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Sculpture “Eat My Fear”.

David Lynch, 2000 (sculpture réalisée pour la NYC parade

LA VACHE FOLLE
DE DAVID LYNCH

Par Roland KERMAREC


Depuis le dernier trimestre de l’an 2000, la France tout
entière est atteinte d’une frénésie et d’une psychose
collectives, du modeste particulier terré au fin fond de son
Larzac natal jusqu’aux plus hautes instances
gouvernementales perchées dans leurs tours d’ivoire, en
passant bien sûr par les médias, toujours âpres à se repaître
des moindres mouvements d’opinion, quitte à les faire naître
en les cultivant directement dans les recoins de nos assiettes.
L’ennemi y rumine sa vengeance depuis des années, ulcéré
d’avoir ingurgité tant et plus de la nourriture qui l’a
transformé en quasi cannibale : le bien nommé Prion est
parmi nous, prêt à surgir du premier steak venu pour nous
faire trembler et nous secouer de spasmes sporadiques.
Surclassant de loin les rillettes frelatées, les porcs aphteux,
la volaille dégénérescente ou les listérias galopantes, la
vache folle assoit davantage son règne au sein de nos
consciences jour après jour, broutant un à un nos scrupules
de coupables carnivores. Le cours du bœuf n’en finit plus de
chuter, nos amis de la CEE s’empressent de mettre en place
un blocus avant de s’apercevoir que l’ignoble ver est aussi
dans leur fruit, des générations de nouvelles bêtes malades
éclosent aux quatre coins de l’Hexagone, les normes
européennes deviennent de plus en plus strictes sans
endiguer le fléau : le territoire épizootique de la Bête s’étend
inexorablement.

   Depuis le dernier tri-mestre


de l'an 2000, la France tout
entière est atteinte d'une
frénésie et d'une psychose
collectives, du modeste
particulier terré au fin fond
de son Larzac natal
jusqu'aux plus hautes
instances
gouvernementales perchées
dans leurs tours d'ivoire, en passant bien sûr par les médias,
toujours âpres à se repaître des moindres mouvements
d'opinion, quitte à les faire naître en les cultivant
directement dans les recoins de nos assiettes. L'ennemi y
rumine sa vengeance depuis des années, ulcéré d'avoir
ingurgité tant et plus de la nourriture qui l'a transformé en
quasi cannibale : le bien nommé Prion est parmi nous, prêt à
surgir du premier steak venu pour nous faire trembler et
nous secouer de spasmes sporadiques. Surclassant de loin
les rillettes frelatées, les porcs aphteux, la volaille
dégénérescente ou les listérias galopantes, la vache folle
assoit davantage son règne au sein de nos consciences jour
après jour, broutant un à un nos scrupules de coupables
carnivores. Le cours du bœuf n'en finit plus de chuter, nos
amis de la CEE s'empressent de mettre en place un blocus
avant de s'apercevoir que l'ignoble ver est aussi dans leur
fruit, des générations de nouvelles bêtes malades éclosent
aux quatre coins de l'Hexagone, les normes européennes
deviennent de plus en plus strictes sans endiguer le fléau : le
territoire épizootique de la Bête s'étend inexorablement.

Certes, me direz-vous,
mais quid de David    
Lynch dans tout cela ?
Une Encéphalopathie
Spongiforme Lyn-chienne
est-elle en train de
s'emparer de la côte
californienne ? David
aurait-il placé des prions
en culture dans son frigo
pour pouvoir mettre en scène un nouveau film DV
expérimental à la Bee's Nest ? S'est-il lancé dans l'élevage
intensif de troupeaux malades sur ses collines
hollywoodiennes ? Non, rien de tout cela à se mettre sous la
dent. D'ailleurs, je ne crois même pas me souvenir de l'avoir
jamais vu avaler autre chose que son inamovible sandwich à
la dinde.

