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Ameri 0982-9237 1997 Num 18 1 1237 PDF
Ameri 0982-9237 1997 Num 18 1 1237 PDF
Lafon Michel. Pour une poétique de la forme brève. In: América : Cahiers du CRICCAL, n°18 tome 1, 1997. Les Formes
brèves de l'expression culturelle en Amérique Latine de 1850 à nos jours : Conte, nouvelle. pp. 13-18;
doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1997.1237
https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1997_num_18_1_1237
fixes ; le sonnet ne serait ainsi ni bref, ni long, puisque ses dimensions sont
invariables. Chaque genre aurait-il, en outre, sa propre définition, sa
propre appréhension de la brièveté ? La fable, généralement définie comme un
« petit récit en vers ou en prose », est curieusement absente d'un ouvrage
récent consacré aux formes brèves : serait-ce que la poésie (genre auquel
ressortissent la plupart des fables) n'a pas les mêmes critères de longueur
que le genre romanesque et qu'elle impute la brièveté à des formes
poétiques nettement ou systématiquement plus brèves que la fable ?
C'est donc moins sur la brièveté en soi, que sur les caractéristiques
induites par la brièveté, sur ses conséquences textuelles et paratextuelles,
que je voudrais proposer quelques observations.
Une des principales modalités de la brièveté et de sa relativité
pourrait bien être l'inclusion1. C'est souvent, en effet, par rapport à une forme
inclusive (revue, recueil, anthologie, etc.), qu'une forme incluse est dite
brève, au point que la brièveté semble parfois ne pas avoir d'autre
définition que celle-là : est bref ce qui est inclus. La différence entre une longue
nouvelle et un court roman peut ne tenir qu'à cela, au fait que celui-ci
constitue à lui seul un livre, alors que celle-là constitue, avec d'autres, un
recueil. Se trouve ainsi posé le problème du support, avec ce paradoxe que
la forme brève est par excellence ce qui circule (car tout ou presque peut
lui être support) et ce qui ne circule pas (sans support, point d'existence), à
la fois la forme la plus autonome et la plus fragile. Le foisonnement des
revues en Amérique latine permet la publication d'innombrables poèmes,
d'innombrables cuentos et promeut l'apparence d'une permanente «
relève » littéraire. Mais combien de ces formes brèves aboutissent-elles à la
« consécration » du livre, combien de ces textes dessinent-ils une œuvre ?
D'un rapport d'inclusion à un rapport de dépendance et d'infériorité, il n'y
a qu'un pas, et la forme brève se trouve de ce fait souvent affectée des
traits négatifs de la discontinuité, de l'incomplétude, du manque. L'essai,
forme incluse par excellence (ou du moins forme plurielle, depuis le
modèle de Montaigne), annonce dans son nom même son renoncement à la
systématisation, à l'exhaustivité, il se résigne à l'approximation. L'archétype
de cette incomplétude pourrait être le fragment, cette forme qui exhibe sa
brisure, cette forme qui n'en est peut-être pas une, puisqu'elle est une
forme « qui casse la forme »2. Mais l'ambiguïté du fragment nous permet
peut-être de nuancer cette apparente négativité. Qu'il se présente comme ce
qui subsiste d'un texte disparu, ou comme ce qui préexiste d'un texte à
venir, le fragment ne cesse de renvoyer à une espèce de continuum utopique,
de « donner à penser » (voire « à penser le penser même »3), d'en dire plus
long qu'il n'y semble, de désigner l'espace blanc qui l'entoure comme le
lieu d'une quête nécessaire et féconde... Autrement dit, le fragment nous
l. Ibid., p. 83.
16 Michel Lafon
tification. La forme brève est ainsi ouverte et offerte à toutes les pratiques
hypertextuelles (internes et externes ou, si l'on préfère, auctoriales et allo-
graphes) et paraît souvent compenser par son effervescence paradigmatique
la fixité - la brièveté - de son syntagme. On sait des formes, parmi les plus
fixes, qui proposent variantes et leçons multiples ; toute forme fixe, de fait,
est-elle autre chose qu'une variation infinie à partir de son introuvable
modèle, et se fonde-t-elle d'autre chose que d'être cette variation ? Et n'as-
siste-t-on pas, d'autre part, à une étonnante circulation de certaines des
formes les plus fixes ? : je pense à nouveau au haïku, qui foisonne, à date
récente, sous toutes les latitudes, ce qui est bien la preuve que la fixité
formelle (et culturelle) n'implique nullement une immobilisation dans le temps
et dans l'espace. La forme brève, forme incluse et captive, est donc aussi,
à des degrés certes divers, une forme libre, qui appartient à tout le monde
et à personne, un objet idéal de mémorisation, de citation, de récitation, de
déformation, d'imitation, de recréation, de plagiat... - au point que l'on
pourrait parler à son sujet, en prenant le contre-pied d'une formule qui a
fait florès, d'une littérature d'invasion.
Cette instabilité, cette variabilité, cette liberté ne sont pas sans
conséquences génériques. Si certaines formes brèves exhibent, en quelque
sorte, leur appartenance générique, d'autres la dissimulent. La brièveté peut
en effet être un facteur de brouillage, d'ambiguïté, elle peut permettre à un
texte de jouer avec plusieurs genres littéraires, de n'afficher aucune
marque décisive d'inclusion dans un genre précis. On me rétorquera qu'une
forme longue peut également favoriser de telles pratiques et qu'aucun
genre n'est plus divers, génériquement parlant, que le genre romanesque, dont
la modernité se fonde précisément de la convocation et du dialogue de tous
les genres possibles. Disons que la forme longue cultive un brouillage par
excès, alors que la forme brève produit ce même effet par défaut. Mais ce
« défaut » - faut-il y insister ? - peut être éminemment créateur, tant il
semble que la nouveauté soit du côté de la brièveté : les inventions
majeures de la littérature de notre siècle, ou ses plus remarquables réinventions,
ne sont-elles pas toutes des formes brèves, depuis la gregueria de Gômez
de la Serna, jusqu'à \zprosa et à fa fiction borgésiennes ? Peut-on
inventer, innover ailleurs, autrement que dans le bref ? - telle pourrait bien être
une des « questions palpitantes » de la poétique contemporaine. Les effets
perturbateurs de la brièveté s'étendent de fait au-delà de cette incertitude
générique ; c'est souvent le statut même de la forme brève considérée (sa
fictionnalité, par exemple, ou encore son autobiographisme) qui reste,
faute d'indices, savoureusement indécidable.
Comme le suggère ce qui précède, s'interroger sur la forme brève
aboutit tôt ou tard à poser la question du roman, qui constitue de fait la
norme du non-bref, voire le seul contre-exemple à opposer, du moins à
notre époque, à la brièveté (au point que l'on en arrive à se demander si le
bref n'équivaut pas au non-romanesque). Il est ainsi des œuvres majeures
de notre modernité qui se fondent tout autant du déploiement de formes
brèves que du refus (de la haine, de la fascination) du roman, et donc de
Pour une poétique de la forme brève 17
Michel LAFON
Université Stendhal de Grenoble (CERHIUS)
Institut Universitaire de France
1. Italo Calvino, « Pour qui écrit-on ? », La Machine littérature, Paris, Seuil, 1984, p. 71.
2. Formule de Goethe rappelée par A. Montandon, op. cit., p. 78.