Wallon Henri. Science de la nature et science de l'homme : la psychologie. In: Enfance, tome 12, n°3-4, 1959. Psychologie et
Éducation de l'Enfance. pp. 203-219;
doi : https://doi.org/10.3406/enfan.1959.1435
https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1959_num_12_3_1435
1
La psychologie
pas avec celle des modes ou des systèmes idéologiques, les sciences de
l'homme ont fait comme les sciences de la nature, qui rencontrent leurs-
objets dans le monde extérieur et qui les traitent en choses. Elles se sont
mises en quête de choses qui fussent extérieures à chaque individu et
semblablement indentifiables par tous. De ces choses elles n'ont voulu
connaître que les caractères, matériellement discernables et contrôlables.
Bornant leur étude aux seules relations que la comparaison peut en déduire,,
elles ont cessé d'immiscer à la réalité les velléités par lesquelles il peut
sembler à chacun qu'il en pénètre l'essence, ainsi que fait l'enfant, dans
ses jeux ou dans ses rêveries, quand il livre ses gestes, ses attitudes, son
imagination aux inspirations qui lui semblent venir des objets ou des
personnes dont la pensée l'occupe. Par exemple, au lieu de continuer à
insinuer sous les oripaux du « sauvage » sa conception optimiste ou pessimiste
d'une humanité non civilisée, l'ethnologue s'en tient à ce que l'inventaire
des objets, l'examen des témoignages dûment contrôlés lui permettent
d'établir pour une société déterminée ou pour l'ensemble des sociétés
dont il lui a été possible de comparer les vestiges et les manifestations.
De même, le linguiste n'expliquera plus l'histoire du langage à l'aide
des aptitudes ou tendances que l'intuition ou l'analyse subjective
paraîtront lui faire découvrir en lui-même ou chez ses semblables. Ne compte
pour lui que ce qui est matériellement attesté ou enregistré des dialectes
ou des formes phonétiques à étudier, et les seules lois qu'il se croit en
mesure d'atteindre doivent procéder des relations que l'analyse de ce
matériel permet d'établir.
Les sciences de l'homme ont donc eu pour condition préalable qu'en
fût radicalement éliminé ce sentiment de sa propre existence et de son
activité que spontanément l'homme mêle à tout. Mais elles présentent,
encore, dans leur état actuel, nombre de théories ou d'arguments
fallacieux qui font voir à quel point cette exclusion a dû être graduelle. Et-
ce qu'elle achève de poursuivre dans le domaine des sciences qui ont
l'homme pour objet, c'est une évolution dont les sciences de la nature
elles-mêmes ont été antérieurement le produit. Car leurs débuts ne
remontent pas à une date si reculée qu'il ne soit possible de connaître
les idées ou croyances qu'elles ont dû supplanter. Sous une forme plus-
ou moins abstraite, c'est toujours la notion d'un principe efficient qui
se confondrait à la fois avec l'existence ou les manifestations de l'objet
et avec la formule de son intelligibilité ou de sa connaissance. En lui
s'exprime visiblement l'illusion animiste, qui place au cœur de chaque
réalité quelque chose où se combinent à des degrés variables, suivant
le cas, le pouvoir et le vouloir, la vie et la conscience. Sa similitude avec
la représentation que se fait l'homme de son être personnel est évidente,
ce dont rend compte leur communauté d'origine. Car ces foyers, qui
ont été en aussi grand nombre que les objets ou les genres d'effets à
expliquer, s'étaient détachés, comme d'une nébuleuse primitive, de
l'intuition d'abord indivise et globale qui unissait l'homme à l'ambiance. Pour
en faire sortir l'univers, c'est-à-dire cette part de ses impressions et de
ses expériences qui s'oppose à lui sous forme d'existences ou de causes
étrangères, il a fallu qu'il y introduisît ces distinctions connues sous
le nom de catégories, qui élaborent un ordre de choses soustrait aux
variations et aux caprices de sa propre sensibilité.
