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Luc Collès, Jean-Louis Dufays, Geneviève Fabry et Costantino Maeder
in Costantino Maeder et al., Didactique des langues romanes, le développement de
compétences chez l'apprenant
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Dans le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère, le « déjà-là » dont
l’enseignant doit tenir compte pour développer des compétences chez ses
élèves est évidemment celui de la langue d’origine. Sont ici analysées des dif-
ficultés et des stratégies didactiques spécifiques pour l’apprentissage de l’ita-
lien aux allophones de divers types (V. Lo Cascio), puis aux Polonais
(E. Jamrozik), puis pour l’apprentissage du français aux Italiens (M. Barsi) et
du français aux Roumains (D. Omer).
Mais le « déjà-là », ce sont aussi les représentations et les aptitudes que l’élève
possède au préalable dans le domaine de compétence qu’on lui enseigne. Le
projecteur est alors braqué sur le cas des compétences d’écriture. À l’école
primaire, d’abord, comment travailler sur ces dernières dans le cadre d’ate-
liers d’écriture (J. Lafont et C. Barré-De Miniac) et comment, plus générale-
ment, accompagner l’émergence du sujet écrivant (F. Ruellan) ? Dans l’ensei-
gnement universitaire ensuite, quelles sont les représentations et les compé-
tences déjà présentes chez les étudiants en matière d’écriture de recherche ?
Et comment (mieux) les leur faire acquérir ? (M.-C. Pollet)
J. David et Cl. Polzin s’interrogent enfin sur un dernier type de « déjà-là » fon-
damental dans l’apprentissage : celui des métaphores par lesquelles les
élèves, dès l’enseignement primaire, désignent les concepts linguistiques qu’ils
ont à manipuler.
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 349
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En plusieurs occasions (Lo Cascio 1991, 1997), j’ai proposé une théorie des profils linguis-
tiques basée sur l’idée qu’on peut donner une forme, un visage, à son message en
employant le peu de profils textuels ou de phrases qu’une langue spécifique met à disposi-
tion. L’on apprendrait ces formes peu nombreuses comme des unités que l’on emploierait
automatiquement. Prenons un texte argumentatif qui défendrait l’opinion selon laquelle, pour
éviter la pollution, il faudrait ne pas voyager en auto. Nous pourrions ainsi dire :
Le choix entre ces cinq formes différentes est lié aux opportunités pragmatiques et à la
compétence linguistique qu’on possède. Une construction comme la n° (4) pourrait sembler
trop formelle ou ne pas répondre aux règles pragmatiques. Il se pourrait en effet qu’on doive
répondre à la question : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu en voiture ? ». Dans ce cas,
la construction n° (1) pourrait être la structure ou le profil préférable. Les constructions mar-
quées par le connecteur donc seraient d’ailleurs plus difficiles à employer ; les enfants les
apprennent très tardivement et, dans la langue parlée, on leur préfère les constructions mar-
quées par le connecteur parce que.
Un locuteur (idéal) devrait en théorie connaitre tous les profils admis, toutes les construc-
tions possibles dans la langue qu’il pratique et savoir lesquel(le)s employer face au contexte
dans lequel il se trouve pour satisfaire aux principes de pertinence et de succès communi-
catif. Mais un locuteur (réel) ne possède pas toute cette compétence et, d’ailleurs, bien sou-
vent préfère seulement quelques-unes des constructions possibles du système. Chaque
locuteur possède son style, marque ses préférences et utilise au niveau productif des
constructions de façon quasi-automatique. Les autres constructions possibles ne posent pas
de problèmes sur le plan réceptif.
Il en va de même pour la connaissance d’une langue étrangère. Bien que les profils dans
différentes langues doivent être l’expression des mêmes principes de cohérence catégo-
rielle et encyclopédique, ils diffèrent d’une langue à l’autre. Un message qui par exemple, en
italien, doit être mis à la forme active, devrait être réalisé en néerlandais de préférence par
une forme passive. Prenons la phrase :
Elle devra être traduite en néerlandais par (7) et non pas par (8) :
préférence paratactique tandis qu’en italien, ces formes (profils) sont considérées comme
trop télégraphiques et sont remplacées par des constructions hypotactiques.
Il semble dès lors très difficile de communiquer dans une autre langue en se libérant de son
style linguistique, des habitudes rhétoriques acquises dans sa propre langue maternelle et
enracinées dans la mémoire à long terme.
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1. Le lexique
Ma théorie des profils, qui vise à indiquer les structures qu’on doit employer pour donner
forme à son propre message, peut aussi s’appliquer au lexique. En effet, chaque mot se
combine non pas avec n’importe quel autre mot de la même langue mais de préférence avec
certains mots spécifiques et bien choisis. La combinaison préférentielle est dictée par la
catégorie grammaticale à laquelle appartient le mot-base en question et par son caractère
encyclopédique. Mais le choix des mots de combinaison, une fois respectées les règles de
grammaticalité et de cohérence encyclopédique, est dicté par une dimension socioculturelle
et pourtant impossible à prédire. La plus grande partie de la production lexicale est formée,
en d’autres termes, par des séquences qui constituent de vraies unités. Il y a dans le lexique
une habitude combinatoire ; le lexique, au fond, n’est pas composé de mots isolés mais de
formules, de séquences, de véritables paquets standardisés, de vrais syntagmes com-
plexes. Ceci rend souhaitable la systématisation syntagmatique des mots au niveau théo-
rique et cognitif, ce qui constituerait une grande tâche pour les différentes théories linguis-
tiques. Une analyse sensible à ce phénomène combinatoire permettrait également de déve-
lopper des théories d’apprentissage et des méthodes didactiques satisfaisantes.
Dans le lexique d’une langue, on reconnait en effet des unités très serrées et qui forment
une véritable unité lexicale, comme les polyrhématiques, c’est-à-dire des mots complexes
du type :
qui sont proches des éléments lexicaux isolés et qui pourraient être considérés comme
entrées lexicales dans un dictionnaire. En effet, dans d’autres langues, par exemple dans les
langues germaniques, ces combinaisons ont comme correspondant un seul mot, c’est-à-dire
un monorhématique. Nous trouvons en néerlandais respectivement strijkbout, zeilboot pour
ferro da stiro, barca a vela.
Ces structures ne sont ni productives, ni prévisibles. Elles ne forment pas une unité séman-
tique qui soit le résultat de l’addition de leurs composantes, mais elles sont le résultat d’un
procès de translation et donc très souvent de métaphorisation. Leur fonction est donc rhé-
torique et correspond à des catégories cognitives particulières et pas tout à fait universelles.
Il est très difficile de les apprendre, étant donné leur caractère idiosyncratique, presque arbi-
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 351
traire et elles sont presque intraduisibles dans une autre langue, ce qui constitue une
embûche pour les étrangers. Et si quelques-unes d’entre elles sont traduisibles, elles pren-
nent souvent un profil tout à fait différent, comme le montrent les exemples italiens suivants,
traduits en espagnol, en français et en néerlandais :
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prendere una gatta da pelare → meterse en camisa de once varas
tempo di vacche magre → tiempo de vacas flacas
fare il buono e il cattivo tempo → llevar la voz cantante
è un altro paio di maniche → c’est une autre paire de manches
→ *dit is een andere paar mouwen
(néerlandais)
Lors de la rédaction d’un dictionnaire bilingue, ces constructions posent un réel problème de
traduction. La plupart des lexicographes et traducteurs qui ont une bonne compétence dans
une langue seconde ou étrangère – comme je l’ai constaté moi-même à l’occasion d’un pro-
jet lexicographique multilingue que j’ai entamé depuis longtemps déjà – éprouvent une
grande difficulté à deviner le signifié profond de ces expressions. Étant donné qu’il s’agit très
souvent de langue vive, il faut avoir vécu dans le pays où l’on parle cette langue pour que
ces formes fassent partie de la compétence productive ou réceptive avec la connaissance
de toutes les nuances sémantiques.
Les structures idiomatiques constituent donc une zone à part de notre compétence, zone
directement liée aux unités sémantiques complexes et cognitives spécifiques qui caractéri-
sent la langue. Elles forment un système difficile à décrire, gouverné par des règles qui ne
sont peut-être guère prévisibles. Ces structures doivent donc être apprises séparément,
sous forme de listes, et en relation avec les contextes communicatifs dans lesquels elles
peuvent être utilisées.
D’autre part, la connaissance de ces formes idiomatiques est nécessaire pour pouvoir par-
ler et écrire de façon authentique. Il s’agit cependant d’une composante peu évidente à
apprendre comme système. À des fins didactiques, il apparait donc nécessaire de compo-
ser un inventaire comparatif de ces formes dans les différentes langues. Un travail que beau-
coup d’enseignants ont déjà entrepris sans parvenir d’ailleurs à une théorie d’apprentissage
en ce domaine.
