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Céline Theeuws
Roman
ISBN 979-10-96961-15-3
© Céline Theeuws, 2018
Tous droits réservés – Reproduction interdite
© Photos de couverture : TanyaRozhnovskaya, Maudib, jplenio, skeeze
1
Étienne creusait sa cave toutes les nuits pour ne pas attirer l’attention des
Petit. Son entreprise devait rester secrète. Si quelqu’un venait à apprendre ce
qu’il trafiquait, tout le village ne tarderait pas à être au courant de son
intention de duper les grossistes et par là même McCain et les
consommateurs. Il deviendrait l’idiot du village si son plan venait à échouer
et s’il fonctionnait comme il l’avait espéré, il n’était pas exclu que quelques
ragots propagés au-delà des frontières de Grenaille l’envoyassent en prison,
sans oublier l’amende colossale dont il devrait s’acquitter.
Une lampe frontale sur la tête, il piochait sans relâche. Évelyne et
Emmanuel avaient été écartés de ce projet titanesque. Seule Edmontine avait
été mise dans la confidence parce qu’elle avait menacé son fils de faire de son
tunnel sa tombe s’il ne se confiait pas à elle. Elle savait parler aux hommes,
la Edmontine. Les travaux furent pour elle un bain de jouvence. Excitée
comme un doryphore dans un champ de patates, elle portait chaque nuit des
dizaines de sacs de terre et de gravats du cellier vers la charrette à l’aide
d’une brouette avant que son fils n’aille les apporter à la déchetterie située
près du Super U au petit matin.
Cela perturbait beaucoup Ferdinand qui devait attendre dix heures pour
voir émerger Edmontine. Une heure de silence seulement avant de boire la
première gorgée de poirette, c’était peu. C’est pourquoi il apportait lui-même
deux chaises qu’il plaçait devant la ferme des Gros chaque matin. Il
s’asseyait ensuite sur l’une d’entre elles et attendait patiemment que son
passe-temps favori pointe le bout de son nez. Edmontine arrivait le dos plié
en deux et commençait ses nouvelles séances d’étirement sous le regard plein
d’admiration de Ferdinand avant d’aller chercher une bouteille de poirette.
S’ensuivait habituellement une conversation typiquement sourde dont le sujet
d’intérêt était en ces temps plus axé sur les aptitudes physiques de la grand-
mère. En voici un court extrait :
— Je suis plus comme quand j’étais jeune, que j’avais cinquante ans.
— Pourquoi tu veux aller à Saint-Quentin s’il pleut quand tu déjeunes ?
— Bois !
Étienne se délectait de plus en plus à l’écoute de ces dialogues, même si la
fatigue pesait sur ses épaules. À creuser la nuit, à tamiser les champs et à
nourrir les bêtes le jour, il en avait oublié que lui non plus n’était plus tout
jeune. Seulement un Étienne, cela ne parlait pas au conditionnel. Cave, il y
aurait.
Six mille cent soixante-deux coups de pioche plus tard, Étienne érigea des
murs avec des pierres et du mortier, coula du béton sur le sol, perça plusieurs
sorties d’air, fit venir jusqu’à la cave un réfrigérateur, un radiateur, des pots
en grès, un peu de sa terre sableuse, des lampes à lumière froide et à lumière
chaude ainsi que des lampes pour y voir plus clair. Il installa ensuite un
escalier et vissa une trappe dans le cellier. Le bruit du cadenas qu’il accrocha
à cette trappe vint annoncer la fin des premiers travaux.
Pas peu fier de lui, Étienne s’enfila quelques rasades de cidre bien frais
pour se féliciter de ses efforts. Trouvant cette boisson pétillante
particulièrement à son goût, il emporta avec lui la bouteille de cidre à la cave
et contempla longuement ce que serait son refuge durant plus d’une année.
Tout génie se devant de se sentir bien dans son antre, il remonta à la surface
de la terre, réquisitionna quelques meubles, de petits meubles, compte tenu de
la dimension de la trappe, ou des meubles démontables, toujours compte tenu
de la dimension de la trappe, petits meubles et meubles démontables qu’il
s’empressa d’agencer dans ce qu’il baptisa son « laboratoire ». Ivre de joie, il
mit la touche finale à ses travaux de grande envergure en plaçant un veau en
peluche sur son nouveau bureau. Il le nomma Parmentier.
Philogomme qui entrait chez quiconque sans sonner et sans s’essuyer les
pieds sur le paillasson livra à point nommé le colis que père Gros avait
commandé par correspondance.
— Il est où le poète ?
Étienne remonta à toute hâte de la cave et rejoignit le facteur dans l’entrée.
— T’as commandé des briques ? J’ai sué, moi, en transportant ce paquet
depuis le centre de distribution.
— C’est une pièce de rechange pour l’arracheuse qui a été amochée lors de
la dernière récolte. Nous avons à nouveau déterré deux obus. Un vrai champ
de mines ! Encore un peu et je pourrai ouvrir un musée sur la Première
Guerre mondiale.
— C’est le risque du métier. Moi, ce sont les chiens qui me courent
derrière. Je crois qu’ils aiment pas le jaune.
Philogomme porta non sans mal le paquet jusqu’à la table basse du séjour
et s’assit dans le canapé. Étienne n’imita cette fois pas son invité, tout pressé
qu’il était de pouvoir redescendre à la cave.
— T’as l’air nerveux. Tu m’offres pas un petit remontant ? J’ai pas eu le
temps de prendre un café ce matin et il ne fait pas bon être facteur quand
l’hiver approche.
Étienne se rendit à contrecœur dans la cuisine pour aller chercher un
rafraîchissement. Philogomme et Étienne se désaltérèrent en buvant un verre
d’eau-de-vie cul sec. Le facteur faisait souvent des pauses. Il aimait passer du
temps avec ses amis. Le travail pouvait attendre, ce qui n’était pas le cas
d’Étienne qui caressait le colis pendant que Philogomme lui racontait ses
dernières péripéties. Ce colis contenait un coffre-fort qui contiendrait
ultérieurement le fruit de ses recherches.
Trois verres d’eau-de-vie plus tard, Philogomme s’en alla boire d’autres
verres dans d’autres fermes où il raconta les mêmes péripéties. C’est alors
qu’Emmanuel revint du poulailler avec un panier rempli d’une douzaine
d’œufs. Il fut interpellé par son père qui désigna le mardi 12 octobre comme
étant le jour où il allait tout entreprendre pour sauver son exploitation de la
faillite. « Fils, il est grand temps que tu prennes les choses en main. À partir
de maintenant, c’est toi qui diriges la ferme. Tu n’auras droit à mon aide que
lorsque c’est réellement nécessaire. Ton père a à faire. » Et Étienne descendit
à la cave.
De son bureau vers la bibliothèque, de la bibliothèque vers les lampadaires,
des lampadaires vers les tables et des tables vers le coffre-fort, Étienne faisait
les cent pas. Il était à ce moment ivre d’incertitude. Il savait quel était son
objectif, mais ne savait pas par où commencer. « Parmentier, t’as une idée ? »
Pas de réponse. Pour sûr, la tâche était ardue.
Durant dix mille cent soixante-six pas, Étienne déterra, organisa et
réorganisa tout son savoir. La pomme de terre, il en avait fait son métier, en
avait mangé alors qu’il n’avait pas encore de dents, il savait lui parler, aimait
la caresser. Elle était tout pour lui. Si on lui eût demandé de revenir trente ans
en arrière pour réinventer sa vie, probablement eût-il répondu que le plus
beau des poèmes qu’il eût jamais lu ne s’était pas trouvé sur les feuilles d’un
recueil de Verlaine ou de Rimbaud, mais sur les feuilles lancéolées d’un pied
de pomme de terre. Seulement voilà, notre Étienne, c’était un terrien, un
praticien, un homme qui aimait plonger ses mains dans la terre, respirer
l’odeur du foin. La culture des champs et le soin des bêtes étaient chez lui
génétiquement ancrés et mis à part quelques recueils de poèmes, il n’avait
jamais touché un seul livre. Tout juste avait-il effleuré ceux qui lui permirent
d’obtenir son certificat au sortir de l’école d’agriculture. Force fut de
constater que marcher ne suffirait pas à lui inculquer les connaissances qui lui
manquaient pour mettre son plan à exécution.
Étienne n’était pas homme à baisser les bras. La ferme familiale avait bien
assez de valeur à ses yeux pour qu’il plongeât le nez dans quelques ouvrages
scientifiques. Étienne le praticien devint dès lors Étienne le théoricien, la
traite des vaches un dictionnaire recensant toutes les variétés de pommes de
terre, la pose d’une clôture une encyclopédie de botanique et le petit déjeuner
en famille un manuel sur la pousse des plantes en milieu hostile, comme dans
la noirceur d’une cave…
Il n'eut ni fin ni cesse qu'il fût le meilleur sélectionneur de plants de
pommes de terre que personne n’eût jamais connu jusqu’au-delà des
frontières. À force de lire et de prendre des notes sept, huit, neuf heures par
jour durant deux mois, Étienne en devint pomme de terre lui-même. Il
s’empiffrait des informations nécessaires à la réalisation de son projet le jour.
La nuit, ses travaux le poursuivaient jusque dans ses rêves, le faisant suer à
en mouiller les draps. Le pollen venait lui chatouiller les narines au réveil. Il
ne voyait plus que des pétales dans la soupe de pommes de terre que lui
servait Évelyne. Ce n’était plus à sa femme qu’il faisait l’amour, mais à
Charlotte, à Juliette et à la Belle de Fontenay. Il offrit un « germe de fleur » à
sa femme pour leur anniversaire de mariage et souhaita la bonne récolte aux
villageois lors du réveillon de la Saint-Sylvestre. Sa langue fourchait, son
attention était presque entièrement réservée à ses ouvrages. Pendant que ses
pieds foulaient le sol de sa ferme, sa tête était enfouie dans sa cave.
Fort de ses deux mois de lecture intensive, Étienne pensa qu’il était grand
temps de passer à l’action. Après avoir étudié et réétudié les centaines
d’espèces de pommes de terre cultivées à travers le monde, son attention se
porta sur deux variétés de pommes de terre en particulier, deux variétés dont
les rendements n’étaient certes pas aussi élevés que ceux de la Bintje, mais
qui avaient le don de pousser correctement sur des sols sableux comme le
sien.
La Clavela Blanca lui fit tout d’abord de l’œil, ou des yeux, puisque les
pommes de terre ont de nombreux yeux. Il avait cependant pu trouver assez
peu d’informations sur cette pomme de terre chilienne et comment pouvait-il
dénicher un producteur à plus de onze mille kilomètres de distance ? Sensé et
pressé, Étienne jeta donc son dévolu sur la Juliette. Sa chair était ferme et ses
tubercules de taille moyenne, mais elle était parfaitement adaptée à un sol
sableux, se conservait parfaitement bien et résistait bien mieux à certaines
maladies parfaitement capables de détruire un champ entier. En un mot, elle
était parfaitement parfaite. La Juliette était qui plus est cultivée non loin de
Grenaille. Il allait enfin pouvoir mettre ses connaissances en pratique.
Étienne referma la trappe à l’aide du cadenas avant de rejoindre sa famille
qui l’attendait pour dîner. Il avait le visage pâle à force de vivre dans une
grotte.
— Que nous as-tu concocté ce soir, mon canard des îles ?
— Une soupe de pommes de terre.
— Encore ?
— Avec une tranche de lard et du pain.
— Avec une seule tranche de lard ?
— Je te rappelle que nos finances ne sont pas au beau fixe.
— Je suis désolé, ma caille sauvage. Tu es une épouse formidable.
Ces doux surnoms n’arrivaient plus à apaiser Évelyne qui se faisait un sang
d’encre depuis des semaines. Elle ne savait absolument pas ce que son mari
trafiquait et elle le voyait maigrir à vue d’œil.
— À force de vivre sous terre, tu vas tomber malade et tu sais qu’un
agriculteur n’a pas le droit de tomber malade. Que ferons-nous si tu dois
rester alité durant des semaines ? Emmanuel a toujours besoin de toi pour le
seconder.
Jamais je n’ai été malade en cinquante ans.
C’est pas demain la veille que ça arrivera.
Je suis issu d’une longue lignée de paysans.
Des dangereux virus cela me préservera.
Évelyne esquissa enfin un sourire.
Étienne avala une dernière tranche de pain vite fait et enjoignit à
Edmontine de le suivre jusque dans la cour. Elle s’exécuta.
— Sais-tu où le petit range son ordinateur ?
— Dans le bureau où il fait la comptabilité.
— Pas celui-là. L’autre qu’on peut transporter.
— Fallait directement être clair et dire laptop. Il se trouve dans le buffet.
Edmontine était encore capable de surprendre son fils.
— Rendez-vous à minuit dans la grange quand tout le monde sera couché.
— J’apporterai une bouteille de poirette. Il fait tellement froid dehors.
Une ombre se profila sur le mur du séjour à vingt-trois heures cinquante-
cinq très exactement. Un homme bedonnant armé d’une lampe torche
s’introduisit dans le bureau du rez-de-chaussée. Au même moment, une
poignée grinça à l’étage. Une femme âgée de petite taille passa sa tête dans
l’entrebâillement de la porte pour vérifier que l’accès était libre. Charentaises
dans la main gauche, main droite accrochée à la main courante, elle descendit
l’escalier. Dehors, le ululement d’un hibou fit sursauter un rouge-gorge. Sans
émettre un seul craquement, un seul grincement, un seul bruissement ni
même un seul souffle, la femme pénétra dans la cuisine où elle déroba dans le
réfrigérateur ce qui ressemblait à une bouteille en verre tandis que l’homme
se dirigeait vers l’entrée de la demeure avec un ordinateur portable volé ni vu
ni connu. Les deux individus se heurtèrent lorsque la vieille sortit de la
cuisine. Leur plan avait été, à ce détail près, parfaitement mis à exécution.
Mémé en eut presque une crise cardiaque. Même si cette escapade nocturne
l’excitait au plus haut point, découcher n’était plus tout à fait de son âge.
Une bouteille de poirette et deux verres posés sur une caisse en bois, les
fesses des comploteurs posées sur un ballot de paille et le laptop posé sur une
paire de cuisses, les investigations s’entreprirent à huis clos.
— Quelle est notre mission ?
— Trouver un endroit où aller chercher quelques pommes de terre Juliette.
— Juliette est donc l’élue de ton cœur.
— L’élue de mon champ !
— T’as déjà essayé de faire des frites avec une Juliette ?
— T’occupe.
— Pourquoi n’achètes-tu pas de plants prégermés de Juliette tout prêts à
notre fournisseur ?
— Parce que je ne veux pas éveiller les soupçons et que je veux du sur-
mesure.
— À l’ancienne, comme quand on puisait dans notre propre réserve pour
replanter. Même si tout ça sent l’illégalité, ça me plaît. Ça vaut bien une
gorgée de poirette. Pourquoi la Juliette ?
— Ce n’est pas en me posant des questions qu’on fera avancer le
schmilblick. Tu sais comment fonctionne ce truc ?
— J’ai regardé le petit faire des dizaines de fois dans le canapé. Donne !
Contre toute attente, Edmontine alluma « le truc ».
— Maintenant, il faut aller sur Internet, maman.
— C’est quoi, Internet ?
— C’est une fenêtre sur le monde.
Edmontine but une gorgée de poirette en fronçant les sourcils à la suite de
la définition très poétique que son fils avait donnée à ce mot qu’elle n’avait
jamais entendu auparavant.
— Concrètement, c’est là-dessus qu’Emmanuel commande les plants de
Bintje.
— Ça s’appelle pas Internet, ça s’appelle Mozilla ! Heureusement que je
suis là.
Étienne embrassa sa mère sur la tempe. Il espérait qu’elle serait encore à
ses côtés durant de nombreuses années.
— Attends. Je crois qu’il faut appuyer deux fois de suite sur le renard.
Emmanuel, c’est comme ça qu’il fait, je l’ai vu.
Et le renard ouvrit une fenêtre sur le monde, une demi-heure plus tard, une
fenêtre sur la baie de Somme, une heure plus tard, une fenêtre sur Cayeux-
sur-Mer et deux heures plus tard, une fenêtre sur Jacky.
— Il a la couperose d’un homme qui a passé sa vie au grand air. Tu peux
lui faire confiance. Note son numéro de téléphone sur un bout de papier.
Les anciens savaient juger un agriculteur à la couleur de ses joues, à la
largeur de ses doigts et à la sueur qui coulait sur son front.
Son billet en poche, un manteau bien chaud sur le dos et son alibi dans la
bouche d’Edmontine qui devait prendre soin de brouiller les pistes au cas où
père Petit ferait la fouine, Étienne se retrouva donc sur le quai de la gare de
Saint-Just-en-Chaussée. Internet était une fenêtre sur le monde, les deux
Intercités dans lesquels Étienne voyagea durant un peu plus d’une heure une
fenêtre sur la Picardie. Jacky l’accueillit à la mairie de Cayeux-sur-Mer et prit
l’initiative de lui faire visiter sa ferme, son étable et la ferme de ses voisins
avant d’enfin lui faire visiter ses champs. La mer sur sa gauche, la Picardie
sur sa droite, Étienne s’accroupit et plongea ses mains dans la terre en
fermant les yeux pour mieux en sentir la texture. Jamais il n’avait touché terre
aussi sableuse. Comment Juliette avait-elle pu élire domicile dans ces champs
et s’y plaire ? Cela restait un mystère pour lui et pourtant, quelques mois plus
tard, des milliers de tubercules seraient récoltés là.
Jacky était bavard. Il parlait donc beaucoup de ses méthodes de travail et
de ses Juliette dont les restaurateurs s’arrachaient la version primeur, mais il
parlait aussi beaucoup des cabines de plage, du chou marin, des dunes, des
phoques et de la marée montante, des bars, des plies et des crevettes grises,
du Festival de cerfs-volants, du concours de châteaux de sable, de la
kermesse de la maison de retraite et de sa femme Françoise récemment
broyée par la pailleuse de ses voisins. Entre rires, larmes et admiration,
Étienne notait tout ce qui touchait de près ou de loin à la Juliette, tant et si
bien qu’il en avait mal aux doigts.
L’horloge ventrale de Jacky tonna la fin de cette balade au grand air marin.
Il mangeait à heure fixe et pria donc Étienne de le suivre dans sa réserve où il
piocha quelques pommes de terre qu’il rissola et qu’il assaisonna
généreusement d’ail et de gros sel. Le cuisinier grassouillet mit la plâtrée de
patates sous le groin d’Étienne dont les narines remuèrent pour percevoir
distinctement les effluves de noisette dissimulés sous ceux de l’ail. Juliette
avait une peau rustique, une chair de jouvencelle et des formes élégantes. Elle
ensorcela notre Étienne qui déroba la demoiselle restée crue pour la faire
dormir à ses côtés, ou plutôt il la regarda dormir, car le plat roboratif de Jacky
lui resta sur l’estomac toute la nuit, lui qui avait si peu mangé depuis le
banquet annuel post-récolte.
Le lendemain matin, cernes violacés, estomac noué, Étienne reprit de la
vigueur dans la réserve de Jacky quand ce dernier éructa ces quelques mots
fort aillés : « Sers-toi, mon ami ! » Comme un enfant dans un magasin de
jouets, Étienne sélectionna quatre spécimens d’une beauté rare qu’il emballa
soigneusement avant de rejoindre sa cave et d’enfiler son bonnet de
sélectionneur.
4
Tout le monde se les gelait à Grenaille, Étienne plus encore parce qu’il
avait été contraint de couper le chauffage pour que règne de jour comme de
nuit une température de douze degrés dans la cave dès son retour de Cayeux-
sur-Mer. Quelques mètres sous terre, il posa sur une cagette quatre spécimens
de Juliette et quatre spécimens de Bintje. La prégermination des tubercules
pouvait commencer. Durant six semaines, il put passer plus de temps avec sa
famille. Ses joues l’en remercièrent. Sa femme rayonna à nouveau. Francis ne
se doutait de rien.
