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- 1877 -
Il est de principe que l'aliéné, quelle que soit la forme de sa maladie, résiste avec une
obstination vraiment maladive à tous les arguments qu'on peut faire valoir à l'encontre
de son délire. La contradiction l'arrête ou le laisse indifférent, mais elle ne change rien
au fond de ses idées. Intimidé ou déjà sur la voie de la guérison, il consent tout au plus à
se taire, mais son intelligence ne bénéficie pas de ces réticences calculées. Il est, sous ce
rapport, comparable, à quelque degré, aux enfants qui renoncent devant la menace à
l'expression de leur sentiment, tout en s'ingéniant à montrer qu'ils ne s'engagent pas au
delà d'une concession apparente. Si la folie n'excluait pas la persuasion, elle ne serait
qu'une erreur au lieu d'être une maladie.
Par compensation l'aliéné n'agit pas plus sur les gens sains d'esprit, que ceux-ci
n'agissent sur lui. On a dit que l'aliénation était contagieuse, et que la fréquentation des
malades ne devait pas être considérée comme exempte de danger pour ceux qui vivent
en contact avec eux. La chose peut être vraie pour les prédisposés, en quête d'une
occasion ; elle est absolument fausse pour l'immense majorité des hommes raisonnables.
Les infirmiers des asiles ne sont pas plus exposés que ceux des hôpitaux, et la
cohabitation avec les malades n'entraîne pas, pour la famille, plus de danger. De même
qu'on ne réussit pas à les convaincre, de nême les fous ne parviennent pas à persuader,
pour qu'il en fût ainsi, il faudrait qu'ils eussent à leur service des ressources morales et
intellectuelles incompatibles avec leur état pathologique ; le prosélytisme, quand il s'agit
d'idées étranges auxquelles répugne la raison, n'est pas une œuvre facile, et elle n'aurait
de chances de succès qu'en se dépensant dans une lutte infatigable. Or, l'aliéné vit
étranger à l'opinion des autres ; il se suffit à lui-même et peu lui importe, tant sa
croyance s'impose avec une autorité irrésistible, qu'on veuille ou non le suivre sur le
terrain dont on ne le dépossédera pas.
Il s'établit ainsi une ligne de démarcation absolue qui n'admet pas de compromis.
Si la vie commune avec les aliénés est nuisible, et elle l'est souvent, ce n'est pas en vertu
d'une contagion du délire. L'assistant ne se résigne pas d'emblée à subir le fait
accompli ; il espère qu'une éclaircie permettra à la raison de ressaisir son pouvoir, et,
fort de cette confiance, il entame l'éducation du malade. L'insuccès l'irrite ou le
décourage ; il surmène sa force de résistance et l'épuise. Quand cette série de tentatives
se prolonge avec les perplexités qu'elle entraîne, les caractères fortement trempés sont
les seuls qui n'en subissent pas la fâcheuse influence. Plus les liens qui attachaient
l'assistant à l'aliéné sont étroits, plus le zèle est ardent et la fatigue considérable. En
revanche, les indifférents échappent à la fois à ce travail inutilement douloureux et à ses
conséquences.
Les choses se passent ainsi dans la supposition d'un délire absolu en regard d'une
intelligence correcte. C'est heureusement la condition la plus fréquente, mais il existe
des cas où la scission entre l'aliéné et ceux qui vivent dans sa familiarité n'est pas aussi
formelle, et c'est à ces faits exceptionnels qu'est consacré cette étude.
Le problème comprend alors deux termes entre lesquels il s'agit d'établir une équation :
d'une part, le malade actif, de l'autre, l'individu récéptif qui subit, sous des formes et à
des degrés divers, son influence.
Seul, livré à ses instincts pathologiques, l'aliéné est relativement facile à examiner ; il a
le goût, l'appétit d'énoncer les idées qui l'obsèdent, ou il se résout à un mutisme
systématique qui n'en est pas pas moins significatif. Une fois qu'on a pénétré dans la
place, elle est d'autant plus aisée à explorer qu'elle est moins ouverte au monde
extérieur.
Il en tout autrement de son complice involontaire et inconscient. Raisonnable à demi,
raisonnant beaucoup, prêt à faire aux objections des sacrifices provisoires, apte à
prendre son point d'appui en dehors des conceptions délirantes qu'il n'a pas créées,
auxquelles il a souvent résisté pendant une assez longue période de temps, il échappe.
Ses convictions demi-morbides, demi-motivées, sont loin d'avoir l'assise inébranlable
des conceptions délirantes. C'est tout un travail d'enquête psychologique de discerner,
au milieu de ces éléments assez confus, la part qui revient au contagium et celle qui
appartient à la nature mentale du confident.
A un autre point de vite, l'aliéné subit la pression de celui qui s'associe à ses
divagations, les encourage, les coordonne et les adapte plus on moins à la
vraisemblance. Pour que cette solidarité, dont ni l'un ni l'autre n'est conscient s'établisse,
il faut un concours de circonstances dont il n'est pas impossible de se rendre compte.
L'aliénation brutale, en dehors des possibilités, ne sollicite pas et n'obtiendra jamais
l'adhésion des assistants ; par contre, les délires qui côtoient la vérité ont d'autant plus
de chance d'acquiescement, qu'ils s'accommodent mieux à un sentiment, ou comme
auraient dit les théologiens, maîtres en casuistique morale, qu'ils flattent davantage une
concupiscence humaine.
L'aliéné qui affirme un fait notoirement faux est à l'instant convaincu d'imposture.