Ainsi les proverbes, fortement liés à l’histoire d’un peuple, forment une composante à part
qu’il s’agit presque « d’apprendre par cœur ». Cependant, ils ont parfois un correspondant
dans une autre langue, comme par exemple :
Entre ces deux pôles, les polyrhématiques et les phrases idiomatiques d’un côté et les pro-
verbes de l’autre, il existe toute une série de combinaisons plus ou moins cristallisées. En
réalité, on peut combiner un mot d’une langue avec presque tous les mots de la même
langue, à condition de respecter certaines règles universelles.
Dans la combinaison libre, chaque mot maintient son signifié propre et il n’est pas sélec-
tionné et privilégié d’une façon particulière par un mot-base. Ces combinaisons ne sont
possibles qu’à condition que les règles de cohérence encyclopédique soient observées et
qu’on respecte les règles grammaticales, syntactiques, sémantiques. Cependant, certaines
352 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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(16) je vais acheter un vélo → vado a comprarmi una bici
forment des constructions libres. Le choix du verbe acheter n’a pas été imposé par cahier et
le sens du verbe acheter reste le même indépendamment de la combinaison avec cahier ou
vélo. La seule condition existante est que l’objet soit achetable. Ces formes sont un peu plus
libres et inattendues que par exemple les combinaisons (17)- (19),
qui me paraissent plus stéréotypées que les précédentes. Ceci parce que dans presque
toutes les cultures occidentales, on achète le pain et que cet acte fait partie d’un rituel fré-
quent. En effet, une question comme (19) est très fréquente. Il faut cependant dire que le
concept d’acheter ne fait pas partie de la sémantique de pain. Des expressions comme
ne seraient pas très probables. N’étant pas respectueuses des règles encyclopédiques,
elles paraissent trop libres ! Naturellement tout est possible ! L’énoncé n° (20) pourrait être
acceptable dans un contexte adéquat. Le mot trottoir n’a cependant pas, dans son choix
préférentiel ou dans sa nature encyclopédique, le caractère d’un objet que l’on peut ache-
ter. Il s’agit là de combinaisons qui sont l’expression de l’activité créative, presque poétique
du locuteur et qui ne posent pas de problèmes d’apprentissage. On peut ainsi imaginer le
désir ou la nécessité de disposer d’une partie de trottoir pour y présenter de la marchan-
dise. Il serait même possible au niveau poétique d’inventer une combinaison comme (21) et
(22) :
Mais les combinaisons les plus intéressantes et problématiques du point de vue de l’ap-
prentissage sont formées d’une façon stéréotypée par deux ou plusieurs mots. On les
appelle collocations. Nombreuses sont les définitions du mot et du concept collocation (à
ce sujet, voir Benson 1990, Heid 1994, Mel’cuk 1988, Schenk 1994, Van der Meer
1998, etc.). D’aucuns soutiennent que les collocations sont formées par deux mots seule-
ment. D’autres, qu’il n’y a pas de limites de combinaison. D’autres encore établissent une
distinction entre combinaisons libres et combinaisons fixes. Il s’agit en effet d’un continuum
: selon moi, tout le lexique est constitué de formules plus ou moins standardisées, stéréo-
typées. Les séquences collocationnelles vont du syntagme à la phrase et de la phrase au
texte. Les éléments qui forment les collocations sont liés par leur condition grammaticale :
verbe avec substantif, adverbe avec verbe, etc.
Dans ces séquences, on reconnait un mot-tête (ou mot-base) sélecteur des autres mots de
la séquence. C’est ce mot qui choisit les autres mots du même syntagme, les mots sélec-
tionnés étant appelés des « collocateurs ». Il s’agit là de mots qui se combinent fréquemment
et de préférence avec le mot-base. La combinaison est réglée par la congruence grammati-
cale et encyclopédique mais, une fois ces règles respectées, le choix est arbitraire et idio-
syncratique et peut changer d’une langue à l’autre. Le signifié des séquences collocation-
nelles ne correspond pas précisément à l’addition des signifiés des éléments isolés, mais il
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 353
peut être tout de même compris à partir des renseignements donnés par les éléments com-
posants, à la différence de ce qui se passe pour les formes idiomatiques.
Prenons par exemple des mots comme pane et salami et indiquons le quantificateur qu’ils
peuvent sélectionner.
(24)
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italien français anglais
Una fetta di pane une tranche de pain a slice of bread
Una fetta di salame une tranche de saucisson a slice of salami
espagnol néerlandais
Una rebanada de pan een sneedje brood
Una loncha de jamon een plak (*sneedje) salami
Dans les exemples donnés, le choix entre rebanada ou loncha en espagnol, ou entre sneedje
et plak en néerlandais est déterminé par la préférence que les mots-têtes manifestent dans
ces langues sans qu’il y ait là de motivations encyclopédiques particulières. On voit effective-
ment que dans les autres langues (par exemple en français), pour les deux concepts corres-
pondants, on emploie le même quantificateur qu’en italien. Les expressions suivantes
(25) dare una mano (26) tagliare corto (27) camera ardente
(28) avviso di garanzia (29) partito preso
montrent des combinaisons qui ressemblent parfois à de vraies formules formées par des
unités complexes. On rencontre avec évidence, dans le langage spécifique comme le lan-
gage bureaucratique, l’aspect formulaire dans les séquences lexicales :
(30)
Presentare una domanda
Presentare la domanda entro e non oltre il…. 30 gennaio
Presentare la domanda entro e non oltre il…. 30 gennaio debitamente firmata
La domanda va presentata entro e non oltre il….debitamente firmata e autenticata da un
notaio
Dans ces combinaisons stéréotypées, les mots combinés et sélectionnés par le mot-tête ont
un signifié autonome mais particulier, c’est-à-dire qu’ils activent un signifié particulier, parmi
ceux qui sont possibles et qui leur sont propres, seulement en combinaison avec le mot-
base qui les a sélectionnés. Cela explique en effet la différence entre les signifiés de pren-
dere/prendre dans les différents exemples :
(31)
Prendere una penna → prendre un stylo/la plume (fig)
Prendere una strada sbagliata → se tromper de chemin
Prendere uno spavento → s’épouvanter
Prendere un appuntamento → prendre rendez-vous
Prendere una cotta → attraper un coup de soleil
Prendere una decisione → prendre une décision
prendere l’abitudine di → prendre l’habitude
prendere/prendersi uno spavento → s’épouvanter
prendere il treno → prendre le train
prendere moglie → prendre femme
prendere lo stipendio/la pensione → toucher son salaire/sa pension
prendere tempo → tomarse su tiempo (espagnol)
354 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
La différence entre les occurrences du verbe prendere est imposée par la tête de chaque
syntagme (mot-base) : penna, decisione, spavento, strada, appuntamento, cotta. Le verbe
prendere maintient son sens de base mais en combinaison avec les substantifs, il active
différentes composantes sémantiques : avoir, choisir, se mettre à, entrer en possession de,
faire, etc. D’autre part, on constate qu’en italien le mot stipendio se combine aussi avec le
verbe prendere tandis qu’en français, le mot correspondant salaire se combine avec le verbe
toucher. S’il y a donc synonymie entre salaire et stipendio, y a-t-il aussi synonymie dans le
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cas de leur collocation ? Il n’est pas possible d’expliquer pourquoi, en français, on « touche
le salaire » et en italien, « on le prend ». Il est impossible de formuler une règle. Ces infor-
mations, propres à chaque mot, doivent être apprises pour chacun d’eux.
Chaque langue fait son choix « collocationnel » sur la base de l’histoire et de la culture qui
lui sont propres. Il s’agit donc d’un choix presque arbitraire.
Dans la collocation, la base ou tête est le mot qui maintient son propre signifié indépen-
damment des combinaisons et de la présence des autres éléments lexicaux. Dans la
séquence pane fresco et vento fresco, c’est fresco qui assume le signifié imposé ou choisi
par pane et vento.
Si on compare les formes idiomatiques, les combinaisons libres et les collocations, on peut
dire que :
• Les formes idiomatiques ne sont pas componentielles : leur signifié n’est pas le
résultat de l’addition du signifié de leurs composantes. Elles ne sont pas toujours tra-
duisibles et elles ne peuvent pas être créées de façon libre. Si on rencontre pour la pre-
mière fois une forme idiomatique quelconque, il n’est pas étrange de ne pas la com-
prendre. Une forme idiomatique reçoit dans l’analyse lexicale une structure concep-
tuelle unique.
• Les expressions libres au contraire sont componentielles, créées librement, produc-
tives et traduisibles.
