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de la
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des
sciences
de
l’homme
Penser le comportement animal | Florence Burgat
18. « Ceux que les
animaux ne
regardent pas »
Élisabeth de Fontenay
p. 399-412
Texte intégral
1 Ce sont les animaux de ferme, dits animaux de rente, ces
orphelins de l’éthologie, qui peupleront ce texte, et
particulièrement les bovins et les porcs qui vivent dans des
structures d’élevage intensif confiné. Disons-le d’emblée, je
m’aventurerai parfois hors de ce qui est mon domaine de
compétence et beaucoup de mes références seront donc de
seconde main.
2 Imre Kertész, prix Nobel de littérature, relate une
conversation portant sur l’étape finale d’un transport
d’animaux à partir des Balkans, auquel son interlocuteur
avait assisté. Celui-ci lui dit : « Quand le bétail arrive enfin à
l’abattoir, les bœufs tombent tout seuls à genoux devant le
merlin ou ce qui en tient lieu, parce qu’ils ont compris leur
destin ». Imre Kertész commente alors ce récit par une
citation du Procès de Kafka : « Le verdict ne vient pas d’un
coup, c’est le processus lui-même qui se transforme peu à
peu en verdict. » Je place cette phrase en exergue de mon
propos.
Se donner le mot
3 Alors, pourquoi un tel titre, « Ceux que les animaux ne
regardent pas » ? Parce que, en écrivant ces pages, j’étais
sous l’emprise de la lecture d’un livre posthume de Jacques
Derrida, dont je venais de prendre connaissance et qui
s’intitule L’Animal que donc je suis (Derrida 2006), le je suis
étant à entendre dans le double sens d’être et de suivre. Je
citerai deux phrases qui font entrevoir le style de la pensée
derridienne des animaux : « Les hommes seraient d’abord
ces vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule
voix de l’animal et pour désigner en lui celui qui seul serait
resté sans réponse, sans mot pour répondre » (ibid. : 54).
Inutile de préciser que la réponse humaine à une situation
est antinomique de la réaction animale à un stimulus1.
L’autre phrase, celle dont mon titre s’inspire : « Le
philosophe, celui que l’animal ne regarde pas ».
4 Derrida entend en effet s’excepter d’une certaine tradition à
laquelle appartiennent la plupart des philosophes, mais pas
seulement eux, car les scientifiques de toutes disciplines,
dans la mesure où ils pratiquent un anthropocentrisme mal
élucidé, se situent dans cette provenance, qu’ils le sachent ou
qu’ils le dénient. Cette tradition aura consisté dans
l’objectivation violente de ce qui ne relève pas de
l’exclusivement humaine subjectivité et dans le maintien de
l’animal hors de la sphère du sens. De rares philosophes et
de nombreux écrivains, pour ne pas parler des poètes et des
peintres, auront, du reste, précédé Derrida dans ce constat
d’un aveuglement au regard animal qui caractérise presque
tous les théoriciens.
5 Mais, dans le sillage de ces voyants qui acceptent d’être
regardés par une bête, ne nous voici pas trop rapidement
projetés dans une radicalité intenable, surtout quand il s’agit
d’intervenir dans un débat portant sur le comportement
animal, et même si nous sommes invités à le penser, ce
comportement, et pas seulement à le connaître ? Je ne puis
ici qu’évoquer le tourment personnel que suscite chez moi la
montée aux extrêmes que s’autorisent certains auteurs :
Isaac Bashevis Singer, quand il parle, à propos de l’abattage,
d’un « éternel Treblinka » (Singer 1975 : 41-42) ; Theodor
Adorno, quand il écrit que « l’éventualité des pogroms est
chose décidée au moment où le regard d’un animal blessé à
mort rencontre un homme. L’obstination avec laquelle celui-
ci repousse ce regard : “ce n’est qu’un animal” réapparaît
irrésistiblement dans les cruautés commises sur les hommes
dont les auteurs doivent constamment se confirmer à eux-
mêmes que ce n’est qu’un animal, car même devant un
animal, ils ne pouvaient le croire entièrement » (Adorno
1980 : § 68, 101) ; Jacques Derrida, quand il forge un
parallèle que d’aucuns jugent insoutenable entre le destin
ordinaire des bêtes d’élevage et l’extermination des juifs
d’Europe2. Juger en ces termes, à l’encontre de la dénégation
scientifique commune, juger, avec l’autorité qui est celle d’un
écrivain ou d’un philosophe reconnu, ces processus de
violence économique, ce productivisme qui « rationalise » et
optimise la transformation d’un animal en viande n’est pas
sans danger. Car de telles positions doivent inexorablement
conduire à cette sécession végétarienne qui peut
difficilement ne pas passer pour une trahison de la
communauté humaine, pour un reniement du progrès : au
pire, pour de l’asocialité, au mieux, pour de l’utopie. Des
exemples ? Les philosophes grecs recommandant
l’abstinence de nourriture carnée ont manifesté ce choix de
l’asocialité en abandonnant tout souci de la cité. Les
végétariens contemporains, à leur tour, alors même qu’ils
pensent à juste titre leur intervention comme politique,
sapent les bases de la civilisation dans laquelle nous
baignons, en se soustrayant à la commensalité, au
consensuel partage de nourriture qui définit l’hospitalité.
