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PSYCHOLOGIQUE
Albert Goldbeter
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Résumé
Les multiples rythmes observés à tous les niveaux de l’organisation biolo-
1 Ce texte sera développé de manière plus détaillée dans un livre sur les rythmes du
vivant, à paraître aux éditions Odile Jacob.
2 Unité de Chronobiologie théorique, Faculté des Sciences, Université Libre de
Bruxelles.
DOI: 10.3917/ctf.043.0217
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Mots-clés
Oscillations – Modèles – Rythmes biologiques – Troubles bipolaires – Varia-
tions cycliques du poids – Instabilités – Bifurcations.
Key words
Oscillations – Models – Biological rhythms – Bipolar Disorders – Weight
cycling – Instability – Bifurcations.
gique, avec des périodes allant de la fraction de seconde à l’année. Des ryth-
mes neuronaux, les plus rapides, aux oscillations de populations animales
dans les systèmes écologiques, la période varie sur près de douze ordres de
grandeur. Une sculpture d’Arman visible devant la gare Saint-Lazare à Paris,
intitulée « L’heure de tous » (1985), représente une accumulation d’horloges
et nous donne une métaphore de la multiplicité des rythmes biologiques.
Les rythmes qui surviennent au niveau cellulaire sont d’origine
moléculaire : ils résultent de processus de régulation impliquant un ensemble
de réactions biochimiques qui s’enchaînent de manière autonome et répéti-
tive. Ainsi, les rythmes neuronaux et le rythme cardiaque font intervenir la
régulation de canaux ioniques, des oscillations biochimiques résultent de la
régulation d’enzymes ou de récepteurs, et les rythmes circadiens trouvent
leur origine dans le contrôle de l’expression génétique. Les rythmes biologi-
ques sont donc liés aux mécanismes de régulation qui gouvernent la dynami-
que des systèmes vivants (Goldbeter, 1996).
La présence de régulations et le caractère ouvert des systèmes vivants,
qui échangent énergie et matière avec le monde environnant, expliquent
pourquoi les rythmes sont si fréquents en biologie. À l’image des oscillations
dans les systèmes chimiques, les rythmes surviennent de manière spontanée
au-delà d’un point critique d’instabilité, loin de l’équilibre. Comme le souli-
gnait Ilya Prigogine, les rythmes représentent un phénomène d’auto-organi-
sation dans le temps et peuvent être vus comme de véritables structures
dissipatives temporelles (Prigogine, 1968 ; Goldbeter, 2007).
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tes entre les deux types de comportement. Pour une même valeur du paramètre
de contrôle VD/VM, le système bipolaire se trouve soit dans l’état dépressif
ou dans l’état maniaque. Une perturbation majeure peut faire basculer le sys-
tème d’un état dans un autre. La transition abrupte d’un état vers l’autre peut
aussi résulter d’une variation du rapport VD/VM. Ainsi, la diminution de ce
rapport peut induire une transition abrupte vers la manie, au point où la zone
de bistabilité se termine. Cette transition s’accompagne d’une chute de la
tendance à la dépression. La transition inverse pourra se produire, de
manière similaire, suite à l’augmentation du rapport VD/VM mais elle sur-
viendra pour une autre valeur du paramètre de contrôle. Cet effet de retard
porte le nom d’hystérèse, ou hystérésis, et est intimement lié à l’existence
même de la bistabilité.
La bistabilité permettrait à elle seule de rendre compte de certaines
caractéristiques du système bipolaire, particulièrement le lien entre les deux
comportements et le fonctionnement dans l’un ou l’autre des états dépressif
ou maniaque. De même, le basculement vers la phase maniaque, qui peut
résulter de l’action d’un médicament antidépresseur, pourrait être lié à une
transition entre les deux états, suite à la perturbation de l’un d’entre eux dans
la région de bistabilité. En effet, si le système se trouve dans l’état dépressif,
une inhibition de la dépression fera pencher la balance vers la manie, vu que
ces deux états s’inhibent mutuellement. Cet effet paradoxal des antidépres-
seurs est donc une conséquence naturelle de la régulation par inhibition
mutuelle des deux états extrêmes du système bipolaire.
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(D) prédite par le modèle pour les troubles bipolaires. Les courbes mon-
trant l’évolution au cours du temps des variables M et D sont obtenues par
simulations numériques des équations du modèle représenté à la figure 1.
Ces équations différentielles décrivent l’évolution temporelle des variables
M et D, et des variables intermédiaires associées aux processus d’auto-in-
hibition (Goldbeter, 2010)
2007 par France Culture, la question n’est plus de savoir dans une famille
« qui fait quoi à qui, mais qu’est-ce qu’ils font ensemble ». On voit combien
cette approche est liée à celle du comportement dynamique des systèmes bio-
logiques. Le lien pourrait être plus fort encore, comme le montre l’exemple
ci-dessous qui illustre la possibilité d’une dynamique familiale oscillante.