• Les collocations sont componentielles, ne peuvent pas être créées de façon libre, étant
donné qu’elles doivent être respectueuses des propriétés de base. Elles sont partielle-
ment productives. Le choix combinatoire qu’elles manifestent n’est pas prévisible. Elles
ne peuvent pas être traduites à la lettre dans une autre langue.
Une théorie lexicologique ou lexicographique devrait donner pour chaque mot qui peut fonc-
tionner en tête d’un syntagme les informations concernant les combinaisons lexicales que
celui-ci préfère dans son domaine lexical, dans son mini-système.
Les théories didactiques pour l’apprentissage du lexique par collocations ne devraient pas
partir des verbes mais des substantifs. Apprendre les combinaisons qui sont possibles entre
un verbe comme prendre ou faire en français ou prendere et fare en italien et les substan-
tifs de la langue française ou italienne serait en effet très compliqué et peu économique.
Voyons à ce propos le verbe désémantisé fare = faire.
A. Les difficultés en langue des élèves des classes sensibles ■ 355
(32)
fare i conti faire les calculs
fare un invito lancer une invitation
fare i compiti faire ses devoirs
fare la doccia prendre une douche/se doucher
*faire une douche
*to make a shower (anglais)//to take a shower
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*een douche maken (néerlandais)//een douche nemen//douchen
fare una conferenza ? faire/tenir une conférence
Fare signifie « tenir » dans la séquence fare una conferenza et il est synonyme de « prendre
» dans fare la doccia. Mais en italien, on ne peut pas prendere una doccia mais bien tenere
una conferenza. L’anglais et le néerlandais préfèrent aussi des collocations différentes.
Les collocateurs ne sont pas toujours candidats à prendre la place des mots dont ils sont
synonymes. On pourrait donc poser une question théorique : des mots sont-ils synonymes
quand ils peuvent prendre la place d’autres mots dans le même entourage collocationnel ?
La même question se pose davantage en comparant les langues. Voyons par exemple la
différence entre l’italien et l’espagnol :
Pour un substantif comme discussione, on pourrait obtenir, en le comparant avec ses cor-
respondants français, espagnol et néerlandais dans leur combinaison nom-verbes, la situa-
tion suivante :
Comment le lexique serait-il organisé dans notre connaissance ? Les règles configuration-
nelles, comme celles de hiérarchie et de catégorie grammaticale et syntactique, sont uni-
verselles et peuvent être considérées comme une façon de structurer le lexique. D’autre
part, on apprend et on organise le lexique sur la base de et grâce à nos expériences com-
municatives. La façon d’apprendre comme la façon de gérer les données dans notre cer-
veau, ainsi que les façons de récupérer les informations dans notre esprit ou notre pensée,
seront à la base de l’utilisation adéquate d’une langue.
On peut imaginer que les mots d’une langue soient organisés en systèmes, en classes ou
catégories grammaticales, mais aussi en réseaux où les mots sont divisés et classifiés en
mots principaux ou mots-tête (base) et en classes de mots (collocateurs) qui appartiennent
à un domaine commandé par un mot-tête. Les mots de catégorie secondaire (les colloca-
teurs) peuvent appartenir à plusieurs réseaux ou mini-systèmes. Par exemple, l’adjectif
fresco appartient aux réseaux de pain, vent, pensée, etc.
Alinei (1974) avait proposé de considérer le lexique d’une langue comme organisé en
domaines lexicaux. Dans chaque domaine lexical, le mot-tête serait un hyperonyme et les
mots appartenant à ce domaine auraient, en tant qu’hyponymes, comme composante
sémantique dans leur signifié, le mot-tête formant le domaine lexical. Dans le domaine lexi-
cal du mot italien cavallo (cheval), il y aurait les verbes nitrire (hennir), galoppare (galoper),
le substantif giumenta (jument). Tous ces mots auraient comme composante sémantique le
mot/concept « cavallo ».
356 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
Cette théorie ferait imaginer que le lexique est formé par des réseaux où tous les noms com-
muns appartenant au domaine sémantique de cheval seraient liés entre eux.
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sation collocationnelle, les mots fonctionnant comme collocateurs ne seraient pas des hypo-
nymes de la base. C’est-à-dire qu’il n’arrive pas toujours que, dans leur sémantique, il y ait
une composante correspondante au mot base. Le mot fresco par exemple n’aurait pas en
soi pane comme composante sémantique.
Les réseaux des domaines lexicaux tels que présentés par Alinei permettent de déterminer
des stratégies de classification sémantique mais qui ne voient pas le lexique comme une for-
mation de séquences et d’unités complexes de surface. Au contraire, l’hypothèse de l’exis-
tence du point de vue cognitif des réseaux collocationnels où les mots seraient organisés en
unités complexes serait plus fascinante et probable. Elle nous permettrait de voir la langue
en paquets préconstitués et prête pour la réalisation linguistique de surface avec des possi-
bilités d’explication pour l’apprentissage.
Le lexique est un dictionnaire intérieur, pas seulement formé par une liste mais un diction-
naire où les mots sont en relation et en différents réseaux : une sorte de banque de données
qui peut être interrogée de diverses façons comme un dictionnaire électronique.
Aitchinson (1994) soutient que le lexique est organisé aussi en catégories relationnelles où
la synonymie, l’hyperonymie et l’hyponymie jouent un rôle important. Naturellement, l’orga-
nisation entre prédicats, arguments et spécificateurs est aussi présente. Mais dans ce dic-
tionnaire seront aussi enregistrés les éléments lexicaux spécifiques qui peuvent occuper une
certaine position en relation avec d’autres mots en fonction de collocateurs.
Il faudrait indiquer d’un mot, en vue d’une hypothèse de travail pour l’apprentissage et aux
fins de projets lexicographiques (particulièrement sur support électronique) :
a. le modèle syntactique, distribution – attribution catégorielle, attribution des rôles caté-
goriels et thématiques et des cas syntactiques
b. les combinaisons préférentielles sémantiques et catégorielles
c. l’encyclopédie
d. la fréquence
e. le comportement pragmatique et stylistique
f. les préférences de forme syntactique au niveau de la phrase (passive, imperson-
nelle, etc.)
On pourrait considérer qu’il y a, dans l’ordre d’importance et hiérarchique, trois catégories
qui peuvent fonctionner comme tête pour la collocation : le substantif, le verbe et l’adjectif.
Chaque substantif peut former un réseau collocationnel comme base. Les verbes qui se
combinent avec le substantif peuvent indiquer :
a) une action sur le référent du substantif [opération sur] ou
b) une action de tel référent [opération de] ou
c) une caractéristique de ce référent.
Par exemple, le nom pane en tant que substantif peut être combiné, étant donné son ency-
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clopédie, avec des verbes, adjectifs, quantificateurs, spécificateurs de ce type :
(36) [base]
pane : nom
[collocateurs]
OPÉRATION SUR : verbes (pain = objet)
impastare, fare, infornare, sfornare, affettare (voir le domaine : salami, carne),
sbriciolare, spezzare, ? rompere, sgranocchiare : (voir le domaine : biscotto),
masticare,
OPÉRATION DE : verbes (pain = sujet)
sbriciolarsi
CARACTÉRISTIQUES : adjectifs :
fresco, caldo, raffermo, duro, buono, insipido
SPÉCIFICATION :
di casa, di segala, integrale
QUANTIFICATION
pezzo, boccone, tozzo, fetta
Ce système fournirait une source incalculable pour les projets de nature électronique car on
éviterait ainsi à l’ordinateur de faire un calcul sur les possibilités combinatoires, en disposant
de paquets préconfectionnés liés à des scénarios inventoriés d’une façon typologique. Ce
système permettrait d’indiquer par exemple que l’on utilise comme formule (37) et (38) mais
non (39) et (40) :
(41) en italien
(42) en français
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Organiser X X X X ?
Fixer X ? X X
Prendre ?
Décommander X X X X X
Annuler X ? X
Révoquer X X X X X X
Donner X X
Ces tables ne constituent pas des méthodes didactiques pour l’apprentissage des langues
mais bien une base pour les développer. L’apprentissage du lexique devrait se faire par
séquences, paquets préconfectionnés, unités lexicales complexes, mini-systèmes, donc par
de véritables unités cognitives automatisées. Une perspective qui permettrait de tirer des
avantages tant pour la traduction normale ou automatisée que pour tout emploi computa-
tionnel.
Les grilles sémantiques que je viens de proposer indiqueraient les actes linguistiques que
l’on doit poser et les expressions linguistiques, les formules qui correspondent en surface à
ces actes. Ce sont ces « formules » que l’on devrait apprendre comme des unités lexicales
et cognitives employées d’une façon automatique et qui diffèrent très souvent d’une langue
à l’autre. Naturellement, sur le plan didactique, ces formules pourraient/devraient être pré-
sentées en contexte(s).