Quant à Derrida, c’est au titre de ce qu’il appelle la
messianité (temps messianiques de réconciliation mais sans
venue de quelque messie), qu’il assume la pensée d’une
rupture avec le modèle dominant du « manger », en
déclarant que nous ne pourrons plus très longtemps
supporter de mettre des bêtes à mort en vue de notre
alimentation3.
6 On sait, au demeurant, et d’expérience historique, que
l’irréalisme, l’uchronie et le dissensus de l’utopie lui
confèrent le pouvoir subversif de faire éclater les
contradictions et les injustices de la réalité présente. Il est
des situations où, au regard de l’humanité (« humanité » est
entendu ici comme pitié et non comme genre humain), le
style de l’utopie a, plus que le style scientifique, la force
d’imaginer la justice à venir. Une inquiétude fondamentale
persiste, malgré tout, en face de cette radicalité absolue qui
oblige à en passer par l’épreuve cruciale du « vais-je
continuer à manger comme tout le monde ? ». Angoisse
serait ici le mot juste : angoisse suscitée par une double
injonction qui, portant sur l’alimentation carnée, s’adresse
contradictoirement chaque jour à chacun : d’une part, celle
qu’on ressent, à la lecture de textes convaincants parce que
bouleversants, d’avoir à prendre une décision qui
marginalise, de se sacrifier aux bêtes, en quelque sorte ;
d’autre part, celle de ne pas vouloir-devoir franchir le pas.
Car il ne suffirait aucunement de se rassurer en disant avec
Kant : « Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut rien4 ». Contribue encore à ce tourment
une pensée naturaliste qui, même libre de tout positivisme et
de tout nécessitarisme dès lors qu’on tente de le croiser avec
l’option phénoménologique, ne peut que mener à des
positions de compromis, lesquelles se concilient fort mal
avec l’exigence illimitée de déconstruction de la tradition
occidentale qu’implique le respect inconditionnel de la vie
animale.
La grande barrière
7 Dans La Grande Barrière, Jean Giono raconte comment,
entendant lors d’une promenade des gémissements dans un
fourré, il s’approcha d’une hase qui venait d’être blessée à
mort par des freux :
« À genoux, à côté d’elle, je caressais doucement l’épais
pelage brûlant de fièvre [...]. Il n’y avait qu’à donner de la
pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein
cœur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête : Non, tu vois,
tu n’es pas seule, quelqu’un souffre de ta souffrance.
Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.
Et alors, regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se
plaignait plus parce que j’étais pour elle plus terrible que les
corbeaux.
Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là près de cette
agonie mais terreur, terreur si grande qu’il était désormais
inutile de se plaindre, inutile d’appeler à l’aide. Il n’y avait
plus qu’à mourir.
J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de
peur sous ma pitié incomprise, ma main qui caressait était
plus cruelle que le bec des freux.
Une barrière nous séparait. »
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Larrère (D), C., & Larrere (D), R. (2005). Actualité de
l’animal-machine. Les Temps Modernes, n° 630-631(2), 143.
https://doi.org/10.3917/ltm.630.0143
Larrère (D), C., and R. Larrere (D). “Actualité de l’animal-
machine”. Les Temps Modernes, vol. n° 630-631, no. 2,
CAIRN, 2005, p. 143. Crossref, doi:10.3917/ltm.630.0143.
Larrère (D), Catherine, and Raphael Larrere (D). “Actualité
de l’animal-machine”. Les Temps Modernes 630-631, no. 2
(2005): 143. https://doi.org/10.3917/ltm.630.0143.