   Pourtant, si les vaches ont disparu des salles de cantine, elles ont simultanément disparu des
salles de musée new-yorkaises. En effet, de nombreux artistes amateurs et professionnels
ont participé durant l'été 2000, du 15 juin au Labor Day (la fête du travail, célébrée là-bas le
premier lundi de septembre), à la Cow Parade de New-York. Cette manifestation bovine
prend place tous les ans dans une ville différente afin d'encourager les artistes en herbe à
décorer selon leur fantaisie des sculptures de vaches grandeur nature en fibre de verre : elle
s'était tenue en 1998 à Zurich et en 1999 à Chicago. Afin de procéder à une sélection, les
responsables new-yorkais ont invité les volontaires à postuler, lançant également quelques
invitations à des artistes en vogue, parmi lesquels David : un flux de 1200 propositions s'est
déversé dans leurs bureaux. Le nombre de vaches graciées s'élevait au final à 500 : heureuses
élues destinées à orner les rues, les parcs, les jardins, les places et de nombreux espaces
publics de la Grosse Pomme, la plupart à Manhattan.

N'eût été la participation de David, inutile de préciser que je n'aurais jamais soupçonné
l'existence même de cette étrange célébration. Interrogé avant d'avoir présenté son œuvre aux
organisateurs, David déclarait déjà, comme une sorte de mise en garde prémonitoire, " Je ne
pense pas que ma vache aura une apparence particu-lièrement amicale " (1). Lorsqu'ils ont
passé commande, les cow paradeurs en chef devaient bien se douter que David n'allait pas
coller une tendre et innocente marguerite entre les dents de sa vache ni peindre au pochoir de
petits oisillons et des papillons multicolores sur son croupion, mais nul ne peut douter qu'ils
aient réellement été estomaqués en découvrant sa sculpture fraîchement débarquée de Los
Angeles, fruit de quatre jours de labeur qui lui ont apporté une grande satisfaction. Le
responsable de la manifestation, Henry J. Stern, a alors tenu des propos que la presse s'est
empressée de reproduire, comparant la vache de David aux basses œuvres du sinistrement
célèbre Charles Manson (il existe certes un point de rencontre entre ce triste sire et David,
mais il ne s'agit pas d'un ruminant…) (2), et conseillant gentiment à David de cesser de
manger à plusieurs râteliers pour se consacrer uniquement à ce qu'il pratique le mieux, à
savoir réaliser des films : " J'ignore si cet art est plutôt choc ou plutôt toc… David Lynch
devrait s'en tenir à ce qu'il fait habituellement : des films. " (3).

Inutile de préciser que la vache de David a alors été écartée manu militari de la sélection
officielle de ce festival bovin (4), provoquant l'ire de son géniteur californien, qui a aussitôt
rué dans les brancards, visiblement déçu par cette décision : " Je souhaite simplement qu'ils
montrent ma vache. Croyez-moi, les gens voient des choses bien plus inquiétantes que cela
dans les rues de New-York. […] Ne pensez-vous pas que lorsque des gens vous affirment que
vous êtes libre de faire ce que vous voulez tant que cela n'a rien de pornographique, ils
devraient respecter leurs engagements et exposer votre vache ? Ils devraient être fiers de
montrer ma vache pour laisser les visiteurs se forger leur propre opinion." (5) Le principal
argument de Stern pour expliquer le bannissement de la Lynch Cow a été que, contrairement à
The Straight Story qui a été distribué dans le monde entier par Disney (cette idée me laisse
toujours rêveur…), sa sculpture n'était visiblement pas destinée à être admirée en famille : "
Ces vaches sont supposées être tout public. Est-ce que vous souhaiteriez voir une vache
nazie, ou une vache du Klu Klux Klan, ou encore une vache s'adonnant à des actes
obscènes ? " (6) C'est peu ou prou la même réponse que j'ai obtenue de mon côté en
interrogeant un autre responsable de la Cow Parade, Alex Nieroth : " Aux yeux du comité de
sélection, la vache de David Lynch ne répondait pas aux exigences d'une manifestation
artistique tous publics." (7)