Les thérapeutes familiaux reçoivent généralement l’ensemble d’une
famille dont l’un des membres présente un comportement qui est vécu comme
problématique par lui-même ou par les autres membres du système familial.
Ce membre de la famille est appelé le « patient désigné ». La séance est sou-
vent filmée en vidéo, de telle sorte que le thérapeute et ses collaborateurs
puissent revenir sur les faits qui se sont produits au cours de la séance, afin de
mieux mettre en lumière les interactions entre les participants et la fonction
enfants : deux fils jumeaux âgés de 25 ans – dont l’un, le patient désigné, se
montre violent avec ses parents–, une sœur âgée de 27 ans, et deux jeunes frè-
res âgés, respectivement, de 12 et 15 ans. La famille est venue consulter le
thérapeute au sujet du fils violent (appelons-le Patrick), qui vit chez ses
parents, à la différence de son frère jumeau et de sa sœur aînée, qui ont quitté
la maison. Le problème concerne Patrick qui ne sort jamais de la maison, dort
le jour et est actif la nuit, boit, et se montre violent.
Comme le montre l’enregistrement vidéo de la séance (voir Elkaïm et
al., 1980), le thérapeute accueille la famille, qui s’installe, puis il s’adresse à
la mère en lui demandant d’expliquer ce qui les conduit à consulter. La mère,
qui paraît déprimée et effacée, est terrassée par l’émotion. Elle commence à
pleurer, et sort un mouchoir de sa poche. Aussitôt Patrick s’emporte et l’insulte,
ce qui provoque la réaction immédiate de ses frères et sœurs qui volent au
secours de la mère. Au cours de la séance, cette situation se répète à plusieurs
reprises, comme le montre l’enregistrement des propos de Patrick et du reste
de la famille.
Le thérapeute intervient dans le cours de la séance pour faire remar-
quer à Patrick qu’il joue en quelque sorte un rôle stabilisateur par sa conduite
violente. À chaque fois que ses parents sont en danger, il entre en éruption, ce
qui permet aux autres de se préoccuper de lui plutôt que de leur propre source
de tension. Dans les mots du thérapeute à Patrick : « Quand votre mère com-
mence à pleurer, vous vous emportez, et votre mère très vite cesse de pleurer
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et vous répond, et peut ensuite respirer. Quand votre père est en difficulté,
vous vous précipitez avec violence. Votre père peut ensuite commencer à se
relaxer. Sans que vous le réalisiez, vous faites votre possible pour les aider. »
Le but de ce résumé succinct de la séance chez le thérapeute n’est pas
d’en donner une image exhaustive ni de discuter l’interprétation paradoxale
du comportement du patient identifié, faite par le thérapeute. Sur la base des
interactions mises en lumière par le thérapeute au cours de la séance, un
modèle qualitatif simple a été construit (Elkaïm, Goldbeter et Goldbeter-
Merinfeld, 1980, 1987). Son intérêt est de permettre de mieux saisir les diffé-
rents modes de comportement dynamique associés aux interactions obser-
vées dans le système familial.
famille. Le schéma des interactions entre les deux variables est représenté à
la Figure 5.
La tension de la mère naît de multiples sources, au rang desquelles
figure le comportement du fils. Les observations effectuées au cours de la
séance suggèrent que l’agressivité du fils est suscitée – entre autres – par la
tension de la mère. Les crises de pleurs de celle-ci entraînent en effet des
accès de violence verbale du fils. L’effet de la montée de l’agressivité chez ce
dernier est de couper court aux manifestations de tension de la mère. Cet effet
représente une rétroaction négative, qui s’apparente, qualitativement, aux
rétroactions de ce type observées dans les régulations de nature biochimique
ou génétique pour certains rythmes cellulaires. A cette rétroaction s’ajoutent
des processus d’élimination autonome de la tension de la mère et de l’agres-
sivité du fils, mesurés par les paramètres k1 et k2. Enfin, le modèle tient
compte de phénomènes d’auto-amplification : la tension et l’agressivité aug-
mentent d’autant plus vite que leur niveau est élevé, par une sorte d’emballe-
ment relevant d’un effet de type « boule de neige ».
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Bien entendu, ces crises qui se succèdent n’ont pas la régularité des
oscillations chimiques ou biochimiques, pour la simple raison que les lois qui
régissent l’évolution des systèmes chimiques ou cellulaires sont immuables,
tandis qu’un système humain, comme une famille, n’obéit pas à des lois
d’évolution rigoureuses, et possède la capacité d’évoluer de manière impré-
dictible. De plus, maints autres facteurs interviennent dans les interactions
entre les membres de la famille considérée. La modélisation donne un coup
de projecteur sur une parcelle de ces interactions. Bien que le modèle soit
donc simpliste, il a le mérite de mettre en lumière la possibilité d’une dyna-
mique oscillante qui, de l’avis même des praticiens du champ des thérapies
familiales, correspond à un phénomène qui fait sens dans leur pratique.
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Conclusions et perspectives
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