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Compte-rendu de la rencontre

Edith Heurgon, Prospectiviste, co-directrice du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle.

Extrait du site de la Fondation Gabriel Péri


http://dev.gabrielperi.fr/Compte-rendu-de-la-rencontre

Compte-rendu de la rencontre

Fondation Gabriel Péri

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Compte-rendu de la rencontre

La prospective est une démarche de connaissance pour l'action. Pour vous en parler ici, ce soir, je ne me
présenterais à vous ni comme une intellectuelle vous proposant un nouveau système de pensée, ni comme une
personne engagée dans des combats majeurs, mais plutôt comme « un passeur » entre la réflexion et l'action, qui
s'efforce de relier des mondes qui, trop souvent, s'ignorent. Un monde se meurt, un nouveau monde tarde à
apparaître, dans ce décalage peuvent apparaître des monstres. »

L'activité de « passeur », c'est notamment dans deux lieux que j'en ai fait l'apprentissage. La rencontre

Le premier est le Centre culturel international de Cerisy [1] dont, avec ma s ?ur, j'assure la direction. Il est le fruit
d'une longue tradition culturelle : notre grand-père, Paul Desjardins, a créé en 1910 les « décades de Pontigny » où,
chaque été jusqu'à la deuxième guerre mondiale, se sont réunis artistes, intellectuels, savants de divers pays avec
des responsables économiques et sociaux autour de thèmes littéraires, philosophiques, sociaux. L'idée forte était
que, dans un monde troublé, le dialogue entre les personnes était un facteur de paix : il faut prendre le temps de
penser ensemble et, pour penser ensemble, il faut vivre ensemble dans un lieu agréable, loin des agitations
urbaines. C'est le même projet que notre mère Anne Heurgon-Desjardins a repris en 1952 au château de Cerisy,
dans la Manche, et que nous poursuivons depuis sa disparition. Cerisy est donc un lieu de rencontre et de débat,
que Jacques Derrida, qui s'en est inspiré pour le collège international de philosophie, désignait comme « une
contre-institution [2] ».

Le second est la RATP où j'ai fait toute ma carrière professionnelle et qui, au début des années 80, alors qu'elle
vivait des contradictions intenses, a constitué une mission prospective. L'objectif était de mieux comprendre les
relations entre les transports et la ville afin d'imaginer, dans un contexte en mutation rapide, des stratégies
innovantes. Faisant un pari sur les sciences sociales, deux dispositifs ont été mis en place. L'un plutôt externe : le
séminaire « Crise de l'Urbain, Futur de la Ville », animé par Jacques Le Goff, Marcel Roncayolo et Louis Guieysse.
L'autre plutôt interne : le projet de recherche et d'apprentissage : Réseau 2000. L'équipe prospective de la RATP a
exercé ainsi un rôle de « noeud de réseaux hybride » entre trois mondes : le monde de la recherche, le monde de la
ville et le monde des transports. Pendant de nombreuses années, elle a fait travailler ensemble des chercheurs, des
ingénieurs, des urbanistes, des responsables d'administrations, d'entreprises et de collectivités, afin de renouveler
les concepts et d'appréhender dans leur complexité les dynamiques urbaines au sein desquelles les transports
jouent un rôle majeur.

Un contexte sociétal inédit


La prospective est aussi une rencontre : entre la réflexion et l'action, dans un monde qui change, plus vite et
autrement que ne permettent de l'appréhender nos actuels systèmes de connaissance et de gouvernance. Ces
évolutions portent à la fois sur les aspects macroscopiques du système économique, financier et technologique, et,
de manière plus spécifique, sur des transformations locales, voire microscopiques, de la société. Je citerai Gérard
Demuth, présent parmi nous ce soir : « On a le sentiment d'un contexte sociétal inédit. [...] Ni les catégories
conceptuelles dont nous disposons, ni les données sur lesquelles reposent nos méthodes d'analyse ou de prévision,
ni les conceptions de l'action collective qui fondent nos modes d'intervention, ne permettent d'appréhender, dans son
ambivalence et dans sa dynamique, ce contexte sociétal. »

Si nous voulons donc concevoir et faire advenir des mondes souhaitables pour, selon la formule d'Alain Touraine, «
vivre ensemble égaux et différents » [3], il faut renouveler nos modes de penser et d'agir dans la cité. Et à cet égard,
la prospective est une démarche pertinente dès lors qu'elle est capable de se renouveler pour accompagner le
mouvement de la société.