   A la décharge des organisateurs, il faut bien concéder que la


vache de David ne correspond guère aux canons esthétiques
de la très grande majorité des bovidés qui ont envahi les rues
de New-York, monuments kitschissimes à souhait ou œuvres
politiquement correctes s'il en est (8). L'œuvre de David peut
paraître anecdotique dans un premier temps, mais il suffit
d'avoir contemplé une à une les cinq cents vaches de ce
cheptel digne d'un improbable abattoir hippie pour
s'apercevoir qu'elle mérite finalement qu'on s'y attarde, de la
même façon qu'il est souvent profitable de se laver le regard
en s'imposant un bon gros navet au cinéma pour apprécier davantage toutes les finesses et les
ressources de mise en scène d'un chef-d'œuvre.

NOTES

1 : " I don't think it will be a particularly friendly looking cow ". Dans la mesure du possible,
j'essayerai toujours d'indiquer la " V.O. " des propos de David afin de préserver leur sonorité
et leur rythme propres, les traductions n'étant que des interprétations personnelles où il est
parfois malaisé de transposer certaines tournures - et qui, concernant David, aboutissent
parfois à des propos dénués de sens dans les interviews que l'on peut lire ici et là.
2 :" Manson" est le pseudonyme qu'a choisi en toute finesse Brian Warner, le chanteur
méchamment allumé du groupe Marilyn Manson, interprète de deux des chansons de la bande
originale de Lost Highway, dans lequel il fait d'ailleurs une brève apparition (dans les petits
films pornos tournés par Alice pour Mr. Eddy).

3 :" I don't know if it's schock art or schlock art. David Lynch should stick to his day job,
making movies " : déclaration de Henry J . Stern parue dans le New York Times, comme la
majorité des propos recueillis dans cet article

4 : Indiquons toutefois qu'avant la Cow Parade de New York, la vache de David a été exposée
une semaine durant à San Francisco sans engendrer le moindre incident ni donner naissance à
la plus petite protestation… A cette occasion, une petite plaque apposée au pied de la
sculpture indiquait son titre (Butchered), mais on ignore si celui-ci a été attribué par David
lui-même.

5 : " I just want them to show my cow. Believe me, people on the streets of New York have
seen far more disturbing things. […] Don't you think when people tell you you're allowed to
do whatever you want as long as it's not sexually X-rated that they should stand behind their
word and show your cow ? I think they should show my cow proudly and let people make up
their own minds. " : avouons que ces propos se révèlent malgré tout involontairement
comiques, ce que n'ont pas manqué de noter de nombreux sites américains qui répertorient les
meilleures citations de personnalités. [la première partie de cette citation est extraite du Times
du 14 août 2000.]

6 : " These cows are meant to be PG. Would you want a swastika cow, or a K.K.K. cow, or a
cow performing an obscene act ? "

7 : " The Lynch cow did not meet the art committee's requirement of " family " art. ", propos
recueillis le 5 janvier 01 par mail.

8 : Alex Nieroth a bien voulu nous autoriser à publier quelques photos des vaches présentées
lors de l'édition new-yorkaise de cette Cow Parade, qui donneront un aperçu des critères de
sélection de ce comité. Vous trouverez le titre de l'œuvre et le nom de l'artiste en cliquant sur
chaque cliché. Il nous a paru inutile de préciser davantage laquelle était la sculpture de
David : au vu des autres spécimens en présence, cela tombera probablement sous le sens à
tout œil un tant soit peu exercé… Les amateurs d'installation bovine et de cet art conceptuel
en puissance qui ne seraient pas suffisamment rassasiés pourront trouver les photographies
des quelque cinq cents autres vaches sur le site de la Cow Parade :
Http://www.cowparadenewyork.com
  

   

  

