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1. POSITIONS ET PROPOSITIONS
La doxa et l’Être. – L’ontologie s’est constituée par la répudiation de la doxa :
prétendant à la connaissance, les philosophes opposèrent la vérité, enseignée
au sein de petits groupes ésotériques, comme les pythagoriciens, à l’opinion
commune leurrée par les idoles de l’agora ou du forum.
Partant de la diversité des croyances qui s’opposent, la dialectique socratique
permet d’accéder au vrai parce qu’elles s’affrontent sur le fond d’un ordre
« naturel » des choses, dont la connaissance permet au sage de juger droitement.
La permanence définitoire de l’Être accuse la variabilité de la doxa, permet
de dénoncer son absence de fondement, de la récuser enfin comme une illusion.
Faisant appel à la doxa pour assurer son pouvoir de conviction et en répertorier
les éléments dans la topique, la rhétorique s’éloigne de tout référentiel et
s’expose à la condamnation platonicienne qui en fait une tromperie délibérée,
un leurre indiscernable comme tel.
Les opinions fausses ne seraient qu’un travestissement de la vérité qui
appartient à l’ordre des Idées : cet ordre irénique, invariable et non contradic-
toire, permet de juger sainement des contradictions des hommes. Le fondement
ontologique de ce principe régulateur du jugement fut d’abord reconnu comme
le Dieu – sans révélation – des philosophes, puis reversé à l’ordre de la Nature.
Transposant la nature des choses dans la « matière du social », le renver-
sement marxiste plaça la vérité dans l’ordre matériel de l’organisation sociale et
singulièrement des rapports de production. Il fit des croyances une idéologie et
maintint la distinction entre croyances vraies (le marxisme) ou l’idéologie scien-
tifique, et les croyances nécessaires (aux classes oppresseuses), déterminée en
dernière instance par l’ordre économique.
La dénonciation matérialiste de la croyance, qu’elle soit sociale ou indivi-
duelle, connaîtra son acmé dans les philosophies contemporaines du soupçon.
Après que Marx en eût fait le travestissement idéologique de rapports de classe
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Doxa et sémantique de corpus
L ang ag e s 170 55
Discours et sens commun
2. On peut distinguer trois acceptions du mot topos. La plus traditionnelle, depuis la rhétorique
d’Aristote, est une forme argumentative stéréotypée ; elle a été reprise, avec une extension
moindre, par certains pragmaticiens. La seconde, que nous avons utilisée (1987), est un axiome
normatif socialisé (comme Les gascons sont vantards) qui permet une afférence. La troisième
désigne une structure thématique stéréotypée, familière en histoire de la littérature : ainsi, le topos
du locus amoenus.
3. Cf. infra, II, et l’auteur, 1996 et 2000.
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Doxa et sémantique de corpus
Nous privilégions ici le lexique ; mais la doxa ne se résume pas à des rela-
tions lexicales et ne relève pas seulement de la composante thématique des
textes : par exemple, dans le roman français du XVIIIe siècle, quand une femme
monte à cheval, elle ne tarde pas à tomber. Ce menu motif narratif relève de la
dialectique, mais sa valeur doxale est évidente.
En somme, l’espace des normes sémantiques qui constitue la doxa peut être
décrit dans chacune des composantes sémantiques (cf. l’auteur, 1989, I) : dans la
thématique, la doxa institue une topique (faite de thèmes récurrents, les topoï) ;
dans la dialectique, des motifs (fonctions dialectiques récurrentes) ; dans la dia-
logique, des postures (celles notamment des acteurs de l’énonciation repré-
sentée) ; dans la tactique, des dispositions (ex. dans l’article scientifique, la
première section est une introduction).
On peut cependant considérer que la concrétisation la plus simple d’une
doxa reste un lexique : la doxa commande en effet la constitution des classes
lexicales minimales (taxèmes) et ainsi la définition différentielle des sémèmes et
des sèmes en leur sein. Précisons à ce propos le cadre linguistique de cette étude.
a) Le lexique ne se limite pas aux lexèmes et comprend aussi les grammèmes,
même si leur diachronie ne relève pas de la même échelle temporelle. En
outre, tout texte appartient à un genre, et tout genre relève d’un discours.
On a pu montrer l’incidence des genres et des discours sur l’ensemble des
catégories morphosyntaxiques, ainsi que sur des variables comme la lon-
gueur des mots et des phrases (cf. Malrieu et Rastier, 2001). Les variations
de tous ordres induites par les genres et les discours suscitent ces questions :
(i) Existe-t-il véritablement un lexique de la langue ? La langue exerce des
contraintes générales (transgénériques et transdiscursives) sur le plan de
l’expression (syllabe, syntagme) ; mais qu’en est-il sur le plan du contenu ?