Références bibliographiques
ADORNO Theodor. [1951] 1991. Minima Moralia. Réflexions
sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz
et Jean-René Ladrimal, Paris, Payot.
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Larrère (D), C., & Larrere (D), R. (2005). Actualité de
l’animal-machine. Les Temps Modernes, n° 630-631(2), 143.
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Larrère (D), C., and R. Larrere (D). “Actualité de l’animal-
machine”. Les Temps Modernes, vol. n° 630-631, no. 2,
CAIRN, 2005, p. 143. Crossref, doi:10.3917/ltm.630.0143.
Larrère (D), Catherine, and Raphael Larrere (D). “Actualité
de l’animal-machine”. Les Temps Modernes 630-631, no. 2
(2005): 143. https://doi.org/10.3917/ltm.630.0143.
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Notes
1. S. « Or, en ce qui concerne le rapport à “l’Animal”, cet héritage
cartésien détermine toute la modernité. La théorie cartésienne suppose,
pour le langage animal, un système de signes sans réponse : des
réactions mais pas de réponse », écrit Jacques Derrida (2001 : 110).
2. S. Jacques Derrida écrit : « Il faudra donc, peu à peu, réduire les
conditions de la violence et de la cruauté envers les animaux et, pour cela
[...] aménager les conditions de l’élevage, de l’abattage, du traitement
massif, et de ce que j’hésite (seulement pour ne pas abuser d’associations
inévitables) à appeler un génocide, là où pourtant le mot ne serait pas si
inapproprié » (Derrida 2001 : 122). Ou encore, de manière plus précise :
« Personne ne peut plus nier sérieusement et longtemps que les hommes
font tout ce qu’ils peuvent pour dissimuler ou pour se dissimuler cette
cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou la méconnaissance
de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides (il
y a aussi des génocides d’animaux : le nombre des espèces en voie de
disparition est à couper le souffle). De la figure du génocide il ne faudrait
ni abuser ni s’acquitter trop vite. Car elle se complique ici :
l’anéantissement des espèces, certes, serait à l’œuvre, mais il passerait
par l’organisation et l’exploitation d’une survie artificielle, infernale,
virtuellement interminable, dans des conditions que les hommes du
passé auraient jugées monstrueuses, hors de toutes les normes supposées
de la vie propre aux animaux ainsi exterminés dans leur survivance ou
dans leur surpeuplement même » (Derrida 2006 : 46-47).
3. S. « Cette violence industrielle, scientifique, technique ne saurait être
encore trop longtemps supportée, en fait ou en droit. Elle se trouvera de
plus en plus discréditée. Les rapports entre les hommes et les animaux
devront changer. Ils le devront, au double sens de la nécessité
“ontologique” et du devoir “éthique” ». Plus loin : « À plus ou moins
longue échéance, il faudrait limiter cette violence autant que possible, ne
serait-ce qu’à cause de l’image qu’elle renvoie à l’homme de lui-même. Ce
n’est pas la seule ni la meilleure raison, mais elle devra compter [...], je ne
crois pas qu’on puisse continuer à traiter les animaux comme nous le
faisons aujourd’hui. Tous les débats actuels signalent une inquiétude
grandissante à ce sujet dans la société européenne industrielle (Derrida
2001 : respectivement 108, 122-123).
4. S. Sur le lieu commun : « il se peut que ce soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut point », voir Kant, Œuvres philosophiques,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. III : 249.
5. S. C’est par Jean-Yves Goffi, 1994, Le Philosophe et ses animaux,
Éditions Jacqueline Chambon, que j’ai pris connaissance des théories de
Joël Feinberg et de Tom Regan.
Auteur
Élisabeth de Fontenay
Enseigné la philosophie à
l’université de Paris I. Spécialiste
du XVIIIe siècle français et du
matérialisme, elle a notamment
publié Diderot ou le matérialisme
enchanté (1981). La question
animale traverse l’ensemble de
son œuvre depuis l’article « La
bête est sans raison » (Minuit,
1978) au Silence des bêtes. La
philosophie à l’épreuve de
l’animalité (Fayard, 1998), et
récemment Sans offenser le genre
humain. Réflexions sur la cause
animale (Albin Michel, 2008). Elle
prépare une édition critique du De
natura rerum de Lucrèce (Les
Belles Lettres, 2009).
Du même auteur