David n'a pas sculpté sa vache dans son intégralité mais, de


même que tous les autres participants, il a travaillé à partir
d'une sculpture en fibre  de verre produite à la chaîne et
vierge de tout motif, en lui faisant subir une série d'outrages
(9). Tout d'abord, il a décapité sa vache, comme si celle-ci
était passée à la guillotine, enduisant ensuite son cou d'une
substance qui évoque le sang et, pour compléter cette
décollation spectaculaire, il a perforé l'encolure de deux
trous figurant les artères carotides du bovin. Après lui avoir
ôté le crâne, il s'est également attaqué à ses flancs en lui
creusant la chair et en lui éventrant le dos, si l'on peut dire.
Dans la cavité dorsale ainsi constituée, David a alors placé
ce qui ressemble à des entrailles et de la cervelle, le tout
copieusement arrosé d'hémoglobine peu ragoûtante, puis il y
a déposé l'intérieur de la tête de sa vache, peinte en rouge
En
vif,effet,
comme dans une avait
si elle séquence là aussi purement
été littéralement dépecée. explicative,
Paul Atréides (le héros interprété par Kyle MacLachlan)
s'informe sur les
Contrairement formes
à la coupedenettevie présentes
du crâne, les à labords
surface tuméfiés
d'Arrakis, renseignant par la même occasion
de cette plaie béante sont boursouflés et irréguliers : David a les spectateurs
qui ne seraientfait
probablement pasfondre
familiarisés
en partie aveccette
l'œuvre de Frank
portion de la
Herbert. Quelques plans évoquent
sculpture, ce qui lui donne un aspect plus grossier le peuple des Fremens
et rend
avant d'aborder un élément crucial
plus frappant encore l'emplacement de la tête, comme de Dune : les immensessi la
vers des sables qui montent une chasse
vache avait commencé à se dévorer elle-même, rendue gardée auprès des
filons
démente d'épice.
par laPourfolieinstiller
des hommes.un tonLa résolument
vision de scientifique
cette tête està
cette séquence,
saisissante puisque,David souhaitait
outre une corne alors filmer
droite un plan
brisée et unenœil
coupe
vide et laiteux, des matières cervicales jaunâtres jaillissentlesà
d'un immense ver dont on pourrait ainsi découvrir
intestins
gros et les organes.
bouillons grumeleux Afindu de réaliser
museau decela plan
bête etparticulier,
on
engendrent un contraste étonnant avec le reste du crâne,et on
fit venir plusieurs cadavres de vaches sur le plateau
les éviscéra
rouge sang etpour contribuerlisse,
extrêmement au réalisme
aux refletsdésiré.
nacrésLe plan:
tourné, David voulut conserver quelque
matières, textures et couleurs tranchées et moirées temps une de ces
vaches et il ainsi
composent commença à la morceler
une œuvre plastique comme il avait
et picturale pu le
quasiment
faire en modèle réduit avec ses
autonome qui suscite à elle seule l'intérêt. poulets ou ses poissons.
Mais c'était sans compter sur la canicule qui régnait alors au
Mexique,
Cette où l'équipe
sculpture rappellede une
tournage s'était pour
expérience installée,
le moinsà la fois
pour
burlesque que David avait tentée il y a environ quinze ansde
des raisons purement budgétaires et pour bénéficier
certains
sur des plusdegrands
le tournage Dune.studios qui existaient
Il s'adonnait alors à laà pratique
l'époque.des La
chaleur accablante putréfia la viande en
" animals kits ", qui fonctionnaient toujours selon le même quelques heures à
peine et une
principe, queodeur pestilentielle
nous pouvons évoquerde pourriture
brièvement envahit
et dont
rapidement
nous le plateau,
nous sommes contraignant
inspirés pour la miseDavidenàscène
renoncer de cetà son
œuvre :Ces
article. d'une kitscertaine
lynchiensfaçon, la cow  tout simplement à
consistent  
sculpture qu'il
démembrer un aanimal
réalisée pour New-en un grand nombre de
quelconque
York
partiesconstitue à cet et
identifiables égard une sorted'être dénommées, que
susceptibles
de vengeance
David fixe surartistique par rapport
une planchette en plaçant sous chacune
àd'entre
ce Cow Kit qu'il n'a jamais pu
elles une petite étiquette indiquant qu'il s'agit d'une
achever
patte, (10).
d'un bec, d'un œil, etc. Il insère ensuite sur un des
coins de la planchette une petite notice explicative où,
Dans unun
imitant tout autre registre,
langage scientifiquecet de circonstance qui
ressemblerait à celui d'un Dr. Frankenstein de bas étage, il
enjoint les spectateurs à réassembler les fragments morcelés
des animaux démembrés selon un ordre précis avant
d'insuffler dans ces chairs mortes et éteintes un souffle de
vie qui les ressuscitera. La consécration artistique finale de
étalage de boyaux et d'organes à vif ne peut bien sûr que me
remémorer la scène du meurtre de Renée dans Lost
Highway : ce jour-là, un spécialiste était venu sur le plateau,
une valise à la main, sortant d'une main experte des pièces
de viandes, d'abats et de cervelles spongieuses et avachies
sous l'œil gourmand de David qui lui indiquait où les placer
pour le tournage. David s'empressait d'ailleurs de mettre la
main à la pâte pour arranger à son goût ce qui ressemblait
dans son esprit à un tableau. Tout cinéphile amateur des
films de David Lynch n'est pas sans savoir que son principal
souci est de dépasser le dégoût premier qui pourrait être
associé à certaines textures ou certaines matières, afin de
pouvoir atteindre la beauté intrinsèque des choses immondes
au premier regard. Pour cette séquence, David tenait à
composer minutieusement son tableau, attentif au moindre
détail dans le plus infime recoin de l'image, projetant par
exemple lui-même de minuscules gouttelettes de sang
artificiel, à l'aide d'une paille, contre les murs de la chambre
ou sur les battants de l'armoire, même si, au final, la
séquence se révèle si brève qu'il devient très difficile d'y
distinguer quoi que ce soit à l'écran, comme un flash
incompréhensible surgi de la mémoire de Fred Madison. Je
me rends compte également que je repense très
fréquemment à cette scène lorsque j'évoque mes souvenirs
de Lost Highway. J'y ai d'ailleurs déjà fait référence dans un
des chapitres de cette rubrique, preuve s'il en est que le
tournage de cette séquence est resté gravé de manière
indélébile dans ma mémoire, et j'imagine que j'y reviendrai
encore probablement dans l'avenir, puisque je ne pense pas
avoir épuisé tous les sentiments et les sensations qui y sont
associés.

