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L ES M YST È R ES N O N R ÉS O LU S ( 5/5 )

Cerro Torre : par mont et


par faux
Par Didier Arnaud, dessin Sandrine
Martin(https://www.liberation.fr/auteur/1845-didier-arnaud) — 12 août
2020 à 17:31
Dessin Sandrine Martin pour Libération

Disparitions, meurtres, mensonges… Retour sur


quelques grands faits divers restés sans réponse.
Aujourd’hui, Cesare Maestri a-t-il vraiment dompté
la «montagne impossible» ?

C’est l’histoire d’un mystère devenu mensonge. Il aura fallu plus de


quarante-cinq ans pour s’en apercevoir. En 1959, l’Italien Cesare Maestri,
24 ans, et le spécialiste de la glace autrichien Toni Egger, 27 ans, s’attaquent
à une montagne mythique de la Patagonie, le Cerro Torre. Un sommet
«inatteignable», une montagne «impossible». Ils réussissent à la gravir, et
l’immense grimpeur Lionel Terray, qui avait monté le Fitz Roy tout proche
avec Guido Magnone en 1952, déclare que cette ascension lui semble être
«la plus grande victoire de l’histoire de l’alpinisme». Le mystère s’énonce
ainsi : comment les deux compères ont-ils fait pour gravir cette montagne, à
une époque où l’équipement était des plus précaires ?
«Araignée»

«Nous sommes à la recherche de n’importe quelle montagne dont on


pourrait faire la première sans encourir de dangers particuliers, juste
pour apaiser notre conscience, juste pour pouvoir rentrer chez nous en
vainqueurs de je ne sais quoi», écrit Maestri dans son journal. Lionel Terray
qualifie pourtant le «Torre» de «montagne qui mérite que l’on risque sa
peau pour elle». Et le grimpeur Rolando Garibotti de souligner combien «la
vanité influence toutes nos actions (celle des grimpeurs comme de toute
l’humanité)».

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A l’époque, de vastes régions des Andes de Patagonie étaient encore


inexplorées des alpinistes. Sur les cartes, elles apparaissaient donc en blanc
et ce n’était pas à cause de la présence de la neige… Pour le Torre, c’est
Cesarino Fava qui se charge d’appâter Maestri en lui présentant la
montagne «comme un morceau de roi». Mais un morceau qui ne fait pas
toujours de cadeau. Fava a ainsi écrit à propos des dangers bravés par les
alpinistes : «La mort est partie du tout, elle est dans l’ordre des choses.»

Mais pour comprendre le caractère de Maestri, il faut écouter un autre


grimpeur, Luciano Eccher, qui l’a accompagné à maintes reprises :
«Autrefois quand on disait à Cesare qu’une chose était impossible, il fallait
qu’il la tente.» Avant de partir, il écrivait néanmoins : «Si je ne reviens pas,
vous direz aux gens que c’est là-haut, sur le Torre, que je cherchais le sens
de ma vie.»

C’est à la descente du Torre que l’accident serait survenu. Reinhold


Messner écrit la suite (1) : «Toni veut aller chercher plus bas une meilleure
place pour le bivouac. […] Maestri le descend avec la corde. […] Un bloc de
glace a dû se détacher du rocher sommital et tombe dans un fracas
assourdissant. Puis c’est l’obscurité. Cesare crie pour avertir Toni… Egger,
suspendu à la corde vingt mètres sous Maestri, est happé par l’avalanche
de glace et disparaît. Maestri, plaqué contre le rocher, sent que ses mains
ne tiennent plus qu’un bout de corde vide. Egger a-t-il été touché à la tête
par un morceau de glace, emporté par la pression de l’avalanche ? Est-il
mort ? Le bout de corde est tout léger, oui il manque Toni… Maestri ne
possède plus que sa vie en tout et pour tout.» Détail ballot : l’appareil photo
contenant les clichés du sommet était dans une des poches de la doudoune
d’Egger…

A son retour solitaire au pays, l’Italien est couvert de gloire. Les 3


128 mètres de paroi glacée battus par de terribles vents semblaient une
conquête inaccessible aux humains. Mais «l’araignée des Dolomites»,
surnom de Maestri, était entrée dans la légende. D’autres expéditions
s’organisent qui essaient de répéter l’exploit. En vain.