Nuova Italia.
■ LO CASCIO, V. (1997). « Semantica lessicale e i criteri di collocazione nei dizionari bilingui a
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360 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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Université de Varsovie
Bien que les systèmes des deux langues en question soient foncièrement différents, la pra-
tique didactique démontre que l’influence du système du polonais s’opère à tous les niveaux
de langue ; phonologique, morphologique, syntaxique et lexical. Les supports didactiques
dont nous disposons – à savoir les manuels d’italien pour étudiants étrangers (Bravo de
Katerinov, Uno et Due, Passeggiate italiane) ne sont que dans une mesure relativement
limitée à même de pallier aux difficultés spécifiques qu’affronte un étudiant de langue mater-
nelle polonaise (et on pourrait étendre le problème aux langues slaves en général) tout au
long de son cursus universitaire d’italien.
Dans cette perspective, nous voudrions poser l’hypothèse que les manuels de langue « uni-
versels », élaborés pour un apprenant abstrait (francophone, anglophone, germanophone et
slave en l’occurrence) et qui présentent nécessairement le système de la langue L2 de façon
globale et uniforme, se révèlent, par leur généralité même, insuffisants à un niveau d’ensei-
gnement avancé, là où l’étudiant non seulement se propose de communiquer dans la L2,
mais voudrait la connaitre à fond, pour éventuellement l’enseigner plus tard. Il va sans dire
que ces considérations ne critiquent pas les manuels en question4, mais visent à centrer les
difficultés créées par le « déjà-là » de la langue maternelle, problème qui, à notre avis, ne se
laisse résoudre que dans une approche contrastive.
Pour étayer cette hypothèse, après une présentation sommaire des buts didactiques visés,
seront cités en exemple plusieurs domaines où, par le fait de la non-correspondance des
1. Étant donné que le processus d’apprentissage équivaut à la formation des habitudes linguistiques, l’apprentissage d’une
langue étrangère vise à établir des habitudes différentes de celles de L1 à travers la mémorisation et la pratique méca-
nique des structures.
2. Voir en particulier la différence entre les phénomènes d’interférence et de transfert – influence positive qui aide l’étudiant
à acquérir des compétences nouvelles dans la langue étrangère à partir de sa langue maternelle.
3. Voir en particulier Corder (1971) et (1981), qui considère l’apprentissage comme un processus créatif au cours duquel
l’apprenant construit continuellement ses propres hypothèses linguistiques.
4. L’article de Benucci (1994) offre une image intéressante de l’italien enseigné aux étrangers.
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 361
systèmes des deux langues, l’étudiant polonais rencontre le plus de difficultés en italien.
Notre communication repose sur trois convictions fondamentales :
• il n’y a pas de langues « faciles », et le concept de facilité, tout relatif qu’il soit, n’est qu’un
stéréotype ;
• la structure de la langue maternelle a une incidence sur l’acquisition des structures de
L2 ; cet impact se manifeste de façon plus forte là où la langue maternelle n’offre pas de
« point de repère », où elle ne lexicalise pas certaines catégories grammaticales pré-
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sentes en L2 (ainsi, pour le polonais, l’article). Par contre, une correspondance, même
partielle, entre les concepts grammaticalisés dans les deux langues permet à l’étudiant
de transposer son acquis de la langue maternelle sur L2 ;
• il en découle d’une part la nécessité d’enseigner des structures entières de L2 (ce qui
est souligné dans les approches situationnelles et communicatives), d’autre part,
l’intérêt d’approfondir l’aspect contrastif qui pourrait donner à un étudiant plus avisé et
conscient linguistiquement des explications plausibles de ses difficultés et erreurs.
2. La langue maternelle
Un élève polonais qui entreprend l’étude d’une langue romane a tendance à transposer sur
les structures de la L2 celles de sa langue maternelle. Sur le plan phonétique, le polonais
est une langue éminemment consonantique 7, avec opposition entre différents types d’affri-
quées, telles [t] ; [ ] 8, ou entre consonnes mouillées et non mouillées. L’accent de mot
tombe en général sur la pénultième, bien que nombre de mots d’origine étrangère soient des
proparoxytons 9.
5. Nous ne considérons pas ici les problèmes qui se posent au niveau du groupe avancé, formé d’étudiants qui avaient
déjà fait de l’italien avant d’entrer à l’Université.
6. L’impact du français et de l’anglais est généralement positif, dans le sens d’un transfert de connaissances surtout au
niveau lexical, ce qui facilite la compréhension des textes italiens.
7. Sur 39 phonèmes, il y a 33 consonnes (84,6 %) et rien que 6 voyelles (15,4 %). Voir Milewski 1967.
8. Comme dans l’opposition entre le numéral trzy (trois) et la conjonction czy (si). Pour plus de détails, voir Ostaszewska
et Tambor 2000.
9. Comme, p.ex., muzyka, gramatyka, etc. D’autres deviennent proparoxytons par l’adjonction de pronoms ou particules
enclitiques (voir Ostaszewska et Tambor 2000 : 94).
10. Voir Grzegorczykowa, Laskowski et Wróbel 1998, vol. 1.
11. Ainsi, p. ex., czytać= lire, forme verbale de base, aspect imperfectif ; przeczytać = lire, aspect perfectif ; doczytać = lire
jusqu à la fin ; zaczytać siɣe = se plonger dans la lecture ; zaczytać ksiazkɣe = user un livre jusqu’à la corde ; sczytać
= parcourir, balayer du regard ; odczytać = lire avec difficulté, réussir à déchiffrer.
362 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
3. Niveau phonétique
Étant donné la complexité du système consonantique polonais et la relative simplicité du
système vocalique italien12, les étudiants considèrent que la prononciation italienne est
assez semblable à la polonaise, et donc facile. Toutefois, aussi bien la pratique didactique
que les rares recherches dans ce domaine13 démontrent que les habitudes phonétiques de
la langue maternelle des étudiants se greffent facilement sur leur italien, et ceci tant dans la
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lecture que dans la production personnelle. Les champs de difficulté concernent :
a) les géminées que les Polonais prononcent soit comme des consonnes simples, soit
comme 2 consonnes distinctes, alors qu’en italien elles sont longues. Ainsi cassa est pro-
noncé [‘kasa] ou [‘kas|sa], gatto peut devenir [‘gato] ou [‘gat|to] ;
b) la tendance à détacher les mots, et à prononcer des unités lexicales, non des groupes ryth-
miques. Cette tendance se voit surtout dans la lecture, où les étudiants séparent po ex. le
nom de son déterminant : un | bell’ |albero, quest’ | estate.
c) la tendance à régulariser l’accentuation sur la pénultième, ce qui aboutit p.ex. à fantas-
tico, simpatico 14.
4. Niveau morphologique
Parmi les nombreux problèmes qui se posent à un enseignant dans un groupe débutant, le
plus grave est de loin celui de l’emploi de l’article, et ceci dans les langues romanes en
général. Vu que le polonais n’offre aucun point de repère dans ce domaine, qu’il n’y a pas
d’élément grammatical qui assumerait les fonctions de l’article15, les élèves polonais ou bien
ont tendance tout simplement à l’omettre, surtout en début de phrase, comme dans
Professore legge un giornale, ou bien l’emploient mal, étant donné que la distinction
défini/indéfini leur apparait peu claire. Ils diront p. ex. Non ho un mio libro d’italiano, expli-
quant l’emploi de l’indéfini par le fait qu’il n’a pas encore été question de ce manuel aupa-
ravant, ou bien Ho la piccola camera, considérant que le nom se trouve accompagné d’un
adjectif, donc déterminé.
De toute évidence, cela ne suffit pas à nos étudiants. De même, les excellentes solutions
didactiques proposées par Porcelli et Balboni (1991), Corno (1993), Freddi (1994) ou Lo
Duca (1997) ne prennent pas en compte les apprenants lésés par l’inexistence de l’article
12. En particulier, absence de nasales et de voyelles mixtes qui font la difficulté du français.
13. Voir J. Morytz 1995, qui a analysé la phonétique de l’italien parlé par les étudiants polonais.
14. En polonais, ces adjectifs sont accentuées sur la pénultième : fantastyczny, sympatyczny.
15. Dans le polonais familier et parlé se manifeste la tendance à un emploi abusif du démonstratif ten, ta, to (ce, cette)
d’une part, et de l’indéfini jakiś (un certain) de l’autre. Toutefois, même si ces éléments jouent un rôle fonctionnellement
analogue à celui de l’article, ils sont une déviation par rapport à la norme.