L'objet qu'il regarde n'est pas visible à ceux qu'il ne saurait entraîner dans la sphère de
son hallucination ; la voix qu'il entend n'est pas perçue ; la persécution organisée,
rendue publique par les journaux ou par les écrits, n'a à son avoir ni livres, ni feuilles
périodiques. Il n'y a pas à dire qu'un autre aliéné pourrait être séduit ; les aliénés
confirmés n'ayant jamais de ces docilités et restant maitres absolus de leur délire.
Si, au contraire, le malade se maintient dans le monde des conjectures et des
interprétations, si les faits qu'il invoque appartiennent au passé ou ne sont que des
appréhensions pour l'avenir, le contrôle direct devient impossible. Comment prouver à
un autre et à soi-même que l'événement, dont l'aliéné raconte les détails avec une
prolixité persuasive, n'a pas eu lieu. La leçon qu'il s'est apprise à lui-même n'admet ni
variantes, ni lacunes ; sa mémoire est topique parce qu'elle fait exception de tout, à
l'exclusion des idées maladives. On ne le prend jamais en défaut, à quelque date que
remonte l'aventure, et sa persuasion, à force d'être monotone, et circonscrite, devient
communicative.
L'assistant néanmoins ne consent à se laisser convaincre que si l'histoire l'intéresse
personnellement ; or, les deux sentiments qui se prêtent le mieux à cette façon
d'entrainement sont, à coup sûr, la crainte et l'espérance. L'un et l'autre n'empruntent aux
réalités présentes qu'un point de départ ; leur domaine vrai est dans l'avenir, et partant,
dans l'inconnu. Autant il est facile à un homme d'acquérir la certitude que vous n'êtes
pas riche, autant il lui est malaisé de garantir que vous ne le deviendrez pas. Le
législateur, en définissant l'escroquerie, impose une pénalité à « quiconque, soit en
faisant usage de faux noms ou de fausses qualités, soit en employant des manoeuvres
frauduleuses pour persuader l'existence de fausses entreprises, d'un pouvoir ou d'un
crédit imaginaire, pour faire naître l'espérance ou la crainte d'un succès, d'un accident ou
de tout autre événement chimérique..., aura escroqué ou tenté d'escroquer la totalité ou
partie de la fortune d'autrui ». Qu'on supprime toutes les épithètes qui impliquent une
responsabilité de la part du délinquant, et on aura la formule des délires qui trouvent des
adhérents.
La conformité d'idées répond à une conformité de sentiments, toutes les fois qu'il s'agit
d'un possible et que la raison ne se révolte pas. Or, les aliénés, dont les conceptions
délirantes se dépensent en prévisions inquiétantes ou consolantes, sont, en somme, ceux
qui se rapprochent le plus de l'état physiologique. On pourrait, par des gradations
insensibles, marquer le passage des simples dispositions de caractère à la folie, en
commençant par les gens craintifs ou enclins à d'infatigables espérances, pour aboutir
aux aliénés terrifiés, aux mélancoliques absorbés par une appréhension incessante, ou
aux ambitieux à satisfactions toujours prochaines. Cette forme d'aspiration délirante
n'éveille donc pas une répulsion, et, à ses degrés moyens, elle appelle moins la négation
que le doute. Combien de fois le médecin, même expérimenté, se demande-t-il si
l'entrée en matière n'a pas été un accident réel, au lieu d'être un événement chimérique,
et hésite-t-il entre une exagération et une aberration sentimentale.
Dans le délire à deux, l'aliéné, l'agent provocateur, répond, en effet, au type dont nous
venons d'esquisser les principaux traits. Son associé est plus délicat à définir, mais avec
une recherche persévérante, on arrive à saisir les lois auxquelles obéit ce second facteur
de la folie communiquée.
La première condition est qu'il soit d'une intelligence faible, mieux disposée à la docilité
passive qu'à l'émancipation; la seconde qu'il vive en relation constante avec le malade ;
la troisième qu'il soit engagé par l'appât d'un intérêt personnel. On ne succombe à
l'escroquerie que par la séduction d'un lucre, quel qu'il soit ; on ne cède à la pression de
la folie que si elle vous fait entrevoir la réalisation d'un rêve caressé.
Les enfants, appréhensifs par nature, confinés dans un milieu sans expansion sont
disposés au premier chef, à devenir les échos d'un délire auquel on les associe. Leur
raison indécise n'engage pas la lutte et pour peu que l'aliéné les ait faits partie prenante,
ils espèrent ou ils craignent pour leur propre compte avec l'égoïsme inhérent à leur âge.
Leur foi, dans quelques cas, va si loin, que l'aliéné lui-mène hésite à les suivre et qu'à
première vue on croirait que les enfants ont créé les délires dont ils sont le reflet. En
général, et sauf de très rares exceptions, les conceptions ainsi transmises sont plus
terrifiantes qu'agréables. On sait combien les enfants, prédisposés aux troubles
cérébraux sont accessibles à la crainte. Les manifestations spontanées consistent dans
des frayeurs au moment du sommeil, des craintes dans l'obscurité, des rêves à
cauchemar, des peurs de dangers imaginaires ou d'individus menaçants ; les
manifestations provoquées artificiellement se meuvent dans la même sphère. Les joies
de l'avenir les touchent peu ; c'est plus tard seulement, quand avec la raison croissante,
la prévision s'est mieux assise qu'apparaissent les aspirations envieuses vers le plaisir, la
fortune, etc. qui ne se développent guère que plusieurs années après l'éclosion de la
puberté, quand l'enfant est tout près d'être un homme.