NOTES

10 : Comme vous pourrez le constater sur deux des


photographies présentées dans cet article, il subsiste
quelques clichés desdites vaches duniennes, puisque David
les avait intégrées dans une séquence écartée au montage et
censée se dérouler sur Giedi Prime, la planète industrielle
des Harkonnen : les vaches sont suspendues, les quatre fers
en l'air et la tête enrubannée d'un linge marqué d'un logotype
de Giedi Prime, attendant peut-être d'être pulvérisées dans
une version géante des " presse-souris " affectionnées par le
Baron après être avoir été abattues par les équarrisseurs
Harkonnen, nains au costume grisâtre et à la chevelure
rousse, lointains cousins du légendaire Ronnie Rocket

   
 
      

Revenons-en précisément à la sculpture de David, puisque


son travail ne s'achevait pas là où je l'ai laissé à l'instant. En
effet, après avoir amputé la vache ainsi que je l'ai décrit,
David l'a ornée et décorée à sa façon : comme si elle avait
été victime d'un toréador dément, des fourchettes et des
couteaux sont plantés dans sa croupe, dérisoires et
pathétiques banderilles… D'autre part, sans doute pour
briser la blancheur immaculée du modèle original, il a
enveloppé la patte postérieure gauche d'un bandage suintant
et purulent et a aspergé le corps entier de minuscules
gouttelettes jaunes et rougeâtres, comme si sang et lymphe
s'étaient lentement écoulés de chacune des plaies et des
blessures de la vache, dans une pyorrhée généralisée. Enfin,
dans un style qui évoque directement les titres qu'il inscrit à
l'intérieur même de certains de ses tableaux avec une
écriture en script, David a griffonné sur chacun des flancs de
son œuvre la phrase choc suivante : " Eat my fear " (11),
c'est-à-dire littéralement " Mange ma peur ". On pourrait
sans doute gloser à satiété sur la signification de cet
aphorisme lynchien. Comme toujours, David n'a pas
souhaité imposer sa vision par rapport à la " signification "
de cette nouvelle œuvre (12), nous autorisant de ce fait à
avancer des hypothèses pour construire nos propres
interprétations.