(ii) Les lexèmes sont indexés dans des domaines sémantiques qui corres-
pondent à des discours et, en dernière analyse, à des pratiques sociales. Les
lexiques sont-ils donc déterminés par des types de pratique et par les dis-
cours qui leur correspondent ? Pour clarifier ces questions, il importe de dis-
tinguer deux lexiques.
(ii) Le lexique des morphèmes appartient à la langue. (ii) Le lexique des lexies,
combinaisons stabilisées de morphèmes, appartient en revanche à l’ordre du
discours ou parole saussurienne – ce pourquoi nous estimons que leur
lexique n’appartient pas à la langue. En effet, connaissant des règles de com-
binaison des morphèmes, qui constituent la syntaxe interne du « mot »,
chaque locuteur peut composer et interpréter des néologismes, petites com-
binaisons discursives inédites.
b) L’unité du lexique semble un artefact de la lexicographie. En outre, pas plus
qu’il n’existe un lexique, il n’existe une doxa (cf. infra, III). La majeure partie
du lexique, celle des lexèmes, reste en effet spécialisée à des domaines, ou,
dans les cas de polysémie, prend selon des domaines des acceptions spéci-
fiques. Rien donc ne permet de postuler l’unité de ces lexiques spécialisés.
Seuls certains grammèmes se rencontrent dans tous les discours.
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Discours et sens commun
2. ILLUSTRATIONS
2.2. Antonymies
Comme la doxa est affaire de valorisations et que les valeurs s’opposent en
premier lieu par paires, étudions quelques antonymes.
Amour et argent. – Depuis le Romantisme, le roman a massivement opposé
l’amour et l’argent. Dans l’ensemble des romans de Balzac, nous trouvons une
corrélation négative de – 0,42 entre les deux termes (ou plus exactement
formes : amour et argent). En somme, plus un roman parle d’amour (ex. Le lys
dans la vallée, la Duchesse de Langeais et les Mémoires de deux jeunes mariées) moins
il parle d’argent 6. Si nous cherchons à présent les mêmes corrélations dans
l’œuvre de Rimbaud, nous obtenons la plus grande opposition entre les Poésies,
4. Données communiquées par Gaston Gross. Cela ne surprend personne, mais imaginons un ins-
tant l’angoisse de nos moralistes dans un monde peuplé d’hommes nus et de femmes remarquables.
5. Il y a là, comme souvent en perception sémantique, un phénomène d’inhibition latérale : les
femmes de 41 ans sont « absorbées » par les femmes de 40 ans, les hommes de 49 ans par ceux de
50 ans.
6. Les contrastes d’effectifs sont tels que l’on peut négliger les polysémies. Bien entendu, argent
est polysémique, comme le montrent les contextes où l’argent est tantôt une couleur, un métal, du
numéraire). Dans le roman, la dernière acception domine, à l’inverse de la poésie.
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Doxa et sémantique de corpus
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Discours et sens commun
que la propriété ?, essai politique qui relève évidemment d’un autre discours et
d’un autre genre, écrit : « Si j’ose me servir de cette comparaison, un amant est
possesseur, un mari est propriétaire » (1840, p. 157). Nous obtenons ainsi une
proportion à quatre termes qui semble assez générale. Poursuivant la recherche
d’homologations attestées dans divers genres et discours (politique, philoso-
phique, littéraire, etc.) 8, nous sommes parvenus à un tableau d’oppositions, en
notant simplement les oppositions associées, par exemple dans Les mémoires de
deux jeunes mariées, Louise de Chaulieu écrit à Renée de Maucombe :
« L’homme qui nous parle est l’amant, l’homme qui ne nous parle plus est le
mari. » (p. 230).
De faible poids statistique, ces résultats ne doivent rien à la lexicométrie et
nous en restons ici à l’analyse qualitative. Ce qui semble ici caractéristique de la
doxa, c’est la corrélation entre isotopies : entre les diverses isotopies, économique
(propriétaire vs possesseur, liard vs pierreries, etc.), géographique (province vs
Paris), culinaire (popote vs restaurant), etc., de multiples correspondances
peuvent s’établir : le mari rabaisse le corps, l’amant élève l’âme, etc. Ces homo-
logations semblent caractéristiques du mythe – dont dérive sans doute le dis-
cours littéraire. En revanche, le discours scientifique n’admet pas la pluralité
des isotopies, puisqu’il constitue un champ d’objectivité en domaine séman-
tique. Il admet encore moins leur corrélation, et c’est pourquoi l’on discute tant
le statut de la métaphore au sein du discours scientifique (cf. l’affaire Sokal,
etc.) : la corrélation entre domaines sémantiques qu’elle établit révélerait une
« dérive » mythifiante.