Il faudra attendre plus de quinze ans. Jim Donini, qui fait l’ascension avec
John Bragg en 1976, écrit : «J’ai su que Maestri n’avait pas gravi le Cerro
Torre, je pense qu’il n’a pas dépassé ce fichu dépôt de matériel…» En
novembre 2005, les Italiens Alessandro Beltrami, Rolando Garibotti et
Ermanno Salvaterra expliqueront n’avoir trouvé aucune trace de Maestri et
d’Egger au-dessus des 300 mètres de cordes. Après le mystère de l’ascension
vient le temps du mensonge…

Pourtant Maestri avait, tout seul comme un grand, déjà creusé sa tombe
en 1970, en retournant au Cerro Torre équipé d’un énorme compresseur à
essence afin de forer la roche pour l’équiper de pitons. Plus de 400 clous
plantés sur l’arête qui ne lui permettent toutefois pas d’aller jusqu’au
sommet. Pourquoi ce besoin de «refaire» l’ascension qu’il avait, selon ses
dires, déjà accomplie ? «Le désir du Torre et le Torre nous dominent»,
justifie Reinhold Messner, qui admet toutefois que la première du Torre
en 1959 «reste controversée». La description de l’ascension est «bourrée de
contradictions». Elle ne colle pas avec la réalité géologique et géographique.
Et par sa deuxième ascension - au compresseur -, Maestri n’a donc pu
prouver la première…

«Exterminer»

En écoutant l’alpiniste, on peut d’ailleurs en douter. Il l’écrit d’une simple


phrase : «Je hais le Torre. Je voudrais l’exterminer.» Difficile de
comprendre cette aversion pour ce sommet qu’il aurait vaincu. Messner
avance une autre explication, mi-psychologique, mi-psychanalytique.
«Maestri poursuivit ainsi une carrière de comédien, à laquelle il avait
renoncé pour l’aventure en montagne. […] Le succès était garanti d’avance.
Quant à sa gloire, d’autres allaient s’en charger. Mais ses admirateurs et
cinquante ans d’essor de l’alpinisme ont fini par le démasquer.»

Maestri pourtant persistait et signait. «Je ne veux pas qu’ils me croient, je


ne leur demande pas de me croire. […] S’ils ne me croient pas, s’ils
remettent en question mon ascension alors je remets en question l’ensemble
de l’alpinisme.» Et d’ajouter : «Il n’existe pas de montagne impossible,
seulement des alpinistes incapables de les gravir.»

Des explications acceptées par le pays tout entier. Dans un ouvrage


remarquablement documenté (2), l’alpiniste Kelly Cordes évoque ainsi le
contexte d’une Italie voulant à tout prix se remettre de ses défaites de l’ère
mussolinienne et de sa piteuse attitude durant la guerre. Les exploits de
Maestri, après la victoire du K2 en 1954 (elle-même entachée de nombre de
mensonges, décidément…), correspondaient à «l’histoire qu’elle voulait
entendre. Dont elle avait besoin».

In fine, l’explication la plus plausible est peut-être celle fournie par Mirella
Tenderini, directrice de collection de livres de voyages et d’exploration, qui
pense que Maestri restait éperdument confus après son choc à la tête durant
la descente du Torre : «Je suis sûre qu’il pense être allé au sommet.»

(1) Cerro Torre : la montagne impossible, de Reinhold Messner, Arthaud.

(2) Cerro Torre, de Kelly Cordes, Les Editions du Mont-Blanc.

Didier Arnaud dessin Sandrine Martin(https://www.liberation.fr/auteur/1845-didier-arnaud)

Vendredi Une nouvelle série, les jardins d’écrivains

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