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La Prospective
Née en France dans les années cinquante, la Prospective a connu son âge d'or à une époque de croissance et de
foi dans le progrès, Distincte de la prévision, elle a accompagné la planification et l'aménagement du territoire,
consistant moins, pour la DATAR, à décrire des futurs possibles qu'à construire un argumentaire, donner les clés de
lecture du changement, favoriser des évolutions culturelles.

Un de ses pères, Gaston Berger a comparé la prospective à la rétrospective : l'une regarde le passé, les choses sont
jouées. L'autre considère l'avenir, les possibilités sont ouvertes.

La prospective n'est pas une « discipline », mais une activité de synthèse. Elle a d'ailleurs mauvaise presse dans les
universités, qui ne l'enseignent pas. Seul le Conservatoire des Arts et Métiers propose une chaire de prospective.

Selon Gaston Berger : « pour dépasser les vues étroites des spécialistes et décrire de manière concrète une
situation, rien ne vaut le colloque entre hommes d'expérience, ayant des formations et des responsabilités
différentes. Il faut que des hommes se rencontrent et non que des chiffres s'additionnent. » C'est une belle formule
qui rejoint l'idée que la prospective est une rencontre.

Il faut voir loin, voir large, prendre des risques, s'attacher aux faits humains et à leurs conséquences. « Que veut-on
et que faut-il vouloir ? », voici comment Paul Valéry posait la question principale. « L'avenir n'est pas seulement ce
qui peut arriver ou ce qui a le plus de chance de se produire, c'est aussi ce que nous aurons voulu qu'il fût »
répondait encore Gaston Berger.

La prospective explore deux phénomènes : les tendances lourdes et les signaux faibles. Les tendances lourdes,
c'est ce qui, indiscutablement et majoritairement, se développe et auquel il convient de se préparer, même si l'on
n'en maîtrise pas les rythmes : aujourd'hui, dans certains pays, le vieillissement de la population apparaît comme
une tendance lourde. Les signaux faibles sont des émergences, des éléments qu'on ne voit pas nécessairement,
mais qui, dès lors qu'on peut les détecter, peuvent être des faits porteurs d'avenir, peuvent annoncer des ruptures.
On peut les encourager ou les combattre selon qu'on juge qu'ils contribuent, ou non, à la venue de futurs
souhaitables.

Pour faire de la prospective, il faut encore des méthodes : elles procèdent d'abord par consultation d'experts,
extrapolation de tendances, analyse de données, modélisation qualitative ou quantitative, construction de scénarios.
Mais à mesure que ces méthodes se sont développées, elles ont eu tendance à ignorer les questions essentielles.
L'esprit de la prospective s'est en quelque sorte perdu dans les outils.

Avec la montée des incertitudes, la prédominance du court terme, la gestion dans l'urgence, les stratégies
adaptatives, la prospective a connu une période de traversée du désert.

Un renouvellement de la prospective
C'est à l'occasion d'un rapport de Jean-Paul Bailly [4] au Conseil économique et social, dans les années 1998, qu'un
renouvellement de la prospective a été proposé.

À l'origine, le rapport portait sur les relations entre prospective et décision publique. À l'arrivée, un troisième terme a

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été introduit : « Prospective, débat et décision publique. » Ce qui est nouveau en effet, c'est l'articulation de ces trois
termes : la prospective permet de nourrir le débat qui prépare la décision publique.

Dès lors, la décision n'est plus considérée comme un choix opéré à un moment précis par la puissance publique,
elle ne se réduit pas, selon la formule d'Armand Hatchuel, à un spasme décisionnel, mais elle intègre l'ensemble du
processus qui a permis de la construire.