OBSERVATION I. — Deux vieilles filles ont recueilli, comme l'unique héritage d'une
de leurs sœurs, une petite orpheline, grêle, pâle, âgée de huit ans. La vie est difficile et
les ressources au-dessous des besoins. Une des sœurs vient à mourir et son travail
manquant, l'existence est encore plus étroite : l'autre sœur est prise d'un délire de
persécution vulgaire, à forme sénile. Les voisins se sont ligués contre elle ; des voix
l'injurient ; des bruits auxquels elle attribue un sens menaçant se produisent. L'aliénation
avance par un progrès lent ; au bout de quatre années, elle a pris de telles proportions
que les habitants de la maison s'inquiètent.
L'enfant, qui sort à peine pour les commissions urgentes, tandis que sa tante refuse de
quitter sa chambre où elle s'enferme, est questionnée. On apprend d'elle que de
méchantes gens ont essayé de l'empoisonner, ainsi que sa tante ; toutes deux ont
éprouvé, de graves accidents ; des ennemis sont entrés pendant la nuit pour l'arracher à
la protection de sa parente ; à toutes les questions elle répond avec la lucidité des
enfants que la cohabitation des vieillards a mûris avant le temps. Ses assertions sont
d'autant plus plausibles qu'elles représentent la folie de la malade absente, atténuée,
émondée par la nièce qui n'est pas une aliénée.
Il survient alors un fait curieux que nous avons vu reproduire bien des fois. Les
conceptions délirantes, réduites à leur plus faible expression en passant par la filière
d'une intelligence demi-saine, sont plus près de la raison qu'aucune idée engendrée dans
le cerveau d'un aliéné. Les auditeurs ont moins de répugnance à se rendre ; les
objections qu'ils élevaient ont été accueillies ; l'enfant a renoncé à quelques-unes de ses
énonciations, dont on lui montrait l'impossibilité ; celles qui restent n'en ont que plus de
valeur. L'expérience, conforme à la règle déjà posée que : moins le délire est brutal plus
il devient communicable.
Les voisins prennent fait et cause pour l'enfant ; ils en appellent à l'autorité, imaginant
une fable romanesque de nature à justifier
ces prétendues persécutions. L'enquête et l'examen auquel procède un de nous ne
laissent subsister aucun doute. La malade est placée dans un orphelinat, où elle guérit de
cette maladie pour ainsi dire parasitaire ; mais les gens du quartier conservent encore
des soupçons et ne se déclarent pas satisfaits,
Dans d'autres cas, la participation de l'entourage est plus active ; non seulement il
accueille, mais il provoque les confidences et, en passant de bouche en bouche, le récit
se rectifie ou s'amplifie. L'enfant se trouve alors entre deux courants. L'un, celui de
l'aliénée, qui a été le promoteur de ces conceptions, l'autre, celui des assistants, qui
atténuent les invraisemblances et complètent les côtés admissibles au gré de leurs
passions. Dévoyé par l'un, redressé par les autres, l'enfant finit par croire à ces
inventions de seconde main.
Cette double culture était très marquée dans un fait que nous mentionnerons, sans entrer
dans des détails intéressants, mais qu'il serait trop long de rappeler.
OBSERVATION II. — Il s'agit encore d'une jeune fille : élevée cette fois par sa mère,
que le père a laissée dans la misère pour s'enfuir on ne sait où. La mère est persécutée,
mais son délire, sans complications de servilité, (elle a quarante ans) porte sur des objets
définis. Ce sont les prêtres, un surtout, qui se sont acharnés contre elle et l'empêchent de
trouver du travail. La fille a seize ans, scrofuleuse, chlorotique, de taille et de stature
moyennes, à l'intelligence peu développée. Elle n'a appris que laborieusement à lire, a
peu fréquenté l'école, n'a été astreinte à aucun apprentissage. La mère et la fille vivent
dans une étroite communauté de la petite pension que leur fait un parent plus aisé ; elles
habitent la même chambre, couchent dans le même lit et ne se quittent jamais. L'enfant
répète aux voisins les propos délirants de la mère ; elle affirme avec elle qu'un prêtre
vient chez elle de temps en temps, le soir quand elle est couchée, que les lumières sont
éteintes et qu'il les menace. Sa mère l'entend, quoiqu'il parle à voix basse, et elle aussi,
mais confusément. Au matin, sa mère lui répète tout, et elle se souvient bien d'avoir
entendu.
Les confidents se communiquent les détails de cette étrange aventure et y ajoutent des
commentaires. Il leur plaît de découvrir que ce prêtre imaginaire en veut à la vertu de la
fille et ils le lui persuadent aisément. De là, plainte, examen médical et constatation de
la folie caractérisée de la mère.
Dans ces deux faits, comme dans tous les autres qu'il nous a été donné d'observer (et ils
sont assez nombreux), la folie a pris naissance chez l'adulte et s'est déversée sur
l'enfant ; elle a consisté dans un délire de persécutions tout appréhensif.
Nous ne citerons qu'une brève observation, et au lieu d'un exposé, nous donnerons pour
ainsi dire la sténographie du récit auquel se sont associées les deux malades. Le fait
ainsi rapporté est brut et presque brutal, mais à ce titre il devient saisissant et donne
pour ainsi dire la note caractéristique de la situation.