3. DOXA ET SÉMIOSIS
Les illustrations qu’on vient de lire utilisent de manière opportuniste des
méthodes relativement frustes : elles croisent des résultats lexicométriques et
des attestations d’occurrences sans poids statistique. Il reste que les méthodes
de la linguistique de corpus peuvent transformer le problème des idéologies en
question empirique.
Instances de la doxa. – Dans la perspective d’une sémantique textuelle histo-
rique et comparée, le problème devient celui d’une description de l’espace des
normes – et étend sa portée des normes linguistiques aux normes sémiotiques.
Aucun texte n’est écrit seulement « dans une langue » : il est écrit dans un
genre, en tenant compte des contraintes d’une langue. D’ailleurs, l’analogie des
pratiques et celle des genres qui en découle permet l’intercompréhension et
favorise la traduction ; d’où la nécessité de tenir compte des genres dans toute
étude de textes en linguistique contrastive, et, au-delà, des champs génériques
et des discours. Une question cruciale touche alors le caractère transgénérique et
trandiscursif de la doxa : on peut admettre que les normes sémantiques propres
à un genre et à un discours constituent des doxa régionales (comme le roma-
8. Nous avons simplement sélectionné dans la banque Frantext les phrases contenant les formes
amant et mari.
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Doxa et sémantique de corpus
Doxa transdiscursive
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Discours et sens commun
9. Paul Bourget en atteste par trois fois : « Ce venin de l’adultère, dont il avait infecté cette créa-
ture, accomplirait son œuvre de destruction. » (Un crime d’amour, 1886, p. 271 ; cf aussi p. 286 ; et
Cruelle énigme, 1886, p. 108). Le lien établi entre l’adultère et l’œuvre (ou du moins entre ces mots
en français) tient à un stéréotype verbal issu de la traduction autorisée du Décalogue : « l’œuvre
de la chair ne désireras qu’en mariage seulement. » (cité entre autres par Maupassant, La confes-
sion de Théodule Sabot, Contes et nouvelles, 1883, p. 43 ; Roger-Victor Pilhes, La rhubarbe, 1965,
p. 225). On trouve aussi diverses mentions obliques, comme celle de Joséphin Péladan (Le vice
suprême, 1884, p. 234) : « celles qui désirent d’accomplir l’œuvre de chair hors le mariage, bien que
l’effet ne s’ensuive pas, pèchent mortellement. » (la bibliographie de ces citations est toujours
celle de la banque textuelle Frantext).
10. L’expression le péché de la chair désignait l’adultère. Le droit canon ne condamne aucunement
l’œuvre de chair, mais met en garde contre la fornication dans le mariage – dès lors que l’œuvre
de chair ne prend pas pour but la procréation ; cependant, ces distinctions ne sont évidemment
plus comprises par les Modernes.
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Doxa et sémantique de corpus
un processus de figement de syntagmes, qui deviennent des lexies, puis enfin des
morphèmes. On peut rapporter ce figement continu et partout attesté à la forma-
tion et à la concrétisation de la doxa. Il ne s’agit pas simplement de lexicalisation
de contenus préexistants, mais de stabilisation de structures sémiques par leur
lien privilégié voire exclusif avec une expression.
Alors que le genre définit la sémiosis textuelle, la doxa ainsi comprise
comme processus de figement détermine la sémiosis aux paliers inférieurs :
ceux des syntagmes, des lexies, puis des morphèmes. On peut distinguer, à des
fins didactiques, six phases de figement : elles se caractérisent par une intégra-
tion morphologique croissante qui interdit les insertions et par une déséman-
tisation progressive qui traduit l’appauvrissement des relations contextuelles
au sein du syntagme. En bref, on relève ces degrés (le chevron symbolise un
figement en diachronie) :
Passage > syntagme libre > syntagme phraséologique > lexie > morphème (lexème
> grammème)
On peut ainsi admettre que l’activité discursive, par ses répétitions
endoxales, facteurs de figements, crée continuellement le lexique. En cela
encore, la linguistique de la parole commande celle de la langue.
L’intégration syntagmatique, qui institue en unité une combinaison de mor-
phèmes, s’accompagne d’une intégration sémiotique qui fixe un syntagme en
formule ou un mot en symbole. Par là, nous n’entendons ni le symbole logique
(pure expression d’un contenu variable) ni le symbole « romantique » ou
mythique (mot qui recèle un contenu in(dé)fini et hiératique), mais un phéno-
mène de lexicalisation privilégiée par l’association préférentielle d’un signifiant
et d’une molécule sémique, qui institue le symbole au sens saussurien du
terme. Par exemple, si l’on peut rencontrer dans les corpus romanesques des
oppositions entre désir et richesse, tendresse et opulence, etc., les lexicalisations
amour et argent semblent privilégiées.