Fin février, les germes étaient bien dodus et la soupe de pommes de terre
que préparait Évelyne n’était plus accompagnée de lard. Étienne planta les
tubercules dans les pots en grès et remit en route le chauffage pour leur faire
croire que régnaient dans la pièce des températures dignes d’un mois d’avril.
Son objectif était d’obtenir des fleurs puis des fruits. « Mes patates, elles ne
te donneront pas suffisamment de fleurs et aucun fruit, mon ami ! » Jacky
n’avait pas tort. Certaines variétés de pommes de terre ne donnent en effet ni
fleurs ni fruits. À trop se fier aux fiches techniques que rédigent les
semenciers, il avait oublié que les plantes ne s’exterminent pas d’elles-
mêmes.
La nature fit son œuvre avec l’aide des lampes bleues et du chauffage. Les
racines commencèrent leur élongation, des tiges percèrent la terre, des
feuilles se mirent à pousser et des tubercules se développèrent. Étienne les
arracha presque immédiatement afin que les plantes utilisent toute la
nourriture à leur disposition pour produire des fleurs. Il commença à arroser
la terre régulièrement et choisit d’activer l’éclairage artificiel de couleur
rouge qui favoriserait la floraison. Il se mit aussi à lire chaque jour un poème
à ses plantes, naïvement, ou peut-être superstitieusement.
Au mois de juin, de nombreuses fleurs blanches faisaient briller les yeux
d’Étienne tandis qu’Emmanuel avait dû revendre le vieux tracteur pour
pouvoir acheter de l’engrais. Étienne l’hybrideur préleva des grains de pollen
sur les fleurs de Bintje et alla frotter ce pollen à l’intérieur des fleurs de
Juliette. La fécondation se produisit trente-six heures plus tard. Une
hybridation totalement improbable entre un père nommé Bintje et une mère
nommée Juliette venait d’avoir lieu en France, ou plus spécifiquement en
Picardie et plus particulièrement à Grenaille, hameau dont personne ou
presque n’avait jamais entendu parler.
Fin août, des fruits ressemblant à de petites tomates firent sauter de joie
Étienne alors même que la vache Edelweiss avait été vendue à une foire aux
bestiaux afin que puisse être remplacée une pièce sur l’arracheuse. Étienne
pressa fortement les fruits un à un au-dessus d’un bol pour récolter les graines
qui contenaient chacune un embryon de pomme de terre. Bien qu’il affichât
un sourire satisfait, ce n’était qu’une joie apparente derrière laquelle il
dissimulait son chagrin. Certains de ses biens avaient dû être vendus, Évelyne
n’avait plus la possibilité de lui préparer ses spécialités d’autrefois et
Emmanuel devait se dépatouiller comme il pouvait pour produire plus avec
un minimum de moyens. « Tu te rends compte, Parmentier ? La seule
solution que nous avons est de sacrifier ce qui aurait pu nous permettre
d’augmenter nos revenus dans quelques années ». Étienne crut voir
Parmentier faire la moue.
C’est dans cette terre qui était restée la même terre sableuse que sa femme
arracha les primevères de son jardin pour y faire pousser des carottes et
qu’Étienne ne planta que vingt graines sur les centaines de graines récoltées
en raison de la petitesse de la cave, lesquelles donnèrent chacune des racines,
puis une tige, puis des feuilles, puis des tubercules et des fleurs. À bas les
saisons ! Il n’avait pas le temps d’attendre. Ses lampes remplaçaient le soleil,
les gouttes d’eau qui coulaient de son arrosoir la pluie et son chauffage les
saisons.
Au mois de février de l’année suivante fut venu le temps de déterrer les
quelque soixante tubercules issus de sa plantation et de sacrifier Ébouriffée
pour préparer un festin aux Petit qui s’étaient invités à dîner. Enfermé dans ce
qui était devenu à la fois l’immense étendue de ses rêves les plus fous et sa
prison, Étienne sortit une à une les pommes de terre qu’il tria selon leur taille,
leur couleur et leur forme. Il ne récolta pas deux pommes de terre identiques,
car comme deux êtres humains, ses plantes n’avaient pas enfanté de clones.
S’opéra ensuite une première sélection. Il écarta les pommes de terre trop
foncées, les pommes de terre difformes et les petits spécimens moins adaptés
à la production de frites. Il forma alors plusieurs groupes de patates plus ou
moins identiques et coupa en deux un tubercule appartenant à chaque groupe.
Il approcha son nez des morceaux de pommes de terre pour les renifler, y
colla son oreille pour mieux les entendre dire que tout allait s’arranger, pétrit
leur chair afin d’en mesurer la rugosité. Il lui fallait choisir un tubercule à la
chair farineuse qui lui permettrait d’obtenir des frites bien blondes, car il le
savait, McCain y tenait beaucoup, à cette belle couleur blonde.
Il lui restait à cette étape seize tubercules en compétition. Il les fit tous
germer et il écarta dix spécimens qui comportaient des yeux trop profonds ou
des germes anormaux. Étienne dut ensuite réorganiser la disposition des
meubles pour tester la résistance des six hybrides restants. Il plaça trois tables
dans des coins différents de la cave et y posa des pots en grès. Il planta un
morceau du même tubercule dans chacun des trois groupes. Lorsque les
plantes eurent poussé et qu’elles furent bien vivaces, il amena le mildiou sur
celles du premier groupe et le doryphore sur celles du second groupe, second
groupe qu’il recouvrit d’un filet à maille fine pour que les insectes ne se
dispersent pas dans la pièce. Les plantes du troisième groupe furent quant à
elles laissées intactes afin de garder une récolte parfaitement saine. Étienne
n’avait plus qu’à surveiller régulièrement l’état de ses plantes avant de
pouvoir enfin faire sa sélection finale.
Au mois d’avril, les Gros avaient dû emprunter un second tracteur pour
que les machines agricoles puissent fournir son lot de plants à la terre. Les
buttes rectilignes qui s’alignaient à perte de vue donnaient le tournis à
Étienne. Toutes ces pommes de terre qu’il plantait là et qui allaient lui fournir
par la suite encore plus de pommes de terre l’affolaient. Il ne pouvait pas
échouer, pas après plus d’une année de recherches. Il fallait absolument qu’il
plantât sa nouvelle création dans son champ l’année suivante.
Quatre mois plus tard, Étienne eut besoin de réfléchir aux conclusions qui
s’imposaient pendant que les arracheuses s’empiffraient de tonnes de patates.
Il était descendu un peu plus tôt à la cave et ce qu’il avait vu dans les
entrailles de sa ferme ce matin-là relevait de l’impossible. Il se sentait
totalement idiot, car sur les six variétés qu’il avait sélectionnées, cinq d’entre
elles avaient été détruites par le mildiou ou goulûment dévorées par les
doryphores alors que sur les centaines de variétés que la plante issue de son
croisement avait données, plausiblement y avait-il des dizaines de graines qui
auraient pu faire naître des plantes robustes.
Il était aussi intrigué parce que le plant numéro deux était resté
parfaitement intact. Le mildiou qu’il avait déposé sur ses feuilles s’en était
allé aussi vite et les doryphores le boudaient. Ni un seul morceau de feuille ni
un seul bout de tige n’avaient été assez succulents à leurs yeux. Même après
avoir dévoré les autres plantes, ils avaient préféré jeûner plutôt que de
s’attaquer à ce spécimen rare. Étienne n’avait jamais vu un pied aussi
résistant ni n’avait entendu pareille propriété de la part de ses ancêtres. Le
hasard venait là de lui faire une belle faveur, à tel point qu’il trouva cela
inquiétant.
De retour dans la cave, Étienne récolta les tubercules de cette plante hors
du commun. Il était temps qu’il donne un nom à sa nouvelle pomme de terre.
Assis sur une chaise face à ses créations à la façon Penseur de Rodin, il la
baptisa paradoxalement Flagada… avec un grand F, cela en souvenir des
heures de sommeil dont il avait manqué, des repas qu’il n’avait pas mangés
et, il faut bien l’admettre, de l’état second dans lequel il se trouvait lorsqu’il
la nomma.
Flagada vit donc le jour un 16 août. Six spécimens furent mis au
réfrigérateur pour mesurer leur capacité de conservation. Quatre autres
spécimens furent mis en terre. Étienne tenait à produire le plus possible de
tubercules à planter en pleins champs lorsque le printemps reviendrait. Il
n’avait pas de temps à perdre. Sachant que chaque tubercule en donnerait dix
autres et qu’il lui fallait six cent trente mille plants pour cultiver ses vingt
hectares de terres, cinq années seraient encore nécessaires pour atteindre son
objectif final. Peu importe, le banquet annuel aurait une saveur bien plus
douce que l’année précédente.
5
À Grenaille, l’hiver suivant fut tout aussi rude que le précédent. Maire Jean
qui cherchait encore comment appâter de pauvres idiots en avait parfois les
larmes qui gelaient. Dédé n’ouvrait plus guère la porte de sa buvette, Fleur
comptait toujours les moutons pour s’endormir, Gustave avait plus que
jamais envie de manger des plats caloriques riches en crème et Félicie
n’allumait le chauffage que par intermittence pour faire des économies. Seule
la tricoteuse qui vendait des pulls en laine de yack dans le village voisin se
portait très bien.
Mère poule s’affairait près de la gazinière pendant que son mari et son fils
se réchauffaient les mains au coin du feu. Ferdinand et Edmontine étaient
quant à eux assis dehors en signe de contestation parce qu’ils n’avaient plus
droit à leur verre de poirette qu’un jour sur deux. « Si tu bois moins, tu
pisseras moins », avait argumenté Étienne qui ne souhaitait plus parler des
finances désastreuses de la famille et qui, toujours la tête dans les patates, se
rendit dans la cuisine.
— Nous as-tu concocté cette délicieuse soupe de pommes de terre dont toi
seule détiens la recette ?
— Ce midi, ce sera une omelette avec des carottes râpées du jardin. Les
pommes de terre de l’année dernière sont gâtées.
— Nous en avons des kilos et des kilos dans le hangar. Tu sais bien que je
conserve une partie de notre récolte pour notre consommation personnelle,
ma caille sauvage.
— Je n’ai pas le droit de mettre le nez dans tes affaires.
— Madame est râleuse, à ce que je constate. Une fois n’est pas coutume,
ton homme va te préparer une délicieuse salade de pommes de terre. Attends
un peu avant de casser les œufs.
Évelyne soupira.
— Si tu n’y vois pas d’objection, je dois d’abord descendre à la cave.
Évelyne soupira une seconde fois.
Étienne descendit donc à la cave pour aller récupérer une Flagada dans le
réfrigérateur. Aucune bactérie ni aucun germe n’étaient venus enlaidir la peau
de ses tubercules. Côté conservation, ils avaient réussi l’examen avec brio. Il
ne lui restait plus qu’à leur faire passer un test de goût. En se rendant dans le
hangar, il put comparer pour la première fois la corpulence et l’enveloppe de
père Bintje et de fille Flagada à la lumière du jour. Il n’avait pas besoin de
faire un test ADN. Leur ressemblance était frappante. Il pourrait berner tout
le monde comme il l’avait prévu et Évelyne en serait son premier témoin.
Afin de reconnaître clairement le fruit de son travail, Étienne n’éplucha
que les Bintje et cuit la Flagada encore vêtue de sa robe des champs. Il coupa
ensuite les pommes de terre cuites en petits morceaux et n’assaisonna la
salade qu’avec un peu de sel, quitte à passer pour un piètre cuisinier, ce qu’il
était de toute façon. Il alla ensuite s’attabler aux côtés de sa tribu.
Évelyne lui arracha la jatte des mains et servit elle-même la salade. Seuls
Étienne et Edmontine eurent de ce fait droit à des morceaux de Flagada.
« Tant pis, j’aurai deux avis en moins », pensa Étienne. Edmontine avait les
cils gelés après être restée quatre heures dehors. Elle ne manqua pas une
occasion de rappeler à son fils par le biais d’une insulte locale qu’elle
aimerait que sa poirette ne soit plus enfermée à double tour dans le buffet :
— T’as pas épluché toutes les patates, wiseux.
— Tais-toi et mange, gripette, lui répondit Étienne en lui faisant un clin
d’œil.
Ce qui redonna le sourire à Edmontine qui comprit tout de suite qu’elle
allait enfin pouvoir savourer autre chose qu’une Bintje pur cru.
Le génie ferma les yeux pour déguster sa création, la mâcha et la remâcha,
la fit tourbillonner avec sa langue, fit quelques succions bruyantes pour en
savourer le suc. Ce qu’il goutta là le fit frémir de plaisir. Jamais il n’avait
savouré une pomme de terre aussi succulente. La Flagada avait la chair
farineuse et un subtil goût de noisette. Elle flatterait sans aucun doute les
palais les plus exigeants. En rouvrant les yeux, il vit à peu près la même
expression que devait être la sienne sur le visage de sa mère qui ne put
refréner son enthousiasme.
— Ta salade de pommes de terre, elle déchire !
Évelyne en avala un gros morceau de patate et devint toute bleue. Trente
claques dans le dos et dix compressions abdominales plus tard, elle put à
nouveau respirer. La Edmontine, elle savait surprendre, quand même. Si elle
n’eût pas existé, on eût dû l’inventer.
Edmontine et Étienne s’échappèrent de table plus vite qu’à l’accoutumée et
se retrouvèrent dans le séjour pour faire le point sur leurs petites affaires.
— C’est quoi, le programme ?
— Six Flagada sont au frigo et quatre pieds de Flagada sont en train de
lever. Au printemps prochain, je déterre les tubercules de la cave et je les
plante sur une parcelle bien loin du champ des Petit, comme ça, je pourrai
aller contrôler la récolte régulièrement sans que Francis se doute de rien.
— Et après ?
— Je fais le point sur les rendements en pleins champs et je multiplie les
plants. Tu as vu comme elles se ressemblent ? Tout le monde n’y verra que
du feu.
— Comme deux gouttes de poirette.
— Qu’est-ce qu’il fait chaud ici !
— Moi aussi j’ai chaud, mais je vois pas comment c’est possible. Le
chauffage, ta femme a refusé de le mettre en route. Ça coûte trop cher. Plus
de poirette tous les jours. Plus de chauffage. Avec toutes ces restrictions,
bientôt, ce sera plus d’Edmontine !
Grand-mère Gros se laissa tomber dans le canapé la tête la première.
— T’exagères, maman. Joue pas la comédie.
Edmontine ne bougea point.
— Maman ?
Étienne mit sa mère sur le dos. Elle respirait et pouvait encore parler.
— Ça tourne.
Le fessier du père Gros ne tarda pas à s’asseoir sur les hanches de la grand-
mère.
— Vous voulez m’éliminer en m’envoyant à l’hôpital. C’est bien le col du
fémur que tu as visé là.
Puis elle éclata de rire et Étienne, dont le dos avait rejoint le dossier par
gravité, aussi. S’ensuivirent des fous rires qu’ils ne pouvaient contenir, des
fous rires comme Grenaille n’en avait jamais connu. Ce dont ils ne se
doutaient pas à cet instant, c’est que l’amidon de Flagada était en train d’être
rongé par leur estomac, qu’il se décomposait en dextrose, maltose et glucose,
molécules qui étaient gentiment déversées dans leurs intestins respectifs, en
bref, que la Flagada subissait le cours normal de la digestion.
C’est à ce moment précis que mère poule revint de la cuisine. Elle surprit
son mari et sa belle-mère en pleine crise de larmes, pas de celles de Jean, non,
plutôt des larmes anormalement accompagnées de bruits très caractéristiques
que tout être humain émet après avoir rigolé très longtemps, entre soupirs et
gémissements, toujours decrescendo et à la modulation tonale descendante,
un peu de ceux que l’on prononce lors d’un orgasme culinaire, à l’exception
de la modulation tonale qui, dans le cas d’un orgasme culinaire, est plutôt
montante puis descendante.
— Vous m’avez l’air bizarres, vous deux.
Comme seule réponse : deux bruits très caractéristiques que tout être
humain émet après avoir rigolé très longtemps. Hors d’elle, Évelyne tourna
les talons et partit se réfugier au premier étage. Les bienheureux n’en eurent
que faire et allèrent s’asseoir dans la cour pour se rafraîchir. Une douce
sensation de chaleur enveloppait leur corps, leur cerveau était comme
hypnotisé, dopé à la bonne humeur. Hagards, ils regardaient droit devant eux
quand des jambes arquées passèrent par là.
— Alors, les Gros, on fait une pause dehors ? Vous avez pas peur de
prendre froid ?
Le sourire aux lèvres, Étienne et Edmontine levèrent mollement la tête et
examinèrent Francis fixement avec des mines de joyeux abrutis. Afin de lever
ses doutes, Francis fit quelques pas vers la gauche puis quelques pas vers la
droite. Père et mère le suivirent du regard en déplaçant lentement la tête vers
la gauche et vers la droite tout en ne bougeant pas une seule fois les yeux.
— J’en connais deux qui ont abusé de la poirette ! Vous avez l’air
complètement beurrés.
— Ah ! s’exclama Étienne.
C’est tout. C’est tout ce que père Gros put prononcer avant de plonger la
tête entre ses genoux, tout mort de rire qu’il était. Lèvres serrées et joues
gonflées, Edmontine essaya de se retenir de pouffer de rire jusqu’à vouloir en
régurgiter son repas. Elle plongea la tête entre ses genoux à son tour.
— J’entends ma femme brailler. Faut que je file. On dirait les deux idiots
du village ! Vous avez pas l’air malins.
Certes, les complices avaient l’air idiots, mais Francis était tout au fond de
lui désireux de rire à son tour et avait aussi une envie pressante. Le Petit vida
donc sa vessie sur l’un des arbres de son verger comme il en avait pris la
mauvaise habitude depuis des années. Pour sa femme, l’urine de son mari
était un fertilisant naturel à bas prix. Pour les voisins, cette habitude
impudique, c’était courir le risque de voir jaillir une toute petite chose qu’ils
n’auraient pas dû voir.
— Fils, t’avais déjà remarqué que Francis avait à ce point les jambes
arquées ?
— Jamais à ce point.
— On dirait qu’il fait pipi entre parenthèses.
Et les rires reprirent de plus belle. Ces va-et-vient entrecoupés de blagues
potaches durèrent une trentaine de minutes avant que les deux drogués
malgré eux n’entament leur descente vers Grenaille.
Étienne fonça dans la cave et s’y enferma durant deux bonnes heures,
tourna en rond, refit mentalement toutes ses manipulations, recroisa quelques
données supplémentaires afin de trouver ce qui avait pêché. Ce qu’il avait
mangé à midi avait l’aspect, la consistance et le goût d’une pomme de terre et
pourtant, dans sa salade s’était invitée une substance qui n’avait jamais été ne
fût-ce qu’évoquée dans tous les livres qu’il avait lus. Comment s’était-elle
retrouvée dans sa Flagada et pourquoi l’avait-elle fait rire de la sorte ?
Comment avait-il pu obtenir une telle espèce à partir de deux spécimens
sains ?
Toutes les pommes de terre contiennent une petite dose de poison appelé la
solanine, un mélange de sucre et d’alcaloïdes, ces molécules à bases azotées
que l’on trouve entre autres dans le pavot à opium ou dans l’ergot du seigle.
Il le savait, ça, notre Étienne. Du poison, il avait pu lire que les tomates, les
aubergines, la cannelle ou encore l’amande amère en contenaient également
pour se protéger des prédateurs. Ce poison, il en avait consommé toute sa vie
à des doses tolérables pour l’homme. Ce qu’il avait ingéré là ne pouvait être
semblable à la solanine. L’apprenti sorcier avait joué avec une boule
d’amidon qui contient deux fois plus de gènes qu’un être humain et venait
d’en savourer là toute la complexité.
La honte d’avoir échoué lui fit l’effet d’une fourche enfoncée dans la
poitrine, lui qui avait espéré tout ce temps pouvoir planter son hybride sur la
totalité de ses terres et le faire passer pour une Bintje, seulement voilà, il ne
pouvait décemment pas péter la France entière sans que cela se remarquât.