II
Les choses ne se passent pas ainsi lorsque la transmission a lieu inversement d'un jeune
sujet à un individu sénile, ou seulement plus âgé et faible d'intelligence. L'adulte reflète
plus passivement ; il est aussi convaincu en apparence, aussi affirmatif, mais il
n'exagère ni ne développe les conceptions délirantes, faute d'un effort d'imagination qui
lui coûterait. On pourrait dire qu'il s'agit moins d'une persuasion réelle que d'un
assentiment qui s'énonce par des phrases interjectives : Ah ! c'est bien vrai ; il n'y a pas
à en douter; elle ne ment pas ; etc. Lorsque l'association délirante s'établit entre des
adultes, l'état mental dit réceptif est plus complexe. L'enfant obéissait, aux instincts de
son âge, tandis que l'adulte a remplacé les impulsions instinctives par des habitudes, des
calculs, des combinaisons dont il entrevoit le fort et le faible. Il s'installe avocat de sa
propre cause et ne se livre que dans la mesure qui lui semble s'accorder avec ses
intérêts. L'enfant ment quand même et l'obstination de son mensonge finit par conduire
à la vérité. L'adulte trompe à son heure et sait taire les raisons intimes qui le font agir.
Néanmoins, et comme il s'agit d'intelligences débilitées, moitié par intimidation, moitié
par persuasion, on arrive à élaguer le faux et à découvrir la réalité cachée sous d'assez
vulgaires artifices. On s'aperçoit alors que les adultes et les enfants se rapprochent par
de saisissantes analogies et c'est pourquoi nous avons insisté sur les délires infantiles
réflexes.
Il existe pourtant des différences qui tiennent moins aux procédés intellectuels qu'à
l'acquit. Tout individu, mûri par l'expérience de la vie, si faible qu'on la suppose, garde
les notions des misères qu'il a souffertes ou dont il a entendu parler ; il a parallèlement
l'appétit des joies qu'il a goûtées ou qu'il ne connaît que par oui dire. Chaque homme a,
comme on l'a dit, son roman tout prêt dans sa tête. Il faut donc pour le séduire, que la
conception de fantaisie corresponde à ses préoccupations du moment, et cette nécessité
d'une communauté de sentiments entre l'aliéné et son associé se réalise facilement dans
la vie.
De la part des inconnus, bien des manifestations, même vulgaires, nous surprennent. Les
gens avec lesquels nous avons pris l'habitude de vivre dans un commerce de chaque jour
peuvent au contraire se permettre des bizarreries qui ne nous afffigent ni ne nous
étonnent, accoutumés que nous sommes à leur humeur. Il existe pour les relations
sociales une sorte d'acclimatement qui atténue l'imprévu, s'il ne le supprime pas.
La cohabitation d'un individu faible avec un aliéné, constante, sans rémission comme
sans réticences, la participation aux mêmes espoirs et aux mêmes craintes, sollicitée par
des événements dont une portion n'est pas sans attaches avec la réalité, ménagent la
transition entre la raison défaillante et le délire. La folie d'ailleurs, dans le milieu que
nous représentons, n'est pas le fait d'une invasion subite. La période prodromique a
préparé incidemment les voies. Les deux confidents ont mis en commun leurs
aspirations et leurs peines, et quand l'un des deux vient à excéder la limite du
raisonnable, l'autre ne la franchit pas brusquement, mais y pénètre par une insinuation
progressive. C'est donc peu à peu que ce travail de solidarité s'effectue.
Rendu à lui-même, ne fut-ce que pendant quelques heures chaque jour, ou quelques
journées chaque semaine, le néophyte du délire réfléchit ; les doutes l'assaillent, la
raison se relève. Pour que la conversion soit complète, il faut un entraînement sans répit,
qui ne laisse pas de temps pour se reprendre. Tel est en effet le cas des délirants à deux.
Toujours les relations ont été étroites et longtemps prolongées ; toujours le second
malade a été mêlé au début de la maladie et en a parcouru les phases successives.
Luttant d'abord, se défendant de moins en moins, enfin prenant fait et cause pour des
conceptions qu'il s'est lentement assimilées. Cette dégradation est évidente dans toutes
les observations, et elle est d'autant plus manifeste qu'on a pu pénétrer plus avant dans
l'évolution intime de la maladie.
On doit donc placer en première ligne les éléments essentiels que nous venons de
résumer : d'abord, la modération relative du délire, ses côtés sentimentaux, sa
concordance avec les dispositions de celui qui s'y adapte ; en second lieu, la répétition
incessante des mêmes propos, renouvelés sans rémission ; enfin, la débilité intellectuelle
et morale du participant.
Une fois que le contrat tacite qui va lier les deux malades a été à peu près conclu, il ne
s'agit pas seulement d'examiner l'influence de l'aliéné sur l'homme supposé sain
d'esprit ; mais il importe de rechercher l'action inverse du raisonnant sur le délirant, et
de montrer par quels compromis mutuels s'effacent les divergences.
Qu'on essaye de mettre un aliéné atteint du délire de persécution porté aux extrêmes,
halluciné, égoïste à l'excès, implacable dans ses affirmations obstinées, insensible à
l'approbation comme au doute, en rapport avec n'importe quel homme doué du meilleur
vouloir, il ne sortira rien de cette association que la lassitude. Le demi-persécuté, qui
étend sa sollicitude maladive sur ceux qui l'entourent, les confondant avec lui dans ses
appréhensions, aiguisant d'un peu d'espérance ses inquiétudes quelque peu confuses, ne
se maintient pas indifférent à la résistance ou à l'encouragement de l'auditeur. Celui-ci
répète avec des variantes, la leçon qui lui a été apprise ; il ébarbe pour ainsi dire les trop
brutales absurdités ; il remplit avec des données presque logiques les lacunes
excessives, petit à petit, l'histoire se dégage et se systématise, revue et considérablement
amendée.
