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Université Montpellier II Année universitaire 2013-2014

Mémoire de Master 2 Recherche Construction, Communication et


Appropriation des Savoirs Scientifiques et Techniques
Université Montpellier II, Université Claude Bernard Lyon 1,
École Normale Supérieure-Lettres et Sciences humaines

Mention "Histoire, Philosophie et Didactique des Sciences"

L'avènement de la tératologie au XIXe siècle: Isidore


Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861) et ses successeurs.

Shani PENTURE

Date de soutenance: 15 septembre 2014

Membres du jury : Jean-Louis FISCHER (rapporteur)


Jonathan SIMON
Manuel BACHTOLD

Directeur de mémoire : Olivier PERRU

Laboratoire de rattachement: LIRDEF, Équipe d’accueil n° 749 (Laboratoire


Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Education et Formation – Composante
Didactique et Socialisation)
REMERCIEMENTS

Ce mémoire est le fruit d'un travail de recherche qui s'est étalé sur deux années.
Je tiens d'abord à remercier mon directeur de mémoire de Master 2, M. Olivier
Perru de l'Université Lyon I, pour sa disponibilité, sa grande réactivité à mes
sollicitations malgré la distance et ses encouragements. J'adresse aussi mes
remerciements à M. Pascal Duris de l'Université Bordeaux I grâce à qui j'ai
appris avec plaisir les fondamentaux de l'Histoire des sciences et de la recherche
en Master 1.
Je remercie également M. Pascal Nouvel de l'Université Paul Valéry de m'avoir
convaincue de poursuivre sur le sujet de la tératologie cette année.
Merci à M. Fischer pour son expertise et ses précieuses informations.

Je tiens aussi à exprimer ma gratitude envers Mme Elizabeth Denton qui m'a
aiguillée dans le fonds ancien de la Bibliothèque de l'Université Montpellier II
durant mes recherches préliminaires. Je suis aussi reconnaissante envers les
bibliothécaires de la Médiathèque Émile Zola pour leur aide dans mes
recherches dans le fond patrimonial.

Enfin, je remercie mes proches pour leur soutien inconditionnel ainsi que leurs
relectures enthousiastes et corrections attentives de ce mémoire.

2
SOMMAIRE

Introduction.............................................................................................................................. 3

PARTIE I: La fondation de la tératologie scientifique par Isidore Geoffroy Saint-


Hilaire........................................................................................................................................ 6

1-Éléments de biographie et de bibliographie....................................................................... 6


1.1) Héritage paternel et productions personnelles.................................................................... 6
1.2) Carrière et statut dans la communauté savante................................................................... 9
2- Premières publications sur la tératologie........................................................................ 12
2.1)Thèse de médecine et travaux préliminaires: 1829-1830.................................................. 12
2.2) Le Traité de tératologie: 1832-1837................................................................................. 18
3- Originalité de la nouvelle tératologie............................................................................... 26
3.1) Démarche positiviste........................................................................................................ 26
3.2) Vers une théorie synthétique du vivant ?.......................................................................... 30

PARTIE II: Qui reprend le flambeau de la tératologie et pourquoi ?.............................. 34


1- Premières extensions de la tératologie au monde végétal.............................................. 35
1.1) Alfred Moquin-Tandon (1804-1863)................................................................................ 35
1.2.) Charles Frédéric Martins (1806-1889)............................................................................ 38
2- La tératologie dans les débats sur la notion d'espèce et le transformisme................... 40
2.1) Marie-Adolphe Gubler (1821-1879)................................................................................ 40
2.2) Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883).............................................................................. 43
3- État des lieux en 1886: le Dr Augustin-René Princeteau présente les Progrès de la
tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.................................................................. 47
4- Le second souffle de la tératologie expérimentale: Camille Dareste (1822-1899)........ 50

Conclusion............................................................................................................................... 56

Bibliographie.......................................................................................................................... 57

Table des annexes................................................................................................................... 64

3
Introduction.

Au XIXe siècle, il est d'usage dans les sciences de parler de « loi » pour signifier une
régularité dans les phénomènes naturels. Cette tradition n'est pas récente et on peut citer les
lois de Kepler à partir de 1609, les principes de Newton en 1687 pour l'astronomie, la loi de
Lavoisier en chimie depuis 1789 ou encore la loi d'Ampère en électrodynamique. Leurs
énoncés, souvent résumés en une formule percutante, sont élaborés à partir d'observations
particulières, comme l'orbite d'une planète ou la combustion d'un matériau, puis généralisés à
une plus vaste catégorie de phénomènes1. Les lois sont donc descriptives, mais aussi
prédictives et prohibitives: elles prévoient ce que l'on peut observer dans la nature et ce qui ne
doit, en théorie, pas se produire. Dans le cadre créationniste et fixiste de l'époque, cette
généralisation est possible en partant du principe que le fonctionnement du monde est établi
par Dieu et immuable depuis la Création. On dit d'ailleurs que tel savant a « découvert » une
loi, ce qui sous-entend que celle-ci préexiste et n'est que mise au jour par la raison humaine.

Les lois paraissent plutôt bien rendre compte du mouvement des objets et des
transformations de la matière inerte, qu'il est souvent possible de modéliser par des relations
mathématiques ou des dispositifs artificiels. La complexité des organismes vivants en
revanche semble se dérober à la rigidité des expressions numériques et des relations de
causalité linéaires. Des naturalistes ont quand même mis un point d'honneur au siècle
précédent à trouver un ordre de la nature qui puisse aussi s'appliquer aux corps animés. En
1735 par exemple, Linné (1707-1778) propose dans le Systema naturae une classification très
hiérarchisée des règnes animal et végétal, sans oublier le minéral, à partir de critères et de
noms latins qui permettent de discriminer clairement une espèce d'une autre. Il s'éloigne ainsi
des classifications habituellement plus généralistes2, utilitaires et vernaculaires. Chercher à
ranger plus méthodiquement les objets d'étude de la zoologie et la botanique, c'est rendre
enfin justice à Dieu: qui oserait encore sous-entendre que sa création ne serait qu'un fouillis
de vie grouillante sans logique ni direction? Trouver enfin une organisation transcendante au
vivant n'est peut-être qu'une question de temps, car au début du XIX e siècle, certains sont

1 La prévision des phénomènes du monde grâce à l'induction est basée sur la supposition que certains
évènements de la nature sont répétitifs et réguliers, comme le lever du soleil ou la révolution des planètes. «
Induction. Jugement par lequel on conclut du particulier au général ou des faits aux lois. [...] L'induction
considérée comme fonction intellectuelle [...] ne peut conduire qu'à des résultats de plus en plus probables,
mais qu'elle ne saurait atteindre par elle-même à aucune certitude.» D'après le Dictionnaire des sciences
mathématiques pures et appliquées, t. 2, Paris, A.-J. Denain, 1836.
2 DURIS P., « Célébrer le tricentenaire de la naissance de Linné? », Cahiers d'Épistémé, Bordeaux, 2008, n°2,
pp. 107-124.

4
déterminés à faire plier devant des lois régulières la diversité étourdissante de la nature. À
contre-courant de la philosophie vitaliste3, des savants tentent par exemple de réduire la
physiologie et la sensorialité des organismes à des réactions et des mécanismes physico-
chimiques.

Il reste cependant des animaux et des formes humaines qui semblent échapper à toute
loi zoologique. En effet, les êtres anormaux qui suscitent le dégoût ou la stupeur, alors appelés
sans détour des « monstres », sont le plus souvent considérés comme des aberrations de la
nature4. Cette dernière paraît enfreindre ses propres règles en produisant des assemblages
insolites de membres, des individus siamois ou hermaphrodites et mêmes des nouveaux-nés
sans tête. Les enfants monstrueux sont relégués dès leur naissance à la marge de l'humanité 5,
cachés par leurs parents honteux ou exposés comme bêtes de foire. Ils appartiennent au
domaine du merveilleux, ou du cauchemardesque, et sont dédaignés par les savants qui
recherchent la régularité dans le vivant et pas les cas exceptionnels qu'ils ne savent pas à quoi
rattacher. Des naturalistes, comme Buffon (1707-1788), ont tout de même proposé des
classifications des monstres selon leur type de difformité: par excès ou par absence d'un
organe, par la position inhabituelle d'un membre etc. Ces distinctions, pratiques en médecine
pour les démonstrations et les dissections, réunissent des individus hétéroclites selon leur
morphologie mais sans aucun rapport avec leur espèce d'origine.

A la fin des années 1820, un savant français se présente comme un réformateur de la


zoologie et de l'anatomie, capable de proposer une classification naturelle des monstres et
surtout de déterminer les causes rationnelles de l'anomalie. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
(1805-1861) entend former, à partir des bases jetées par quelques prédécesseurs français et
allemands, la « tératologie », c'est-à-dire une véritable et rigoureuse science des monstres,
rompant définitivement avec les superstitions du passé. Avec les méthodes déjà utilisées dans
d'autres sciences, il veut intégrer les êtres anormaux à la classification usuelle du règne animal
en démontrant qu'ils sont aussi soumis à des lois. Cet aspect de l'œuvre d'Isidore Geoffroy
3 « [Un] Vitaliste est un homme qui reconnaît que les phénomènes caractéristiques du corps vivant ne peuvent
pas s'expliquer par les lois connues de la physique et de la chimie. » D'après CUNIER Florent, « Doctrine
médicale de Montpellier sur la nature de la maladie », Annales de médecine belge et étrangère, tome 3,
Bruxelles, Bureau du journal, 1837, pp. 1-6.
4 « Monstre: animal qui a une conformation contraire à l'ordre de la nature. [...] Cette femme a accouché d'un
monstre. Cet enfant a trois yeux c'est un monstre.» D'après le Dictionnaire de l'Académie de la Langue
Françoise, v. 2, 5e édiditon, Paris, J. J. Smits & Cie, 1798.
5 L'abbé Dinouart rappelle à ses confrères la nécessité de baptiser les monstres pour leur permettre un éventuel
salut malgré leur aspect inhumain. Ils doivent donc systématiquement recevoir le sacrement du baptême
selon cette formule prudente: « Si tu es homme, je te baptise. » D'après DINOUART Abbé, Abrégé de
l'embryologie sacrée ou Traité du devoir des prêtres, Paris, Nyon, 1766, p. 213.

5
Saint-Hilaire est bien souvent évoqué rapidement ou même passé sous silence au profit de ses
études sur les mammifères ou sur l'acclimatation des espèces exotiques. Dans une première
partie, nous exposerons les multiples raisons qui ont motivé Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à
fonder cette science et la place qu'elle a occupé dans sa carrière scientifique. Nous
présenterons aussi les bases théoriques de la tératologie. Dans une deuxième partie, nous
suivrons à travers quelques exemples de savants l'évolution de la tératologie. Nous tenterons
entre autres de déterminer si le cap et les objectifs fixés par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
pour cette nouvelle discipline ont été maintenus au cours du XIXe siècle.

6
PARTIE I: La fondation de la tératologie scientifique par Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire.

1-Éléments de biographie et de bibliographie.


1.1) Héritage paternel et productions personnelles.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire naît le 16 décembre 1805 à Paris. Il est le fils d'Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), naturaliste et anatomiste français. Le renom d'Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire est en partie dû à son association avec Georges Cuvier (1769-1832) sur
la classification des mammifères6, mais surtout à cause de leur rivalité ultérieure. En effet,
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire7 est plutôt favorable au transformisme lamarckien qui veut que
les espèces originellement créées par Dieu soient modifiées au fil du temps sous l'action de
leur milieu environnant. Cuvier, qui fait à l'époque autorité parmi les paléontologues, est au
contraire un fervent fixiste8 convaincu du caractère immuable de la Création divine. Toujours
contre ce dernier, Étienne Geoffroy prône l'existence d'une « unité de composition organique
» dans l'organisation des êtres vivants qui sont construits selon un même plan, notion centrale
en anatomie comparée.

• Initiation du renouvellement de la tératologie.

Au milieu de nombreux travaux sur les mammifères, les poissons et les reptiles,
apparaissent dès 1800 les prémices des considérations d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sur les
individus anormaux qui inspireront son fils par la suite. En cohérence avec sa vision «
continuiste » du vivant, il émet l'idée que les malformations monstrueuses d'un animal
correspondraient à un état normal chez un être qui lui est inférieur dans la série zoologique
des espèces. Il propose ensuite « la théorie de l'arrêt de développement » qui explique leur
apparition par des chocs ou des perturbations subies par l'embryon. Afin de rendre
scientifiquement intelligible les anomalies, il procède en 1820 à des incubations artificielles
d'œufs de poule et les soumet à des traitements brutaux comme l'agitation manuelle. Si les
6 Voir BROSSOLET J., « Geoffroy Saint-Hilaire Étienne (1772-1844) », Encyclopædia Universalis [en ligne],
disponible sur : http://www.universalis-edu.com/ encyclopedie/etienne-geoffroy-saint-hilaire (consulté le
11/05/2013).
7 Souvent abrégé Étienne Geoffroy ou Geoffroy Saint-Hilaire par ses contemporains et les historiens des
sciences. La seconde appellation pouvant porter à confusion avec son fils, nous utiliserons essentiellement la
première par souci de concision.
8 ROSTAND J., « Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et la tératogenèse expérimentale », Revue d'histoire des
sciences et de leurs applications, 1964, 17 (1), pp. 41-50.

7
résultats de ces expériences sont nuancés, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est souvent retenu
comme étant le père de la tératologie expérimentale, qui vise à déceler les lois naturelles qui
régissent la formation des monstres. C'est en 1822 que paraît son seul ouvrage de référence à
ce sujet9, Philosophie anatomique: monstruosités humaines10, la majorité de ses autres
publications embrassant l'anatomie générale.

• Entre piété filiale et émancipation.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, quant à lui, montre très tôt un intérêt pour les
mathématiques avant de se tourner vers les sciences du vivant en secondant son père à partir
de 1824 dans ses recherches naturalistes au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris11.
Les premiers travaux qu'il mène s'inscrivent dans la droite lignée de ceux d'Étienne Geoffroy:
l'anatomie comparée des mammifères, l'histoire naturelle 12 des reptiles etc. Celui-ci a
d'ailleurs parfois déploré que son fils ne s'écarte pas plus de son chemin, mais il semble
qu'Isidore se soit fait un devoir d'approfondir les résultats préliminaires paternels et de les
parachever13. Il obtient son doctorat à la Faculté de médecine de Paris en 1829 avec une thèse
dont le titre, Propositions sur la monstruosité considérée chez l'homme et les animaux, illustre
bien cette volonté de continuité avec les travaux d'Étienne. Dans ce mémoire de moins de 80
pages, il expose brièvement les idées maîtresses de ce qu'il veut être la première discipline
véritablement scientifique qui étudie les monstres. Ce sera surtout le point de départ du Traité
de tératologie14 qui paraît peu après en 1832 et constitue son œuvre de loin la plus
considérable et la plus complète sur le sujet. L'auteur y détaille de manière exhaustive de
nombreux types de monstruosités humaines ou animales et les définit selon sa propre
classification, s'affranchissant ouvertement des prédécesseurs éminents comme Buffon qui
s'étaient essayés à la tâche.

9 DUHAMEL B., « L'œuvre tératologique d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'histoire des sciences,
1972, 25 (4), pp. 337-346.
10 Le terme « philosophie » désigne ici une « science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et
morales par leurs causes et par leurs effets ». D'après le Dictionnaire de l'Académie Française, tome 2, Paris,
Firmin Didot Frères, 1835.
11 Voir DE QUATREFAGES A;. « Discours de M. A. de Quatrefages », Bulletin de la Société impériale
zoologique d'acclimatation, t; 8, Paris, Victor Masson et Fils, 1861, pp. x-xiv.
12 Dans le Dictionnaire général de la langue française et vocabulaire universel des sciences, des arts et des
métiers, tome 1, Paris, Aimé André, 1832, le terme « histoire naturelle » est souvent employé mais on ne
trouve pas sa définition propre, l'expression étant probablement trop vague. Nous composerons donc avec la
suivante: « Histoire, se dit aussi de toutes sortes de descriptions de choses naturelles comme plantes,
minéraux etc. ». D'après le Dictionnaire de l'Académie Française, tome 1, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.
13 Voir DUMAS J.-B., Éloge historique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lue dans la séance publique annuelle
de l'Académie des Sciences le 23 novembre 1872, Paris, Firmin Didot Frères, 1872.
14 Le titre complet est en fait: Histoire générale et particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et
les animaux, ou Traité de tératologie.

8
Le jeune Isidore s'est fait connaître au sein du cercle des naturalistes en publiant en
1824 un mémoire sur une chauve-souris récemment découverte en Amérique. Peu de temps
après, la machine semble lancée puisque lui sont confiées la rédaction d'un article dans la
section « Mammifères » du Dictionnaire classique d'histoire naturelle (1822-1831), puis de
l'article « Nature » dans l'Encyclopédie moderne de 1829. Il sera durant toute sa carrière très
prolifique puisque l'Académie des Sciences lui attribue une centaine de mémoires d'histoire
naturelle, essentiellement sur les animaux, parfois sur l'homme. Il écrira aussi à plusieurs
reprises aux côtés de son père notamment dans la Description de l'Égypte15, ouvrage
monumental commandé par Napoléon Bonaparte, auxquels de nombreux savants de tous
horizons disciplinaires ont contribué, dont Étienne Geoffroy lui-même. L'année suivant la
disparition de celui-ci en 1844, il publie Enfance et première jeunesse d'Étienne Geoffroy-
Saint-Hilaire, puis en 1847 Vie, travaux et doctrine scientifique d'Étienne Geoffroy Saint-
Hilaire, la seule biographie complète et contemporaine qui servira de référence principale à
toutes les autres, bien que certains historiens déplorent le manque de détails sur la vie
personnelle du savant16.

Gardant à l'esprit « Utilitati », l'épigraphe de son père, Isidore Geoffroy publie en


novembre 1849 un Rapport général sur les questions relatives à la domestication et la
naturalisation des animaux utiles à l'intention du Ministre de l'Agriculture et du commerce, le
chimiste Jean-Baptiste Dumas (1800-1884). Fort de son succès, ce rapport connaîtra trois
rééditions toujours plus complètes. Avec cette même volonté de toujours fournir une science
appliquée, il rédige en 1856 ses Lettres sur les substances alimentaires afin d'inscrire la
viande de cheval au menu des Français. Isidore argue que celle-ci est tout à fait saine et
pourrait enrichir le régime de la population, selon lui bien trop pauvre en aliments carnés. Il
regrette que cette viande soit le plus souvent jetée aux ordures à cause de « préjugés
populaires » et espère que la science viendra apporter la preuve de sa parfaite salubrité.

En 1854 paraît le premier volume de sa deuxième et dernière œuvre très ambitieuse,


de même envergure que le Traité de Tératologie. Malheureusement, son Histoire naturelle
générale des règnes organiques qu'il dédie à Étienne Geoffroy et par laquelle il voulait «
offrir au public un travail de coordination et de synthèse [...] embrassant un champ bien plus

15 Voir MAHN-LOT M., « L'expédition d'Égypte, une entreprise des Lumières, 1798-1801 », Annales.
Histoire, Sciences sociales, 2001, 56 (3), pp. 743-744. Isidore prend en 1828 la suite de la section « Histoire
naturelle des poissons du Nil » commencée par son père.
16 Voir LAISSUS Y., « Catalogue des manuscrits d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire conservés au Muséum »,
Revue d'Histoire des Sciences, 1972, 25 (4), pp. 365-390.

9
vaste »17 restera inachevée. Diminué par une maladie inconnue, Isidore décède le 10
novembre 1861 à l'âge de cinquante six ans.