   Nous pouvons bien sûr


douter que David
s'implique directement
dans le flot de protestations
générales de l'opinion par
rapport à la vache folle,
même si l'hypothèse n'est
pas à exclure totalement
(13). Toujours est-il que la
Société de Protection des Animaux américaine (14) n'a pas
décelé dans cette vache lynchienne le moindre outrage
macabre et révoltant à l'encontre de nos amies les bêtes, bien
au contraire, puisqu'il leur a semblé qu'un tel geste artistique
s'inscrit parfaitement dans le cadre de leurs luttes et de leurs
dénonciations habituelles, comme en témoigne un article
issu de leur site officiel : www.peta-online.org. Ce " Eat My
Fear " , variation d'un plaidoyer contre la vivisection,
pourrait effectivement faire référence à un certain nombre
de recherches actuelles, qui estiment que la viande de bétail
est saturée de toxines nées du stress ressenti par les bêtes
quand on les mène à l'abattoir (sans nous étendre davantage
dans ce débat, avouons qu'il faut avoir vu les stands d'un
abattoir pour se rendre compte que ce parcours ne ressemble
en rien à une promenade de santé…) Interrogé dans The
New Yorker du 21 août 2000 à propos de cette phrase
lapidaire, David a quelque peu confirmé cette hypothèse : "
Je ne suis pas végétarien - hier encore, j'ai mangé un
hamburger -, mais je n'ignore pas la provenance de cette
viande… On peut se douter que les vaches éprouvent une
peur terrible quand elles sont conduites à l'abattoir… " (15)

NOTES

11 : D'un côté, l'inscription est proche de " EAT MY fear ",


c'est-à-dire avec les deux premiers mots en lettres capitales
tandis que " fear " est écrit en minuscules. De l'autre côté,
seul " MY " demeure en lettres capitales tandis que " eat "
comme " fear " sont en minuscules. Il ne faut sans doute pas
surinterpréter ce détail, mais l'effet obtenu visuellement est
intéressant, comme si la peur était exprimée par un
rapetissement des caractères utilisés.

12 : Il a ainsi déclaré à ce propos " Je n'interprète jamais


mes œuvres, je préfère laisser cette tâche au public " [" I
never interpret my art, I let the audience do that. "]

13 : Ceci dit, les Américains ne connaissent sans doute que


de façon anecdotique ce syndrome de la " vache folle ", non
pas que l'ESB ne soit pas répandue sur leur continent, mais
parce qu'on donne là-bas le nom de … " vaches couchées "
aux bêtes atteintes par la maladie (et, après tout, si folie il y
a, je ne pense pas qu'il faille la chercher du côté de nos
pacifiques et inoffensifs bovidés, mais plutôt chez ces
hommes qui ont un jour choisi de les nourrir avec des
farines animales, comme s'ils avaient trop souvent regardé
Soleil Vert de Richard Fleischer...)

14 : People for the Ethical Treatment of Animals. Signalons


que la vache présentée par la P.E.T.A. a elle aussi été exclue
de la sélection de la Cow Parade de New-York : sur chaque
partie de son corps étaient placées des indications décrivant
en détail le traitement des bêtes dans les abattoirs, ce qui ne
convenait évidemment pas non plus pour un " family art "
de bon aloi.