Le contenu du symbole saussurien ainsi redéfini est une sémie (combinaison
des sémèmes) correspondant à une unité textuelle (thème, acteur, position dia-
logique) ; par exemple, l’opposition entre amour et argent ne reflète pas seu-
lement une relation entre les deux mots, mais entre les deux thèmes dont ils
constituent une lexicalisation privilégiée. Inséparable de son expression, le
symbole saussurien revêt ainsi une fonction quasi-terminologique : exprimer
un « concept », entendu ici comme forme sémantique.
En tant que lexies, les symboles linguistiques doivent être considérés
comme des passages de textes, identifiables tant par leur contenu que par leur
expression ; mais si dans cette étude nous avons privilégié les lexies, gardons à
l’esprit qu’elles ne sont que des passages minimaux. Un sociolecte se compose
notamment d’une doxa et d’un formulaire (inventaire de formules), cf. schéma
page suivante.
Le passage est composé d’une forme sémantique et d’une formule expres-
sive. Comme son figement même favorise la décontextualisation, le passage
doxal-formulaire devient éminemment transposable, comme on le voit dans le
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Discours et sens commun
Contenu
Doxa :
Formes sémantiques récurrentes (topoï, motifs, postures, dispositions)
------------------ --------------- --------------- --------------- --------------- -------------
Formulaire :
Expressions figées (des lexies, dictions, proverbes, etc.) ou en voie de figement
Expression
cas des proverbes (cf. Cadiot et Visetti, 2006), ce qui favorise la multiplication
de ses occurrences, et, par là-même, sa transmission.
Alors qu’un terme est lié à un domaine, notamment scientifique, un symbole
mythique doit son aura au fait qu’il conserve le même signifiant dans différents
domaines et peut donc se rencontrer dans différents discours. Cette ubiquité est
un indice de désémantisation par virtualisation du sème générique de domaine,
car le figement de l’expression s’accompagne d’une telle désémantisation de la
sémie 11. En ce sens, les noms propres sont des symboles mythiques, dans la
mesure où ils renvoient rigidement à la même entité dans tous les mondes (du
moins selon la théorie absurde et brillante de Kripke), c’est-à-dire dans les dif-
férents domaines sémantiques 12.
Au-delà, on peut se demander si la permanence des référents n’est pas
l’effet de la décontextualisation propre aux symboles mythiques. Le premier
effet du figement est la discrétisation des contenus qu’on prend pour des
« objets » et leur stabilisation comme référents. L’objet réifie ainsi un préjugé
partagé : aussi des cultures différentes ne concrétisent pas les mêmes objets et
dans certaines l’esprit d’un ancêtre a tout autant d’objectivité, sinon plus,
qu’une calebasse ou un arbre. À l’exemple de la Grèce antique, où le nom per-
sonnel (onoma), doté d’une aura car donné par le père et pouvant survivre à la
mort, a successivement signifié le nom propre, puis le substantif, puis le mot en
général. Par sa force symbolique, le nom propre est peut-être la source du
monde des objets.
Bref, le sens dénotatif semble la réification de la doxa et non le témoignage
d’une identité des substances, qui ferait, selon Aristote, que les mots ont un
sens parce que les choses ont un être : la pérennité des substances trahit sim-
plement une doxa invétérée. Corrélativement, sans postuler une origine reli-
gieuse du langage, ni même une origine linguistique des religions (voir
pourtant Cassirer, 1973), on peut faire l’hypothèse que le mythe est la dimen-
sion textuelle ordinaire du langage, car les autres discours, scientifiques com-
pris, doivent faire des efforts indéfinis pour s’en émanciper.
Au-delà, c’est le rapport du mot, défini comme formule figée et intégrée, au
texte mythique qui doit être questionné. On a souvent souligné que les mythes
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Doxa et sémantique de corpus
sont des jeux de mots qui ont réussi – du moins à se faire prendre au sérieux.
Cela nous permet de préciser le rapport complexe du mot au texte, en l’occur-
rence du passage au mythe. On connaît la circularité entre mot et texte : les
textes stabilisent des mots, sur lesquels on s’appuie pour composer les textes.
