
On a beaucoup cherché, dans les derniers temps, un terme
qui puisse remplacer celui d’« Ottoman » devenu antipathi-

tôt « le Grec ». C’est à juste titre que Meninski2 donne pour « rūmge,
pro rūmīğe, vulg. urūmğe » « graece, graeco idiomate ». Rūmğe (au­
jourd’hui rumğa ou urumğa), en effet, égale ρωμαίικα ; cf. Χλωρός :
rūmge, lisān-i rūmī — νεοελληνική γλωσσά.
(1) Voir Jan Rypka, Bāqī als Ghazeldichter, Prague, 1926, p.
49 s., le passage de eAtā’ī : mu'addil-i mīzān-i zebān-i Rūm, traduit
par Rykpa : der Ausgleicher (gegenüber den anderen poetisch hoch­
entwickelten Sprachen, namentlich der persischen) der Wage der
türkischen Sprache.
(2) Öğrendi ghazel tarzını Rūmuñ šu'arāsi (cité d’après Rypka, op.
cit., p. 50).
(3) Voir M. Fuad Köprülü dans Türk Halkedebiyati Ansiklopedi­
si, Istanbul, 1935, p. 29.
(4) Quant à l’usage pratique citons encore comme exemples le
calendrier ottoman dit ta’rīh-i Rūmī (MÜNEğğiMBAŠi, I, p. 27), et
aussi sāl-i Rūmī, έτος οίκονομικόν (X λ ω ρ ό ς ), et la monnaie d’or
ottomane appelée Rūmī, et cela au xixe s., sous Mahmud II
(IsMāhL GHāLiB, Taqvīm-i meskūkāt-i ‘osmānīye, Istanbul, 1307,
p. 504).
(5) Encore en 1867 un poète persan parle de l’empire ottoman
sous le nom de Rum : voir A. Bricteux, Mirza Dja‘faT Qaradja-
daghi, L’Avare, Liège, 1934, p. 5 et 9 : bji o'j
« frühchissant lą męr, j’ąi fait un voyage dans l’empire ottoman »,
390 P. WITTER

que à la jeune république turque, et qui d’ailleurs en effet


ne correspond plus aux exigences de notre science, depuis
que celle-ci a découvert l’importance de la vie turque en
Asie Mineure avant les Ottomans et à côté d’eux. Jusqu’à
ce jour aucun terme nouveau n’a été proposé qui tienne
compte et de l’étendue géographique et du caractère culturel
propres à ce peuple appelé jusqu’ici « osmanh ». Nous croyons
que le terme de «Turcs de Rûm » répond entièrement à ce
qu’on peut exiger : il embrasse l’Anatolie aussi bien que la
Roumélie, l’époque des Danišmend et des Selğuk aussi bien
que celles des émirats et de l’empire ottoman ; il comprend
les divers éléments turcs, nomades, villageois, citadins, vrais
turcs et turquisés ; il exprime la part immense que le sol de
l’ancien empire « romain » et ses traditions culturelles ont
prise à la formation de la vie turque dans son nouvel ha­
bitat ; il a l’avantage d’avoir été largement en usage chez
ces turcs eux mêmes et leurs voisins musulmans ; enfin, en
associant aux turcs le grand nom de Rome, il évoque ce qui
est leur plus grande gloire, la fondation de cet empire qui
— rien que par sa durée et son étendue — constituera tou­
jours un des chapitres les plus importants de l’histoire 0).
Bruxelles. Paul Witter.

(1) A mon vif regret mes amis turcs semblent ne pas approuver
le terme que je propose ici et que j’emploie moi-même depuis quel­
que temps déjà. J’espère qu’ils ne m’en voudront pas, au moins. Car
comment juge-t-on la Turquie dans le monde selon Ibn BAttūtA
(II, p. 255)? : Aš-šafaqat fi’r-Rūm, « la bonté se trouve en Rūm ».
UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

ANNUAIRE
DE L’INSTITUT DE PHILOLOGIE
ET D’HISTOIRE ORIENTALES
ET SLAVES
TOME Vï (1938)

MÉLANGES
ÉMILE BOISAGQ

BRUXELLES
Secrétariat des Éditions de l’Institut
IMPRIMERIE

D E МЕЕ STER
WETTEREN
(BELGIQUE)

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