Un fiasco, voilà comment Étienne qui avait travaillé sans relâche pour léguer
à son fils une ferme dont il pourrait être fier désigna l’expérience qu’il avait
menée : un fiasco. Tous ses espoirs s’anéantirent.
6
Étienne sombra dans une profonde dépression. Plus rien n’avait d’intérêt
pour lui. Même la dinde farcie aux marrons qu’avait préparée sa femme lors
du réveillon de Noël n’avait pas excité ses papilles. Il remplissait ses journées
en dormant et en regardant la télévision, mangeait peu et marchait peu, ne
faisait plus que des allers et retours entre le canapé, la cuisine, les toilettes et
sa chambre. La salle de bains ne faisait partie de ce programme journalier que
quand Évelyne le menaçait de le foutre dehors s’il ne prenait pas sa douche.
Elle craignait que son odeur pestilentielle n’imprègne le canapé qu’elle
n’avait pas les moyens de remplacer.
Emmanuel claquait quelquefois ses doigts devant les yeux de son papounet
qui ne réagissait pas. Évelyne lui fourrait tous les jours sous le nez sa poitrine
opulente, ce qui ne le ranimait pas pour autant. Edmontine avait même fait
quelques pas de moonwalk en espérant que son fils se détournerait enfin des
programmes abrutissants dont il se nourrissait. L’esprit d’Étienne avait été
séquestré par la télévision. Il n’était plus enfermé dans une cage au sous-sol,
mais dans une cage dans le salon, se goinfrait d’images prémâchées. Ses
rêves de grandeur avaient été accaparés par un rectangle de quatre-vingt-six
centimètres de long et de quarante-huit centimètres de large. Il n’avait plus le
temps de réellement s’ennuyer pour avoir des idées, plus le temps de sortir,
plus le temps de lire, même pas le temps de lire un poème de Rimbaud ou de
Verlaine. Regarder la télévision lui prenait tout son temps. Trente-huit
chaînes étaient à son service.
Les vieux s’emmerdaient sévère sans leur petit remontant. La poirette, ils
n’y avaient plus droit qu’un jour sur trois. N'en oubliant pas ses propres
priorités, Edmontine avait pleurniché à maintes reprises pour obtenir la clé du
buffet qu’elle avait cherchée des jours durant. Son fils n’avait pas entendu ses
protestations. Évelyne et Emmanuel n’avaient pas cédé et lui avaient même
passé un savon quand elle avait décidé de l’ouvrir avec un pied-de-biche.
Crises de larmes, yeux doux et menaces en tous genres n’y avaient rien
changé, pas même sa tentative désespérée d’obtenir quelques gouttes de
gnôle en se couchant sur le sol de la cour la bouche grande ouverte.
Ferdinand ne lui avait pas non plus été d’un grand secours. Félicie l’envoyait
justement chez les Gros pour ne pas avoir à lui payer des bouteilles de
boisson apéritive.
Déterminée comme pas deux, Edmontine changea son fusil d’épaule. La
Flagada qu’elle avait mangée au mois de décembre, elle ne l’avait pas
oubliée. Jamais elle n’avait autant ri de sa vie. Autant elle n’eût pas osé forcer
la porte du buffet la nuit pour s’enfiler quelques gorgées de poirette de peur
que son effraction ne laissât des traces, autant elle n’eut aucun complexe à
voler la clé du cadenas de la trappe dont Étienne lui avait révélé la cachette
secrète au cas où il lui arriverait malheur. Elle se trouvait cachée dans une
boîte en métal elle-même cachée dans un paquet de farine de blé lui-même
caché derrière une boîte de poudre à lessiver elle-même rangée dans le
cellier. Complètement sobre après sa cure, elle déduisit très justement que la
clé devait se trouver dans le cellier.
C’est donc à la cave que mémé dénicha dans le réfrigérateur de quoi rire
une bonne douzaine de fois si elle cuisinait les Flagada une par une et qu’elle
mangeait ses préparations par petites portions. Elle en profita pour vérifier
l’état des quatre plantes qui avaient mauvaise mine. Un doryphore qui s’était
fait la malle à travers les mailles du filet passa par là. « Toi, mon vieux, tu vas
pas me bouffer ma gnôle de substitution ». Elle piétina l’insecte, remit le
chauffage en route, actionna les lampes, arrosa la terre généreusement et
caressa Parmentier avant de remonter dans la cuisine. C’est pour toutes les
raisons énoncées ci-dessus que grand-mère Gros se retrouva à éplucher des
Bintje et une Flagada une nuit noire et froide de janvier pour se préparer un
délicieux gratin dauphinois.
Le lendemain matin, Edmontine sortit deux chaises dehors alors qu’il
neigeait. Même si elle avait trouvé dans la cave de quoi passer le temps, elle
n’était pas prête à baisser les bras. Sa poirette, elle finirait bien par en boire
tant qu’elle voudrait. Muet comme une tombe et emmitouflé dans un gros
pull en laine effrangé de toutes parts qui le faisait ressembler à une serpillière
agonisante, Ferdinand rejoignit mémé à huit heures. À dix heures cinquante,
les deux octogénaires claquaient des dents. Le bonnet recouvert d’une épaisse
couche de neige, Edmontine se rendit dans sa chambre pour déterrer le plat de
gratin dauphinois qu’elle avait caché sous son lit. Elle en mit une part sur une
assiette à l’aide d’une spatule subtilisée dans la cuisine et descendit la
réchauffer dans le four.
Gustave arriva en ni une ni deux devant la ferme des Gros pour mendier sa
dose de crème. Le manque développe chez les êtres humains des capacités
sensorielles parfois impressionnantes et Gustave fut durant des années un
sujet d’intérêt pour les scientifiques picards qui étudiaient diverses
dépendances à diverses substances dont la crème. Gustave sentait la crème
bien grasse à des kilomètres à la ronde.
— Chère Edmontine, rappelle-toi qu’en l’an 1864, ton arrière-arrière
arrière-grand-mère avait stipulé en ces termes qu’elle nous rendrait service à
la suite…
— Non.
Le manque développe aussi chez les êtres humains des facultés peu
communes propres à leur fournir ce dont ils ont besoin. Gustave était donc
capable de ruser comme un renard héroïnomane pour obtenir ses vingt
centilitres de crème hebdomadaires.
— J’ai vingt bouteilles de poirette dans ma réserve.
Il n’eut pas besoin d’en dire plus.
— Une bouteille de poirette contre une toute petite portion de gratin.
Ferdinand et moi on a faim.
— Je t’apporte ça demain.
Et c’est comme ça que le vieil homme goûta pour la première fois à la
Flagada. Les écrits de l’époque n’ont conservé que peu de traces de ce qu’il
advint de Gustave ce jour-là. Certains villageois affirmèrent l’avoir vu faire la
roue dans son jardin. D’autres villageois prétendirent qu’il riait à gorge
déployée en plein milieu de la Grand-Place, ce que Dédé infirma.
Philogomme crut le voir nu sur son perron. Gérard le vigneron était quant à
lui en train de soufrer son vin et n’avait donc ni vu ni entendu Gustave.
Edmontine résuma cependant très bien la situation :
— Notre Gustave, il s’en souviendra longtemps, de mon gratin.
— Tu as raison. C’est un crétin.
— Mange !
Une vingtaine de minutes plus tard, Ferdinand enleva sa serpillière et le
dialogue de sourds qui succéda à cet effeuillage fut tellement inintelligible
qu’il est extrêmement délicat d’en retranscrire ici toute la contexture. En une
métaphore très campagnarde, représentez-vous simplement une truie qui
grouine au côté d’un cheval qui hennit. Grand-mère Gros crut même entendre
un canard sauvage parler anglais.
Ce fut ensuite au tour de Philogomme d’arriver sur sa bicyclette jaune. Il
n’avait aucune lettre à distribuer aux Gros, mais il faisait tous les jours la
même tournée. C’est quand il se planta devant les vieux que leur crise de rire
se fit la plus vive.
— Vous avez bu combien de verres de poirette, les inséparables ?
Edmontine ne put prononcer que deux lettres en un grouinement, pas plus.
— Un.
— Je vous crois pas.
Elle pointa du doigt la bouteille presque pleine posée à ses pieds.
— Eh ben dis donc, c’est de la puissante, celle-là.
Se sentant un peu comme chez lui partout où il se rendait, le facteur alla
chercher un verre et une chaise dans la maison des Gros, s’assit à côté des
deux morts de rire et renversa discrètement le goulot de la bouteille au-dessus
de son godet. Il le but d’une traite sans ressentir les effets de l’alcool. Il se
servit donc une seconde fois de cette poirette extra-forte, puis une troisième
fois ou presque, car Edmontine lui arracha la bouteille des mains avant qu’il
n’eût eu le temps de remplir son verre à ras bord.
— Pas touche à ma poirette !
— Vous mentez ! Vous n’êtes pas saouls. C’est autre chose.
— Possible.
— Cannabis ?
— Gratin dauphinois.
— Là, vous vous foutez vraiment de ma gueule. Je me casse.
Edmontine ne perdant pas le nord, elle proposa un marché au postillon.
— T’en vas pas. Si tu m’apportes une bouteille de poirette demain et que
tu promets de rien dire à personne, je te prouve que je dis vrai.
Et c’est ainsi que Philogomme troisième du nom repartit assis à l’envers
sur son vélo en saluant les vaches au passage. Ce matin-là, il livra un canular
à Sophie, de la gaieté à Dédé, une crise de rire à Gleude et de la fantaisie à
Gustave qu’il crut voir nu sur son perron alors qu’en réalité, Gustave ne
l’était pas. En homme de parole, il n’omit évidemment pas de dire ce qu’on
lui avait dit de ne pas dire parce qu’il pensait que les choses qu’on ne pouvait
pas dire étaient faites pour être dites. En clair, le pipelet lâcha le morceau à
quiconque il croisa sur sa route.
Edmontine rentra toute guillerette à la ferme. Elle avait la dalle !
« Contracter ses abdominaux, si c’est pas du sport », cria-t-elle en entrant
dans la cuisine où son fils, avachi sur sa chaise, semblait avoir fait une
overdose de camomille. C’est en fredonnant la chanson Un Jardin
extraordinaire qu’elle lapa son velouté de pommes de terre. Émoustillée mais
pas idiote, la finaude savait que les choses qu’on ne peut pas dire nous
brûlent la langue…
7
L’article que le journaliste publia très peu de temps après la soirée dans la
presse avait redonné le sourire à maire Jean. Dithyrambique, voilà le mot qui
convenait pour le qualifier. Grenaille pauvre village déserté y était dépeint
comme le lieu où tous les urbains stressés se devaient de passer un long
week-end pour rire et se reposer. Dédé aussi avait le sourire. Son Macumba
n’avait pas été oublié et mignonnement décrit comme un bar aux airs d’antan
où l’on pouvait encore entendre du Claude François kitsch, mais pas ringard.
Grenaille, village où tous les urbains stressés se devaient de passer un long
week-end devint donc juste après la parution de l’article un village où
quelques urbains stressés vinrent pour passer un long week-end. Ils n’étaient
jamais déçus de leur voyage, emportaient avec eux dans leur valise quelques
souvenirs désopilants, se juraient de revenir l’année suivante parce que,
quand même, Grenaille, c’était le seul endroit qui leur avait vraiment fait
oublier leurs petits tracas du quotidien et même si c’était pas le grand luxe,
rire, ça valait bien toutes les chambres climatisées, tous les lits king size,
toutes les piscines à débordement et tous les buffets à volonté du monde,
voire de l’univers tout entier. Ils n’étaient pas avares de compliments, les
quelques touristes qui avaient séjourné dans ce village qui ne payait pas de
mine.
Les infrastructures de Grenaille qui à cette époque, rappelons-le, se
résumaient à une mairie, une buvette, une boulangerie ambulante et une salle
des fêtes étaient, il est vrai, assez peu adaptées à un tourisme que Jean
qualifiait, avec toute l’exagération qui le caractérisait, « de masse ». Les
touristes qui étaient donc venus « en masse » dormaient « en masse » dans
leurs voitures ou dormaient « en masse » dans les deux maisons d’hôte des
villages voisins, ou encore ne dormaient pas du tout, ce qui n’allait pas du
tout avec les mots qu’avait utilisés le journaliste et ce qui ne convenait pas du
tout à Jean dont la préoccupation première était dorénavant de satisfaire tous
ces nomades.
« Nulle part où dormir, nulle part où retirer de l’argent à un distributeur de
billets, où se restaurer décemment, où acheter du pain frais, de la charcuterie
et du fromage tous les jours de la semaine », songea Jean. C’était assis
derrière son grand bureau que ses dents avaient rayé le parquet et qu’il avait
bouffé ses ongles durant de longues heures en construisant les arguments qui
feraient rouvrir les commerces qui « pullulaient » autrefois dans son pays.
Disposant de peu d’outils, c’est son téléphone qu’il saisit et c’est Étienne
qu’il appela en premier lieu. Les pommes de terre venaient d’être récoltées en
ce début de septembre et il voulait s’assurer que le fermier pourrait fournir
aux touristes suffisamment de Flagada pour l’année à venir.
— Étienne Gros, j’ai à vous parler.
— Je vous écoute, maire Jean.
— La nouvelle récolte est-elle à la hauteur de tes espérances ?
— Les pieds de Flagada m’ont donné un millier de magnifiques tubercules.
— Ce qui fait combien de kilos de Flagada ?
— Cent vingt-huit kilos.
— Excellent tout ça, excellent. Il nous en faut une soixantaine de kilos
pour vendre de bons petits plats au village. L’année prochaine, il nous en
faudra au moins le triple.
— Nous ne sommes pas si nombreux à Grenaille.
— En effet, mais j’ai envie de te donner un coup de pouce. Si tu promets
de pouvoir fournir des centaines de kilos de patates à maire Jean, maire Jean
se fera un plaisir de te montrer comment tu peux les vendre.
— Marché conclu. Je peux livrer soixante-quatre kilos de Flagada et en
garder soixante-quatre autres kilos pour replanter. Comme ça, à vue de nez,
j’aurai cinq mille nouveaux tubercules de Flagada l’année prochaine.
C’est une larme de joie qui coula sur la joue du maire. Il n’oublia pas pour
autant d’énoncer les derniers détails de son plan.
— As-tu pensé à protéger ta parcelle de Flagada ?
— À la protéger de quoi ?
— Des attaques, des vols, des pillages.
— Qui voudrait me piller ?
— Tous ceux qui ont envie de rire, pardi !
Étienne n’y avait pas songé, aux attaques, aux vols et aux pillages. Bon de
nature, il ne lui serait jamais venu à l’idée de voler ce qu’un autre avait
produit.
— Es-tu sûr que c’est bien nécessaire ?
— Absolument nécessaire !
— Engager un gardien de Flagada nous coûterait trop cher.
— Ce que ton maire te fera vendre comme patates te permettra d’installer
des clôtures électrifiées et un système d’alarme. Vivons avec notre temps.
Les machines font mieux que les hommes, coûtent moins cher et lui
permettent de se reposer.
Étienne savait mieux que personne que les machines rendent esclaves les
hommes, lui qui travaillait deux fois plus depuis qu’il ne devait pas tenir
compte du repos de ses bêtes pour labourer. Il ne put s’empêcher de frémir à
l’écoute de ces propos qu’il considérait comme étant ceux d’un ignorant qui
n’avait jamais eu affaire à la mécanisation de sa vie. Ayant malgré tout une
boule dans le ventre à l’idée que l’on puisse lui voler le fruit de son travail, il
fut disposé à installer lui-même une clôture, une caméra de surveillance et un
éclairage extérieur avec détecteur de mouvement. Cela ne lui en coûterait
qu’une modique somme d’argent et le rassurerait.
Une autre larme coula sur la joue de maire Jean. La première discussion
avait été rondement menée. Jean barra sur sa liste le nom d’Étienne et appela
Sophie.
— Sophie la boulangère, j’ai à vous parler.
— Je vous écoute, maire Jean.
— Il faut que tu réorganises ta tournée le mercredi, le vendredi et le
dimanche pour être présente au marché de Grenaille dès huit heures du matin.
— Qu’ai-je à y gagner ?
— De l’argent, pauvre sotte ! N’as-tu donc pas remarqué que des touristes
dorment dans leurs voitures le long de la route ?
— Quand je roule, je regarde droit devant moi. Un coup de volant et tout
mon pain vole par terre.
— Ce pain, tu en vendras par dizaines sur la Grand-Place de Grenaille.
— Marché conclu.
Le goût du bon pain frais accompagné d’une tasse de café bien corsé venait
déjà titiller les papilles du traficoteur.
— Une dernière chose. Équipe-toi d’un lecteur de carte bleue. Comme il
n’y a aucune banque à proximité, tu en auras besoin.
— J’en parlerai à mon banquier.
« Et de deux », pensa Jean en barrant de sa liste le nom de la boulangère
tout en pianotant le numéro de la buvette.
— Dédé, j’ai à vous parler.
— Je vous écoute, maire Jean.
— Il faudrait que tu proposes plus de plats à base de pommes de terre dans
ta buvette et que tu y vendes des produits de première nécessité comme du
dentifrice, des rasoirs, du gel douche, du déodorant et des pansements.
— C’est ce que je suis en train de faire, pauvre sot ! As-tu vu tous ces gens
qui dorment dans leurs voitures le long de la route ? Un touriste aux abois est
venu mendier quelques Cotons-Tiges hier encore. Il a payé par carte bleue.
Apparemment, à la ville, on paie tout par carte bleue.
— Je vois que tu es déjà bien équipé. Appelle Étienne de ma part et
demande-lui de te livrer quelques kilos de Flagada. Notre pomme de terre
nationale se devra d’être la star de ta buvette. N’oublie pas d’écrire son nom
sur ton tableau noir et sur ton menu. Ton maire te fera de la publicité en
échange de tous tes efforts.
— Marché conclu.
Dédé le rêveur ferma les yeux et se vit au magasin de bricolage en train
d’acheter des charnières toutes neuves.
Il ne restait plus à Jean qu’à contacter le dernier groupe de villageois afin
de les rallier à sa cause avec force persuasion. Le maire exultait en imaginant
déjà son portrait affiché en grand sur la façade de la mairie.
— Sans-emploi, j’ai à vous parler.
— Je vous écoute, maire Jean.
— Président, appelle-moi président.
— Je vous écoute, président.
— Tu ferais un immense plaisir à ton président si tu accueillais dans ton
logis quelques touristes contre rémunération. Offre-leur le coucher, un
endroit où se doucher et le petit déjeuner. Ils te paieront grassement en retour.
— Vous êtes si bon avec moi.
— Cette offre est soumise à condition. Tu devras laisser tes volets ouverts
jusqu’à la nuit tombée.
— Marché conclu.
Jean fit la même proposition à d’autres sans-emploi ainsi qu’à des
employés de chez Super U ravis de pouvoir avoir un complément de revenu.
Être caissier chez Super U, c’était comme être caissier chez Leader Price : le
SMIC et point barre.
Une bande de chanceux y trouva donc son compte, Francis excepté qui, en
déterrant son pied de Flagada, avait constaté avec stupeur que ses tubercules
étaient tout rabougris, décrépits et plus frais du tout, bref, immangeables, sans
oublier Fleur qui voyait son seul amour lui filer chaque jour un peu plus entre
les doigts. Père et fille étaient inconsolables.
Père Gros avait quant à lui du mal à s’endormir. Sans cesse il se tournait et
se retournait dans son lit, pensait et repensait à ces sordides histoires de vols,
comptait et recomptait ses pieds de Flagada, grognait et grondait dans les
oreilles de sa femme. Vers trois heures du matin, Évelyne alluma la lampe de
chevet pour enfin faire cesser les gigotements de son mari qui l’empêchaient
de dormir. Étienne se trouvait à cet instant couché sur le dos et fixait le
plafond.
— Tu vas me dire ce qui ne va pas ?
— Il en manquait un.
— Il manquait quoi ?