Par ailleurs, alors que tout figement désémantise ses éléments, tout simplement
parce qu’il limite l’incidence de contextes nouveaux, le texte resémantise les
mots : donner l’initiative aux mots (selon le principe de Mallarmé) revient à
retrouver et redéployer le corpus des associations sémantiques oubliées et vir-
tualisées dans leur figement. Resémantiser les mots par l’activité textuelle,
« donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est aller contre leur figement
en symboles, et exercer une activité paradoxale au sens fort. Des valeurs parta-
gées (qui se concrétisent dans la topique) aux valeurs linguistiques (qui se cons-
truisent et manifestent dans mille différences contextuelles), le rapport n’est
cependant pas celui de l’externe à l’interne, mais du global au local. Les pertur-
bations locales, comme les paradoxes, peuvent finir par perturber l’équilibre
global de la doxa en cours. En outre, et par bonheur, une doxa n’est jamais uni-
verselle : des doxa alternatives ou opposées rivalisent et s’affrontent au sein
d’un même univers culturel.
Malgré le caractère normatif des représentations du lexique issues de la lexi-
cographie voire de la lexicologie, il reste douteux que le lexique fasse système
au sens fort. Il reflète localement diverses formes de doxa, liées à des genres ou
des discours différents voire incompatibles : en cela, tout lexique étendu est
hétérodoxe. Doxa et paradoxes restent naturellement liés, car tout paradoxe sup-
pose naturellement une doxa : pour faire sens, il définit une norme individuelle
qui s’oppose à une doxa attestée ou supposée.
Aussi, l’étude de la doxa, tâche éminente de la sémantique, l’invite-t-elle à
déployer toute la vigueur critique propre aux disciplines herméneutiques, car,
en raison de sa clarté même, faite de toutes les évidences (c’est-à-dire de tous
les préjugés), la doxa resterait, sans une extrême exigence critique, définiti-
vement inaperçue et indescriptible.
4. DOXA ET CULTURES
Revenons in fine à des considérations liminaires, différées jusqu’ici et lais-
sées en suspens au premier paragraphe de cette étude. Elles intéressent le statut
philosophique de la doxa et le programme de son objectivation par une séman-
tique de corpus.
Le problème des représentations collectives. – La théorie humboldtienne de
l’unité entre langage et pensée mettait fin à la détermination traditionnelle de la
pensée (rationnelle) sur le langage et lui permettait par là de conquérir une
objectivité propre. Elle ouvrait à un traitement linguistique de la question des
représentations collectives, posée par Steinthal et Lazarus en termes de psycho-
logie des peuples. Elle s’accompagnait chez Steinthal d’une critique de l’onto-
logie et du logicisme traditionnel d’une part, de l’idéalisme hégélien de l’autre.
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Discours et sens commun
13. Cf. Steinthal, avant-propos de Grammatik, Logik und Psychologie, Vorwort, p. XX-XXII, La séma-
siologie (Bedeutungslehre) de Reisig est présentée dans les Vorlesungen posthumes de 1839.
14. Bien avant son Essai de sémantique, depuis sa leçon inaugurale au Collège de France, Les idées
latentes du langage, 1868.
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Doxa et sémantique de corpus
15. Faute de place, je ne peux que rappeler ici un autre programme de naturalisation de la doxa,
issu de la sémantique cognitive et formulé par les collègues qui se déclarent metaphorists. Analy-
sant des catachrèses ordinaires en anglais, Lakoff et Johnson (1980) ont formulé l’hypothèse
qu’elles s’appuyaient sur l’expérience corporelle : ainsi, Johnson établit-il un lien métaphorique
entre la lumière ambiante et la lumière de la raison, en s’appuyant sur une phrase de son cru :
« Nous voyons à la lumière de la raison (by the light of reason) que toutes les idées sont innées »
(1992, p. 354), alors que by the light of reason est une expression figée, parfaitement doxale, est
assez canonique pour figurer dans le catéchisme officiel de l’Eglise catholique.
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Discours et sens commun
16. 2006, p. 68 ; c’est la seconde hypothèse que nous argumentons ici, mais sans poser pour autant
que les sèmes aient une existence autonome à l’égard des textes qui les configurent.
17. « Dans la lutte pour vivre (struggle for life) qui, à chaque moment, s’établit entre toutes nos
images, celle qui, à son origine, a été douée d’une énergie plus grande, garde à chaque conflit, par
la loi même de la répétition qui la fonde, la capacité de refouler ses rivales » (De l’intelligence,
1870, cité par Changeux, Raison et plaisir, Paris, Jacob, 1994).
18. Dennett ajoutera le déconstructionnisme et l’Odyssée, ce qui ne l’empêche pas de définir les
mèmes comme « the smallest elements that replicates themselves with reliability and fecondity »
(1996, p. 344).
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