Dans cette optique, la prospective, loin de se limiter à une étude amont d'aide à la décision procédant par
extrapolation de tendances, devient une démarche exercée de manière continue et interactive, stimulant un
processus d'intelligence collective apte à alimenter le débat.

Quels sont les arguments qui justifiaient la nécessité de renouveler la décision et la prospective ? Pour faire bref, je
dirais qu'ils tiennent au constat d'un double désajustement.

Le premier tient au fait que les décisions économiques, sociales, politiques, ne se prennent plus au même niveau :
entre l'État, l'Europe, le monde d'un côté, et la décentralisation de l'autre, la souveraineté ne s'exerce plus sans
partage. D'où une panne de la décision publique, avec un État dont les domaines de souveraineté se restreignent,
des corps intermédiaires affaiblis, la multiplication des échelons territoriaux et surtout la prééminence du court terme.
Mais aussi un déficit du débat public : bien qu'il y ait beaucoup de lieux pour l'exercer, on ne se donne pas un temps
suffisant pour le diagnostic, la pédagogie, la concertation. En outre, on assiste à une métamorphose du système
d'acteurs de plus en plus nombreux, mais beaucoup moins forts - avec aussi des médias peu enclins à penser le
long terme. Le résultat est un appareil décisionnel encore régi par des processus mécanistes, des pratiques
bureaucratiques, des spécialisations et des cloisonnements.

Le second constat est le désajustement de plus en plus marqué entre l'évolution de la société, des gens, et la
difficulté que rencontrent les institutions à se réformer. Les travaux de Gérard Demuth, ancien directeur de la
Cofremca, nous ont été très utiles pour appréhender ce nouveau contexte sociétal, entre vitalité, précarité et blocage
institutionnel.

L'enjeu est de passer d'une décision publique comme résultat à la construction d'une décision stratégique, qui
intègre le débat et se nourrit de la prospective.

La prospective du présent
Est alors posée la question d'une prospective qui rencontre la maïeutique, d'une prospective du présent, à la fois «
lecture aiguë » du présent, interprétation dynamique de l'innovation et démarche de débat, de confrontation, bref
d'intelligence collective. La formule peut paraître paradoxale s'agissant d'une démarche qui envisage le futur. Il y a
deux motifs à ce choix.

Premièrement, selon Blaise Pascal,« le présent, c'est le seul temps qui soit véritablement à nous ». Il est à entendre
ici comme présent duratif, comme le Kaïros de Walter Benjamin. Il s'oppose à l'instant, à la tyrannie de l'urgence, il
restaure le moment et, au-delà, le projet et le processus. Jean Chesneaux [5] nous invite à « renouer, dans le
respect de la durée, un dialogue interactif entre le présent agissant, le passé comme expérience et l'avenir comme
horizon de responsabilité ». Selon Paul Ricoeur, c'est le temps de l'expérience, le temps des initiatives, le temps de
l'agir ensemble.

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Deuxièmement, comme l'avait dans son temps noté Gaston Berger, « dans l'avenir, comme dans le présent, il y a
plus de choses à voir qu'on ne le suppose, encore faut-il vouloir regarder », la prospective du présent postule que,
dans le nouveau contexte sociétal, certaines transformations sont à l' ?uvre et qui constituent autant de germes du
futur déjà là (Demain est déjà là) que nous avons bien du mal à percevoir faute des bonnes lunettes - et cela est
encore plus vrai quand il s'agit des dirigeants, des experts ou des médias.

Considérer ainsi le présent place bien la prospective dans son rôle d'élaboration d'une connaissance partagée pour
l'action, capable d'ouvrir le champ des possibles.

En effet, la prospective classique s'efforce d'imaginer des futurs possibles, des « futuribles » [6]. Ces futuribles, en
général proposés par des experts aux décideurs, ont tendance à se restreindre, jusqu'à conduire à une sorte de
pensée unique...

