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! JEAN-CLAUDE COQUET, UNIVERSITÉ PARIS 8-VINCENNES-SAINT-DENIS

Les prédicats somatiques

Notes de conférence1

Je reprends l’exposé sur la phénoménologie du langage que j’avais

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fait l’année dernière, en mars 2010, ici même.
Le postulat de départ est que nous sommes des êtres de significa-
tion. Nous disposons de deux modes de signification : les prédicats cogni-
tifs et les prédicats somatiques. C’est sur les prédicats somatiques que je
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voudrais insister aujourd’hui.


Le terme de prédicat est emprunté à la logique classique (aristotéli-
cienne), plus largement à la linguistique logico-mathématique. Or ces
deux disciplines excluent d’ouvrir une classe qui serait dénommée
« prédicats somatiques », ne serait-ce que parce que le somatique qui fait
référence à la phusis est incompatible avec le logos.
Comprenons le « prédicat » comme le résultat verbal de l’opération
dite de « prédication ». « Prédiquer », c’est affirmer (kategorein) et la
« prédication » n’est autre que la prise en charge énonciative, affirmative,
d’un contenu de pensée ; elle suppose donc un acte de jugement (voir le
méta-vouloir, modalité faîtière) portant sur un « objet donné »2.
Mais, on le voit, en avançant des syntagmes comme « contenu de
pensée » ou « objet donné », nous restons fidèles au domaine du logos
(des prédicats cognitifs) et nous ne pouvons pas traiter du domaine de la
phusis (des prédicats somatiques).
Il faudrait ajouter que :
(1) la prédication a capacité à prendre en charge les expériences cor-
porelles (et non seulement les expériences de pensée, spécifiques du
logos), à « dire » (Merleau-Ponty) le contact avec le monde, à dire avec
le corps ce qu’il en est du monde ;

1. Le texte ci-dessous présente, en l’état, les notes de Jean-Claude Coquet pour la confé-
rence qu’il a donnée à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales,
Paris), le 14 février 2011.
102 2. Emmanuel Husserl, Expérience et Jugement (PUF, 1970) : « Le concept de jugement
prédicatif, d’apophansis, se trouve au centre de la logique formelle telle qu’elle s’est histo-
LITTÉRATURE riquement constituée » (p. 11) ; « Tout acte de jugement présuppose qu’un objet est là,
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 qu’un objet nous est donné, et que c’est sur lui que porte l’énonciation » (p. 14).
LES PRÉDICATS SOMATIQUES !

(2) et que l’« objet », défini dans l’espace-temps phénoménolo-


gique, doit faire place à un « quasi-objet », à un être sans frontières, un
être qualitatif à l’identité incomplète ou fuyante.
En bref, les prédicats somatiques (ou de réalité) disent le sensible,
alors que les prédicats cognitifs décrivent le monde. « Dire » n’est pas
« décrire ». On peut ainsi esquisser rapidement une double liste selon que
notre enquête s’inscrit dans le champ de la phusis ou dans celui du logos :
Dire n’est pas décrire
Présenter n’est pas représenter
Peindre n’est pas dépeindre
Énoncer (s’énoncer) n’est pas raconter
Produire n’est pas reproduire

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Etc.
NB. On peut aussi jouer sur le préfixe re- et sur la typographie (le
tiret, le soulignement) pour marquer que l’on entre dans le champ de la
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phusis. Un linguiste comme Benveniste écrit ainsi : « re-produire » et non


« reproduire », « re-présenter » et non « représenter », Problèmes de lin-
guistique générale 1, p. 25, et Manuscrit. Baudelaire.