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 363
dans leur langue maternelle. Pour pallier aux difficultés de perception de la fonctionnalité de
l’article, les manuels d’italien écrits par des auteurs polonais les introduisent contrastivement
; toutefois le problème de l’article persiste jusqu’à un niveau d’études avancé.
Un autre problème est celui de l’emploi adéquat de la préposition. En polonais, les prépo-
sitions sont aussi bien des éléments purement relationnels (correspondant à l’italien di, da,
a), que des véhicules de relations sémantiquement plus définies, correspondant aux prepo-
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sizioni improprie italiennes (sotto, sopra, davanti). Les nombreuses erreurs concernent
essentiellement les prépositions relationnelles, aussi bien simples qu’employées dans les
locutions prépositionnelles (vicino a, lontano da). La source de ces emplois erronés est la
non-correspondance entre les deux langues, notamment :
• Le manque d’homogénéité au niveau de l’italien dans l’expression des relations ; ainsi,
pour traduire le mouvement dans une direction donnée, le polonais recourt essentielle-
ment à une préposition – do, tandis que l’italien emploie un large éventail de préposi-
tions dont le choix est soumis à différentes contraintes qu’un apprenant étranger ne peut
connaitre a priori :
’
filizanka do kawy una tazzina da caffè
list do dyrektora una lettera al direttore.
De plus, comme l’emploi de la préposition en italien se trouve souvent lié à celui de l’article
(preposizioni articolate), il importe de sensibiliser l’étudiant à l’emploi global préposition +
article.
Outre la rection verbale, l’emploi correct du système des temps et des modes pose un pro-
blème surtout au niveau avancé. Vu que le système temporel du polonais est sensiblement
364 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
réduit par rapport à celui des langues romanes, nos étudiants doivent certainement consa-
crer plus de temps et d’effort aux exercices qui portent sur la concordance des temps que
leurs collègues francophones ou hispanophones. Une autre source possible d’erreurs est
l’emploi du subjonctif, mode que le polonais ne connait pas. Toutefois, les étudiants domi-
nent assez rapidement ce problème, ou du moins il ne leur crée pas autant de préoccupa-
tions que l’emploi de l’article, dans la mesure où, dans un nombre assez élevé de cas, l’em-
ploi du subjonctif est obligatoire. Une fois donc que l’étudiant aura mémorisé les groupe de
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verbes, d’expressions verbales, de conjonctions et locutions conjonctives qui demandent le
subjonctif, qu’il se sera entrainé à les employer, les possibilités d’erreur se réduiront sensi-
blement, même s’il est probable que le temps requis à l’acquisition de ce problème gram-
matical sera plus long pour un Polonais que pour un étudiant de langue maternelle romane.
La difficulté n’apparait donc pas là où il y a obligation, mais là où il y a un choix entre diffé-
rents modes, là où le jeu entre indicatif et subjonctif véhicule des contenus modaux expri-
mant le caractère plus ou moins objectif de l’assertion (propositions relatives). En règle géné-
rale, toutefois, les étudiants assimilent vite les bases de l’emploi du subjonctif, au point de
faire des hypercorrections, comme dans l’exemple suivant relevé d’une copie de 2e année :
5. Niveau syntaxique
Étant donné que le polonais est une langue casuelle et que l’ordre des termes y est sensi-
blement plus libre que dans les langues romanes, permettant d’exprimer différentes
nuances au niveau de la structure thématique-rhématique de l’énoncé, l’enseignant doit être
vigilant à la structure phrastique où il risque de trouver des cas comme : La casa al mare ha
costruito un amico di mio padre (copie de 2e année), calque d’une syntaxe parfaitement
acceptable en polonais.
6. Niveau lexical
C’est dans le lexique et la phraséologie que l’on retrouve les exemples les plus manifestes,
bien que relativement faciles à corriger, de l’influence de la langue maternelle sur la L216.
L’erreur lexicale a des sources variées :
• l’interférence avec la forme du lexème dans la langue maternelle, comme par exemple
il restaurante pour ristorante (polonais restauracja) ;
• l’interférence du genre grammatical : andiamo alla ristorante, parce qu’en polonais, res-
tauracja est féminin ;
• la régularisation par analogie : ainsi, le mot problema a tendance à être employé comme
féminin par les étudiants (la problema), parce qu’il finit en –a et que les mots en –a sont
généralement féminins ;
• l’interférence de structure, dont il a été en partie question supra, qui comprend non seu-
lement des erreurs dans la rection verbale : La sera aiuto alla mamma (parce que le
verbe polonais est indirect), mais aussi dans la forme même des verbes : Le lezioni si
cominciano alle nove (en polonais ce verbe est pronominal) et l’emploi des prépositions :
L’ho incontrato sulla strada au lieu de per strada (en polonais, on emploie la préposition
na = sur).
16. Sur les mécanismes d’acquisition lexicale, voir Berretta (1988) et Bozzone Costa (1988).
17. Voir Jamrozik et Giermak-Zielińska (1994).
B. Le poids de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère… ■ 365
hension, grâce à une analogie partielle ou totale avec la langue maternelle. L’étudiant trans-
pose alors en L2 la série motivationnelle et inférentielle de L1, comme pour : essere la quinta
ruota del carro/byc’ piatym koem u wozu.
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(avoir le couteau sur la gorge).
Une partie seulement d’expressions idiomatiques est complètement opaque, privée de réfé-
rence à la langue maternelle, comme par exemple fare alla romana ou essere al verde.
Il est toutefois des structures partiellement figées très fréquentes et qui constituent le vrai
fonds idiomatique de la langue, telles les collocations lexicales prendere l’autobus/il taxi
(alors qu’en polonais on dit jechac’ autobusem – aller en autobus, etc.), fare colazione (alors
qu’en polonais on mange son petit déjeuner). Il est par conséquent essentiel d’enseigner
non le seul lexème mais les expressions dont il fait partie.
7. Conclusions
Ainsi qu’il résulte de l’expérience didactique ci-présentée, l’enseignement d’une langue
étrangère au niveau universitaire devrait relever d’une approche contrastive avec la langue
maternelle, surtout dans le domaine de la morphologie ; il en découle la nécessité d’élabo-
rer des manuels en clé contrastive par rapport – si ce n’est aux langues maternelles parti-
culières – au moins aux groupes de langues présentant une structure morpho-syntaxique
semblable (par exemple les langues slaves).
En outre, dans l’enseignement d’une langue étrangère, il importe d’observer une approche
globalisante, c’est-à-dire de mettre l’accent sur des structures entières.
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C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 367
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des étudiants de français italophones
MONICA BARSI
Università Cattolica del Sacro Cuore (Italie)
18. Parmi les nombreuses études et réflexions, voir – en guise de synthèse – Perini (1982).
19. Je me réfère à l’exercice de « retraduction » du texte traduit, pratiqué en Italie dans certaines écoles supérieures pour
interprètes et traducteurs.
20. Je renvoie à ce propos aux études de E. Arcaini (en particulier l’article de 1982) et S. Cigada (1982 et 1984).
21. Jakobson (1963 : 84) ; je me réfère au même ouvrage pour les termes anglais cités plus haut.
368 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
permanente, puisqu’ils ne disposent pas d’autres instruments et que, dans cette phase, le
travail de conceptualisation fait auparavant les amène à surveiller plus attentivement leurs
connaissances linguistiques. Si les questions posées sont pertinentes, on a atteint l’un des
buts envisagés. L’apprenant, conscient des structures du texte a quo, a assemblé le texte ad
quem, qui sera remanié par un travail guidé en vue de la version finale22.
Respectant les lignes directrices de la « praxis » didactique, je vais donc fournir les données
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de mon expérimentation, qui, loin d’être achevée, apporte après trois ans d’application des
résultats exploitables.
Le cadre à l’intérieur duquel j’ai opéré est la Faculté de Langues de l’Université Catholique
d’Italie et plus particulièrement la deuxième année du cours quadriennal de français. Il s’agit
d’un public adulte d’étudiants qui s’expriment couramment en L2 à l’oral avec un certain
nombre de fautes lexicales d’interlangue, un niveau phonétique satisfaisant et une morpho-
syntaxe calquée sur l’italien. À l’écrit, la maitrise de la langue étrangère est encore insuffi-
sante. L’apprenant est toutefois en mesure d’élaborer un texte à partir d’une grille d’éléments
donnés qui se réfèrent à une situation de communication simple, comme par exemple la
reproduction écrite d’un dialogue ou la description d’un événement. Rapporter ce qui se
passe/ce qui s’est passé est donc une première étape vers la compétence scripturale, qui à
ce stade est fort proche de l’oralité. Le locuteur s’efforce d’écrire ce qu’il sait dire, mais il n’a
guère d’autonomie dans cette forme d’expression. En fait, le but des cours supérieurs
consiste dans l’acquisition de cette capacité d’élaborer sa pensée à l’écrit, produisant un
texte où il y ait une bonne cohésion sémantique et formelle.