La prospective du présent postule plutôt la construction de futurs souhaitables. Cherchant à accroître les marges
de man ?uvre des acteurs, cette démarche s'oppose à la fois à l'idée d'un avenir fatalité et à une pensée
hégémonique, dans la mesure où elle appréhende les différents aspects des phénomènes et organise une large
confrontation des points de vue.

La prospective du présent repose sur un parti pris, qui va peut-être vous paraître angélique : un principe d'«
optimisme méthodologique ». Alors que la science exerce une fonction critique (et les sciences sociales excellent à
dénoncer tous les dysfonctionnements), la prospective du présent s'efforce de percevoir ce qui fonctionne bien, et
surtout ce qui est innovant, ce qui surprend, et que nos systèmes de pensée actuels ne nous permettent pas de voir.
D'où sa volonté de « décaler » les regards, de déranger les représentations dominantes pour donner à voir les
transformations déjà à l' ?uvre. Et si ces transformations semblent aller dans le sens des futurs souhaitables, ceux
que le débat a construits, alors elle les utilise comme levier de changement, de manière à encourager les évolutions
nécessaires, en engageant des initiatives prospectives capables de les monter en généralité.

Quelques exemples
Pour illustrer un propos un peu abstrait, je prendrai quelques exemples.

Co-produire la sécurité

Le premier exemple concerne un programme de recherches portant sur les questions d'insécurité et de violence
urbaine. C'est Alain Obadia, lorsqu'il était responsable de l'équipe prospective de la RATP, qui en avait pris
l'initiative. Réalisées par Michel Wieviorka et le CADIS, des recherches comparatives ont porté sur différents sites,
français et étrangers, et divers domaines (transport, école,...) [7].

Après un an et demi de travail, les chercheurs ont présenté leurs résultats. Ils décrivaient l'insécurité comme une
coproduction entre, d'une part, des populations mises sous tension par des rapports sociaux d'exclusion, et, d'autre
part, des services publics (organismes HLM, police, justice, école, transports publics...), traversés de contradictions
liées à leur propre mutation et à leurs dysfonctionnements. Pour ce qui concernait la RATP, la tarification était jugée
inéquitable, ce qui pour certains légitimait la fraude, les contrôles ressentis comme agressifs, les services en
banlieue inégalement développés.

Lors d'une présentation au Comité exécutif de la RATP, le président Jean-Paul Bailly avait dit : « c'est très

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intéressant, il n'y a donc pas la "gentille RATP" d'un côté, les "méchants jeunes" qui caillassent les bus de l'autre,
mais il y a coproduction de l'insécurité. Allez expliquer cela aux agents dans les centres de bus, et revenez me dire
comment ils réagissent... » Le chercheur, Eric Macé, a alors passé trois mois à présenter sa recherche dans les
centres de bus. Et, étonnement - pas pour lui, ni pour nous - les machinistes, les syndicalistes, les agents, lui ont dit :
« c'est évident, tout ça, on le sait. » Il n'y avait donc ni la surprise ni même l'agressivité que craignait la direction. Il y
a eu davantage : sur une des lignes, la 171, du dépôt de Flandres, les machinistes, avec des jeunes des quartiers,
avaient pris l'initiative d'une campagne de communication, intitulée « Respect ». Parallèlement, le Centre Bus avait
lancé une démarche de certification qualité.

C'est ainsi qu'en travaillant avec les agents, le chercheur en est venu à reformuler ses conclusions. Si l'insécurité
était le résultat d'une coproduction, alors la sécurité ne pouvait-elle pas aussi être coproduite ? Ne pouvait-on
inverser la double logique à l' ?uvre en termes de victimisation/ protection (où chacun, se sentant victime de l'autre,
cherchait à s'en protéger - par des vitres par exemple) par une double logique fondée sur le respect et la qualité ?

