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6.

DÉJÀ-LÀ ET STRATÉGIES DIDACTIQUES


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Luc Collès, Jean-Louis Dufays, Geneviève Fabry et Costantino Maeder
in Costantino Maeder et al., Didactique des langues romanes, le développement de
compétences chez l'apprenant

De Boeck Supérieur | « Savoirs en Pratique »

2001 | pages 347 à 405


ISBN 9782804135775
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/didactique-des-langues-romanes-le-
developpement---page-347.htm
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6 Déjà-là et stratégies
didactiques
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Dans le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère, le « déjà-là » dont
l’enseignant doit tenir compte pour développer des compétences chez ses
élèves est évidemment celui de la langue d’origine. Sont ici analysées des dif-
ficultés et des stratégies didactiques spécifiques pour l’apprentissage de l’ita-
lien aux allophones de divers types (V. Lo Cascio), puis aux Polonais
(E. Jamrozik), puis pour l’apprentissage du français aux Italiens (M. Barsi) et
du français aux Roumains (D. Omer).

Mais le « déjà-là », ce sont aussi les représentations et les aptitudes que l’élève
possède au préalable dans le domaine de compétence qu’on lui enseigne. Le
projecteur est alors braqué sur le cas des compétences d’écriture. À l’école
primaire, d’abord, comment travailler sur ces dernières dans le cadre d’ate-
liers d’écriture (J. Lafont et C. Barré-De Miniac) et comment, plus générale-
ment, accompagner l’émergence du sujet écrivant (F. Ruellan) ? Dans l’ensei-
gnement universitaire ensuite, quelles sont les représentations et les compé-
tences déjà présentes chez les étudiants en matière d’écriture de recherche ?
Et comment (mieux) les leur faire acquérir ? (M.-C. Pollet)

J. David et Cl. Polzin s’interrogent enfin sur un dernier type de « déjà-là » fon-
damental dans l’apprentissage : celui des métaphores par lesquelles les
élèves, dès l’enseignement primaire, désignent les concepts linguistiques qu’ils
ont à manipuler.
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 349

A ■ La théorie des profils textuels et


la compétence lexicale : les collocations
VINCENZO LO CASCIO
Université d’Amsterdam
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En plusieurs occasions (Lo Cascio 1991, 1997), j’ai proposé une théorie des profils linguis-
tiques basée sur l’idée qu’on peut donner une forme, un visage, à son message en
employant le peu de profils textuels ou de phrases qu’une langue spécifique met à disposi-
tion. L’on apprendrait ces formes peu nombreuses comme des unités que l’on emploierait
automatiquement. Prenons un texte argumentatif qui défendrait l’opinion selon laquelle, pour
éviter la pollution, il faudrait ne pas voyager en auto. Nous pourrions ainsi dire :

(1) Je ne voyage pas en auto pour éviter la pollution.


(2) Je ne voyage pas en auto parce que je veux éviter de polluer.
(3) Je veux éviter la pollution, donc je ne voyage pas en auto.
(4) Étant donné que je veux éviter la pollution, je ne voyage pas en auto.
(5) Je ne voyage pas en auto, je veux éviter de polluer.

Le choix entre ces cinq formes différentes est lié aux opportunités pragmatiques et à la
compétence linguistique qu’on possède. Une construction comme la n° (4) pourrait sembler
trop formelle ou ne pas répondre aux règles pragmatiques. Il se pourrait en effet qu’on doive
répondre à la question : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu en voiture ? ». Dans ce cas,
la construction n° (1) pourrait être la structure ou le profil préférable. Les constructions mar-
quées par le connecteur donc seraient d’ailleurs plus difficiles à employer ; les enfants les
apprennent très tardivement et, dans la langue parlée, on leur préfère les constructions mar-
quées par le connecteur parce que.

Un locuteur (idéal) devrait en théorie connaitre tous les profils admis, toutes les construc-
tions possibles dans la langue qu’il pratique et savoir lesquel(le)s employer face au contexte
dans lequel il se trouve pour satisfaire aux principes de pertinence et de succès communi-
catif. Mais un locuteur (réel) ne possède pas toute cette compétence et, d’ailleurs, bien sou-
vent préfère seulement quelques-unes des constructions possibles du système. Chaque
locuteur possède son style, marque ses préférences et utilise au niveau productif des
constructions de façon quasi-automatique. Les autres constructions possibles ne posent pas
de problèmes sur le plan réceptif.

Il en va de même pour la connaissance d’une langue étrangère. Bien que les profils dans
différentes langues doivent être l’expression des mêmes principes de cohérence catégo-
rielle et encyclopédique, ils diffèrent d’une langue à l’autre. Un message qui par exemple, en
italien, doit être mis à la forme active, devrait être réalisé en néerlandais de préférence par
une forme passive. Prenons la phrase :

(6) La pioggia ha bagnato il bucato.

Elle devra être traduite en néerlandais par (7) et non pas par (8) :

(7) De was is door de regen nat geworden. (PASSIVE)


(8) *De regen heeft mijn was nat gemaakt. (ACTIVE)

Un message argumentatif en anglais ou en néerlandais doit être réalisé au moyen de textes


ou profils simples, linéaires, avec des phrases brèves et marquées par une structure de
350 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

préférence paratactique tandis qu’en italien, ces formes (profils) sont considérées comme
trop télégraphiques et sont remplacées par des constructions hypotactiques.

Il semble dès lors très difficile de communiquer dans une autre langue en se libérant de son
style linguistique, des habitudes rhétoriques acquises dans sa propre langue maternelle et
enracinées dans la mémoire à long terme.
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1. Le lexique
Ma théorie des profils, qui vise à indiquer les structures qu’on doit employer pour donner
forme à son propre message, peut aussi s’appliquer au lexique. En effet, chaque mot se
combine non pas avec n’importe quel autre mot de la même langue mais de préférence avec
certains mots spécifiques et bien choisis. La combinaison préférentielle est dictée par la
catégorie grammaticale à laquelle appartient le mot-base en question et par son caractère
encyclopédique. Mais le choix des mots de combinaison, une fois respectées les règles de
grammaticalité et de cohérence encyclopédique, est dicté par une dimension socioculturelle
et pourtant impossible à prédire. La plus grande partie de la production lexicale est formée,
en d’autres termes, par des séquences qui constituent de vraies unités. Il y a dans le lexique
une habitude combinatoire ; le lexique, au fond, n’est pas composé de mots isolés mais de
formules, de séquences, de véritables paquets standardisés, de vrais syntagmes com-
plexes. Ceci rend souhaitable la systématisation syntagmatique des mots au niveau théo-
rique et cognitif, ce qui constituerait une grande tâche pour les différentes théories linguis-
tiques. Une analyse sensible à ce phénomène combinatoire permettrait également de déve-
lopper des théories d’apprentissage et des méthodes didactiques satisfaisantes.

Dans le phénomène combinatoire du lexique, dans son organisation en séquences stéréo-


typées et en paquets, un rôle important serait joué selon moi par les substantifs, qui cou-
vrent très souvent le rôle syntactique et sémantique de tête du syntagme. C’est générale-
ment à partir du substantif et de sa nature que l’on choisit le verbe ou l’adjectif admis. Mais
quels types de combinaisons de mots peut-on découvrir dans une langue ? Dans quelle
mesure chaque combinaison est-elle contrainte par la sémantique et le caractère des mots
? On peut distinguer les unités lexicales suivantes : les polyrhématiques, les structures idio-
matiques, les proverbes, les collocations et les combinaisons libres.

Dans le lexique d’une langue, on reconnait en effet des unités très serrées et qui forment
une véritable unité lexicale, comme les polyrhématiques, c’est-à-dire des mots complexes
du type :

(9) Ferro da stiro ; barca a vela ; pied-à-terre ; savoir-faire ;

qui sont proches des éléments lexicaux isolés et qui pourraient être considérés comme
entrées lexicales dans un dictionnaire. En effet, dans d’autres langues, par exemple dans les
langues germaniques, ces combinaisons ont comme correspondant un seul mot, c’est-à-dire
un monorhématique. Nous trouvons en néerlandais respectivement strijkbout, zeilboot pour
ferro da stiro, barca a vela.

Ensuite, sur ce continuum, on trouverait les expressions idiomatiques du type :

(10) mandare q.no al diavolo


(11) mandare q.no a quel paese

Ces structures ne sont ni productives, ni prévisibles. Elles ne forment pas une unité séman-
tique qui soit le résultat de l’addition de leurs composantes, mais elles sont le résultat d’un
procès de translation et donc très souvent de métaphorisation. Leur fonction est donc rhé-
torique et correspond à des catégories cognitives particulières et pas tout à fait universelles.
Il est très difficile de les apprendre, étant donné leur caractère idiosyncratique, presque arbi-
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 351

traire et elles sont presque intraduisibles dans une autre langue, ce qui constitue une
embûche pour les étrangers. Et si quelques-unes d’entre elles sont traduisibles, elles pren-
nent souvent un profil tout à fait différent, comme le montrent les exemples italiens suivants,
traduits en espagnol, en français et en néerlandais :

(12) qui gatta ci cova → hay gato encerrado


prendere una cantonata → meter la pata
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prendere una gatta da pelare → meterse en camisa de once varas
tempo di vacche magre → tiempo de vacas flacas
fare il buono e il cattivo tempo → llevar la voz cantante
è un altro paio di maniche → c’est une autre paire de manches
→ *dit is een andere paar mouwen
(néerlandais)

Lors de la rédaction d’un dictionnaire bilingue, ces constructions posent un réel problème de
traduction. La plupart des lexicographes et traducteurs qui ont une bonne compétence dans
une langue seconde ou étrangère – comme je l’ai constaté moi-même à l’occasion d’un pro-
jet lexicographique multilingue que j’ai entamé depuis longtemps déjà – éprouvent une
grande difficulté à deviner le signifié profond de ces expressions. Étant donné qu’il s’agit très
souvent de langue vive, il faut avoir vécu dans le pays où l’on parle cette langue pour que
ces formes fassent partie de la compétence productive ou réceptive avec la connaissance
de toutes les nuances sémantiques.

Les structures idiomatiques constituent donc une zone à part de notre compétence, zone
directement liée aux unités sémantiques complexes et cognitives spécifiques qui caractéri-
sent la langue. Elles forment un système difficile à décrire, gouverné par des règles qui ne
sont peut-être guère prévisibles. Ces structures doivent donc être apprises séparément,
sous forme de listes, et en relation avec les contextes communicatifs dans lesquels elles
peuvent être utilisées.

D’autre part, la connaissance de ces formes idiomatiques est nécessaire pour pouvoir par-
ler et écrire de façon authentique. Il s’agit cependant d’une composante peu évidente à
apprendre comme système. À des fins didactiques, il apparait donc nécessaire de compo-
ser un inventaire comparatif de ces formes dans les différentes langues. Un travail que beau-
coup d’enseignants ont déjà entrepris sans parvenir d’ailleurs à une théorie d’apprentissage
en ce domaine.

Ainsi les proverbes, fortement liés à l’histoire d’un peuple, forment une composante à part
qu’il s’agit presque « d’apprendre par cœur ». Cependant, ils ont parfois un correspondant
dans une autre langue, comme par exemple :

(13) tanto va la gatta al lardo che ci perde lo zampino


(13a) tanto va el cántaro a la fuente que al fín se rompe
(14) chi ha tempo non aspetti tempo
(14a) más vale llegar a tiempo que rondar un año

Dans d’autres cas, ils sont intraduisibles.

Entre ces deux pôles, les polyrhématiques et les phrases idiomatiques d’un côté et les pro-
verbes de l’autre, il existe toute une série de combinaisons plus ou moins cristallisées. En
réalité, on peut combiner un mot d’une langue avec presque tous les mots de la même
langue, à condition de respecter certaines règles universelles.

Dans la combinaison libre, chaque mot maintient son signifié propre et il n’est pas sélec-
tionné et privilégié d’une façon particulière par un mot-base. Ces combinaisons ne sont
possibles qu’à condition que les règles de cohérence encyclopédique soient observées et
qu’on respecte les règles grammaticales, syntactiques, sémantiques. Cependant, certaines
352 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

combinaisons n’apparaissent pas si libres : on les appelle collocations. Dans la combinaison,


quelques mots prennent un signifié particulier. Il n’est pas facile d’établir la différence et la
limite entre les combinaisons libres et celles qu’on nomme collocations. Prenons un sub-
stantif désignant n’importe quel objet ; on peut le combiner avec un verbe comme acheter.
Par exemple, les phrases (15) et (16)

(15) j’ai acheté un cahier → ho comprato un quaderno


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(16) je vais acheter un vélo → vado a comprarmi una bici

forment des constructions libres. Le choix du verbe acheter n’a pas été imposé par cahier et
le sens du verbe acheter reste le même indépendamment de la combinaison avec cahier ou
vélo. La seule condition existante est que l’objet soit achetable. Ces formes sont un peu plus
libres et inattendues que par exemple les combinaisons (17)- (19),

(17) Je vais acheter du pain


(18) Vado a comprare il pane
(19) Est-ce qu’on a déjà acheté le pain ?

qui me paraissent plus stéréotypées que les précédentes. Ceci parce que dans presque
toutes les cultures occidentales, on achète le pain et que cet acte fait partie d’un rituel fré-
quent. En effet, une question comme (19) est très fréquente. Il faut cependant dire que le
concept d’acheter ne fait pas partie de la sémantique de pain. Des expressions comme

(20) Je veux acheter un trottoir → Voglio comprare un marciapiedi

ne seraient pas très probables. N’étant pas respectueuses des règles encyclopédiques,
elles paraissent trop libres ! Naturellement tout est possible ! L’énoncé n° (20) pourrait être
acceptable dans un contexte adéquat. Le mot trottoir n’a cependant pas, dans son choix
préférentiel ou dans sa nature encyclopédique, le caractère d’un objet que l’on peut ache-
ter. Il s’agit là de combinaisons qui sont l’expression de l’activité créative, presque poétique
du locuteur et qui ne posent pas de problèmes d’apprentissage. On peut ainsi imaginer le
désir ou la nécessité de disposer d’une partie de trottoir pour y présenter de la marchan-
dise. Il serait même possible au niveau poétique d’inventer une combinaison comme (21) et
(22) :

(21) Je me suis épris d’un trottoir → Mi sono innamorato di un marciapiedi


(22) Je vais manger un trottoir → Mangerò un marciapiedi

Mais les combinaisons les plus intéressantes et problématiques du point de vue de l’ap-
prentissage sont formées d’une façon stéréotypée par deux ou plusieurs mots. On les
appelle collocations. Nombreuses sont les définitions du mot et du concept collocation (à
ce sujet, voir Benson 1990, Heid 1994, Mel’cuk 1988, Schenk 1994, Van der Meer
1998, etc.). D’aucuns soutiennent que les collocations sont formées par deux mots seule-
ment. D’autres, qu’il n’y a pas de limites de combinaison. D’autres encore établissent une
distinction entre combinaisons libres et combinaisons fixes. Il s’agit en effet d’un continuum
: selon moi, tout le lexique est constitué de formules plus ou moins standardisées, stéréo-
typées. Les séquences collocationnelles vont du syntagme à la phrase et de la phrase au
texte. Les éléments qui forment les collocations sont liés par leur condition grammaticale :
verbe avec substantif, adverbe avec verbe, etc.

Dans ces séquences, on reconnait un mot-tête (ou mot-base) sélecteur des autres mots de
la séquence. C’est ce mot qui choisit les autres mots du même syntagme, les mots sélec-
tionnés étant appelés des « collocateurs ». Il s’agit là de mots qui se combinent fréquemment
et de préférence avec le mot-base. La combinaison est réglée par la congruence grammati-
cale et encyclopédique mais, une fois ces règles respectées, le choix est arbitraire et idio-
syncratique et peut changer d’une langue à l’autre. Le signifié des séquences collocation-
nelles ne correspond pas précisément à l’addition des signifiés des éléments isolés, mais il
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 353

peut être tout de même compris à partir des renseignements donnés par les éléments com-
posants, à la différence de ce qui se passe pour les formes idiomatiques.

Prenons par exemple des mots comme pane et salami et indiquons le quantificateur qu’ils
peuvent sélectionner.

(24)
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italien français anglais
Una fetta di pane une tranche de pain a slice of bread
Una fetta di salame une tranche de saucisson a slice of salami

espagnol néerlandais
Una rebanada de pan een sneedje brood
Una loncha de jamon een plak (*sneedje) salami

Dans les exemples donnés, le choix entre rebanada ou loncha en espagnol, ou entre sneedje
et plak en néerlandais est déterminé par la préférence que les mots-têtes manifestent dans
ces langues sans qu’il y ait là de motivations encyclopédiques particulières. On voit effective-
ment que dans les autres langues (par exemple en français), pour les deux concepts corres-
pondants, on emploie le même quantificateur qu’en italien. Les expressions suivantes

(25) dare una mano (26) tagliare corto (27) camera ardente
(28) avviso di garanzia (29) partito preso

montrent des combinaisons qui ressemblent parfois à de vraies formules formées par des
unités complexes. On rencontre avec évidence, dans le langage spécifique comme le lan-
gage bureaucratique, l’aspect formulaire dans les séquences lexicales :

(30)
Presentare una domanda
Presentare la domanda entro e non oltre il…. 30 gennaio
Presentare la domanda entro e non oltre il…. 30 gennaio debitamente firmata
La domanda va presentata entro e non oltre il….debitamente firmata e autenticata da un
notaio

Dans ces combinaisons stéréotypées, les mots combinés et sélectionnés par le mot-tête ont
un signifié autonome mais particulier, c’est-à-dire qu’ils activent un signifié particulier, parmi
ceux qui sont possibles et qui leur sont propres, seulement en combinaison avec le mot-
base qui les a sélectionnés. Cela explique en effet la différence entre les signifiés de pren-
dere/prendre dans les différents exemples :

(31)
Prendere una penna → prendre un stylo/la plume (fig)
Prendere una strada sbagliata → se tromper de chemin
Prendere uno spavento → s’épouvanter
Prendere un appuntamento → prendre rendez-vous
Prendere una cotta → attraper un coup de soleil
Prendere una decisione → prendre une décision
prendere l’abitudine di → prendre l’habitude
prendere/prendersi uno spavento → s’épouvanter
prendere il treno → prendre le train
prendere moglie → prendre femme
prendere lo stipendio/la pensione → toucher son salaire/sa pension
prendere tempo → tomarse su tiempo (espagnol)
354 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

La différence entre les occurrences du verbe prendere est imposée par la tête de chaque
syntagme (mot-base) : penna, decisione, spavento, strada, appuntamento, cotta. Le verbe
prendere maintient son sens de base mais en combinaison avec les substantifs, il active
différentes composantes sémantiques : avoir, choisir, se mettre à, entrer en possession de,
faire, etc. D’autre part, on constate qu’en italien le mot stipendio se combine aussi avec le
verbe prendere tandis qu’en français, le mot correspondant salaire se combine avec le verbe
toucher. S’il y a donc synonymie entre salaire et stipendio, y a-t-il aussi synonymie dans le
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cas de leur collocation ? Il n’est pas possible d’expliquer pourquoi, en français, on « touche
le salaire » et en italien, « on le prend ». Il est impossible de formuler une règle. Ces infor-
mations, propres à chaque mot, doivent être apprises pour chacun d’eux.

Chaque langue fait son choix « collocationnel » sur la base de l’histoire et de la culture qui
lui sont propres. Il s’agit donc d’un choix presque arbitraire.

Dans la collocation, la base ou tête est le mot qui maintient son propre signifié indépen-
damment des combinaisons et de la présence des autres éléments lexicaux. Dans la
séquence pane fresco et vento fresco, c’est fresco qui assume le signifié imposé ou choisi
par pane et vento.

Le langage serait donc organisé en séquences linguistiques, par combinaisons lexicales «


standard ». On peut à ce propos formuler la thèse que chaque mot choisit les mots avec les-
quels il préfère se combiner dans le respect de la compatibilité grammaticale et encyclopé-
dique. Une fois ces critères respectés, le choix est arbitraire et diffère souvent d’une langue
à l’autre. Il est dicté par les préférences et la nature du peuple, de la société qui parle la
langue à laquelle ce mot appartient. Les choix sont donc imprévisibles et idiosyncratiques ;
par conséquent, il n’est pas facile de traduire les collocations mot à mot dans une autre
langue. Ce fait, qui constitue également un grand problème pour l’apprentissage, est une
porte ouverte à des fautes tant en langue maternelle qu’en langue étrangère. Il faut donc
connaitre le (mini-) système lexical auquel appartient chaque mot. Les constructions fixes
doivent être apprises et utilisées de manière automatique.

Si on compare les formes idiomatiques, les combinaisons libres et les collocations, on peut
dire que :
• Les formes idiomatiques ne sont pas componentielles : leur signifié n’est pas le
résultat de l’addition du signifié de leurs composantes. Elles ne sont pas toujours tra-
duisibles et elles ne peuvent pas être créées de façon libre. Si on rencontre pour la pre-
mière fois une forme idiomatique quelconque, il n’est pas étrange de ne pas la com-
prendre. Une forme idiomatique reçoit dans l’analyse lexicale une structure concep-
tuelle unique.
• Les expressions libres au contraire sont componentielles, créées librement, produc-
tives et traduisibles.
• Les collocations sont componentielles, ne peuvent pas être créées de façon libre, étant
donné qu’elles doivent être respectueuses des propriétés de base. Elles sont partielle-
ment productives. Le choix combinatoire qu’elles manifestent n’est pas prévisible. Elles
ne peuvent pas être traduites à la lettre dans une autre langue.

Une théorie lexicologique ou lexicographique devrait donner pour chaque mot qui peut fonc-
tionner en tête d’un syntagme les informations concernant les combinaisons lexicales que
celui-ci préfère dans son domaine lexical, dans son mini-système.

Les théories didactiques pour l’apprentissage du lexique par collocations ne devraient pas
partir des verbes mais des substantifs. Apprendre les combinaisons qui sont possibles entre
un verbe comme prendre ou faire en français ou prendere et fare en italien et les substan-
tifs de la langue française ou italienne serait en effet très compliqué et peu économique.
Voyons à ce propos le verbe désémantisé fare = faire.
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 355

(32)
fare i conti faire les calculs
fare un invito lancer une invitation
fare i compiti faire ses devoirs
fare la doccia prendre une douche/se doucher
*faire une douche
*to make a shower (anglais)//to take a shower
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*een douche maken (néerlandais)//een douche nemen//douchen
fare una conferenza ? faire/tenir une conférence

Fare signifie « tenir » dans la séquence fare una conferenza et il est synonyme de « prendre
» dans fare la doccia. Mais en italien, on ne peut pas prendere una doccia mais bien tenere
una conferenza. L’anglais et le néerlandais préfèrent aussi des collocations différentes.