SCIENCE DE LA NATURE ET SCIENCE DE L'HOMME 205
irréductibles, c'est bien en rapport avec la succession des étapes, par lesquelles
s'est quel
vers- constituée
refugeune
ultime
représentation
le sentiment
objective
d'absolue
des choses.
et d'incomparable
De recul en recul,
autonomie que donnent à chacun les impressions de sa sensibilité et les
manifestations de son activité pourrait-il émigrer, sinon vers celui de la
personnalité intime ? C'est là que l'élimination progressive de tout ce qui
répond à l'objet et aux nécessités externes de nos expériences permettrait
d'atteindre, condition suprême de toute expérience, le sujet lui-même.
A ce suprême degré de pureté, chaque sujet serait seul apte à se connaître
lui-même, et cette connaissance ressemblerait à une sorte d'auto-création.
Mais y a-t-il bien là une limite inaccessible aux procédés de la science ?
Et n'est-ce pas plutôt un dernier ensemble d'apparences, qui se laisseront
à leur tour pénétrer par les formules de la causalité ?
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n° 7-8,
1. V.p. H.
83. Wallon, La mentalité primitive et celle de l'enfant. Rev. philos. 1928,
208. PSYCHOLOGIE ET ÉDUCATION DE L'ENFANCE
intime. Sous le personnage superficiel, aux formes figées que lui imposent
ses rapports avec ce qui lui est étranger, il appartiendrait à chacun de
retrouver en lui-même l'être original, à tout autre incomparable, dont
l'existence, pour mieux échapper à toute possibilité de relations, serait
incomparable avec elle-même, c'est-à-dire en changement et en création
continus. La réalité de l'être psychique nous étant ainsi directement
accessible, pourquoi vouloir le connaître à l'aide du langage et du nombre
qui sont ce qu'il peut y avoir de plus opposé à sa nature ?
Resterait à savoir la portée de l'intuition bergsonienne. « Confier ainsi
à une superintrospection le soin de pénétrer une infra-conscience », comme
dit Ch. Blondel, en admettant l'opération possible, quelle garantie donne-
t-elle d'atteindre, non pas une couche plus intime de la vie psychique, mais
l'être psychique dans son essence créatrice ? Le sentiment de la durée
pure a été décrit par d'autres, en particulier par saint Augustin, en termes
aussi nuancés que par Bergson, et encore d'autres intuitions de temps,
comme celle de l'éternité, sans qu'il y ait aucune raison de voir dans
l'une plutôt que dans l'autre l'aperception immédiate qui nous mettrait
en possession de notre moi essentiel. Bien plus, s'il existait un moyen
de démontrer la réalité des différences irréductibles qui peuvent
distinguer entre eux les individus, lorsqu'ils s'abandonnent au pur sentiment
de vivre et de durer, seuls pourraient le fournir les résultats de la
psychologie industrielle, qui a su déceler, en mesurant le travail de l'homme
au travail de la machine, des différences irréductibles de rythme entre
les individus. Il serait bien invraisemblable que de ces rythmes
fonctionnels et moteurs, de leur variabilité momentanée et de leurs interactions
ne dépendît pas la diversité de nuances, dont est susceptible les enti-
ment simultané d'être et de changer, que Bergson s'est appliqué à décrire.
A l'origine de l'intuition d'où il voulait tirer la preuve que l'expérience
psychique échappe à toute mesure, il y aurait donc ce qui est le plus
immédiatement réductible au nombre, des rythmes.
En réalité, si par l'intuition de la durée il a cru pouvoir atteindre
au principe de l'existence, c'est en faisant substance une impression.
L'illusion est ancienne. Mais il s'agissait, par une suprême tentative,
de réserver à la subjectivité pure le domaine de la psychologie. Et, pour
que ce sanctuaire fût rendu plus impénétrable, l'introspection, trop mêlée
au monde des relations, a été sacrifiée. Définir l'objet de la psychologie
comme celui dont il est impossible de rien dire, parce qu'il est, de sa nature,
irréductible aux concepts de la pensée discursive, c'est en effet le
soustraire -à ce qui ne serait pas une simple affirmation d'existence. C'est
en même temps, d'ailleurs, fausser les rapports de l'intuition et du nombre.