Voici comment la prospective du présent, plutôt que d'apporter des solutions à des problèmes qui ne mal posés,
essaie de formuler les bonnes questions. C'est par un travail d'observation des initiatives de terrain, que le chercheur
- qui avait d'abord vu les aspects négatifs de la situation - a pu reformuler la problématique ouvrant ainsi le champ
des possibles et permettant un élargissement des politiques. Ainsi l'idée des « futurs souhaitables » et le principe
d'optimisme méthodologique permettent-ils, sans minimiser les difficultés, de dépasser certaines tensions.

Les nouveaux rythmes urbains

Mon deuxième exemple concerne la transformation des rythmes urbains. Notre réflexion est partie du constat que les
dysfonctionnements qui traversent notre société résultent d'un cumul de « crises » où s'instaurent de nouveaux
rapports au temps [8]. En effet, au coeur d'un champ de tensions entre amélioration de la qualité de vie pour les uns
et inégalités renforcées pour les autres, ces rapports posent, au plan des contenus, les questions du « vivre
ensemble », et, au plan des démarches, celles de la démocratie locale. Le sujet est bien adapté à la prospective du
présent car, s'agissant de l'organisation du temps, on ne peut décider à la place des gens...

En bref, on assiste à une désynchronisation des rythmes quotidiens, caractérisée par au moins quatre facteurs :
l'individualisation des modes de vie et l'allongement de la durée de vie, la transformation du travail dans l'économie
de services, de nouveaux usages du temps libre, les effets des technologies de l'information. Ces nouveaux usages
induisent des tensions fortes entre une volonté croissante d'autonomie des personnes, le risque de dilution du lien
social par éclatement des temps quotidiens, et une inégalité qui se renforce pour ceux qui n'ont pas accès à ces
nouveaux services [9].

La conciliation de ces nouveaux rythmes est cruciale pour une société qui souhaite que chacun ait accès aux
activités nécessaires à son équilibre personnel et social. En outre, appréhender ces problèmes sous l'angle des
rythmes urbains oblige à considérer la personne dans sa totalité sans découper arbitrairement ses différents rôles
(salarié, parent, élu...) [10].

La nuit

Comme on a déjà beaucoup beaucoup parlé des nouveaux rythmes, je voudrais poursuivre par une question plus
nouvelle : celle de la nuit, qui pose l'enjeu très discuté de la perspective d'une « ville ouverte 24 h sur 24 ».

Je vous le dis : la nuit est en danger. C'est en effet un des derniers espaces que s'emploient à coloniser toute une
série de forces économiques, scientifiques, religieuses. La nuit est menacée de banalisation pour n'être plus qu'une

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portion des 24 heures de la journée (jour et nuit). Elle risque d'être vidée de sa substance et de sa valeur
symbolique. Et, à cet égard, je ne résiste pas à citer ce petit poème d'Eugène Guillevic - il fut l'un des vôtres - dans
Etier :
Il fait nuit ?
Cela dépend.
Cela dépend de quoi ?
De nous.

Nous avons fait à Cerisy en 2004, un colloque intitulé La nuit en questions [11]. Des infirmières, des machinistes de
nuit, des « nuiteux » de La Poste, sont venus nous parler de leurs expériences. Ils nous ont dit que la nuit, les
relations étaient différentes : moins de contraintes, moins de hiérarchie, plus de convivialité...

Nous avons noté que les relations que l'être vivant entretient avec la nature, avec lui-même, avec les autres n'étaient
pas les mêmes le jour et la nuit. Y a-t-il un régime nocturne de la pensée, une sensibilité propre à la nuit ? Sans
doute. L'enjeu que pose la nuit serait alors celui d'un rapport poétique au monde.

Je me suis pour ma part efforcée de conduire une réflexion de « prospective nyctalogique » à partir de l'argument
suivant. Face aux menaces qui pèsent sur la nuit, plusieurs attitudes sont possibles : laisser faire et s'adapter à
l'inéluctable marchandisation de la société ; résister et organiser la défense de la nuit en faisant paraître sa
spécificité ; réguler en imposant des limites aux processus de globalisation engagés à l'échelle de la planète. Aucune
de ces attitudes cependant n'est à la hauteur des problèmes. D'où l'enjeu prospectif et l'hypothèse nyctalogique : et
si la nuit permettait d'imaginer d'autres manières d'être au monde dans la mesure où elle révèle des expériences
autres et donne accès à une pensée en mouvement ?