CORPS PERCEVANT

Exemple 1 : Italo Calvino, Palomar, cité et analysé par A.-


J. Greimas, in De l’Imperfection, Fanlac, 1987 : « Il se tourne donc et
revient sur ses pas. Maintenant, en parcourant du regard la plage en toute
objectivité [con oggettività imparziale], il fait en sorte que, à peine la poi-
trine [de la femme, della donna] entrée dans son champ visuel, on [si]
remarque une discontinuité, un écart, presque un éclair argenté [quasi un
guizzo]. Le regard avance jusqu’à effleurer la peau tendue, se retire,
comme s’il appréciait avec un léger tressaillement la consistance diffé-
rente de la vision et sa valeur particulière [e lo speciale valore che essa
acquista], et pendant un instant il se suspend en l’air, décrivant une
courbe qui accompagne le contour [il rilievo] du sein à une bonne dis-
tance [da una certa distanza], avec un air à la fois évasif et protecteur,
pour reprendre ensuite son cours comme si de rien n’était » (p. 25-26).
NB. L’objectivité dont se prévaut le narrateur (« une objectivité
impartiale », dit le traducteur) le conduit à mettre en scène une figure
métonymique, le regard, et à se dédouaner ainsi d’une infraction à la bien-
séance. Ce n’est pas lui le voyeur, mais un « on » (un si) qui se place « à
bonne distance ». Il faudra revenir sur le terme de guizzo qui a intrigué
Greimas avec raison. Il s’agit, lui a-t-on dit, du « frétillement du petit
poisson sautant de l’eau, comme un éclair argenté et brillant [d’où la tra- 103
duction corrigée : « un éclair argenté »] réunissant en un instantané l’éclat
LITTÉRATURE
de la lumière et l’humidité de l’eau… » (p. 29). N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
! COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES

Quelle est alors l’analyse de cette expérience de la chair produite


par Greimas ? Pour l’apprécier correctement, il faut se rappeler la base
épistémologique sur laquelle reposent sa réflexion et son travail.
Hjelmslev, la doctrine structurale et la philosophie du langage lui ont
appris le principe d’immanence selon lequel tout est affaire de relations
internes entre éléments discrets (définis) dans un univers clos sur lui-
même. C’est le credo de la pensée nominaliste, à laquelle se tiennent des
narratologues comme Genette, des philosophes comme Ricoeur et
Deleuze, ou des poètes comme Deguy.
Peut-on alors parler d’expérience de la chair ? Non, mais bien plutôt
d’expérience de pensée, d’artefacts, de simulacres.
Dans un processus cognitif conforme aux règles établies par le logos,

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l’instance de jugement, c’est-à-dire le « sujet », décrit, soit directement soit
par tâtonnements successifs, la structure d’« objet » qui lui fait face. Or, ici,
nous ne sommes pas dans cette configuration < sujet-objet >. C’est pourtant
celle que l’analyste, Greimas, retient, parce qu’il n’en connaît pas d’autre.
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D’où cet énoncé étrange : « Le toucher manifeste, sur le plan cognitif, le vou-
loir de conjonction totale » (p. 30) ou, plus loin, dans le même livre : « Le
toucher vise la conjonction du sujet et de l’objet » (p. 92).
Comment inclure le toucher dans le cognitif, sauf à rabattre la
phusis dans le logos ? Il s’agit là, en réalité, d’un défaut d’analyse habi-
tuel chez les structuralistes et les cognitivistes. En revanche, pour un phé-
noménologue du langage, il n’y a pas ici de « sujet », pas d’instance de
jugement, mais un corps percevant, un non-sujet (le non marquant la pri-
vation de jugement) ; pas d’« objet », mais une forme qui se soustrait à la
saisie, un quasi-objet. Ainsi est manifestée la configuration < non-sujet-
quasi-objet >. Entre parenthèses, le texte ne mentionne aucune « poitrine
nue » (p. 28), aucun « sein nu » (p. 30) comme le répète Greimas, fidèle
impénitent du logos, et donc, pas de forme connue et reconnue.
Le corps enregistre et suit au plus près, touche après touche, sa per-
ception du monde à l’intérieur du champ qu’il a circonscrit. « À peine »
l’expérience commence-t-elle, qu’il saisit (paramètre temporel) « un
éclair argenté », un instantané, pas davantage, mais suffisant pour le fas-
ciner. Il « avance [alors] jusqu’à effleurer la peau tendue » (« effleurer »
n’est pas « toucher », (comment lit Greimas ?), encore moins « saisir » ou
« retenir »), il se retire, il tressaille au gré des variations de la vision, « il
décrit une courbe [en cette occurrence, pas de ligne droite, pas d’angles
possibles] pour accompagner le contour du sein » [il rilievo del seno, le
« relief » du sein, dit le traducteur]. L’expérience du corps percevant, du
non-sujet, s’arrête là : il n’a pu que s’approcher d’un quasi-objet, noter
104 l’émergence éphémère, étincelante (le guizzo), d’une forme sans contours
déterminés (le non finito de Léonard de Vinci3).
LITTÉRATURE
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 3. Maurice Merleau-Ponty, Notes de cours. 1959-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 175.
LES PRÉDICATS SOMATIQUES !