— Cent plants ont très exactement été mis en terre en mai dernier. Hier,
lorsque j’ai récolté à la main les tubercules de Flagada pour vérifier les
rendements de chaque pied, il n’en restait pas cent, mais quatre-vingt-dix-
neuf.
— Toute cette histoire va te miner. Tu as sûrement dû mal compter.
Rendors-toi.
— Il en manquait un.
— Même s’il en manquait un, qu’est-ce que cela peut bien te faire ?
— S’il en manque un aujourd’hui, il en manquera deux demain, trois
après-demain, dix l’année prochaine, des centaines dans cinq ans et nous ne
pourrons plus rembourser nos dettes.
— Si tu as raison, ce dont je doute, ce doit être Edmontine qui a arraché ce
pied pour le vendre au marché. Elle m’a dit qu’il ne restait plus aucune
pomme de terre dans le cellier.
— Les pieds n’étaient plus parfaitement alignés depuis des mois déjà.
Emmanuel me l’avait fait remarquer en se moquant de moi. Il pensait que
j’avais perdu la main parce que nous plantons maintenant nos pommes de
terre avec des machines. Ce que mes ancêtres m’ont appris et que j’ai
pratiqué des dizaines de fois est enraciné dans mes doigts. Les pieds étaient
bien alignés. J’en suis certain.
— Tu as regardé trop de séries policières durant ta période de déprime.
— Lors de la soirée chez Dédé, Francis a quitté les lieux durant quarante
minutes environ. Il lui a fallu deux minutes pour arriver jusqu’à la ferme, une
minute pour troquer ses chaussures contre des bottes vu que ses chaussures
étaient comme neuves lorsqu’il nous a rejoints, cinq minutes pour atteindre la
parcelle, cinq minutes pour rapprocher les pieds qui se trouvaient de part et
d’autre du pied qu’il a volé et qu’il a ensuite emporté avec lui pour le planter
dans son champ, ce qui a dû lui prendre tout au plus un quart d’heure. Il a
ensuite regagné la ferme, a remis ses chaussures neuves, s’est débarbouillé et
est retourné jusqu’à la Grand-Place en voiture. Cela nous fait un total de
trente-huit minutes. Ça colle. T’en penses quoi ?
— La femme de Colombo pense qu’elle aimerait bien dormir.
— Je tirerai les choses au clair après avoir d’abord observé mon suspect
numéro un. S’il s’avère qu’il est coupable, je le titillerai jusqu’à ce qu’il
avoue lui-même son crime.
Pour seule réponse, un ronflement feint.
Père Petit avait lui aussi du mal à s’endormir. Il sentait l’hiver venir, les
feuilles tomber, le vent tourner. Il avait posé les tubercules tout rabougris sur
sa table de chevet et n’avait cessé de les observer des heures durant en
essayant de comprendre pourquoi ils ne se plaisaient pas dans ses champs.
Tout ce que ses ancêtres y avaient fait pousser avait toujours donné de bonnes
récoltes. De plus en plus nerveuse était son impatience, de plus en plus
furieuse était sa jalousie, de plus en plus pressante était son envie de voir
cette mascarade prendre fin. Il réduisit en bouillie l’un des tubercules crus à
la seule force de son poing.
11
L’après-midi qui avait suivi l’attaque à main armée avait été silencieuse,
un moment de recueillement pour que chacun prenne un peu de recul sur les
événements sans inquiéter inutilement toute la communauté qui vivait à la
ferme. Père Petit et père Gros avaient pourtant eu drôlement envie de sortir
les poings. Ils n’en avaient rien fait. Ce n’est que le lendemain que la querelle
prit une nouvelle tournure.
Tandis que vieillards, femmes et enfants étaient partis au marché de bon
matin, les deux hommes se regardaient droit dans les yeux de leurs cuisines
respectives depuis une bonne demi-heure en relevant de temps en temps le
menton en signe de provocation. Vol contre profits, pesticides contre jus de
groseilles, chaises en bois contre chaises en polyester, forêt amazonienne
contre coupe brésilienne, les revendications des deux hommes étaient
nombreuses, trop nombreuses pour qu’aucun corps ne tombe dans la fosse
qui les séparait à cette époque, de façon imagée, bien entendu, puisque ni l’un
ni l’autre n’avait encore songé à tuer son voisin.
C’est Étienne le premier qui ordonna d’un signe de la tête à son adversaire
de sortir pour voir ce qu’il avait réellement dans le ventre. L’adversaire fit le
même signe de la tête pour signifier à son adversaire qu’il souhaitait lui aussi
voir ce qu’il avait dans le ventre, ce à quoi son adversaire répondit par un
signe de la tête et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin Francis disparût de
derrière la fenêtre et apparût sur le pas de sa porte. Le duel pouvait
commencer.
La cour était déserte. Les vaches et les porcs, uniques spectateurs de ce qui
se produisit ce matin-là, retenaient leur respiration. Seule une truie ballonnée
sujette aux flatulences ne pouvait retenir son souffle, rappelant aux deux
hommes tournant comme des lions en cage à une vingtaine de mètres l’un de
l’autre qu’ils étaient observés, qu’il y aurait peut-être après cet affrontement
un gagnant et un perdant.
Une boule de paille roulant au gré du vent passa par là, conférant à la scène
une ambiance de western. Et les deux hommes faisaient quelques pas sur la
droite, puis quelques pas sur la gauche, se jaugeant d’un regard menaçant les
mains posées sur les poches de leur cotte. C’est Étienne qui le premier prit la
parole.
— Voleur.
— Bourgeois.
— Pilleur.
— Capitaliste.
— Bandit.
— Requin.
— Brigand.
— Trafiquant.
— Pirate.
— Nanti.
— Cleptomane.
— Rentier.
— Copiste.
— Ploutocrate.
C’est bien une joute verbale qui s’était engagée entre les deux adversaires.
D’habitude assez peu inventif, père Petit était particulièrement en verve ce
jour-là. Plus étonnant encore, c’était avec une certaine aisance qu’il contrait
son rival pourtant supposé avoir une longueur d’avance sur lui d’un point de
vue strictement linguistique, ce qui déstabilisait quelque peu Étienne. Francis
connaissait ses lacunes et s’était préparé au combat. Il n’avait pas fait
qu’épier, envier et saliver. Il avait pour la première fois de sa vie ouvert le
seul livre qu’il possédait et qu’il trouva fort intéressant : Le Robert. Robert
était pour sûr un homme lettré qui connaissait un paquet de mots. C’est ainsi
que père Petit s’était constitué une liste de ceux qui lui seraient les plus utiles.
Il ne se souvenait plus de la définition de la plupart d’entre eux, mais peu
importe, ce qu’il proférait là avait l’air de faire son petit effet.
La joute dégénéra en une série d’injures bien trempées, en une rafale
d’épithètes scandaleusement outrageantes, exutoires et défouloirs que nous ne
pourrions ici retranscrire sans choquer les lecteurs les plus farouches. D’une
finesse rare et plusieurs fois scatologiques, ces insultes échauffèrent les
esprits, mais seul Étienne reprit le dessus parce que lui seul avait l’esprit pour
insulter scatologiquement avec finesse, sans oublier ce ton, ce ton qui se fit
tour à tour colérique, mielleux, flatteur et insolent, donnant des sueurs au
Petit merdeux dont l’adrénaline se déversait en masse dans son sang,
provoquant chez lui l’envie de fuir ou de tuer. Nul n’est censé ignorer que
courir comme un dératé ou tuer son interlocuteur lors d’une dispute sont des
réactions d’un autre âge. Bien que Petit n’eût pas été contre l’une de ces deux
options, il préféra néanmoins offenser Gros de plus belle.
C’est à ce moment précis que la truie ballonnée venta un prétexte à Étienne
pour changer de sujet, car enfin, ce n’était pas l’art et la manière d’amener ce
fieffé menteur à avouer son crime, tout de même ! Où étaient passés son
savoir-vivre et sa diplomatie instinctive ? Deux primates, voilà ce qu’il voyait
là dans la cour et qui ne lui plaisait guère. Étienne retira ses mains de sur ses
poches et se caressa légèrement la poitrine pour vérifier une dernière fois que
tout le matériel était bien en place. Rien n’avait bougé. Tout était bien collé.
— T’as voulu empoisonner mes Flagada !
— Je les surveillais comme tu me l’avais demandé.
— C’est un bidon rempli de pesticides que tu avais sur le dos. Pour quoi
faire ?
— T’avais pas désherbé.
Aucune preuve n’était suffisamment accablante. Francis ne se laissait pas
cuisiner si facilement. Il fallait le travailler au corps.
— C’est une parcelle de terre que je cultive en bio et tu le sais très bien.
T’es qu’un incompétent.
— Qui savait ce qu’il faisait.
— Un bouseux qui ne sait pas faire la différence entre du blé et de la
luzerne.
— Je voulais pas rater mon coup.
— Un cul-terreux qui couine comme un lapin quand il est attaqué par des
groseilles.
— J’aurais voulu qu’elles crèvent toutes, tes plantes !
Un résumé s’imposait afin de rendre tout ça un peu plus clair.
— Ce que j’entends, c’est que toi, Francis Petit, fermier de Grenaille, tu
t’es rendu dans mes champs avec comme intention de délibérément
pulvériser du poison sur mes pieds de Flagada.
Nous ne saurons jamais si c’est le jus de groseilles qui avait décuplé les
facultés intellectuelles du père Petit, mais après avoir énuméré nombre de
mots savants, il démontra également qu’il était un fin limier.
— T’as un mouchard.
La clairvoyance de Francis abasourdit totalement Étienne qui ne put dès
lors cacher ses intentions. Sur son front aurait tout aussi bien pu être écrit :
« Crache le morceau, que je t’enregistre le tout et que je te montre de quoi
Étienne Gros est capable. »
Francis lut sur le visage de son voisin qu’il avait vu juste. Il avança le pied
droit en direction d’Étienne qui détala vers son étable en moins de deux, suivi
de près par père Petit qui, tel un marathonien kenyan sur une piste
d’athlétisme, remontait ses pieds près de son fessier et fléchissait ses genoux
au maximum à chaque foulée. Grâce à sa grande souplesse, Francis n’eut
aucun mal à rattraper Étienne qu’il plaqua au sol sur la paille souillée par les
bouses de vache. Une lutte entre les deux hommes commença. Bras tordus,
coups de coudes, têtes plongées dans le fumier, chevauchements sur le dos et
autres acrobaties eurent raison de père Gros dont la cotte à moitié en
lambeaux laissa apparaître un micro-espion collé sur sa poitrine. Francis
arracha le micro et le posa sur le sol pour l’écraser. Étienne saisit aussitôt la
jambe droite du père Petit et le fit tomber gueule la première sur la brosse à
vaches « Une vache propre est une vache heureuse ! » qu’il venait d’acquérir.
C’est avec le visage écorché que Francis riposta en tirant les cheveux
d’Étienne qui tentait désespérément de récupérer le mouchard laissé sur le
sol. Oubliant la douleur, il crochetait ses doigts, les faisait avancer comme le
petit bonhomme qui marche sur la paille humide. Tandis que sa main allait
saisir le minuscule boîtier, Francis y posa son genou, saisit le micro et le
goba. La preuve de ses méfaits fut expulsée par les voies naturelles quarante-
huit heures plus tard.
Pas peu fier de lui, Francis se releva et se pavana en imitant, il faut le
reconnaître, assez bien la poule.
— Pense pas que tu vas t’en sortir comme ça.
En guise de réponse : quelques caquètements. C’en fut trop pour Étienne.
— Si tu remets un pied dans mes champs, chaque jour que comptera ma
vie sera entièrement consacré à faire de toi la risée du village.
L’inflexion grave de la voix d’Étienne, ce visage cramoisi de colère et ce
regard, ce regard perçant rempli de haine fit frissonner Francis. Jamais il
n’avait perçu fermeté plus grande chez son ami par le passé. Cette mise en
garde ne raviva toutefois chez lui que l’envie de provoquer encore. Un sourcil
relevé et le sourire en coin, il émit un rot si puissant que l’une des vaches de
l’étable eut une crise cardiaque et tomba à quelques centimètres seulement du
bras d’Étienne. La guerre était déclarée.
15
Cette bataille pour l’honneur fit pousser des ailes d’imagination à Francis
qui ne copiait plus guère son voisin. Il dénotait même une certaine habileté à
la provocation et savait mobiliser ses troupes. Toute la famille Petit avait été
mise à contribution. Un bus déversait-il son flot de touristes venus visiter les
champs des Gros ? Pour couronner la visite, père Petit leur offrait une
parenthèse pornographique non plus contre un pommier, mais directement
face aux roues du bus. Philogomme arrivait-il tout fringant sur son vélo ?
Immédiatement était-il capturé par des bras musclés et enjoint de colporter
calomnies diffamatoires sur « les culs-terreux d’en face ». Mémé était-elle en
train de vendre sa marchandise sur la Grand-Place ? Félicie n’hésitait pas à se
poster devant l’étal en criant à tue-tête que les pommes de terre vendues là
étaient des contrefaçons. Les roues de la Renault 5 étaient régulièrement
crevées, les murs de la ferme souvent décorés d’injures lapidaires, les vaches
des Gros repeintes en bleu, Ferdinand privé de sortie, Francis toujours plus
créatif. Évelyne avait même failli se casser une jambe quand l’une des
marches de l’échelle en bois avait cédé alors qu’elle était en train de cueillir
des pommes dans le verger. Sa chute aurait pu lui être fatale.
Fleur ne demanda pas son reste pour marcher sur les traces de son père.
Erika lui hérissait les poils sur les bras. Cette voleuse de moutons lui était
devenue de plus en plus insupportable. Un beau matin, elle prétexta qu’elle
avait besoin d’aide pour nourrir les cochons et enferma la danseuse dans le
box du verrat. L’animal sournois de quatre cents kilos la plaqua contre le mur
et faillit lui broyer la jambe. Emmanuel entendit les cris de sa belle et vola à
son secours en chevauchant l’animal pour faire diversion. Il n’en sortit pas
indemne. Un rodéo à dos de verrat demande des années d’entraînement.
Étienne n’en était pas initialement doté, de la perfidie des Petit. Il apprit
cependant vite, très vite à répliquer aux comportements agaçants de Francis
dont il était devenu l’élève. Encore trop bleu pour prendre le dessus en
frappant le premier, pas une seule fois avant de s’endormir il ne prévoyait un
plan pour contre-attaquer presque aussitôt, car chaque jour comportait son lot
de bassesses. C’est ainsi qu’au fil des heures, des jours et des semaines, une
Renault 5 fut criblée d’injures lapidaires, des pans entiers de murs repeints en
bleu, Edmontine priée de sortir Ferdinand tous les jours dès huit heures du
matin, Fleur portée par Emmanuel jusqu’à la mezzanine de la grange sans
échelle pour en descendre à la demande d’Erika. Sans oublier que les vaches
des Petit furent traumatisées parce qu’elles durent jouer à cache-cache avec
un verrat qui avait atterri on ne savait comment dans l’étable et qu’un expert
en pommes de terre fut placé devant le stand d’Edmontine.
L’expert était un ingénieur agronome diplômé de la prestigieuse université
de Harvard. Il avait tout spécialement été dépêché sur place par le maire pour
attester de l’authenticité des Flagada. Féru de biotechnologie végétale et
membre de nombreux groupes de recherche en biologie cellulaire, lui seul
était apte à délivrer ce genre de certificat. Attirer un tel ponte de la patate au
village avait été moins difficile que ce qu’avait pensé maire Jean. Ce dont il
n’avait pas conscience avant d’appeler le docteur ès sciences était que
l’extraordinaire hybride qu’avait créé Étienne était devenu célèbre au-delà
des frontières. Certains exemplaires de Flagada étaient même vendus aux
enchères sur la Toile.
Jean de Grenaille poursuivait ses rêves de grandeur et se moquait bien de
ce qu’il pouvait se passer à quelques minutes seulement de son bureau
présidentiel. Entre une baguette bien fraîche et une baguette rassie, un expert
de renommée mondiale et un expert en brèves de comptoir, des recettes
municipales qui puaient la banqueroute et des recettes municipales qui
sentaient bon l’oseille, Jean savait que choisir. Sa seule décision face au
combat que menaient ses voisins fut de ne rien faire. La réputation de son
village était sa seule priorité. Tant qu’il y avait des Flagada, il ne voyait pas
pourquoi il serait intervenu pour faire cesser les hostilités. Mieux encore, la
guerre avait eu un effet bénéfique sur les profits que faisaient les administrés
grâce au tourisme. Francis avait balancé aux autorités son voisin qui vendait
au-delà du cercle familial une pomme de terre de façon totalement illégale.
L’histoire fut portée devant la justice locale, s’ébruita jusqu’à Montreuil-sur-
Brêche, Chantilly, Neuilly-sur-Seine et Baris, jusqu’au ministère de
l’Agriculture et enfin jusqu’aux oreilles d’une personnalité éminente friande
de pommes de terre qui s’empara de cette sérieuse affaire. C’est elle-même
qui avalisa l’inscription de la Flagada au catalogue officiel des espèces pour
faire remonter sa cote de popularité. La France était en crise. Rome avait déjà
amadoué le peuple avec le pain et les jeux du cirque. La France fournissait
déjà la télévision. Il lui manquait le pain pour reformer le Panem et circenses,
ou plutôt la pomme de terre pour reformer le Solanum tuberosum et
televisum.
Étienne venait tout juste de récolter un peu plus d’une tonne de Flagada.
L’année suivante, il en récolterait le double. La production ne cessait de
croître et ses visites chez Dédé de décroître, mais l’offre ne répondait pas à la
demande. Ses pommes de terre étaient exportées jusqu’à Tokyo, New York et
Milan. La Flagada se mangeait aussi bien dans les palaces pékinois que dans
les palais d’Orient. Chez certains traiteurs de luxe, elle était présentée dans un
coffret en cuir de grande qualité comme l’auraient été une bouteille de
champagne millésimée ou une boîte de caviar iranien. Comme le caviar
iranien d’ailleurs, le prix d’une seule Flagada pouvait atteindre des sommets.
La rumeur courait qu’un tubercule avait été adjugé au prix de trois mille six
cents euros dans la salle des ventes Sotheby's de Londres. Rire était légal.
Rire n’avait pas de prix. Rire était hors de prix.
Étienne pouvait rembourser ses dettes sans se préoccuper du lendemain, ce
qui redonnait un peu de baume au cœur à un homme dont la balance
émotionnelle était en train de pencher vers une philosophie toute
edmontinienne du genre « C’était mieux avant ». Sa Évelyne, l’amour de sa
vie, son seul amour dépérissait devant ses yeux. Tous ces gens qui
s’affairaient autour d’elle pour avoir leur part du gâteau lui répugnaient. Les
conflits avec les voisins obligeaient sa femme à prendre des médicaments
contre les acidités d’estomac. La pharmacie était elle aussi très rentable. Un
jeune médecin allait même emménager dans le centre-ville. Les maladies les
plus diverses appréciaient de plus en plus le village. Stress, dépression et
anxiété s’y sentaient si bien.
La balance d’Erika penchait quant à elle vers les quatre-vingts kilos. Elle
s’engraissait dans tous les sens du terme. À gros cul, gros compte en banque.
Le magasin de souvenirs faisait un chiffre d’affaires qui aurait fait pâlir
d’envie le gérant de la boutique La Prairie de la rue Saint-Bonoré de Baris.
La ville lui manquait de plus en plus. C’est pourquoi, après avoir amené des
chaises Ikea à la ferme, elle avait décidé d’y amener la ville elle-même, ou
plutôt un ersatz de ville : des légumes du supermarché à l’esthétique parfaite
et sans goût, un réveille-matin qui sonnait tous les jours à la même heure, un
baladeur pour se couper du monde et un nouveau téléphone mobile pour
rester connectée avec le monde. Emmanuel ne comprenait pas bien pourquoi
les légumes du potager faisaient hurler Erika quand elle apercevait un petit
ver par-ci, une trace laissée par un puceron par-là, pourquoi elle appuyait
violemment sur le réveil pour pouvoir se rendormir et pourquoi le chant des
oiseaux ne l’apaisait plus autant qu’auparavant. Cette discorde entre ses
aspirations et celles de sa belle envenimait leur relation chaque jour un peu
plus. Il voulait combler les désirs de son premier amour, mais il ne les
comblait plus, plus rien ne les comblait d’ailleurs. Où qu’elle se fût trouvée,
Erika eût toujours manqué de quelque chose parce que certains êtres humains
pensent qu’ils ne sont réellement vivants que quand ils désirent. Se poser et
regarder ce qu’ils ont déjà ne leur fait voir que ce qu’ils n’ont pas encore.