Voici la démonstration proposée :

1. La nuit n'est pas comme le jour. Laisser se " diurniser " la nuit est un " futur haïssable " qu'il faut conjurer par un
double devoir de résistance et de régulation. Le devoir de résistance conduit à un enjeu pédagogique : faire
percevoir les menaces que présente la " perte de la nuit " pour l'environnement, les aptitudes humaines, les
capacités de production des sociétés ; apporter des preuves de l'irréductible altérité mobile de la nuit. L'effort de
régulation conduit, pour sa part, à une question d'ordre praxéologique : jusqu'où... ne pas ... ?
2. la nuit a beaucoup à apprendre au jour, d'où un impératif de connaissance : pour mieux connaître la nuit, il faut
l'appréhender avec tous ses sens et en éprouver les diverses saveurs. Le régime de pensée nocturne, entre
deux nuits, est modeste, pluriel, paradoxal. Il témoigne d'une pensée en mouvement qui privilégie les processus,
les passages, les émergences, les ruptures, les apprentissages, relève d'une pensée poétique qui associe aux
connaissances scientifiques les savoirs du quotidien et les expériences sensibles. L'impératif de connaissance
conduit à une question herméneutique : apprécier l'étendue de nos ignorances pour étendre notre champ de
visibilité, mais aussi accepter, comme nécessité anthropologique, certaines zones d'ombre.
3. La nuit permet de réinventer le jour en construisant des " futurs souhaitables " faisant appel à une exigence
d'invention. Comment imaginer des futurs souhaitables fondés, moins sur le développement économique et
technique, que sur l'éthique et la gouvernance ? Les questions sont heuristiques. Comment réinventer un
système capable de gérer de manière dynamique des relations qui garantissent à la fois l'unité et la diversité ?
Comment, alors qu'une conscience de mondialité semble en train d'émerger, construire une communauté
politique nécessaire à une gouvernance mondiale ?

Certes, les chances de succès sont bien ténues au regard de l'irréversible spirale qui tend à imposer silence à la
nuit, à moins, peut-être, qu'on ne soit capable de construire un rapport poétique au monde.

Construire ensemble un développement durable ?

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Compte-rendu de la rencontre
Je voudrais terminer moins par un exemple, que par une invite à venir décourvrir Cerisy pour le prochain colloque de
prospective du présent qui se tiendra du 14 au 21 juin 2005 [12] sur le thème : « Entreprises, territoires, construire
ensemble un développement durable ? [13]

Partant du constat de vives contradictions entre les intérêts des entreprises et les intérêts des collectivités
territoriales, ainsi que d'une inadaptation des processus de décision, nous essaierons, au moment où l'on observe
plutôt une régression sur ce terrain, de construire les conditions d'un dialogue sociétal sur les formes du vivre
ensemble.

À la question « qu'est-ce qui pourrait créer une communauté d'intérêt entre entreprises et collectivités territoriales ?
», nous formulons l'hypothèse que ce pourrait être le « développement durable », dans la mesure où il constitue une
nécessité pour la survie de l'humanité. Mais il faudra d'abord s'entendre sur ce qu'on appelle ainsi et s'interroger sur
le caractère opératoire d'une telle notion pour permettre les coopérations entre collectivités et entreprises.

Partant de l'hypothèse de Pierre Calame selon laquelle le XXIe siècle accordera une place centrale aux territoires, "
briques de base de la gouvernance mondiale ", espaces de relation et d'inventivité, capables de fédérer les acteurs,
l'enjeu du développement durable passe par un dialogue productif entre collectivités, entreprises et société
civile au niveau local.