Or la production d’un texte écrit en L2 dépassant le cadre du récit des événements et ayant
une certaine ampleur argumentative est souvent en classe de langue une entreprise double
: d’une part, il faut savoir écrire, d’autre part, il faut maitriser la langue étrangère à l’écrit, évi-
tant de reproduire les mouvements de l’oral. L’apprenant en L2 fait appel à une conscience
linguistique assoupie, se référant instinctivement aux modèles de sa langue maternelle,
mais il le fait de manière empirique, butant contre des notions acquises qu’il ne sait plus
reconnaitre. Cela s’ajoute au fait que sa tactique en L1 est souvent médiocre ; il utilise des
stratégies dont il ne possède plus les principes. L’intentionnalité communicative fondée sur
les automatismes offerts par la langue maternelle s’avère en outre supérieure aux moyens
d’expression possédés en L2. L’expérience de l’écriture est de cette manière frustrante et
mal gérée. Or la maitrise de la langue à l’écrit suppose une maturité cognitive et métaco-
gnitive permettant de programmer le texte qu’on va produire et d’exposer le contenu de sa
pensée suivant des schémas d’expression conceptualisés et hiérarchisés. Adoptant la
même tactique en L2, il se trouve face à une impasse insurmontable qui porte sur le
caractère non isomorphe des relations contenu-expression existant dans chaque langue.
L’effort de reconstruction de cette relation dans la langue seconde s’appuie sur des connais-
sances métalinguistiques que l’on peut activer par le biais du thème.
22. À ce stade, on peut même introduire des notions qui seront abordées dans les cours supérieurs, comme par exemple
la différence entre la traduction « partielle » et la traduction « totale » pour en arriver aux concepts de « rank-bound » et «
unbound » selon la terminologie de J.C.Catford (A linguistic theory of translation, Oxford Univ. Press, London 1965,
pp.24-25), pour laquelle je renvoie à Titone, 1982, pp.215-218.
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 369
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– qui se fonde sur la nécessité de rendre explicite le moment d’acquisition des concepts
grammaticaux et – ajouterai-je – lexicaux 23. Il me semble, en effet, que l’un des nœuds les
plus complexes et les plus rentables dans cette phase de l’apprentissage concerne à la fois
la morphosyntaxe et le vocabulaire 24.
La phrase est analysée et décomposée dans tous ses constituants : groupes nominaux, ver-
baux, prépositionnels et adverbiaux 25. C’est dans cette phase que l’on aborde l’une des dif-
ficultés qui sont à l’origine de nombre de fautes chez les italophones et qui portent sur la
variabilité de la correspondance entre la nature et la fonction d’un élément linguistique ; la
grammaire intériorisée s’avère dans ce cas insuffisante. Un adjectif qui peut être tour à tour
attribut, épithète ou apposition ; un sujet qui se réalise sous la forme d’un pronom, d’un syn-
tagme nominal, d’une proposition complétive ou d’une construction infinitive ne sont que les
exemples plus récurrents des phénomènes mal conçus par l’apprenant. Le repérage des
fonctions syntaxiques fait donc l’objet d’une réflexion approfondie qui peut se fonder sur des
critères positionnels, morphologiques et, au besoin, transformationnels. La complexification
de ce savoir métalinguistique investit de même la nécessité d’expliciter dans le détail la
valeur des connecteurs. La compréhension du texte est souvent « opaque » en raison d’une
connaissance lacunaire ou fautive des éléments de liaison entre des propositions ou des
ensembles des propositions, et par conséquent des relations sémantico-logiques qui sous-
tendent l’argumentation. Adverbes, conjonctions, présentatifs, emplois anaphoriques des
démonstratifs, des adjectifs numéraux, des expressions spatiales et temporelles – j’entends
ici le mot « connecteur » au sens large de « connexion » – sont souvent ignorés ou mal com-
pris. La polyvalence sémantique de ces opérateurs logiques n’est pas suffisamment prise
en charge, ce qui donne lieu à des fautes graves de compréhension et de traduction.
L’explicitation de tous ces pivots du texte s’avère nécessaire dès l’analyse de la langue
maternelle. Cette enquête est en fait extrêmement rentable pour la conceptualisation des
options inhérentes au système linguistique. La traduction vers la langue seconde se fera
ainsi sous le contrôle actif d’une compétence métalinguistique de plus en plus fouillée.
Après quelques mois d’exercice, j’ai d’ailleurs constaté que les groupes d’étudiants avec
lesquels j’ai travaillé se sont montrés plus autonomes dans la consultation des outils à leur
disposition.
Afin d’améliorer cette dernière habilité, souvent négligée dans le travail en classe, j’ai créé
– sur la base des frameworks utilisés dans la commercialisation des dictionnaires bilingues
– un réseau d’activités qui ont pour but de sensibiliser les étudiants au vocabulaire et par
conséquent de les rendre responsables dans l’utilisation d’un dictionnaire bilingue et mono-
lingue en classe de langue. En effet, il est de moins en moins rare de constater que les locu-
teurs retiennent un nombre restreint des sèmes qui appartiennent aux mots de leur langue
maternelle et qu’ils en donnent des définitions linguistiques et/ou encyclopédiques incom-
plètes. De même, sens propres, figurés et extensifs n’ont pas été conceptualisés. Or pour
combler cette lacune – relevant d’une culture parfois modeste –, les explications théoriques,
23. Il s’agit bien sûr d’un ancien débat que je ne veux pas reprendre ici ; voir toutefois la réponse de Jorge Giacobbe dans
Ferrario, E. – Galazzi, E. (1984, p. 374).
24. Le rapport entre ces deux types de connaissances reste à étudier, comme le remarque par exemple Titone (1982,
p. 218).
25. Or il est évident qu’il faut sélectionner une norme qui permette d’analyser et comparer les deux langues rapprochées
(sur ce point, voir en particulier Cuq, J.-P. (1996). S’agissant d’un public italophone qui par tradition et conservatisme
a été éduqué dans le respect de la grammaire classique fondée sur les neuf parties du discours et la consecutio tem-
porum, c’est à ce système qu’on empruntera les catégories opératoires.
370 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
bien qu’exemplifiées, ne sont pas facilement retenues26. Pour cette raison, j’ai opté pour des
exercices pratiques.
Après avoir choisi une liste de mots dans le texte à traduire de L1 en L2, je demande à mes
étudiants de « lemmatiser » ces mots en indiquant leur statut grammatical, ensuite de les
décomposer dans tous leurs sens possibles, d’indiquer ces sens à l’aide d’un autre mot ou
d’une abréviation de matière entre parenthèses – tout comme dans les dictionnaires. Je leur
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demande en outre d’ajouter des phrases contenant les mots pris en compte ; en même
temps, j’introduis la notion d’« énoncé lié » 27, locution et proverbe, et je mets en évidence le
décalage entre l’interprétation ordinaire et l’interprétation métaphorique d’un terme en vue
de la traduction interlinguistique. L’opération effectuée, voici quelques exemples du résultat
obtenu :
26. Une étude systématique du vocabulaire et du métalangage qui permet de classer les mots est réservée, dans l’organi-
sation des cours de l’Université Catholique, à la troisième année. En deuxième, les techniques mises en place pour enri-
chir le patrimoine lexical relèvent d’un critère de quantité plutôt que de qualité.
27. Suivant la terminologie de Fonagy (1982).
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 371
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tromba s.f. 1 (musica)
suonare la tromba
squillo di tromba
2 (suonatore)
3 (automobile)
4 (ciò che ha la forma tromba d’aria
di una tromba) tromba delle scale
tromba acustica
5 (anatomia) tromba di Eustachio
La grille ainsi établie, je demande aux étudiants de traduire en français tous les sens
repérés. C’est un exercice qu’ils font chez eux sans que je leur prescrive le matériel biblio-
graphique à consulter. Le résultat est dans presque tous les cas excellent ; les fautes d’in-
terlangue sont rares, ce qui prouve l’avantage de la conceptualisation. Le corrigé collectif en
classe comporte outre la solution, le regroupement des sens qui ont donné le même mot en
italien et en français ; cette opération permet d’introduire un discours propédeutique à
l’usage des dictionnaires en général et stimule de manière très efficace l’esprit de discerne-
ment quant aux faux-amis. Ci-dessous, je donne l’exemple du mot « bagagliaio », qui
conserve les deux acceptions relevées précédemment ; du mot « nome », pour lequel on
procède au regroupement mentionné ; et du mot « tromba », qui comprend des acceptions
relevant d’un domaine spécifique sur lesquelles on peut s’arrêter en proposant des considé-
rations liminaires à la traduction technico-scientifique 28.