1.2) Carrière et statut dans la communauté savante.

• Un nain juché sur les épaules d'un géant.

Il n'est pas aisé d'envisager le parcours scientifique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire


sans évoquer celui de son père tant ils sont imbriqués. Exposons d'abord quelques points
croisés de leurs carrières respectives: à toute juste vingt ans Étienne Geoffroy côtoie déjà le
chimiste Lavoisier et d'autres grandes figures qui marqueront la science de son temps. Dans
le climat révolutionnaire de la fin du XVIII e siècle, il rencontre le minéralogiste René Just
Haüy (1843-1822) ainsi que le naturaliste et médecin Louis Daubenton (1716-1799), qui en
font rapidement leur collègue et protégé. Grâce à leur concours, il est nommé premier
professeur de zoologie du Muséum National d'Histoire Naturelle en 1794 où il fonde la
Ménagerie du Jardin des Plantes18. Peu de temps après, il fait la connaissance de Georges
Cuvier et l'introduit également au Muséum. En 1832, Étienne est élu président de l'Académie
des Sciences. Malgré les réticences liées à son jeune âge, Isidore devient membre l'année
suivante et présidera à son tour19 en 1856. Très tôt, celui-ci est recommandé par son père afin
de dispenser divers cours d'ornithologie, de mammalogie ou encore de tératologie. Il lui
succédera à la chaire de zoologie de la Faculté des Sciences de Paris et à la direction de la
Ménagerie en 1841, Étienne étant frappé de cécité. Les Geoffroy ont donc souvent fréquenté
les mêmes institutions, les mêmes cercles savants et endossé les mêmes fonctions.

Les similitudes esquissées ci-dessus n'ont rien de fortuites pour ces deux hommes qui
ont si souvent travaillé côte à côte et qui partageaient le même goût pour l'étude de la nature.
À maintes reprises Isidore s'érige tantôt en simple porte-voix tantôt en féroce défenseur des
théories de son père: en 1830, lors des débats agités qui opposent Georges Cuvier à Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire et son « unité de composition organique », il soutient fermement son
père à l'Académie comme il le fera encore après la mort de celui-ci face aux héritiers
spirituels du rival. Mais si la notoriété et l'influence naturelle du parent ont manifestement

17 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques principalement étudiée
chez l'homme et les animaux, tome 1, Paris, Victor Masson, 1854, p. IV.
18 Voir FISCHER J.-L., « Chronologie sommaire de la vie et des travaux d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire »,
Revue d'histoire des sciences, 1972, 25 (4), pp. 293-300.
19 Voir le Site de l'Académie des Science, disponible sur: http://www.academiesciences.fr/academie/
membre/liste_president.htm (consulté le 17/05/2013).

10
imprégné l'enfant, il ne faut pas céder à la tentation de les confondre. Dans leurs éloges
funèbres, les contemporains sont formels, ils ne possédaient pas le même tempérament, ce qui
transparaissait dans leurs méthodes et leurs approches scientifiques. Le chimiste Jean-Baptiste
Dumas (1800-1884), qui a eu maintes occasions d'observer les deux personnages à
l'Académie des Sciences, les dépeint ainsi:
« Étienne Geoffroy Saint-Hilaire avait une âme de feu; toutes ses créations portaient
l'empreinte de la fougue et de la spontanéité. Son fils avait le travail soutenu, la
décision lente et réfléchie. [...] Celui que l'âge aurait dû calmer était plein d'ardeur;
celui que les illusions du début auraient pu enivré se montrait circonspect. » 20
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fait lui-même allusion à cette rigueur d'esprit qu'il a
acquise en s'intéressant aux mathématiques, avant de se pencher sur l'étude de la nature qui lui
parut en revanche « incertaine [...] dans sa marche tour à tour hésitante et aventureuse » 21. A
partir de tous ces témoignages, il semble que la relation entre les travaux d'Étienne Geoffroy
et d'Isidore était perçue comme une collaboration complémentaire, synchronique ou différée,
le père faisant office d'éclaireur intrépide et le fils de cartographe méticuleux de la Terra
incognita mise à jour.

• La consécration personnelle: le Jardin d'Acclimatation.

Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la Faculté des Sciences de Bordeaux est


reconstituée plusieurs décennies après sa dissolution lors de la Révolution 22. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire est appelé à Bordeaux en 1839 pour aider à la fondation en tant que premier
doyen de la faculté23. Mais il ne reste pas bien longtemps en province et rejoint rapidement la
capitale car en 1840 le Ministre de l'Instruction publique le nomme inspecteur de l'Académie
de Paris. Pour justifier ce choix, celui-ci met en avant ses services rendus à l'enseignement
supérieur en tant que professeur et la notoriété des travaux d'Isidore Geoffroy à l'Académie
des Sciences24. Tout ceci révèle qu'il bénéficie alors d'une reconnaissance dépassant les
frontières des cercles de savants.

20 DUMAS J.-B., Éloge historique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lue dans la séance publique annuelle de
l'Académie des Sciences le 23 novembre 1872, Paris, Firmin Didot Frères, 1872, p. CLXXIX.
21 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques principalement étudiée
chez l'homme et les animaux, tome 1, Paris, Victor Masson, 1854, p. IX.
22 Voir LAGRANGE M. et MIANE F., « Le musée archéologique de la faculté des lettres de Bordeaux (1886)
», In situ [en ligne], 2011, 17. Disponible sur: http://insitu.revues.org/920 (consulté le 04/06/2013).
23 Voir UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, « Académie de Bordeaux », Almanach de l'Université Royale
de France, Paris, Hachette, 1839, p. 69.
24 Voir COUSIN V., ancien ministre de l'instruction publique, « Du 29 août 1840 », Recueil des principaux
actes du Ministère de l'Instruction publique du 1er mars au 28 octobre 1840, Paris, Ch. Pitois, 1841, pp. 383-
384.

11
Dans son Rapport général de 1849 sur les animaux utiles, Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire argumente en faveur des avantages que la naturalisation 25 de certaines espèces
exotiques pourrait présenter sur le territoire métropolitain. Parmi elles, le lama, le chameau, le
tapir et bien d'autres encore, qui fourniraient selon lui des ressources alimentaires, textiles ou
simplement ornementales intéressantes. Son exposé vise à répondre aux interrogations qu'il
anticipe chez le destinataire: quels bénéfices tirer de l'exploitation de ces plantes ou animaux,
mais aussi quels seront les conditions et les coûts de leur entretien. Il faut toutefois préciser
les intérêts sous-jacents d'Isidore qui aussi espère pouvoir tester expérimentalement les
théories transformistes par l'acclimatation prolongée 26. Mais, voyant plus loin que ses propres
considérations naturalistes, il souhaite améliorer les conditions de vie des Français qui
manquent de viande, de laine et de fourrure. Pour étudier et concrétiser ce projet ambitieux, il
crée en 1854 la Société zoologique d'acclimatation qui est reconnue d'utilité publique par
Napoléon III l'année suivante27. L'entreprise est fructueuse puisque cinq ans après sa
fondation, la société, rebaptisée Société impériale zoologique acclimatation, compte plus de
deux mille membres et une cinquantaine de sociétés affiliées en France ou à l'étranger. Le
succès d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire peut se mesurer au rang des membres et protecteurs de
sa société: le roi du Danemark, le roi d'Espagne, le souverain Pontife, l'empereur du Brésil et
bien d'autres représentants de l'élite mondaine d'Europe, de Russie ou encore de Turquie 28.
Isidore se réjouit des échanges d'espèces qui se font entre les pays permettant de réaliser des
essais d'acclimatation, entre autres, de Yaks et de Lamas.

Cependant, la société ne possède pas beaucoup de terres pour mener ses


expérimentations et sollicite l'aide du gouvernement impérial. Pour répondre à cette demande,
Napoléon III lui accorde un terrain de 15 hectares au Bois de Boulogne. C'est à cet
emplacement que l'empereur inaugure le 6 octobre 1860 le premier Jardin zoologique
d'acclimatation en France29. Isidore Geoffroy voulait que son Jardin soit un lieu agréable et

25 Dans les éditions suivantes du Rapport général, le mot acclimatation remplace la naturalisation.
« Acclimater: habituer à un nouveau climat, tellement qu'on n'en ressente plus aucune mauvaise influence.
[...] Acclimater se dit des individus et des espèces; naturaliser ne se dit que des espèces. » D'après
Dictionnaire de la langue française, t. 1, Paris, Hachette, 1873.
26 Voir FISCHER J.-L., « L’acclimatation : pratique, théorie, expérimentation ou l’esprit des Geoffroy Saint-
Hilaire », 2010, article [en ligne] sur le site du Jardin d’acclimatation. Disponible sur:
http://www.jardindacclimatation.fr/article/le-jardin-vu-par/ (consulté le 21/05/2013).
27 Voir l'article « Rapport », Bulletin de la Société impériale zoologique d'acclimatation, t. 2, Paris, Goin, 1855,
pp. 6-9.
28 Voir l'article « Quatrième liste supplémentaire des membres », Bulletin de la Société zoologique impériale
d'acclimatation, tome 6, Paris, Victor Masson, 1859, p. vij.
29 Deux jardins d'acclimatation avaient déjà été créés en Espagne en 1805 mais n'ont pas rencontré le même
succès. D'après ARAGON S., « Le rayonnement international de la Société zoologique d'acclimatation :
Participation de l'Espagne entre 1854 et 1861 », Revue d'histoire des sciences, 2005, 58 (1), pp. 169-206.

12
ludique qui attire aussi bien les naturalistes et les négociants d'animaux que le tout venant.
Ainsi, en 1861, il compte « certains jours jusqu’à 12 000 et même 17 000 visiteurs »30 et 1753
animaux dont les produits comme les œufs ou les plumes sont revendus afin d'alimenter la
trésorerie. Après la disparition d'Isidore, le Jardin poursuit son extension et bénéficie d'un
rayonnement international; il sera d'ailleurs par la suite un exemple pour la création de
nombreux établissements similaires à l'étranger. Dépositaire à son tour de l'héritage familial,
Albert Geoffroy Saint-Hilaire (1835-1919), lui aussi zoologiste, dirige le Jardin
d'acclimatation de 1865 à 1893.

2- Premières publications sur la tératologie.


2.1- Thèse de médecine et travaux préliminaires: 1829-1830.

Les premières occurrences du terme « tératologie » recensées dans la langue française


sont relativement récentes. Elles coïncident très exactement avec la parution en 1830 dans les
Annales des sciences naturelles d'un article dont Isidore Geoffroy Saint-Hilaire est l'auteur. Il
ne s'agit pas pour lui de présenter un néologisme, le mot n'étant cité que deux fois dans une
note de bas de page, mais plutôt l'attribution d'un sens nouveau. On retrouve aux siècles
antérieurs31 le mot latin teratologia qui prend racine dans les mots teras, « monstre » et logos
« discours » issus du grec ancien. La tératologie désignait donc littéralement un récit sur les
monstres comme on peut trouver en 1616 dans le Traité des monstres de Fortunio Liceti.
Isidore Geoffroy affirme ici sa volonté de rompre avec les auteurs qui parsèment leur discours
savant sur les monstres de licornes, centaures et autres créatures fantastiques. Pour cela, il
réserve le terme à un usage scientifique et attire l'attention de ses pairs, médecins,
anatomistes, zoologistes, sur un traité beaucoup plus complet à venir:
« Dans cet ouvrage, je cherche à rassembler en un corps de doctrines d'immenses
matériaux restés jusqu'à ce jour épars et sans liaison entre eux, comme sans profit
pour la science. [...] C'est une doctrine, une science particulière, qui a des rapports
presque aussi intimes avec la physiologie et avec la zoologie [...] mais ne pouvant être
confondue avec aucune d'entre elles. »32

30 Voir Le Jardin d’acclimatation illustré par une réunion de savants et d’hommes de lettres, tome 1, Paris,
1863, Azur Dutil, p. 46.
31 Voir KLEIN A., « Le monstre dans les dictionnaires médicaux du XIX e siècle, essai de généalogie de la
tératologie » [en ligne], Colloque International Souterrain corps/limites et Accorps, Université de Nancy,
octobre 2007. Disponible sur: http://www.academia.edu/1131796/ (consulté le 21/05/2013.
32 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « De la nécessité de créer pour les Monstres une nomenclature rationnelle
et méthodique », Annales des sciences naturelles, t. 20, Paris, Crochard, 1830, pp. 326-341.

13
I. Geoffroy Saint-Hilaire a déjà jeté en 1829 les fondements de cet article ainsi que du
Traité de tératologie dans sa thèse de médecine, Propositions sur la monstruosité. Les
objectifs qu'il pose pour la tératologie et ses observations sont articulés dans cette thèse autour
de trois grands axes que nous allons développer ci-après.

• « Propositions générales sur l'organisation ».

La façon dont Isidore Geoffroy présente les monstres se veut résolument contre-
intuitive en dénonçant la doxa de l'époque qui considère que ces êtres sont extra-naturels,
hors des marges de l'ordre établi par Dieu. La nouvelle tératologie les intègre au contraire
dans un super-ensemble d'organisation anatomique regroupant aussi bien les individus
anormaux que les normaux. Dans le prolongement de la « loi d'unité de composition
organique » énoncée par Étienne Geoffroy, la variété entre les espèces et au sein d'une même
espèce est toujours possible et d'ailleurs facilement observable. Cependant, chaque espèce
possède un « type spécifique » qui la caractérise par des traits qui se retrouvent chez la
majorité des individus, selon leur sexe et leur âge. La variation peut donc se déployer dans
certaines limites imposées par trois lois: la loi d'analogie ou d'« uniformité d'organisation »
définit l'essence des organes les plus généraux et essentiels dans le règne animal. Cette loi est
la plus rigide car elle impose par exemple la présence systématique d'un appareil respiratoire
ou locomoteur chez tous les animaux. La loi d'harmonie est en revanche plus souple et
concerne les relations entre les organes et la fonction physiologique qu'ils remplissent. On
note que s'il existe toujours un appareil digestif, celui-ci présente de nombreuses variantes
chez les mammifères carnivores, herbivores ou chez les insectes. Si une certaine harmonie est
donc nécessaire à la viabilité des individus, un défaut de cette qualité dans leur conformation
peut expliquer selon I.G. Saint-Hilaire l'extinction des espèces passées devenues moins
résistantes dans leur environnement. La loi de balancement des organes33 perd encore en
généralité: elle concerne les relations physiologiques entre deux organes accolés. Dans le cas
où un excès de vascularisation profiterait à l'un en favorisant à outrance son développement,
l'autre devrait nécessairement s'atrophier.

33 Cette loi est énoncée par Étienne Geoffroy: « j'appelle balancement entre les volumes des masses organiques,
[...] cette loi de la nature vivante, en vertu de laquelle un organe normal ou pathologique n'acquiert jamais
une prospérité extraordinaire, qu'un autre de son système ou de ses relations n'en souffre dans une même
raison. » D'après GEOFFROY SAINT-HILAIRE É., Philosophie anatomique, Paris, 1822, p. xxxiij.

14
A chaque fois, il est précisé que ces lois agissent à l'échelle d'un individu mais aussi
entre les espèces, particulièrement les espèces très proches, comme l'âne et le cheval, dans le
cas de la troisième loi. Isidore prend l'exemple de ces similitudes pour souligner que « la
nature tend à se répéter dans le même être, comme elle se répète dans la série des êtres. » 34
Les animaux les plus élevés passent au cours de leur développement par des stades
s'approchant des animaux inférieurs, à l'instar de l'embryon humain qui ressemble à celui d'un
chien avant que sa queue ne régresse. Il arrive aussi dans de rares cas qu'un monstre dépasse
le degré de développement du type spécifique de son espèce, en ayant par exemple un nombre
supérieur de doigts. Dans sa thèse, I. Geoffroy Saint-Hilaire fait allusion à plusieurs reprises
aux travaux de l'anatomiste français Étienne Serres et de l'Allemand Johann Meckel. Tous
deux ont contribué quelques années auparavant à la mise en évidence des ressemblances entre
les embryons de différentes espèces et les correspondances possibles avec certains monstres 35.
L'idée que les monstruosités s'insèrent naturellement au sein du reste du vivant était donc déjà
en train d'investir le paradigme des zoologistes. L'application première de la tératologie doit
être de compléter la classification afin que les monstres n'en soient plus en exclus, chacun
restant isolé comme autant de cas exceptionnels.

• « Propositions sur la monstruosité »

Isidore Geoffroy entame cette section par une mise au point sur la terminologie. Selon
lui, le terme générique « anomalie » regroupe des éléments trop disparates pour pouvoir être
utilisé tel quel en tératologie. Il va alors distinguer les variétés, les vices de conformations,
les anomalies s.s., des véritables monstruosités s.s. Les trois premiers types d'anomalies sont
légers à graves, parfois uniquement apparents à la dissection post-mortem ou produisant une
petite difformité. Ils concernent par exemple les becs-de-lièvre dus à un « retardement de
développement »36, les défauts du système vasculaire comme la présence d'une artère
surnuméraire ou encore la position inhabituelle d'un organe interne. Les monstruosités

34 GEOFFROY SAINT-HILAIRE Isidore, Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 15.
35 Étienne Serres (1786-1868) est connu pour avoir soutenu que le développement de l'embryon se fait de la
périphérie vers le centre et non pas l'inverse comme l'affirmaient Harvey et Haller. Il prend aussi le parti des
philosophies tératologiques d'E. Geoffroy, dont il est l'élève et le collègue, et de Meckel (1781-1833). Voir
SERRES É., « Anatomie comparée du cerveau dans les quatre classes de vertébrés » Bulletin des sciences
médicales, t. 3, Paris, 1824, pp. 1-3.
36 La « loi de l'arrêt de développement » est d'abord présentée par Meckel dans Anatomie pathologique en 1812.
É. Geoffroy propose ce qui apparaît comme une variante, la « loi du retardement de développement » dans sa
Philosophie anatomique et qui soulèvera une querelle de priorité entre eux. Cependant Meckel défend l'idée
d'une monstruosité originelle, donc un arrêt « prévu », alors que Geoffroy défend son caractère accidentel.
D'après GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-
Hilaire, Strasbourg, P. Bertrand, 1847, pp. 293-296.

15
proprement dites ont des conséquences visibles de l'extérieur et éloignent fortement
l'organisation générale de l'animal du « type spécifique » de son espèce. Elles altèrent
plusieurs fonctions essentielles de l'individu qui parfois ne pourra être viable, à l'instar des
monstres acéphales. Le nouveau groupe des monstres ainsi redéfini est considéré par Isidore
comme naturel, c'est-à-dire que l'artifice de sa classification scientifique correspond à un
ensemble cohérent de phénomènes organiques de même nature. Il remet notamment en
question celle proposée par Buffon:
« Les monstres formés des élémens d'un seul sujet, que l'on peut désigner sous le nom
de monstres simples, correspondent aux deux groupes que Buffon désignait sous le
nom de monstres par défaut et de monstres par renversement [...], les deux groupes de
Buffon ne peuvent être admis, beaucoup de monstruosités étant à la fois par défaut et
par transposition. »37

Afin de donner du poids à son argumentation et se démarquer de ses prédécesseurs


auxquels il reproche de n'avoir fourni que « des observations vagues, incomplètes, recueillies
au hasard »38, Isidore Geoffroy expose dans sa thèse des données quantitatives et qualitatives
sur les monstruosités. Pour ce faire, il compile ses propres observations de terrain, celles de
quelques auteurs naturalistes du XVIIIe siècle et de ses contemporains. On trouve donc un
canard portant une patte surnuméraire au sommet de la tête qu'il a lui même étudié à la
Ménagerie, le cas d'un cerf siamois relevé dans un ouvrage de l'ancien mentor de son père,
Louis Daubenton, ou encore de divers insectes rapportés par André Duméril, professeur de
zoologie au Muséum. En plus de ces anecdotes isolées, il se sert des comptages obstétriques
publiés dans la Revue médicale en 1826 afin d'établir la statistique suivante à propos des
monstres composés de plus d'un individu: « Sur sept mille cents accouchemens, on n'observe
qu'un seul accouchement triple; sur le même nombre on en observe, au contraire, quatre-
vingt-huit doubles »39. Il dresse aussi deux tableaux à partir de 150 sujets pour contredire
certains auteurs, entre autres Meckel, qui affirment que la monstruosité affecte plus souvent
les individus de sexe féminin. D'après lui, cette généralité doit être nuancée car si elle semble
vraie pour les monstres doubles (Annexe 1), il n'en est pas de même pour les monstres
acéphales. A partir de toutes ses observations, il remarque que l'on trouve bien moins souvent
des monstruosités chez les animaux que chez l'homme. Ce fait vient renforcer la position de
ce dernier qui domine le reste du vivant: son organisation est si élevée et si perfectionnée qu'il
est d'autant plus probable qu'une entrave à son développement fœtal produise un monstre
37 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 24.
38 Ibid., p. 6.
39 Ibid., p. 26.