15 : " I'm not a vegetarian - I had a burger last night - but I


know where meat comes from… One can imagnne that the
cow experiences tremendous fear in line at the
slaughterhouse. "

 
  

   

   

Comme dans tout scénario hollywoodien qui se respecte (et


qui respecte le porte-monnaie des

producteurs), l'histoire de la vache de David se conclut sur un happy end et un retournement


de situation inattendus, évitant à sa sculpture de moisir ad vitam aeternam dans les chambres
froides de l'oubli et de l'anonymat. En effet, recluse depuis le bannissement prononcé par les
officiels new-yorkais dans l'ombre d'un entrepôt du Connecticut, la Lynch Cow est depuis le 5
septembre 2000 dans la lumière des projecteurs de la Manhattan Alleged Gallery, où elle
demeurera exposée avant d'être mise aux enchères au profit d'une association caritative (16)
(selon d'ailleurs le même principe que le reste du troupeau exposé à la Cow Parade). David a
accueilli avec satisfaction ce dénouement à la bovinus ex machina, même s'il aurait préféré
pouvoir bénéficier d'une exposition publique d'une plus grande ampleur : " Cela a demandé
beaucoup de temps, mais je suis heureux que les gens aient enfin la chance de voir ce qu'ils
avaient manqué. "(17).

Il y a quelques années, après Twin Peaks : Fire, Walk With Me, David avait littéralement sub-
mergé de scénarios successifs la com-pagnie française Ciby 2000, qui n'a d'ailleurs pas
survécu au tournant du millénaire. On lui demandait à    
chaque fois de revoir sa copie, ce qu'il faisait
consciencieusement en fournissant patiemment une
nouvelle version du scénario, puis deux, sans parvenir
toutefois à obtenir leur feu vert (18). Au sein de ces projets
avortés, et qui reverront peut-être le jour sous une autre
forme plus tard (19), figurait un scénario de long métrage
intitulé… Dream of the Bovine, sorte de slapstick burlesque
à la Marx Brothers. Je ne doute pas que David étonnera un
jour la critique et le public en réalisant une comédie de ce
calibre et en y imprimant sa marque, comme il a déjà su le faire dans l'hilarant pilote de la
série On the Air. Toujours est-il que ce Dream of the Bovine est resté lettre morte, bien loin du
Cauchemar Bovin qui n'a pas fini par contre d'alimenter les débats : la vache de David a perdu
son insouciance, les rêves ne peuplent plus son esprit rongé de cavités… Non, vraiment, la
Cow Parade qui défile chaque jour sur nos écrans télévisés n'a plus rien de décoratif et de
jovial, la fête est terminée.

GALERIE PHOTOS : La vache folle de David Lynch

NOTES

16 : N'ayant pas pu obtenir la moindre confirmation de cette information, découverte par


hasard, c'est avec la plus extrême prudence que nous l'avançons : afin de répondre à des
attaques incessantes de la P.E.T.A., la firme… Mac Donald aurait fait l'acquisition de la
sculpture de David et l'exposerait désormais dans un de ses restaurants, afin de démontrer
qu'elle soutient les actions de la SPA américaine par rapport aux traitements infligés aux
animaux dans les abattoirs. Information à prendre avec des pincettes, tant elle paraît tout de
même fantaisiste…

17 : " It took some time. But I'm happy folks got a chance to see what they missed. "

18 : Hélas, Francis Bouygues était alors décédé. Même si l'on pouvait sans doute critiquer son
rôle de bulldozer dans le monde de la télévision, il fallait malgré tout reconnaître qu'il avait
pour le cinéma une vision qui forçait le respect, puisque, lorsqu'il avait engagé David, il lui
avait donné carte blanche, le laissant libre de réaliser ce que bon lui semblait, son propre rôle
se limitant à financer ses créations cinématographiques. A sa mort, l'équipe dirigeante devint
plus réaliste financièrement et rechigna donc à produire des films sans avoir un droit de
regard sur ceux-ci, même s'il faut avouer également que David aurait disposé d'encore moins
de liberté de manœuvre s'il avait dû produire Lost Highway dans les circuits habituels des
studios américains, en particulier à propos du final cut.

19 : Nous aurons prochainement l'occasion d'évoquer amplement Mulholland Drive

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