Ce que Francis n’avait pas encore, c’était la Flagada et l’argent qui allait
avec. En outre, sa Renault 5 était devenue vulgaire, Fleur ne voulait plus
entrer dans une grange et ses vaches tremblaient dès qu’elles sentaient
l’odeur d’un porc. Ce qui n’effrayait pas Francis, c’était l’odeur métallique
du sang. Elle lui donnait envie de se venger toujours plus vite, d’aller
toujours plus loin, de frapper toujours plus fort, quitte à provoquer des
séquelles irréversibles. Sans cesse il cherchait comment il pourrait faire mal
pour de bon.
Tous les villageois sans exception savaient ce qui se passait non loin de
chez eux et tous sans exception avaient d’abord pensé que ce ne serait qu’une
passade. Des paris avaient même été faits chez Dédé. Chacun voulait savoir
qui allait capituler le premier. Un seul morceau de Flagada avait à l’époque
suffi à détendre les plus inquiets qui s’étaient même permis de railler Francis
lorsqu’il garait sa voiture non loin de la buvette. Étienne avait quant à lui eu
droit à tout un diaporama des plus belles photos de l’arrière-train de ses
vaches. Sans le savoir, ils avaient nourri l’animosité qui existait entre Gros et
Petit. Lorsque mère poule était tombée de l’échelle, ces inconscients s’étaient
enfin rendu compte que le conflit était peut-être plus grave que ce qu’ils
pensaient.
L’argent des paris avait été utilisé à bon escient pour faire repeindre la
carrosserie des deux Renault 5 et les équiper de pneus anticrevaison.
Philogomme avait demandé aux deux hommes de se faire une accolade très
fraternelle, ce qu’ils avaient fait sans grande conviction. Gleude le vétérinaire
était venu faire des séances de psychothérapie avec les vaches des Petit. Lors
de la première séance, il les avait détendues à l’aide d’un massage et leur
avait parlé durant des heures. Lors de la deuxième séance, il avait proposé à
chacune d’entre elles un petit tour par la brosse à vaches pour les débarrasser
de leurs parasites. Lors des séances suivantes, il avait quelques fois grouiné
sans prévenir, ce qui avait fait détaler plusieurs vaches dans les champs.
Persévérant, il avait grouiné encore, encore et encore, de plus en plus fort,
puis avait emmené dans l’étable un porcelet et pour finir une truie. Gérard le
vigneron était alors arrivé les bras chargés de bouteilles de vin chargées de
soufre afin de fêter dignement la guérison des bovins dans l’étable et par la
même occasion, espérait-il, la réconciliation des deux hommes. En vain.
Francis et Étienne avaient trinqué si violemment à leur santé que leurs verres
s’étaient brisés, que le vin rouge avait giclé sur la vache Frisette, que cette
dernière s’était ruée au fond de l’étable, apeurant de ce fait Fleurette, Fourme
d’Ambert, Folle-Avoine et Furibonde qui, malgré les thérapies de groupe de
Gleude, ne purent plus jamais se faire approcher par une bouteille de vin ; or
Francis aimait s’envoyer un coup de pinard dans l’étable avant de pailler.
À court d’idées, les amis proches des deux familles s’en étaient éloignés
petit à petit, peu à peu, imperceptiblement. Prendre parti leur était impossible.
Philogomme ne voulait plus se retrouver le cul entre deux selles de vélo,
Dédé s’interdisait de choisir entre insultes en vers et insultes en prose, Gérard
ne souhaitait plus que son vin tourne au vinaigre et Gleude refusait de
psychanalyser les deux mufles qui s’entre-déchiraient comme des barbares.
Tous savaient ce qui était à l’origine du conflit. C’est pourquoi même la
Flagada ne leur faisait plus envie. À quoi bon vouloir rire à tout prix quand
tout au fond de soi on pleure ? Les cache-misère hypnotiques furent remisés
et réservés aux touristes. Le village de Grenaille était devenu riche de
moyens, mais pauvre de bonne fortune.
16
La fête nationale de Grenaille dont Jean avait décrété qu’elle aurait lieu
chaque année le 28 septembre fut l’occasion pour eux de découvrir qu’ils
n’étaient pas au bout de leurs surprises. Un troupeau de touristes était
agglutiné sur la Grand-Place et attendait que les festivités commencent. Dédé
avait posé sur les tables bistrot de la terrasse de petits drapeaux de Grenaille
que Jean venait de faire fabriquer. Et il en était fier, Jean de Grenaille, de ses
drapeaux, symboles de toute une nation. Il pouvait en parler des heures, de
comment il les avait conçus.
Jean entama donc sa tournée pour raconter le cheminement de ses idées
aux vacanciers. « Je vois que vous regardez le drapeau posé sur votre table.
Savez-vous comment il a été créé ? » « Mangez donc ces frites et vous m’en
donnerez des nouvelles ! Les frites de Grenaille sont les meilleures frites au
monde ! Tant que j’y pense, savez-vous qui a imaginé notre drapeau ? »
« Mesdames, laissez-moi vous dire que le président est très honoré de vous
accueillir sur ses terres et qu’il a lui-même inventé le drapeau que vous voyez
affiché à côté de son portrait sur la façade de la mairie ». Et ainsi de suite.
Une fois prises dans ses filets, ses proies n’avaient plus d’autre choix que de
l’écouter, ce qu’elles faisaient toutes avec beaucoup de peine. Le président
pouvait être prolixe quand il s’agissait de parler de tout ce qu’il faisait de bien
pour son village. Voici à peu près quel était son discours. Il lui avait bien
fallu puiser son inspiration dans l’existant. C’est pourquoi il avait décidé de
sélectionner un drapeau existant qu’il trouvait à son goût. Le drapeau du
Brésil lui avait paru être une bonne base, puisque le vert représentait les
champs à la belle saison et le jaune la pomme de terre. Il s’était ensuite
ravisé. C’était un choix trop évident qui ne lui aurait valu aucun compliment.
Le drapeau du Maroc avec son unique étoile était un peu trop modeste et
celui des États-Unis d’une prétention qui lui aurait été reprochée. Il
s’inspirerait de ce dernier quand le village de Grenaille aurait colonisé les
villes voisines et qu’il serait découpé en de nombreux États. Le drapeau de la
Tanzanie dont le bleu et le vert étaient séparés par une bande noire lui faisait
penser aux conflits entre les Gros et les Petit, celui de la Namibie et des Îles
Salomon également. Le drapeau de la Barbade dont le trident pouvait être
confondu avec une fourche lui avait bien plu, mais la fourche était une arme
potentielle qui eût pu passer pour un message de haine. L’évidence s’était
alors enfin imposée à lui. Il devait trouver un drapeau simple avec un
emblème fort et positif. Le drapeau du Japon représentant un soleil rouge sur
un fond blanc virginal était ce qu’il lui fallait. Il avait remplacé le rond rouge
de ce drapeau par une pomme de terre. Le drapeau de Grenaille était donc un
drapeau blanc avec une pomme de terre en son centre. Simple et efficace,
sauf pour Jean qui avait cogité longtemps pour le dessiner.
La foule retint son souffle quand elle vit arriver au loin une vingtaine
d’hommes et de femmes portant une toge jaune avec un grand col marron,
des gants blancs ainsi qu’une coiffe rose ornée de lisérés d’or et de lardons.
Ces drôles de zigotos en tenue d’apparat appartenaient tous à la Confrérie de
la rolliflette, ladite rolliflette étant la tartiflette picarde, une tartiflette au
fromage de rollot. La toge jaune représentait les pommes de terre, le col
marron la partie gratinée du plat et la coiffe rose les lardons. Le grand maître
et ses disciples arrivèrent sur la Grand-Place. La foule s’écarta pour les
laisser passer. Quelques gourmands auraient bien mangé leurs coiffes en
velours qui, faute de pouvoir être lavées, sentaient assez fort les lardons. L’un
des disciples demanda à Étienne de le rejoindre au centre de la foule. Surpris,
père Gros s’avança vers les membres de la confrérie déguisés en rolliflette
d’un pas très cérémonieux. Le grand maître appuya sur ses épaules afin qu’il
se mît à genoux.
— Étienne Gros, la Confrérie de la rolliflette va procéder céans à ton
intronisation pour te récompenser de tes mérites.
— C’est trop d’honneur que vous me faites là.
— Lève-toi et lis le serment.
— Moi, Étienne Gros, intronisé au titre de chevalier, m’engage à
promouvoir la rolliflette, à faire connaître la rolliflette en tous lieux de
convivialité et à la faire déguster à ma table.
— Mange une bouchée de rolliflette afin de sceller ce serment.
Le grand maître enfouit dans la bouche du chevalier un gros morceau de
rolliflette à l’aide de sa spatule en bois géante qui faisait office de sceptre,
après quoi il posa cette spatule sur l’épaule gauche, puis sur l’épaule droite
d’Étienne.
— L’artisan costumier a cousu une toge à l’image de la Flagada. Revêts-la.
La toge fut amenée par deux disciples comme on aurait présenté une robe
de bal à une princesse. Très rigolote, voire ridiculement rigolote, la toge
jaune était brodée avec du fil bleu qui rappelait la peinture que père Gros
avait utilisée pour repeindre les murs de son voisin. Les broderies se
croisaient et s’entrecroisaient à n’en plus finir. Il fallait prendre un peu de
recul afin de percevoir toute la beauté de ce travail d’artisan. Ce n’était qu’en
se trouvant à quelques mètres de la toge que l’entrecroisement de fils révélait
toute la splendeur d’une bergère épluchant un tubercule au-dessus d’une table
recouverte d’une magnifique nappe. Cette broderie ressemblait à La Laitière
de Johannes Vermeer en version patate. La couleur des fils y était aussi
sûrement pour quelque chose. Sur la coiffe pendouillaient des pommes de
terre en peluche qui faisaient aussi office de grelots. Bien que flatté, Étienne
se demanda quand il allait pouvoir porter cet accoutrement mis à part en ce
jour de fête. C’est vrai qu’il faut quand même avoir une certaine classe et un
air détaché pour sortir les poubelles ou aller faire ses courses chez Super U
tout en ressemblant à la fois à un professeur de lettres, à un fou du roi et à une
Flagada.
Les disciples remuèrent les mains pour chauffer le public qui applaudit le
nouveau chevalier. Entra alors en scène l’animateur du Super U engagé par
Jean. Capable de faire acheter aux ménagères plus de six cents melons
charentais en promotion en quelques heures seulement, la pile électrique sur
ressorts avait de la voix. Jamais à court d’arguments, jamais fatigué, toujours
souriant, encore plein d’allant, Elvis Gosselin de Benicourt connaissait son
métier. Issu d’une famille de camelots, il avait pratiqué leurs méthodes sur les
marchés et dans les salons avant de les importer dans les supermarchés. Sa
technique ? Dévoiler le prix de la huitième merveille du monde après un long
discours bien rodé, prendre l’accent local, avancer des arguments
scientifiques, être convaincu de la qualité de son produit et saupoudrer le tout
d’un zeste d’humour. Sa devise ? « Un client qui prend le produit en main est
un client qui achète » Son talon d’Achille ? La mère de famille nombreuse
dont il avait brossé un portrait assez réaliste à la suite de sa longue carrière :
« Dès que tu aperçois les roues de son chariot, tu sais que tu vas en baver un
max. Ses monstres courent déjà dans tous les sens. Tu te prépares à toutes les
éventualités. Même si tu sais que t’as peu de chance d’attirer suffisamment
l’attention de la mère pour écouler ton produit, t’essaies quand même. Je te
donne un exemple :
— Bonjour, madame. Ce sont de beaux enfants que vous avez là. Puis-je
vous présenter…
— Timothée, arrête de frapper Léonie !
— … notre nouvelle gamme de produits détergents qui dégraissent tout sur
leur passage et qui sentent bon la Provence ?
— Capucine, si tu avales ce liquide vaisselle, tu vas te prendre la raclée de
ta vie ! Excusez-moi, monsieur, je vous écoute.
— Je disais donc que nous vendons un produit révolutionnaire qui vous
fera gagner un temps précieux et…
— Arthur et Ethan, descendez de cette étagère tout de suite ! Timothée,
lâche les cheveux de ta sœur ! C’est la dernière fois que vous venez faire des
courses avec maman ! Vous disiez ?
— Nos bonbons à la fraise sont en promotion. Ils sont sans sucre,
spécialement adaptés aux enfants surexcités. Ça vous intéresse ? »
Attiré par les rumeurs qui couraient sur la Flagada, ce vendeur
professionnel avait daigné venir jusqu’à Grenaille pour animer le tout premier
concours de mangeurs de pommes de terre du village, concours ridicule s’il
en est, et pourtant très attendu. Fraîche et dispose même après avoir parcouru
la France entière tout l’été, la coqueluche aux zygomatiques bien musclés
s’était déjà emparée du micro afin d’annoncer qu’un invité de marque était
présent, et pas des moindres. C’était le très célèbre Joey Chesnut, le
champion du monde du concours du plus gros mangeur de hot-dogs qui
attendait les prétendants au titre dans la tente installée en face de la mairie.
Son estomac entraîné successivement par des périodes de jeûne et des
étirements réalisés avec du lait et de l’eau pouvait se remplir de soixante-dix
hot-dogs en l’espace de dix minutes. Le glouton était là pour faire une
démonstration et ne participait évidemment pas au concours.
Elvis invita les concurrents à se rendre dans la tente où des caméras étaient
postées à plusieurs endroits. Elles retransmettraient une demi-heure plus tard
des images de goinfres à l’agonie sur les réseaux sociaux. Des centaines de
milliers de curieux allaient voir un film d’horreur. Contrairement aux belles
histoires, les horreurs font beaucoup parler d’elles. Faire le buzz pour attirer
plus de touristes dans son village, voilà quelle était la nouvelle stratégie du
maire.
Joey Chesnut fit la démonstration de son talent en fourrant dans sa bouche
pas moins de soixante-six pommes de terre en huit minutes. Pas des Flagada,
cela va de soi. C’eût été fâcheux qu’un invité fît une overdose. Vint ensuite le
tour des villageois de prendre place devant les monticules de patates. Alors
que le top départ allait être donné, Francis arracha le micro des mains d’Elvis
pour signaler que lui aussi voulait relever le défi avec son ami Étienne qui,
rappelons-le, s’était engagé à promouvoir la rolliflette et donc indirectement
la pomme de terre. Vêtu de son habit de cérémonie, Étienne ne rendrait le
tableau retransmis par les caméras que plus original. Père Gros se sentait
d’attaque. La bouchée de rolliflette qu’il avait avalée un peu plus tôt n’avait
fait qu’aiguiser son appétit. On installa deux couverts supplémentaires sur
l’une des tables de pique-nique en bois. Évelyne sentit des reflux acides lui
remonter jusque dans la bouche.
Elvis redonna le top départ et c’est alors que commença une véritable
orgie. Les vingt participants devaient engloutir un maximum de pommes de
terre en huit minutes. C’était la règle. Chacun d’entre eux avait toujours une
patate en main pour ne pas perdre quelques précieuses secondes. Pendant
qu’une main poussait un tubercule dans la bouche, l’autre main attrapait un
autre tubercule ou un gobelet rempli d’eau pour faire passer la bouillie
épaisse qui glissait difficilement dans l’œsophage. Les langues s’asséchaient
de plus en plus à mesure qu’elles ne pouvaient plus produire assez de salive.
Un bourrage n’était pas à exclure. C’est pourquoi un médecin observait
minutieusement chaque visage pour intervenir au premier signe
d’étouffement.
À deux minutes de la fin du temps réglementaire, le ton commença à
monter, les touristes se mirent à encourager ceux qui avaient toutes les
chances de gagner et parmi ceux-là se trouvaient encore Étienne et Francis.
Ils se jetaient de temps en temps un regard en rêvant secrètement qu’une
pomme de terre passe par le mauvais trou de leur ennemi respectif.
Edmontine criait dans les oreilles de son poulain pour l’encourager tandis que
Fleur faisait de même dans celles de son père. Elvis devait hausser le ton pour
se faire entendre. Le prodige de la phraséologie mercantile savait y faire pour
enflammer la tente : « Ça mastique, ça mastique, mais faut que ça passe ! »,
« Allez, les champions, faites-moi descendre tout ça », « Tous ces vilains
boutons de pantalon doivent sauter ! », « N’oubliez pas que des sacs de
pommes de terre à l’effigie de Joey sont en vente devant la buvette à Dédé. »
Tel était le tour de main par trop stupéfiant du camelot pour faire vibrer les
téléphones mobiles des spectateurs en train de vouloir rendre leur déjeuner à
la simple vue des concurrents qui avaient enfin compris qu’il valait mieux
écraser les patates préalablement plongées dans l’eau avant de les avaler.
À trente secondes de la fin du temps réglementaire, Étienne et Francis
étaient très clairement annoncés comme étant de potentiels vainqueurs.
Francis n’avait que cinq pommes de terre d’avance sur Étienne qui redoubla
ses efforts pour gober la bouillie qu’il avait dans la bouche en la poussant à
l’aide d’autres pommes de terre écrasées avec les paumes de ses mains. De
l’eau dégoulinait des bras des deux hommes. Des gouttes de sueur
ruisselaient sur leurs fronts. Leurs visages commençaient à se crisper, leurs
estomacs à se contracter, propulsant leurs têtes en avant, leur faisant émettre
des bruits de régurgitation sans que rien ne sorte de leurs gosiers cependant.
Leurs corps voulaient expulser la masse compacte qui dilatait leurs panses.
Leurs têtes le leur interdisaient. « Pas maintenant, pas si près du but »,
répétait intérieurement Étienne. Il voulait lui mettre la branlée de sa vie, à ce
serial bousilleur de pneus, à ce tagueur d’insultes, à cet exhibitionniste à la
ponctuation mal placée.
Edmontine et Fleur hurlaient de plus en plus fort, tapaient des pieds,
effrayant des touristes qui firent quelques pas en arrière. Vingt secondes, il ne
restait plus que vingt secondes avant la fin du concours. Francis ne devançait
plus son adversaire que d’une pomme de terre. Il n’arrivait plus à suivre. Son
cœur s’était emballé depuis deux bonnes minutes déjà et il sentait qu’il était
en train de le lâcher. La vengeance étant parfois plus forte que la raison, il
continuait malgré tout à avaler patate après patate. Pour rien. Ce fut Étienne
qui remporta le trophée. Il avait mangé cinquante-quatre pommes de terre.
Deux de plus que Francis. Chesnut n’avait jamais vu des amateurs réaliser un
tel exploit. Le médecin se précipita près des deux champions pour prendre
leur pouls et leur faire passer quelques examens et ce qui devait arriver
arriva : leurs estomacs reprirent le dessus et se vidèrent. Étonnamment,
personne ne sortit de la tente à la vue des deux tas qui, métaphoriquement,
parce que les décrire tels qu’ils étaient réellement ne serait pas très ragoûtant,
ressemblaient à… Non. Même métaphoriquement, ce serait ignoble.