16
inférieur dans la série des êtres.

Cependant, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire n'utilise pas beaucoup de données chiffrées


et se contente souvent d'affirmer que tel ou tel monstre est « très-fréquent » ou « très-variable
». On peut attribuer cette imprécision, un peu surprenante au vu de la rigueur voulue, à deux
facteurs: tout d'abord, il fait part de la difficulté à recenser les monstres chez les animaux
sauvages mais aussi chez l'homme car les familles les tiennent souvent secrets par honte;
ensuite, le choix d'Isidore de se borner aux observations relativement récentes qu'il considère
de source sûre peut en partie expliquer son manque de matériau.

• « Causes de la monstruosité ».

L'apparence déformée des monstres et leur mortalité élevée amènent à associer leur
condition à celle d'un être malade. Isidore s'oppose à cette idée en avançant que si beaucoup
sont peu viables, ils n'apparaissent pas à ses yeux plus chétifs ou souffrants que les
nourrissons normaux. La vie intra-utérine semble donc se dérouler à peu près normalement
jusqu'à la sortie à l'air libre qui cause le décès. La conformation de certains monstres est donc
adaptée aux conditions aqueuses, justifiant leur comparaison zoologique avec les poissons,
mais pas au mode de vie aérien comme se doit de l'être un fœtus abouti: « une maladie est une
déformation [sous-entendu d'un état qui était normal]; une vraie monstruosité est une
mauvaise formation .»40 Les exemples de monstres que l'on peut qualifier d'immatures, car ils
présentent un ou plusieurs organes restés à des stades inférieurs, sont facilement explicables
par la « théorie du retardement de développement »: les monstres « sirénomèles » (Annexe 2)
ont les deux jambes soudées en une queue correspondant à celle des cétacés, car leur
séparation normale aurait dû avoir lieu à un moment plus tardif de la grossesse. Toutefois,
Isidore concède que cette théorie ne peut rendre compte de tous les types de monstruosité,
notamment des excès de développement, ni des altérations diverses et difficiles à qualifier,
sans être pour l'instant en mesure de proposer d'explication. Enfin, si tous les organes peuvent
être manquants chez un monstre, le plus constant reste l'appareil intestinal, qui est aussi
présent chez les animaux les plus simples à l'instar des vers plats.
S'il n'est pas possible en l'état de la science de déterminer la cause de toutes les
monstruosités, Isidore est confiant quant à leur découverte imminente. Une certitude est tout
de même selon lui bien établie: la monstruosité n'a rien de prédéterminé, elle est accidentelle.
Tout en faisant une allusion à la célèbre controverse entre Winslow et Lemery 41 un siècle
40 GEOFFROY SAINT-HILAIRE Isidore, Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 43.
41 La controverse entre les deux médecins français Jacob Winslow et Louis Lemery durant la première moitié

17
auparavant, il rappelle les expériences de son père qui ont provoqué expérimentalement
l'éclosion de poussins monstrueux semblables à ceux rencontrés dans la nature. Pour étayer
encore son propos, il part du constat général que les femmes de la haute société sont moins
souvent sujettes aux accouchements monstrueux que les femmes pauvres. Ces dernières ont
bien entendu des conditions de vie moins douces, et sont contraintes d'effectuer malgré leur
état des tâches susceptibles de bousculer le fœtus. Il prend le cas des monstres «
nosencéphales » et « thlipsencéphales »42 (Annexe 3), qui ont une boîte crânienne
incomplètement formée, et dont les mères affirment avoir eu une grossesse douloureuse suite
à un fort coup reçu dans le ventre. Sa conclusion sur les causes de la monstruosité est enrichie
d'un dernier facteur sujet à caution:
« L'influence des affections morales de la mère sur ses conditions physiques, et
médiatement sur le fœtus, quoique sa réalité ne soit pas encore complètement
démontrée, est très-admissible, et même très-vraisemblable. » 43
Isidore Geoffroy s'empresse cependant de dissiper toutes velléités de donner du crédit
aux croyances populaires. L'imagination de la mère ne peut en aucun cas causer la difformité
de son enfant, preuve en est que les animaux aussi donnent naissance à des monstres et il ne
viendrait alors à l'idée de personne de leur accorder une faculté si humaine que l'imagination.
Il relate d'ailleurs une anecdote personnelle à ce propos dans le Bulletin des sciences
médicales44: alors qu'il étudiait le cas d'un enfant nosencéphale, un médecin qui avait assisté à
l'accouchement de l'enfant attribuait la protubérance de ses yeux du monstre à la tendance que
sa mère avait de garder « constamment la vue fixée sur de gros yeux qu'elle affectionnait
particulièrement ». Dans l'article, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire souligne le caractère
grotesque de cette explication et montre comment en menant une enquête rigoureuse auprès
de cette femme, il a pu prouver qu'elle avait effectivement reçu un coup de pied à l'abdomen
durant son quatrième mois de grossesse.

du XVIIIe siècle montre l'ancienneté de la dichotomie dans ce débat qui, en 1829, n'est manifestement
toujours pas tranché. Winslow est plutôt partisan de la monstruosité originelle alors que Lemery soutien
qu'elle est accidentelle. Voir ROSTAND J., « Coup d'œil sur l'histoire des idées relatives à l'origine des
monstres », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1955, 8 (3), pp. 238-257.
42 Ces monstres ont une tumeur vasculaire à la place de l'encéphale. Le « nosencéphale » a la boîte crânienne
ouverte sur le dessus et possède de trou occipital; celle du « thlipsencéphale » est ouverte frontalement et ne
présente pas de trou occipital.
43 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p.72.
44 Voir GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « Notice sur une fille à deux têtes âgée de deux mois et demi et
encore vivante », Bulletin des sciences médicales, tome 18, Paris, Bureau du bulletin, 1829, pp. 168-170.

18
2.2) Le Traité de tératologie: 1832-1837.

Par sa thèse et les publications évoquées précédemment, Isidore Geoffroy a attiré


l'attention de la communauté savante sur la parution prochaine de l'Histoire générale et
particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et les animaux, ou Traité de
tératologie45. Le Traité se compose de trois tomes et d'un atlas de 19 planches illustrant les
monstres, le tout représentant un ensemble volumineux de pas moins de 2000 pages. A titre de
simple comparaison, la Philosophie anatomique d'Étienne Geoffroy ne comprenait « que »
600 pages en un seul ouvrage.

• État des lieux et prérequis.

Le Traité de tératologie s'ouvre sur une préface dont le contenu est analogue à
l'introduction de la thèse, quoique bien plus longuement développé. L'auteur refuse que la
tératologie soit plus longtemps « considérée comme une section de l'anatomie pathologique ».
Il s'agit pour lui de positionner la jeune branche de cette science émergente par rapport aux
autres disciplines qui sont déjà officielles et reconnues comme telles par l'existence de chaires
et de diplômes universitaires. La tératologie se construit, à son sens, de manière si tardive
parce qu'elle emprunte son matériau, observations particulières et lois générales, aux sciences
du vivant préexistantes: philosophie anatomique, zoologie, médecine et la toute récente
embryogénie46. Pour autant, sa volonté de constituer une nouvelle science est justifiée par le
fait que cette position marginale a sans aucun doute contribué à l'incompréhension de la
véritable nature des individus anormaux. En effet, si les lois générales érigées à ce jour ne
peuvent rendre compte des phénomènes de la monstruosité, le reproche qu'il fait à ses
prédécesseurs, aveuglés par la diversité et la bizarrerie des formes, est d'avoir trop souvent
affirmé qu'aucune règle ne la régissait.

Dans l'introduction, Isidore Geoffroy, toujours soucieux de rappeler au lecteur la «


longue enfance » de la tératologie pour mieux glorifier sa récente métamorphose, expose par
ses « considérations historiques » les trois phases successives de la science des monstres: la
période fabuleuse, dominée par le mythe et le fantastique auréolant les monstres; la période
positive, éclairée par quelques esprits qui font primer la description des faits sur le conte et la

45 En dessous du titre il est indiqué: « Ouvrage comprenant des recherches sur les caractères, la classification,
l'influence physiologique et pathologique, les rapports généraux et les causes des monstruosités, des variétés
et des vices de conformation ».
46 Autre désignation de l'embryologie.

19
superstition; enfin la période scientifique, caractérisée par l'abandon de préjugés séculaires
sur les monstres et la mise en relation de ceux-ci avec la zoologie générale. Il place ses
proches contemporains, Meckel, Serres, son père Étienne Geoffroy ainsi que lui-même, à
l'extrémité la plus moderne de la période scientifique et en profite pour rappeler leurs
contributions respectives aux théories tératologiques. Nous insisterons un peu plus loin sur ce
découpage historique et présenterons quelques uns des personnages savants que l'auteur
associe à chacune des époques.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire se montre très soucieux de faire le point sur l'état
général de la tératologie au moment où il écrit avant d'entamer l'exposé de sa doctrine 47
personnelle. Il consacre plus de 100 pages à introduire le sujet puisque la Première Partie du
Traité s'intitule « Prolégomènes », soit une « longue et ample préface qu'on met à la tête
d'un livre pour donner les notions les plus nécessaires à l'intelligence des matières qui y sont
traitées. »48 Dans cette section, il présente l'évolution, au cours des trois périodes historiques,
des définitions de l'anomalie ainsi que des classifications des monstres qu'il a recueillies chez
différents auteurs. Pointilleux sur la terminologie, il exhorte les savants à ne plus utiliser le
mot « anomalie » suivant son sens étymologique49, signifiant littéralement l'absence de loi. Le
terme générique regroupe désormais « toute déviation du type spécifique, ou en d'autres
termes, toute particularité organique que présente un individu comparé à la grande majorité
des individus de son espèce, de son âge, de son sexe » 50. Les variétés, comme la présence
d'une artère surnuméraire, sont les anomalies simples les plus bénignes et bien souvent
indécelables de l'extérieur. Les vices de conformation, par exemple le bec-de-lièvre, sont aussi
des anomalies simples mais qui produisent une difformité ou entravent une fonction. Isidore
Geoffroy fait remarquer que si la distinction faite entre ces deux types est utile en physiologie,
les différences réelles sont trop peu marquées pour pouvoir constituer deux groupes naturels
distincts. Il compose un nom pour désigner toutes les anomalies simples: ce sont des
hémitéries (Annexe 4), soit littéralement des « demi-monstruosités ». Les anomalies
complexes sont constituées des monstruosités, difformités très graves, des

47 Le mot doctrine est souvent employé dans les articles scientifiques, pas au sens d'idéologie ni avec la
connotation péjorative qu'on lui donne actuellement: « Savoir, érudition. [...] Ce que l'on croit ou qu'on
enseigne, les maximes, les opinions qu'on professe ou qu'on adopte sur quelque matière. » D'après le
Dictionnaire de l'Académie française, t. 1, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.
48 Dictionnaire de l'Académie française, t. 2, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.
49 Etymologie: a- privatif et nòmos « loi » en grec ancien. Se rapporte en 1690 à l'astronomie: « signifie une
irrégularité apparente dans le mouvement des Planètes ». D'après le Trésor de la Langue Française [en
ligne]. Disponible sur : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3425932905 (consulté le
30/05/2013).
50 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, Paris, 1832, J.-B. Baillière, p. 30.

20
hermaphrodismes51, qui présentent chez un sexe des traits de l'autre sexe, et des hétérotaxies,
déviations importantes mais non apparentes à l'extérieur. Empruntant un terme à la
classification zoologique usuelle, il récapitule en un schéma sa répartition des anomalies en
quatre « embranchements » de gravité et de complexité croissantes:

« Tableau » des embranchements des anomalies par Isidore Geoffroy.52

La Première Partie du Traité est clôturée par une réflexion sur l'utilité et la pertinence
de la « méthode naturelle »53 en tératologie: les monstres ne doivent plus être regroupés en
vastes ensembles flous en fonction de la curiosité de leur aspect. Étienne Geoffroy Saint-
Hilaire est l'un des premiers anatomistes à avoir appliqué les règles de la classification
normale, comme la nomenclature binominale de Linné, à l'étude des êtres anormaux. Partant
du principe que la formation des monstruosités, au même titre que celle des êtres réguliers, est
soumise à des lois constantes, il va donner un nom d'espèce aux monstres semblables en tous
points, puis un nom de genre aux monstres présentant un degré inférieur de similitude. Il s'agit
de minimiser la variation qu'il peut y avoir entre deux individus, comme chez l'être humain,
pour faire ressortir le type spécifique qui sert de patron anatomique à l'espèce. En plus de son
caractère « très naturel », Isidore Geoffroy met en avant le côté pratique de cette classification
qui permet de reconnaître facilement un monstre grâce aux caractéristiques propres à son
genre ou de son espèce plutôt que d'énumérer toutes ses difformités:
« Un tel monstre, nommé dérencéphale dans la méthode de mon père, ne pourrait être
indiqué, en adoptant tout autre nomenclature, que par la périphrase suivante: «
monstre affecté de spina-bifida cervical, d'acrânie, d'anencéphalie et d'amyélie

51 Le terme, employé d'abord par Meckel, ne se limite pas ici la présence d'un appareil génital double, mais
désigne toute spécificité anatomique qui ne se retrouve habituellement pas chez le sexe de l'individu, par
exemple des glandes mammaires développées chez un mâle.
52 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, Paris, J.-B. Baillière, 1832, p. 35.
53 La « méthode naturelle » proposée par Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) s'oppose aux méthodes qu'il
qualifie d' « artificielles » car elles conduisent à des classifications utilitaires ou basées sur un petit nombre
de critères morphologiques les plus faciles à étudier. Sa méthode est basée sur le regroupement des êtres qui
ont le plus de caractères en commun en espèce, en genre, en famille, puis en classe. Voir JUSSIEU A.-L.,
Principes de la méthode naturelle des végétaux, Paris, F. G. Levrault, 1824, pp. 8-9.

21
partielle » [...] tellement compliqué[e] que l’helléniste le plus exercé pourrait à peine
en comprendre la signification. »54

• La classification tératologique en détail.

Toute la suite du premier tome est consacrée aux catégories d'anomalies simples chez
l'homme et les animaux, comme le nanisme, l'hypertrophie des membres ou encore
l'albinisme. Curieusement, il n'emploie quasiment pas le terme « hémitérie » qu'il a lui-même
composé et défini plus tôt. Il se peut que ce soit par souci de simplicité, car il fait le reproche
aux ouvrages sur la monstruosité d'être trop confus et difficiles à utiliser lorsqu'il s'agit de
reconnaître un monstre. Rappelons qu'Isidore Geoffroy ne veut pas que la tératologie soit
juste théorique et descriptive, elle doit aussi être pratique autant pour les médecins que pour
les naturalistes.

Dans les deux autres tomes, qui paraissent quatre ans après le premier, l'auteur
développe la classification des anomalies complexes. Les trois embranchements, hétérotaxies,
hermaphrodismes et monstruosités, conservent ici leurs dénominations et les définitions
présentées dans les prolégomènes. Les hétérotaxies concernent un petit nombre d'anomalies
où les organes sont inversés par rapport à la place normale qu'ils occupent dans le « type
spécifique »: la rate peut se retrouver à droite et le foie à gauche chez les mammifères; chez
les gastéropodes, le sens d'enroulement de la coquille peut être contraire au sens le plus
courant, entraînant une redistribution des viscères. Pour Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, cette
organisation interne bien que spectaculaire n'a rien de désordonnée, il s'agit d'un nouvel
arrangement régulier équivalent à la disposition normale, donc soumis à des lois organiques.
Les divers hermaphrodismes masculins et féminins occupent à peu près la première moitié du
deuxième tome. Les monstruosités, décrites dans l'autre moitié du deuxième et la première
moitié du troisième tome, sont rassemblées dans l'un des rares tableaux synoptiques de
l'ouvrage. Suivant toujours les principes de la classification usuelle des zoologistes, l'auteur
regroupe les monstres en deux classes: d'une part les monstres unitaires formés d'un seul
individu, même incomplet, d'autre les monstres composés où l'on peut distinguer deux ou
trois portions d'individus. Le tout est ensuite subdivisé en ordres, familles et en une trentaine
de genres.

54 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., p. 100.

22
• « Rapports, lois et causes des anomalies »

Les sections du Traité de tératologie que nous venons de présenter ont pour rôle
principal de décrire tous les types d'anomalies et leur classification. Cependant, elles ne sont
pas abordées sous leur aspect causal, évoqué dans la « théorie de l'arrêt de développement ».
Isidore Geoffroy a réservé à ce sujet la dernière moitié du troisième tome à travers la partie
intitulée « Faits généraux ». Dans le cadre théorique de sa tératologie, les anomalies résultent
essentiellement d'un arrêt ou d'un excès de formation, d'un arrêt ou d'un excès de
développement, ou bien d'une réunion des segments de plusieurs individus. L'auteur met en
garde les savants contre l'apparente synonymie entre la formation et le développement, qui les
a poussés à confondre deux phénomènes souvent combinés mais distincts:
« Un organe se forme d'abord; puis, une fois formé, il se développe; donc il est d'abord
sujet à des arrêts de formation [...] c'est à dire qu'il peut manquer complètement ou
partiellement; et ce n'est que plus tard, après son époque de formation, qu'il peut être
atteint d'arrêts de développement, anomalies qui consistent essentiellement dans la
persistance [...] de caractères appartenant normalement à une époque antérieure. » 55
Pour mieux saisir la pensée d'Isidore Geoffroy, on peut prendre comme exemple chez
l'homme la formation des bourgeons de doigts et d'orteils qui sont d'abord palmés chez le
fœtus. L'arrêt de formation consisterait en une absence de cette ébauche alors que l'arrêt de
développement serait signifié par la persistance de la peau interdigitale, qui aurait dû
disparaître avant la naissance. Les stades de formation normaux ou anormaux sont ici
analogues à ceux de certains reptiles qui conservent cette membrane, alors que l'arrêt de
développement bloque le monstre à un niveau inférieur dans la série zoologique. A contrario,
l'excès de formation chez une grenouille pourrait produire l'apparition d'un deuxième
ventricule dans le cœur, organe qui n’apparaît que chez les animaux supérieurs; l'excès de
développement chez un chien provoquerait la disparition de la queue après sa formation,
condition qui existe normalement chez les grands primates. L'anomalie par réunion s'applique
aux monstres doubles ou triples qui ont été à tort, selon l'auteur, considérés comme des «
monstres par excès », notamment par Buffon. Il objecte qu'au moins un des individus formant
un monstre composé est bien souvent d'aspect totalement régulier alors que son jumeau accolé
à lui est incomplètement formé. Les monstres composés sont le fruit de la soudure de deux
individus et non pas du développement excessif de l'un. Beaucoup d'anomalies sont donc
comparables à un ascenseur se déplaçant sur l'échelle des êtres; cependant, si l'on suit le
raisonnement d'Isidore, l'excès de développement ne saurait s'appliquer à l'homme. En effet,
55 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, Paris, J.-B. Baillière, 1836, p. 406.