Les collocateurs ne sont pas toujours candidats à prendre la place des mots dont ils sont
synonymes. On pourrait donc poser une question théorique : des mots sont-ils synonymes
quand ils peuvent prendre la place d’autres mots dans le même entourage collocationnel ?
La même question se pose davantage en comparant les langues. Voyons par exemple la
différence entre l’italien et l’espagnol :

(33) andare in vacanza → estar de vacaciones


(34) svolgere un’inchiesta → llevar a cabo una investigación

Pour un substantif comme discussione, on pourrait obtenir, en le comparant avec ses cor-
respondants français, espagnol et néerlandais dans leur combinaison nom-verbes, la situa-
tion suivante :

(35) Discussione + Verbes


it. Intavolare/avviare/cominciare/fare una discussione
fran. entamer/entreprendre une discussion/amorcer un discours
esp. entablar/comenzar/empezar una discusion
néerl. een discussie entameren/beginnen/aangaan

Comment le lexique serait-il organisé dans notre connaissance ? Les règles configuration-
nelles, comme celles de hiérarchie et de catégorie grammaticale et syntactique, sont uni-
verselles et peuvent être considérées comme une façon de structurer le lexique. D’autre
part, on apprend et on organise le lexique sur la base de et grâce à nos expériences com-
municatives. La façon d’apprendre comme la façon de gérer les données dans notre cer-
veau, ainsi que les façons de récupérer les informations dans notre esprit ou notre pensée,
seront à la base de l’utilisation adéquate d’une langue.

On peut imaginer que les mots d’une langue soient organisés en systèmes, en classes ou
catégories grammaticales, mais aussi en réseaux où les mots sont divisés et classifiés en
mots principaux ou mots-tête (base) et en classes de mots (collocateurs) qui appartiennent
à un domaine commandé par un mot-tête. Les mots de catégorie secondaire (les colloca-
teurs) peuvent appartenir à plusieurs réseaux ou mini-systèmes. Par exemple, l’adjectif
fresco appartient aux réseaux de pain, vent, pensée, etc.

Alinei (1974) avait proposé de considérer le lexique d’une langue comme organisé en
domaines lexicaux. Dans chaque domaine lexical, le mot-tête serait un hyperonyme et les
mots appartenant à ce domaine auraient, en tant qu’hyponymes, comme composante
sémantique dans leur signifié, le mot-tête formant le domaine lexical. Dans le domaine lexi-
cal du mot italien cavallo (cheval), il y aurait les verbes nitrire (hennir), galoppare (galoper),
le substantif giumenta (jument). Tous ces mots auraient comme composante sémantique le
mot/concept « cavallo ».
356 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Cette théorie ferait imaginer que le lexique est formé par des réseaux où tous les noms com-
muns appartenant au domaine sémantique de cheval seraient liés entre eux.

Ces critères seraient classificatoires et ne donneraient pas de renseignements à propos de


l’emploi idiosyncratique des mots collocateurs par respect d’une base de données. Au
contraire, il serait important de savoir quelles sont les séquences dans lesquelles on trou-
vera les mots dans la réalité linguistique et de surface. Dans une théorie basée sur l’organi-
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sation collocationnelle, les mots fonctionnant comme collocateurs ne seraient pas des hypo-
nymes de la base. C’est-à-dire qu’il n’arrive pas toujours que, dans leur sémantique, il y ait
une composante correspondante au mot base. Le mot fresco par exemple n’aurait pas en
soi pane comme composante sémantique.

Les réseaux des domaines lexicaux tels que présentés par Alinei permettent de déterminer
des stratégies de classification sémantique mais qui ne voient pas le lexique comme une for-
mation de séquences et d’unités complexes de surface. Au contraire, l’hypothèse de l’exis-
tence du point de vue cognitif des réseaux collocationnels où les mots seraient organisés en
unités complexes serait plus fascinante et probable. Elle nous permettrait de voir la langue
en paquets préconstitués et prête pour la réalisation linguistique de surface avec des possi-
bilités d’explication pour l’apprentissage.

Le lexique est un dictionnaire intérieur, pas seulement formé par une liste mais un diction-
naire où les mots sont en relation et en différents réseaux : une sorte de banque de données
qui peut être interrogée de diverses façons comme un dictionnaire électronique.

Aitchinson (1994) soutient que le lexique est organisé aussi en catégories relationnelles où
la synonymie, l’hyperonymie et l’hyponymie jouent un rôle important. Naturellement, l’orga-
nisation entre prédicats, arguments et spécificateurs est aussi présente. Mais dans ce dic-
tionnaire seront aussi enregistrés les éléments lexicaux spécifiques qui peuvent occuper une
certaine position en relation avec d’autres mots en fonction de collocateurs.

2. La didactique des langues étrangère et l’organisation


du lexique
Je partage plutôt la position de Jackendoff (1997 : 153) selon laquelle les séquences fixes
et les formes idiomatiques seraient apprises comme des unités. Je crois en effet que les col-
locations, étant donné leur caractère stéréotypé, unitaire, idiosyncratique, presque arbitraire,
seront apprises comme des unités ou comme mini-système.

Il faudrait indiquer d’un mot, en vue d’une hypothèse de travail pour l’apprentissage et aux
fins de projets lexicographiques (particulièrement sur support électronique) :
a. le modèle syntactique, distribution – attribution catégorielle, attribution des rôles caté-
goriels et thématiques et des cas syntactiques
b. les combinaisons préférentielles sémantiques et catégorielles
c. l’encyclopédie
d. la fréquence
e. le comportement pragmatique et stylistique
f. les préférences de forme syntactique au niveau de la phrase (passive, imperson-
nelle, etc.)
On pourrait considérer qu’il y a, dans l’ordre d’importance et hiérarchique, trois catégories
qui peuvent fonctionner comme tête pour la collocation : le substantif, le verbe et l’adjectif.

• Le substantif recouvre une position supérieure et il entre en combinaison avec les


verbes, les adjectifs, les noms spécificateurs et les quantificateurs;
• le verbe avec adverbe et quantificateur aspectuels et
• l’adjectif avec d’autres adjectifs ou quantificateurs.
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 357

Chaque substantif peut former un réseau collocationnel comme base. Les verbes qui se
combinent avec le substantif peuvent indiquer :
a) une action sur le référent du substantif [opération sur] ou
b) une action de tel référent [opération de] ou
c) une caractéristique de ce référent.

Par exemple, le nom pane en tant que substantif peut être combiné, étant donné son ency-
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clopédie, avec des verbes, adjectifs, quantificateurs, spécificateurs de ce type :

(36) [base]
pane : nom
[collocateurs]
OPÉRATION SUR : verbes (pain = objet)
impastare, fare, infornare, sfornare, affettare (voir le domaine : salami, carne),
sbriciolare, spezzare, ? rompere, sgranocchiare : (voir le domaine : biscotto),
masticare,
OPÉRATION DE : verbes (pain = sujet)
sbriciolarsi
CARACTÉRISTIQUES : adjectifs :
fresco, caldo, raffermo, duro, buono, insipido
SPÉCIFICATION :
di casa, di segala, integrale
QUANTIFICATION
pezzo, boccone, tozzo, fetta

Ce système fournirait une source incalculable pour les projets de nature électronique car on
éviterait ainsi à l’ordinateur de faire un calcul sur les possibilités combinatoires, en disposant
de paquets préconfectionnés liés à des scénarios inventoriés d’une façon typologique. Ce
système permettrait d’indiquer par exemple que l’on utilise comme formule (37) et (38) mais
non (39) et (40) :

(37) convocare un’assemblea


(38) convocare una riunione
(39) *convocare un incontro
(40) *convocare un ricevimento

Ce système nous permettrait également de construire des tables comparatives à l’intérieur


d’une langue mais aussi entre plusieurs langues :

(41) en italien

riunione incontro Ricevimento Convegno assemblea appuntamento


Fare X ? X X X
Tenere X ? X X ?
Indire X ?
Organizzare X X X X ?
Convocare X X
Fissare X X X
Prendere X
Disdire X X X
Sciogliere X X
Annullare X X ? X X X
Dare X X
358 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

(42) en français

réunion Rencontre Réception congrès Assemblée rendez-vous


Faire X X X X
Tenir X ? X ? ?
Convoquer X ?
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Organiser X X X X ?
Fixer X ? X X
Prendre ?
Décommander X X X X X
Annuler X ? X
Révoquer X X X X X X
Donner X X

Ces tables ne constituent pas des méthodes didactiques pour l’apprentissage des langues
mais bien une base pour les développer. L’apprentissage du lexique devrait se faire par
séquences, paquets préconfectionnés, unités lexicales complexes, mini-systèmes, donc par
de véritables unités cognitives automatisées. Une perspective qui permettrait de tirer des
avantages tant pour la traduction normale ou automatisée que pour tout emploi computa-
tionnel.

Les grilles sémantiques que je viens de proposer indiqueraient les actes linguistiques que
l’on doit poser et les expressions linguistiques, les formules qui correspondent en surface à
ces actes. Ce sont ces « formules » que l’on devrait apprendre comme des unités lexicales
et cognitives employées d’une façon automatique et qui diffèrent très souvent d’une langue
à l’autre. Naturellement, sur le plan didactique, ces formules pourraient/devraient être pré-
sentées en contexte(s).

Les théories linguistiques telles que grammaire générative, fonctionnelle ou computation-


nelle gagneraient en force explicative en considérant le lexique comme central et organisé
selon un système combinatoire, comme un réseau de systèmes et de domaines et enfin, en
prenant surtout en considération les collocations comme facteur fondamental.

Pour en savoir plus…

■ ALINEI, M. (1974). La Struttura del lessico, Bologna, Il Mulino.


■ AITCHINSON, J. (1994). Words in mind. An introduction to the mental lexicon, Oxford, UK and
Cambridge, Mass. USA, Basil Blackwell.
■ BENSON, M. (1990). « Collocations and general-purpose dictionaries », International Journal of
lexicography, vol. 3., n° 1, pp. 42-50.
■ HEID, U. (1994a). On Ways Words Work Together – Topics in Lexical Combinatorics, in :
MARTIN, W., Meijs, W., MOERLAND, M., TEN PAS, E., VAN STERKENBURG, P. et VOSSEN,
P. (éds), Euralex 1994 Proceedings, Amsterdam, pp. 226-262.
■ HEID, U. (1994b). Relating Lexicon and Corpus : Computational Support for Corpus-Based
Lexicon Building in DELIS, in : MARTIN, W., MEIJS, W., MOERLAND, M., TEN PAS, E., VAN
STERKENBURG, P. et VOSSEN, P. (éds). Euralex 1994 Proceedings, Amsterdam, pp. 459-471.
■ JACKENDOFF, R.S. (1997). The architecture of the language faculty, The MIT Press,
Cambridge Mass. USA and London UK.
■ LO CASCIO, V. (1991). Grammatica dell’argomentare : profili strutture strategie, Firenze, La
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 359

Nuova Italia.
■ LO CASCIO, V. (1997). « Semantica lessicale e i criteri di collocazione nei dizionari bilingui a
stampa ed elettronici » in : DE MAURO, T. et LO CASCIO, V. (éds), Lessico e grammatica : Teorie
linguistiche e applicazioni lessicografiche, Roma, Bulzoni, pp. 63-87.
■ MEL’CHUK, I. (1988). « Semantic description of lexical units in an Explanatory Combinatorial
Dictionary : Basic principles and heuristic criteria », in International Journal of Lexicography 1,
1988, pp. 165-188.
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■ SCHENK, A. (1994). Idioms and Collocations in Compositional Grammar, Ph Dissertation,
OTS, Utrecht.
■ VAN DER MEER, G. (1998). « Collocations as one particular type of conventional word combi-
nations : their definition and character » in : FONTENELLE, T., HILGIMASMANN, P., MICHIELS,
A., MOULIN, A. et THEISSEN, S. (éds), Actes Euralex 98 Liège vol. 1 ; 313-321.
360 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

B ■ Le poids de la langue maternelle dans


l’enseignement d’une langue étrangère :
l’exemple de l’italien en Pologne
ELZBIETA JAMROZIK
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Université de Varsovie

Le problème de l’interférence entre la langue maternelle et la langue étrangère que l’étudiant


est en train de maitriser fait l’objet de discussions depuis les hypothèses behavioristes de
Skinner (1957) 1 et les travaux contrastifs de Weinreich (1953) et de Lado (1957) sur les
influences réciproques entre les langues 2. Sans présenter un historique approfondi du pro-
blème, il importe de mentionner l’évolution qui s’opère dans la conception de l’erreur lin-
guistique ; d’une déviation répréhensible de la norme, elle devient signe d’un parcours créa-
tif de l’apprentissage, du tâtonnement de l’étudiant qui cherche à se former ses propres
règles de communication linguistique 3.

Le présent travail se propose d’aborder le problème de l’incidence des compétences de la


langue maternelle sur celles de la langue étrangère par le biais des résultats d’une recherche
sur les erreurs linguistiques des étudiants polonais du Département d’Italien de l’Université
de Varsovie. Seront donc mises en confrontation systématique deux langues appartenant à
deux groupes typologiques distincts, roman et slave, dans un contexte didactique qui pose à
l’apprenant – étudiant en philologie italienne – des cibles particulièrement ambitieuses.

Bien que les systèmes des deux langues en question soient foncièrement différents, la pra-
tique didactique démontre que l’influence du système du polonais s’opère à tous les niveaux
de langue ; phonologique, morphologique, syntaxique et lexical. Les supports didactiques
dont nous disposons – à savoir les manuels d’italien pour étudiants étrangers (Bravo de
Katerinov, Uno et Due, Passeggiate italiane) ne sont que dans une mesure relativement
limitée à même de pallier aux difficultés spécifiques qu’affronte un étudiant de langue mater-
nelle polonaise (et on pourrait étendre le problème aux langues slaves en général) tout au
long de son cursus universitaire d’italien.

Dans cette perspective, nous voudrions poser l’hypothèse que les manuels de langue « uni-
versels », élaborés pour un apprenant abstrait (francophone, anglophone, germanophone et
slave en l’occurrence) et qui présentent nécessairement le système de la langue L2 de façon
globale et uniforme, se révèlent, par leur généralité même, insuffisants à un niveau d’ensei-
gnement avancé, là où l’étudiant non seulement se propose de communiquer dans la L2,
mais voudrait la connaitre à fond, pour éventuellement l’enseigner plus tard. Il va sans dire
que ces considérations ne critiquent pas les manuels en question4, mais visent à centrer les
difficultés créées par le « déjà-là » de la langue maternelle, problème qui, à notre avis, ne se
laisse résoudre que dans une approche contrastive.

Pour étayer cette hypothèse, après une présentation sommaire des buts didactiques visés,
seront cités en exemple plusieurs domaines où, par le fait de la non-correspondance des

1. Étant donné que le processus d’apprentissage équivaut à la formation des habitudes linguistiques, l’apprentissage d’une
langue étrangère vise à établir des habitudes différentes de celles de L1 à travers la mémorisation et la pratique méca-
nique des structures.
2. Voir en particulier la différence entre les phénomènes d’interférence et de transfert – influence positive qui aide l’étudiant
à acquérir des compétences nouvelles dans la langue étrangère à partir de sa langue maternelle.
3. Voir en particulier Corder (1971) et (1981), qui considère l’apprentissage comme un processus créatif au cours duquel
l’apprenant construit continuellement ses propres hypothèses linguistiques.
4. L’article de Benucci (1994) offre une image intéressante de l’italien enseigné aux étrangers.
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 361

systèmes des deux langues, l’étudiant polonais rencontre le plus de difficultés en italien.
Notre communication repose sur trois convictions fondamentales :
• il n’y a pas de langues « faciles », et le concept de facilité, tout relatif qu’il soit, n’est qu’un
stéréotype ;
• la structure de la langue maternelle a une incidence sur l’acquisition des structures de
L2 ; cet impact se manifeste de façon plus forte là où la langue maternelle n’offre pas de
« point de repère », où elle ne lexicalise pas certaines catégories grammaticales pré-
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sentes en L2 (ainsi, pour le polonais, l’article). Par contre, une correspondance, même
partielle, entre les concepts grammaticalisés dans les deux langues permet à l’étudiant
de transposer son acquis de la langue maternelle sur L2 ;
• il en découle d’une part la nécessité d’enseigner des structures entières de L2 (ce qui
est souligné dans les approches situationnelles et communicatives), d’autre part,
l’intérêt d’approfondir l’aspect contrastif qui pourrait donner à un étudiant plus avisé et
conscient linguistiquement des explications plausibles de ses difficultés et erreurs.

1. Étudiants et objectifs de l’enseignement


Les étudiants du Département d’Italien de l’Université de Varsovie commencent leur lectorat
italien dans des groupes débutants (faux-débutants inclus) à raison d’un nombre d’heures
élevé (jusqu’à 10 heures par semaine) 5. Ils acquièrent ainsi rapidement, généralement
après une année d’études, une compétence relativement élevée. Comme l’admission à
l’Université se fait sur concours (test d’aptitude linguistique), il s’agit de jeunes gens pré-
sentant des dispositions particulières pour l’acquisition des langues et ayant déjà une assez
bonne maitrise du français et de l’anglais6. Les études universitaires visent à leur donner une
parfaite maitrise de l’italien oral et écrit, ainsi que des connaissances philologiques, une pré-
paration à la traduction et à la vie professionnelle (langues de spécialité). Ici, je me limiterai
aux problèmes concernant l’acquisition des bases de L2.

2. La langue maternelle
Un élève polonais qui entreprend l’étude d’une langue romane a tendance à transposer sur
les structures de la L2 celles de sa langue maternelle. Sur le plan phonétique, le polonais
est une langue éminemment consonantique 7, avec opposition entre différents types d’affri-
quées, telles [t] ; [ ] 8, ou entre consonnes mouillées et non mouillées. L’accent de mot
tombe en général sur la pénultième, bien que nombre de mots d’origine étrangère soient des
proparoxytons 9.

En morphologie, le substantif et l’adjectif se déclinent selon un système de 7 cas et


3 genres10, mais le groupe nominal ne connait pas l’article ; le système casuel assume les
fonctions de certaines prépositions ; le système temporel ne comporte pas de subjonctif et
le nombre des temps de l’indicatif est très réduit par rapport à celui des langues romanes ;
par contre, des variations aspectuelles très subtiles se trouvent lexicalisées, généralement
sous forme d’oppositions préfixales11. Ces caractéristiques du polonais se reflètent dans les
erreurs phonétiques et morphologiques commises par les étudiants.

5. Nous ne considérons pas ici les problèmes qui se posent au niveau du groupe avancé, formé d’étudiants qui avaient
déjà fait de l’italien avant d’entrer à l’Université.
6. L’impact du français et de l’anglais est généralement positif, dans le sens d’un transfert de connaissances surtout au
niveau lexical, ce qui facilite la compréhension des textes italiens.
7. Sur 39 phonèmes, il y a 33 consonnes (84,6 %) et rien que 6 voyelles (15,4 %). Voir Milewski 1967.
8. Comme dans l’opposition entre le numéral trzy (trois) et la conjonction czy (si). Pour plus de détails, voir Ostaszewska
et Tambor 2000.
9. Comme, p.ex., muzyka, gramatyka, etc. D’autres deviennent proparoxytons par l’adjonction de pronoms ou particules
enclitiques (voir Ostaszewska et Tambor 2000 : 94).
10. Voir Grzegorczykowa, Laskowski et Wróbel 1998, vol. 1.
11. Ainsi, p. ex., czytać= lire, forme verbale de base, aspect imperfectif ; przeczytać = lire, aspect perfectif ; doczytać = lire
jusqu à la fin ; zaczytać siɣe = se plonger dans la lecture ; zaczytać ksiazkɣe = user un livre jusqu’à la corde ; sczytać
= parcourir, balayer du regard ; odczytać = lire avec difficulté, réussir à déchiffrer.
362 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

3. Niveau phonétique
Étant donné la complexité du système consonantique polonais et la relative simplicité du
système vocalique italien12, les étudiants considèrent que la prononciation italienne est
assez semblable à la polonaise, et donc facile. Toutefois, aussi bien la pratique didactique
que les rares recherches dans ce domaine13 démontrent que les habitudes phonétiques de
la langue maternelle des étudiants se greffent facilement sur leur italien, et ceci tant dans la
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lecture que dans la production personnelle. Les champs de difficulté concernent :
a) les géminées que les Polonais prononcent soit comme des consonnes simples, soit
comme 2 consonnes distinctes, alors qu’en italien elles sont longues. Ainsi cassa est pro-
noncé [‘kasa] ou [‘kas|sa], gatto peut devenir [‘gato] ou [‘gat|to] ;
b) la tendance à détacher les mots, et à prononcer des unités lexicales, non des groupes ryth-
miques. Cette tendance se voit surtout dans la lecture, où les étudiants séparent po ex. le
nom de son déterminant : un | bell’ |albero, quest’ | estate.
c) la tendance à régulariser l’accentuation sur la pénultième, ce qui aboutit p.ex. à fantas-
tico, simpatico 14.

4. Niveau morphologique
Parmi les nombreux problèmes qui se posent à un enseignant dans un groupe débutant, le
plus grave est de loin celui de l’emploi de l’article, et ceci dans les langues romanes en
général. Vu que le polonais n’offre aucun point de repère dans ce domaine, qu’il n’y a pas
d’élément grammatical qui assumerait les fonctions de l’article15, les élèves polonais ou bien
ont tendance tout simplement à l’omettre, surtout en début de phrase, comme dans
Professore legge un giornale, ou bien l’emploient mal, étant donné que la distinction
défini/indéfini leur apparait peu claire. Ils diront p. ex. Non ho un mio libro d’italiano, expli-
quant l’emploi de l’indéfini par le fait qu’il n’a pas encore été question de ce manuel aupa-
ravant, ou bien Ho la piccola camera, considérant que le nom se trouve accompagné d’un
adjectif, donc déterminé.

De surcroit, ni les manuels de langue ni les grammaires italiennes qui s’adressent à un


public de langue française, anglaise, allemande ou espagnole et donc n’ayant pas de pro-
blème dans ce domaine, ne sont à même de fournir une aide valable. Les manuels présen-
tent le fonctionnement pratique de l’article, tandis que les grammaires accordent générale-
ment une large place aux formes (l’emploi de il, lo/i gli pouvant prêter à confusion) et à celles
des preposizioni articolate, ainsi qu’aux cas particuliers (l’article avec les noms propres, les
noms de parenté, les cas d’omission), mais elles ne donnent pas de réponse à la question
fondamentale pour un étudiant polonais, celle de savoir quand et pourquoi il faut employer
l’article défini ou indéfini, quelles sont les conséquences sémantiques et pragmatiques de
tel ou tel emploi, et quelles nuances véhicule l’opposition article défini/article indéfini/article
zéro. Dans cette optique, assez significatif parait le passage suivant, tiré du livre du profes-
seur du manuel français Panorama qui donne la suggestion suivante :
« Faire constater la présence, devant les noms, de petits mots appelés ‘articles’. Donner
si nécessaire une brève explication en langue maternelle » [Panorama 1, Livre du pro-
fesseur, CLE International, 1996].

De toute évidence, cela ne suffit pas à nos étudiants. De même, les excellentes solutions
didactiques proposées par Porcelli et Balboni (1991), Corno (1993), Freddi (1994) ou Lo
Duca (1997) ne prennent pas en compte les apprenants lésés par l’inexistence de l’article

12. En particulier, absence de nasales et de voyelles mixtes qui font la difficulté du français.
13. Voir J. Morytz 1995, qui a analysé la phonétique de l’italien parlé par les étudiants polonais.
14. En polonais, ces adjectifs sont accentuées sur la pénultième : fantastyczny, sympatyczny.
15. Dans le polonais familier et parlé se manifeste la tendance à un emploi abusif du démonstratif ten, ta, to (ce, cette)
d’une part, et de l’indéfini jakiś (un certain) de l’autre. Toutefois, même si ces éléments jouent un rôle fonctionnellement
analogue à celui de l’article, ils sont une déviation par rapport à la norme.
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 363

dans leur langue maternelle. Pour pallier aux difficultés de perception de la fonctionnalité de
l’article, les manuels d’italien écrits par des auteurs polonais les introduisent contrastivement
; toutefois le problème de l’article persiste jusqu’à un niveau d’études avancé.