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2 (suonatore) trompette (m.) ;
trompettiste (m.)
3 (automobile) trompe
4 (ciò che ha la forma tromba d’aria,
di una tromba) trombe d’air ;
tromba delle scale,
cage de l’escalier ; tromba acustica,
cornet acoustique
5 (anatomia) tromba di
Eustachio, trompe
d’Eustache
nome s.m. 1 (nome proprio) prénom
(cognome) nom
nome d’arte
pseudonyme, nom d’emprunt
a nome di, aunom de
a nome mio, enmon nom
2 (fama) nom, réputation
3 (grammatica) nom
4 (persona illustre) nom 3 (grammatica, persona
5 (commercio) nom illustre, commercio,
6 (informatica) nom informatica) nom
Pour accomplir cette tâche, l’apprenant adopte un critère pour ainsi dire « heuristique » qui
confirme l’origine commune des deux langues, mais qui en même temps éveille l’attention
face aux traductions simplistes.
C’est toujours par le biais du thème que j’essaye de sensibiliser les apprenants aux registres
de langue. C’est dans le texte à traduire que je sélectionne des mots dont je fais analyser le
registre. Après avoir trouvé les équivalents, s’il y en a, en langue standard ou familière 29 –
je n’exclus jamais les variantes dialectales —, je passe à la traduction en français. Ce tra-
vail, qui a un but précis dans la solution finale, permet de conceptualiser encore une fois de
manière expérimentale l’une des nombreuses difficultés linguistiques qui feront l’objet des
cours avancés, mais qui sont présentes dès le début. Je donne ci-dessous un récapitulatif
de l’exercice proposé :
denaro
argent grana fric
sfortuna
malchance scalogna déveine, poisse
paura
peur fifa trouille
dormire
dormir ronfare ronfler
testa
tête zucca citron
29. Pour l’italien, il existe un nombre exigu de dictionnaires de la langue familière, répertoriée le plus souvent dans les
grands dictionnaires. À cela s’ajoute le problème des dialectes.
C. Le thème comme première étape du développement des compétences… ■ 373
En ce qui concerne les « énoncés liés », véritables pièges pour l’apprenant non averti, qui
distingue plus facilement les locutions et les proverbes, l’intervention de l’enseignant est
nécessaire. C’est à l’aide du contexte et d’une série d’exemples que l’apprenant conceptua-
lise la différence entre les « énoncés libres » et les « énoncés liés », c’est-à-dire entre valeur
nominale et valeur situationnelle 30. La traduction est la preuve ultime qui met en garde
contre les faux sens ou à la rigueur le manque de sens provenant d’une interprétation
erronée du texte de départ.
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Sur la base des difficultés et des fautes les plus récurrentes – que j’ai enregistrées me rap-
portant au travail fait en cours avec quinze classes de langue pendant trois années – j’ai
dressé une liste des éléments morphosyntaxiques à conceptualiser en L1 et L2. Le classe-
ment ne suit pas un ordre préétabli du fait même que c’est le texte de départ qui engendre
l’occasion de l’explication31. Les arguments abordés et en partie déjà étudiés en première
année sont les suivants :
Les instruments à disposition dans ce domaine sont multiples ; sur le versant italien, aux
Grammaires de Schena, Bidaud, Piserchio-Paravel et au Côte à Côte de Merger-Sini s’ajou-
tent désormais un bon nombre d’études contrastives. L’approche comparative implique
d’ailleurs le recours aux Grammaires de l’italien, qui s’avèrent une source de connaissance
et de réflexion hautement rentable.
Quoique l’on dispose d’une riche bibliographie d’où tirer toutes les informations pour
construire et organiser des exposés sur le concept mis en examen, certains aspects de la
comparaison entre les deux langues se révèlent encore problématiques comme dans le cas
du « gerundio » italien et ses correspondances en français. Les recherches menées en lin-
guistique théorique montrent de plus en plus la nécessité didactique d’expliquer le fonction-
nement du « gerundio » en italien en le rapprochant des constructions participiales et du
30. Fonagy donne plusieurs exemples en distinguant ces deux valeurs, comme dans le cas de l’énoncé « Je suis très sen-
sible » dont la valeur nominale en italien et en anglais est « Sono molto sensibile » – « I am very sensitive » et la valeur
situationnelle : « Grazie, mi fa molto piacere » – « Thank you for your kindness » (1982 : 143).
31. Cette démarche a été déjà illustrée par Ferrario, E. et Galazzi, E. (1984 : 327).
374 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
gérondif en français 32. Cette réflexion amène l’apprenant à considérer de plus près les
valeurs syntaxiques de la phrase implicite italienne, souvent sujette à des erreurs d’inter-
prétation, à observer les formes du français et en dernier lieu à éviter le « démon » de l’é-
quivalence. Dans l’opération de traduction interlinguistique, on prendra ensuite en considé-
ration le sens et la forme, arrivant ainsi à trouver les solutions les plus adéquates.
Pour en arriver aux conclusions, on peut constater que les différentes phases qui sous-ten-
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dent l’exercice de traduction engendrent une réflexion constante sur la langue et que la
compétence métalinguistique qui en résulte se révèle un instrument de contrôle exploitable
dans toutes les formes d’expression. La maitrise de la langue au niveau conceptuel sert en
effet de « moniteur » dans la production orale ; on assiste à une amélioration progressive de
la syntaxe chez l’apprenant italophone qui s’efforce d’éviter le calque.
D’autre part, le manque de cohésion logique dans les productions écrites dépend le plus
souvent de l’incapacité d’organiser le discours suivant l’articulation linguistique qui le sous-
tend. Le fait de posséder des règles et des modèles de référence s’avère extrêmement
important dans la production écrite. La réflexion métalinguistique prônée par la traduction se
révèle efficace dans la construction d’un texte : à ce stade, l’apprenant est en mesure de
dresser le plan d’un texte non seulement sur la base des arguments à traiter, mais aussi
s’appuyant sur la structure morpho-syntaxique et lexicale en L2. Ce n’est bien sûr qu’une
première étape vers l’acquisition de la compétence scripturale globale ; néanmoins, le thème
est un exercice propédeutique qui entraine l’apprenant à envisager et sélectionner mentale-
ment – et donc rapidement – des solutions.
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■ SCHENA, L. (1991). Étude descriptive de la phrase française, Milano, Pubblicazioni dell’ISU,
Università Cattolica.
■ TITONE, R. (1982). Problemi psicologici e psicolinguistici del « tradurre », in : AA.VV., Processi
traduttivi : Teorie ed Applicazioni, Atti del Seminario su « La Traduzione », Brescia, 19-20
novembre 1981, Brescia, La Scuola, pp.215-228.
■ ZANOLA, M.T. (1998). Gérondif et constructions participiales dans la perspective de l’analyse
sémantico-textuelle, in : AA.VV., Studi di Linguistica francese in Italia 1960-1996, Atti del
Convegno internazionale – Milano 17-19 aprile 1997, Brescia, La Scuola, pp.255-266.
Quant aux études contrastives dans le domaine français/italien, voir les bibliographies mises au
point par G.COSTA dans Studi di linguistica francese in Italia 1960-1996, Atti del Convegno inter-
nazionale - Milano 17-19 aprile 1997, Brescia, La Scuola, 1998, pp.473-485 et R. DRUETTA, « Dix
années de recherches contrastives (1984-1994), Franco-Italica, 9,1996, pp.11-66.
376 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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DANIELLE OMER
Université du Maine – France
Ainsi, au lycée, les écrits scolaires en roumain L1 se caractérisent, dans les manuels de
langue et littérature, par une mise en valeur du commentaire au détriment de l’extrait de
l’œuvre. Les manuels proposent une histoire de la littérature nationale ou internationale et là
où en France, par exemple, les illustrations se font grâce à la présentation de très nombreux
extraits, les manuels roumains proposent en premier lieu le commentaire de l’extrait ou de
l’œuvre. Cette conception se traduit particulièrement par le fait que les extraits, rares, sont
systématiquement proposés dans une mise en page en caractères plus petits – environ deux
points de taille en moins. Les commentaires, par contre, sont en caractères standards et
apparaissent bien de ce fait comme des textes-modèles constitués en autorités du savoir, en
autorités textuelles et même linguistiques par les enseignants et les élèves. Il est alors évi-
dent que la fonction du manuel est de présenter des commentaires de textes ou d’œuvres
que les élèves auront à imiter. Vue sous cet angle, l’imitation la plus sûre reste l’emprunt par-
tiel ou intégral, particulièrement dans les cas où les œuvres n’ont pas été lues. Dans sa pra-
tique ordinaire de l’écrit scolaire, l’élève roumain cherche à rester le plus possible près du
modèle de commentaire offert et à le reproduire avec le moins de variations possibles.