23
celui-ci étant au sommet de la série zoologique il ne devrait pouvoir prendre une conformation
plus évoluée que la sienne, mais l'auteur constate que l'homme ainsi que les races domestiques
font exception à ce corollaire général56.

Nous venons d'exposer la nature des perturbations internes au fœtus qui conduisent à
son organisation anormale, ce qu'Isidore Geoffroy pense être le « comment » des anomalies.
Nous allons maintenant nous intéresser à leur « pourquoi », c'est-à-dire les causes externes qui
provoquent une déviation du développement normal. Une fois de plus, il commence par faire
un point historique sur la question: tout d'abord, les opinions antiques sur la semence
corrompue ou sur les mauvaises conditions de l'accouplement, qui ont accréditées pendant des
siècles par les savants. Il ne fait aucun doute que l'auteur désapprouve totalement cette
subordination et entend s'écarter du « temps où chacun se croyait obligé de courber sa pensée
sous les joug de l'autorité de ses prédécesseurs » 57, la rupture voulue avec les Anciens est ici
manifeste. Il détaille ensuite longuement les circonstances de la controverse qui a eu cours au
XVIIIe siècle, entre Winslow qui soutenait le caractère originel de la monstruosité et Lemery
sa cause accidentelle. Enfin, Isidore Geoffroy nous renseigne sur « l'état présent de la science
»: après avoir rappelé brièvement ses conclusions sur la fréquence des anomalies selon la
classe sociale et ajouté que les femmes adultères sont plus souvent victimes de grossesses
monstrueuses en raison de leur situation inconfortable qui perturbe leur équilibre moral, il se
tourne vers les sujets animaux. Dans ce passage, l'auteur s'appuie sur les essais de
tératogénèse provoquée sur des œufs de poulet, menés par son père de 1822 à 1826, puis par
lui-même en 1831. Isidore considère leurs divers travaux comme tout à fait complémentaires,
nous allons donc présenter conjointement leurs méthodes et leur résultats: les œufs étaient
laissés sous une chaleur artificielle58 ou bien couvés naturellement; ils étaient ensuite soumis,
à un stade plus ou moins avancé de leur incubation à diverses perturbations, comme le
changement de position, l'agitation brutale, la détérioration mécanique ou chimique de la
coquille, etc. A l'issue de la durée normale d'éclosion, qui le plus souvent n'avait pas lieu, les
deux expérimentateurs examinaient le contenu des œufs. Ils conclurent d'une part que
l'incubation artificielle produisait plus d'anomalies que la couvaison naturelle, d'autre part que
les causes extérieures étaient bien responsables de ces anomalies, balayant ainsi une fois
encore l'opinion de Winslow. Contre toute attente, Isidore Geoffroy nuance les conséquences
générales que l'on pourrait tirer de ces résultats:

56 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 3, p. 417.


57 Ibid., p.476.
58 Une note de l'auteur précise: « Il existait alors à peu de distance de Paris un grand établissement d'incubation
artificielle, qui a depuis été abandonné ». Voir Ibid., p. 502.

24
« N'allons point par exemple, cédant à un entraînement exagéré vers le système des
déviations accidentelles, conclure que les anomalies ont toutes, et sans exception leurs
causes dans des perturbations survenues dans le cours des développemens. [...] Et
certaines anomalies n'auraient-elles pas leur première origine dans une circonstance
antérieure même à la fécondation? » 59
Se défendant de revenir sur ses positions par rapport aux théories des Anciens, il
imagine l'éventualité d'une perturbation antérieure à la fécondation, tout en concédant ne
pouvoir en déterminer pour l'instant la nature. L'auteur ne se laisse cependant pas déstabiliser
par la fragilité, qu'il reconnaît ouvertement, des arguments qu'il avance et réaffirme sa
confiance en l'adéquation future des faits avérés et des prévisions théoriques. Il fait alors état
de certaines causes « déjà observées ou inobservées » des anomalies, comme la mauvaise
qualité de la nutrition de l'embryon, son affection par une quelconque maladie ou encore une
variation de la quantité de liquide amniotique dans lequel il baigne. Par la suite, il énumère
quelques théories contemporaines relatives à des types précis de monstruosités. Il met en
lumière quelques uns de leurs aspects les plus probables et rejette ensuite ce qui ne lui
apparaît que comme « une suite de suppositions toutes gratuites, invraisemblables, et
conduisant, pour dernier résultat, à des conséquences dont la fausseté est évidente. » 60 La «
théorie de l'arrêt de développement » énoncée par son père lui paraît en revanche beaucoup
plus acceptable par sa simplicité et son haut degré de généralité. Une autre théorie d'Étienne
Geoffroy est selon lui tout aussi « incontestable »; il s'agit de l'explication de la formation des
brides placentaires61 par une adhérence fortuite du fœtus aux parois de l'œuf ou du placenta,
suite à une forte contraction des muscles utérins de la mère. Isidore utilise enfin une dernière
théorie paternelle, la « loi d'affinité de soi pour soi », afin d'expliquer la monstruosité par
réunion. En effet, Winslow avait déjà fait remarquer que les monstres composés ne sont pas
soudés à des endroits aléatoires mais toujours en des régions analogues de leurs corps
respectifs: le sommet de la tête, les épaules, le haut de l'abdomen etc. La « loi d'affinité de soi
pour soi » détermine dans l'état normal tous les faits de symétrie dans l'organisation des êtres,
par cette tendance aux organes similaires de se rapprocher naturellement. L'application de ce
principe à la tératologie fait donc tout à fait sens en ce qui concerne les monstres composés.
Enfin, l'auteur examine de nouveau la croyance populaire en l'influence de l'imagination des
femmes sur le fruit de leur grossesse. Toujours aussi formel que dans sa thèse, il réfute que la
seule vue d'un objet ou d'une personne hideuse puisse déformer le fœtus. En revanche, une

59 Ibid., p. 507.
60 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, p. 521.
61 Ce serait une sorte de « filet », une bande de peau flottante et éventuellement de tissus divers, produite
anormalement par le fœtus. D'après GEOFFROY SAINT HILAIRE É., Philosophie anatomique, p. 488.

25
vive émotion causée par un décès, ou tout autre trouble moral s'inscrivant dans la durée,
pourrait bien en être la cause, mais par le biais de la dégradation de l'état de santé de la mère
se répercutant sur la nutrition ou le confort du fœtus.

Pour résumer de manière concise ce qui vient d'être dit, on peut conclure que les
causes de la monstruosité dans la tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire peuvent être
essentiellement ramenées à des chocs mécaniques appliquées directement sur l'utérus ou à une
modification indirecte de la physiologie de l'embryon. On peut aussi noter que l'auteur laisse
beaucoup de questions sur la causalité ouvertes, triant les hypothèses qui lui semblent les plus
acceptables, le plus souvent les siennes et celles de ses proches collaborateurs, permettant
une spéculation « raisonnée ».

• Accueil du Traité de tératologie par le public.

La publication, qui s'étale de 1832 à 1837, ne semble pas passer inaperçue puisqu'en
1834, le terme tératologie est déjà présent dans le Dictionnaire des termes utilisés en sciences
naturelles, accompagné d'une référence à son auteur. On constate en effet que le mot est
rapidement intégré au vocabulaire de nombreux savants dans les années 1830. D'après les
dires d'Achille-Pierre Requin (1803-1854), qui a présenté sa thèse à la Faculté de Médecine la
même année qu'Isidore62, la sortie des volumes du Traité est très attendue et suivie par les
scientifiques. Il semble cependant, toujours selon lui, que l'ampleur du projet ait surpris
l'auteur lui-même qui, « jaloux de traiter à fond son sujet, n'a pu, comme il l'avait d'abord
espéré et promis, resserrer dans l'espace d'un seul volume le reste de son œuvre. [...] Car c'est
là un livre non pas prolixe ni démesurément amplifié, mais qui est bien rempli d'un bout à
l'autre »63. L'ouvrage est fréquemment cité et fait bien entendu l'objet d'éloges ou de critiques
qui s'intensifient à partir de 1836 à l'occasion de la parution des deux derniers tomes. Il
possède aussi des lecteurs hors de France, notamment en Allemagne, en Belgique et en
Angleterre64. Dans les Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, Jean-
Louis Maurice Laurent, professeur suppléant en zoologie à la Faculté des Sciences de Paris,

62 Achille-Pierre Requin a soutenu sa thèse Quelques propositions de philosophie médicale en 1829, il est donc
possible qu'ils aient été condisciples. D'après le site des Amis et passionés du Père-Lachaise. Disponible sur:
http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=1381 (consulté le 29/05/2013).
63 Voir REQUIN A.-P., « Histoire générale et particulière des anomalies etc., par M. Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire », Gazette médicale de Paris, t. 5, Paris, 1837, pp. 318-320.
64 Une édition du Traité de tératologie est intégralement tirée à Bruxelles de 1837 à 1838 par la Société Belge
de Librairie. Dès 1833, on trouve en Angleterre des articles de médecine citant le Treatise of teratology et en
Allemagne le Lehrbuch der Teratologie.

26
fait part de son profond désaccord avec l'une des principales théories exposées par Isidore
Geoffroy:
« Faut-il de nos jours élever l'étude des monstruosités au rang d'une science à part [...].
Nous ne le pensons point, et nous disons tout d'abord que la série zoologique étant
seule rationnelle et vraie [...] nous ne craignons pas d'avancer que toute série des états
physiologiques, pathologiques et tératologiques des corps organisés [...] ne sera jamais
qu'une systématisation très artificielle, [...] de très courte durée. » 65
L'abondance des commentateurs montre tout de même que la nouvelle tératologie
intéresse et trouve ses partisans, autant que ses détracteurs, chez les médecins et les
anatomistes qui emploient ou contestent les nouvelles classifications proposées par Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire.

3- Originalité de la nouvelle tératologie.


3.1) Démarche positiviste.

• Rationalisation de la monstruosité.

Dans sa Philosophie anatomique, Étienne Geoffroy déplore que les savants ne tirent
aucun profit de l'étude des êtres anormaux hormis une source de distraction, car « [s]'étonner
à leur vue, ce n'est pas savoir ». Afin d'en faire un matériau convenable pour sa nouvelle
science, Isidore va donc commencer par dépouiller les monstres de leur aura magique et
mystérieuse. C'est ainsi qu'il s'érige en juge de ses prédécesseurs, particulièrement dans le
Traité, en attribuant bonus et malus aux hommes de sciences ou de lettres qui ont abordé ce
sujet. Il distingue trois grandes périodes dans l'histoire de la tératologie que nous allons
maintenant détailler.

L'auteur fait débuter la période fabuleuse à l'Antiquité, où les lois athéniennes et


romaines condamnaient à mort tous les individus anormaux, même ceux qui n'avaient qu'une
petite difformité comme un doigt surnuméraire. De nombreuses figures éclairées de ces temps
anciens, Hippocrate, Aristote, Pline et Galien, ont selon lui honteusement contribué à
véhiculer l'idée que les monstres étaient des aberrations de la nature. Parmi les savants plus
récents, ni le chirurgien Ambroise Paré (1510-1590), ni le médecin Fortunio Liceti (1577-

65 LAURENT J.-L. M., « Histoire générale et particulières des anomalies par M. Isid. Geoffroy-Saint-Hilaire »,
Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, t. 2, 1838, pp. 51-61.

27
1657), ni même le philosophe empiriste Bacon (1561-1626) n'ont su se départir des « restes
des superstitions du moyen-âge ». Isidore Geoffroy trouve cependant un mince réconfort en la
lecture de Montaigne (1533-1592), qui ne voit pas dans les monstres une injure faite à Dieu
mais bien au contraire, la preuve de son pouvoir créateur infini. Cette époque, où les
observations mal faites mêlées aux croyances dans les animaux mythologiques ne pouvaient
mener à aucune théorie solide, ne prend fin qu'aux « premières années du dix-huitième »
siècle.

C'est juste à temps que Louis Lémery (1677-1743) et Jacques-Bénigne Winslow


(1669-1760), inaugurent la période positive en tirant la pré-science des monstres de sa torpeur
grâce à la controverse évoquée précédemment. Les anatomistes Alexis Littré (1654-1726) et
Duverney (1648-1730) se distinguent aussi par des « remarques judicieuses » et le rejet des
préjugés. Cependant, Isidore Geoffroy ne voit dans les travaux de la majorité des auteurs
qu'une timide sortie de la superstition qui se mue en une candide curiosité les détournant de la
monotonie des êtres réguliers. Cette période très brève offre tout de même « spectacle
beaucoup plus satisfaisant » par la rigueur nouvelle des observations.

La deuxième moitié du XVIIIe siècle voit naître la période scientifique avec le


médecin et anatomiste Albrecht von Haller (1708-1777). Dans son ouvrage Operum
anatomici paru en 1768, un traité sur les monstres 66 procure entière satisfaction à Isidore: les
observations sont ici très bien menées, toujours pertinentes et les témoignages de faits
monstrueux non authentifiés sont rejetés grâce à une « science profonde et une immense
érudition ». Il regrette toutefois que l'auteur se soit surtout borné à compiler et commenter les
théories des autres plutôt que d'en proposer de nouvelles. Malgré l'admiration manifeste
qu'Isidore Geoffroy éprouve à l'égard d'Haller, il estime dans sa thèse que « son époque
pouvait bien poser les bases de la science [...] mais il ne lui appartenait pas d'aller plus loin.
»67 Ce n'est qu'au début du XIXe siècle que la tératologie prend un essor remarquable alors
que la science anatomique semblait déjà complète. Cette dernière est rénovée par le médecin
Xavier Bichat (1771-1802) qui mène des expérimentations afin de trouver les corrélations
entre physiologie et pathologie; quelques embryogénistes ont ensuite l'idée de comparer le
fœtus à l'homme adulte, puis aux animaux. La philosophie anatomique naissante, incarnée
entre autres par Meckel et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, s'appuie sur ces nouveaux axes

66 Isidore Geoffroy cite un ouvrage intitulé De Monstris, mais il s'agit en fait d'une section de l'Operum
anatomici argumenti minorum, t. 3, Lausanne, 1768.
67 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, p. 6.

28
d'étude pour construire la « théorie de l'unité de composition organique » et la « théorie de
l'arrêt de développement » qui constituent la base de la nouvelle tératologie. Isidore Geoffroy
s'inscrit donc lui-même et ses contemporains au cœur d'une période scientifique très
prometteuse qui devrait enfin pouvoir intégrer les monstres aux lois générales du règne
animal.

Notons tout de même que l'auteur reconnaît parfois des précurseurs chez les auteurs
des deux premières périodes, comme Aristote qui avait prévu certaines de « ces lois si
récemment établies ». Cependant selon lui, l'esprit de leur époque ne leur permettait pas de
saisir l'importance et la portée de leurs propres découvertes, qu'ils n'étaient souvent même pas
capables de comprendre correctement. Il en est ainsi, par exemple de Fortunio Liceti qui «
contredit presque à chaque page l'idée qu'il y a consignée », au grand dam d'Isidore Geoffroy.

• Similitudes avec les schémas positivistes.

Le positivisme est fondé par Auguste Comte (1798-1857) à partir de 1826. Celui-ci
donne à un auditoire de sympathisants des enseignements sur sa conception de la
connaissance scientifique qui seront publiés dans les Cours de philosophie positive à partir de
1830. L'auteur y introduit la définition centrale de son mode de pensée:
« Je me bornerai donc, dans cet avertissement, à déclarer que j'emploie le mot
philosophie dans l'acception que lui donnaient les anciens, particulièrement Aristote
comme désignant le système général des conception humaines; et, en ajoutant le mot
positive, j'annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à
envisager les théories [...] comme ayant pour objet la coordination des faits observés ». 68

Auguste Comte considère donc l'état positif ou « scientifique » comme étant le


troisième et ultime stade de l'évolution de la philosophie. Au cours du développement de
l'homme et de la maturation de son intelligence, la philosophie avait d'abord été selon lui dans
un état théologique ou « fictif », puis métaphysique ou « abstrait ». On retrouve, à peu de
choses près, les périodes de la tératologie décrites par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans sa
thèse de 1829 et son Traité de 1832. Parmi les auditeurs les plus réguliers des cours d'Auguste
Comte, il y a des membres de l'Académie des Sciences, comme Henry-Marie de Blainville,
professeur d'anatomie à la Faculté des sciences de Paris et au Muséum National d'Histoire
Naturelle. Isidore a vraisemblablement été au contact des idées sur la philosophie positive et

68 COMTE A., Cours de philosophie positive, t. 1, Paris, Bachelier, 1830, pp. VII-VIII.

29
séduit par cette approche, au point de calquer l'histoire de sa discipline dessus. D'autres
aspects rapprochent encore la nouvelle tératologie de la philosophie positive qui entend
déceler les « généralités des différentes sciences » qui sont soumises à une « méthode unique
». On peut citer notamment l'importance de l'observation, qui permet d'articuler ensuite les
faits particuliers et les faits généraux par le biais de lois. Cette vision et ce vocabulaire sont
présents, on peut même dire récurrents, dans les travaux d'Isidore Geoffroy qui, rappelons-le,
veut appliquer les principes propres aux diverses sciences naturelles à la tératologie afin de
compléter ensuite les lois générales de la zoologie.

Le mépris affiché d'Auguste Comte envers l'esprit théologique peut amener à se


demander quels sont ses rapports avec les religions traditionnelles 69. Dans son premier Cours
de philosophie positive, l'auteur n'aborde pas cette question de front et évite ainsi l'écueil du
soupçon d'athéisme, accusation alors très grave. Isidore Geoffroy est légèrement moins neutre
dans ses écrits bien qu'il use avec parcimonie des mots « Dieu », « créateur » etc., préférant
plutôt invoquer la « nature » ou la « Providence ». L'éventualité d'une intervention divine
dans les faits de monstruosité pose un vrai problème dans les controverses sur son caractère
originel ou accidentel. Étienne Geoffroy était loin d'être aussi réservé que son fils car dans sa
Philosophie anatomique, il appelait à la « méditation religieuse » et terminait une section sur
l'épineuse question de la préexistence des germes de la sorte:
« Et, en effet, arrivé sur cette limite, le physicien disparaît, l'homme religieux seul
demeure, pour partager l'enthousiasme du saint prophète et pour s'écrier avec lui:
Coeli enarrant gloriam Dei...; laudemus Dominum. [Les cieux racontent la gloire de
Dieu ...; nous louons le Seigneur.] »70
La position d'Isidore en faveur des causes accidentelles lui permet déjà de dédouaner
Dieu d'une quelconque responsabilité dans la naissance d'un monstre. De plus, il semble que
sa conception de Dieu se rapproche de celle de Newton 71, auquel il fait d'ailleurs allusion, en
ce sens que les lois de la nature auraient effectivement été posées à la création du monde par
la main divine, mais que cette dernière n'interviendrait plus à ce niveau. Le rôle des
scientifiques est donc selon lui de dévoiler les rouages de l'univers sans avoir à invoquer le
divin pour expliquer chaque fait particulier.