Si d'autres acteurs ont montré la voie (ONG...), les collectivités et les entreprises s'y engagent selon des modalités et
des rythmes variés. Rares sont encore celles où le développement durable constitue un critère déterminant pour les
choix stratégiques. D'où la conviction que les résultats actuels, mais aussi les résultats escomptés si les tendances
se poursuivent, ne sont pas à la hauteur des enjeux de la planète. Pour rendre opérationnel la notion de
développement durable et marquer une nouvelle étape décisive, il est essentiel qu'au-delà des actions des
gouvernements et de la société civile, les entreprises et les territoires construisent ensemble un développement
durable élargi, intégrant, au-delà de l'environnement, l'ensemble des dimensions du développement humain, social,
économique.

Comme le suggère la prospective du présent, nous étudierons les initiatives qui témoignent que, néanmoins, ici ou
là, en France et à l'étranger, des entreprises et des collectivités territoriales, avec des associations et des ONG,
produisent des coopérations réussies en matière de développement durable. Ces expériences marquent la volonté
de conjurer un futur haïssable (inéluctable devenir marchand du monde et accumulation de risques planétaires),
mais manifestent aussi le désir de construire des futurs souhaitables capables de donner du sens à l'action, et dont
des germes sont déjà visibles sous nos yeux si l'on dispose des bonnes lunettes. Au croisement de nombreux
réseaux de réflexion, d'engagement et d'action, ce colloque, sur la base d'un diagnostic sévère, organisera le débat
entre élus et entrepreneurs à propos des modèles de développement souhaitables. Puis, à partir des pratiques
innovantes étudiées, il s'interrogera sur les conditions de leur montée en généralité, notamment en ce qui concerne
les approches économiques et les modes de gouvernance.

Ce colloque est un moment fort qui permettra, je l'espère, certaines avancées qui pourront ensuite être prolongées
par des travaux ultérieurs, dans d'autres lieux, avec d'autres partenaires.

[1] Vous pouvez consulter le site du Centre culturel de Cerisy : http://www.ccic-cerisy.asso.fr.

[2] Pontigny, Cerisy, un siècle de rencontres intellectuelles, colloque de Cerisy, Publications de l'IMEC, 2005.

[3] Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Fayard 1997

[4] Ce rapport Prospective, débat, décision publique, publié en 1998 aux éditions des Journaux officiels, a été réédité sous le titre « Demain est

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déjà là », aux éditions de l'Aube,en 1999, dans une collection Prospective du présent, que nous animons aux Éditions de l'Aube, avec Josée
Landrieu, qui dirige la mission prospective du Ministère de l'Équipement.

[5] Habiter le temps, Bayard éditions, 1996

[6] Nom d'une revue célèbre.

[7] Michel Wieviorka, Violences en France, Le Seuil, 1999

[8] Entreprendre la ville : nouvelles temporalités, nouveaux services, Colloque de Cerisy, Editions de l'Aube, 1997

[9] Jean-Paul Bailly, Edith Heurgon, "Les nouveaux rythmes urbains : quels transports ?", Editions de l'Aube, 2001

[10] Jean-Paul Bailly, "Les temps de la ville, Pour une concordance des tempos dans la cité", rapport au Conseil économique et social, Les
Journaux officiels, 2002

[11] Catherine Espinasse, Edith Heurgon, Luc Gwiazdzinski, "La nuit en questions", Colloque de Cerisy, Editions de l'Aube (à paraître en 2005)

[12] Le Centre culturel international de Cerisy a déjà tenu et publié plusieurs colloques de prospective du présent : Prospective pour une
gouvernance démocratique, Editions de l'Aube 2000 ; Expertise, débat public et intelligence collective, Editions de l'Aube, 2001 ; Les nouvelles
raisons du savoir, Editions de l'Aube, 2002 ; Les « Nous » et les « Je » qui inventent la cité, Editions de l'Aube, 2003 ; Vers des civilisations
mondialisées : de l'éthologie à la prospective, Editions de l'Aube, 2004.

[13] Le programme est disponible et régulièrement mis à jour sur le site du CCIC.

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