Blanc comme un linge, Étienne releva la tête et fit ce qu’il n’eût pas dû
faire : gober une pomme de terre en narguant Francis d’un sourire. Furibard,
père Petit se leva, arracha la spatule géante des mains du grand maître et se
rua sur Étienne en la plaçant au-dessus de son épaule comme une batte de
baseball. C’est là que les villageois et les touristes sortirent tous de la tente en
courant. Étienne grimpa sur la table, sauta en l’air quand Francis fendit l’air
avec la spatule, évitant ainsi de se faire briser le tibia. Il courut sur les tables
adjacentes, suivi de près par son enragé de voisin. Les plats de patates
volèrent en l’air, tombèrent par terre, les gobelets d’eau éclaboussèrent les
bâches de la tente. Jean avait eu la présence d’esprit de couper les caméras
avant de déguerpir. Les deux belligérants étaient seuls et seuls les bruits des
objets qui faisaient les frais de leur combat donnaient des nouvelles de leur
état à leurs proches tout proches de la tente. Évelyne se bouffait un doigt,
Emmanuel tenait la main de sa belle et Fleur fixait ses yeux sur Erika quand
vint le silence, un silence de mort, un silence tout aussi inquiétant que celui
qui survenait quand mémé arrêtait de parler après avoir bu cinq verres de
poirette et que toute la famille se précipitait dehors pour voir si elle n’avait
pas passé l’arme à gauche.
Edmontine la courageuse découvrit la première que toutes les tables étaient
cassées, toutes les caméras détruites, tous les plats renversés, que deux corps
gisaient sur le sol dans leur propre bol alimentaire. Elle se précipita au chevet
de son fils qui avait quelques contusions sur les bras et une énorme bosse sur
le crâne de laquelle coulait du sang. Son fils respirait. « Tu peux dire à
Francis qu’on refait ça quand il veut », lui chuchota Étienne. Elle cria à l’aide
pour que l’on vienne examiner Francis. Un peu farouche, le médecin se fit
porter dans la tente par Chesnut himself. Il procéda à un examen complet du
second blessé qui n’avait apparemment reçu aucun coup. Sa jambe droite
était malgré tout bien amochée, son genou gonflé par un œdème et son mollet
plus tout à fait dans l’axe. Le genou avait dû être bloqué pendant que le corps
effectuait une rotation. Une opération était à prévoir pour visser et clouer l’os
durant neuf mois avec en bonus un plâtre à porter pendant trois mois au
moins.
Les deux hommes furent transportés à l’hôpital en ambulance et après
quelques examens plus poussés, il s’avéra qu’Étienne n’avait pas non plus été
épargné. Il avait un traumatisme crânien qui lui avait fait perdre connaissance
durant quelques secondes. Son os occipital avait été fissuré par un objet
lourd, avait dit l’infirmière. Quand Edmontine avait demandé au chirurgien
s’il pouvait s’agir d’une spatule en bois d’un mètre de long et de quinze
centimètres de large à son extrémité, il avait eu l’air sceptique. La fracture
n’était heureusement pas accompagnée de lésions cérébrales et aucune
intervention n’était à prévoir, mais ce n’était pas tout. Étienne avait une
fracture de la hanche qui s’était produite dans le tibia même. Punition
identique : vis et clous pour maintenir l’os en place durant la consolidation.
Évelyne et Félicie étaient hors d’elles. Bien qu’ils fussent en piteux état,
elles ne ménagèrent pas leurs hommes au sortir de la salle de réveil. Si tous
ces bleus, ces plâtres et ces interventions de menuisier sur leurs charpentes
n’étaient pas un avertissement, qu’est-ce qui aurait pu l’être ? Sermons dans
la chambre de gauche, reproches dans la chambre de droite, récriminations et
plaintes avaient fusé pour enfoncer les vis et les clous un peu plus
profondément. Ces femmes n’étaient pas inquiètes, elles étaient soulagées
parce qu’elles pensaient que ce tragique accident allait faire cesser une bonne
fois pour toutes les hostilités.
À Grenaille, tout était revenu à la normale. La fête se poursuivait sur la
Grand-Place où des bouchées apéritives surmontées d’une râpée de Flagada
avaient été gracieusement proposées aux centaines de visiteurs pour leur faire
oublier l’incident qui s’était déroulé là en fin de matinée. Envolés, les qu’en-
dira-t-on ; chassé, le désordre ; refoulés, les scrupules et dissipé, l’émoi qui
avait donné le bourdon aux fêtards. Les muscles étaient détendus, les langues
déliées et les rires tonitruants.
Jean décida qu’il organiserait un concours d’épluchage de pommes de terre
l’année suivante. Ce serait moins impressionnant qu’un concours de
mangeurs de pommes de terre, mais il y aurait moins de casse. Quant à ceux
qui avaient encore faim, un plat à partager était au menu de la buvette : Le
plateau de Bintje extra-large et sa sauce au cheddar. Bon appétit !
17
Francis était sorti indemne du mauvais coup que lui avait porté la très
sportive Edmontine. Il avait juste recraché un bout de dent dans l’évier de la
cuisine en remontant de la cave. Cette énième lutte avait quelque peu
échauffé les esprits chez les Petit. Contrairement à Étienne, Francis n’avait
pas sa langue dans sa poche et ne préservait nullement sa famille. Que son
père, sa femme et sa fille s’inquiètent lui était égal, puisque le plus inquiet,
c’était bien lui. Il n’y avait aucune raison que tout le monde ne se gorge pas
pleinement de l’anxiété située juste à côté de l’oreiller de peur de voir qu’un
tour pendable avait été joué durant la nuit.
Autant dire que les Petit étaient sur leurs gardes. Ils redoutaient les
représailles, soupçonnaient l’imminence de la vengeance, essayaient de
contrecarrer les futures ripostes de leurs voisins. Il y avait comme une tension
dans l’air et presque, dirait-on, comme une odeur de poudre à l’intérieur de la
ferme, pas celle de la cocaïne, de la poudre dentifrice, de la poudre à éternuer
ou de la poudre détersive, pas non plus celle du sucre en poudre, du cacao, de
l’amande ou de la poudre de lait, non, cela ne sentait pas le gâteau tout chaud
sorti du four chez les Petit, ni même la poudre aux yeux, cela sentait la
poudre à canon. Aucune des deux familles ne possédait pourtant un canon,
bien qu’elles détinssent chacune dans leur hangar quelques obus datant de la
Première Guerre mondiale dont elles n’avaient jamais pensé à se servir. Cela
sentait le charbon et l’allumette brûlée parce que les Petit se faisaient un bon
gueuleton. Dans la maison, le climat était donc propice à la rébellion. L’odeur
de la viande sanguinolente avait réveillé le requin blanc qui sommeillait en
Francis. Ses trente-deux poignards déchiqueteurs de chair broyaient les fibres
musculaires d’une vache de réforme cuite au barbecue.
Étienne avait peut-être reçu le grade de commandant en chef, mais la
cruauté de Francis était incomparablement plus prodigieuse que celle de
l’homme dont le cœur rechignait à devenir Petit. Étienne avait un cœur grand
comme les tours Petronas, la Tokyo Skytree ou le barrage de Jinping, ou
comme toutes ces constructions mises les unes au-dessus des autres. Il voulait
rosser, cogner, attaquer, mais au moment où Francis avalait son bout de
barbaque, si Étienne eût fait le bilan des points marqués, son voisin
l’emportait haut la main. L’arroser de jus de groseilles, voilà comment il
s’était défendu jusqu’alors. Misérables étaient ses ripostes, admirable était sa
grandeur d’âme, réfractaire était sa haine. Étienne Gros était un honnête
paysan.
Le soir venu, le goût de la viande qu’avait dégustée Francis à midi lui
revenait dans la bouche par des renvois successifs. Cela faisait déjà vingt
minutes qu’aucun Gros n’était sorti de chez lui. Le couvre-feu avait été
respecté. Cette absence inhabituelle donna envie à Francis d’aller explorer le
seul lieu extérieur qui n’était pas observé à l’aide de caméras par son voisin.
Il était toutefois un peu trop tôt pour aller fouiner chez l’ennemi. Dans son
fauteuil, Francis regardait dans le vide, levait quelquefois la tête pour
consulter l’heure sur l’horloge puis regardait à nouveau dans le vide. Il
patientait.
Minuit sonna. Ferdinand s’était assoupi dans le canapé. Fleur était allée se
coucher. Félicie aussi. Francis regarda une dernière fois dans le vide pour
voir s’il n’y avait rien oublié puis se rendit dans la cour où il n’y avait pas un
chat, bien qu’un chat passât justement par là. Le félin caressa les mollets du
truand avec sa queue. Paranoïaque, père Petit se demanda s’il n’avait pas été
envoyé par les Gros pour l’espionner. Afin d’écarter tout danger, il fouilla
l’animal pour vérifier s’il n’avait pas de caméra accrochée à son collier ou de
micro dissimulé dans son pelage. Rien n’était à signaler. Il avait toute liberté
pour agir à sa guise. Francis entra dans le hangar à machines de son voisin,
enfila la paire de gants déposée sur le siège du tracteur, s’approcha de la
Grimme GT 170 S et jeta un dernier coup d’œil autour de lui avant d’arracher
l’une de ses griffes de toutes ses forces. Il subtilisa ensuite une paire de bottes
et s’enfuit au volant de sa Renault 5 pour se rendre chez Gustave où la
cuisine était encore éclairée.
Le vieil homme faisait rissoler une dizaine de Flagada qu’il avait trouvées
sous un manteau. Les trafics de pommes de terre étaient tenus par une
poignée d’étrangers peu scrupuleux, principalement des traders de profession
qui ne pouvaient, même à des kilomètres de leur lieu de travail, s’empêcher
d’acheter et de revendre toutes sortes de denrées en encaissant une plus-value
au passage. Ce n’était pas dans les habitudes de Gustave de noyer son chagrin
dans l’alcool. Même la crème fleurette ne lui faisait d’ailleurs plus envie. Il
n’avait plus envie de rien, Gustave. Il attendait que les grues passent au
printemps, que les flocons de neige tombent en hiver et qu’un touriste perdu
vienne frapper à sa porte pour lui demander son chemin. Son vélo avait été
remisé dans l’étable. Ses jambes atrophiées ne lui permettaient guère plus de
pédaler et guère personne ne pédalait jusque chez lui, même Philogomme
dont la tournée avait été considérablement rallongée à cause de toutes les
pustules qui étaient sorties de terre. Seuls quelques traders qui faisaient du
porte-à-porte pour refourguer leur came se présentaient chez lui. Le désarroi
et la misère affective faisaient vendre. Gustave avait pour une fois cédé à
leurs avances. Le marché auquel il ne pouvait plus se rendre était venu
jusqu’à lui. Le trader lui avait fait un bon prix. Il était même entré un instant.
C’est ainsi que cela sentait bon les échalotes et les réjouissances dans la
cuisine de Gustave. Il mangeait seul à une heure improbable un plat
improbable sans savoir qu’il était observé. Ces deux conditions très
improbablement réunies changèrent le cours des événements. Les Flagada
que savourait Gustave allaient ce soir-là à la fois le sauver des griffes d’un
tueur et le tuer. Trente minutes plus tard, Gustave mourrait.
Père Petit longea la vieille ferme délabrée en prenant soin de laisser
l’empreinte de ses pas sur les chemins boueux qui serpentaient à travers les
herbes hautes du jardin autrefois recouvert d’une belle pelouse. Mis à part la
lumière qui perçait les fenêtres de la cuisine, aucun éclairage extérieur ne
pouvait le guider jusqu’à la bouverie. Il s’aida donc de son nez pour rejoindre
l’étable où deux vaches étaient couchées les yeux à demi fermés et y fit sa
petite affaire. Il revint ensuite sur ses pas et jeta un coup d’œil à l’intérieur de
la ferme. Gustave était affalé sur son fauteuil troué d’un autre âge, se tournait
et se retournait en gesticulant, parlait seul, levait quelquefois subitement les
bras. Il n’avait rien entendu de ce qui venait de se dérouler dans sa bouverie
et fort heureusement pour lui, car Francis était d’humeur tueuse cette nuit-là.
Dans l’étable, du sang imbibait la paille et se mêlait à l’odeur d’urine, une
longue pique en acier avait été intentionnellement posée à côté de la queue
des deux victimes dont les yeux ouverts traduisaient l’effroi. La mort était
entrée sans y avoir été invitée. Les vaches avaient été apprivoisées par les
hommes, mais tous les hommes ne méritaient pas leur confiance. Les caresses
avaient anesthésié leur instinct, la promesse d’une gerbe de foin chloroformé
leur intuition. Les pauvres n’avaient rien vu venir, sauf une fraction de
seconde avant que le pic ne transperçât leur jugulaire.
La Renault 5 quitta les lieux phares éteints. La tête à l’envers, Gustave
grimpa l’escalier avec des dizaines de personnages plus drôles les uns que les
autres dans la tête. Il se rendit dans sa chambre à coucher et ouvrit la fenêtre
pour rafraîchir la pièce. Ensorcelé par les milliers d’étoiles filantes qui
traçaient des arabesques dans le ciel, il s’appuya sur le rebord de la fenêtre
pour contempler ce spectacle hallucinant. En regardant vers le bas, il aperçut
dans son jardin trois nains en porcelaine qui dansaient la farandole. Que
Gustave trouvât la vie belle à cet instant, tellement belle qu’il décida
d’approcher sa tête plus près des nains, tellement près que ses jambes
atrophiées ne purent plus faire contrepoids et qu’il dit au revoir à la vie.
Dans la cheminée des Petit, des flammes nourries par une paire de gants
couverte de sang léchaient l’épais mur en briques noirci par les centaines de
feux qui jadis réchauffaient des marmites de soupe. Il était content de lui, le
Francis. Bien que le plan avec mémé eût échoué, celui-là de plan, il en était
certain, allait se dérouler comme prévu, et ceci même s’il avait très chaud
parce que faire un feu au mois d’août, ce n’était pas vraiment une bonne idée.
Trois corps restèrent ainsi à terre durant plusieurs jours. Personne
n’attendait Gustave, nulle part, et encore moins ses vaches. L’annonce de sa
mort fut ébruitée par le vent et la chaleur. Une odeur de mort s’engouffra
dans les narines de son voisin qui découvrit un cadavre à côté de trois nains
de jardin. Le massacre qui avait eu lieu dans l’étable avait plus que
probablement été exécuté à l’aide du pic laissé sur place. Les policiers
récoltèrent suffisamment d’indices pour ouvrir une enquête pour meurtre
bovin. Concernant le corps de Gustave, ils ne surent que penser. La victime
s’était peut-être jetée par la fenêtre après avoir découvert ses vaches
ensanglantées. Le vieux avait aussi pu être poussé par l’assassin qui voulait
avoir le champ libre pour tuer les vaches. L’homme qui s’était introduit dans
la chambre pouvait également avoir une profonde aversion pour les nains de
jardin. Aucun policier ne songea évidemment que c’étaient les nains eux-
mêmes qui avaient précipité la mort de Gustave.
Deux poulets débarquèrent quelques heures plus tard chez père Gros. Ils
inspectèrent ses machines, trouvèrent une paire de bottes dont les semelles
étaient couvertes de boue fraîche, passèrent les menottes à Étienne et
l’emmenèrent au poste. Les indices étaient confondants, un peu trop
confondants même, même un peu trop Gros pour être crédibles. Emmanuel
fut consterné d’apprendre que son père croupissait dans une cellule quand il
revint des champs. Il fit immédiatement monter Évelyne et Edmontine dans la
Renault 5 pour les conduire au poste de police. Seule Erika resta à la ferme
parce qu’elle puait la poirette et qu’elle avait envie de dormir. L’occasion fut
trop belle pour Fleur qui se demanda que faire pour que sa rivale sortît de ses
gonds. Elle avait entendu les tourtereaux se disputer à plusieurs reprises et
elle s’en frottait les mains. La fausse blonde était au bord de l’explosion et ne
tarderait pas à péter un câble. Elle en était certaine. Un tout petit coup de
pouce suffirait à précipiter les choses. Les chaises roses avaient été laissées
dans la cour et Erika, elle le savait, y tenait beaucoup, à ses chaises roses.
Elle transporta les transats dans le hangar à machines, leur donna quelques
coups de marteau pour expulser sa haine puis les enterra dans les champs des
Gros en prenant soin de laisser dépasser de terre quelques barres en acier
blanc. Même si elle eût préféré mettre un coup de marteau sur les jambes de
la danseuse, elle jubilait en imaginant Erika bouillonner de colère.
Alors que le reste de la famille Gros était en chemin, Étienne étudiait la
prostituée et l’ivrogne qui l’attendaient dans la cellule collective. Le
lieutenant qui lui tenait le bras était un gars du coin nommé Taillandier qui
avait passé plusieurs fois ses vacances en compagnie d’Emmanuel quand il
était petit. Bien qu’il fût informé par ses collègues que le Gros était
indiscutablement un boucher et qu’il n’était pas exclu qu’il fût également
nanophobe, il ne voulait ni ne pouvait croire en la culpabilité du fermier. En
ami de la famille, c’est donc tout naturellement que le lieutenant avait tenu à
amener lui-même Étienne jusqu’à la cellule. C’est aussi tout naturellement
qu’il le traitait avec le plus grand des égards. Même si les preuves étaient
accablantes, ce père de famille respectable était présumé innocent jusqu’à
l’issue de son procès.
Taillandier détacha le trousseau de clés qu’il portait à sa ceinture. Il fit
glisser la porte de la cellule qui avait sacrément besoin d’être graissée.
L’ivrogne se réveilla et la prostituée se boucha les oreilles.
— Je vous en prie, monsieur Gros.
— Non, lieutenant, allez-y d’abord. J’ai tout mon temps.
— Non, après vous.
— Je vous remercie, mais j’insiste.
— Puisque vous insistez.
Taillandier entra donc le premier dans la cellule, suivi de très près par
Étienne dont il tenait toujours le bras.
— Désirez-vous un verre d’eau avant que je parte ?
— Non, merci, ça ira.
— Moi, je veux bien un verre de pinard !
C’est évidemment l’ivrogne qui avait crié.
— T’es assez alcoolisé pour l’année à venir !
Et Taillandier repartit. S’engagea ensuite une conversation entre un fermier
suspecté du meurtre de deux vaches, une prostituée arrêtée pour racolage et
un ivrogne soupçonné d’avoir trop bu. Enfin, plutôt entre un fermier et une
prostituée, parce que l’ivrogne s’endormit presque instantanément.
— T’as fait quoi pour être coffré ? demanda la prostituée.
— Rien.
— Moi, j’ai été ramassée sur le bord de la route par un poulet déguisé en
étalon. Voilà, tu sais tout. Dis-moi ce que t’as fait. Ici, tu peux parler.
Personne te jugera.
— Ça fait combien de temps que vous êtes enfermée derrière ces
barreaux ?
— Douze heures et trente-six minutes.
— C’est précis.
— On a que ça à foutre, compter les minutes.
— Vous n’avez pas les fesses engourdies ?
— Si, mais je peux pas rester debout. T’as vu la hauteur de mes talons ?
La prostituée se leva et fit le tour de la cellule avec ses échasses en cuir
verni rose pour les faire voir à Étienne.
— Si je puis te tutoyer et te donner un conseil, évite le rose la prochaine
fois, ça met la puce à l’oreille. Tes chaussures ont la même couleur que mes
chaises de jardin suédoises.
— Toi, le fermier, t’as des chaises roses dans ton jardin ? Je te crois pas.
— Dans la cour. Et une mère qui sait danser le moonwalk.
— Tu me charries…
— Du tout.
— T’es un fermier qui vit avec son temps.
— Situé à mi-chemin entre tradition et modernité.
La femme aux talons vertigineux cracha son chewing-gum et extirpa de la
poche de sa jupe une petite boîte en carton qui en contenait une dizaine
d’autres.
— T’en veux un ?
— Pourquoi pas.
Et c’est ainsi que père Gros se retrouva dans une cellule assis à côté d’une
prostituée et qu’il mâcha du chewing-gum pour la première fois de sa vie.
— T’as d’autres trucs géniaux à me balancer ? Parce que tu peux pas
savoir comme ça fait du bien de causer un peu. Je te raconte même pas
comment l’autre poivrot à côté, il m’a saoulée toute la nuit pour avoir à boire.
T’as de la chance qu’il se soit endormi. Attends de voir quand il va se
réveiller.
— La copine de mon fils est danseuse de samba.