69 Voir CANGUILHEM G., Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, 430 p., pp. 81-
98.
70 GEOFFROY SAINT HILAIRE É., Philosophie anatomique, p. 499.
71 Newton dit: « je ne connais aucune force de la Nature qui pourrait causer ce mouvement transversal [dans la
révolution de la terre autour du soleil] sans l'aide de la main de Dieu. » D'après KOYRÉ A., « Newton,
Galilée et Platon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1960, 15 (6), pp. 1041-1059.

30
3.2) Vers une théorie synthétique du vivant ?

Pour Isidore Geoffroy, il était nécessaire qu'au cours du temps les mathématiques, les
sciences physiques et les sciences du vivant se répartissent les différents domaines du monde
entre elles, puis entre leurs sous-disciplines. En effet, « [t]oute science tend à se fractionner, à
se diviser pour l'étude des faits de détail » 72. Cependant, la multiplication des observations et
des faits particuliers, qui peuvent rapidement devenir pléthoriques, doit toujours amener à une
synthèse en faits généraux puis en lois qui les régissent. Dès l'introduction du Traité, Isidore
annonce la démarche qu'il va employer afin de convaincre d'abord le lecteur que la tératologie
a ses raisons d'être en tant que sous-discipline des sciences naturelles, pour ensuite lui montrer
en quoi les lois propres aux anomalies ne sont que des « corollaires des lois plus générales de
l'organisation ».

• Abolition des frontières entre le normal et l'anormal.

Lors de la description des monstres, Isidore Geoffroy insiste sur l'implication dans leur
formation des lois fondamentales du développement de tout animal. Rappelons brièvement les
deux plus importantes: la loi d'affinité de soi pour soi, qui permet la conservation de la
symétrie par attraction des parties analogues du corps et qui explique leur fusion chez les
monstres composés; la loi de balancement des organes, qui cause l'atrophie d'un organe
quand un organe voisin est plus vascularisé et augmente de volume, ce qui est valable autant
dans la série zoologique que dans les anomalies. Une fois qu'Isidore a pointé du doigt toutes
les similitudes entre les lois générales et les lois tératologiques, qui forment en fait une seule
et même « identité absolue », il ne voit plus aucune raison de conserver une dichotomie
fictive entre les êtres normaux et anormaux. Celui lui permet de renforcer aussi la « théorie de
l'unité de composition organique » qui prévoit que tous les animaux soient construits à partir
d'un « type général », décliné autant de fois qu'il y a d'espèces sur Terre. Si le « type
spécifique » propre à chaque espèce est assez restreint, les êtres dits anormaux qui s'en
écartent par une grande variation rejoignent toujours en fait le « type spécifique » d'une autre
espèce et restent dans les limites du « type général ».

A partir de cette réunification des êtres normaux et anormaux, Isidore Geoffroy peut
désormais dresser une classification zoologique complète qui forme une série des êtres

72 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. ix.

31
cohérente: les animaux ne sont pas rangés du plus simple au plus complexe sur une échelle
d'un seul tenant, mais selon plusieurs séries parallèles entre elles et décalées verticalement.
Une telle disposition, qui comporte des coupures franches entre les séries, explique entre
autres pourquoi un singe dont l'organisation serait très élevée ne pourrait néanmoins jamais
faire de saut pour passer dans la série supérieure en donnant l'homme le plus primitif. La
place privilégiée de l'humain dans le règne animal semble, jusqu'ici, une fois de plus
préservée.

• Quelles limites à la généralisation?

Concernant le règne animal, il n'y apparemment pas de restriction à la généralisation.


Nous venons de montrer que l'anomalie peut amener un être à présenter une organisation
conforme au type spécifique d'une espèce inférieure. Les monstres composés sont par
exemple semblables aux animaux composés comme les polypes coloniaux qui se forment par
l'agrégation de polypes libres. Isidore Geoffroy va encore plus loin en mettant certains
monstres d'aspect le plus rudimentaire dans la situation d'hybrides: ils n'appartiennent pas à
l'espèce de laquelle ils sont issus. Il en est ainsi pour ceux qui relèvent selon lui plus du «
mollusque » que de l'homme:
« Un Acéphale n'est donc point un être humain, anatomiquement parlant: il
n'appartient à l'espèce humaine que par la circonstance de son origine, [...] dont la
valeur est absolument nulle, lorsqu'il s'agit de déterminer les rapports d'un être sous un
point de vue général et philosophique. »73

Il n'hésite pas non plus à parler de « monstres parasites » (Annexe 5) dans sa


classification, à propos des masses vestigiales les plus informes qui peuvent fusionner avec
leur jumeau normal en un montre double. La fixité des espèces n'a selon lui aucun fondement
solide étant donné que les anomalies peuvent être héréditaires et donc créer une nouvelle
variété constante capable de s'éloigner de son type d'origine au fil des générations. En privant
des monstres de leur humanité, l'auteur abolit les barrières entre espèces et perpétue à son insu
le mythe très ancien selon lequel les femmes accouchent parfois de chimères mi-homme, mi-
animal...

73 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 114.

32
La zoologie, l'anatomie, la physiologie et la médecine doivent tirer les conséquences
de la haute généralité des principes mis à jour par la nouvelle tératologie. La correspondance
entre les séries zoologique, tératologique et même embryogénique est pour Isidore
entièrement démontrée et « incontestable ». En revanche, il ne fait presque aucune allusion
dans ses travaux au règne végétal qui appartient à un domaine du vivant auquel il ne souhaite
visiblement pas étendre les lois générales. Toutefois, on trouve quelques rapprochements
inattendus avec d'autres sciences: Isidore Geoffroy suggère que l'on pourrait éventuellement
un jour mettre à profit les « belles lois électrodynamiques de M. Ampère » 74 pour expliquer la
formation des premiers éléments du système vasculaire de l'embryon. La présence de la
logique formelle est aussi palpable dans ses démonstrations: il fait souvent appel à l'induction
pour remonter aux faits généraux, qu'il appelle les « prémisses », à partir de quelques faits
particuliers, leurs « conséquences ». Cette approche lui permet de compenser le manque de
données empiriques, nécessaires à la méthode synthétique75, et d'établir tout de même des «
prévisions » sur les possibles observations à venir par une méthode analytique 76. Pour clarifier
ce raisonnement, prenons le cas de l'acéphale évoqué plus haut, qui présente le « type
spécifique » d'un mollusque: si la monstruosité humaine peut descendre aussi bas dans
l'échelle des êtres, on peut prévoir d'observer un jour chez les monstres tous les « types
spécifiques » des taxons zoologiques intermédiaires.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire travaille pendant environ dix ans à la rédaction et la


publication de ses premiers travaux sur la tératologie. Pourtant, les bases des classifications
des anomalies ainsi que tous les arguments centraux sont déjà présents et arrivés à maturation
dans les Propositions sur la monstruosité. Le Traité de tératologie est le premier ouvrage
d'Isidore et son ampleur ne laisse aucun doute sur l'importance réelle qu'il accorde à cette
nouvelle discipline. Son travail est reconnu par les pairs et favorise son entrée à l'Académie
des Sciences à moins de trente ans, ce qui n'est pas coutume. Par la suite, il n'écrit cependant
plus rien qui soit uniquement consacré aux monstruosités et se tourne à nouveau vers la
zoologie générale et ses applications expérimentales en fondant la Société impériale
zoologique d'acclimatation. Ce doit être parce qu'il est convaincu de la solidité de ses théories
et de la clarté de ses démonstrations. En effet, dans l'Histoire naturelle générale des règnes

74 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 481.


75 « Synthèse: méthode de raisonnement qui procède du connu à l'inconnu par voie de composition, ou en
partant des éléments pour arriver au composé. » D'après le Dictionnaire des sciences mathématiques pures et
appliquées, t. 2, Paris, A.-J. Denain, 1836.
76 « L'analyse, dans l'acception rigoureuse de ce mot est une méthode de raisonnement qui procède par voie de
décomposition de l'inconnu au connu ». D'après le Dictionnaire des sciences mathématiques pures et
appliquées, t. 1, 2e édition, Paris, Hachette, 1845.

33
organiques de 1861, il reprend à quelques mots près et dans une section relativement courte
tout ce qu'il avait exposé précédemment sur les anomalies. C'est pourquoi nous avons pensé
qu'il serait intéressant de voir comment les autres savants se sont appropriés les théories de la
tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et à quelles fins. Cette filiation de la tératologie
que nous proposons constitue selon nous un exemple concret de l'évolution d'une théorie et
des enjeux initiaux qui se transforment au fil des découvertes et des nouveaux enjeux
scientifiques.

34
PARTIE II: Qui reprend le flambeau de la tératologie et
pourquoi?

Nous avons vu précédemment que le Traité de tératologie est la seule monographie sur
les anomalies publiée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui n'était pourtant qu'au début de sa
carrière scientifique. Dès la parution du premier tome en 1832, beaucoup d'anatomistes, de
médecins etc., se sont empressés d'employer la nouvelle classification des monstres dans leurs
travaux. Le problème est que celle-ci semble leur avoir paru si bien faite et pratique qu'elle
survivra longtemps à son auteur sans que beaucoup d'améliorations ne lui soient apportées 77.
La grande majorité des publications sur la tératologie, que l'on peut retrouver dans des revue
comme la Gazette médicale, les Annales de la médecine, les Annales des sciences naturelles,
contiennent essentiellement des descriptions minutieuses de monstres observés et disséqués
juste après l' accouchement. Cependant, il faut garder à l'esprit que si le fondateur de la
tératologie avait pris soin de proposer des applications pratiques à sa discipline, il n'en
espérait pas moins que des savants viendraient à sa suite pour renforcer l'édifice théorique
dont il avait jeté les bases. L'auteur avait exprimé à plusieurs reprises son regret d'avoir
manqué de matériel expérimental ou d'observations indispensables pour trancher des
questions primordiales. A la fin du Traité, il avait même avoué à demi-mots que les causes et
les mécanismes de la monstruosité restaient toujours obscures en raison de la nouveauté des
disciplines embryologique et tératologique78.

Nous avons donc essayé de retrouver et d'évaluer sur plusieurs générations de savants
français79, les traces du projet initial d'Isidore Geoffroy à travers divers ouvrages, thèses et
articles récapitulés dans l'Annexe 6. On ressentira parfois le tiraillement de ses successeurs,
ballottés entre allégeance aux idées du fondateur de la tératologie devenues obsolètes et
nécessaire actualisation. Il faut préciser que nous nous sommes bornés à la tératologie
théorique, à savoir toutes les questions sur la nature zoologique des monstres, les modes
d'hérédité des anomalies, ainsi que leurs rapports avec la notion d'« espèce » qui devient
rapidement centrale. Nous avons volontairement, pour les raisons indiquées plus haut, négligé

77 Nous justifierons cette affirmation dans le paragraphe 3 sur la thèse du Dr Princeteau.


78 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t.3, pp. 472-473.
79 L'étude des notes de bas de page dans les travaux que nous avons utilisés montre que la tératologie trouve un
écho à première vue intéressant en Allemagne, cependant nous étions dans l'impossibilité d'utiliser ces
sources qui n'étaient pas traduites. Nous nous sommes donc limités aux savants français.

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les aspects relatifs à la tératologie taxonomique qui traite essentiellement de la classification
et de la description des anomalies. La deuxième moitié du XIXe siècle s'étant imprégnée du
positivisme d'Auguste Comte, la tératogénie expérimentale, ou « science qui recherche
l'origine et la formation des monstres » 80 par le biais de procédés artificiels, nous intéressera
particulièrement.

1- Premières extensions de la tératologie au monde végétal.


1.1) Alfred Moquin-Tandon (1804-1863).

Le botaniste Alfred Moquin-Tandon commence ses études scientifiques à la Faculté de


médecine de Montpellier en 1822 et obtient son doctorat en 1826. La même année, il cumule
un doctorat ès sciences avec une thèse de zoologie sur la famille des sangsues, Monographie
sur les Hirudinés, et une autre en botanique intitulée Essai sur les dédoublements ou
multiplication d'organe dans les végétaux. En 1834, il s'installe à Paris sur les sollicitations de
son nouveau mentor et ami Étienne Geoffroy Saint-Hilaire81. Celui-ci lui présente Isidore, qui
a déjà entamé la publication de son Traité, et enjoint le jeune Alfred à transposer la tératologie
de son fils au règne animal. Moquin-Tandon accède sans trop tarder à la requête de son
protecteur puisqu'en 1841 il publie les Éléments de tératologie végétale, une monographie
d'environ 420 pages. Il semble cependant que le savant regretta plus tard d'avoir poussé
l'analogie jusqu'à l’extrême entre les deux règnes, en témoignent ces propos rapportés qui sont
sans équivoque: « C'est une bêtise gigantesque que de comparer une plante à un homme et,
par conséquent, une anomalie végétale à une anomalie humaine » 82. Voyons sans plus tarder
comment Alfred Moquin-Tandon s'est approprié dans ses Éléments la tératologie théorique
d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire afin de l'appliquer à des organismes qui, selon les mots du
botaniste Antoine-Laurent Jussieu, « diffèrent par des caractères essentiels et par des systèmes
d'organes qui existent dans l'un, et dont l'autre est privé »83.

80 DARESTE C., Recherches sur la production artificielle des monstruosités [1877], Paris, Reinwald & Cie,
réédition de 1891, p.5.
81 BAILLON H., « Éloge de M. Moquin-Tandon », Adansonia, recueil périodique d'observations botaniques,
Paris, 1865, t. 5, pp. 149-175.
82 Ibid., p. 159.
83 JUSSIEU A.-L., Principe de la méthode naturelle des végétaux, Paris, F.G. Levrault, 1824, p. 6.

36
Tout d'abord, l'auteur définit de manière générale l'organisation et les attributs du
végétal, afin de placer le cadre morphologique dans lequel peut potentiellement survenir la
monstruosité. Sans rentrer dans les détails, nous pouvons distinguer les organes axiles comme
les racines, la tige, le tronc ou les branches, et les organes appendiculaires que sont les
feuilles, pétales, pistils et étamines etc. Cette première étape peut déjà nous interpeller car la
fleur et le fruit ne sont pas considérés dans leur intégralité comme des organes, bien qu'ils
auraient pu facilement correspondre aux organes reproducteurs des animaux. Notre remarque
n'est pas d'anodine si on a à l'esprit que tout ce qui est lié à la reproduction est central en
tératologie. Vient ensuite un autre obstacle à l'analogie qui est la question de l'individualité du
végétal. Moquin-Tandon rappelle les opinions divergentes à ce sujet: le célèbre botaniste
Goethe pense par exemple que chaque feuille est une unité élémentaire; pour une autre figure
d'autorité, Augustin-Pyramus de Candolle, ce sont les bourgeons axillaires 84 et floraux, aussi
appelés « embryons », qui sont des individus 85. Notre auteur adhère à cette dernière
conception qui veut que les plantes soient des organismes coloniaux « plus ou moins
indépendants », comme le prouvent les techniques du bouturage et du greffage. Il avait
d'ailleurs déjà étendu cette théorie aux animaux segmentés ou annelés, comme les sangsues,
qui ne seraient selon lui que la répétition d'organismes unitaires mis bout-à-bout86.

Au niveau de la taxonomie, Moquin-Tandon ne s'encombre pas des subtilités de


vocabulaire demandées par Isidore Geoffroy afin de distinguer les types d'anomalies: vices de
conformations, hétérotaxies, variétés et monstruosités, pour ne conserver que les deux
dernières. Les variétés désignent pour lui des anomalies légères qui n'entraînent pas de
difformité. Les anomalies graves et souvent congénitales, ou monstruosités, se décomposent
encore selon qu'elles touchent des organes caduques, comme les feuilles, ou bien des organes
qui seront atteints durant toute la vie de la plante. L'auteur ne nomme pas non plus les plantes
monstrueuses à l'aide de la nomenclature tératologique et celles-ci conservent leur pleine
appartenance à leur espèce, la classification parallélique devient par conséquent inutile. Au vu
de la définition de l'individu végétal donnée précédemment, on comprend bien que sur un seul
pied, il peut exister une multitude de bourgeons et autres organes frappés de monstruosités
différentes, rendant impossible l'attribution d'un nom unique. L'auteur se réfère toutefois
explicitement au Traité de tératologie pour introduire la notion de type spécifique d'une

84 Ce sont des bourgeons fixes qui permettent la croissance de nouvelles branches par exemple.
85 MOQUIN-TANDON A., Éléments de tératologie végétale, Paris, P. -J. Loss, 1841, pp. 4-12.
86 Voir PERRU O., « Zoonites et unité organique: les origines d'une lecture spécifique du vivant chez Alfred
Moquin-Tandon (1804-1863) et Antoine Dugès (1797-1838) », History and Phylosophy of the Life Sciences,
22(2), 2000, pp. 249-272.

37
espèce, qui sera le point de départ pour définir l'anomalie comme étant:
« toute différence organique accidentelle d'un individu élémentaire ou collectif qui
s'éloigne de la structure générale des individus de son espèce. Ces différences doivent
être distinguées des maladies ou des effets produits par ces dernières [...]; d'où la
possibilité d'un individu anomal jouissant d'une santé parfaite. » 87
On retrouve ici la mise en garde d'Isidore Geoffroy contre la confusion entre état
monstrueux et état pathologique, sauf que la distinction nous semble beaucoup plus nette chez
l'animal. En effet, les phénomènes tératogènes surviennent pendant l'époque embryonnaire et
altèrent l'apparition et l'organisation des organes. Après la naissance, l'auteur du Traité
considère que l'individu ne va généralement plus former de nouveaux organes: il se contente
de croître et de se renouveler88. Chez les végétaux en revanche, de nouveaux organes axiles et
appendiculaires peuvent apparaître tout au long de la vie; de plus, le fait de considérer que les
bourgeons non floraux soient des individus annihilent le parallèle possible entre la
germination des graines et la gestation des animaux. La délicate question des causes des
anomalies est très peu abordée: l'auteur signale qu'un « défaut de nutrition » ou d'espace pour
s'épanouir, « une lumière trop vite ou trop faible » 89 mais aussi l'hybridation peuvent altérer le
développement des organes de la plante.

Moquin-Tandon ressent les limites de la transposition et consent à dire que « [p]our


obtenir des analogies réellement fondées, il faudrait comparer le végétal, non pas à un
mammifère, ni à tout autre animal élevé dans la série, mais à un de ces rayonnés multiples qui
vivent, comme lui, à l'état d'agrégation »90. On se trouverait donc dans la classification
parallélique à l'endroit où la fin de la série végétale se superpose avec le début de la série
zoologique qui comprend les animaux inférieurs. Malheureusement cette partie de la
tératologie animale reste encore à faire dans la mesure où Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
s'était borné aux vertébrés et avait tout juste mentionné quelques anomalies chez les poissons
et les reptiles, rendant le travail de Moquin-Tandon peut-être trop prématuré pour avoir une
base théorique solide. Cependant, l'aspect descriptif clair et organisé 91 de ses Éléments est très
apprécié par les botanistes de l'époque qui disposent enfin d'un appui pour étudier les
spécimens anormaux jusque là délaissés car irréguliers et difficile à classer 92. Les points que
nous venons d'évoquer nous semblent être les principales faiblesses de la tératologie végétale
87 MOQUIN-TANDON A., op. cit., p. 18.
88 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, p. 445.
89 MOQUIN-TANDON Alfred, op. cit., p. 332.
90 Ibid., p. 27.
91 BAILLON Henri, op. cit., p. 158.
92 MOQUIN-TANDON Alfred, op. cit., pp. 22-23.

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théorique de l'auteur et rejoignent son autocritique évoquée plus haut. À la suite de l'ouvrage
inaugural de Moquin-Tandon, on retrouve quelques publications de tératologie végétale
descriptive dans les revues de sciences naturelles, mais l'enthousiasme lié à cette nouvelle
approche botanique semble nettement moindre que celui suscité par le Traité de tératologie.