Car seule une représentation substantialiste de la connaissance peut
faire objecter à l'emploi du nombre qu'il n'est pas immédiatement
perceptible dans les sensations ou dans les autres états dont la psychologie
s'occupe. Il n'est pas, en effet, question de le retrouver comme élément
constitutif des choses qu'il mesure. Sa signification est toute relative,
il n'est que l'expression quantitative d'une relation. Indifférent à la nature
des choses, il traduit leurs rapports. Il suffit de deux séries dont les
changements soient simultarîés pour qu'ik puisse intervenir. Peu importe
que ces changements soient purement qualitatifs comme seraient ceux
des états psychiques. En définitive, n'est-ce pas toujours à du qualitatif
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Beaucoup plus souple, plus comprehensive et, pour tout dire, plus
éclectique est la conception de Ch. Blondel. Car ce n'est pas, semble-t-il,
par une rencontre purement fortuite que, dans son article tout récent,
« Vie intérieure et psychologie » 1, il évoque l'opinion des philosophes
éclectiques Gamier, Bouiller, Paul' Janet. Avec eux il est d'avis que la
psychologie, sans doute, doit largement s'ouvrir sur les sciences voisines,
au premier rang desquelles il met la biologie et la sociologie, mais que
son objet c'est essentiellement la vie intérieure. « Et il faut bien reconnaître,
dit-il, que n'était la vie intérieure, elle n'aurait pas d'objet propre et
se ramènerait tout entière à la biologie d'une part, à la sociologie de l'autre. »
La vie intérieure lui paraît être un monde à l'égal du monde extérieur,
mais distinct. « Serait-il trop paradoxal de soutenir que de même
que les lois physiques ne sont valables pour nous que rapportées à des
expériences matérielles qui les confirment, de même les vérités
proprement psychologiques ne nous deviennent intelligibles que rapportées à
des expériences mentales que nous sommes capables, sinon de réaliser,
tout au moins d'imaginer ? »
A son avis, c'est donc un dualisme qui est fondé sur la nature des
choses. Le clivage qui se fait, aujourd'hui, dans notre sensibilité, entre
ce que nous nous opposons comme dû à des facteurs indépendants de nous,
étrangers, externes et ce qui nous semble le plus étroitement lié à nos
manières d'être personnelles, n'a jamais pu et ne pourra jamais s'opérer
que suivant les mêmes lignes et de la même façon. L'univers et ses lois
ne seraient pas une conquête graduelle de la pensée sur les impressions
et les velléités subjectives. Dans le domaine qui est resté celui de la
subjectivité pure, s'il nous arrivait de reconnaître certains effets comme
constants, la découverte de leurs lois ne les détachera pas de notre moi,
comme l'ont été les mouvements de notre cœur et toutes les fonctions
physiologiques, pourtant si mêlées et si indispensables • à nos réactions
les plus intimes. Bref, il faudrait réserver dans l'univers une enclave,
qui serait à jamais le domaine de la subjectivité. — Mais la subjectivité
a-t-elle un domaine propre ? Présente à notre expérience totale, n'est-elle
pas ce qui fait exister pour chacun de nous aussi bien l'univers que nous-
mêmes ? Et à ce titre, n'est-elle pas aussi assujettie à des lois ?
Si la biologie et la sociologie doivent être utilisées par le psychologue,
ce n'est pas, selon Blondel, qu'elles soient indispensables à l'étude de
la vie intérieure, c'est simplement comme moyens de contrôle.- La vie
intérieure se suffit à elle-même et forme, pour la connaissance, un système
clos. Liée par son existence à d'autres réalités, il faut donc qu'elle en soit,
sur son propre plan, la traduction exacte et suffisante, ce qui ramène
à l'hypothèse d'une parfaite . correspondance entre les différents, plans
du réel, autrement dit à l'hypothèse paralléliste. Mais ayant son procédé