CORPS PARLANT ET TIERS IMMANENT

Exemple 2 : le tiers immanent. Entretien avec Jamel Debbouze


(Télérama, 19 janvier 2011, p. 18) : « Ma mère a une idée intéressante sur
Sarkozy : selon elle, tous ses tics physiques viennent de ce que son corps,
lui, connaît la vérité… »
Outre le fait que Jamel est intelligent (« Tu vois », dit Nicolas à
Cécilia, « Je te l’avais dit qu’il était intelligent », id., p. 20) et que sa mère
l’est tout autant, je note que le propos prêté à la mère, avec humour, nous
engage à changer de relation. Le corps percevant, le non-sujet, dans sa
relation au quasi-objet, était autonome : il s’était fixé un programme,
< trouver la bonne distance [certa distanza] lui permettant de s’appro-

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cher du quasi-objet > (un tel programme suppose que le non-sujet ait ins-
crit le modèle de l’être dans l’espace topologique4) ; le corps parlant, lui,
« ce » corps parlant, est entré dans la dimension de l’hétéronomie. Ses
actes, sa gesticulation (« ses tics physiques ») s’imposent à lui ; il ne les
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contrôle pas. Précisément, il est sous le contrôle d’un tiers immanent.


Pourquoi est-il dit « tiers » ? Parce qu’il est hors du jeu dialogal où
se situent les deux partenaires, le « je » et le « tu ». Pourquoi
« immanent » ? Parce qu’il déploie en eux, les partenaires du dialogue, un
pouvoir interne, irréversible et irrépressible. Ce corps parlant se trouve
dans une situation analogue à celle d’un homme aux prises avec la
passion : elle est en lui sans lui.
– Avec le corps percevant, le non-sujet, se faisait jour une « réalité »
qui échappait au sujet (instance de jugement).
– Avec le corps parlant, autre forme du non-sujet, s’exprime, dou-
loureusement, une « vérité » refoulée, proscrite, par le langage : « Le
corps, lui, connaît la vérité. » En lieu et place du logos, du langage, dont
la fonction est de dévoiler la vérité, nous dit Aristote, cette autre philo-
sophe, Madame Debbouze, relayée par son fils, fait confiance à la phusis,
à l’enseignement que la phusis a su dispenser au corps parlant. Si je
prends comme figure symbolique du tiers immanent, régulateur des actes
du corps parlant, le pronom « ça », je dirais que le ça parle vrai.
NB. Dans la culture musulmane, la référence au corps du « réprouvé »
est habituelle : c’est lui qui, le jour du Jugement, dit la vérité. Pour un voleur,
par exemple, sa main dit la vérité… Madame Debbouze reproduit ce schéma
religieux et culturel et son fils, par le biais de l’humour, utilise à des fins
polémiques (Sarkozy est-il déjà un « réprouvé » ?) la prétendue originalité
de pensée de sa mère [« ma mère a une idée intéressante… »]. Je renvoie
au Coran, sourate 36, verset 655.
4. Id., Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 264.
105
5. Je remercie Nadjet Tabouri des Langues O’ (Inalco) dont la connaissance du Coran m’a LITTÉRATURE
guidé. N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011
! COMMENT DIRE LE SENSIBLE ? RECHERCHES SEMIOTIQUES

Corrélativement, le logos de l’homme public est rejeté parce que


mensonger. Le politique ne cesse de multiplier les déclarations (il le faut
bien, pense-t-il, puisqu’aucune d’elles n’a encore été suivie d’effet),
comme si c’était à ses yeux la seule méthode propre à exorciser la
« réalité »6. Ajoutons, avec Merleau-Ponty, qu’en « empilant des appa-
rences de décisions, le politique “qui accepte de jouer un rôle” [“comme
Diderot le disait du comédien”], porte autour de soi un ‘grand fantôme’
dans lequel il est désormais caché, et qu’il est responsable de son person-
nage même s’il n’y reconnaît pas ce qu’il voulait être7 »].