1.2.) Charles Frédéric Martins (1806-1889).

La science des anomalies est pourtant le thème choisi en 1851 par le botaniste Charles
Frédéric Martins pour postuler à la chaire de botanique de la Faculté de Médecine de
Montpellier, avec une thèse intitulée De la tératologie végétale, de ses rapports avec la
tératologie animale. L'auteur annonce qu'il s'appuiera sur les ouvrages des auteurs phares
Goethe et de Candolle93, mais aussi celui de Moquin-Tandon. Il n'y a aucune référence
explicite à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et il est vraisemblable que certains passages
rappelant le Traité de tératologie lui aient été inspirés par les Éléments de tératologie végétale
de Moquin-Tandon. Martins donne d'abord une définition classique des anomalies qu'il va par
la suite personnaliser:
« La tératologie s'occupe des anomalies, c'est-à-dire des déviations permanentes de
l'état habituel que les nombreux organes [...] peuvent présenter dans leur structure et
dans leur forme. Il est évident que les difformités et les altérations pathologiques ne
rentrent pas dans cette définition. »94
La subtilité des catégories tératologiques d'Isidore Geoffroy semble superflue pour
Martins qui se contente de dire que les anomalies sont par exemple les « simples
changements de volume », alors que les monstruosités « altèrent profondément le plan
morphologique ». Il remarque aussi, que certaines prétendues anomalies, comme l'avortement
d'un organe appendiculaire, sont constantes chez certaines espèces végétales, altérant leur
symétrie ou leur régularité mais pas forcément leur physiologie. À ce sujet, Moquin-Tandon
avait établi le parallèle avec les organes vestigiaux comme le coccyx qui serait un os caudal
avorté chez l'humain95. Charles Martins nous rappelle que la monstruosité est un fait rare et se
refuse à « admettre que la nature se propose presque toujours un but qu'elle n'atteint jamais

93 L'Essai sur la métamorphose des plantes de Goethe paraît en 1790 en Allemagne mais ce n'est qu'en 1829
qu'une traduction est publiée en français. La Théorie élémentaire de la botanique d'A.-P. De Candolle paraît
en 1813 et l'auteur y introduit la notion de « dégénérescence » qui rappelle la « métamorphose » de Goethe
sans que celui-ci ne l'ait apparemment influencé. Voir FLOURENS P., L'éloge historique d'Augustin-
Pyramus De Candolle, Paris, Firmin Didot frères, 1842.
94 MARTINS C., De la tératologie végétale, de ses rapports avec la tératologie animale, Montpellier, 1851, p.
10.
95 MOQUIN-TANDON A., op.cit., pp. 20-21.

39
»96. Les deux savants ne considèrent donc pas ces arrêts de développement comme anormaux
et les rangent dans le type spécifique de l'espèce. En effet, chaque espèce posséderait un «
moule idéal » virtuel imprimant à l'individu ses principales caractéristiques, mais qui serait
suffisamment plastique pour permettre la variation tout en interdisant de « grandes déviations
». Nous voyons ici le problème récurrent de la séparation qui ne peut être nette entre le
normal et l'anormal, mais aussi la difficulté qu'a la science à cette époque à définir l'espèce:
les individus se ressemblent manifestement, au moins selon l'âge et le sexe, mais sans que l'on
puisse opérer une superposition parfaite97. Persiste alors une zone floue entre certaines
espèces très proches morphologiquement, et qui peuvent parfois s'hybrider, mais aussi entre
les membres monstrueux d'aspect inhabituel d'une espèce qui n'appartiennent à celle-ci de
facto que de par l'individu dont ils sont issus98.

Au niveau de la classification parallélique, Charles Martins admet un rapprochement


possible entre les séries végétales et animales par leurs extrémités, comme nous l'avons
évoqué pour Moquin-Tandon, et pose d'abord la limite de l'analogie aux animaux possédant
un système nerveux99. Son opinion sur la nomenclature en tératologie taxonomique mérite
d'être mentionnée car il s'agit d'une critique indirecte d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Le
botaniste désapprouve totalement l'attribution d'un nom de genre et d'espèce aux individus
monstrueux. Selon lui, ces « dénominations [...] doivent être réservées à des groupes d'être
semblables entre eux, considérés dans leur état normal et habituel » 100 et le nom des anomalies
devraient plutôt refléter leur mode de formation. On peut en déduire que Martins récuse
l'existence d'une correspondance réelle entre un spécimen anormal et un organisme normal
appartenant à une autre espèce, par conséquent il rejette l'un des fondements de la tératologie
théorique.

En 1844, trois ans à peine après la parution des Éléments de Moquin-Tandon, le


professeur Pierre Duchartre s'empresse de publier un court article sur deux monstruosités
végétales dans les Annales des sciences naturelles, pensant que « dans l'état où est aujourd'hui
la tératologie végétale, on ne saurait recueillir trop de faits pour étendre ses cadres » 101. Ce
témoignage confirme notre impression que pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, et sans

96 MARTINS C., op. cit., p. 20.


97 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 3, p. 435.
98 GEOFFROI SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 1, p. 107.
99 MARTINS C., op. cit., p. 36.
100 MARTINS C., op. cit., p. 56.
101 DUCHARTRE P., « Note sur deux faits de tératologie végétale », Annales des sciences naturelles, Paris,
Fortin Masson & Cie, 1844, t. 1, p. 292.

40
doute d'autres propres aux intérêts des botanistes de l'époque, la tératologie végétale ne
s'ancre pas dans le paysage scientifique. Nous allons voir maintenant qu'il en va autrement
pour la tératologie animale qui perdure en tant que telle mais aussi à travers des questions de
zoologie plus générale, comme l'avait souhaité son fondateur qui s'était fait un devoir de
promouvoir activement sa nouvelle discipline.

2- La tératologie dans les débats sur la notion d'espèce et le transformisme.

Dans les années qui suivent la parution du Traité de tératologie, nous avons vu
qu'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire retourne à une zoologie plus générale mais aussi plus
pragmatique, notamment avec la fondation du Jardin d'acclimatation. Ainsi, la tératologie
théorique qu'il présente dans son dernier opus, Histoire naturelle générale des règnes
organiques, ne présente que peu d'innovations. Les êtres anormaux ont été bien définis et
classés dans leur immense majorité, il laisse donc à d'autres le soin d'enrichir la science en
décrivant de nouveaux monstres. Dans cette œuvre, les anomalies lui servent de tremplin pour
embrasser des questions beaucoup plus larges comme la formation des espèces et les rapports
qu'elles entretiennent entre elles. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà défendu ses idées
transformistes102 face à Cuvier, fixiste notoire. Cependant, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
semble aussi être de ceux qui ont apporté des matériaux scientifiques concrets à une école
transformiste française en voie de construction103.

2.1) Marie-Adolphe Gubler (1821-1879).

En 1862, Adolphe-Marie Gubler (1821-1879) est médecin et vice-président de la


Société de Botanique. C'est aussi l'un des héritiers de la « variabilité limitée » des espèces
proposée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire104. Moins d'un an après la disparition de ce
dernier, il publie Préface d'une réforme des espèces, dont le sous-titre nous indique qu'elle est
« fondée sur le principe de la variabilité restreinte des organismes en rapport avec leur faculté
d'adaptation au milieu ». Sous l'allégeance affichée au fondateur de la tératologie, nous
montrerons les divergences notables entre les opinions des auteurs qui illustrent la diversité
des théories transformistes de l'époque, loin de former un corps de doctrine uniforme.
102 Voir LAURENT G., « Le cheminement d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) vers un
transformisme scientifique », Revue d'histoire des sciences, 1977, v. 30(1), pp. 43-70.
103 Voir GRIMOULT C., L'évolution biologique en France, Paris, Droz, 2001, pp. 85-86.
104 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. 2, part. 2, Paris,
Victor Masson, 1859, pp. 430-438.

41
Gubler entame son discours par un constat navrant: il y a beaucoup trop d'espèces
admises en botanique et leur nombre augmente encore chaque jour de manière inquiétante. Il
attribue cet état de fait en partie au zèle des botanistes, toujours prompts à signaler des
découvertes exclusives, mais aussi à l'absence d'un consensus chez les savants qui permettrait
de faire émerger « une notion saine de la définition d'espèce ». Selon lui, les disciples de
l'école « ultra-analytique » multiplient à volonté les nouvelles espèces sur le critère d'un ou
deux caractères accessoires au lieu de les regrouper sous le même type spécifique en
admettant que ce soient des variétés différentes. Le problème n'est pas que la description de
toutes les formes observées soit vaine car l'auteur concède tout de même un peu d'utilité à
cette entreprise:
« Toute modification morphologique, si légère soit-elle, mérite qu'on y prenne garde; car
elle a sa raison d'être et soulève toujours un problème de physiologie ou de physio-
pathologie, dont la solution importe à nos connaissances générales. » 105

Charles Martins n'aurait sans doute pas été de l'avis de Gubler sur ce point puisque le
botaniste critiquait dans sa thèse de tératologie végétale le finalisme métaphysique 106 de
certains savants qui voulaient voir une utilité dans le moindre organe, oubliant que la « beauté
de la forme » faisait aussi partie des « desseins » du Créateur. Ceci étant, l'heure est selon
Gubler à la synthèse des connaissances accumulées sans prise de recul et à la réflexion sur
cette fameuse notion d'espèce. Il existe des caractères propres qui constituent l'essence d'une
espèce mais qui ne sont pas forcément accessibles avec les moyens d'observations dont
disposent les savants. Le simple examen morphologique de la forme des individus ne peut
donc suffire et il faut y adjoindre une méthode expérimentale qui permette de déterminer
l'hérédité des caractères dont on pense qu'ils définissent l'espèce. Cela nécessite donc, écrit
Gubler, « de s'enquérir de leurs ancêtres, et même d'attendre la progéniture » 107, ce qui
forcément freinerait, et alourdirait, considérablement le processus de détermination des
espèces. Nous pensons utile de rappeler que la voie de génération ne suffisait pas à Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire dans le cas des monstres vrais 108, qui d'autre part, ne possèdent le plus
souvent pas les moyens de se reproduire et donc de perpétuer leur propre espèce
tératologique109. Gubler se focalise sur deux définitions possibles de l'espèce:

105 GUBLER A.-M., Préface d'un réforme des espèces, Paris, L. Martinet, 1862, p. 7.
106 MARTINS C., De la tératologie végétale, de ses rapports avec la tératologie animale, Montpellier, 1851, p.
27.
107 GUBLER A.-M., op. cit., p. 46.
108 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 107.
109 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturel générale des règnes organiques, t. 3, p. 28.

42
« L'espèce est-elle un type primitivement créé, propagé héréditairement à travers les
âges, et plus ou moins profondément transformé? Est-elle au contraire, une forme
distincte et immuable transmise par génération? »110
La deuxième est selon lui la plus répandue chez les naturalistes et se rapporte au
fixisme. Cependant, l'auteur se rattache à la première en appelant en renfort les deux Geoffroy
Saint-Hilaire ainsi que Buffon. L'auteur est donc partisan d'un transformisme modéré dont on
peut dégager deux composantes: du point de vue spatial, les individus d'une même espèce
vivant dans le même milieu ou dans des conditions extérieures similaires possèdent
globalement les mêmes caractéristiques morphologiques tout en présentant des nuances
superficielles. Ainsi, les grandes différences extérieures qui existent entre les races et les
variétés s'expliquent par la diversité des milieux sur Terre. Les monstruosités, qui sont de
véritables « tempêtes morphologiques », n'altèrent pas le type spécifique puisqu'elles ne
touchent qu'une poignée d'individus et que la loi d'atavisme111 rétablit au fil des générations
les caractères primitifs de l'espèce. Du point de vue temporel, la transformation est
imperceptible à court terme, mais perceptible et irréfutable à l'échelle des temps géologique,
car les espèces ont dû adapter leur forme pour survivre aux « révolutions » climatiques
comme le Déluge. Toutefois, il s'en faut de beaucoup que Gubler conçoive une phylogenèse
des espèces comme le fait Isidore Geoffroy. En effet, ce dernier envisage bien une « filiation »
des espèces, dont le nombre a pu évoluer « en plus comme en moins » 112 au fil du temps de
par la fixation des variations profondes, même s'il ne croit pas que l'hybridation soit une
source de spéciation113. L'auteur de la Préface d'une réforme des espèces combat certains
monogénistes, en prenant Darwin pour cible en tant que chef d'école, car ils prônent l'origine
commune de tous les êtres vivants. Gubler se range cette fois aux côtés de la figure de Cuvier
et affirme que tous « les individus qui composent une espèce peuvent être considérés comme
issus d'un couple unique »114, fruit de la création divine. Sur ce point, il s'éloigne clairement
d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui tient une position intermédiaire: il est monogéniste
concernant l'espèce humaine, les différences de formes et de couleurs rencontrées chez les
peuples n'étant que des variations superficielles. En revanche, il ne semble pas qu'il ait cru à
une origine unique pour les grands taxons, comme les vertébrés et les invertébrés, qui
possèdent des plans d'organisation trop distincts pour pousser la filiation.115
110 GUBLER A.-M., op. cit., p. 7.
111 « Atavisme: En botanique, tendance des plantes hybrides à retourner à leur type primitif. En physiologie,
ressemblance avec les aïeux. ». Tiré du Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette & Cie, t. 1, 1863.
112 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 2, part. 2, p. 436.
113 Les hybrides peuvent avoir une descendance féconde, seulement l'espèce hybride formée ne se maintient pas
au de là de quelques générations, toujours à cause de l'atavisme. Ibid., p. 438.
114 GUBLER A.-M., op. cit., p. 26.
115 Voir GRIMOULT C., op. cit., pp. 85-86.

43
Dans la question du transformisme, nous voyons que la tératologie n'est utile que dans
sa partie qui se rapproche le plus de la zoologie « normale ». Pour Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire, les monstres vrais constituaient de véritables espèces tératologiques qui ne pouvaient
être assimilées à aucune autre du règne animal, bien qu'elles en réalisent les « conditions »
anatomiques ou physiologiques, à l'instar des monstres sirénomèles ou phocoméliens 116. À
notre grand étonnement, il ne s'en sert pas comme point de départ pour de nouveaux types
spécifiques héréditaires qui auraient pu expliquer la diversité des formes. Les anomalies
simples que sont les variétés et les vices de conformations sont les meilleurs candidats à la
spéciation limitée pour Isidore Geoffroy. Les deux auteurs sont cependant d'accord sur
l'importance des conditions extérieures pour l'adaptation et la fixation des variations du type.
C'est d'ailleurs pourquoi Gubler dénonce l'« espoir chimérique » de faire prospérer en Europe
des animaux exotiques, qui ne pourraient conserver longtemps leurs spécificités acquises sous
un tout autre climat. Il sape ce faisant les tentatives d'acclimatation intenses auxquelles s'était
livré Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pendant plusieurs décennies.117

2.2) Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883).

En 1870, l'hypothèse transformiste est depuis peu au cœur de nombreuses publications


du Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris. Cette effervescence nouvelle autour de ce
sujet précis fut provoquée par l'anthropologue Eugène Dally, qui fin 1868 avait discuté de
manière croisée de la classification des primates et de l'hypothèse transformiste 118. Le
fondateur de la Société d'anthropologie méfiant à l'égard de cette théorie 119, l'influent Paul
Broca (1824-1880), regrettait l'année suivante que depuis l'intervention de M. Dally, les
séances de la Société étaient régulièrement submergées par les débats sur le transformisme
aux dépends des questions d'anatomie et de zoologie moins théoriques120.

116 Ces monstres au nom évocateur désignent respectivement les foutes ayant les jambes soudées comme les
cétacés et ceux ayant les bras très courts comme les phoques.
117 Voir FISCHER J.-L., L’acclimatation : pratique, théorie, expérimentation ou l’esprit des Geoffroy Saint-
Hilaire, sur le site du Jardin d’acclimatation, 2010, pp. 1-17. Disponible sur
http://www.jardindacclimatation.fr/article/le-jardin-vu-par/ (consulté le 13/08/2014)
118 Voir DALLY E., « L'ordre des primates et le transformisme », Bulletin de la Société d'anthropologie de
Paris, 1868, v. 3(3), pp. 673-712.
119 Voir BLANCKAERT C., préface aux Mémoires d'anthropologie de Paul Broca, Paris, Jean-Michel Place,
1989.
120 Voir BROCA P., « L'ordre des primates: parallèle anatomique de l'homme et des singes », op. cit., v.4(4),
1869, pp. 228-401.

44
Malgré les protestations de Paul Broca, l'affaire prend de l'ampleur 121 au sein de la
Société et c'est dans ce contexte tourmenté que le démographe et anthropologue Louis-
Adolphe Bertillon (1821-1883) publie en 1870 un article intitulé Valeur de l'hypothèse du
transformisme. Le but premier de l'auteur est de montrer en quoi le « système de théories »
mobilisé par le transformisme satisfait aux critères de scientificité contemporains: d'abord
l'utilisation de la méthode expérimentale, exigence héritée du positivisme; ensuite, un devoir
de « synthèse » d'observations fournies par différents domaines de la science afin d'expliquer
de manière cohérente un grand nombre de faits passés et présents; enfin l'exclusion du «
pouvoir personnel » des divinités ou forces métaphysiques pour expliquer les phénomènes
naturels. Si le transformisme remplit ces conditions, il méritera sa place parmi les « grandes
hypothèses » à l'instar de la cosmogonie de Laplace ou de la philologie moderne. Nous ne
suivrons cependant pas la trajectoire de l'auteur, qui est totalement acquis au transformisme, et
nous ciblerons les points à la croisée entre transformisme et tératologie que nous avons déjà
mis en exergue précédemment.

A l'instar de Gubler, Louis-Adolphe Bertillon n'est pas favorable à l'idée populaire


chez les darwinistes selon laquelle les êtres vivants découleraient tous d'un « unique
protozoaire ». D'ailleurs, il est aussi polygéniste mais en revanche pas créationniste: la vie se
122
serait « manifestée spontanément » en divers « centres de créations » sur Terre, là où les
conditions physiques étaient les plus favorables. Il en résulte que tous les types spécifiques
n'ont pas été créés au même moment, ce que confirme les données paléontologiques, et que
certaines faunes du globe sont beaucoup plus jeunes que d'autres. En fait, celles-ci se sont
développées de manière indépendante et asynchrone mais parallèle. Cela qui suppose à notre
avis qu'il y ait dans toute faune une sorte de plan de développement en puissance identique
qui débuterait à un stade primitif proche selon l'auteur du « type australien » jusqu'à, et
logiquement au-delà, des types plus avancés comme ceux rencontrés en Europe. Toutefois, il
est confronté comme tous les savants que nous avons rencontrés entre unité et diversité des
formes du vivant et il se doit de trouver une explication matérialiste à ce paradoxe:
« la similitude générale du milieu terrestre et des lois de la substance a entraîné le
parallélisme de cette évolution, tandis que les dissemblances locales (les accidents
géologiques et les conditions successives de climat, de milieu etc.) se sont traduites par

121 Nous avons comparé le nombre de titres de publications du Bulletin contenant le mot « transformisme » sur
quatre années: en 1868, il n'y en a que deux dont l'article de Dally et un autre qui le commente; en 1869, il y
en a déjà cinq; le nombre culmine à neuf en 1870; le débat semble être clos en 1871 puisqu'il n'y a plus
aucune occurrence.
122 BERTILLON L.-A., « Valeur de l'hypothèse du transformisme », op. cit., v. 5(5), 1870, pp. 488-528.