Un autre problème est celui de l’emploi adéquat de la préposition. En polonais, les prépo-
sitions sont aussi bien des éléments purement relationnels (correspondant à l’italien di, da,
a), que des véhicules de relations sémantiquement plus définies, correspondant aux prepo-
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sizioni improprie italiennes (sotto, sopra, davanti). Les nombreuses erreurs concernent
essentiellement les prépositions relationnelles, aussi bien simples qu’employées dans les
locutions prépositionnelles (vicino a, lontano da). La source de ces emplois erronés est la
non-correspondance entre les deux langues, notamment :
• Le manque d’homogénéité au niveau de l’italien dans l’expression des relations ; ainsi,
pour traduire le mouvement dans une direction donnée, le polonais recourt essentielle-
ment à une préposition – do, tandis que l’italien emploie un large éventail de préposi-
tions dont le choix est soumis à différentes contraintes qu’un apprenant étranger ne peut
connaitre a priori :

Jadɣe do Rzymu, do W eoch, do Toskanii, do Veneto ; vado a Roma, in Italia, in


Toscana, nel Veneto.
Id do restauracji, do domu, do azienki ; vado al ristorante, a casa, in bagno

De surcroit, certaines prépositions sont obligatoirement employées avec un article (pre-


posizioni articolate), d’autres sans. Du point de vue linguistique, il s’agit donc là de
structures semi-figées que l’étudiant étranger doit mémoriser.

• Le manque de correspondance dans l’expression d’une relation en italien et en polonais


: l’étudiant qui aura appris que, dans la relation spatiale, la préposition polonaise do cor-
respond généralement à l’italien a ou in se trouvera dans l’embarras s’il veut exprimer
des relations métaphoriques :


filizanka do kawy una tazzina da caffè
list do dyrektora una lettera al direttore.

La confusion augmente encore quand la structure italienne est complètement différente de


celle de la langue maternelle, comme c’est fréquemment le cas dans les constructions ver-
bales et adjectivales : resistente al freddo, dividere in pezzi, assicurazione contro gli infor-
tuni.

L’enseignant se trouve dès lors continuellement contraint à contrôler l’emploi adéquat de la


préposition et à obliger les étudiants à mémoriser non pas des lexèmes (verbes ou adjec-
tifs), mais l’entière structure prépositionnelle. En effet, comme la préposition y est un simple
élément de relation, motivé éventuellement après coup, mais non a priori, pour éviter les
erreurs, l’étudiant doit apprendre la totalité de la relation prépositionnelle, et non sa partie
verbale ou adjectivale, comme par exemple :

rinunciare, riuscire a fare qc, mais : evitare, permettere di fare qc.


sensibile, simile a qc, mais : lontano, differente da qc.

La mémorisation s’étend aux locutions prépositionnelles, telles in mezzo a, in luogo di, a


forza di, contrariamente a, etc.

De plus, comme l’emploi de la préposition en italien se trouve souvent lié à celui de l’article
(preposizioni articolate), il importe de sensibiliser l’étudiant à l’emploi global préposition +
article.

Outre la rection verbale, l’emploi correct du système des temps et des modes pose un pro-
blème surtout au niveau avancé. Vu que le système temporel du polonais est sensiblement
364 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

réduit par rapport à celui des langues romanes, nos étudiants doivent certainement consa-
crer plus de temps et d’effort aux exercices qui portent sur la concordance des temps que
leurs collègues francophones ou hispanophones. Une autre source possible d’erreurs est
l’emploi du subjonctif, mode que le polonais ne connait pas. Toutefois, les étudiants domi-
nent assez rapidement ce problème, ou du moins il ne leur crée pas autant de préoccupa-
tions que l’emploi de l’article, dans la mesure où, dans un nombre assez élevé de cas, l’em-
ploi du subjonctif est obligatoire. Une fois donc que l’étudiant aura mémorisé les groupe de
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verbes, d’expressions verbales, de conjonctions et locutions conjonctives qui demandent le
subjonctif, qu’il se sera entrainé à les employer, les possibilités d’erreur se réduiront sensi-
blement, même s’il est probable que le temps requis à l’acquisition de ce problème gram-
matical sera plus long pour un Polonais que pour un étudiant de langue maternelle romane.
La difficulté n’apparait donc pas là où il y a obligation, mais là où il y a un choix entre diffé-
rents modes, là où le jeu entre indicatif et subjonctif véhicule des contenus modaux expri-
mant le caractère plus ou moins objectif de l’assertion (propositions relatives). En règle géné-
rale, toutefois, les étudiants assimilent vite les bases de l’emploi du subjonctif, au point de
faire des hypercorrections, comme dans l’exemple suivant relevé d’une copie de 2e année :

*Sono sicuro che abbia sbagliato autobus.

5. Niveau syntaxique
Étant donné que le polonais est une langue casuelle et que l’ordre des termes y est sensi-
blement plus libre que dans les langues romanes, permettant d’exprimer différentes
nuances au niveau de la structure thématique-rhématique de l’énoncé, l’enseignant doit être
vigilant à la structure phrastique où il risque de trouver des cas comme : La casa al mare ha
costruito un amico di mio padre (copie de 2e année), calque d’une syntaxe parfaitement
acceptable en polonais.

6. Niveau lexical
C’est dans le lexique et la phraséologie que l’on retrouve les exemples les plus manifestes,
bien que relativement faciles à corriger, de l’influence de la langue maternelle sur la L216.
L’erreur lexicale a des sources variées :

• l’interférence avec la forme du lexème dans la langue maternelle, comme par exemple
il restaurante pour ristorante (polonais restauracja) ;
• l’interférence du genre grammatical : andiamo alla ristorante, parce qu’en polonais, res-
tauracja est féminin ;
• la régularisation par analogie : ainsi, le mot problema a tendance à être employé comme
féminin par les étudiants (la problema), parce qu’il finit en –a et que les mots en –a sont
généralement féminins ;
• l’interférence de structure, dont il a été en partie question supra, qui comprend non seu-
lement des erreurs dans la rection verbale : La sera aiuto alla mamma (parce que le
verbe polonais est indirect), mais aussi dans la forme même des verbes : Le lezioni si
cominciano alle nove (en polonais ce verbe est pronominal) et l’emploi des prépositions :
L’ho incontrato sulla strada au lieu de per strada (en polonais, on emploie la préposition
na = sur).

Les expressions idiomatiques, paradoxalement, ne semblent pas tenir une place de


marque parmi les erreurs. En effet, une approche contrastive au problème de l’expression
idiomatique 17 montre qu’en fait une partie en est relativement transparente à la compré-

16. Sur les mécanismes d’acquisition lexicale, voir Berretta (1988) et Bozzone Costa (1988).
17. Voir Jamrozik et Giermak-Zielińska (1994).
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 365

hension, grâce à une analogie partielle ou totale avec la langue maternelle. L’étudiant trans-
pose alors en L2 la série motivationnelle et inférentielle de L1, comme pour : essere la quinta

ruota del carro/byc’ piatym koem u wozu.

Pour d’autres expressions, moins transparentes, la compréhension se fait « à rebours » ; la


signification métaphorique est rétablie à partir de la signification propre par une série d’opé-
rations inférentielles, comme dans : avere l’acqua alla gola, en polonais : miecnó’
’ z na gardle
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(avoir le couteau sur la gorge).

Une partie seulement d’expressions idiomatiques est complètement opaque, privée de réfé-
rence à la langue maternelle, comme par exemple fare alla romana ou essere al verde.

Il est toutefois des structures partiellement figées très fréquentes et qui constituent le vrai
fonds idiomatique de la langue, telles les collocations lexicales prendere l’autobus/il taxi
(alors qu’en polonais on dit jechac’ autobusem – aller en autobus, etc.), fare colazione (alors
qu’en polonais on mange son petit déjeuner). Il est par conséquent essentiel d’enseigner
non le seul lexème mais les expressions dont il fait partie.

7. Conclusions
Ainsi qu’il résulte de l’expérience didactique ci-présentée, l’enseignement d’une langue
étrangère au niveau universitaire devrait relever d’une approche contrastive avec la langue
maternelle, surtout dans le domaine de la morphologie ; il en découle la nécessité d’élabo-
rer des manuels en clé contrastive par rapport – si ce n’est aux langues maternelles parti-
culières – au moins aux groupes de langues présentant une structure morpho-syntaxique
semblable (par exemple les langues slaves).

En outre, dans l’enseignement d’une langue étrangère, il importe d’observer une approche
globalisante, c’est-à-dire de mettre l’accent sur des structures entières.

Dans quelle mesure l’interférence des compétences déjà-là constitue-t-elle un inconvénient


dans le processus didactique et comment l’enseignant pourrait-il y pallier ? Voilà les thèmes
d’une recherche qui, dans la perspective de l’Europe unie, pourrait déboucher sur un manuel
de langues romanes pour les apprenants des pays slaves.

Pour en savoir plus…

■ BENUCCI, A. (1994). « L’italiano nelle grammatiche italiane per stranieri », in : GIACALONE


RAMAT, A., et VEDOVELLI, M. (éds), L’italiano lingua seconda/lingua straniera, Atti del XXVI
Congresso SLI, Roma, Bulzoni, pp. 165-189.
■ BERRETTA, M. (1988). « Sviluppo di regole di formazione di parola in italiano L2 : « nomina
actionis » costruiti con participi passati », in : GIACALONE RAMAT, A. (éd.), L’italiano tra le altre
lingue : strategie di acquisizione, Bologna, Il Mulino, pp. 99-112.
■ BORELLO, E. (1990). Linguistica e comunicazione. Le nuove tecnologie nella glottodidattica,
Torino, La Scientifica Editrice.
■ BOZZONE COSTA, R. (1988). « Inserzione e cancellazione di morfemi nella formazione delle
parole in italiano L2 », in A. Giacalone Ramat (éd.), L’italiano tra le altre lingue : strategie di
acquisizione, Bologna, Il Mulino, pp. 115-126.
■ BRONZI, M. (1977). « Indicativo e congiuntivo nelle completive italiane », Studi di grammatica
italiana, VII.
■ CILIBERTI, A. (1994). Manuale di glottodidattica. Per una cultura dell’insegnamento linguistico,
Scandicci, La Nuova Italia.
■ CORDER, S.P. (1971). « Idiosyncratic Dialects and Error Analysis », International Review of
Applied Linguistics, IX.2.
366 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

■ CORDER, S.P. (1981). Error analysis and interlanguage, Oxford, Oxford University Press.
■ CORNO, D. (éd.) (1993). Vademecum dell’educazione linguistica, Scandicci, La Nuova Italia.
■ FISIAK, J. (éd.) (1981). Contrastive Linguistics and the Language Teacher, Oxford, Pergamon
Press.
■ FREDDI, G. (1994). Glottodidattica. Fondamenti, metodi e tecniche, Torino, UTET.
■ GRZEGORCZYKOWA, R., LASKOWSKI, R. et WRÓBEL, H. (éds) (1998). Gramatyka
¸
wspóczesnego jezyka polskiego. Morfologia, vol. I-II, 2e édition, Varsovie, PWN.

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■ JAMROZIK, E. et GIERMAK-ZIELINSKA, T., (1994), « Peut-on parler du contenu métaphorique
des expressions figées ? », Studia Romanica Posnaniensia, 19, pp. 25-35.
■ KLEIN, W., (1989), L’acquisition de la langue étrangère, Paris, A. Colin.
■ LADO, R., (1957), Linguistics across Cultures : Applied Linguistics for Language Teachers, Ann
Arbor, University of Michigan Press.
■ LO DUCA, M.G., (1997), Esperimenti grammaticali. Riflessioni e proposte sull’insegnamento
della grammatica dell’italiano, Scandicci, La Nuova Italia.
■ MANZOTTI, E. et FERRARI, A. (éds) (1994). Insegnare Italiano. Principi, metodi, esempi,
Brescia, La Scuola.
¸
■ MILEWSKI, T. (1967). Jezykoznawstwo, Varsovie, PNW.
■ MORYTZ, J. (1995). Interferenze linguistiche a livello fonetico tra l’italiano e il polacco [+ 2 cas-
settes], mémoire de maitrise préparé dans le Département de Langue et Littérature Italienne
de l’Université de Varsovie.
■ OSTASZEWSKA, D. et TAMBOR, J. (2000). Fonetyka i fonologia wspoczesnego jezyka pols-
kiego, Varsovie, PWN.
■ PORCELLI, G. et BALBONI, P. (1991). Glottidattica e università. La formazione del professore
di lingue, Padova, Liviana Editrice.
■ SKINNER, B. (1957). Verbal Behaviour, New York, Appleton-Century Croft.
■ WEINREICH, U. (1953). Languages in contact, The Hague, Mouton.
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 367

C ■ Le thème comme première étape du


développement des compétences
métalinguistiques chez l’apprenant adulte.
Étude et application d’un modèle pour
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des étudiants de français italophones
MONICA BARSI
Università Cattolica del Sacro Cuore (Italie)

Pratique ancienne découlant de l’apprentissage des langues classiques, le thème est de


par sa définition un « exercice scolaire », qui – lit-on dans le Petit Robert – « consiste à tra-
duire un texte de sa langue maternelle dans une langue étrangère ». Ce procédé, encore en
vogue dans les années 60 et mis au ban par les méthodes directes, a été nouvellement
réhabilité par les contrastivistes, qui en limitent toutefois l’emploi à des phrases contenant
des difficultés grammaticales ou lexicales. Sur un tout autre plan, la version a toujours gardé
ses lettres de noblesse, ne serait-ce que pour l’exigence incontournable, bien que tour à
tour dénigrée ou « refoulée » 18, de rendre intelligible un mot exempt de référent dans la réa-
lité objective. Mais traduire de sa propre langue est une opération bien différente, qui ne vise
pas les mêmes objectifs : le thème n’est ni l’envers de la version, ni une autre manière de
vérifier l’efficacité de cette dernière19. J’entends par « thème » un travail pratique de
réflexion sur les structures profondes du système linguistique 20. Le point de départ du
thème est un texte, voire une expérience linguistique, qu’il faut savoir interpréter. Cette pre-
mière étape de traduction intralinguistique (« rewording »), où l’on observe sa propre langue,
met en jeu un patrimoine métacognitif « déjà là » sur lequel se fonde la traduction interlin-
guistique (« translation proper »). Or, si « les langues diffèrent essentiellement par ce
qu’elles doivent exprimer et non par ce qu’elles peuvent exprimer » 21, l’apprenant-traduc-
teur qui travaille sur la parole – le texte pris en compte – s’approprie de manière inféren-
tielle d’un savoir qui a trait à la langue. En organisant ce savoir en un ensemble structuré
de connaissances, on acquiert une compétence métalinguistique susceptible d’améliorer sa
performance non seulement en ce qui concerne la production d’énoncés, mais aussi en ce
qui concerne le jugement porté sur la bonne formation de ceux-ci. De manière heuristique,
l’exploitation du thème vise par conséquent à développer chez l’apprenant de nouvelles
modalités d’approche au texte écrit, dont il analysera la cohésion et la cohérence par le
biais d’un travail de conceptualisation ayant lieu dans l’intervalle de temps qui sépare le
texte de départ du texte à recréer.

La première opération de « reconnaissance » de sa langue maternelle est un exploit de type


rationnel facilité par un sentiment d’assurance très important. L’étudiant se sent à l’aise face
à sa langue première ; il a l’impression de dominer le texte et le « décortiquer » en vue de la
traduction éveille sa curiosité linguistique, lui réservant, en outre, des surprises sur son
propre savoir. Cette opération de décodage permet d’introduire la description métalinguis-
tique de la langue maternelle. La démarche adoptée sera ensuite appliquée à la langue
seconde. Le deuxième effort s’effectue dans l’encodage en L2 ; cette opération doit être
nécessairement guidée par l’enseignant, qui, toutefois, suggère les solutions au fur et à
mesure des demandes d’aide des étudiants. Ces derniers se trouvent en effet en difficulté

18. Parmi les nombreuses études et réflexions, voir – en guise de synthèse – Perini (1982).
19. Je me réfère à l’exercice de « retraduction » du texte traduit, pratiqué en Italie dans certaines écoles supérieures pour
interprètes et traducteurs.
20. Je renvoie à ce propos aux études de E. Arcaini (en particulier l’article de 1982) et S. Cigada (1982 et 1984).
21. Jakobson (1963 : 84) ; je me réfère au même ouvrage pour les termes anglais cités plus haut.
368 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

permanente, puisqu’ils ne disposent pas d’autres instruments et que, dans cette phase, le
travail de conceptualisation fait auparavant les amène à surveiller plus attentivement leurs
connaissances linguistiques. Si les questions posées sont pertinentes, on a atteint l’un des
buts envisagés. L’apprenant, conscient des structures du texte a quo, a assemblé le texte ad
quem, qui sera remanié par un travail guidé en vue de la version finale22.

Respectant les lignes directrices de la « praxis » didactique, je vais donc fournir les données
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de mon expérimentation, qui, loin d’être achevée, apporte après trois ans d’application des
résultats exploitables.

Le cadre à l’intérieur duquel j’ai opéré est la Faculté de Langues de l’Université Catholique
d’Italie et plus particulièrement la deuxième année du cours quadriennal de français. Il s’agit
d’un public adulte d’étudiants qui s’expriment couramment en L2 à l’oral avec un certain
nombre de fautes lexicales d’interlangue, un niveau phonétique satisfaisant et une morpho-
syntaxe calquée sur l’italien. À l’écrit, la maitrise de la langue étrangère est encore insuffi-
sante. L’apprenant est toutefois en mesure d’élaborer un texte à partir d’une grille d’éléments
donnés qui se réfèrent à une situation de communication simple, comme par exemple la
reproduction écrite d’un dialogue ou la description d’un événement. Rapporter ce qui se
passe/ce qui s’est passé est donc une première étape vers la compétence scripturale, qui à
ce stade est fort proche de l’oralité. Le locuteur s’efforce d’écrire ce qu’il sait dire, mais il n’a
guère d’autonomie dans cette forme d’expression. En fait, le but des cours supérieurs
consiste dans l’acquisition de cette capacité d’élaborer sa pensée à l’écrit, produisant un
texte où il y ait une bonne cohésion sémantique et formelle.

Or la production d’un texte écrit en L2 dépassant le cadre du récit des événements et ayant
une certaine ampleur argumentative est souvent en classe de langue une entreprise double
: d’une part, il faut savoir écrire, d’autre part, il faut maitriser la langue étrangère à l’écrit, évi-
tant de reproduire les mouvements de l’oral. L’apprenant en L2 fait appel à une conscience
linguistique assoupie, se référant instinctivement aux modèles de sa langue maternelle,
mais il le fait de manière empirique, butant contre des notions acquises qu’il ne sait plus
reconnaitre. Cela s’ajoute au fait que sa tactique en L1 est souvent médiocre ; il utilise des
stratégies dont il ne possède plus les principes. L’intentionnalité communicative fondée sur
les automatismes offerts par la langue maternelle s’avère en outre supérieure aux moyens
d’expression possédés en L2. L’expérience de l’écriture est de cette manière frustrante et
mal gérée. Or la maitrise de la langue à l’écrit suppose une maturité cognitive et métaco-
gnitive permettant de programmer le texte qu’on va produire et d’exposer le contenu de sa
pensée suivant des schémas d’expression conceptualisés et hiérarchisés. Adoptant la
même tactique en L2, il se trouve face à une impasse insurmontable qui porte sur le
caractère non isomorphe des relations contenu-expression existant dans chaque langue.
L’effort de reconstruction de cette relation dans la langue seconde s’appuie sur des connais-
sances métalinguistiques que l’on peut activer par le biais du thème.

Les activités au programme comportent plusieurs phases :


• lecture collective du texte (travail propédeutique de compréhension),
• analyse syntaxique guidée (l’enseignant pose des questions sur les compléments, les
liens de coordination et de subordination, les temps et les modes, rappelle les règles de
l’italien, fait observer l’ordre des mots),
• analyse morphologique guidée (l’enseignant commente la valeur des formes en explici-
tant ce que l’apprenant sait implicitement ; la comparaison avec les dialectes de la
langue italienne est parfois un moyen utile),
• analyse lexicale guidée (concepts de monosémie et polysémie),
• préparation du texte en vue de la traduction (phase d’explicitation maximale),

22. À ce stade, on peut même introduire des notions qui seront abordées dans les cours supérieurs, comme par exemple
la différence entre la traduction « partielle » et la traduction « totale » pour en arriver aux concepts de « rank-bound » et «
unbound » selon la terminologie de J.C.Catford (A linguistic theory of translation, Oxford Univ. Press, London 1965,
pp.24-25), pour laquelle je renvoie à Titone, 1982, pp.215-218.
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 369

• traduction qui ramène le texte à sa structure primitive ou le transforme,


• réflexion sur les analogies et les différences entre les deux langues,
• commentaire stylistique où des questions de civilisation peuvent être intégrées et appro-
fondies en vue d’une sensibilisation linguistique et culturelle plus large.

Loin donc de revenir à la méthode grammaire-traduction, je voudrais conserver un principe


de cette ancienne pratique – parfois négligé dans l’enseignement de la L2 à un public adulte
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– qui se fonde sur la nécessité de rendre explicite le moment d’acquisition des concepts
grammaticaux et – ajouterai-je – lexicaux 23. Il me semble, en effet, que l’un des nœuds les
plus complexes et les plus rentables dans cette phase de l’apprentissage concerne à la fois
la morphosyntaxe et le vocabulaire 24.

La phrase est analysée et décomposée dans tous ses constituants : groupes nominaux, ver-
baux, prépositionnels et adverbiaux 25. C’est dans cette phase que l’on aborde l’une des dif-
ficultés qui sont à l’origine de nombre de fautes chez les italophones et qui portent sur la
variabilité de la correspondance entre la nature et la fonction d’un élément linguistique ; la
grammaire intériorisée s’avère dans ce cas insuffisante. Un adjectif qui peut être tour à tour
attribut, épithète ou apposition ; un sujet qui se réalise sous la forme d’un pronom, d’un syn-
tagme nominal, d’une proposition complétive ou d’une construction infinitive ne sont que les
exemples plus récurrents des phénomènes mal conçus par l’apprenant. Le repérage des
fonctions syntaxiques fait donc l’objet d’une réflexion approfondie qui peut se fonder sur des
critères positionnels, morphologiques et, au besoin, transformationnels. La complexification
de ce savoir métalinguistique investit de même la nécessité d’expliciter dans le détail la
valeur des connecteurs. La compréhension du texte est souvent « opaque » en raison d’une
connaissance lacunaire ou fautive des éléments de liaison entre des propositions ou des
ensembles des propositions, et par conséquent des relations sémantico-logiques qui sous-
tendent l’argumentation. Adverbes, conjonctions, présentatifs, emplois anaphoriques des
démonstratifs, des adjectifs numéraux, des expressions spatiales et temporelles – j’entends
ici le mot « connecteur » au sens large de « connexion » – sont souvent ignorés ou mal com-
pris. La polyvalence sémantique de ces opérateurs logiques n’est pas suffisamment prise
en charge, ce qui donne lieu à des fautes graves de compréhension et de traduction.
L’explicitation de tous ces pivots du texte s’avère nécessaire dès l’analyse de la langue
maternelle. Cette enquête est en fait extrêmement rentable pour la conceptualisation des
options inhérentes au système linguistique. La traduction vers la langue seconde se fera
ainsi sous le contrôle actif d’une compétence métalinguistique de plus en plus fouillée.
Après quelques mois d’exercice, j’ai d’ailleurs constaté que les groupes d’étudiants avec
lesquels j’ai travaillé se sont montrés plus autonomes dans la consultation des outils à leur
disposition.