L'aliéné a profité, non pas d'une éducation à laquelle il reste fatalement insensible, mais
il a contracté l'habitude d'un récit tant de fois reproduit qu'il n'exige plus d'effort.
Tous les médecins savent avec quelle étrange fixité de mémoire certains persécutés
racontent leurs aventures imaginaires, n'oubliant ni un détail, ni une date, ni un incident.
C'est l'histoire non pas inventée, mais formulée à deux qu'ils racontent.
Il résulte de cette assidue collaboration une telle homogénéité dans le dire des malades
qu'il faut souvent un long temps, doublé d'une active recherche, pour discerner le
délirant primitif du secondaire. C'est quand on a séparé l'un de l'autre, pendant plusieurs
jours, quand non seulement la vie commune a été rompue, mais que le milieu a été
transformé, qu'on acquiert une certitude. La donnée psychologique la plus curieuse n'est
pas celle que nous fournit l'influence de l'aliéné sur l'individu sain d'esprit : c'est au
contraire l'action qu'exerce le confident raisonnable sur l'aliéné. L'expérience vraie qui
représente l'aliéné comme fermé à toute persuasion, aussi incapable d'être détourné par
une objection que d'accepter une addition à ses idées favorites, ne se dément pas.
En étudiant le travail insidieux qui s'exécute dans l'esprit du malade, on voit bien vite
qu'il n'a pas cédé un pouce de son terrain. Ses concessions apparentes se sont bornées à
taire provisoirement, ou à laisser dans l'ombre, quelques-unes de ses idées
pathologiques. Les aliénés en voie de guérison, ou dans la première période encore mal
assurée de la maladie, se prêtent volontiers à de semblables réticences ; et c'est là une
des difficultés bien connues de l'examen.
Qu'on prenne à part le malade primitif et qu'on se donne la peine de l'étudier
attentivement, on finit par rompre la glace et par retrouver au-dessous le type de la
ténacité des conceptions délirantes telles qu'on les observe chez les malades isolés.
Cette enquête incisive est souvent difficile, mais il est rare qu'à force de patience on n'y
réussisse pas.
Si on isole les deux malades, au lieu de les confronter côte à côte, parlant presque
toujours ensemble, répétant tout au moins les mêmes idées avec les mêmes phrases,
s'entendant sans s'aider du regard, à la façon des enfants qui récitent à l'unisson une
fable apprise par cœur, dans quelle mesure parvient-on à détruire le parallélisme ?
C'est par cette étude comparative qu'on peut estimer le degré de pénétration de la
maladie acquise, et qu'on se convainc aisément que le nom qui convient le mieux à la
situation respective des deux individus n'est pas celui de contagion. Le malade réel est
resté le malade ; l'aliéné par reflet n'a pas réussi à dépasser les limites de l'absurde. Or,
l'absurdité, si loin qu'elle soit conduite, n'a de commun avec la folie que les grossières
apparences. Elle est mobile, capricieuse, compatible avec certaines puissances de raison,
et n'obéit pas aux lois qui s'imposent à toute aliénation. A force de persévérance, on
ébranle les croyances erronées qui semblaient les plus fermement assises ; l'erreur a des
moments d'indécision, et si on ne consent pas à s'avouer vaincu, combien de fois ne
discernons-nous pas la pointe d'amour-propre ou de respect humain qui s'est mise en
travers.
L'aliénié qui se résigne à déclarer qu'il renonce à ses pensées délirantes commet un
mensonge qui lui coûte. L'individu dominé par des opinions absurdes, et qui affirme
persister obstinément, commet le plus souvent un mensonge, mais en sens inverse. Le
contraste suffit pour établir entre les deux une ligne de démarcation la plus
infranchissable ; l'un est fou, au sens social et médical du mot, l'autre ne l'est pas.
Pour le faux malade, l'adhésion de l'entourage est un auxiliaire considérable. Comme il
a accepté les idées qu'on lui suggérait, on admet celles qu'il énonce avec quelques
réserves, et il puise dans cet appui tacite ou explicite de nouvelles forces. Mis en face
d'une contradiction persistante, dominé par la volonté d'un interlocuteur qui fait presque
fonction de juge, il perd peu à peu de son assurance. Le malade vrai n'est plus là pour le
soutenir, et si on prend soin d'atténuer ses contradictions, au lieu de les faire ressortir, il
éprouve une façon de soulagement à être délivré de ces conceptions parasitaires.
Nous avons indiqué les principaux points sur lesquels doit porter l'étude des malades
délirant à deux. Qu'on n'oublie pas qu'il s'agit d'une des formes de l'aliénation,
intermédiaires entre la raison et la folie confirmée, et qui, exemptes de troubles
physiques caractérisés, ne se prêtent qu'à une analyse psychologique. Les observations
qu'on va lire, et que nous avons choisies en vue d'indiquer des divers types, empruntent
à la nature de la maladie un aspect tout particulier, et ressemblent plus à des études de
mœurs qu'à des observations médicales. Il n'en saurait être autrement quand la recherche
implique un double examen : celui du malade et celui de l'individu sain entrant dans le
courant des divagations. Les aventures réelles de la vie, l'organisation du milieu où ces
événements s'accomplissent jouent un grand rôle dans l'évolution des délires atténués ;
et le récit composé de données vides, de croyances intéressées, d'inventions délirantes,
d'efforts sincères mis au service des divagations, ne s'accommode pas aux formules
scientifiques.