45
des variations qui se rencontrent encore aujourd'hui entre les faunes ou flores de
diverses régions. »123
L'auteur se défend cependant de conférer un pouvoir trop grand à l'influence du milieu
sur les variations, contrairement à Lamarck par exemple ou même à Gubler et Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire qui lui attribuaient vraiment un rôle central. Il cite pour se justifier un
savant américain, Louis Agassiz, qui avait conclu que la diversité des formes au sein d'un
même milieu empêchait de définir avec certitude « la direction et la puissance » de son
influence sur les formes124. Encore contre Isidore Geoffroy, Bertillon défend le polygénisme
des « organismes anthropomorphes » qui seraient apparus en différents points dans des faunes
indépendantes ayant évolué jusqu'à donner naissance aux populations humaines autochtones
qui n'en sont pas au même degré de développement125.

Bertillon invoque un autre argument en faveur du transformisme qui nous est


désormais bien familier, il s'agit du parallélisme manifeste entre les séries zoologiques et les
phases de l'ontogenèse des animaux, d'autant plus qu'il existe une « singulière corrélation [...]
entre les états successifs de l'embryon et la succession des formes paléontologiques »126. Ainsi,
on voit dans l'embryon de crabe une forme qui rappelle le trilobite; chez la jeune comatule,
une espèce actuelle de crinoïdes, on reconnaît les encrines fossiles du Trias et ainsi de suite.
Ces ressemblances ne pouvant être fortuites, elles confirment nécessairement une certaine «
parenté » entre ces organismes. C'est ici que Bertillon fait intervenir la tératologie afin de
mettre au service du transformisme son lot de lois et de faits observationnels. La théorie des
arrêts de développement a permis aux savants de considérer que certaines parties du corps des
monstres étaient restées bloquées à un stade embryonnaire tout en prenant du volume.
L'examen de la morphologie précoce de l'embryon normal étant difficile, l'analogie ainsi
établie permet de la connaître de façon indirecte et de voir plus en détail les phases
morphologiques de l'ontogenèse. L'auteur cite un extrait particulièrement long du Traité de
tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire où celui-ci énumère les anomalies ou
monstruosités humaines qui réalisent les conditions anatomiques de nombreux animaux
vertébrés et même invertébrés127. La théorie tératologique de la classification parallélique sert
encore le transformisme car, selon Bertillon, elle proscrit que les monstruosités d'une espèce
correspondent à un type animal plus élevé, donc d'apparition plus récente, dans la série

123 BERTILLON L.-A., op. cit., p. 510.


124 Ibid., p. 509.
125 Ibid., p. 511.
126 Ibid., pp. 514-515
127 Ibid., pp. 518-520.

46
zoologique. À notre sens, l'auteur s'emporte un peu car Geoffroy Saint-Hilaire n'excluait
absolument pas la transgression d'un type monstrueux vers « des êtres placés au-dessus de lui
dans la série »128, bien que la régression lui ait semblé beaucoup plus fréquente.

Bertillon se réjouit que toutes ces anomalies, qui jadis auraient mis le savant en
déroute, favorisent désormais la compréhension du transformisme grâce aux lumières de la
tératologie. Il saisit l'occasion pour utiliser d'autres « imperfections de la nature » contre la
théorie des causes finales, comme l'avait fait Charles Martins avant lui. En effet, la persistance
des « organes sans usages » ne peut être expliquée par le finalisme; en revanche, leur
dégénérescence graduelle est encore une preuve de la transformation des espèces vers une
meilleure adaptation à leur milieu129. Citant encore à plusieurs reprises Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire, l'auteur conclue que la tératologie apporte la preuve que les arrêts de développement
qui se transmettent héréditairement peuvent être une source de spéciation. Ayant décelé au
moins quatre types de parallélisme, paléontologique, zoologique, ontogénique et
tératologique, Bertillon conclut « que notre organisme n'arrive à sa forme dernière que par
une série de passages qui font revêtir à chacun de nos organes successivement tous les types,
je ne dis pas des espèces, mais au moins des familles zoologiques. »130

Nous avons vu que dans les années 1850-1870, la tératologie gagne en généralité
comme l'avait souhaité Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à la fin de son Traité de tératologie et
en montrant lui-même le chemin dans l'Histoire naturelle générale des règnes organiques.
C'est donc un peu au détriment des monstruosités s.s. que la tératologie théorique s'exporte
vers d'autres disciplines et les débats transformistes, mais les anomalies constituent désormais
une explication rationnelle de la variabilité des espèces végétales ou animales ainsi que de la
diversité du vivant. Cependant, un savant s'occupe aussi à cette période d'une tératologie
beaucoup plus fondamentale et surtout véritablement expérimentale. Il s'agit de Camille
Dareste, qui dès 1855 commence à publier de nombreux travaux sur le sujet 131. Nous
reviendrons plus amplement sur ce personnage incontournable, mais avant, nous nous
permettons une ellipse afin de prendre du recul et de faire le point sur les avancées de la
tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire plus de cinquante ans après son avènement.

128 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 436-437.


129 BERTILLON L.-A., op. cit. p. 522-523.
130 Ibid., p. 520.
131 Dareste se place sur le créneau de l'expérimentation dès sa première publication de tératologie: « Sur
l'influence qu'exerce sur le développement du poulet l'application partielle d'un vernis sur la coquille de l’œuf
», Annales des sciences naturelles, 1855, s. 4, t. 4, p. 119.

47
3- État des lieux en 1886: le Dr Augustin-René Princeteau présente les Progrès de la
tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.

Le Dr Princeteau ouvre son exposé par une analogie entre les cristaux « avortons »
dont la cristallisation a été perturbée et l'embryologie animale. La comparaison pourrait
intriguer si l'on n'avait à l'esprit que dès la parution du Traité de tératologie, des savants issus
de disciplines a priori éloignées de la zoologie avaient appliqué les nouvelles théories sur les
anomalies à leurs travaux: des botanistes, comme nous l'avons montré à plusieurs reprisées,
mais aussi quelques chimistes. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait tout de même tenu à
minimiser la portée des rapprochements établis par le chimiste Alexandre-Edouard
Baudrimont, qui se posait en fondateur de la tératologie minérale, alors que par ailleurs il
saluait la transposition à la botanique proposée par Moquin-Tandon 132. Princeteau n'insiste
cependant ni sur les minéraux ni sur les végétaux et place le cadre de la tératologie dont il
veut de faire l'état des lieux: les anomalies des animaux vertébrés seront l'objet principal de
cet ouvrage, celle des invertébrés n'occupant toujours qu'une « bien petite place », au grand
regret de l'auteur. Il propose aussi d'abolir la distinction entre les monstruosités s.s., dont
Isidore Geoffroy avait tenté de faire « une classe à part »133, et les autres types d'anomalies.
L'épineuse question de la limite entre ces catégories n'est pas nouvelle et avait déjà été
soulevée par plusieurs auteurs: en 1834, le médecin Gabriel Andral dénonçait leur caractère «
vague qui laisse de toutes parts le champ libre à l'indécision et à l'arbitraire » 134 de
l'observateur. Compte-tenu de la multitude d'états intermédiaires et variables existant entre la
monstruosité s.s. et la simple variété telles que définies par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire,
Princeteau va encore plus loin que ce dernier en reconnaissant un continuum formé par toutes
les anomalies.

Le format restrictif de la thèse, ainsi que ses propres centres d'intérêt, poussent l'auteur
à orienter son exposé vers la tératogénie expérimentale, c'est-à-dire sur les méthodes de
production des monstres, et il prend soin d'éviter « l'ornière de la tératologie descriptive », qui
selon lui n'a de toute façon pas connu de changements majeurs depuis le Traité de tératologie.
Il attribue d'ailleurs ce manque de progrès au fait que les contributeurs à la tératologie,
132 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « Article tératologie », Dictionnaire universel d'histoire naturelle, Paris,
Renard Martinet & Cie, 1848, t. 12, p. 457.
133 PRINCETEAU Dr, Les progrès de la tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, Asselin et
Houzeau, 1886, p. 3.
134 ANDRAL G., article « Monstruosité », Dictionnaire de médecine pratique, Paris, Méquigon-Marvis et J.-B.
Baillère, 1834, t. 11, pp. 513.

48
chirurgiens, gynécologue et obstétriciens pour la plupart, se contentent de disséquer des
embryons arrivés à terme afin d'en donner une description strictement anatomique, et non pas
physiologique ou encore histologique. Le Dr Princeteau regrette que cette manière de
procéder soit encore la plus répandue et « tourne dans un cercle vicieux » car les savants
confirment le plus souvent ce qui avait été déjà signalé puisque chaque genre de monstre suit
« une évolution aussi régulière que les êtres normaux »135.

Les avancées que Princeteau relève concernent donc essentiellement la tératogénie,


que les Geoffroy Saint-Hilaire avaient à peine ébauchée en leur temps, laissant derrière eux
des résultats peu convaincants136. Quelques auteurs français et étrangers s'étant engagés dans
cette voie expérimentale sont mentionnés, mais seuls Dominique-Aguste Lereboullet (1804-
1865) ainsi que l'incontournable Camille Dareste semblent avoir retenu l'attention dans ce
domaine en France. Nous pensons utile à l'historique de la tératologie de préciser le rapport
entre ces deux hommes: en 1862, l'Académie des sciences organise un concours pour
comprendre l'influence des agents extérieurs sur le développement des embryons vertébrés,
avec sous-entendue une orientation tératologique. Les deux hommes présentent leurs
mémoires respectifs aboutissant à des conclusions diamétralement opposées. Dareste, qui
travaille sur l’œuf de poulet, admet comme principale cause des anomalies les phénomènes de
compressions anormales exercés par l'amnios sur l'embryon, en accord avec les théories
mécanistes proposées par Isidore Geoffroy. Lereboullet quant à lui étudie la formation des
monstres doubles, notamment chez l’œuf de brochet, et conclut à la non influence de
l'environnement sur la monstruosité. Les deux mémoires sont jugés trop différents et d'égale
utilité à la science: les deux rivaux se voient donc décerner le Prix d'Alhumbert 137. Princeteau
s'est rendu dans le laboratoire de Dareste, situé à l'École pratique des hautes études de Lille,
afin de récolter des informations pour sa thèse138. On peut supposer sans trop s'avancer que les
deux hommes ont dû s'entretenir et on sent chez le Dr Princeteau une pointe d'admiration pour
cet éminent tératologue « qui a fait des monstres par milliers ».

135 PRINCETEAU Dr, op. cit., pp. 9-10.


136 A la fin du Traité de Tératologie, Isidore Geoffroy se dit pourtant très satisfait des résultats expérimentaux
qu'il a obtenus en accord avec ceux de son père, bien qu'il n'ait pas réussir à produire beaucoup de variétés et
aucune monstruosité. Voir t. 3, pp. 498-508. Il en va de même pour Étienne dont le but semblait surtout de
prouver que la monstruosité n'était pas originelle plutôt que d'obtenir des monstres. Voir DUHAMEL B., «
L’œuvre tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'histoire des sciences, 1972, 25(4), pp.
337-346.
137 Voir FLOURENS P. & al., « Prix Alhumbert: Rapport sur la question mise au concours pour l'année 1861 »,
Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'Académie des sciences, Paris, Mallet-Bachelier, 1862, t. 55,
pp. 979-983.
138 Voir DARESTE C., « Laboratoire de tératologie à l'École pratique de la Faculté de Médecine », Rapport sur
l'École pratique des hautes études 1885-1886, 1885, pp. 112-114.

49
Depuis les débuts de la tératologie, une discipline un peu moins jeune mais
complémentaire, l'embryologie, a fait des progrès en Allemagne et en France: la théorie
d’Étienne Serres sur le développement centripète des organes est confirmée, Oscar Hertwig
montre en 1876 que la fécondation est le résultat de la fusion du noyau des gamètes et la
connaissance des stades de l'ontogenèse, initiée par Von Baer dans les années 1830, est
grandement enrichie et affinée139. En son temps déjà, Isidore Geoffroy ne doutait pas que
beaucoup de causes des anomalies qui restaient encore mystérieuses seraient un jour élucidées
par cette discipline naissante140. Par exemple, la formation des hémitéries, anomalies simples,
des vaisseaux est rapportée à la perturbation du développement centripète des organes
contenant ces vaisseaux puisque l'organogenèse précède la vasculogenèse. Princeteau identifie
aussi une variante de l'atavisme dans l'Origine des espèces de Darwin, qui tient pour preuve
de l'évolution et de la phylogenèse la persistance dans certaines espèces d'organes vestigiaux
dont nous avons déjà parlé. On apprend d'ailleurs, par une citation traduite de l'allemand, que
l'idée selon laquelle il existe une correspondance entre l'anatomie des animaux normaux et
anormaux a au moins un siècle: « ce qui est une monstruosité pour une classe d'animaux
supérieurs, est chose normale pour une classe d'animaux inférieurs »141. Cette théorie est
toujours loin de faire l'unanimité chez les tératologistes au moment où Princeteau écrit, de
même qu'elle était déjà très controversée142 au moment de la parution du Traité de tératologie,
alors que la classification des anomalies fut plutôt bien accueillie. Certains savants sceptiques
admettent qu'une certaine analogie existe entre les anatomies humaine et animale sans pour
autant accepter une identité réelle entre les parties prises deux à deux dans des espèces
différentes. D'autres mettent en avant le fait que des anomalies humaines ne peuvent avoir
aucun équivalent dans le règne animal, ce que confirme malgré lui Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire en constatant que la fréquence et la diversité des anomalies sont plus élevées chez
l'homme143. La question de l'hérédité de certaines anomalies occupe toujours les tératologues:
c'est un fait notoire, leur transmission n'est pas toujours régulière et il arrive que les anomalies
sautent une ou plusieurs générations ou présentent une gravité variable au sein d'une même
fratrie. Faute d'explication concrète, on admet une « prédisposition héréditaire » dont on
ignore encore le support matériel. Enfin, le Dr Princeteau indique que neuf nouvelles
139 Voir C. D. DE WIT H., Histoire du développement de la biologie, v. 2, trad. française, Lausanne, Presses
universitaires et polytechniques romandes, 1993, 460 p.
140 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 508-509.
141 KIELMAIER, Ueber die Verältnisse der organische Krüfte, Tubigen, 1793, cité par PRINCETEAU Dr, op.
cit., p. 7.
142 Voir la virulente analyse critique du Traité de Tératologie faite par un certain M. Laurent, que nous avons
déjà cité, disponible dans les Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, Londres, 1838,
pp. 51-61.
143 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., p. 358.

50
classifications des monstres ont été proposées depuis, parmi lesquelles figurent des auteurs
allemands, italiens et seulement deux français144, mais il précise que « malheureusement on
n'a pas fait mieux » que le fondateur de la tératologie...

Dans sa thèse récapitulative, Princeteau nous dépeint une tératologie théorique et


descriptive qui peine à avancer. L'autorité d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pèse sur les
nouvelles classifications et les explications mécanistes des anomalies, privilégiées par son
père et lui, constituent un obstacle épistémologique à la survie d'hypothèses qui s'appuieraient
sur d'autres bases. Les phénomènes de l'hérédité forment de toutes les manières une zone grise
en général pour les sciences naturelles: on a beau pouvoir observer de plus en plus intimement
l'ontogenèse et même le moment de la fécondation, il reste encore un hiatus dans l'explication
de la ressemblance entre l'individu et sa descendance. C'est donc le domaine de la tératogénie
qui constitue majoritairement le pôle d'émulation en tératologie.

4- Le second souffle de la tératologie expérimentale: Camille Dareste (1822-1899).

Camille Dareste entame ses études à Paris, où il obtient en 1847 un doctorat de


médecine puis un doctorat ès-sciences en 1851 145. Après avoir enseigné l'histoire naturelle à
Rennes puis à Lyon, il est nommé en 1860 à la Faculté des sciences de Lille où il reste une
quinzaine d'années et dont il sera d'ailleurs le doyen. Le savant publie ses deux premiers
articles146 sur la tératologie en 1855: son engouement pour la tératogénie initiée par les
Geoffroy Saint-Hilaire est déjà bien ancré et il a entrepris de poursuivre leurs expériences sur
les œufs de poulets. Ses travaux ne passent pas inaperçus puisque dans son Histoire générale
naturelle des règnes organiques, Isidore Geoffroy mentionne à quelques reprises les résultats
qui lui semblent pertinents obtenus par ce nouveau tératologue 147. Dareste possède aussi des
lecteurs outre-manche, où certains commentateurs diront qu'il a eu plus de succès et de
reconnaissance au cours de sa carrière que dans sa propre patrie 148. En 1863, le savant écrit à
Charles Darwin et lui envoie un exemplaire de la première édition de son ouvrage synthétique
de près de 700 pages sur les anomalies intitulé Recherches sur la production artificielle des

144 Princeteau cite des articles de Vogel (1847) et de Davaine (1875).


145 Voir CAPITAN L., « Nécrologie de M. Dareste », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1899, s.
4, t. 10.
146 La liste de ses publications est donnée dans Recherches sur la production artificielle des monstruosités, pp.
66-70.
147 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire générale naturelle des règnes organiques, t. 3, pp. 27, 403, 413.
148 CAPITAN L., op. cit., pp. 21-24.

51
monstruosités. Les deux hommes auront dans les années qui suivent plusieurs conversations
épistolaires149 et Darwin, qui connaissait déjà le travail sur les anomalies et la variation
d'Isidore Geoffroy avec lequel il avait aussi échangé, ne manque pas de se référer à celui de
Dareste dans plusieurs de ses ouvrages. Nous allons voir comment ce savant, dont la ténacité
au moins forçait le respect de tous ses contemporains, s'est accommodé de l'héritage théorique
des Geoffroy Saint-Hilaire au terme de sa longue carrière scientifique.

Camille Dareste apparaît comme un disciple intellectuel constant et persévérant


d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, bien qu'ils n'aient vraisemblablement pas entretenu de
rapports étroits hormis des conseils bienveillants entre pairs. Il écrit tout de même juste après
le décès de celui-ci un article 150 empreint d'émotion, relatant le parcours de « cet homme
illustre » qui laisse inachevé ce qui aurait pu être « un des monuments scientifiques les plus
importants » du XIXe siècle. Il dédie aussi sa monographie sur la tératogénie expérimentale,
ouvrage sur lequel nous nous appuierons le plus souvent, « à la mémoire des deux fondateurs
de la tératologie » et s’enorgueillit que leur apport en ait fait « une science toute française ».
Dareste partage d'ailleurs l'avis d'autres auteurs que nous avons croisés sur la complétude de
la tératologie descriptive et taxonomique:
« La distinction des différents types de l'anomalie et de la monstruosité, la connaissance
de leur organisation, les relations des différents types entre eux, forment une partie de la
tératologie que l'on peut considérer comme à peu près terminée. Les recherches
ultérieures y ajouteront quelques faits de détails; elles n'y introduiront pas de
changement essentiel. Il n'en est pas de même de cette partie de la science qui recherche
l'origine et le mode de formation des monstres ou, comme on le dit, de la tératogénie.
Ici, avant mes études, presque tout était à faire. » 151

Sa piété presque filiale ne l'empêche pas d'identifier les lacunes de ses prédécesseurs
qui légitiment la raison d'être de ses propres travaux. Nous l'avons déjà évoqué, les deux
Geoffroy Saint-Hilaire avaient bien procédé à des expériences tératogéniques sur les œufs de
poulet en tentant de perturber leur développement en les secouant, en perçant leur coquille ou
encore en la recouvrant de matières imperméables etc. Cependant, on se doit de reconnaître
Dareste comme véritable fondateur de la tératogénie scientifique 152 car il est le premier à avoir

149 Voir BURKHARDT F. & al., The correspondence of Charles Darwin, Cambridge Press University, 1993, v.
8; 1999, v. 11; 2005, v. 15.
150 Voir DARESTE C., « Isidore Geoffroy Saint-Hilaire », Revue germanique française et étrangère, Paris,
1861, t. 18, pp. 290-293.
151 DARESTE C., Recherches sur la production artificielle des monstruosités, p. 5.
152 Voir FISCHER J.-L., Monstres, Paris, Syros Alternative, 1991, pp. 102-103. Pour plus de détails sur Camille

52
mis en place un nombre incalculable de fois une « méthode expérimentale » dont il tente de
maîtriser les paramètres avec le plus de précision que son matériel lui permet. C'est aussi lui
qui connaît le plus de succès en réussissant à provoquer, sans que le doute subsiste chez ses
contemporains153, de nombreuses monstruosités chez les embryons de poulet incubés
artificiellement. Toutefois, le but ambitieux et annoncé de Camille Dareste était donc d'une
part d'« établir, sur des données précises, l'influence du milieu sur l'évolution de l'organisme
animal », d'autre part d'ouvrir la voie aux zoologistes qui voudraient prouver la transmission
héréditaire des variétés est bien un « point de départ de la formation des races »154. Le savant
s'est comme les autres quelque peu écarté de la tératologie théorique des débuts afin de
l'accorder aux problématiques de son temps, dont l' hypothèse du transformisme. On s'élève
une fois de plus à des questions d'ordre beaucoup plus général que la simple découverte des «
lois » qui régiraient la formation des anomalies ou encore le parallélisme qui existerait entre
la série des monstres et la série zoologique.