Afin d’améliorer cette dernière habilité, souvent négligée dans le travail en classe, j’ai créé
– sur la base des frameworks utilisés dans la commercialisation des dictionnaires bilingues
– un réseau d’activités qui ont pour but de sensibiliser les étudiants au vocabulaire et par
conséquent de les rendre responsables dans l’utilisation d’un dictionnaire bilingue et mono-
lingue en classe de langue. En effet, il est de moins en moins rare de constater que les locu-
teurs retiennent un nombre restreint des sèmes qui appartiennent aux mots de leur langue
maternelle et qu’ils en donnent des définitions linguistiques et/ou encyclopédiques incom-
plètes. De même, sens propres, figurés et extensifs n’ont pas été conceptualisés. Or pour
combler cette lacune – relevant d’une culture parfois modeste –, les explications théoriques,

23. Il s’agit bien sûr d’un ancien débat que je ne veux pas reprendre ici ; voir toutefois la réponse de Jorge Giacobbe dans
Ferrario, E. – Galazzi, E. (1984, p. 374).
24. Le rapport entre ces deux types de connaissances reste à étudier, comme le remarque par exemple Titone (1982,
p. 218).
25. Or il est évident qu’il faut sélectionner une norme qui permette d’analyser et comparer les deux langues rapprochées
(sur ce point, voir en particulier Cuq, J.-P. (1996). S’agissant d’un public italophone qui par tradition et conservatisme
a été éduqué dans le respect de la grammaire classique fondée sur les neuf parties du discours et la consecutio tem-
porum, c’est à ce système qu’on empruntera les catégories opératoires.
370 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

bien qu’exemplifiées, ne sont pas facilement retenues26. Pour cette raison, j’ai opté pour des
exercices pratiques.

Après avoir choisi une liste de mots dans le texte à traduire de L1 en L2, je demande à mes
étudiants de « lemmatiser » ces mots en indiquant leur statut grammatical, ensuite de les
décomposer dans tous leurs sens possibles, d’indiquer ces sens à l’aide d’un autre mot ou
d’une abréviation de matière entre parenthèses – tout comme dans les dictionnaires. Je leur
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demande en outre d’ajouter des phrases contenant les mots pris en compte ; en même
temps, j’introduis la notion d’« énoncé lié » 27, locution et proverbe, et je mets en évidence le
décalage entre l’interprétation ordinaire et l’interprétation métaphorique d’un terme en vue
de la traduction interlinguistique. L’opération effectuée, voici quelques exemples du résultat
obtenu :

MOT VEDETTE STATUT GRAMMATICAL DÉSAMBIGUÏSATION GLOSE

bagagliaio s.m. 1 (treno)


2 (automobile)
bagno s.m. 1 (nella vasca) fare il bagno
2 (stanza) c’è un bagno qui ?
3 (in mare, in piscina) fare il bagno
capitare v. intr. 1 (giungere, finire)
2 (passare)
3 (presentarsi)
4 (accadere)
v. impersonale a chi capita capita
cavallo s.m. 1 (animale)
andare a cavallo
2 (sport)
3 (fisica) cavallo vapore
4 (amministrazione) cavallo fiscale
forte agg.
s.m.
avv. 1 (esplicitamente)
2 (velocemente)
3 (assai)
nome s.m. 1 (nome proprio)
(cognome)
nome d’arte
a nome di
a nome mio
2 (grammatica)
3 (fama)
4 (persona illustre)
5 (commercio)
6 (informatica)

26. Une étude systématique du vocabulaire et du métalangage qui permet de classer les mots est réservée, dans l’organi-
sation des cours de l’Université Catholique, à la troisième année. En deuxième, les techniques mises en place pour enri-
chir le patrimoine lexical relèvent d’un critère de quantité plutôt que de qualité.
27. Suivant la terminologie de Fonagy (1982).
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 371

secondo agg. num. ord. 1 (dopo il primo)


2 (nuovo, altro)
3 (inferiore)
s.m. 1 (minuto secondo)
2 (secondo in un ordine)
3 (seconda portata)
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tromba s.f. 1 (musica)
suonare la tromba
squillo di tromba
2 (suonatore)
3 (automobile)
4 (ciò che ha la forma tromba d’aria
di una tromba) tromba delle scale
tromba acustica
5 (anatomia) tromba di Eustachio

La grille ainsi établie, je demande aux étudiants de traduire en français tous les sens
repérés. C’est un exercice qu’ils font chez eux sans que je leur prescrive le matériel biblio-
graphique à consulter. Le résultat est dans presque tous les cas excellent ; les fautes d’in-
terlangue sont rares, ce qui prouve l’avantage de la conceptualisation. Le corrigé collectif en
classe comporte outre la solution, le regroupement des sens qui ont donné le même mot en
italien et en français ; cette opération permet d’introduire un discours propédeutique à
l’usage des dictionnaires en général et stimule de manière très efficace l’esprit de discerne-
ment quant aux faux-amis. Ci-dessous, je donne l’exemple du mot « bagagliaio », qui
conserve les deux acceptions relevées précédemment ; du mot « nome », pour lequel on
procède au regroupement mentionné ; et du mot « tromba », qui comprend des acceptions
relevant d’un domaine spécifique sur lesquelles on peut s’arrêter en proposant des considé-
rations liminaires à la traduction technico-scientifique 28.

MOT VEDETTE STATUT GRAMMATICAL DÉSAMBIGUÏSATION GLOSE


bagagliaio s.m. 1 (treno) fourgon à
bagages,
compartiment à
bagages
2 (automobile) coffre à bagages
nome s.m. 1 (nome proprio) prénom
(cognome) nom
nome d’arte
pseudonyme,
nom d’emprunt
a nome di,
au nom de
a nome mio, en
mon nom
2 (grammatica) nom
3 (fama) nom, réputation
4 (persona illustre) nom
5 (commercio) nom
6 (informatica) nom

28. Voir à ce propos l’article – et l’appendice bibliographique inclus – de M.C.Jullion (1997).


372 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

tromba s.f. 1 (musica) trompette


suonare la tromba,
jouer de la
trompette ; (mil.)
jouer du clairon
squillo di tromba,
coup de clairon
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2 (suonatore) trompette (m.) ;
trompettiste (m.)
3 (automobile) trompe
4 (ciò che ha la forma tromba d’aria,
di una tromba) trombe d’air ;
tromba delle scale,
cage de l’escalier ; tromba acustica,
cornet acoustique
5 (anatomia) tromba di
Eustachio, trompe
d’Eustache
nome s.m. 1 (nome proprio) prénom
(cognome) nom
nome d’arte
pseudonyme, nom d’emprunt
a nome di, aunom de
a nome mio, enmon nom
2 (fama) nom, réputation
3 (grammatica) nom
4 (persona illustre) nom 3 (grammatica, persona
5 (commercio) nom illustre, commercio,
6 (informatica) nom informatica) nom

Pour accomplir cette tâche, l’apprenant adopte un critère pour ainsi dire « heuristique » qui
confirme l’origine commune des deux langues, mais qui en même temps éveille l’attention
face aux traductions simplistes.

C’est toujours par le biais du thème que j’essaye de sensibiliser les apprenants aux registres
de langue. C’est dans le texte à traduire que je sélectionne des mots dont je fais analyser le
registre. Après avoir trouvé les équivalents, s’il y en a, en langue standard ou familière 29 –
je n’exclus jamais les variantes dialectales —, je passe à la traduction en français. Ce tra-
vail, qui a un but précis dans la solution finale, permet de conceptualiser encore une fois de
manière expérimentale l’une des nombreuses difficultés linguistiques qui feront l’objet des
cours avancés, mais qui sont présentes dès le début. Je donne ci-dessous un récapitulatif
de l’exercice proposé :

denaro
argent grana fric
sfortuna
malchance scalogna déveine, poisse
paura
peur fifa trouille
dormire
dormir ronfare ronfler
testa
tête zucca citron

29. Pour l’italien, il existe un nombre exigu de dictionnaires de la langue familière, répertoriée le plus souvent dans les
grands dictionnaires. À cela s’ajoute le problème des dialectes.
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 373

En ce qui concerne les « énoncés liés », véritables pièges pour l’apprenant non averti, qui
distingue plus facilement les locutions et les proverbes, l’intervention de l’enseignant est
nécessaire. C’est à l’aide du contexte et d’une série d’exemples que l’apprenant conceptua-
lise la différence entre les « énoncés libres » et les « énoncés liés », c’est-à-dire entre valeur
nominale et valeur situationnelle 30. La traduction est la preuve ultime qui met en garde
contre les faux sens ou à la rigueur le manque de sens provenant d’une interprétation
erronée du texte de départ.
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Sur la base des difficultés et des fautes les plus récurrentes – que j’ai enregistrées me rap-
portant au travail fait en cours avec quinze classes de langue pendant trois années – j’ai
dressé une liste des éléments morphosyntaxiques à conceptualiser en L1 et L2. Le classe-
ment ne suit pas un ordre préétabli du fait même que c’est le texte de départ qui engendre
l’occasion de l’explication31. Les arguments abordés et en partie déjà étudiés en première
année sont les suivants :

• nature des subordonnées (à remarquer que la cause et la conséquence sont souvent


interverties par les italophones)
• fonctions de « se » et de « si »
• fonctions de « che », « que » et « qui »
• traduction de « finché »
• traduction de « mentre »
• fonction de « dès » et « depuis »
• traduction de « per »
• traduction des formes passives de l’italien en français
• fonctions de « on »
• le problème du sujet dans la traduction
• le possessif en français
• traduction de « molto »
• traduction de l’article
• traduction des infinitifs substantivés
• repérage et traduction des adjectifs-adverbes
• explication et traduction des temps et des modes
• traduction des subordonnées implicites
• polysémie
• sens propres, extensifs et figurés
• repérage des « énoncés liés » (Fonagy 1982) et traduction
• repérage des locutions (et proverbes)
• ordre des mots

Les instruments à disposition dans ce domaine sont multiples ; sur le versant italien, aux
Grammaires de Schena, Bidaud, Piserchio-Paravel et au Côte à Côte de Merger-Sini s’ajou-
tent désormais un bon nombre d’études contrastives. L’approche comparative implique
d’ailleurs le recours aux Grammaires de l’italien, qui s’avèrent une source de connaissance
et de réflexion hautement rentable.

Quoique l’on dispose d’une riche bibliographie d’où tirer toutes les informations pour
construire et organiser des exposés sur le concept mis en examen, certains aspects de la
comparaison entre les deux langues se révèlent encore problématiques comme dans le cas
du « gerundio » italien et ses correspondances en français. Les recherches menées en lin-
guistique théorique montrent de plus en plus la nécessité didactique d’expliquer le fonction-
nement du « gerundio » en italien en le rapprochant des constructions participiales et du

30. Fonagy donne plusieurs exemples en distinguant ces deux valeurs, comme dans le cas de l’énoncé « Je suis très sen-
sible » dont la valeur nominale en italien et en anglais est « Sono molto sensibile » – « I am very sensitive » et la valeur
situationnelle : « Grazie, mi fa molto piacere » – « Thank you for your kindness » (1982 : 143).
31. Cette démarche a été déjà illustrée par Ferrario, E. et Galazzi, E. (1984 : 327).
374 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

gérondif en français 32. Cette réflexion amène l’apprenant à considérer de plus près les
valeurs syntaxiques de la phrase implicite italienne, souvent sujette à des erreurs d’inter-
prétation, à observer les formes du français et en dernier lieu à éviter le « démon » de l’é-
quivalence. Dans l’opération de traduction interlinguistique, on prendra ensuite en considé-
ration le sens et la forme, arrivant ainsi à trouver les solutions les plus adéquates.

Pour en arriver aux conclusions, on peut constater que les différentes phases qui sous-ten-
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dent l’exercice de traduction engendrent une réflexion constante sur la langue et que la
compétence métalinguistique qui en résulte se révèle un instrument de contrôle exploitable
dans toutes les formes d’expression. La maitrise de la langue au niveau conceptuel sert en
effet de « moniteur » dans la production orale ; on assiste à une amélioration progressive de
la syntaxe chez l’apprenant italophone qui s’efforce d’éviter le calque.

D’autre part, le manque de cohésion logique dans les productions écrites dépend le plus
souvent de l’incapacité d’organiser le discours suivant l’articulation linguistique qui le sous-
tend. Le fait de posséder des règles et des modèles de référence s’avère extrêmement
important dans la production écrite. La réflexion métalinguistique prônée par la traduction se
révèle efficace dans la construction d’un texte : à ce stade, l’apprenant est en mesure de
dresser le plan d’un texte non seulement sur la base des arguments à traiter, mais aussi
s’appuyant sur la structure morpho-syntaxique et lexicale en L2. Ce n’est bien sûr qu’une
première étape vers l’acquisition de la compétence scripturale globale ; néanmoins, le thème
est un exercice propédeutique qui entraine l’apprenant à envisager et sélectionner mentale-
ment – et donc rapidement – des solutions.

Pour en savoir plus…

■ ARCAINI, E. (1982). La traduzione come analisi di microsistemi, in : AA.VV., Processi traduttivi


: Teorie ed Applicazioni, Atti del Seminario su « La Traduzione », Brescia, 19-20 novembre
1981, Brescia, La Scuola, pp. 115-142.
■ BIDAUD, F. (1994). Grammaire du français pour italophones, Firenze, La Nuova Italia.
■ CIGADA, S. (1982). La traduzione come strumento di analisi critica del testo letterario, in :
AA.VV., Processi traduttivi : Teorie ed Applicazioni, Atti del Seminario su « La Traduzione »,
Brescia, 19-20 novembre 1981, Brescia, La Scuola, pp.187-199.
■ CIGADA, S. (1984). I caratteri non sistematici del codice linguistico e la traduzione, in : La tra-
duzione nell’insegnamento delle lingue straniere, Atti del congresso sulla traduzione nell’inse-
gnamento delle lingue straniere, Brescia 11-13 aprile 1983, Brescia, La Scuola, pp.125-158.
■ CUQ, J.-P. (1996). Une introduction à la didactique de la grammaire en français langue
étrangère, Paris, Didier/Hatier.
■ FERRARIO, E. et GALAZZI, E. (1984). « L’approche contrastive explicite comme base de l’ap-
prentissage linguistique à un niveau avancé », Acquisition d’une langue étrangère III, Encrages,
février 1984, pp. 323-362.
■ FONAGY, I. (1982). Il traduttore e il problema degli enunciati legati, in : AA.VV., Processi tra-
duttivi : Teorie ed Applicazioni, Atti del Seminario su « La Traduzione », Brescia, 19-20
novembre 1981, Brescia, La Scuola, pp.143-160.
■ JAKOBSON, R. (1963). Essai de linguistique générale, traduit par N.Ruwet, Paris, Éd. de
Minuit.
■ JULLION, M.C. (1997). Études sur les langues de spécialité en Italie, in : Studi di linguistica
francese in Italia 1960-1996, Atti del Convegno internazionale – Milano 17-19 aprile 1997,
Brescia, La Scuola, pp. 269-281
■ MERGER, M.F. et SINI, L. (1995). Côte à côte. Préparation à la traduction de l’italien au
français, Firenze, La Nuova Italia.

32. Voir Zanola, 1999.


C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 375

■ PERINI, N. (1984). Sviluppo della competenza testuale e traduzione, in : AA.VV., La traduzione


nell’insegnamento delle lingue straniere, Atti del congresso sulla traduzione nell’insegnamento
delle lingue straniere, Brescia 11-13 aprile 1983, Brescia, La Scuola, pp.119-124.
■ PISERCHIO, S. et PARAVEL, D. (1996). Les mots pour le dire. Grammaire de la langue
française, Bologna, Cappelli.
■ SCHENA, L. (1984). Description morpho-syntaxique de la langue française à l’usage des spé-
cialistes italophones, Milano, Pubblicazioni dell’ISU, Università Cattolica.
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■ SCHENA, L. (1991). Étude descriptive de la phrase française, Milano, Pubblicazioni dell’ISU,
Università Cattolica.
■ TITONE, R. (1982). Problemi psicologici e psicolinguistici del « tradurre », in : AA.VV., Processi
traduttivi : Teorie ed Applicazioni, Atti del Seminario su « La Traduzione », Brescia, 19-20
novembre 1981, Brescia, La Scuola, pp.215-228.
■ ZANOLA, M.T. (1998). Gérondif et constructions participiales dans la perspective de l’analyse
sémantico-textuelle, in : AA.VV., Studi di Linguistica francese in Italia 1960-1996, Atti del
Convegno internazionale – Milano 17-19 aprile 1997, Brescia, La Scuola, pp.255-266.

Quant aux études contrastives dans le domaine français/italien, voir les bibliographies mises au
point par G.COSTA dans Studi di linguistica francese in Italia 1960-1996, Atti del Convegno inter-
nazionale - Milano 17-19 aprile 1997, Brescia, La Scuola, 1998, pp.473-485 et R. DRUETTA, « Dix
années de recherches contrastives (1984-1994), Franco-Italica, 9,1996, pp.11-66.
376 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

D ■ Deux activités d’emprunt comme mode


d’accès à la rédaction scolaire

UN EXEMPLE CHEZ DES ÉLÈVES ROUMAINS AU NIVEAU AVANCÉ


EN FRANÇAIS L2
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DANIELLE OMER
Université du Maine – France

1. Les pratiques de production textuelle en roumain L1


Les élèves et les enseignants roumains en français langue étrangère sont confrontés à une
pratique bien particulière dans l’entrainement à l’écrit de la L1 (roumain). Ces habitudes dis-
cursives scolaires en roumain sont importantes à comprendre car elles influencent la repré-
sentation que les élèves peuvent avoir du processus de production de textes en langue
étrangère, en compétence avancée.

Ainsi, au lycée, les écrits scolaires en roumain L1 se caractérisent, dans les manuels de
langue et littérature, par une mise en valeur du commentaire au détriment de l’extrait de
l’œuvre. Les manuels proposent une histoire de la littérature nationale ou internationale et là
où en France, par exemple, les illustrations se font grâce à la présentation de très nombreux
extraits, les manuels roumains proposent en premier lieu le commentaire de l’extrait ou de
l’œuvre. Cette conception se traduit particulièrement par le fait que les extraits, rares, sont
systématiquement proposés dans une mise en page en caractères plus petits – environ deux
points de taille en moins. Les commentaires, par contre, sont en caractères standards et
apparaissent bien de ce fait comme des textes-modèles constitués en autorités du savoir, en
autorités textuelles et même linguistiques par les enseignants et les élèves. Il est alors évi-
dent que la fonction du manuel est de présenter des commentaires de textes ou d’œuvres
que les élèves auront à imiter. Vue sous cet angle, l’imitation la plus sûre reste l’emprunt par-
tiel ou intégral, particulièrement dans les cas où les œuvres n’ont pas été lues. Dans sa pra-
tique ordinaire de l’écrit scolaire, l’élève roumain cherche à rester le plus possible près du
modèle de commentaire offert et à le reproduire avec le moins de variations possibles.

Ces habitudes discursives de reprises dans les écrits scolaires de la L1 sont transposées
dans les écrits scolaires de la L2, quelquefois de manière massive car l’objectif de l’évalua-
tion – particulièrement dans la représentation qu’en ont les apprenants – reste la correction
linguistique associée à l’emploi d’une mise en discours que les apprenants pensent ne pas
être en mesure de maitriser suffisamment. Cependant, les apprenants, contraints qu’ils sont
d’adapter leurs reprises au genre textuel académique requis, sont amenés à les reformuler
et/ou à rédiger des ajouts de nature diverse afin d’ajuster leurs emprunts à l’intérieur du nou-
veau cadre. De fait, la nécessité du recours à un genre de texte (Bronckart : 1996) particu-
lier imposée par la consigne conduit à une production écrite spécifique où les reprises tex-
tuelles sont le résultat d’une activité cognitive traduite sur le plan rédactionnel, que nous
allons tenter de faire apparaitre.

Les exemples que nous donnons proviennent de dossiers de civilisation produits, en


juin 1994, par des élèves roumains de classe terminale en section bilingue de français, de
l’École Centrale de Bucarest. Il s’agit d’une rédaction en autonomie scolaire, c’est-à-dire en
autonomie partielle et hétérodirigée, puisque les élèves sont laissés à eux-mêmes pour tout
ce qui concerne les activités de représentation mentale de la tâche, de planification, de
génération et de révision du texte à produire, et qu’ils n’ont pas eu l’initiative de l’objectif ni
celle de l’évaluation. Les consignes imposaient la rédaction de trois à cinq pages dactylo-
D. Deux activités d’emprunt comme mode d’accès à la rédaction scolaire en autonomie ■ 377

graphiées sur un des thèmes proposés sans oublier de mentionner la bibliographie


consultée. C’est le respect de cette dernière consigne qui nous a permis, en comparant les
sources et les dossiers, de constater des activités d’emprunt aux sources dans trente-quatre
dossiers et d’analyser quelques procédés de génération textuelle dont l’origine se situe dans
ces diverses activités d’emprunt.
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2. La fabrication de paragraphes fondée sur des opérations
mécaniques dans la base
Nous nous limiterons à donner quelques exemples des différentes activités d’emprunt
constatées par rapport à la construction de l’unité textuelle du paragraphe. Le texte-source
est considéré par l’élève comme une banque documentaire et une base linguistique qu’il va
reprendre et réutiliser en l’adaptant de diverses manières selon la nature de la source, le
niveau de compétence en français L2, les contraintes de production du genre de texte et la
connaissance du thème à traiter. Ces activités d’emprunt peuvent aller de la simple opéra-
tion mécanique à une (re) formulation personnelle plus ou moins étendue et de plus en plus
autonome par rapport à la base.

Nous concentrerons cette étude sur l’analyse de deux types d’activité d’emprunt : la pre-
mière, que nous appelons une activité de reprise, comprend un ensemble d’opérations
mécaniques de « reformulation » qui ne se fondent pas sur une production linguistique
propre, si ce n’est par l’obligation d’éventuels réajustements d’ordre morphosyntaxique
simples comme une mise au pluriel, au féminin, ou le rétablissement de l’antécédent d’un
pronom, etc. Parmi les opérations mécaniques entrant dans l’activité de reprise, nous avons
sélectionné celles de scission, de coupure-collage et d’insertion. Voici un premier
exemple, qui correspond à la fois au début du dossier de l’élève et à celui du texte-source et
qui servira à attester les deux premières opérations :

EXEMPLE A

Dossier de l’élève : Texte-source : Cogniat (1969).


CLAUDE MONET
— l’incarnation la plus parfaite Claude Monet est l’incarnation la plus parfaite de l’im-
de l’impressionnisme — pressionnisme

[§1] CLAUDE MONET, lui seul, suffirait pour expliquer et et lui seul suffirait pour expliquer et justifier la naissance
justifier la naissance de l’impressionnisme qui allait du courant qui, né dans le scandale, allait bouleverser la
bouleverser la peinture de son temps et être à l’origine de peinture de son temps et être à l’origine de la peinture
la peinture moderne. moderne.