Le premier fait que nous rapportons résume si bien les conditions en vertu desquelles
naît et se développe le délire à deux qu'on peut le considérer comme un type.
Une fois la persécution admise, elle s'affirme à chaque pas, et on comprend combien il
est facile de succomber à l'idée d'une persécution, quand tout effort est impuissant, toute
ressource épuisée, et qu'on n'a plus, suivant l'expression de la mère, qu'à mourir de faim.
La part proportionnelle de chacune des deux malades s'accuse mal dans un récit
condensé ; elle est certaine pour qui conduit l'enquête et dirige l'interrogatoire. La mère,
qui ne joue que le rôle secondaire, a peine à se retrouver dans le lacis des déductions
logiques à l'aide desquelles la persécution se prouve et s'explique. Le thème, sans les
variations, suffit et au delà à la portée de son intelligence. La fille, au contraire, se
complaît au récit du complot dont elle renoue les fils avec moins d'habileté toutefois que
bien d'autres persécutées. De temps en temps elle en appelle à un de ces aphorismes
dont les esprits de second ordre font si volontiers les prémisses de leurs
argumentations : « J'ai cherché de l'ouvrage, et on m'en a refusé. Pourquoi ? J'ai
présenté des modèles, et on ne les a pas regardés. C'est la malveillance organisée qui
seule peut être cause de tout cela. »
Quant à l'existence d'une aliénation vraie, aucun médecin expérimenté ne la mettra en
doute. Elle se prouve, moins par l'absurdité de la donnée première que par le mécanisme
intellectuel à l'aide duquel elle est mise en oeuvre. En somme, tout repose sur un non-
sens ; il n'existe ni succession ni parité de noms avec le testateur Dubois, ni pièces ni
papiers à l'appui. Des propos indirects, des mots dépourvus de sens servent de point de
départ ou de point d'appui ; comme dans toute folie, c'est la foi maladive qui commande,
n'admettant ni objection ni contrôle.
L'association des deux malades, dont l'une ne délire que par commission, a seulement
effacé les angles, limité le délire dans une systématisation convenue, et qui a pu en
imposer à quelques faibles d'esprit.
L'histoire suivante a tant d'analogies avec celle qu'on vient de lire qu'il convient de l'en
rapprocher. Les nuances en médecine sont plus précieuses que les contrastes.
Cette longue observation appelle peu de commentaires. On y suit l'évolution des idées
sur laquelle nous avons déjà insisté, moins les lueurs d'espérance. Dans le premier cas,
les femmes étaient excitées par l'appât d'un héritage qui devait les sauver ; ici, la frayeur
domine et le délire prend une acuité incompatible avec les rêves consolants qui le
modifient.
Dans l'observation qu'on va lire, c'est, au contraire, l'aspiration vers une fortune
imaginaire qui domine, tandis que la persécution passe au second plan. Chacun de ces
faits éclaire les diverses faces de la folie à deux, et plus le récit est détaillé, moins les
corollaires ont besoin de développements. C'est, nous ne dirons pas l'excuse, mais la
raison de l'étendue que nous avons cru devoir donner à nos observations.
OBSERVATION VI. — La nommée L..., veuve S..., âgée de 46 ans, sans profession, et
la nommée M..., 49 ans, journalière, demeurant toutes deux au même domicile, sont
arrêtées, à une heure du matin, dans la salle d'attente du chemin de fer d'Orléans (côté
de l'arrivée), où elles étaient couchées et endormies sur un banc.
De leur aveu, voilà la quatrième nuit qu'elles passent ainsi, obligées de se cacher pour
soustraire à la rapacité d'une police occulte des papiers de grande valeur qu'elles ont en
leur possession.
Elles sont arrivées ensemble du Midi à Paris, le 5 décembre 1872, et se sont rendues
directement à Versailles, demandant à voir le Président de la République et à obtenir
justice des vols dont la femme M..., que nous appellerons Jeanne de son prénom, est
victime.
La veuve Marie S... a fourni l'argent nécessaire au voyage et à leur modeste entretien à
Paris, depuis six mois qu'elles y résident.
Elle affirme que la police est incessamment à leurs trousses, et, bien que le
découragement commence à la gagner, elle veut rentrer au moins dans ses déboursés.
Sans être guidée par l'intérêt, elle est assurée que, quand la femme Jeanne M... sera
devenue millionnaire, elles partageront.
Dès ce début, il est facile de voir que la femme Marie S... n'est que le reflet des
aspirations de sa compagne, et que, pour découvrir, ou la filouterie ou le délire, c'est à
cette dernière qu'il faut s'adresser.
L'interrogatoire du commissaire de police, chargé de la première instruction, est déjà
assez explicite pour que nous le reproduisions :
La femme M... dit avoir raconté l'affaire au curé de la paroisse qu'elle habitait en 1857,
à l'époque de la mort de son grand-père. Celui-ci, avant de mourir, avait fait connaître
l'existence d'un trésor dans une maison désignée par lui, mais sans indiquer la place. Le
curé a découvert la cachette et volé le trésor, et ce n'est qu'en 1866 que le premier vol a
eu lieu. Elle est venue à Paris réclamer la protection de M. Thiers. Elle déclare, en outre,
avoir eu, en 1866, une maladie grave, provoquée par des outrages commis à l'aide d'une
poudre qui a paralysé momentanément son fils et elle-même.
Le double élément de la persécution et de la réparation prochaine apparaissent ainsi
d'emblée. Le clergé est partie prenante. Rien ne manque au délire modelé sur celui des
femmes X... Seulement, au lieu d'une succession à recueillir, c'est un trésor à ressaisir.