Il faut dire que les tératologues n'ont toujours pas réussi à recenser a priori les signes
extérieurs qui pourraient annoncer à coup presque sûr l'accouchement ou l'éclosion d'un
monstre. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà remarqué que bien souvent les grossesses
se déroulaient de la façon la plus normale et que ce n'était qu'a posteriori, pour certains genres
de monstres comme les acéphales, que l'interrogatoire de la mère révélait une chute ou une
vive émotion durant les premiers mois de la grossesse 155. Selon Dareste, la rareté de la
monstruosité rend les observations en conditions naturelles trop aléatoires et les « faits
qu'elles permettent de recueillir sont beaucoup trop peu nombreux pour donner les éléments
d'une étude vraiment scientifique » 156. Ses prédécesseurs ont donc été réduit à nourrir la
tératologie d'hypothèses dont le savant, contemporain de Claude Bernard (1813-1878) et de sa
doctrine de la méthode expérimentale157, ne saurait se contenter:
« [L]'hypothèse, quelque ingénieuse, quelque vraisemblable qu'elle soit, n'est point la
science. Elle peut, elle doit servir de guide; mais elle n'acquiert point droit de cité [...]
que lorsqu'elle est vérifiée par les faits; [...] lorsqu'elle cesse d'être hypothèse. » 158

Dareste, voir aussi la thèse de 3e cycle du même auteur La vie et l’œuvre d’un biologiste du XIXe siècle,
Camille Dareste, fondateur de la tératologie expérimentale, 1973, Paris I, env. 500 p.
153 Des savants avaient mis en doute les déclarations d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui avait écrit à plusieurs
reprises avoir produit « des monstres à volonté » sans donner pour autant plus de détails à ses lecteurs. Pour
se faire une idée de ces expériences, voir FISCHER J.-L., « Le concept expérimental dans l’œuvre
tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'Histoire des sciences, 1972, t. 25(4), pp. 347-364.
154 DARESTE C., op. cit., p. VIII.
155 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 359-367.
156 DARESTE C., op. cit., p. 22.
157 Nous reviendrons plus loin brièvement sur les déboires de Dareste causés par Claude Bernard.
158 Ibid., p. 22.

53
Le manque de faits observables fournit spontanément par la nature appelle
nécessairement à l'expérimentation en tératogénie, qui « créé son objet » d'étude de toutes
pièces par des procédés artificiels. Cependant, l'auteur dénonce fréquemment l'« insuffisance
des moyens mis à [s]a disposition » 159, qu'il présente souvent comme responsable de ses
échecs ou de l'inachèvement de ses travaux. En effet, il se voit attribué en 1875 un laboratoire
de tératologie à Paris qui sera plus tard rattaché à l’École pratique des hautes études, mais les
lieux sont trop exigus et les appareils, comme les couveuses, sont peu performants ou difficile
à régler avec précision. Nous ne rentrerons pas dans le détail de ses nombreuses
expérimentations, ni de leurs limites, mais Dareste a fait incuber « plus de neuf mille œufs »
et obtenu « la plupart des types tératologiques » à l'exception des monstres doubles 160. Il n'est
jamais arrivé à produire de simples variétés, ce qui a contrarié ses ambitions de faire du
transformisme expérimental en provoquant l'apparition d'une nouvelle race de poule par
exemple.

Au niveau théorique, Camille Dareste marche le plus souvent dans les pas des
Geoffroy Saint-Hilaire, notamment pour la définition de l'anomalie ou du type spécifique. Il
en va de même pour les causes des anomalies, dont Isidore Geoffroy avaient admis qu'elles
pouvaient éventuellement être « originelles » si elles agissaient avant ou pendant la
fécondation sur les spermatozoïdes ou sur l'ovule. Dareste va dans ce sens et concède que la
tératogénie ne peut pour l'instant agir qu'une fois le développement de l'embryon lancé 161.
Toutefois, il ne considère pas comme son prédécesseur que les contractions de l'utérus
puissent être à l'origine des arrêts de développement, alors que c'était une cause plausible chez
les mammifères et particulièrement chez la femme. Il s'écarte encore de lui lorsqu'il signale
dans un article162 de 1866 la « dualité primitive du cœur », autrement la double origine des
parties droite et gauche du cœur chez l'embryon qui se soudent secondairement. Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire avait rejeté cette hypothèse soutenue par Étienne Serres en son temps
et avait même mis en doute la parole de plusieurs savants qui avaient observé la présence de
deux cœurs chez certains oiseaux anormaux163. Au niveau de la classification des monstres
159 Ibid., p. 60. Dareste regrette aussi de ne pas avoir disposé d'élevages d'animaux dédiés au suivi de la
transmission héréditaire des anomalies, voir p. 66.
160 Sur les conceptions de Dareste par rapport aux monstres doubles, voir FISCHER J.-L., Monstres, p. 103 ou
DARESTE C., « Sur la duplicité monstrueuse », Bulletins de la société d'anthropologie de Paris, 1874, v.
9(9), pp. 312-338. Dans cet article, Dareste répond aux critiques de l'anthropologue Paul Broca.
161 Ibid., p. XII.
162 Cet article est retranscrit dans DARESTE C., op. cit., p. 259-262.
163 Selon Princeteau, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire « se refusât à admettre la dualité primitive du cœur », voir
PRINCETEAU Dr., op. cit., p. 34. Il ne donne pas plus de détails et c'est par Dareste que l'on apprend que
cette hypothèse venait de Serres, qui lui même la tenait d'un savant allemand nommé Pander. Voir DARESTE
C., op. cit., pp. 255-257.

54
s.s., Dareste estime que celle d'Isidore Geoffroy est la seule qui soit « vraiment naturelle,
c'est-à-dire qui donne l'expression exacte des ressemblances et des différences, en d'autres
termes, qui ait son fondement dans la nature des choses » 164. Toutefois, il ne considère pas que
les Geoffroy aient vraiment voulu classer les monstres à la manière d'un groupe zoologique à
part entière. En effet, il propose une analyse linguistique différente des termes tératologiques
« genre » et « espèce » et préfère les remplacer par un mot plus neutre, « type », afin de se
soustraire à la critique des naturalistes, à l'instar de Gabriel Andral, qui avaient dénoncé leur
emploi pour désigner des monstres appartenant déjà à un « genre » et à une « espèce » au sens
taxonomique:
« Je crois devoir agir ainsi pour éviter toute confusion d'idées. En effet, les termes de
genre et d'espèce ont, dans la langue des philosophes, une acception assez différent de
celle qu'ils ont actuellement dans la langue des naturalistes. Ils expriment seulement une
différence d'extension entre deux idées générales. [...] Le genre des tératologistes,
collection d'individus présentant les mêmes faits tératologiques, n'est donc pas la même
chose que le genre des naturalistes, collection d'espèces semblables, mais c'est le genre
des philosophes. »165
Nous avons rappelé précédemment qu'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire disait, par
exemple à propos des monstres parasites qui ont l'aspect le plus rudimentaire, qu'ils cessaient
d'appartenir à leur espèce d'origine et formaient une véritable espèce tératologique à eux seuls.
Dareste propose d'ailleurs de rattacher ce petit groupe des monstres parasites aux
omphalosites qui ne peuvent assurer leurs fonctions vitales une fois le cordon ombilical
coupé166. D'autre part, l'ambiguïté ne s'arrêterait pas au genre et à l'espèce puisque l'ordre, la
classe et l'embranchement étaient autant de catégories taxonomiques reprises dans la
classification tératologique, nous ne partageons donc pas la conclusion de Dareste.
Cependant, il est vrai que le vocable tératologique peut parfois porter à confusion avec des
termes comme les variétés qui ont une toute autre signification chez les naturalistes167.

Parmi tous les savants que nous avons entrevus, Camille Dareste tout en étant novateur
apparaît comme celui qui s'est le plus attaché à garder le plus intact possible et à mettre en
valeur l'héritage tératologique des deux Geoffroy Saint-Hilaire. Durant quarante-cinq années,
il a mis son énergie et sa ténacité au service de ce but et a posé les jalons plus solides de la

164 DARESTE C., op. cit., pp. 228-229.


165 Ibid., p. 211.
166 Ibid., p. 203.
167 Voir FISCHER J.-L., « Des montres et des mots: étude sur l'histoire du vocabulaire de la tératologie »,
Documents pour l'histoire du vocabulaire scientifique, n°8, Paris, CNRS, 1986, pp. 33-63.

55
tératogénie expérimentale. Son travail a été par trois fois récompensé au cours de sa carrière:
le prix d'Alhumbert de 1862, le prix Lacaze de physiologie en 1877 et le prix Serres pour
l'embryologie en 1890168. A la fin du XIXe siècle, Dareste fait figure d'autorité, ou du moins de
référence incontournable, en matière de tératologie. C'est donc tout naturellement qu'il est
amené à préfacer deux ouvrages synthétiques: Précis de tératologie par Louis Guinard en
1893 ainsi que Les anomalies chez l'homme et les mammifères de Louis Blanc paru la même
année. Pourtant, la reconnaissance dans son domaine n'a pas suffi à lui offrir une position
prééminente dans l'ensemble du paysage savant. On se souvient qu'Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire avait été admis très jeune à l'Académie des sciences, bénéficiant de la notoriété de son
père, mais aussi de ses propres travaux qui touchaient tantôt à la tératologie tantôt à la
zoologie générale. Camille Dareste a souvent pâti de son hyper-spécialisation 169 et toutes ses
tentatives d'entrée à l'Académie ont échoué, malgré le soutien de nombreux savants français et
étrangers dont Darwin. Dans une lettre à ce dernier datant de 1869, Dareste se plaint que
Claude Bernard se soit vivement opposé à sa candidature « en criant très haut et partout qu'[il]
n'étai[t] pas physiologiste »170 et en mettant en doute la scientificité de sa méthode. La
tératologie n'avait donc toujours pas gagné ses lettres de noblesse parmi les sciences
expérimentales...

168 Voir DARESTE C., op. cit., p. 572.


169 Dareste s'est vu refuser une chaire vacante de zoologie au Muséum d'histoire naturelle. Voir FISCHER J.-L.,
« L'affaire du muséum (1870-1875) » sur le site Muséum, objet d'histoire http://objethistoire.hypotheses.org/
(consulté le 27/08/2014).
170 Voir « Lettre de Dareste à Darwin datée du 13 décembre 1869 » sur le site Darwin Correspondence
Database http://www.darwinproject.ac.uk/entry-7028 (consulté le 27/08/2014).

56
Conclusion.

Le fil conducteur de la tératologie d'Isidore Geoffroy peut se résumer à sa volonté


d'opérer une vaste synthèse au sein des sciences naturelles qui s'exprime de plusieurs façons:
prouver qu'un petit nombre de grandes lois du développement sont valides pour l'homme et
les animaux vertébrés; convaincre que les monstres sont les témoins de la correspondance
entre les différents taxons de la classification zoologique; et enfin instaurer une unité de
méthode et de raisonnement qui transcende le fractionnement des sciences. La classification,
la nomenclature et les causes des anomalies sont applicables à la plupart des espèces. En
s'appuyant sur les théories de quelques contemporains, principalement Meckel, Serres et
surtout son père Étienne Geoffroy, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pose sa tératologie au
carrefour de la zoologie, l'anatomie, l'embryogénie et de la médecine, qui n'est en fait que le
maillon manquant pour pouvoir enfin réaliser une grande synthèse des lois du règne animal.
La généralisation a une portée immense pour lui, compte tenu de la diversité des animaux, des
vers aux primates, en passant par les reptiles et les crustacés. Afin de susciter l'intérêt des
autres disciplines scientifiques, il montre que les êtres anormaux sont autant de matériaux
naturels inexploités qui ne devraient pas rester à la marge des théories. La tératologie s'inspire
de la philosophie positiviste naissante, en rompant avec l'autorité des prédécesseurs et surtout
les croyances populaires, qui relèvent d'un état immature de l'entendement humain. Si
l'observation des faits est mise à l'honneur pour limiter la spéculation gratuite sur la cause des
anomalies, l'expérimentation est accessoire et permet généralement de confirmer rapidement
les prévisions théoriques. De plus, la rupture n'est que partielle et s'apparente parfois à une
rectification des idées anciennes, comme le pouvoir d'imagination de la mère, qui sont
reformulées pour correspondre à la rationalité scientifique. De même, Isidore Geoffroy ne
considère pas les anomalies comme le fruit d'un désordre de la nature mais il place tout de
même l'organisation et le statut philosophique des monstres humains au niveau des animaux
inférieurs à l'Homme.

La science des anomalies naissante suscite la curiosité des savants et parvient à


s'ancrer dans le paysage scientifique. Une partie du vocabulaire et la classification
tératologique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lui ont survécu jusqu'à aujourd'hui. Cependant,
la tératologie ne constitue pas une science vraiment à part entière et aucune chaire
universitaire n'est créée en France au cours du XIXe siècle. Cette discipline reste un outil
essentiellement prisé par les médecins dans le cadre de l'anatomie pathologique, ou par les

57
embryologistes qui y voient un moyen de mieux comprendre le développement normal. Les
tentatives d'extension de la tératologie au règne végétal, comme celle de Moquin-Tandon, ou
aux invertébrés sont peu nombreuses et se cantonnent le plus souvent à l'aspect descriptif. En
revanche, l'hérédité des anomalies alimente la théorie du transformisme et les modalités
d'apparition de nouvelles espèces. Camille Dareste est sans conteste le savant qui a le plus
développé l'approche expérimentale, cependant il n'a pas réussi à donner un pouvoir
véritablement prédictif à la tératologie en établissant des conditions précises d'apparition des
anomalies.

58
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64
TABLES DES ANNEXES

Annexe 1: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres doubles aux
jumeaux inégaux...................................................................................................................p. 65

Annexe 2: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstruosités des


membres inférieurs (fig. 6 « sirénomèle »)...........................................................................p. 66

Annexe 3: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres «


thlipsencéphale » et « anencéphale »....................................................................................p. 67

Annexe 4: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des « hémitéries »


(fig. 2 « polydactylie » et fig. 3 « ectromélie »)....................................................................p. 68

Annexe 5: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres rudimentaires


(fig. 3 « parasite »)................................................................................................................p. 69

Annexe 6: Tableau récapitulatif des auteurs et de leurs œuvres étudiées dans la Partie II..p. 70

65
Annexe 1: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres doubles
parasites (jumeaux inégaux).

66
Annexe 2: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstruosités des
membres inférieurs (fig. 6 « sirénomèle »).

67
Annexe 3: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres «
thlipsencéphale » et « anencéphale ».

68
Annexe 4: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des « hémitéries » (fig.
polydactylie et fig. 3 ectromélie).

69
Annexe 5: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres rudimentaires
(fig. 3 « parasite »).

70
Annexe 6: Tableau récapitulatif des auteurs et de leurs œuvres étudiées dans la Partie II.
Informations sur l'auteur à la date de
Date Auteur Titre Type
publication.
1841 MOQUIN- "Éléments de Livre Docteur ès science en 1826. Docteur en
TANDON Alfred tératologie végétale médecine en 1828. Professeur de botanique à
(1804-1863) ou Histoire abrégée la Faculté des sciences et directeur du Jardin
des anomalies de des Plantes de Toulouse.
l'organisation chez
les végétaux"
1851 MARTINS Charles "De la tératologie Thèse de Docteur en médecine en 1834. Professeur de
Frédéric (1806- végétale. De ses concours pour la Sciences naturelles à la Faculté de Médecine
1889) rapports avec la chaire de Montpellier depuis 1846. Obtient la chaire de
tératologie animale" Botanique et Botanique grâce à cette thèse.
d'histoire
naturelle
médicales de la
Faculté de
Montpellier.
1862 GUBLER Adolphe- "Préface d'une Extrait du Professeur à la Faculté de médecine de Paris.
Marie (1821-1879) réforme des espèces Bulletin de la Médecin en exercice. Vice-président de la
fondée sur le Société Société botanique de France.
principe de la botanique de
variabilité restreinte France.
des types organiques
en rapport avec leur
faculté d'adaptation
aux milieux"
1870 BERTILLON "Valeur de Article du Docteur en médecine en 1852. Membre
Louis-Adolphe l'hypothèse du Bulletin de la fondateur de la Société d'anthropologie de
(1821-1883) transformisme" société Paris.
d'anthropologie
de Paris.
1886 PRINCETEAU "Progrès de la Thèse de Médecin en exercice. Prosecteur à la Faculté
Augustin-René Tératologie depuis concours pour de Bordeaux.
(dates inconnues) Isidore Geoffroy l'agrégation
Saint-Hilaire" section
d'anatomie, de
physiologie et
d'histoire
naturelle.
1891 DARESTE Camille "Recherches sur la Livre. Docteur en médecine en 1847. Docteur ès
(1822-1899) production sciences en 1851. Membre fondateur de la
artificielle des Société d'anthropologie de Paris. Ancien
monstruosités ou professeur à la faculté de Lille. Directeur du
Essais de tératogénie laboratoire de tératologie à l’École des
expérimentale" hautes études pratiques de Paris depuis 1875.

71
RÉSUMÉ

Dans les années 1830, le jeune zoologiste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861)
prolonge les travaux de son père, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, afin de fonder une science
des monstres et des anomalies qui n'existe qu'en France: la tératologie. Il s'inspire de la
classification zoologique pour hiérarchiser, définir et décrire la plupart des anomalies connues
à ce jour. Il utilise les « lois » et la « théorie des arrêts de développement » de son père pour
expliquer les causes des anomalies alors que l'embryologie est une science toute récente. Des
savants venus de différentes disciplines adhèrent à ses idées et le botaniste Moquin-Tandon
est le premier à les transposer aux anomalies végétales. Au cours du XIXe siècle, la
tératologie s'adapte aux nouveaux enjeux de la science, comme la question du transformisme,
et subit une mise à l'épreuve de la méthode expérimentale par Camille Dareste.

MOTS-CLÉS

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ; XIXe siècle ; Tératologie ; Monstres ; Anomalies ; Étienne


Geoffroy Saint-Hilaire ; Camille Dareste ; Zoologie ; Embryologie ; Transformisme

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