[§2] D’ailleurs, c’est d’après le titre de son tableau : D’ailleurs, c’est sur le titre de son tableau Impression,
« Impression, soleil levant », daté de 1872, que le jour- soleil levant de 1872, exposé deux ans plus tard lors de
naliste du CHARIVARI, Leroy a inventé le mot « impres- la première manifestation du groupe, que les chroni-
sionniste », comme une injure pour ridiculiser les jeunes queurs ont inventé le mot « impressionniste » comme une
représentants de ce courant. injure pour ridiculiser ces jeunes artistes. Le fait est signi-
ficatif ; en effet, ce titre indique une nouvelle orientation
car il prouve que l’intention du peintre est de montrer non
un paysage déterminé mais son impression personnelle
devant ce paysage. (§1 du texte-source)

[§3] Le tableau a été exposé en 1874 à la première


manifestation de la « Société des peintres, sculpteurs,
graveurs », qui a lieu dans l’appartement du photo-
graphe Nadar.

Nous avons dans la colonne de droite le premier paragraphe du texte-source et l’utilisation


qui en a été faite par l’élève, dans son dossier, à gauche. On note que, très simplement, par
deux opérations mécaniques de scission, l’élève a extrait son titre et obtenu deux para-
378 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

graphes correspondant chacun à une phrase. Il faut remarquer que ce nouveau paragra-
phage traduit une activité métadiscursive (Charolles : 1988) d’un certain type. Le découpage
du matériau textuel de la source correspond à une prise en charge énonciative reformulée
par rapport à celle du texte-source. L’activité de reprise se manifeste par une mise en scène
dans un paragraphage morcelé qui semble être une aide non pas pour le lecteur mais pour
l’agent reformulant lui-même, dont la capacité énonciative ne peut prendre en compte et pré-
senter que de très petites unités de ce discours théorique. À titre d’illustration, nous avons
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relevé une moyenne de 86,1 mots par paragraphe pour l’ensemble des trente-quatre dos-
siers analysés, mais le dossier dont cet exemple est issu affiche une moyenne de 39,5 mots
par paragraphe et se situe ainsi bien au-dessous de la moyenne du corpus.

Les deux premiers paragraphes de ce premier exemple sont aussi le résultat d’opérations
mécaniques de « coupure-collage » qui ont permis par simple élimination de construire le
cadre logico-discursif du dossier. Ainsi le groupe apposé « né dans le scandale » est coupé
car il devient le propos du § 4 (cf. l’exemple B) ; son maintien aurait constitué une informa-
tion redondante, parasitaire dans l’agencement macro-structurel du dossier :

EXEMPLE B

[§4] Cette exposition déchaina une explosion de scan- L’explosion de ce scandale en 1874,
dale et d’hilarité sans précèdent dans le monde des arts.

[§5] Cela, venant après la violente agitation autour du « venant après la violente agitation autour du Salon des
Salon des refusés » de 1863, apparait comme une refusés de 1863, apparait comme la conclusion d’évé-
conclusion des événements qui l’avaient précédé et qui nements, qui, par une série d’étapes, auraient pourtant
auraient dû préparer les esprits à recevoir ce nouveau dû préparer les esprits a recevoir ce nouveau message et
message. On est étonné de voir que ce courant ait dû l’on s’étonne qu’une conséquence aussi inéluctable ait du
s’imposer à la suite d’un tapage. s’imposer par la brutalité. (§2 du texte-source)

[§6] L’impressionnisme est l’union étroite de la technique


et de la vision, de la facture et du sentiment, la lumière
étant l’élément de la réalité qui, devenue principe univer-
sel de style, révèle la forme immédiate de la sensation,
pure de toute intervention de la volonté, de la raison ou
de la passion.

Pour la même raison et dans les mêmes conditions, le groupe « exposé deux ans plus
tard, etc. » en apposition à tableau est éliminé puisqu’il devient le propos du § 3. Ces deux
coupures marquent un souci de clarté dans la mise en texte et correspondent sans doute
aux consignes d’aide à la rédaction souvent données dans le contexte scolaire roumain
comme dans le contexte français de la nécessité d’une idée par paragraphe.

Notre objectif n’est évidemment pas de porter une appréciation sur de telles consignes mais
d’analyser les capacités et les stratégies rédactionnelles des élèves. Ces deux exemples
attestent une aptitude de micro-lecture du texte-source, qui se réinvestit dans une capacité
maitrisée de réécriture sans production linguistique autonome. La dernière coupure, « Le fait
est significatif, etc. », ne fait l’objet d’aucune reprise ultérieure dans le dossier de l’élève ;
nous pensons que l’élève a supprimé ce passage, car il constituait une digression à l’inté-
rieur des premiers paragraphes introducteurs du dossier en apportant prématurément une
définition du courant impressionniste. Cette définition n’arrive qu’au § 6 ; elle ne correspond
d’ailleurs pas à celle qui a été coupée. Encore une fois, cette coupure manifeste une activité
cognitive maitrisant un effort de rédaction qui repose sur l’économie d’une grande partie (dif-
ficile à mesurer dans le détail) de la production linguistique propre.

Enfin, nous donnerons un exemple d’insertion par substitution (cf. l’exemple C), c’est-à-dire
de reprise d’un deuxième texte-source utilisé à l’intérieur et à la place du premier qui rem-
plit la fonction de base linguistique et documentaire principale. Pour rédiger le § 24 de son
dossier, l’élève reprend la source (Cogniat : 1969), comme dans la plupart des autres para-
graphes, mais substitue au syntagme nominal « ce domaine » un autre « la fameuse pièce
D. Deux activités d’emprunt comme mode d’accès à la rédaction scolaire en autonomie ■ 379

d’eau des nymphéas » qu’il reprend dans une nouvelle source (la Nouvelle Encyclopédie
Bordas de 1985) qu’il ne réutilisera plus du tout par la suite. Le nouveau syntagme nominal
devient dans ce contexte synonyme du syntagme substitué ; ce choix correspond à un recen-
trage du propos sur l’œuvre de Monet. Dans l’exemple proposé, l’insertion par substitution
permet d’éliminer ce qui pourrait apparaitre comme une digression à la limite du hors sujet
et elle équivaut à une optimisation du passage.
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EXEMPLE C

[§24] En 1883, Monet s’installe à Giverny, sur l’Epte où En 1883 il s’installe à Giverny, sur l’Epte, et peu à peu
il fit aménager la fameuse pièce d’eau des nymphéas. aménage ce domaine après l’avoir acquis en 1890.
À partir de ce moment, Monet s’en tient exclusivement Àpartir de ce moment […] (§24 du texte-source)
aux paysages et, le plus souvent, à ceux où l’eau [Nouvelle Encyclopédie Bordas (VI), 1985 :
apporte un élément mouvant. […] Il se fixa alors à Giverny, où il fit aménager, en
1891, la fameuse pièce d’eau des nymphéas. […]
(p. 3477)]

Claude Monet s’en tient donc désormais à peu près


exclusivement aux paysages et, le plus souvent, à ceux où
l’eau apporte un élément mouvant. […] (§27 du texte-
source)

3. L’optimisation des paragraphes reposant sur une activité


de reformulation embryonnaire
La deuxième activité d’emprunt que nous avons choisi d’analyser est celle que nous appe-
lons une activité de reformulation embryonnaire, qui se manifeste particulièrement par
des opérations de substitution et d’ajout de syntagmes à l’intérieur de la phrase reprise du
texte-source. Ce type repose sur une forte activité de reprise des phrases de la base asso-
ciée à une production linguistique ponctuelle. Nous conserverons les exemples que nous
avons donnés précédemment.

En ce qui concerne l’exemple A, nous relevons deux substitutions au § 2. Pour la première,


le syntagme sujet « les chroniqueurs » devient « le journaliste du CHARIVARI, Leroy » ; cette
substitution correspond à un effort pour apporter des précisions en ce qui concerne les faits.
La recherche de ce type d’information est très valorisée par les élèves pour qui le dévoile-
ment d’une identité correspond souvent à une argumentation. La deuxième substitution du
§ 2 correspond plus à un ajustement consécutif à la coupure précédente qui a bouleversé le
microsystème de la coréférence. En effet, la suppression de « exposé deux ans plus tard
», etc. ne permet plus l’emploi du syntagme « ces jeunes artistes » qui renvoie par l’utilisa-
tion du démonstratif à « du groupe ». Cette substitution-ci est conditionnée par l’opération de
coupure et n’est pas véritablement à prendre en compte pour notre analyse du rôle des sub-
stitutions et des ajouts dans la perspective d’une optimisation du propos servant à la
construction des paragraphes du nouveau genre de texte.

Nous allons maintenant analyser l’ajout et la substitution des §§4 et 5 de l’exemple B. Lors
de l’analyse des coupures, nous avions déjà noté que le groupe « L’explosion de ce scan-
dale » en thème dans la source devient propos du § 4 dans le dossier. Nous n’y reviendrons
donc pas, mais nous nous arrêterons sur l’ajout du complément de nom « et d’hilarité » coor-
donné à « de scandale ». Par cet ajout, l’élève définit la nature du scandale et l’oriente vers
le sens courant de « désordre, esclandre, V. tapage » qui est la définition donnée en
deuxième position dans le Petit Robert (1990) par exemple. L’ajout dans ce cas élimine toute
interprétation divergente rendue possible à cause de la polysémie du lexème « scandale »,
il contribue à une formulation explicite et sans équivoque. On remarque bien sûr que l’expli-
citation est plus forte lorsque « scandale » et « hilarité » sont coordonnés en tant que com-
pléments du même nom alors qu’une formulation plus standard comme « cette exposition
déchaina un scandale et une explosion d’hilarité » n’aurait pas désambiguïsé aussi claire-
ment « scandale ».
380 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Les substitutions du § 5 s’inscrivent dans la suite des opérations de coupure, d’insertion et


de substitution que nous venons de décrire et d’analyser. A « une conséquence aussi iné-
luctable » est substitué « ce courant » ; nous dirons simplement que l’élève semble avoir jugé
inutile de reprendre une appréciation portée a posteriori devenant de ce fait naïve dans son
jugement déterministe. L’emploi de « ce courant » ramène le propos à plus de sobriété par
un choix de termes neutres. Enfin, la substitution du groupe circonstanciel « par la brutalité
» par le groupe « à la suite d’un tapage » constitue la poursuite d’un objectif d’amélioration
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de l’expression visant à plus de clarté par un choix de termes et de combinaisons plus cohé-
rent et mieux adapté au nouveau co-texte : « une explosion de scandale et d’hilarité » et « un
tapage » sont des expressions qui se situent sans contestation possible dans le même
champ sémantique en langue (cf. Petit Robert) et dans le discours des §§4 et 5 du dossier.
En substituant quelques groupes nominaux à d’autres dans la phrase et en ajoutant deux
syntagmes nominaux, l’élève prend position par une production linguistique propre mais
minimale. Il prend ses distances par rapport à la base documentaire et linguistique qu’il uti-
lise mais dont il n’est pas l’esclave.

Les opérations de substitution et d’ajout que nous venons de passer en revue représentent
de fines corrections de la part de l’élève au niveau de la micro-structure des paragraphes (la
phrase) et elles contribuent à produire une version « améliorée » et « mature » de la base
documentaire et linguistique que représente le texte-source. Ces actions de mise au point
sont exécutées sous la contrainte de la représentation du modèle de texte à respecter d’une
part et en vertu du rapport économie/efficacité d’autre part, qui incite l’élève en situation de
semi-autonomie à obtenir un effet maximum pour un coût moindre.

4. Prendre appui sur la compétence textuelle déjà acquise pour


parvenir à entrainer la compétence linguistique
Les activités de reprise et celles de reformulation embryonnaire que nous avons isolées et
analysées pour quelques paragraphes d’un seul texte d’élève sont variables en étendue
selon les dossiers mais très fréquentes. Elles font apparaitre un travail spécifique en lecture-
écriture qui mérite attention. Il est intéressant de noter que la composition de passages tex-
tuels originaux par rapport à la source fait suite à une activité de lecture intense au cours de
laquelle l’apprenant a intuitivement reconnu la mise en scène textuelle de la source et a
décidé, dans son effort de composition, de produire les adaptations nécessaires au genre
nouveau visé.

Il en ressort que ces habitudes de composition scolaire, dues à des pratiques répandues lors
de l’apprentissage et du perfectionnement de l’écrit en L1, pourraient être utilisées de façon
beaucoup plus ciblée et sur un mode explicite dans des exercices de lecture-écriture de L2.
De telles activités de reprise et de reformulation, qui ont été pratiquées dans nos exemples
d’une manière intuitive et dans la clandestinité, pourraient devenir la matière d’exercices lors
des séquences d’entrainement à la production écrite en classe. Ces exercices offriraient
l’avantage de maintenir l’apprenant dans une pratique culturelle familière. Ils constitueraient
une préparation à la connaissance de la nature d’un texte et une préparation à la rédaction
en autonomie par rapport à une source.

Pour en savoir plus…

■ BRONCKART, J.-P. (1996). Activité langagière, textes et discours, Paris, Delachaux et Niestlé.
■ CERQUIGLINI, B. (1989). Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil.
■ CHAROLLES, M. (1988). « Les plans d’organisation textuelle : périodes, chaines, portées et
séquences », dans Pratiques 57, pp. 7-32.
■ COGNIAT, R. (1969). Monet, Paris, Flammarion (Coll. Grand art, petites monographies).
■ FUCHS, C. (1982). La paraphrase, Paris, PUF.
D. Deux activités d’emprunt comme mode d’accès à la rédaction scolaire en autonomie ■ 381

■ FUCHS, C. (1994). Paraphrase et énonciation, Paris, Ophrys.


■ MAUREL-INDART, H. (1999). Du plagiat, Paris, PUF.
■ OMER, D. (1999), Les activités d’emprunt. Opérations de reprise et de (re) formulation dans la
production d’un genre textuel en français L2, de compétence avancée, domaine roumain,
Thèse, Rouen.
■ PIOLAT, A. et PELISSIER, A. (éds) (1998). La rédaction des textes. Approche cognitive, Paris,
Delachaux et Niestlé.
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382 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

E ■ Développement des compétences en matière


de révision de texte : rôle des ateliers
d’écriture
JACQUELINE LAFONT
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IUT d’Orléans-INRP
CHRISTINE BARRÉ-DE MINIAC
INRP

Nous nous intéressons à un dispositif de formation, l’atelier d’écriture à visée littéraire, ainsi
qu’à l’évaluation des compétences scripturales des participants en langue maternelle. Les
publics étudiés sont des lycéens et des adultes.

1. Le dispositif étudié : l’atelier d’écriture à visée littéraire


où l’on pratique la réécriture
Le modèle qui nous intéresse ici est celui de l’atelier d’écriture de loisir. Dans un atelier de
ce type, on écrit en petit groupe de huit à douze personnes volontaires, avec l’aide d’un ou
deux animateurs ; on dispose aussi d’un temps suffisamment long pour permettre à l’ani-
mateur de faire vivre aux participants les 4 ou 5 temps suivants, caractéristiques du rituel de
l’atelier :
– temps n° 1 : proposition d’écriture, généralement de fiction ;
– temps n° 2 : temps d’écriture proprement dit ; les participants et parfois l’animateur lui-
même écrivent ;
– temps n° 3 : communication (lecture à haute voix ou silencieuse) ;
– temps n° 4 : temps d’échanges sur les textes produits (alternance de temps de commu-
nication et d’échanges quand les textes sont lus à haute voix) ;
– temps n° 5 : temps de réécriture.

Contrairement aux quatre premiers, ce temps de « retravail » du texte ne fait pas partie inté-
grante du rituel de tous les ateliers, mais dans les séances observées, il était explicitement
prévu.

À l’heure actuelle, ce rituel qui s’est codifié dans le monde des loisirs intéresse les ensei-
gnants et le monde de la formation continue. Ce dispositif a donc pu être étudié sur trois ter-
rains, avec des publics différents tant sur le plan sociologique que sur celui du niveau de
compétence en matière d’écriture.
– Un atelier parisien de loisir pour adultes, Aleph. Deux soirées proposées dans le cadre
d’un atelier hebdomadaire ont été étudiées. Les participants, essentiellement des
femmes de 30 à 50 ans, habiles à manier l’écriture dans leur métier, avaient des ambi-
tions littéraires fortes et venaient chercher « un plus » qui leur permettrait de se recon-
naitre, voire de se faire reconnaitre comme écrivains. Le projet explicite de l’animateur
était de faire réécrire les participants à partir d’un premier jet (un portrait) écrit et com-
menté pendant la première séance.
– Un atelier lycéen à Orléans. Dans cet atelier, des élèves de première ou de terminale
littéraire s’étaient inscrits sur la base du volontariat. Quatre séances d’atelier d’une
heure et demie ont permis d’explorer quatre propositions d’écriture. Un projet de livret a
conduit les élèves à reprendre leurs premiers jets en les « fignolant ».
– Un atelier de formation continue destiné à des personnels municipaux et paramunici-
paux en contact avec des jeunes en difficulté. Le public très hétérogène (directeur de
E. Développement des compétences en matière de révision de texte : … ■ 383

service d’une mairie, animateurs, intervenants de rue, gardiens d’installations spor-


tives, etc.) était plus jeune et plus masculin que celui d’Aleph. L’animatrice a proposé un
travail de réécriture particulier en demandant de « suturer » les premiers jets écrits au
début du stage à partir d’une dizaine de propositions d’écriture. Il fallait choisir un de ces
premiers jets et lui accoler des extraits d’autres textes pour créer une unité textuelle nou-
velle.
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La tendance de l’atelier n’a pas été retenue comme critère de choix. Il s’agissait seulement
d’éviter les ateliers exclusivement centrés sur la personne qui valorisent la spontanéité et
ceux qui privilégient la construction savante du texte, vu comme le résultat d’opérations suc-
cessives. On peut ainsi situer les ateliers étudiés sur un axe qui présente les grandes ten-
dances des ateliers en France :

■ Tableau 1

SITUATION DES ATELIERS RETENUS POUR L’ENQUÊTE

CICLOP ATELIERS D’E. BING OULIPO


La personne Le texte
Atelier formation Aleph Atelier lycéen
continue écriture

2. La problématique
Le dispositif étudié n’est pas explicitement une situation d’apprentissage mais, compte tenu
de son utilisation par des enseignants et des formateurs, ce qui nous intéresse ici, ce sont
les bénéfices que l’on peut tirer de son introduction dans des lieux d’apprentissage de l’é-
criture. La question à laquelle nous essayons de répondre est la suivante : au-delà des effets
sur le sujet-écrivant (réassurance, mise à distance) déjà mis en évidence dans d’autres
recherches, peut-on espérer une réelle amélioration des compétences scripturales des par-
ticipants ? Bref, s’intéresser aux ateliers d’un point de vue didactique suppose que l’on se
pose la question du « bien écrit ». Autrement dit, on ne peut évacuer la question du rôle de
l’atelier en matière d’amélioration des textes produits.

C’est pourquoi le dispositif présenté ici est celui d’un atelier où l’on pratique la réécriture.
Analyser les effets de la réécriture, en comparant des premiers jets et des versions réécrites
correspondant à ces premiers jets, est en effet une méthode intéressante pour cerner le rôle
que peut jouer l’atelier dans l’amélioration des textes produits. En outre, la réécriture est un
enjeu important pour la didactique de l’écrit qui, depuis le début des années quatre-vingt-
dix, met l’accent sur le processus, c’est-à-dire sur l’écriture en train de se faire et réhabilite
les notions de brouillon, de rature et de réécriture.

3. Les données recueillies et les outils d’analyse


Dans ces ateliers, des données orales (les échanges oraux autour des textes) et des
données écrites (des textes de premier jet et les versions écrites correspondantes) ont été
recueillies. Nous parlerons uniquement des données écrites.
La comparaison des premiers jets et des versions réécrites a été réalisée avec une méthode
inspirée des travaux de la génétique textuelle. Il s’agissait de recenser toutes les modifica-
tions faites par le scripteur à trois niveaux, textuel, graphique et matériel, puis de les ana-
lyser à l’aide d’une grille :
384 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

■ Tableau 2

GRILLE D’ÉVALUATION DES MODIFICATIONS RECENSÉES

Niveau textuel Niveau graphique

1. Evolution du volume de l’expression Description à l’aide de critères linguistiques et


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2. Les opérations de réécriture graphiques
2.1. Nature des opérations de réécriture : 1. L’orthographe
Remplacement 1.0. Nombre et taux d’opérations de
Ajout réécriture
Suppression 1.1. Le code phonographique :
Déplacement les phonogrammes
2.2. Taux d’opérations de réécriture 1.2. La dimension sémiographique :
(nombre d’opérations pour 100 mots morphogrammes et logogrammes
de 1er jet) 1.3. Les conventions graphiques
2.3. Variantes libres et liées corrections (réussies ou non)
3. L’organisation textuelle ou reformulations (très rares)
Description à l’aide de critères linguistiques
3.1. Le lexique 2. La ponctuation
3.2. La morphosyntaxe 2.0. Nombre et taux d’opérations de
3.3. L’énonciation et la syntaxe textuelle réécriture
2.1. Les règles syntaxiques
corrections (réussies ou non) ou reformulations 2.2. Les conventions graphiques
corrections (réussies ou non)
ou reformulations

3. Le choix du code graphique


reformulations

Niveau matériel Critères pragmatiques

1. Le support Évaluation des reformulations (textuelles et


2. La mise en page graphiques) et des modifications matérielles
3. Le tracé 1. L’efficacité communicative
1.1. La lisibilité et la visée de publication
1.2. Le traitement du monde rapporté
1.3. Le traitement des visées illocutoires :
Narration
Description
Visée argumentative
Visée expressive
1.4. Le traitement du ton
2. La visée littéraire
1.1. Le traitement du genre
1.2. La dimension poétique :
Thèmes et motifs
Jeux d’intertextualité
Champs lexicaux
Effets de polysémie
Figures
Effets de rythme et de sonorités
Jeux de mise en page et de calligraphie

Au niveau textuel, les notions « d’opérations de réécriture » (remplacements, suppres-


sions, ajouts, déplacements) et celle d’« évolution du volume de l’expression » ont été
empruntées à A. Grésillon (1994) ou C. Fabre (1990). L’évolution du volume de l’expression
et le taux d’opérations de réécriture (nombre d’opérations de réécriture pour 100 mots de
E. Développement des compétences en matière de révision de texte : … ■ 385

premier jet) donnent une première idée de l’impact de la réécriture. La nature des opérations
est également un indicateur des compétences du scripteur (ex : proportion des opérations
plus coûteuses du point de vue cognitif). Les opérations ont été aussi décrites en termes lin-
guistiques ( répercussions sur le lexique, la morphosyntaxe, l’énonciation et la syntaxe tex-
tuelle – cf. Gueunier 1993 et Kerbrat-Orecchioni 1980 ) et classées comme corrections
(réussies ou non) ou comme reformulations.
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Au niveau graphique, également, le taux d’opérations de réécriture est un premier indicateur
de l’impact de la réécriture. Les modifications ont été décrites à l’aide de critères linguis-
tiques et graphiques (ex : répercussions sur les dimensions phonographique et sémiogra-
phique de l’écriture, et, en ce qui concerne la ponctuation, sur la syntaxe). Là encore, il fal-
lait distinguer les corrections (réussies ou non) et les reformulations. Notons qu’en matière
d’orthographe, le cas de la reformulation est exceptionnel, mais on peut le trouver lié au trai-
tement de la visée littéraire (ex : clepsydre/cleps-hydre dans une parodie des douze travaux
d’Hercule). Enfin, le choix du code graphique (écriture en chiffres ou en toutes lettres, etc.)
ne peut être évalué qu’à l’aide de critères pragmatiques.