L'histoire ainsi conçue rappelle, sous une autre forme, les aventures romanesques où se
complaisent les imaginations populaires.
Un examen médical attentif et prolongé permet de remonter jusqu'aux premières phases
de la folie et d'en suivre le développement ; mais un long exposé écrit et colporté par la
femme Marie donne au mieux la physionomie de l'aliénation :
« Vol fait clandestinement avec effraction et escalade à mon préjudice, empoisonnement
des animaux, outrages qui m'ont été faits et dont j'ai dû garder le lit plusieurs fois et
plusieurs semaines depuis 1866 jusqu'en juin l872. »
Nous nous garderons d'essayer l'analyse d'un pareil document, qui ne contient pas moins
d'une vingtaine de pages et qui se compose d'une série de récits sans cohésion.
Il en résulte que la femme M... a été prévenue par une voisine de l'existence de la caisse
mystérieuse, de la place où elle était déposée et de son contenu en pièces d'or.
Un nommé Victor, personnage qui remplit exactement le rôle dévolu à R... dans la
première observation, est l'agent principal qui découvre le secret, s'entend avec le curé
de la paroisse, intervient de sa personne, s'introduit, tantôt par des moyens habiles,
tantôt par effraction, dans la maison. La malade raconte des fragments de conversation
échangés entre elle et Victor, qu'on retrouve comme les éléments essentiels de
l'interprétation délirante dans les folies de cette espèce. Victor finit par organiser un
complot ; il n'est plus lui ; il devient la société Victor, être abstrait, occulte, et qui se
prête mieux qu'une personnalité même confuse à des conspirations impossibles.
La nuit, à de nombreuses reprises, des apparitions étranges ont eu lieu dans sa chambre ;
elles ne parlent pas ; mais menacent du geste ; des poignards brillent clans l'ombre ; des
sensations bizarres lui donnent à croire qu'elle a été l'objet de honteuses violences, et
qu'avant d'abuser d'elle, on l'a endormie par des odeurs ou des breuvages. Pendant ce
temps, on emporte des fardeaux de choses précieuses, et le lendemain, elle se réveille si
souffrante qu'on croit devoir mander un prêtre. Les amis supposent charitablement que
le diable est entré dans le domicile et qu'il conviendrait de l'exorciser.
Plus tard, les obsessions sont à la fois de nuit et de jour ; les conspirateurs se déguisent,
les uns en marchands, les autres en colporteurs ou en femmes de la campagne. Ils
peuvent ainsi agir plus librement. Des voitures inconnues circulent dans les rues ; des
propos, dont la malade saisit le sens, sont échangés ; c'est un conflit de rencontres, de
conversations énigmatiques, de démarches avortées pour arriver à la découverte de la
vérité, de plaintes adressées aux autorités du pays, tantôt bien reçues, tantôt repoussées
par calcul. Les noms propres se croisent, et il n'est pas une assertion qui ne s'appuie sur
le témoignage d'un individu dénommé. On répète à voix haute tout ce qui s'est passé
dans les nuits d'anxiété. On lui donne, tantôt des conseils de prudence, tantôt des
encouragements à agir. Une seule donnée reste immuable : le trésor est une fortune à ne
pas y croire ! il faut le voir.
C'est après cette longue incubation que la femme M.., entreprend ses voyages à la
poursuite de son bien imaginaire, allant chercher un complément d'information et un
surcroît de confiance par les villes voisines, et espérant ainsi échapper à ses
persécuteurs. C'est au même temps qu'elle entame des relations de plus en plus intimes
avec la veuve S...
Les réponses de la veuve S..., au cours de l'interrogatoire médical, sont à la fois assez
explicites et assez naïves pour qu'il y ait tout profit à les reproduire :
« Je connais madame M... depuis avril ou mai 1872. Veuve d'un capitaine au long cours,
je l'ai rencontrée chez un marin de nos amis ; j'ai pris de suite part à ses peines. Je ne
suis pas bien au courant de ses malheurs et ne veux pas chercher à les approfondir.
« Je suis venue à Paris pour la soutenir ; sans moi, elle serait morte bien des fois. A
Paris, je me suis adressée au ministère de la marine ; on m'a répondu qu'on ne pouvait
pas s'en occuper.
« J'avais connaissance de ses affaires par elle et par les témoins, qui m'ont tout avoué.
Madame C..., la femme, d'un employé du chemin de fer, m'a dit que c'était exact, mais
qu'elle ne déposerait qu'en justice, et nous ferons de même.
« On m'a montré les endroits, et je crois qu'elle a été volée. Quand madame C... m'a eu
raconté la chose, comme me l'avait contée madame M..., j'ai été convaincue. La petite
demoiselle C.... m'a dit que Madame L... avait fait aussi connaissance avec madame X..,
mais qu'elle a déclaré ne pouvoir la servir, parce qu'elle était en rapports de parenté avec
les voleurs. On a creusé et on a trouvé les débris du coffre à l'endroit où madame L... les
avait cachés. Elles ont déclaré qu'elles en parleraient à la justice, quand on les
interrogerait, mais qu'elles avaient peur de mécontenter les gens.
« Je crois que le curé du village a tout fait avec une bande. Je ne sais pas ce que c'est
que Victor ; je suppose que c'est un sorcier ; pourtant je ne crois pas aux sorciers. Pour
pousser à bien cette affaire, il faudrait prendre le curé ; la soutane a toujours raison. Si
on ne réussit pas, c'est que le curé s'en mêle.