— Mémé et elle doivent drôlement vous divertir quand vous savez pas
quoi foutre en hiver.
Étienne ne releva pas le « savez pas quoi foutre », même s’il eut envie de
lui proposer de faire un stage à la ferme pour qu’elle sache que « savez pas
quoi foutre » est une expression que les paysans sont très loin d’employer.
— Nous avons aussi nos loisirs, nous autres. Tiens, voilà maintenant
presque un an, j’ai participé à un concours de mangeurs de pommes de terre
et j’ai gagné. J’ai avalé cinquante-quatre pommes de terre en huit minutes.
— Non !
— Et en portant un chapeau avec des grelots qui avaient la forme d’une
pomme de terre.
— Incroyable !
— Bon, après, ça a mal tourné. On a frappé mon bassin avec une spatule
en bois géante. Résultat : j’ai eu des vis dans la hanche. Regarde, là, t’as vu la
cicatrice ?
— Tu paies pas de mine avec ta gueule d’homme à qui on confierait son
nouveau-né pour aller pisser et tes vêtements de troisième main, mais en fait,
t’es un mec hypercool. Tu devrais écrire un livre. Ça marche bien, les livres,
surtout quand les gens qui les écrivent ont des choses intéressantes à raconter.
J’ai voulu écrire un livre sur mon métier pour expliquer pourquoi j’en étais
arrivée là, mais j’ai pas pu écrire plus de dix lignes. Je suis pas une as du
stylo. Par contre, je connais mon métier sur le bout des doigts. Je te fais
grimper un mec aux rideaux en quelques secondes, ce que je fais d’ailleurs
souvent, histoire que ça dure pas trop longtemps, surtout quand le mec a pas
une super hygiène. Là, j’y plonge la tête en me disant que ce ne sera pas une
partie de plaisir, que ce que je vais lui faire, à son oiseau, ce sera
certainement la première douche qu’il aura prise depuis au moins une
semaine, mais que ce sera court. Alors je descends lentement, histoire de
m’habituer aux odeurs, puis…
— Ça va, ça va, j’ai compris.
— Ta femme, elle sait y faire ?
— On fait plus trop, si tu veux tout savoir.
— C’est vrai que tu commences à te faire vieux. La machine doit plus être
aussi performante.
— Pas du tout ! Tout a commencé quand j’ai un jour creusé une cave.
— Continue.
— J’y ai passé des mois pour faire des expériences scientifiques. Je vais
t’épargner les détails. La Flagada, c’est moi qui en suis l’inventeur !
— C’est pas vrai ! Dommage que les Schtroumpfs m’aient pris mon
mobile. Mes copines auraient été grave jalouses si j’avais pris un selfie avec
toi.
— Et c’est ainsi que je suis en quelque sorte devenu dealer et que chez
moi, ça ressemble à un lieu hypersécurisé avec des caméras partout. J’ai
même dû acheter deux pistolets à eau.
— T’as été attaqué, c’est ça ?
— Juste un vol, un kidnapping et une demande de rançon.
— Moi qui pensais que tu foutais rien, James Bond.
L’ivrogne se réveilla pour réclamer son verre de rouge.
— Ferme-la, l’alcoolo, sinon mon pote va t’en coller une. Il a pas l’air,
comme ça, mais c’est un dur à cuire.
Taillandier revint des bureaux où s’était déroulée toute une série
d’interrogatoires.
— T’es libre, l’ami. Ta femme et ta mère ont été interrogées par des
collègues pendant que je prenais ma pause et elles nous ont assuré que tu
étais à la ferme entre vingt-trois heures et une heure du matin. Personne n’a
pu retrouver les gants qui ont probablement été utilisés pour commettre le
crime. Nous n’avons donc pas suffisamment de preuves pour te retenir ici. Ne
t’inquiète pas, on va continuer à chercher et on le trouvera, cet enfoiré qui t’a
fait ce sale coup.
— Je n’en doute pas, lieutenant.
— Évelyne et Edmontine ont été raccompagnées à la ferme après
l’interrogatoire. Ton fils t’attend ici. Il va te ramener chez toi.
Conforme à ses principes, Étienne eût été bien mal à l’aise de proposer au
lieutenant d’aller faire un tour chez les Petit et de passer pour une balance.
Les conflits entre villageois se devaient de se régler entre villageois. Il en
avait été ainsi durant des centaines d’années à Grenaille. Lorsqu’ils fourraient
leur nez dans les affaires des paysans, les policiers étaient mis sur de fausses
pistes, abusés lors des interrogatoires, voire attaqués par quelques pierres ou
quelques œufs dont ils ne pouvaient identifier la provenance.
La prostituée et l’ivrogne se bouchèrent les oreilles quand le lieutenant
entra dans la cellule pour retirer les menottes accrochées aux poignets
d’Étienne. Tandis que ce dernier allait passer la porte, il se retourna et dit au
revoir à ses compagnons de cellule.
Vous qui m’avez tenu compagnie tout ce temps.
Merci de m’avoir permis de faire un bilan.
Aujourd’hui plus que jamais mon courage est grand.
Je m’en vais de ce pas guerroyer dans mes champs.
— Poète, en plus ! C’est trop beau. Le poulet, t’as pas un carnet pour que
je note ?
— Et puis quoi encore !
— Merci, le fermier. Tu m’as redonné envie d’écrire.
— Les amis, ce n’est qu’un au revoir. On se reverra, soyez-en sûrs.
— J’espère bien ! Lieutenant, quand est-ce que je peux sortir pour aller
acheter un cahier et un stylo ?
— Pas tout de suite. Ce n’est pas la première fois qu’on te ramasse sur le
bord de la route alors quelques heures de plus en cellule ne te feront pas de
tort. Toi, l’ivrogne, dans une heure, tu peux sortir d’ici.
Étienne était libre.
— Merci, Taillandier. Vous passez prendre l’apéro à la ferme quand vous
voulez.
— Ce sera avec plaisir, s’il est accompagné d’une purée maison, si vous
voyez ce que je veux dire. Ça me rappellera ma jeunesse. J’avais oublié que
vous étiez un très bon poète.
Le lieutenant avait cru que le dernier alexandrin était une métaphore et que
le fermier comptait simplement labourer ses champs. Il se trompait. Étienne
venait de se donner du courage en vers. Lui qui n’avait plus récité de poème
depuis des mois, ce n’était pas bon signe pour son voisin.
20
La police déduisit dans l’après-midi que Gustave s’était jeté par la fenêtre
de sa chambre à la suite d’une overdose. Erika conclut que des vandales s’en
étaient pris à ses chaises. Au village, ces nouvelles se répandirent comme une
traînée de poudre. Des dealers de grands chemins frappaient à toutes les
portes. Des fossoyeurs de meubles suédois rôdaient près des habitations. Un
tueur de vaches était toujours en liberté et pouvait frapper à nouveau à
n’importe quel moment. Étienne avait été placé en garde à vue et s’était lié
d’amitié avec une pute. C’est un ivrogne qui venait de passer quelques heures
en cellule qui l’avait dit à Dédé en échange d’une bouteille de vin. Le village
pittoresque était devenu un « village qui craint » selon les termes de Sophie
qui se demandait si elle n’allait pas fermer boutique.
Des valises furent bouclées. Quelques voitures quittèrent le parking de leur
pustule. L’hôtel n’affichait plus complet. Jean décida sur le tard d’organiser
une fête pour faire cesser ce sauve-qui-peut. Un artificier fut dépêché sur
place et des affiches placardées sur tous les commerces du village pour
annoncer l’événement. Des employés municipaux rassuraient les touristes en
passant entre les tables des terrasses. Tout allait bien au village. C’était un
lieu sûr. Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Que tout le monde prenne
un verre sur l’ardoise du maire et santé !
De retour du poste de police, Étienne fonça dans son bureau et invita
Edmontine à le suivre.
— Tu vas aux champs et tu me dis où en sont les Petit.
— Chef, oui, chef !
Une demi-heure plus tôt, Emmanuel avait dit « c’est le moment ». Son père
étant absent, il avait appelé Prosper pour qu’il vienne l’aider à récolter les
pommes de terre. Les Petit les avaient suivis un peu après pour faire de
même. Francis tractait l’arracheuse et Fleur la benne. Ils avaient commencé
par récolter la partie du champ la plus proche de celle des Gros.
Edmontine s’approcha nonchalamment des parcelles en éclaireur afin de
voir où ils se trouvaient et à quelle vitesse ils roulaient. De retour dans le
bureau, elle annonça à son fils :
— C’est le moment.
— Propriétés du champ ?
— Un champ de bataille.
— Je parlais de la texture de la terre.
— Sèche et friable.
— Parfait. Les tranchées ?
— Toujours bien hautes.
— Doctrine zéro mort, uniquement des bombes inertes et des frappes
chirurgicales, aucun dommage collatéral et attention aux tirs amis.
— Entendu.
— Prends ton barda. On y va.
Nantis d’une certaine assurance, les deux soldats s’étaient dirigés vers les
champs. Les petits fauteurs de guerre conduisaient leurs engins. Ils n’avaient
pas vu que mémé et son fils s’étaient cachés entre les buttes qui avaient été
tout spécialement aménagées à cet effet. Il était enfin là, Étienne, vêtu de sa
cotte, armé d’un lance-pierres et couché à côté d’un sac à dos rempli de
missiles, là où il voulait être depuis des jours, observant les Petit qui allaient
et venaient tout proches de lui.
— Prête ?
— J’attends vos ordres, commandant.
— Dès qu’ils sont de retour, on attaque.
Le bruit de l’arracheuse se fit plus franc. Quelques oiseaux s’envolèrent.
— Ils arrivent. Tiens-toi prête.
Edmontine prit une pomme de terre dans son sac à dos et la plaça sur le
lance-pierres. Quand Fleur passa devant elle, elle tira maladroitement sur une
roue. Étienne visa quant à lui père Petit qui avait laissé la fenêtre de son
tracteur ouverte. La pomme de terre atterrit sur le toit du tracteur. Francis ne
tourna même pas la tête en direction des deux mitrailleurs. Le bruit de
l’arracheuse avait dû couvrir celui du tir. En quelques secondes, Étienne
rechargea son arme et tira à nouveau. Cette fois, la pomme de terre percuta la
mâchoire de Francis.
— En plein dans la face !
— Bien fait pour lui !
— On vise la fille. Faut qu’elle déguste, elle aussi.
Fleur se fit tirer dessus à trois reprises. L’un des projectiles brisa la vitre de
son tracteur. Folle de rage, elle freina d’un coup sec, contraignant son père à
faire de même pour que l’arracheuse ne crache pas les pommes de terre dans
les champs. Père et fille sortirent de leur tracteur et regardèrent dans toutes
les directions.
— Fille, c’est un coup des Gros. Ils doivent se trouver pas loin.
— Si c’est eux, je ferai ce qu’il faudra pour t’aider.
— Va chercher le fusil de chasse qui est caché dans le hangar. Je vais leur
foutre la trouille de leur vie.
Francis continuait à inspecter les lieux quand il entendit un rire étouffé non
loin de lui. Edmontine n’avait pas pu s’empêcher d’imiter la tête qu’avait fait
Francis quand il s’était pris la patate en pleine figure. Père Petit s’approcha
discrètement de la tranchée avec quelques pommes de terre dans les mains. À
quelques mètres seulement des deux moqueurs, il put voir une touffe de
cheveux dépasser de la butte. Il tira à son tour. Edmontine et Étienne
détalèrent comme des lapins en direction de la ferme. Francis grimpa dans
son tracteur et les suivit en appuyant à fond sur l’accélérateur. Alors qu’il
était presque arrivé à leurs bottes, les lapins se séparèrent en faisant de petits
sauts de gauche à droite. C’est Étienne à qui Francis en voulait le plus, il
continua donc à le poursuivre. À la sortie du champ, il l’avait presque
rattrapé. Manquant de se faire écraser par deux roues presque plus grandes
que lui, le génie se transforma en sprinteur. Le visage tiré par l’effort, les bras
pliés à quatre-vingt-dix degrés et le front en sueur, le fermier qui n’était ni
Michael Johnson ni au mieux de sa forme réussit à rejoindre son hangar et
grimpa à son tour dans son Fendt 720. Edmontine s’était pour sa part cachée
derrière une botte de foin. Francis surprit Étienne quand il emboutit son
tracteur en lui démolissant à moitié l’arrière-train. Étienne était coincé. Il ne
pouvait ni avancer ni reculer. Francis fit marche arrière et se rua une nouvelle
fois sur le tracteur du père Gros qui fit un bond en avant.
Alertées par les bruits, les deux familles sortirent dans la cour. Emmanuel
et Prosper revinrent à ce moment-là des champs pour décharger les pommes
de terre. Quand il vit le tracteur du père Petit foncer droit sur celui de son
père, Emmanuel donna un grand coup de volant sur la gauche, tellement
grand que Prosper fut projeté sur la droite. La gueule collée à la vitre, le nez
cassé, il se mit à geindre. Le craquement des os et les subséquents
gémissements plaintifs de son copilote n’arrêtèrent pas Emmanuel qui fonça
droit sur Francis, le contraignant à faire marche arrière à toute vitesse.
Étienne profita de cette aubaine pour sortir du hangar. Complètement fou,
père Petit redonna un coup d’accélérateur. Il faillit écraser Évelyne qui s’était
mise en travers de son chemin et percuta les tracteurs du père et du fils Gros
en même temps.
C’est à ce moment qu’Erika émergea après avoir fait une interminable
sieste. À bout de nerfs elle aussi, fatiguée de rien foutre, exaspérée par le
chant du coq, par les mouches, par la bonhomie d’Edmontine et par les
odeurs de fumier, c’est donc à ce moment qu’elle trouva opportun de mettre
son grain de sel : « Vous êtes vraiment des taches, des fous, des
péquenauds ! » C’est cette phrase assassine qui allait à jamais changer le
visage de Grenaille. Il faut cependant reconnaître ici que le terme « fous »
n’était pas totalement inapproprié.
Sans aucune autre forme de procès, Fleur épaula le fusil de chasse, y colla
sa joue, ajusta la position de l’arme en regardant bien la bande et tira sur
Erika. Les plombs n’eurent pas le temps de transpercer la chair de la
danseuse. Edmontine était de retour et s’était jetée sur la bimbo. À plat ventre
sur le sol, les deux femmes ne quittaient pas la furie du regard. Emmanuel
ouvrit la portière pour venir en aide à sa belle. Fleur pointa son arme sur lui et
le contraignit à la refermer aussitôt. Étienne fit marche arrière pour l’écraser.
Fleur esquiva et se mit à tirer en direction d’Étienne. Ce dernier roula à toute
vitesse pour éviter que les plombs ne viennent percuter son tracteur et s’arrêta
au niveau de mémé qui eut la présence d’esprit de grimper dans le véhicule. Il
démarra en trombe en criant à Évelyne à travers la vitre : « File dans la
cuisine pour te mettre à l’abri et nous préparer à manger, mon canari bleu du
Brésil. Ne t’inquiète pas, on va faire un tour et on revient. » Il fut aussitôt
suivi par Francis.
Fleur s’approcha d’Erika et posa son pied sur son dos pour l’immobiliser.
Emmanuel se mit à hurler, mais cela ne l’arrêta pas pour autant. Elle appuya
sur la détente. Le chargeur était vide. Emmanuel et Évelyne se jetèrent sur
elle et lui arrachèrent le fusil des mains. N’en ayant pas terminé avec Erika,
Fleur se débattit de toutes ses forces, cogna Emmanuel à un endroit
particulièrement sensible et Évelyne au genou droit. Dégagée du tas humain
qui la recouvrait, elle se rua sur Erika qui fit un saut digne d’une danseuse et
courut se réfugier dans la grange. En ayant trop vu et trop entendu, Évelyne
ordonna à son fils de la suivre à l’intérieur de la ferme. Elle voulait vérifier si
elle pourrait encore avoir des petits-enfants un jour. Le déculottage fut vite
fait bien fait. « Plus de peur que de mal, mon chéri. Va t’allonger un peu dans
le fauteuil pendant que je vais chercher quelques légumes au potager pour
préparer le dîner. J’espère qu’on mangera en famille ce soir. Si ça continue
comme ça, je demande le divorce. »
Félicie rentra elle aussi dans la ferme pour trouver une arme au cas où sa
fille aurait besoin d’elle. Les couteaux Laguiole que lui avait offerts sa grand-
mère le jour de son mariage étaient bien trop précieux pour être abîmés et
puis, qui sait, se dit Félicie, ils pourraient être revendus à bon prix en cas de
besoin. La broche à viande aurait été parfaitement adaptée à la situation, mais
elle l’avait tout de même reçue en cadeau lorsqu’elle avait acheté par
correspondance ses sous-verre et sa carafe d’eau.
Alors que Félicie cherchait depuis dix bonnes minutes une arme tranchante
à bas prix et que les deux jeunes femmes se couraient l’une après l’autre dans
la grange, Philogomme arriva tout guilleret à la ferme en espérant pouvoir
boire un petit remontant après une tournée éreintante. Il passa sa tête dans
l’embrasure de la porte des Gros et n’aperçut personne, marcha vers les
champs où des arracheuses attendaient leurs conducteurs, se rendit ensuite
dans les hangars à machines où il n’y avait pas âme qui vive et enfin près de
la ferme des Petit où il observa Félicie qui cherchait il ne savait quoi dans la
cuisine. Ce n’était sûrement pas cette radine qui allait lui proposer un apéro.
Il lança un dernier appel désespéré qui ne fut même pas entendu par
Ferdinand qui était assis dans le canapé en attendant que la nuit tombe et qui
aurait lui aussi bien bu un verre de poirette. Vexé de ne pas avoir été accueilli
comme il l’avait espéré, le facteur enfourcha son vélo et entreprit de se rendre
chez Dédé qui était pour une fois un peu moins dépressif. La fête était
également annonciatrice de charnières surmenées. Le café concurrent ne
pourrait absorber la foule qu’il y aurait sur la place un peu plus tard. C’était
l’occasion rêvée pour le barman de pouvoir faire la démonstration de son
talent.
Si Philogomme était resté quelques secondes de plus dans la cour, il aurait
pu entendre les cris des deux lutteuses. Fleur tirait les cheveux d’Erika qui
tirait les cheveux de Fleur depuis quelques minutes déjà. Irritée au possible,
Erika donna un coup de coude dans le ventre de Fleur qui se plia en deux de
douleur.
— T’as eu que ce que tu méritais.
— J’aurais directement dû te balancer le pot de cacahuètes chez Dédé,
comme ça, en plus d’avoir un gros cul, t’aurais une sale tronche.
— C’était toi ! J’en étais sûre !
— Les chaises aussi, c’était moi.
— T’es jalouse parce que toi, t’auras beau faire ce que tu voudras, tu seras
toujours un thon. T’as déjà pensé à faire appel à un vrai professionnel pour te
faire épiler les sourcils ?
— Et toi, t’as déjà pensé à manger un peu de ton maquillage pour être plus
jolie de l’intérieur ?
— Tu crois vraiment que t’es assez belle pour te permettre d’être bête ?
— Attends un peu que je t’arrache tes cheveux qui frisent et que je te les
fasse bouffer.
Ça ne volait pas très haut. La bagarre repartit de plus belle. Après moult
gifles et coups de pied, Erika terrassa son adversaire par une prise énergique
digne des meilleurs judokas. Sa hargne, elle l’avait puisée au plus profond
d’elle-même en pensant très fort à sa prochaine ambition. Remplie d’un
destin tout neuf, elle quitta la grange en laissant Fleur à demi consciente sur
un ballot de paille pour aller boucler ses valises.
Durant la bataille, le village s’était rempli de touristes et de paysans venus
assister au feu d’artifice. Un tel spectacle nocturne n’avait jamais eu lieu à
Grenaille. L’annonce du maire avait donc été colportée de porte en porte, de
ferme en ferme et de tracteur en tracteur. Jean était satisfait de voir les
festoyeurs s’amasser sur la Grand-Place. Ils n’étaient pas aussi nombreux que
si le feu d’artifice eût été tiré la veille avant le drame, mais tout n’était pas
perdu. Le maire avait un plan pour apprivoiser les plus peureux et les faire
revenir au village.