Au niveau matériel, les traces de la réécriture sur la qualité du support, de la mise en page
et du tracé ont été décrites. Enfin, les reformulations textuelles et graphiques ainsi que les
modifications matérielles ont été évaluées à l’aide de critères pragmatiques : répercus-
sions sur l’efficacité communicative et/ou répercussions sur le traitement du genre et de la
dimension poétique liées à la visée littéraire des textes produits.

Ce qui parait important pour évaluer les compétences du scripteur, c’est la capacité à gérer
plusieurs niveaux en même temps. La réécriture de haïkus faite par Rachel F. (atelier lycéen)
est significative à cet égard.

■ Tableau 3
Les modifications textuelles dans le texte de Rachel F. (haïkus)

opérations de réécriture Nombre efficacité visée littéraire


(taux : 14 pour 100 mots) communicative
Remplacements 3
Ajouts 1
Suppressions 2
Déplacements 1
Total 7 5 6
dont corrections* 1+
reformulations 6

* corrections réussies (+) ou non (-)

Dans cet exemple, le taux d’opérations de réécriture au niveau textuel (14/100 mots), n’est
pas très élevé (le plus élevé du corpus est de 41/100 mots, le plus faible de 2), mais les opé-
rations utilisées sont variées et comportent un déplacement (un haïku déplacé à la fin du
texte), opération rare et coûteuse du point de vue cognitif. En outre, ce sont essentiellement
des reformulations dont la plupart sont au service de la visée littéraire du texte, l’unique cor-
rection ayant d’ailleurs des répercussions poétiques. Enfin, les trois niveaux de modifications
sont liés. Deux remplacements (* chût/choit ; tomba/s’affaisse) dont le premier a également
pour effet de supprimer une erreur d’orthographe, inscrivent plus nettement les poèmes
dans le genre du haïku (cf. le passé simple remplacé par le présent, temps qui, par excel-
lence, permet de « fixer l’instant »). Et cette inscription dans la tradition japonaise semble
renforcé par la mise en page soignée et le travail sur le tracé des lettres, calligraphiées à
l’encre noire.
386 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

4. Le modèle de l’atelier de loisir : un outil pour la didactique


de la réécriture ?
Répondre à cette question nécessite un bref détour par une réflexion sur la didactique elle-
même. Rappelons les deux questions successives de l’investigation :
• L’atelier aide-t-il à se constituer comme « sujet-écrivant » ?
• Permet-il d’apprendre à écrire ?
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La cohérence de la démarche d’ensemble tient à l’inscription du rapport du scripteur à son
écriture et à son texte comme élément constitutif d’une didactique de l’écriture. Une interac-
tion constante est maintenue entre savoirs et scripteur d’une part, entre démarche et scrip-
teur, d’autre part. Si l’on prend comme référence le classique triangle didactique (enseigne-
ment, savoir, élève), on constate que le pôle élève (scripteur ici) est en permanence mobi-
lisé (il est l’acteur principal) et qu’il est mobilisé en relation avec les savoirs proposés et les
démarches de mise en œuvre. On peut même aller plus loin : dans l’atelier de loisir fondé sur
le volontariat 33 c’est le scripteur, qui, en venant à l’atelier, provoque, met en œuvre et main-
tient le processus interactif.

La notion de rapport à l’écriture doit être entendue dans sa complexité, dans la diversité des
dimensions qui la constituent (psycho-affective, psycho-cognitive), mais aussi les attentes,
les représentations, les attitudes à l’égard des pratiques d’écriture, etc. L’atelier est un lieu
privilégié de jeu possible sur ces dimensions du rapport à l’écriture des participants, tel que
l’animateur peut l’évaluer au départ et tout au long de la démarche qu’il propose. À l’affir-
mation précédente du rôle premier du participant répond une seconde affirmation : tout le
travail de l’animateur consiste, à tout moment (mais surtout au début) à percevoir non seu-
lement le niveau des participants, mais les dimensions saillantes de leur rapport à l’écriture,
dimensions qui vont servir de tremplin à la transmission des savoirs et savoir-faire.

On est donc dans une démarche didactique centrée sur le scripteur, sur son rapport à l’é-
criture et qui, à tout moment, fait interagir savoir/caractéristiques du scripteur et démar-
che/caractéristiques du scripteur. La question de l’efficacité d’une telle démarche est impor-
tante pour la didactique de l’écriture dont on sait qu’elle est encore en grande partie une
boite noire. On peut examiner la question sous deux angles : peut-on effectivement, dans
une telle situation évaluer le déjà-là ? Les propositions d’écriture ont-elles un impact sur le
travail scriptural ?

4.1. Repérer le déjà-là


La réalité des interactions évoquées ci-dessus repose sur la possibilité effective pour l’ani-
mateur d’évaluer et de prendre en compte le déjà-là sous ses différents aspects (les mul-
tiples facettes du rapport à l’écrit décrit ci-dessus) : attentes, représentations autant que
compétences. L’analyse des trois types d’atelier évoqués montre la possibilité pour un ani-
mateur aguerri de faire cette évaluation en situation 34 D’une part, l’atelier permet de rendre
visibles des compétences. D’autre part, il permet de repérer des logiques de travail.

4.1.1. Rendre visibles des compétences


Le cas de Charles D., un des scripteurs de l’atelier de formation continue, permet d’illustrer
ce point. Charles D., employé municipal, écrit un texte présentant de très nombreuses
erreurs, notamment de transcription, qui révèlent des ignorances importantes à plusieurs
niveaux (correspondance phonie-graphie, perception des unités linguistiques à l’écrit). Ses
modifications graphiques, en grande partie aléatoires, révèlent une forte insécurité scriptu-

33. À l’école ou en formation continue, on peut introduire une certaine dose de « volontariat » dans un atelier qui s’inspire
de ce modèle.
34. Ceci suppose bien entendu une formation spécifique à une telle démarche. Notons aussi que « en situation » est à
prendre au sens large, un temps de réflexion pouvant s’intercaler entre l’écriture et la réécriture des participants.
E. Développement des compétences en matière de révision de texte : … ■ 387

rale à ce niveau et il ne dispose pas véritablement des moyens de la réécriture. Au-delà de


ces constats, il est cependant possible de repérer dans son travail au cours de l’atelier des
compétences déjà-là : il est capable de produire un récit efficace et un texte long (un des plus
longs) ; lors de la réécriture 35 il opère un début de travail linguistique pour créer une unité
textuelle nouvelle : il choisit un ordre différent de l’ordre chronologique de production, n’hé-
site pas à scinder des textes en deux. Au-delà de la prégnance des difficultés de surface, il
est possible de repérer chez lui une stratégie textuelle.
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4.1.2. Repérer des logiques de travail
Ceci constitue sans doute l’un des plus gros apports de l’atelier pour une didactique centrée
sur le scripteur. Le repérage des logiques de travail est fondé sur l’analyse comparative entre
texte de premier jet et texte réécrit. Deux exemples de l’atelier lycéen illustrent ce point :
– Texte d’Inès C. : l’analyse indique que la réécriture est plus un lieu d’approfondisse-
ment de la proposition d’écriture qu’un lieu de véritable retravail d’un texte considéré
comme tel : le grand nombre d’opérations de réécriture ne doit pas faire illusion car
elles portent plutôt sur des détails ; les reformulations (en grand nombre) visent à per-
fectionner et enrichir le jeu sur des « formules prises au pied de la lettre », objet de la
proposition initiale d’écriture.
– Textes de Rachel F. : à l’occasion de trois propositions d’écriture, elle manifeste une
même logique de travail de réécriture, celle que l’on a examinée en détail à propos de
ses haïkus (prise en compte conjointe des dimensions textuelle, graphique et matérielle
des textes, au service d’effets littéraires sur le genre).

Sur l’ensemble des participants, on constate des stratégies bien différentes : depuis le rema-
niement très fin d’un texte considéré comme un matériau de travail jusqu’à une réécriture
radicale d’un second texte (le premier ayant sans doute servi de tremplin), en passant par
des stratégies diverses : travail de l’énoncé gêné par le travail de surface, travail sur une
seule dimension, travail sur plusieurs dimensions conjointement. Pouvoir décrire et com-
prendre les modalités de travail du texte propres à chaque participant est important pour une
didactique centrée sur le scripteur et développant une démarche d’accompagnement. On
peut décider d’aider le scripteur à optimiser sa démarche. On peut aussi décider d’essayer
de le faire changer de stratégie. Dans les deux cas, la grille d’analyse des productions
constitue un outil précieux.

4.2. L’impact de la nature des propositions d’écriture et de réécriture


L’éventuelle décision d’infléchir les stratégies des participants suppose résolue la question
de l’impact réel de ces propositions et pistes de travail. Sur ce plan encore, la possibilité de
disposer d’une grille d’analyse est déterminante. C’est pour l’animateur un outil de régula-
tion de ses modes et niveaux d’intervention, régulation en fonction des repérages relatifs aux
stratégies et aux compétences, donc au déjà-là.

Dans les trois groupes, des analyses fines ont permis de repérer des traces, dans les textes
des scripteurs, de tel ou tel point précis des propositions d’écriture et de réécriture : travail
de la gestion du point de vue dans le texte d’Irène M. (atelier Aleph, proposition de portrait)
après une proposition de réécriture incluant cet aspect ; réduction exceptionnelle du volume
de l’expression (–50 %) et présence importante d’opérations de suppression (opération éla-
borée 36) après la proposition de réécriture dans un portrait chinois (texte de Marie L.,
atelier lycéen). Et la comparaison entre deux textes d’Élise P. (celui écrit à partir de la pro-
position « début-milieu-fin » 37 et le portrait chinois) va dans le même sens puisque, après

35. Dans cet atelier, la réécriture se fait sous forme d’une proposition de suture des premiers jets produits lors de l’atelier :
« faire une unité » des textes produits.
36. Quand elle ne correspond pas à une conduite de fuite (supprimer la difficulté), c’est la plus radicale des opérations.
37. Des phrases classées en trois groupes ont été proposées : des incipit, des « milieux » et des fins de romans. Les partici-
pants devaient choisir une phrase de chaque type pour écrire un texte complet.
388 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

réécriture, dans un cas, le volume de l’expression a diminué de 4 %, alors que dans l’autre,
il a diminué de 28 % ! Cet exemple illustre parfaitement l’interaction démarche/caracté-
ristiques du scripteur déjà évoquée.

Analyse linguistique des textes et définition des démarches didactiques sont intimement
liées. En effet, disposer d’un outil d’analyse des textes produits en réponse à des proposi-
tions d’écriture et de réécriture constitue un élément clé pour une didactique de l’écriture
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prenant en compte le rapport initial des scripteurs à l’écriture pour définir des degrés et des
modes d’amélioration des compétences scripturales.

Pour en savoir plus…

■ BARRE-DE MINIAC, C. (1998) « Perspectives didactiques », Se donner des outils pour une
approche didactique de l’écriture, MAFPEN Orléans-Tours et Rouen, pp. 163-174 (S. Tassard,
IUFM, 110 Fg St Jean 45000 Orléans, 02.38.65.37.24).
■ BARRE-DE MINIAC, C. (2000). Le rapport à l’écriture. Aspects théoriques et didacti-
ques.Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion (Didactiques).
■ BARRE-DE MINIAC, C., CROS, F. et RUIZ, F. (1993). Les collégiens et l’écriture. Des attentes
familiales aux exigences scolaires, Paris, ESF.
■ FABRE, C. (1990). Les brouillons d’écolier ou l’entrée dans l’écriture, Grenoble, éditions de
l’atelier du texte et TEM (Textes en mains).
■ GRESILLON, A. (1994). Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris,
Presses Universitaires de France.
■ GUEUNIER, N. (1993). Le français du Liban : cent portraits linguistiques, Didier-Érudition
■ KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1980). L’énonciation, Paris, A. Colin
■ LAFONT, J. (1993). Les ateliers d’écriture de loisir pour adultes : intérêts et limites d’une pra-
tique d’écriture, mémoire de DEA, Université de Tours.
■ LAFONT, J. (1999a). Pour une ethnolinguistique des ateliers d’écriture : analyse de pratiques
sur plusieurs terrains, thèse de doctorat, Université de Tours.
■ LAFONT, J. (1999b). « Aider le scripteur à se constituer comme sujet-écrivant : un enjeu pour
les ateliers d’écriture », Le Français aujourd’hui, 127, pp. 26-32.
F. Un dispositif pour accompagner l’émergence du sujet écrivant ■ 389

F ■ Un dispositif pour accompagner l’émergence


du sujet écrivant
FRANCIS RUELLAN
CFP Lille – Équipe Théodile Lille III – CFP Paris
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Cette communication vise à proposer un dispositif permettant à l’élève du cycle 3 de l’école
primaire de se piloter de manière autonome dans la complexité d’un texte à (ré-) écrire par
le biais de la coopération entre pairs.

En présentant une organisation pédagogico-didactique susceptible de favoriser la construc-


tion de compétences scripturales, nous insisterons sur le rôle spécifique des « situations
différées » dans la confrontation des savoirs et de l’action.

Prenant appui sur un projet d’écriture de contes (CM1, 23 élèves, 8 semaines), nous mon-
trerons les effets d’un tel dispositif sur les parcours différenciés de construction du texte et
des savoirs par l’élève.

1. Principes pour un dispositif


En nous appuyant sur les propositions de Gillet (1991 : 69) et Le Boterf (1994 : 150) et sur
celles de Dabène (1987 : 38) et Reuter (1996 : 66), nous posons qu’une compétence (scrip-
turale par exemple) est une construction abstraite hypothétique que l’on effectue à des fins
théoriques ou méthodologiques et qui correspond à une « coupe » dans le potentiel du sujet.
Elle peut être inférée à travers des performances où sont mobilisées et combinées des com-
posantes hétérogènes relevant de valeurs, de représentations, de savoirs et d’opérations
animés par une finalité opératoire. Ces composantes permettent, à l’intérieur d’une famille
de situations, la réalisation d’une classe de tâches complexes grâce, notamment, à la mise
en relation entre l’identification de problèmes et l’utilisation d’outils appropriés à leur résolu-
tion.

Pour construire des compétences, des activités régulières et un temps important consacré
à des situations de production/communication s’avèrent nécessaires. L’apprenant fait ainsi
l’expérience tâtonnée du contrôle de l’activité scripturale. Les situations fonctionnelles sont
des moments de production d’écrit et d’apprentissage non formalisés qui sont effectués
dans un but de communication. Les élèves peuvent y forger leur autonomie de décision à
tous les niveaux du processus d’écriture en s’appuyant sur les échanges en binômes ou
trinômes médiatisés par des grilles de critères élaborés collectivement.

Les situations de structuration sont des moments d’enseignement formalisés privilégiant le


discernement des composantes (discursives, textuelles, linguistiques) du genre scriptural
que l’on travaille, notamment par la formulation et la résolution de problèmes constatés
durant les situations fonctionnelles (Ruellan 1999 : 58).

Un premier enjeu essentiel du dispositif d’apprentissage fondé sur la construction des


compétences consiste à promouvoir la sollicitation réciproque de l’agir finalisé en situations
fonctionnelles et du savoir formalisé en situations de structuration. Dans cette perspective, «
le faire n’est plus une simple application du savoir préalable sur/de la langue, mais opéra-
tion d’effectuation en même temps que processus d’appropriation » (Delforce 1986 : 18). Les
articulations entre ces deux types de situations s’opèrent donc, comme nous l’avons
annoncé précédemment, sur la base des problèmes identifiés dans les productions d’élèves.
390 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Qui identifie ces problèmes ? L’enseignant, bien sûr, qui peut s’attacher à mettre en relation
les problèmes les plus fréquemment détectés dans les textes avec les composantes spéci-
fiques du genre d’écrit à travailler en situation de structuration. Mais ce sont surtout les
élèves qui vont être incités à repérer eux-mêmes, par l’analyse de leurs pratiques de lecteur
et de scripteur du genre étudié, les « obstacles » apparus en situations fonctionnelles qui
seront traités comme « objectifs » en situations de structuration.
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Le dispositif vise à ancrer le questionnement de l’élève dans la complexité de sa propre acti-
vité finalisée. Les remarques, observations ou questions que se posent les élèves quand ils
écrivent seul ou échangent en binômes/trinômes sur leurs textes, sont sollicitées lors de
débats en collectif. Les situations différées sont ces moments de débats à fonction problé-
matisante qui reposent sur l’analyse spontanée des activités de lecture/écriture et visent le
repérage des obstacles majoritairement rencontrés en situations fonctionnelles. Ces
moments contribuent à « donner sens » à l’enseignement formalisé en situations de structu-
ration dans la mesure où celui-ci s’appuie sur des problèmes (et des réussites) repérés par
les élèves eux-mêmes dans leur pratique, un désir collectif de les traiter, un premier état de
leur conceptualisation.

Les situations différées constituent la clé de voûte du dispositif. Durant les temps d’échange,
dont les fonctions évoluent au fil du projet, les élèves ne sont plus en train d’écrire/lire (seul,
à deux ou à trois) et ils ne sont pas encore réunis pour traiter collectivement un problème
précis. Les prises de parole impliquées des élèves s’avèrent un élément essentiel pour les
décisions stratégiques de l’enseignant, soucieux de mettre en tension les logiques produc-
tives (construire un récit de contes pour une échéance déterminée) et d’enseigne-
ment/apprentissage (devenir compétent en déjouant les problèmes, en construisant les
outils appropriés, en explicitant les procédures efficientes).

En interface, les situations différées sont des zones de médiation organisant une double uti-
lisation/construction des savoirs : sur l’action (transformer les « actions en connaissances »)
et pour l’action (mettre « les connaissances en actes »). Construire des compétences est un
processus qui s’opère alors selon un cycle récursif constitué de deux moments articulés : le
moment du faire où le savoir s’investit dans les activités et le moment du savoir où ce qui est
déjà connu dans la pratique se ré-élabore à un niveau supérieur de formalisation. Stimulant
l’articulation dialectique entre ces deux moments, les situations différées s’instituent d’abord
comme un espace discursif pour assumer collectivement l’analyse de la tâche complexe et
pour mettre en convergence les représentations des relations entre buts et moyens (ce qui
est à faire et comment on peut le faire). Les critères d’évaluation progressivement co-éla-
borés sont des conseils pour écrire résultant de ces temps de discussion spontanée en
situations différées ou plus formalisée en situations de structuration.

Au cours du projet que nous allons rapidement évoquer plus loin, les situations différées ont
successivement répondu à plusieurs fonctions : déglobaliser la tâche complexe, discerner
les opérations, finaliser l’élaboration et l’utilisation d’outils, clarifier le fonctionnement du dis-
positif, etc. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette communication, préciser chacune de
ces fonctions qui, toutes ensemble, contribuent à instaurer le groupe d’élèves à la fois
comme une instance de production (recueil de contes) et comme une communauté de
recherche (on rencontre les mêmes problèmes et on construit une pluralité de réponses).
Dans ces conditions, les conduites de régulation mises en jeu par l’enseignant sont très
nombreuses (rappeler les points d’accord provisoires, contextualiser une discussion au
regard de la démarche engagée et la mettre en relation avec d’autres étapes du projet déjà
vécues, inciter à anticiper en discernant les critères à privilégier…). Conjointement à ces
conduites de régulation, il lui revient d’accompagner chaque élève dans les tentatives
réitérées de réécriture médiatisées par les critères co-élaborés.

En effet, si, pour l’enseignant, les situations différées constituent le point nodal du dispositif,
il reste que, pour l’élève, le centre de gravité du dispositif se situe dans le questionnement
personnel qu’il opère sur son texte en situation fonctionnelle. Le processus d’appropriation
F. Un dispositif pour accompagner l’émergence du sujet écrivant ■ 391

du contrôle de l’activité scripturale conduit ainsi des régulations externes (en situations de
structuration et en situations différées) à l’autorégulation instrumentée en situation fonction-
nelle où les interactions en binômes/trinômes et avec l’enseignant permettent à l’élève d’es-
sayer, dans l’activité conjointe, les conduites de questionnement sur son texte qu’il va tenter
seul parallèlement.

Si c’est bien par ce jeu de multiples interactions que l’élève peut devenir compétent, en pas-
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sant peu à peu d’une pratique conjointe des régulations à leur mise en œuvre autonome en
situation de production, alors, se responsabiliser pour l’élève ne se limite pas aux initiatives
qu’il prend pour transformer le texte mais aussi pour s’insérer dans le tissu d’interactions afin
de mettre en relation textes, outils et procédures. Aussi, en travaillant à la clarté cognitive
des situations (Brossard 1992 : 197), l’accompagnement de l’enseignant peut être conçu
dans la perspective de l’évolution du rapport des élèves au texte, à l’écriture, aux outils éla-
borés/utilisés, au dispositif et à eux-mêmes comme sujets écrivants (Bucheton 1995).

2. Brève évocation du parcours de réécriture des élèves


Les principes pour la conception d’un dispositif susceptible de favoriser la construction de
compétences scripturales ont été énoncés de manière assez lapidaire et mettent en avant
les fonctions de trois types de situations articulées. Cependant, ce que nous avons souhaité
observer, c’est la manière dont les élèves ont investi chaque type de situation et leurs rela-
tions pour se responsabiliser dans l’activité d’écriture. Pour cela, les parcours de réécriture
des 23 élèves ont été analysés (Ruellan 2000).

Le contexte de ces parcours de réécriture est constitué des 78 situations successives du


module de travail en projet réalisé sur huit semaines (34 situations fonctionnelles, 22 h 30 ;
24 situations différées, 11 h ; 20 situations de structuration, 12 h). Tous les élèves de la
classe ont écrit, réécrit, amélioré leur texte et l’évolution des réécritures des élèves est appa-
rentée à l’évolution de l’élaboration des critères.

Les critères élaborés reformulés collectivement ont médiatisé le rapport individuel à l’activité
d’écriture pour des parcours pourtant très nettement différenciés. D’abord centrées sur des
problèmes textuels, les modifications communes aux élèves portent sur la construction de
la dimension narrative, les rôles actantiels, le positionnement des situations initiale et finale,
la ponctuation et l’orthographe. D’autres modifications comme l’emploi d’organisateurs
variés, les désignations d’un personnage, par exemple, n’apparaissent pas dans tous les
parcours de réécriture.

La diversité des parcours constitue aussi un trait distinctif imputable sans doute au disposi-
tif (139 versions dont 40 versions partielles ont été rédigées par les 23 élèves). La décision
de recommencer une nouvelle version, d’arrêter une version en cours de route, appartenait
à l’élève. Plusieurs aspects peuvent être retenus pour situer les évolutions des réécritures :
le nombre de versions (entre 3 et 9), le volume d’écrit (égale ou très différent d’une version
à l’autre), le traitement des critères (combiné sur une ou deux versions ou étalé sur un plus
grand nombre de versions)…

Finalement, un même contexte de production et d’apprentissage (trois types de situations,


des critères (re-) formulés, des échanges en binômes/trinômes…) n’a pas empêché une
grande diversité de déploiement des conduites tâtonnées d’autorégulation.