« Je suis étonnée que la justice ne donne pas suite à notre plainte.
« J'ai dépensé pour elle, et si elle rentrait dans sa fortune, elle me rendrait mes
déboursés. J'ai commencé et je ne reculerai pas,
quoiqu'il m'en coûte d'avoir quitté mes enfants. Je n'espère pas qu'il me reviendra de
l'argent; elle m'a toujours dit qu'elle m'en donnera, mais je n'y compte pas, et, en tout
cas, cela ne regarde personne. C'est d'un grand cœur que je suis partie, et je ne regrette
rien, car j'aurai fait une belle œuvre : je suis sûre qu'on l'a volée. Mon mari a sauvé une
grande fortune comme cela : le bateau avait été incendié ; on a retrouvé l'or caché dans
le désert. Je me suis dit : Je pourrai comme lui sauver une fortune.
A la question ainsi posée : « Vous êtes-vous jamais demandé si la femme M... jouissait
de sa raison ? » Elle répond : « Elle a bien sa tête ; je n'aurais pas suivi une folle ;
d'ailleurs, on l'a fait visiter par des médecins. »
C'est la veuve S... qui parait avoir, après bien des hésitations, décidé le voyage à Paris.
Un personnage resté indéterminé, et qu'elles appellent le monsieur de Bordeaux, leur a
conseillé de demander une audience au ministre. Elles se sont adressées au président du
conseil d'Etat. Le monsieur de Bordeaux avait promis de revenir sans fixer un jour.
Elles l'attendaient, et il leur avait paru qu'elles auraient plus de chance de le rencontrer
au chemin de fer.
Le jugement de la femme M... sur sa compagne, la veuve S..., est confus ; mais, dans ses
moments de lucidité, elle invoque son appui moral, déclarant qu'elle est au courant de
tout, qu'elle a vu les témoins, et que la meilleure preuve de sa confiance, c'est qu'elle a
tout quitté, famille, enfants, étant à l'abri du besoin, pour aider au succès de l'entreprise.
La veuve S..., après une courte séparation, a demandé à retourner près de ses enfants.
Ceux-ci ont été mandés à Paris et l'ont reconduite. La femme Jeanne M... a été placée
dans une maison de santé.
Une dernière observation, déjà publiée, offre avec celles qu'on vient de lire de telles
ressemblance que nous tenons à la reproduire ; elle montrera que les faits, dont nous
avons l'analyse, plutôt que le récit complet, ne sont pas de rares exceptions. ll est bon de
ne pas se confiner dans sa propre expérience, et, même identique au fond, les
observations recueillies par des médecins différents, varient par la forme ou par le
détail. M. le docteur Dagron, qui a raconté, avec de longs développements, l'histoire de
la folie des deux sœurs, avait toute compétence pour formuler un jugement. La maladie,
on pourrait presque dire l'affaire, avait pris d'ailleurs de si désobligeantes proportions
que notre confrère était engagé à ne rien en omettre [1].
III
Dans des conditions assez différentes et peut-être plus communes qu'on ne le croirait,
c'est un vieillard qui imprime la direction au délire qu'un adulte, relativement jeune et
faible d'intelligence, finit par adopter.
Les délires séniles, quand il n'arrivent pas à la démence absolue, gardent un aspect
raisonnable, ou commandent, par l'âge du délirant, une sorte de respect. Intermittents
avec des intervalles de lucidité, excusés par des lacunes de mémoire, ils imposent tout
au moins l'indulgence.
Nous ne suivrons pas la folie communiquée sur ce terrain, où les problèmes que soulève
la sénilité multiplient les difficultés de la recherche. Aux deux âges extrêmes de la vie,
chez l'enfant et chez le vieillard, les troubles de l'intelligence empruntent une partie de
leurs caractères à l'évolution ou à l'involution, et ne se dégagent pas, stables,
immobilisés, tout prêts pour l'étude, comme chez l'adulte.
IV. Conclusions.
Pour résumer ce travail sur la folie à deux, nous le terminerons par les conclusions
suivantes :
l° Dans les conditions ordinaires, la contagion de la folie n'a pas lieu d'un aliéné à un
individu sain d'esprit, de même que la contagions des idées délirantes est très rare d'un
aliéné à un autre aliéné.
2° La contagion de la folie n'est possible que dans des conditions exceptionnelles que
nous venons d'étudier sous le nom de folie à deux.
4° La folie à deux se produit toujours dans les conditions ci-dessus indiquées. Toutes les
observations présentent des caractères très analogues, sinon presque identiques, chez
l'homme et chez la femme, comme chez l'enfant, l'adulte et le vieillard.
5° Cette variété de la folie est plus fréquente chez la femme, mais on l'observe aussi
chez l'homme.
8" Dans la plupart des cas, le second malade est moins fortement atteint que le premier.
Il peut même quelquefois être considéré comme ayant subi une simple pression morale
passagère, et comme n'étant pas aliéné, dans le sens social et légal du mot. Il n'a pas
alors besoin d'être séquestré, tandis que l'on fait enfermer son congénère.
9° Dans quelques cas rares, la pression morale exercée par un aliéné sur un autre
individu plus faible que lui, peut s'étendre à une troisième personne, ou même, dans une
mesure plus faible, à quelques personnes de l'entourage. Mais il suffit alors presque
toujours de soustraire l'aliéné actif à ce milieu qu'il a influencé à divers degrés, pour que
l'entourage abandonne peu à peu les idées fausses qui lui avaient été communiquées.