CORPS PARLANT ET TIERS TRANSCENDANT

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Exemple 3 : le tiers transcendant. Entretien avec Jean-Claude
Milner, « L’acte politique, ce sont des corps parlants », Le Monde
(5 février 2011, p. 20) : « L’acte politique, ramené à son minimum essen-
tiel, ce sont des corps parlants. » « Les gouvernants se disent soumis. Aux
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marchés, à la protection de la nature, aux sondages, bref, à des choses


muettes. Puisqu’ils sont soumis, ils attendent que les gouvernés le soient
à leur tour. Puisque le pouvoir revient à des choses muettes, ils attendent
que tous se taisent. »
« Les gouvernants se disent soumis ». Ils sont soumis (ou ils acceptent
de l’être ou ils font semblant de l’être) à un tiers transcendant dont les
figures, multiples, sont ici le « marché », l’« écologie », les
« sondages »… Pourquoi est-il dit « tiers » ? Je l’ai dit : parce qu’il est
hors du jeu dialogal où se situent les deux partenaires, le « je » et le
« tu ». Pourquoi « transcendant » ? Parce qu’il exerce sur eux, les parte-
naires du dialogue, un pouvoir externe, irréversible et irrépressible. Il ne
servirait à rien de vouloir le mettre en question. Entre un gouvernant et un
gouverné, la contestation est possible ; elle ne l’est plus si nous sommes
entrés dans l’univers de la transcendance.
L’exemple du Caligula de Camus est bien connu : tant qu’il était
empereur, il n’était que le gouvernant dont le pouvoir est réversible et
dont la parole peut être contestée ; mais quand il déclare qu’il est entré
dans l’univers de la transcendance : « Je me suis fait destin », proclame-t-
il, il échappe, il fait comme s’il échappait aux aléas de l’histoire humaine.
Le tiers transcendant a sous son contrôle une machine qui proscrit la
parole et donc l’intersubjectivité. Dans cet univers fermé, « la question du
vivre-ensemble », le suzein des Grecs (Aristote, Éthique à Nicomaque),
ne se pose plus, comme le souligne Ricœur. La mutualité cède la place à
6. « Entretien » avec Daniel Salas, magistrat, Le Monde, 9 février 2011, p. 10 : « Le récit
106 politique est un discours de purification, une sorte de réplique instantanée à l’écho de la
souffrance des victimes. C’est un rituel d’exorcisme. »
LITTÉRATURE 7. Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, 1947, in Œuvres, Paris, Gallimard,
N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011 coll. « Quarto », 2010, p. 195.
LES PRÉDICATS SOMATIQUES !

la « logique de la réciprocité », propre au tiers transcendant. C’est elle qui,


selon Milner, instrumente les marchés, l’écologie, les sondages8 ; dans cette
logique des places, gouvernants et gouvernés sont déresponsabilisés.
Et pourtant, il n’est pas vrai que les choses soient muettes : « Quand
on prend une décision en la disant imposée par les choses, on [et ce “on”
est l’homme public] parle à leur place. Et celui qui parle à leur place,
[cette instance du tiers parlant], de quel droit le fait-il ? D’aucun, sinon de
s’être mis dans cette position. » Le pouvoir irréversible et irrépressible du
tiers transcendant peut ne reposer que sur une illusion. C’était bien le cas
de Caligula. Son assassinat le lui a prouvé. Le retour à la mutualité est
toujours possible. Espoir du politique qui se justifie quelquefois, ainsi en
Tunisie : « Durant ces quelques jours où la Tunisie a bougé, le pouvoir,

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au commencement, paraissait aussi immuable qu’un ordre des choses.
Puis il y a eu un moment, on ne sait pas si ça durera, où il a été renversé
par des personnes. Qui se sont comportées en êtres parlants, au sens le
plus fort du mot. »
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Cette force qui s’est avérée capable, contre toute attente, contre
l’« ordre des choses », de revenir à l’autonomie, est bien à mettre au
compte, en fait, non d’un « être parlant », mais d’un corps parlant. Celui
du jeune Tunisien qui s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010 et qui
est mort le 4 janvier 2011. Là où le sujet parlant, l’instance judicative, n’a
pas réussi à se faire entendre (le jeune homme a annoncé sa mort avant de
s’immoler), le non-sujet, le corps, l’instance corporelle, dit, dramatique-
ment, la vérité. Et de cette vérité procède la révolution toujours en cours.

8. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004, p. 233 et p. 336). Ricœur


cite (p. 330) M.R. Anspach, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité
(Seuil, 2002) : « Une relation de réciprocité ne saurait se réduire à un échange entre deux
107
individus. Un tiers transcendant [je souligne] émerge à chaque fois, même si ce tiers n’est LITTÉRATURE
rien d’autre que la relation elle-même qui s’impose comme acteur à part entière », p. 5. N˚ 163 – SEPTEMBRE 2011

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