Le cadre limité de cette contribution ne permet pas de restituer les aspects significatifs de
ces conduites, mais il nous laisse au seuil de deux questions cruciales. D’abord, quelle visi-
bilité peut-on/doit-on accorder à la diversité de ces parcours en classe ? Ensuite, comment
aider les élèves à construire le sens de leur propre parcours pour stabiliser et transférer les
repères construits ? Pour ce faire, ne faudrait-il pas étudier quels ont été les problèmes ren-
contrés, comment ils ont été surmontés et quels ont été les outils utilisés ? Nous comptons
bien aborder ces problèmes dans nos prochains travaux.
392 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Pour en savoir plus…

■ BROSSARD, M. (1992). « Un cadre théorique pour aborder l’étude des élèves en situation sco-
laire », Enfance, tome 46, n° 4, pp. 189-200.
■ BUCHETON, D. (1995). « Aider l’élève à devenir un » sujet écrivant » ou de quelques ingré-
dients à bien mélanger ». Recherches, n° 23, pp. 107-116.
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■ DABÈNE, M. (1987). L’adulte et l’écriture, Bruxelles, De Boeck,
■ DELFORGE, B. (1986). « Conception de l’évaluation du texte et de l’apprentissage, la logique
contrastée de deux systèmes de référence ? », Bulletin du Certric, 7, pp. 9-20.
■ GILLET, P. (1991). Construire la formation, Paris, E.S.F.
■ LE BOTERF, G. (1994). La compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Éditions
d’organisation.
■ REUTER, Y. (1996). Enseigner et apprendre à écrire, Paris, E.S.F.
■ RUELLAN, F. (1999). « Un mode de travail didactique pour l’« enseignement » de compétences
en production d’écrits », Spirale, pp. 53-73.
■ RUELLAN, F. (2000). Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’é-
criture au cycle 3 de l’école primaire, Université de Lille III, sous la direction de Yves Reuter.
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 393

G ■ Les étudiants et l’écriture de recherche :


quelles compétences ?
quelles représentations ? quel enseignement ?
MARIE-CHRISTINE POLLET
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Université Libre de Bruxelles

1. Introduction
« Après maintes tergiversations, l’auteur de ces lignes a finalement décidé d’utiliser le «
nous », impersonnel mais moins agressif que le « je », espérant que son lecteur n’y verra
aucune intention majestative ou pompeuse ».

Cette note, extraite d’un travail d’étudiant, prête à sourire par sa naïveté déconcertante. Elle
reflète cependant le problème du positionnement énonciatif et à ce titre illustre parfaitement,
malgré son côté anecdotique, l’objet de cet article : quelles compétences langagières déve-
lopper chez des étudiants confrontés à leur première tâche d’écriture scientifique ?
Autrement dit, et pour voir les choses à plus long terme, comment amener les étudiants à la
compétence de production maitrisée de discours de recherche ?

Répondre à cette question impose une analyse préalable des besoins. La démarche choisie
pour ce faire se veut compréhensive, dans la mesure où l’on tentera de comprendre un com-
portement plutôt que de se focaliser sur un relevé fataliste des difficultés rencontrées. À
terme, l’objectif est de proposer des pistes pour un enseignement ciblé, s’appuyant, d’une
part, sur un déjà-là scriptural et lectural des étudiants et développant, d’autre part, des
compétences que l’on attend d’eux dans des tâches spécifiquement universitaires.

2. Cadre théorique, contexte disciplinaire et méthodologie


La recherche amorcée ici se situe dans la problématique de la didactique de l’écrit à
l’Université38. Plus précisément, il s’agit d’examiner les pratiques de lecture et d’écriture des
étudiants en liaison avec les modes de construction du savoir.

La réflexion en ce domaine pose notamment les questions suivantes : la spécificité des opé-
rations mentales et cognitives concernant la lecture et l’écriture des textes spécialisés, les
stratégies mises en œuvre pour construire du sens, la fonction heuristique de l’écrit dans l’é-
criture de recherche… (Dabène et Reuter, 1998 : 6).

C’est dans ce cadre que sera abordée ici l’analyse de vingt travaux écrits d’étudiants de pre-
mière année en Histoire. La recherche, concernant le petit commerce à Bruxelles au
XIXe siècle, a été effectuée tout au long de l’année et suivie par le professeur et les assistants
dans le cadre des « Exercices sur des questions d’histoire : époque contemporaine » 39. Elle
s’appuyait principalement sur l’étude des registres de patentes, sur le recoupement avec
d’autres sources comme les registres de population, les almanachs de commerce et l’ico-
nographie, ainsi que sur l’exploitation de l’historiographie. Si chaque étudiant devait se
consacrer à l’étude d’une ou deux rue(s) dans une section et une année en particulier, il lui
était explicitement demandé d’insérer cette recherche dans la problématique générale du

38. À ce sujet, voir : Lidil, n° 17, mars 98 : Pratiques de l’écrit et modes d’accès au savoir dans l’enseignement supérieur,
C. Fintz et al., La didactique du français dans l’enseignement supérieur : bricolage ou rénovation ?, Le français aujour-
d’hui, n° 125, mars 99 : … à l’Université.
394 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

petit commerce à Bruxelles au XIXe siècle. Certaines lectures à ce sujet avaient par ailleurs
été chaudement recommandées.

Dans le cadre limité de cet article, l’analyse des travaux aura pour but, bien modeste et par-
tiel au regard de toute l’exploitation possible, d’épingler certaines caractéristiques du com-
portement discursif de ceux qu’on peut appeler des apprentis-chercheurs. Celui-ci sera
observé et analysé par le biais de deux questions qui, si elles sont ici abordées successi-
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vement par facilité d’exposition, sont, comme on le verra, étroitement mêlées. Tout d’abord,
comment l’objet de la recherche est-il construit ? Autrement dit, comment est-il présenté et
problématisé 40 ? Ensuite, comment les étudiants se positionnent-ils en tant que cher-
cheurs et par quels indices, linguistiques et discursifs, peut-on l’observer ? Tentent-ils de se
conformer à une (des) représentation(s) qu’ils se font du scientifique, de l’historien confirmés
? Selon quels critères visibles ? Quelles caractéristiques cela implique-t-il, non seulement en
ce qui concerne la construction textuelle de leur travail mais surtout en ce qui concerne les
traces de l’énonciation ?

3. La construction de l’objet de la recherche


Deux endroits stratégiques sont intéressants à observer pour analyser le processus de
construction d’un objet : les introductions (quel rôle les étudiants leur donnent-ils dans cette
construction ?) et les citations (en tant que traces d’une relation dialogique, nécessaire à la
problématisation, entre différentes sources).

La plupart des introductions présentent le thème du travail, dans des termes qui parfois en
disent long sur la manière dont l’étudiant a conçu sa recherche et rédigé l’exposé. Dans les
deux exemples qui suivent, on notera la différence dans le choix des verbes (« analyser » ou
« décrire »), qui reflète des intentions discursives fondamentalement divergentes, même si
elles sont sans doute inconscientes :
dans ce travail, je vais analyser la situation des patentables à Bruxelles vers la fin du
XIXe siècle, plus précisément dans la rue des Minimes

nous proposons de décrire, à travers ce travail qui traite du petit commerce à Bruxelles
au XIXe siècle, les petits commerçants de la section 8 en 1857

La description, justement, est le sort le plus souvent réservé aux introductions par les étu-
diants : ceux-ci décrivent Bruxelles au XIXe siècle aux plans politique, économique, géogra-
phique ; ils décrivent les différentes sources utilisées, la « méthode de travail », les problèmes
rencontrés ou encore l’exposé lui-même (l’introduction, dans ce dernier cas, jouant un rôle
exclusif de planification). C’est ainsi que les introductions nous renseignent parfois davan-
tage sur l’emploi du temps de l’étudiant (« je suis d’abord allé aux Archives, puis à la
Bibliothèque Royale ») ou sur les travaux d’aménagement en cours à la bibliothèque que sur
l’objet de la recherche !

Pour illustrer cette tendance très nette, un exemple suffira, choisi pour la bonne humeur et
le pédagogisme insufflés par la description… :
Mais comment étudier le petit commerce ? À partir des taxes payées par exemple, qui
pour la période étudiée dans ce travail s’appellent patentes. Il nous faut donc trouver un
registre des patentables pour la ville de Bruxelles ! Que nous trouverons aux archives de
la ville de Bruxelles ! Le registre est réparti par année et par section. Les sections sont
au nombre de huit, celle qui nous intéresse est la section 5, car pour ce travail nous nous

39. Eliane Gubin, Valérie Piette et Pierre Van den Dungen. Ceux-ci ont grandement contribué à l’analyse amorcée dans cet
article en me fournissant les travaux d’étudiants et leurs propres annotations : je les en remercie vivement.
40. À ce propos, reconnaissons en effet que la démarche de problématisation, manifestement attendue dans ce type de
travail, ne va pas de soi pour les étudiants et fait l’objet de nombreux reproches à leur encontre. Ainsi par exemple
cette remarque : « l’étudiant est passé à côté de la recherche et de son objet ».
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 395

limiterons à une section et dans celle-ci nous ne prendrons que deux rues que nous
vous présenterons à la fin de cette introduction. Les patentes seront par contre décrites
en détail dans le chapitre qui suit l’introduction.

Tout ceci ne nous dit toujours pas comment nous allons pouvoir étudier le petit com-
merce à partir des patentes ! Et bien, nous allons faire des statistiques sur ce que les
patentes contiennent, à partir desquelles nous pourrons tirer des conclusions. Les sta-
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tistiques auront comme but de nous montrer la variété du commerce, l’importance
pécuniaire de ceux-ci et aussi la nature du commerce. Ce que nous pourrons aussi
montrer c’est le cumul de professions, car au XIXe siècle, le cumul de patentes est une
affaire courante. En dernier point, nous traiterons la répartition des patentes entre les
sexes.

Certes, les descriptions ne sont pas à bannir d’une introduction, ni du reste du travail
d’ailleurs. Au contraire, même, elles y sont indispensables. Cependant, lorsqu’elles prennent
le dessus et lorsque cette quasi-exclusivité s’étend dans tout l’exposé, le risque est grand
d’offrir aux lecteurs l’impression d’un « dossier livré en vrac », sans « aucune mise en œuvre
» (pour reprendre ici des annotations d’un enseignant dans l’évaluation de quelques travaux
examinés).

Ce qui pose problème, en réalité, ce n’est pas l’activité descriptive elle-même qui, comme
on l’a déjà dit, est incontournable dans ce genre de travail, mais la difficulté à articuler entre
elles différentes données pour construire une problématique. Pour ce faire, il faut en effet
faire interagir trois systèmes discursifs : celui de l’auteur du travail, celui du terrain, celui des
théoriciens (Guigue 1998 : 82). En effet, selon la définition de Michèle Guigue (définition
qu’elle qualifie elle-même de « restrictive » mais qui suffit à notre propos), « il y a probléma-
tique à partir du moment où des concepts issus de travaux théoriques fondamentaux sont
coordonnés au questionnement et interagissent avec les matériaux recueillis » (Guigue : 86).
Dans le cas qui nous préoccupe, il s’agissait d’intégrer le questionnement de départ (com-
ment se dessine le petit commerce à Bruxelles au XIXe siècle ?), les données des sources
(patentes, registres,…) et celles de la littérature historique à ce sujet. Plus facile à dire qu’à
faire, évidemment… et l’on peut comprendre que des étudiants peu ou pas du tout habitués
à cet exercice se réfugient derrière la description, qu’ils maitrisent et qui sans doute les ras-
sure par l’aspect pré-construit qu’elle offre du savoir. On observe d’ailleurs ce comportement
dans d’autres tâches universitaires, telles que l’activité résumante (résumés, synthèses,
prises de notes) : pour éviter la prise de risque – la dérive interprétative par exemple – ou
tout simplement parce qu’ils n’ont rien perçu d’autre, de nombreux étudiants se bornent à
sélectionner et reproduire des idées comme s’il s’agissait d’une liste (Pollet 2000 : à
paraitre).

À titre d’information, signalons que cette tendance au listing dépasse l’introduction et se


remarque parfois aussi dans la conclusion (ce qui, somme toute, est assez cohérent). Ainsi,
cette conclusion qui, en sept points, décrit en le résumant tout le travail :

• L’utilisation d’une seule source n’est pas valable


• Il faut confronter les sources
• Si on ne trouve pas le patenté : les femmes louent et se déplacent pour aller travailler.
Le lieu de travail n’est pas forcément le lieu de résidence.
• Si la profession est incompatible : souvent, il s’agit d’un cumul de professions. Le cumul-
type est celui d’une profession additionnée à un débit de boisson, à un cabaret ou bien
l’artisan qui est boutiquier, qui vend son produit.
• Les maris ouvrent les commerces pour leur femme. Ils payent la patente de leurs
femmes mais pas toujours. La femme peut se retrouver également patentée.
• Suite à l’analyse des compositions des familles, on remarque que le personnel de maga-
sin loge avec la famille.
• Même le petit commerce a du personnel. Le personnel n’est donc pas synonyme de
richesse du commerce.
396 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Outre l’introduction et le rôle qu’elle joue – ou ne joue pas, le plus souvent ! –, on peut aussi
analyser la construction de l’objet de la recherche en observant l’usage et la gestion des
citations. Ce faisant, on rejoint bien évidemment la deuxième question posée dans cet
article, à savoir le positionnement des étudiants en tant que chercheurs : on sait que la cita-
tion fait partie du fantasme scientifique, mais on reviendra plus tard sur ce point.

C’est le concept d’intertextualité, dans sa connotation dialogique, qui intervient dans cet
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aspect de l’analyse des travaux.

Le processus de citation intervient fondamentalement dans la construction de la problé-


matique. C’est lui qui, en faisant se côtoyer, se recouper, bref, dialoguer des sources hété-
rogènes (Guigue : 86), permettra l’interaction entre les trois systèmes discursifs évoqués
plus haut : l’auteur même du travail, les documents d’archives et l’historiographie. Ajoutons
cependant qu’au-delà de ce rôle dans l’établissement de relations dialogiques indispen-
sables à la construction théorique, la citation satisfait aussi à une règle d’écriture
qu’Antoine Compagnon compare à une « reconnaissance de dette », à tel point que, selon
lui, « se soustraire à son rituel fait figure de transgression inadmissible dans la plupart des
institutions d’écriture » (Compagnon 1979 : 340). On peut parier que de nombreux étudiants
ne verront dans la citation que cet aspect de son usage et y recourront non pour construire
du sens mais simplement pour respecter ce qu’ils considèrent comme une contrainte for-
melle.

L’observation des travaux montre que très souvent, les étudiants citent pour citer41. Ainsi, de
nombreux travaux accumulent tant de citations (parfois des pages entières !) qu’ils en
deviennent un véritable collage. Certains citent pour les informations les plus banales, qui
n’appellent ni prolongement ni renforcement ni justification particulière : par exemple, un étu-
diant cite la description des sources faite par un historien – alors que la sienne aurait pu
convenir et suffire –, comme s’il avait trouvé là l’occasion de légitimer son travail par le biais
d’un auteur « reconnu ». Certains ont encore tendance à citer même quand le contenu de la
citation n’a absolument rien à voir avec le thème du travail. Dans ces cas de citations inutiles,
il peut être intéressant de signaler que les auteurs cités sont professeurs ou assistants dans
la section… Cette tendance à focaliser ainsi l’usage de la citation se remarque également
dans l’activité de résumé (Pollet 1998 : 127-128). À moins de soupçonner les étudiants de
flagornerie, on peut interpréter ces références systématiques à ces Autorités-là comme un
souci de bien faire, donc de « faire comme le prof ».

Qu’il s’agisse de citations ou de références aux archives, on observe encore chez les étu-
diants une nette difficulté à intégrer la citation à leur propre texte. Il arrive ainsi que le lec-
teur doive chercher et reconstituer le rapport entre le fil du texte et l’évocation d’une source.
Cette évocation peut même parfois être très longue, ce qui accentue le hiatus entre elle et
son co-texte. Il arrive aussi qu’elle soit tout à fait adéquate, le seul problème, dans ce cas,
étant la non-explicitation de la relation dialogique et donc la rupture dans la construction
sémantique du travail.

4. Positionnement des étudiants comme apprentis-chercheurs


De manière générale, la plupart des étudiants tentent de faire ce qui leur a été demandé,
consciencieusement. Ils respectent les consignes, rédigent une introduction, font des cita-
tions, reproduisent des tableaux, introduisent de l’iconographie… Cependant, le plus sou-
vent, la sauce ne prend pas. Ils s’en tiennent à la description, à l’illustration et n’arrivent pas
à faire surgir des questions de ce qu’ils écrivent. La fonction heuristique de l’écrit, à propos
de laquelle s’interrogent Michel Dabène et Yves Reuter (op. cit.), n’est guère de mise dans
les travaux analysés.

41. Cette remarque d’un des enseignants correcteurs est significative à cet égard : « l’étudiant n’écrit pas : il cite »
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 397

Il reste cependant que de nombreuses productions témoignent de certaines représentations


du discours scientifique, historique en l’occurrence, auxquelles les étudiants tentent mani-
festement de se conformer. Quelques images s’imposent au vu de certains comportements
scripturaux : l’historien policier (ainsi l’étudiant qui développe de longues hypothèses à pro-
pos de la « véritable personnalité » de tel commerçant alors que la confusion possible repose
tout simplement sur une inversion de lettres), l’historien pédagogue (certains étudiants expli-
citent le moindre mot, le moindre document…), l’historien à la mode de Michelet (quelques
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travaux regorgent de titres et de sous-titres), l’historien qui cite (on l’a vu plus haut), le scien-
tifique qui affirme, qui assène, même (les étudiants n’usent guère de modalités logiques : «
dans les tableaux, on voit bien que… », « les chiffres prouvent que… ») et, pour terminer,
l’image du scientifique verbeux qui, paradoxalement, veut montrer qu’il a conscience de ses
limites (un seul exemple parmi bien d’autres : « néanmoins, « tempus fugit », maintes idées
n’ont pu être développées et nous sommes condamnés à la présenter incomplète à notre
grande insatisfaction »).

Ces images ne sont bien entendu pas toutes entièrement fausses et il n’est pas question
d’inciter les étudiants à faire table rase. Cependant, certains travaux confinent à la carica-
ture tant l’une ou l’autre d’entre elles peut être prégnante.

Une dernière observation en ce qui concerne le comportement discursif des étudiants : si,
comme on l’a vu plus haut, ils répugnent à user de modalités d’énoncé logiques, ils ont ten-
dance à abuser de modalités subjectives, affectives ou évaluatives. Il semble que, sur cer-
tains points, leurs jeunes personnalités, volontiers moralisatrices, prennent le pas sur l’ob-
jectivité de l’historien :
Une activité obscure et honteuse ne se cacherait-elle pas derrière l’appellation innocente de
cabaretier ?
Les cabaretiers et tenanciers de maisons de prostitution ont peu d’enfants : vingt enfants
pour quatorze ménages. […] Avortement, abandon• … ! Où sont ces enfants car on sait
que la contraception n’était pas d’actualité à l’époque !

5. Conclusion
Cette analyse, même incomplète, montre que les étudiants ne maitrisent pas l’écriture scien-
tifique. L’idée de les initier s’impose donc. C’est d’ailleurs ce que se proposent de faire cer-
tains ouvrages concernant la méthodologie des mémoires, thèses ou autres écrits universi-
taires. Cependant, la plupart d’entre eux se contentent de répéter inlassablement, sur un ton
souvent paternaliste, les seules contraintes formelles liées au genre, ce qui n’a d’autre
intérêt que d’offrir un guide pratique à des étudiants angoissés42.

C’est une tout autre démarche qui sera prônée ici. En effet, si l’analyse révèle les faiblesses
des étudiants dans l’écriture du discours de recherche en histoire, elle montre aussi que la
plupart en ont certaines images et même, pour certains, une ébauche de pratique. Un ensei-
gnement efficace pourrait donc partir de ces représentations, non pas pour les briser, mais
pour en construire de plus solides, plus conformes à la réalité de la production scientifique.

Ainsi, on peut envisager de travailler sur des spécificités discursives qui semblent ressenties
mais non maitrisées par les étudiants, telles que la gestion de la polyphonie, la construction
de l’intertextualité, le degré, les marques et les démarches d’explicitation des concepts.

D’autre part, parallèlement à cet examen qui nous éclaire sur les représentations et les
compétences des étudiants et nous permet d’envisager des interventions didactiques, il est

42. Deux exceptions méritent toutefois d’être signalées : l’ouvrage de M. Lenoble-Pinson qui consacre plus de cinquante
pages à la rédaction et dont l’exposé méthodologique est ponctué par quelques considérations discursives, ainsi que
celui de M. Eckenschwiller, entièrement consacré, quant à lui, aux fonctions de l’écrit et aux comportements scripturaux,
introduisant ainsi une dimension pragmatico-réflexive très intéressante.
398 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

intéressant d’analyser des discours scientifiques dans la même discipline – discours


attestés en quelque sorte – de manière à en dégager certains modèles qui pourront égale-
ment servir de support à un enseignement. Il ne faudra certes pas les enseigner tels quels,
ce qui serait de l’applicationnisme sans aucun doute inefficace, mais les construire avec les
étudiants, en les décrivant, en les comparant, entre eux et avec les leurs, en les commen-
tant, en les explicitant, en les réécrivant, bref, en les travaillant (sur le modèle des ateliers
d’écriture, par exemple). En effet, bien plus que leur aspect strictement formel, c’est leur rap-
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port avec des contenus et des intentions qu’il faut faire émerger.

L’analyse de chacun de ces genres, articulée au travail concernant les productions person-
nelles des étudiants, représente une familiarisation non négligeable au système de commu-
nication et d’élaboration du savoir à l’Université. Il va de soi, dans la démarche suggérée ici,
que c’est l’interaction de deux regards, en l’occurrence celui de l’historien et celui du lin-
guiste, qui permettra de travailler véritablement la fonction épistémique de l’écriture dans la
production scientifique.

Pour en savoir plus…

■ COMPAGNON, A. (1979). La seconde main ou le travail de citation, Paris, Seuil.


■ DABENE, M. et REUTER, Y. (1998). « Présentation », Lidil, n° 17 : Pratiques de l’écrit et modes
d’accès au savoir dans l’enseignement supérieur, pp. 5-8.
■ ECKENSCHWILLER, M. (1994). L’écrit universitaire, Paris, Éditions d’Organisation.
■ FINTZ, C. et al. (1998). La didactique du français dans l’enseignement supérieur : bricolage ou
rénovation ?, Paris, L’Harmattan, Collection « Sémantiques ».
■ GUIGUE, M. (1998). « Lectures et données de terrain. Deux modes d’accès au savoir difficiles
à tisser dans la rédaction d’écrits longs », Lidil, n° 17, pp. 81-95.
■ LENOBLE-PINSON, M. (1996). La rédaction scientifique. Conception, rédaction, présentation,
signalétique, Bruxelles, De Boeck Université.
■ POLLET, M-C. (1998). Pour une didactique des discours disciplinaires. Gestion différenciée de
l’explicatif dans les genres académiques, Thèse de doctorat en Langues et Littératures
romanes, non publiée, ULB.
■ POLLET, M-C. (2000). « Les étudiants face aux discours universitaires : de la réception d’un
savoir stabilisé à celle d’un savoir en construction », Ateliers, Lille, Presses Universitaires du
Septentrion.
H. De l’histoire des théories linguistiques à l’apprentissage : … ■ 399

H ■ De l’histoire des théories linguistiques à


l’apprentissage : le rôle de la métaphore
dans le développement des conceptions
et compétences métalinguistiques
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JACQUES DAVID
CNRS « LEAPLE » – Université Paris V
CLAUDIA POLZIN
Université de Bonn

Dans cette étude, nous traitons du problème des conceptions de la langue à travers les
métaphores. Notre objectif consiste à montrer que de nombreux processus de métaphori-
sation appartiennent tout autant à l’ontogenèse (le développement individuel) des savoirs
sur la langue qu’à la phylogenèse (l’évolution collective) de la pensée linguistique. Pour ce
faire, nous nous appuierons sur un double corpus : une sélection de textes significatifs de
l’histoire des sciences du langage, d’une part, et les conceptualisations linguistiques
d’élèves (du cycle primaire français), d’autre part… Nous verrons ainsi comment les
emprunts aux différentes nomenclatures (de la biologie, de la physique, de la méca-
nique etc.) se trouvent également dans les commentaires métalinguistiques de jeunes
apprenants.