Dédé rêvait des inconnus qui allaient bientôt affluer dans son bar.
Philogomme, Sophie et Gérard étaient déjà accoudés au comptoir et
l’encourageaient à redevenir drôle pour fidéliser sa clientèle. Fort de son
imagination débordante, Dédé avait lui aussi prévu un show pyrotechnique.
Des centaines de verres étaient alignés sur le zinc, des bouteilles d’eau-de-vie
présentes par caisses entières derrière le comptoir. Le barman versait déjà le
contenu dans les contenants pour être fin prêt le moment venu.
Le début des festivités fut quelque peu gâché par la présence de Taillandier
qui procédait à des interrogatoires pour trouver le tueur de vaches. Jean
chercha Elvis dans la foule afin de saboter le travail du policier. Une fois
trouvé, il le tira par le col de sa chemise et l’implora de bien vouloir animer la
soirée en mettant le son à son maximum. Elvis répondit par la positive et s’en
alla chercher tout le matériel nécessaire. Ce laps de temps suffit à l’enquêteur
pour récolter quelques témoignages accablants sur un vétérinaire hypnotiseur
de vaches qui sévissait dans la région.
Les serveurs du restaurant allaient passer entre les tables de la terrasse pour
proposer des tapas quand un tracteur vrombissant entra dans le village, suivi
de près par un second tracteur roulant à vive allure. Les têtes de centaines de
personnes se déplacèrent de droite à gauche en même temps et à la même
vitesse. Elles avaient, pourrait-on dire, entamé une chorégraphie où tous les
mouvements des danseurs étaient parfaitement synchrones. Les tracteurs
disparurent de leur champ de vision et réapparurent quelques instants plus
tard. La chorégraphie se poursuivit par des mouvements de tête lents et
synchrones de la gauche vers la droite. Tout le monde pensait que ces allées
et venues faisaient partie du spectacle, même si cette animation ne fut pas
considérée par tous comme étant de très bon goût.
Alors que certains fêtards tournaient déjà le dos à la rue principale, les
tracteurs firent une troisième apparition. Au lieu de sortir à nouveau du
village, le premier d’entre eux se gara sur le rebord du trottoir situé juste en
face de la boulangerie en défonçant au passage un coupé sport rouge. La
foule fit un pas en arrière. Le second tracteur freina en bloc et exécuta un
demi-tour en faisant crisser ses pneus. Toujours à l’arrêt, il monta dans les
tours à trois reprises avant de bondir vers l’avant comme un cheval de rodéo
libéré de son box. Ce furent cent quatre-vingts chevaux et non pas un cheval
qui mobilisèrent toute leur puissance avec pour dessein d’aller emboutir les
chevaux adverses. À la dernière seconde, le tracteur garé devant la
boulangerie roula à reculons, laissant la voie libre aux chevaux fougueux
pour foncer sur la devanture de la boutique. Des centaines de cris déchirèrent
le ciel étoilé. Des chiens aboyèrent à quelques centaines de mètres à la ronde.
Les serveurs qui jusque-là avaient été très professionnels en continuant leur
service comme si de rien n’était pour que fête se passe s’arrêtèrent de
travailler. Jean hurla de rage et ordonna à Elvis et à l’artificier d’installer leur
matériel fissa.
Ce n’était pas fini. Plein de ressources, le tracteur qui avait démoli la
vitrine de Sophie recula sur la route en emportant au passage quelques débris
de verre. Les deux engins monstrueux étaient à cet instant face à face à
quelques dizaines de mètres seulement l’un de l’autre. Tels deux hommes qui
s’affrontent en duel, ils s’observaient, rugissaient parfois, avançaient et
reculaient de quelques centimètres pour voir quelle serait la réaction du
conducteur assis dans l’autre cabine quand tout à coup, ils roulèrent à toute
vitesse en projetant des éclats de verre sur la foule. Ne souhaitant pas mourir
et alors que les deux véhicules allaient entrer en collision, le premier
conducteur donna un coup de volant qui projeta son tracteur sur la Grand-
Place. Le second conducteur donna lui aussi un coup de volant au détriment
d’une voiture hors de prix qui fut littéralement broyée. Là, c’en était fini.
Baisser de rideau. Il n’y avait plus rien à voir. Les têtes des conducteurs
avaient toutes deux cogné violemment leurs volants, calmant leurs ardeurs.
L’ardeur des spectateurs fut contraire à celle des conducteurs. Tous ceux
qui le purent fuirent à toutes jambes. Jean ne l’entendit pas de cette oreille.
Même au centre d’un cataclysme, il ne perdit pas le nord et cria « The show
must go on ! » Et le spectacle continua. Jean alluma ses serviteurs parce
qu’ils n’allaient pas assez vite à son goût, Elvis son micro, l’artificier les
fusées. Félicie alluma une lampe torche pour se rendre au grenier afin de
trouver un couteau qui ne valait pas un rond, Ferdinand un feu pour passer le
temps, Évelyne la gazinière pour préparer un pot-au-feu. Emmanuel alluma
son ordinateur portable pour consulter des articles sur les bourses, Erika son
baladeur sur le quai de la gare en attendant un train pour Baris. Taillandier
alluma sa lampe de bureau pour interroger Gleude l’hypnotiseur de vaches,
Dédé les yeux de quelques clients restés dans la buvette en faisant flamber
des centaines de verres d’eau-de-vie. Philogomme alluma Sophie qui lui
balança son verre à la figure, Gérard la sono qui se mit à chanter Tout éclate,
tout explose de Cloclo dans la buvette. Fleur frotta une allumette sur la
surface rugueuse des murs de la grange des Gros et la jeta sur une meule de
foin. Grenaille brillait de mille feux.
21
La nuit fut courte pour tous les habitants de Grenaille. Quelques blessés
avaient été recensés, les touristes avaient quitté le village, les résidents leurs
pustules, Erika la ferme des Gros. Une bande de casseurs avaient brisé la
vitrine de la boutique de souvenirs. Des pilleurs avaient braqué le restaurant,
la friterie et la buvette pour voler tout le stock de Flagada du centre-ville.
La Grand-Place était déserte. Les nouveaux commerçants tiraient la
gueule. Jean aussi. Le ciel était gris, les façades étaient ternes, les mines
étaient tristes. Enfin, pas toutes les mines. Si l’on entrait chez Dédé, on avait
droit à une blague comme il savait si bien les raconter. Si l’on entrait chez
Gérard, on pouvait y découvrir Philogomme trinquer avec son ami comme
jadis. Si l’on voulait bien marcher sur des débris de verre, on pouvait
entendre Sophie parler amoureusement de sa camionnette qui serait bientôt de
sortie. Si l’on entrait chez les sans-emploi et chez les salariés du Super U…
On n’entrait pas chez les gens dont les volets étaient fermés.
Chez les Gros et les Petit, on faisait le bilan. Francis avait perdu un tracteur
et un lambeau de peau. Fleur avait perdu l’homme de sa vie pour toujours,
mais elle pensait surtout à Elvis qui lui avait proposé de faire le tour des
foires de France avec lui pour vendre un tout nouveau matelas anti-feu.
Félicie n’avait rien perdu du tout puisqu’elle ne réussit jamais à trouver un
couteau digne d’être sacrifié. Emmanuel se touchait régulièrement
l’entrejambe afin de vérifier que tout s’y trouvait bien à sa place parce qu’il
savait que ce qu’il tenait entre ses mains servirait encore un jour. Erika n’était
pas faite pour lui. Il l’avait compris. Les filles de la ville seraient
définitivement rayées de sa liste de moutons à l’avenir. Il n’avait d’autre
choix que de trouver son grand amour au sein du village. Évelyne se
demandait quant à elle si elle était capable d’aimer un homme autre que celui
qu’elle avait connu autrefois et Étienne qui s’en était sorti avec seulement
quelques égratignures songeait que non, ce n’était pas possible, que ses
voisins n’avaient pas pu mettre le feu à sa grange, que ce qui avait été une
dispute puis une série de petites attaques en règle n’avait pas pu dégénérer à
ce point. Sa ferme aurait pu être détruite. Sa famille aurait pu mourir. Rien
n’aurait pu racheter ce qu’il avait de plus précieux. Son hybride avait rendu
les gens heureux un temps seulement et avait ensuite amoché le village, les
villageois, sa famille et lui-même. Étienne le génie de Grenaille était devenu
l’Alfred Nobel campagnard en inventant un bâton de dynamite comestible. Il
était temps qu’il agisse vraiment, qu’il remonte le temps non pas pour frapper
toujours plus fort, pour se venger toujours plus vite ou pour exporter toujours
plus loin. Il devait redevenir Étienne Gros le poète qui n’était compris de
personne, le paysan pauvre de moyens mais riche de l’intérieur, le nounours
d’Évelyne, le compagnon de beuverie de Philogomme et un père sur lequel
Emmanuel pourrait prendre exemple.
Étienne alla emprunter un tracteur et une pailleuse dernier cri à
l’agriculteur qui avait racheté les terres de Célestin. Il leur fit faire une balade
dans ses champs pour faire sortir de terre tous les tubercules de Flagada et les
recouvrir de paille. Il rapporta les machines à son ami avant de filer dans la
cuisine pour se préparer une salade de Bintje assaisonnée avec juste un peu
de sel et de poivre. Il courut ensuite s’asseoir sur le banc en bois du verger
accompagné de sa salade pour admirer les flammes rougeoyantes qui
détruisaient son champ.
Les Gros et les Petit ne tardèrent pas à sentir l’odeur de brûlé qui s’était
répandue jusque dans le centre de Grenaille. Nombre de villageois arrivèrent
les uns après les autres et hurlèrent de concert face à un spectacle de
désolation. Près d’un hectare de terres était en feu sous leurs yeux et ils ne
savaient ni pourquoi ni que faire. Edmontine ordonna que personne n’appelle
les pompiers et que tout le monde prenne tout ce qui pouvait contenir de l’eau
afin d’asperger le brasier. Elle savait lire à l’intérieur des gens et elle ne
voulait pas que son fils eût des ennuis. Au grand étonnement de mémé, père
Petit prit les choses en main en demandant que l’on sorte des hangars deux
énormes bobines de tuyaux d’arrosage et leur canon propulseur.
Trois heures plus tard, les flammes avaient laissé place à une terre noire
comme la suie qui fumait encore. Edmontine avait surmonté la crise d’une
main de maître. Son visage était juste un tout petit peu enfumé. Tout était
brûlé. La Flagada avait été rayée de la carte des espèces de pommes de terre.
Il n’y en avait plus un seul spécimen dans la boutique, dans la friterie et dans
le restaurant qui avaient été pillés lors de la fête, plus un seul spécimen dans
le hangar à pommes de terre incendié ni même un seul spécimen qui ne soit
pas calciné dans les champs. Seule la famille Gros détenait encore quelques
grammes de purée au réfrigérateur.
C’est à ce moment que deux policiers et un camion de pompiers arrivèrent
sur place. Grand-mère Gros s’avança vers eux.
— Police. Un résident du lotissement situé près du centre-ville nous a
appelés pour nous prévenir que ça sent le brûlé et effectivement, ça sent le
brûlé.
— C’est pas vous qui veniez jouer ici avec Emmanuel quand vous étiez
encore à l’école ?
— C’est bien moi, Edmontine.
— Qu’est-ce que tu as grandi ! Et que tu es devenu un beau jeune homme !
Tu dois toutes les faire craquer. J’ai l’impression que c’était hier quand tu
portais ce short beaucoup trop grand pour toi et que t’avais que la peau sur les
os. D’ailleurs, faudrait que tu viennes déjeuner à la ferme. Emmanuel et toi,
vous devez avoir beaucoup de choses à vous raconter.
— Mémé, n’essayez pas de faire diversion.
— C’est une parcelle de notre champ qui dégage cette odeur.
— Quelqu’un y a mis le feu dans le but de vous nuire ?
— Pas du tout. C’est une nouvelle technique d’enrichissement des sols.
— Edmontine, vous devez coopérer.
— Madame dit vrai, lieutenant, insista Francis qui avait rejoint Edmontine.
Ça s’appelle l’écobuage.
— Le brûlage des déchets verts est strictement interdit.
— Si on avait su, lieutenant Taillandier, jamais, non jamais nous n’aurions
mis le feu.
— Allez donc vous débarbouiller le visage tous les deux. Vous avez l’air
d’être carbonisés.
— Merci de vous être déplacé, lieutenant. Vous aussi, les pompiers ! C’est
rassurant de savoir qu’on peut compter sur vous ! N’hésitez surtout pas à
repasser pour prendre un verre de poirette. Ferdinand et moi on aime avoir de
la visite. On se fait vieux et on se sent parfois bien seuls dans ce village où il
ne se passe jamais rien.
— Avant de partir, vous n’auriez pas un plat fait maison à nous offrir à
moi et à mon coéquipier ? On n’a rien mangé depuis ce matin.
— Avec plaisir. Suivez-moi dans la cuisine.
Et les deux policiers repartirent le ventre plein sans poser plus de questions
et sans infliger une amende aux Gros. La dernière portion de Flagada qu’avait
préparée Edmontine avait pour une fois servi à quelque chose de réellement
utile. De retour dans la cour, elle posa sa main sur l’épaule de Francis sans
dire un mot, le remerciant discrètement, avec toute la retenue qu’il méritait.
— D’où t’as inventé un mot aussi absurde qu’écobuage ?
— J’ai rien inventé ! Je l’ai lu dans Le Robert à l’entrée « écobuer ». Si tu
veux, je te montre ça maintenant.
— Plus tard. Je vais rejoindre mon fils.
Malgré l’effervescence qui régnait autour de lui, Étienne n’avait pas bougé
d’un iota. Il tenait son bol rempli de salade de pommes de terre entre les
mains et regardait droit devant lui. Ses Flagada avaient brûlé avec ses années
de dur labeur.
Comme seul au monde, dos aux humains, il leva la tête vers le pommier
qui, avec l’une de ses branches pliant sous le poids des fruits, lui indiqua de
tourner la tête vers la droite, ce qu’il fit lentement. Au loin broutaient des
vaches et picoraient des poules. Son cœur s’emballa quand il contempla les
poils luisants et les plumes légères de ses bêtes dont il s’était ridiculement
détourné. Edwige beugla comme une vache heureuse en secouant la tête en
direction du hangar à machines comme pour demander à Étienne de se
retourner, ce qu’il fit doucement. Il eut une faiblesse dans les bras qui lui en
tombèrent lorsqu’il constata qu’un vieux tracteur offert par un patatier du
village voisin avait pris la place de l’engin de malheur dans lequel il était
assis la veille. En tournant le buste, son regard balaya son jardin recouvert de
primevères dont le dégradé lui faisait penser à un arc-en-ciel. Étienne n’avait
jamais autant aimé sa ferme que ce jour-là. « Une fois la grange et le hangar à
pommes de terre reconstruits, elle sera comme j’en avais rêvé étant petit et
Emmanuel pourra être fier de diriger une exploitation comme celle-là »,
chuchota-t-il. L’odeur de brûlé dont il avait jusqu’ici fait abstraction lui rentra
par tous les pores. Il posa le bol sur ses cuisses et s’applaudit pour se féliciter
d’avoir mis le feu à ses champs, eut de légères convulsions, ce qui lui fit faire
des bonds sur le banc. Tout était terminé. Pas une larme ne coula sur ses
joues. C’était maintenant que tout allait commencer.
Il ferma les yeux. Déjà ses problèmes s’envolaient, les pustules
disparaissaient, Évelyne rayonnait à nouveau, Philogomme troisième du nom
entrait chez lui sans avoir sonné et Francis s’invitait à dîner. C’est alors qu’il
sentit une main délicate effleurer sa cuisse gauche, une main ridée lui
caresser la joue et une main d’homme se poser sur son épaule. Il ouvrit les
yeux. Sa famille était là près de lui.
Alors que les quatre Gros mâchaient silencieusement et lentement la salade
en écoutant un rouge-gorge chanter, Étienne sut qu’il était en train de vivre la
vie dont il avait toujours rêvé. Fini la course à la productivité, fini d’avoir
peur des créanciers, de vouloir à tout prix changer la terre héritée de ses
ancêtres, de torturer sa femme et de ne plus prendre le temps de s’arrêter de
travailler pour boire un verre avec ses amis, fini de sans cesse regarder
derrière soi et de toujours vouloir aller de l’avant.
Voyant que son père était apaisé comme il ne l’avait plus été depuis
longtemps, Emmanuel sauta sur l’occasion pour lui faire une demande qui
choquerait très certainement toute la famille.
— Papa, je peux te demander une faveur ?
— Tout ce que tu voudras !
— Tu veux bien que j’invite une fille à dîner ce soir ?
— T’es déjà sur un autre coup ? Tu ne perds pas de temps ! Bien sûr que tu
peux inviter une fille à dîner.
— Son prénom ne commence pas par un E. C’est pas faute d’avoir
cherché. Si je fais le bilan, à part Elvis, dans le coin, personne ne pourrait
convenir.
— Pour toi, mon fils, Étienne Gros déclare qu’à partir d’aujourd’hui, la
lignée de E, c’est fini ! Si tu pouvais toutefois éviter de sortir avec une fille
qui s’appelle par exemple Flaviana, Falbala, Francesca ou Fidela, ça
m’arrangerait. La Flagada, j’en ai fait une indigestion.
— Je voudrais inviter Sophie. Quand on a dansé chez Dédé, le courant est
passé. Elle me plaît bien et je crois que c’est réciproque.
— Évelyne, n’oublie pas de mettre un couvert de plus. Sophie Gros mange
avec nous ce soir.
— Papa, mets pas la charrue avant le tracteur !
— C’est comme avant et c’était mieux avant. À condition que je puisse
avoir droit à ma poirette tous les jours. C’est pas tant que j’ai envie de boire,
mais plutôt parce que Ferdinand se fait vieux et que sans alcool, il parle plus.
— Ce n’était pas mieux avant, maman, ce sera mieux dès à présent.
Étienne se leva et grimpa en haut d’un pommier. Il arracha quelques fruits
qu’il croqua goulûment, s’en mettant partout sur le visage. Rassasié, il
s’agrippa à une branche, fit des mouvements de balancier, chanta comme un
fou, hurla qu’il ne descendrait pas de l’arbre tant qu’il n’aurait pas capturé un
écureuil, faisant pleurer de rire sa famille, leur montrant le visage du nouvel
Étienne mi-adulte mi-enfant, à mi-chemin entre raison et fantaisie, tantôt
insouciant et tantôt prudent sans être soucieux pour autant.
Et c’est ainsi qu’il se produisit un événement extraordinaire à Grenaille.
Pour la première fois au monde, un génie fut capable de donner une
définition au mot « bonheur », définition que voici : le bonheur ressemble à
une salade de pommes de terre simplement assaisonnée que l’on déguste sur
un banc en tournant lentement la tête à gauche et à droite pour regarder des
vaches et des primevères tout en écoutant les rires des êtres qui nous sont les
plus chers sans jamais oublier ses rêves d’enfant, mais en prenant aussi le
temps de vivre l’instant présent.
Ce fermier de rien du tout, cet homme qui retomba dans l’oubli goûta
vraiment au bonheur pour la première fois de sa vie et partagea avec
quiconque il croisa sur son chemin toute la richesse qu’il avait accumulée en
ayant échoué à plusieurs reprises, en ayant été poussé dans ses
retranchements, en ayant appris à vivre sans plus rien posséder et en sachant
qu’il pouvait tout perdre du jour au lendemain.
Grenaille fut pour toujours un village abandonné, mais pas un village mort.
Ce fut le seul village de France qui pouvait se targuer d’avoir des habitants
qui étaient heureux vraiment. Jean s’en vanta à quelques journalistes qui
n’écrivirent rien à ce sujet. Le bonheur, ça ne se relate pas, ça ne fait pas
vendre, ça ne peut pas s’acheter non plus, on n’en parle jamais dans les
journaux et c’est bien dommage.
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