Ces dernières décennies, l’analyse de la métaphore s’est sensiblement élargie (Charbonnel


et Kleiber, 1999). Originellement conçue dans la tradition aristotélicienne, c’était une figure
de l’art oratoire et poétique. La métaphore constituait alors un moyen utilisé par les auteurs
éloquents afin de donner forme à leurs pensées, avec l’idée sous-jacente qu’il est toujours
possible de s’exprimer autrement, ou de remplacer l’expression métaphorique par l’expres-
sion « propre ». Aujourd’hui, cette approche en terme de « substitution » a été revue et criti-
quée, notamment par M. Black (1955, 1977/1983). En effet, il s’agit d’une conception res-
trictive de la métaphore qui suppose que l’individu a toujours le choix de s’exprimer méta-
phoriquement ou « littéralement ». Cependant, de nombreux savoirs ne peuvent être
exprimés autrement que métaphoriquement, tout du moins dans les premières tentatives
d’explication et de théorisation ; nous avons alors recours à ce que M. Black (ibid.) nomme
des « projections métaphoriques ».

Au-delà, c’est l’essor des sciences cognitives qui ouvre sur un réexamen d’ensemble de la
métaphore. La « métaphore revue » est plutôt considérée comme un procès et moins comme
le résultat d’une substitution ; en fait, un procès suscité par la mise en relation de deux
domaines. Plus exactement, il s’agit non d’une simple mise en relation, mais d’une structu-
ration hiérarchique : on établit une relation entre deux domaines en appliquant certaines qua-
lités choisies de l’un sur l’autre. Cette structuration ne s’effectue pas au hasard.
Généralement, la dénomination métaphorique est enracinée dans l’expérience physique
(Johnson, 1987), mais aussi dans les expériences culturelles et les relations sociales. Un
nouveau concept est ainsi structuré par une expérience plus concrète et plus fondamentale.
En résumé, du point de vue cognitif, la métaphore constitue une sorte de superposition de
deux domaines ou expériences (Lakoff et Johnson, 1985) ; elle fournit des schémas qui
organisent notre interaction avec le monde. Loin de dépendre du libre arbitre de l’individu ou
du chercheur, il faut la considérer comme un moyen – ou une phase – de conceptualisation
nécessaire. Mais, soulignons-le, cette structuration est toujours une structuration partielle
des objets. Les métaphores sont donc souvent le résultat de focalisations, pour ne pas dire
de points de vue plus ou moins idéologiques. Aucune métaphore n’est ni « complète », ni «
objective » ou « neutre », chacune découpe son objet selon des plans ou des options déter-
minées.
400 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

Dans le cadre limité de cet exposé, nous ne pourrons discuter l’hypothèse de G. Lakoff et
M. Johnson (ibid.) qui suggèrent que notre système conceptuel tout entier a un caractère
métaphorique. Il va sans dire que notre étude, circonscrite ici à deux domaines, devrait être
comprise dans une analyse d’ensemble de la métaphore dans d’autres contextes et ques-
tionnements : l’organisation générale des connaissances et leur construction (Schlanger,
1995), la motivation des signes linguistiques (Normand, 1976 ; Keller, 1995/1998), ou encore
les relations entre l’acquisition du langage et le développement cognitif (David, 1993, Gopnik
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et Meltzoff, 1998).

Rappelons également que le métalangage grammatical, pris ici au sens large de « langue
servant à découper et décrire les catégories et unités d’un langage objet », est largement
déterminé par la tradition de la grammaire classique (Charpin, 1980 ; Rosier (éd.), 1988 ;
Colombat, 1993 ; Polzin, à paraitre). Toute analyse devrait donc aussi prendre en considéra-
tion les usages traditionnels et souvent inconscients des termes. Mais cela ne signifie pas
que les métaphores construites dans l’usage et formalisées dans les théories linguistiques
soient dépourvues de fondements, n’offrent que des falsifications du réel, ou occultent toute
conceptualisation scientifique. Au contraire, nous montrerons leur intérêt autant que les
limites de leur extension.

1. Les métaphores en linguistique : du végétal au canal


Durant tout le XIXe siècle, la métaphore de l’organisme est extrêmement courante – ce qui ne
signifie pas que nous ne la trouvons pas avant cette époque 43. Mais c’est évidemment au
cours de ce XIXe siècle que le champ lexical métaphorique de l’organisme s’est énormément
généralisé.

Qu’est-ce qu’un organisme ? Tout d’abord, sans spécification, c’est un être très abstrait. Le
seul trait caractéristique valable, indépendamment du caractère spécifique de l’organisme,
semble-t-il, c’est l’idée d’un tout et de ses parties, l’idée d’un tout structuré. En analysant les
textes linguistiques de l’époque, on trouve toute une gamme d’images qui se laissent réduire
au dénominateur commun « organisme » : vie, racine, branche, germe, souche, rameau,
généalogie et arbre généalogique, (langue-) mère, (langue-) sœur, (langue-) fille, et des
adjectifs comme organique, fécond ou vivant… En établissant la liste des termes-clés, on voit
clairement qu’il y a deux groupes de métaphores : celles du domaine-source des plantes et
celles du domaine-source de la vie humaine. Mais ces deux domaines ne s’excluent pas, tout
au contraire, ils coexistent, même là où les différentes images se contredisent du point de vue
logique. Cette distribution est particulièrement saisissable dans l’œuvre de J. Grimm (cité par
Krapf, 1993) qui met en parallèle le développement des langues et celui des plantes tout en
décrivant en même temps les parties de la langue à l’aide de métaphores anthropomor-
phiques : les consonnes comme les os et les muscles, les voyelles comme la respiration et le
sang ; les consonnes comme l’élément masculin, les voyelles comme l’élément féminin, dont
l’unification engendre la racine, etc. Dans le même sens, on trouve chez les frères Schlegel
(1808, 1818), mais aussi plus tard chez Schleicher (1863), Humboldt (1820, 1827-1829) et
d’autres, cette double lecture de l’organisme : un vocabulaire végétal et des termes se réfé-
rant à la vie humaine. Dès qu’il y a emploi métaphorique, il semble ne pas y avoir contradic-
tion, mais plutôt accumulation.

Mais une métaphore n’explique rien. Ce n’est qu’en révélant les contextes dans lesquels elle
est utilisée et les intentions auxquelles elle correspond qu’on peut mettre en lumière son rôle
dans le raisonnement et la communication. Mis à part les détails caractéristiques de chaque
auteur 44, on peut constater que les linguistes du mouvement comparatiste, sensiblement

43. Le Traité de Ch. de Brosses (1765), par exemple, déborde d’expressions comme germe, tronc, racine ou branche ; la
métaphore végétale est également présente chez nombre d’auteurs de l’antiquité ; M.T. Varron utilise entre autres les
expressions radix (V, 13) et fons (V, 92) dans ses réflexions sur l’origine des mots.
44. Si les frères Schlegel se réfèrent avant tout à la morphologie – en opposant les langues flexionnelles « organiques » aux
autres langues « mécaniques » –, A. Schleicher développe un programme linguistique qui s’oriente à tous égards
H. De l’histoire des théories linguistiques à l’apprentissage : … ■ 401

influencés par les théories de G. Cuvier (l’anatomie comparée) et celles de Ch. Darwin, ont
souligné le caractère autonome de la langue et du langage auxquels ils ont donné une
dimension historique. La projection de connaissances du domaine de la physiologie et de la
biologie a ainsi, sans doute, aidé à découvrir, dans les réflexions sur les phénomènes lan-
gagiers, des dimensions d’analyse jusque-là peu exploitées. Néanmoins, une métaphore
introduit toujours des aspects non-rationnels. C’est le cas de la valorisation problématique
de certains groupes de langues à travers la terminologie végétale.
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De plus, comme chaque projection métaphorique, la terminologie organiciste laisse des
zones obscures. Ainsi supprime-t-elle, par exemple, les causes du changement des langues.
La métaphore sert bien à mettre en relief des changements, mais sont voilés le pourquoi du
développement observé, de même que les facteurs intervenant dans les processus d’évolu-
tion. Si l’on admet qu’une langue est à tout temps un continuum, un diasystème de variétés
diverses et non pas un bloc monolithique (c’est là un des problèmes suscités par l’image de
l’arbre généalogique), cette conception devrait être appliquée également à la diachronie 45.

Tournons-nous maintenant vers quelques métaphores plus actuelles et notamment celle du


canal ou du conduit (angl. « conduit-metaphor ») analysée par M. Reddy (1979), et qui
constitue un modèle de la communication très répandu. Ce modèle se fonde sur les projec-
tions suivantes : les idées (ou significations) sont des objets ; les expressions linguistiques
sont des contenants ; communiquer, c’est faire parvenir quelque chose. Au premier coup
d’œil, cette description semble intuitivement correcte. Parler, c’est mettre des idées dans des
mots ; communiquer, c’est envoyer ces idées bien « emballées » à un récepteur qui, lui, sort
les idées-objets de leurs mots-contenants pour les intérioriser (voir également Lakoff et
Johnson, ibid.). Cependant, cette métaphore masque des aspects importants du processus
de la communication, et notamment le fait que les mots – et les textes – ont des significa-
tions en eux-mêmes, « objectives », indépendamment du contexte et des locuteurs. Cette
conception d’une signification clairement délimitable, toujours identique ou reproductible, fait
perdre de vue le caractère interactif de toute communication, les échanges entre locuteurs
et l’influence réciproque qu’ils exercent les uns sur les autres. Nous voyons donc comment
cet ensemble métaphorique crée une image idéalisée de la communication, en partant d’une
signification objective, identique pour l’émetteur et le récepteur, en occultant les significa-
tions, les connaissances et les expériences plus ou moins bien partagées. Bref, ce modèle
ne reconnait aucun problème dans le « circuit » de communication.

Il serait cependant simpliste de tirer du « démasquage » de cet ensemble métaphorique la


conclusion qu’il est faux et qu’il ne faut donc pas l’utiliser. Outre le fait qu’une métaphore ne
peut pas être fausse ou vraie, ce modèle est beaucoup trop fondamental pour qu’on puisse
simplement l’éviter. L’important est de reconnaitre qu’il ne donne qu’une image partielle de
la communication et que, par cette sélectivité, le caractère complexe de la communication
est masqué. Cet examen critique évite en fait de se laisser tromper par la métaphore.

Bien évidemment, il nous faudrait évoquer d’autres conceptualisations actuelles qui rappro-
chent la communication d’un procès économique ou bureaucratique (« échanger des posi-
tions », « organiser son discours », « gérer des connaissances ») et celles qui envisagent la
communication comme une machine, un ordinateur (« donner un signal », « encoder/déco-
der », « programmer ») 46. On pourrait y ajouter d’autres métaphores également répandues :
la langue vue comme « système » de signes ou de règles, « instrument » de la pensée ; la

vers les sciences naturelles, et notamment la biologie. En revanche, W. v. Humboldt met plutôt en relief la dimension
socioculturelle de la langue (cf. Polzin, 1998 : 455-457).
45. Voir le projet de manuel d’Histoire des langues romanes, à paraitre à partir de l’an 2000 à Berlin-New York chez de
Gruyter.
46. Signalons au passage que, dans les premiers modèles, l’échange téléphonique apparait comme le prototype de la com-
munication (émetteur, récepteur, canal, code, message…). Cette perspective se traduit aussi dans les représentations gra-
phiques de beaucoup d’ouvrages de vulgarisation, qui montrent souvent des personnes « reliées » par un câble. Évidem-
ment, cet ensemble métaphorique a profondément marqué notre manière de concevoir la communication.
402 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

communication vue comme action d’« ingérer » lorsqu’il s’agit d’« avaler » des informations
ou de les « servir » à quelqu’un. Il existe en fait dans le discours scientifique comme dans les
concepts quotidiens – deux domaines souvent difficiles à délimiter —, des perspectives
concurrentes, qui, chacune, en focalisant sur des phénomènes et problèmes différents, rem-
plissent une fonction déterminée, mais évidemment aucune n’est en mesure de saisir com-
plètement la complexité du langage humain et la diversité des langues.
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2. Les métaphores d’apprentissage dans la métalangue
grammaticale
Comme dans l’essor des théories linguistiques, la métaphore participe de la formation des
concepts linguistiques chez les élèves plus ou moins jeunes ou expérimentés, mais aussi
dans les manuels d’enseignement-apprentissage et plus largement dans les discours didac-
tiques. Faute de place, nous n’étudierons ici que le corpus de productions des apprentis
grammairiens.

Concernant les métaphores élaborées par les élèves, nous prendrons l’exemple du terme «
nom » (substantif) et de son usage dans le repérage des unités linguistiques correspon-
dantes. Nous avons remarqué 47 qu’en 1re et 2e primaire, que la plupart des élèves ne recon-
naissent pas les noms parce que « ça ne dit pas comment ils s’appellent » (Élodie, 6,11 ans),
ou bien dans la phrase : « Patrick a acheté une veste neuve », « ce n’est pas son nom à la
veste – peut-être pour un animal oui mais pas pour les vêtements » (Julien 7,3 ans). En fait,
le terme « nom » ne peut s’appliquer qu’à des animés. La polysémie du terme ne peut aider
à l’identification des unités correspondantes. On le voit, la métaphore originelle qui déter-
mina le choix du terme brouille la compréhension du concept. Seuls les noms propres sont
reconnus, à condition qu’ils désignent des personnes. Il semble donc que le « nom » ne
puisse être conceptualisé dans une analyse grammaticale indépendamment de sa signifi-
cation « ordinaire ». En fait, chez les jeunes sujets, ce terme ne parvient pas encore à se
différencier dans la distribution des classes de mots en nom, verbe, adjectif, pronom… et
dans ses relations morphosyntaxiques, notamment avec les déterminants. Il est pris au sens
commun de « nom » d’un individu (prénom ou patronyme). On voit alors combien la consti-
tution d’une classe grammaticale aussi simple peut être problématique et combien la méta-
phorisation sous jacente peut gêner la construction des savoirs en langue.

Avec des élèves un peu plus âgés – i.e. familiarisés avec la métalangue grammaticale —, le
recours à des métaphores apparait plus positif. Les reformulations produites dans l’analyse
des relations syntaxiques montrent que les élèves ont besoin de figurer certains termes lexi-
calement opaques. Ainsi Jamel (10,5 ans) explique que « le verbe se marie avec le sujet
pour qu’on sait qu’il est féminin ou masculin ». Il est évident, dans cet exemple, que la rela-
tion de « mariage » signifie la relation de conjugaison et la nécessité de l’accord. La méta-
phore est habile ; elle est construite à la fois sur le type de relation et la signification des
termes impliqués : féminin et masculin. Car, dans cette paraphrase naïve, le propre du lien
morphosyntaxique n’est-il pas justement d’assurer un accord qui nécessite l’identification
des genres ?

Les arguments avancés pour expliquer les relations grammaticales de genre et de nombre,
principalement, offrent une grande diversité de créations métaphoriques. Le marquage du plu-
riel, par exemple, généralement lié à des critères sémantiques ou référentiels, est identifié à
l’opération d’ajout – « on ajoute un « s » parce qu’il y en a plusieurs » ; « le « x » ça veut dire
qu’il y en a plein » –, qui peut s’étendre à des justifications encore plus iconiques (Kilani-
Schoch, 1988, Dressler, 1995), du type « Il faut mettre deux « s » parce qu’il y en a deux des
voitures » ou bien « Comme, il y a « des » devant et bien le « s » de « des », je le prends et je
le colle à tous les mots ». Comment expliquer autrement les chaines d’accord dans le syn-

47. Voir les travaux de l’équipe LEA (Linguistique de l’écrit et acquisition) du laboratoire « LÉAPLE » (UMR 8606 du CNRS) qui
décrivent l’acquisition de l’orthographe à tous les niveaux de la scolarité (voir entre autres Jaffré et David, 1999).
H. De l’histoire des théories linguistiques à l’apprentissage : … ■ 403

tagme nominal ou la phrase ? Certes, le principe est sommaire et approximatif, mais la justifi-
cation en termes de distribution des marques offre l’avantage de passer d’une logique de
simple marquage morpho-sémantique – le « s » du « beaucoup », du « plusieurs » ou du «
plein » – au « s » compris dans ce lien graphique d’unification syntaxique nécessaire en
français. Notons au passage que les fonctions de l’ordinateur, et plus précisément du traite-
ment de texte, en particulier le « copier-coller », engendrent de nouvelles métaphores dans les
pratiques d’écriture. Concernant le marquage du pluriel, le problème reste, bien évidemment,
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de reconnaitre toutes les classes de mots et de ne pas appliquer cette règle imagée (« copier-
coller » le « s ») à tous les éléments de la phrase, notamment aux verbes et aux adverbes.

Ces exemples ne doivent pas nous conduire à édifier en principe d’apprentissage ce recours
spontané aux métaphores. Leur étude peut cependant nous aider à comprendre les pro-
cessus de construction des notions et relations grammaticales, car celles-ci sont très sou-
vent problématiques, décalées, génératrices de contre-sens et d’ambiguïtés conceptuelles
(voir l’une des trop rares études sur la question : Kilcher-Hagedorn et al., 1987). En fait, nous
remarquons que, lorsque la terminologie grammaticale ne fait pas écran à la réflexion et au
raisonnement, les élèves recourent volontiers à des métaphores qui assurent, au moins tem-
porairement, la compréhension des phénomènes étudiés. Il nous semble donc important de
partir de ces métaphores enfantines – pour peu qu’elles soient signifiantes – afin d’asseoir
des savoirs cohérents. L’objectif consiste alors à analyser le processus de métaphorisation
sous-jacent pour éclairer les fonctionnements, puis à mettre à jour les composantes ou les
variables oubliées, et, à terme, à introduire la nomenclature légitime. Bien sûr, il ne faudrait
pas inverser le processus d’apprentissage et faire de la métaphore le but de l’activité
réflexive sur la langue ; ou alors, nous empêcherions la découverte et la maitrise des fonc-
tionnements linguistiques, en reproduisant une démarche, malheureusement fréquente, où
la terminologie grammaticale est à la fois l’objet et le but de l’activité.

Il convient également d’étudier ces procédés de métaphorisation dans la maitrise du lexique.


Ils sont en effet très fréquents et révèlent des démarches en apparence singulières, mais en
fait très régulières dans la construction des unités lexicales. La compréhension des méta-
phores est certainement un problème majeur dans l’apprentissage du langage ; leur recon-
naissance nécessite un travail explicite notamment autour de la polysémie (cf. p. ex. Picoche,
1993). Il est ainsi essentiel de décrire précisément les différents polysèmes qui s’agrègent
dans l’usage de verbes aussi courants que « marcher » ou « tomber », car ce sont des
procédés de métaphorisation qui sont à la base de leurs différents sens (par exemple, « mar-
cher sur une route » vs. « marcher dans une combine »). Or, ces procédés échappent sou-
vent à la compréhension des élèves ; le décryptage des polysèmes doit donc permettre aux
élèves de sortir de l’impasse de la monosémie ou de cette pseudo explication binaire en
terme de « sens propre » vs « sens figuré ».

Dans l’univers de la formation, également, il faudrait analyser précisément les procédés de


métaphorisation à l’œuvre dans les emplois pourtant banals du mot « lecture » : la « lecture
» d’images, qui renvoie à l’interprétation ; ou à l’inverse la « lecture optique » ou « lecture
électronique » qui ne décrit que l’opération de décodage. Les mêmes constats s’appliquent
à l’usage aussi métaphorique du terme « grammaire », notamment lorsqu’il est appliqué au
fonctionnement des textes. Nous pourrions bien évidemment multiplier ces exemples dans
les discours de formation.

3. Pour conclure
Réfléchir sur les langues et le langage implique presque inévitablement le recours à des pro-
cessus de métaphorisation. Ces métaphores se situent dans un cadre historique déterminé,
et chacune véhicule une image spécifique qui sert à mettre en relief certains aspects de la
langue et du procès de la communication. Aussi est-il important de dévoiler ces valeurs du
métalangage que l’on a trop souvent l’habitude de considérer comme « neutre ».
En fait, l’intérêt des conceptualisations métaphoriques apparait quand elles rendent dispo-
404 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES

nibles des réalités abstraites. Elles fournissent des schémas conceptuels pour structurer le
monde ; elles élargissent, pour ainsi dire, notre horizon théorique. Mais il faut toujours
considérer qu’une métaphore ne constitue qu’une perspective choisie parmi d’autres et ne
peut donc se confondre ni avec une description objective ni avec une explication. Dans ce
processus particulier de lexicalisation, l’objet ou le concept ciblé perd souvent de sa spéci-
ficité. Le travail du linguiste comme du didacticien consistera alors à en décrire les traits
sous-jacents pour que ces métaphores puissent fonctionner en toute conscience.
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Cependant, si nous désirons prendre en compte les effets positifs, il nous semble nécessaire
de thématiser ce que les métaphores n’expriment pas, afin d’éviter de reproduire, dans la
recherche comme dans l’enseignement, des images simplistes. Il s’agit dès lors d’analyser
la base ou les fondements imagés de la plupart des modèles, des théories, des conceptua-
lisations qui réifient certaines composantes de l’objet étudié pour en masquer d’autres.

Bien évidemment, la démarche proposée rencontre d’autres principes, appliqués notam-


ment à l’étude des langues. Il nous semble en effet nécessaire d’utiliser les métaphores pour
sensibiliser les apprenants au fait qu’on ne peut s’en tenir aux significations inscrites ou pré-
construites des termes et des concepts grammaticaux – en gros, celles des dictionnaires et
des grammaires. Il faut donc encourager le travail de réflexion sur les langues, afin d’écarter
des démarches qui se présenteraient strictement sous la forme de règles et de listes
à mémoriser. Au-delà, il convient de repenser la tâche d’étiquetage afin de la rendre plus effi-
ciente ; ce que F. Grossmann (1998) propose dans « l’entrainement à l’explication », c’est-à-
dire dans cette capacité donnée aux élèves « de parler leur langue, ou d’autres langues, [qui
est] aussi la capacité à parler sur leur langue. Ce qui suppose, pour eux, la possibilité d’uti-
liser le langage ordinaire pour analyser, avant de recourir à la métalangue ».

Pour en savoir plus…

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■ BROSSES, Ch. de (1765). Traité de la formation méchanique des langues et des principes phy-
siques de l’Étymologie, 2 vol., Paris, Saillant, Vincent, Desaint (texte microfiche).
■ CHARBONNEL, N. et KLEIBER, G. (1999). La Métaphore entre philosophie et rhétorique,
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■ CHARPIN, F. (1980). « L’Héritage de l’Antiquité dans la terminologie grammaticale moderne »,
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111.
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guage », in : SIMONE, R. (éd.), Iconicity in language, Amsterdam, John Benjamins, pp. 21-38.
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Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1972, pp. 1-25.
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matical des élèves, Berne, Peter Lang.
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