Ces habitudes discursives de reprises dans les écrits scolaires de la L1 sont transposées
dans les écrits scolaires de la L2, quelquefois de manière massive car l’objectif de l’évalua-
tion – particulièrement dans la représentation qu’en ont les apprenants – reste la correction
linguistique associée à l’emploi d’une mise en discours que les apprenants pensent ne pas
être en mesure de maitriser suffisamment. Cependant, les apprenants, contraints qu’ils sont
d’adapter leurs reprises au genre textuel académique requis, sont amenés à les reformuler
et/ou à rédiger des ajouts de nature diverse afin d’ajuster leurs emprunts à l’intérieur du nou-
veau cadre. De fait, la nécessité du recours à un genre de texte (Bronckart : 1996) particu-
lier imposée par la consigne conduit à une production écrite spécifique où les reprises tex-
tuelles sont le résultat d’une activité cognitive traduite sur le plan rédactionnel, que nous
allons tenter de faire apparaitre.
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2. La fabrication de paragraphes fondée sur des opérations
mécaniques dans la base
Nous nous limiterons à donner quelques exemples des différentes activités d’emprunt
constatées par rapport à la construction de l’unité textuelle du paragraphe. Le texte-source
est considéré par l’élève comme une banque documentaire et une base linguistique qu’il va
reprendre et réutiliser en l’adaptant de diverses manières selon la nature de la source, le
niveau de compétence en français L2, les contraintes de production du genre de texte et la
connaissance du thème à traiter. Ces activités d’emprunt peuvent aller de la simple opéra-
tion mécanique à une (re) formulation personnelle plus ou moins étendue et de plus en plus
autonome par rapport à la base.
Nous concentrerons cette étude sur l’analyse de deux types d’activité d’emprunt : la pre-
mière, que nous appelons une activité de reprise, comprend un ensemble d’opérations
mécaniques de « reformulation » qui ne se fondent pas sur une production linguistique
propre, si ce n’est par l’obligation d’éventuels réajustements d’ordre morphosyntaxique
simples comme une mise au pluriel, au féminin, ou le rétablissement de l’antécédent d’un
pronom, etc. Parmi les opérations mécaniques entrant dans l’activité de reprise, nous avons
sélectionné celles de scission, de coupure-collage et d’insertion. Voici un premier
exemple, qui correspond à la fois au début du dossier de l’élève et à celui du texte-source et
qui servira à attester les deux premières opérations :
EXEMPLE A
[§1] CLAUDE MONET, lui seul, suffirait pour expliquer et et lui seul suffirait pour expliquer et justifier la naissance
justifier la naissance de l’impressionnisme qui allait du courant qui, né dans le scandale, allait bouleverser la
bouleverser la peinture de son temps et être à l’origine de peinture de son temps et être à l’origine de la peinture
la peinture moderne. moderne.
[§2] D’ailleurs, c’est d’après le titre de son tableau : D’ailleurs, c’est sur le titre de son tableau Impression,
« Impression, soleil levant », daté de 1872, que le jour- soleil levant de 1872, exposé deux ans plus tard lors de
naliste du CHARIVARI, Leroy a inventé le mot « impres- la première manifestation du groupe, que les chroni-
sionniste », comme une injure pour ridiculiser les jeunes queurs ont inventé le mot « impressionniste » comme une
représentants de ce courant. injure pour ridiculiser ces jeunes artistes. Le fait est signi-
ficatif ; en effet, ce titre indique une nouvelle orientation
car il prouve que l’intention du peintre est de montrer non
un paysage déterminé mais son impression personnelle
devant ce paysage. (§1 du texte-source)
graphes correspondant chacun à une phrase. Il faut remarquer que ce nouveau paragra-
phage traduit une activité métadiscursive (Charolles : 1988) d’un certain type. Le découpage
du matériau textuel de la source correspond à une prise en charge énonciative reformulée
par rapport à celle du texte-source. L’activité de reprise se manifeste par une mise en scène
dans un paragraphage morcelé qui semble être une aide non pas pour le lecteur mais pour
l’agent reformulant lui-même, dont la capacité énonciative ne peut prendre en compte et pré-
senter que de très petites unités de ce discours théorique. À titre d’illustration, nous avons
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relevé une moyenne de 86,1 mots par paragraphe pour l’ensemble des trente-quatre dos-
siers analysés, mais le dossier dont cet exemple est issu affiche une moyenne de 39,5 mots
par paragraphe et se situe ainsi bien au-dessous de la moyenne du corpus.
Les deux premiers paragraphes de ce premier exemple sont aussi le résultat d’opérations
mécaniques de « coupure-collage » qui ont permis par simple élimination de construire le
cadre logico-discursif du dossier. Ainsi le groupe apposé « né dans le scandale » est coupé
car il devient le propos du § 4 (cf. l’exemple B) ; son maintien aurait constitué une informa-
tion redondante, parasitaire dans l’agencement macro-structurel du dossier :
EXEMPLE B
[§4] Cette exposition déchaina une explosion de scan- L’explosion de ce scandale en 1874,
dale et d’hilarité sans précèdent dans le monde des arts.
[§5] Cela, venant après la violente agitation autour du « venant après la violente agitation autour du Salon des
Salon des refusés » de 1863, apparait comme une refusés de 1863, apparait comme la conclusion d’évé-
conclusion des événements qui l’avaient précédé et qui nements, qui, par une série d’étapes, auraient pourtant
auraient dû préparer les esprits à recevoir ce nouveau dû préparer les esprits a recevoir ce nouveau message et
message. On est étonné de voir que ce courant ait dû l’on s’étonne qu’une conséquence aussi inéluctable ait du
s’imposer à la suite d’un tapage. s’imposer par la brutalité. (§2 du texte-source)
Pour la même raison et dans les mêmes conditions, le groupe « exposé deux ans plus
tard, etc. » en apposition à tableau est éliminé puisqu’il devient le propos du § 3. Ces deux
coupures marquent un souci de clarté dans la mise en texte et correspondent sans doute
aux consignes d’aide à la rédaction souvent données dans le contexte scolaire roumain
comme dans le contexte français de la nécessité d’une idée par paragraphe.
Notre objectif n’est évidemment pas de porter une appréciation sur de telles consignes mais
d’analyser les capacités et les stratégies rédactionnelles des élèves. Ces deux exemples
attestent une aptitude de micro-lecture du texte-source, qui se réinvestit dans une capacité
maitrisée de réécriture sans production linguistique autonome. La dernière coupure, « Le fait
est significatif, etc. », ne fait l’objet d’aucune reprise ultérieure dans le dossier de l’élève ;
nous pensons que l’élève a supprimé ce passage, car il constituait une digression à l’inté-
rieur des premiers paragraphes introducteurs du dossier en apportant prématurément une
définition du courant impressionniste. Cette définition n’arrive qu’au § 6 ; elle ne correspond
d’ailleurs pas à celle qui a été coupée. Encore une fois, cette coupure manifeste une activité
cognitive maitrisant un effort de rédaction qui repose sur l’économie d’une grande partie (dif-
ficile à mesurer dans le détail) de la production linguistique propre.
Enfin, nous donnerons un exemple d’insertion par substitution (cf. l’exemple C), c’est-à-dire
de reprise d’un deuxième texte-source utilisé à l’intérieur et à la place du premier qui rem-
plit la fonction de base linguistique et documentaire principale. Pour rédiger le § 24 de son
dossier, l’élève reprend la source (Cogniat : 1969), comme dans la plupart des autres para-
graphes, mais substitue au syntagme nominal « ce domaine » un autre « la fameuse pièce
D. Deux activités d’emprunt comme mode d’accès à la rédaction scolaire en autonomie ■ 379
d’eau des nymphéas » qu’il reprend dans une nouvelle source (la Nouvelle Encyclopédie
Bordas de 1985) qu’il ne réutilisera plus du tout par la suite. Le nouveau syntagme nominal
devient dans ce contexte synonyme du syntagme substitué ; ce choix correspond à un recen-
trage du propos sur l’œuvre de Monet. Dans l’exemple proposé, l’insertion par substitution
permet d’éliminer ce qui pourrait apparaitre comme une digression à la limite du hors sujet
et elle équivaut à une optimisation du passage.
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EXEMPLE C
[§24] En 1883, Monet s’installe à Giverny, sur l’Epte où En 1883 il s’installe à Giverny, sur l’Epte, et peu à peu
il fit aménager la fameuse pièce d’eau des nymphéas. aménage ce domaine après l’avoir acquis en 1890.
À partir de ce moment, Monet s’en tient exclusivement Àpartir de ce moment […] (§24 du texte-source)
aux paysages et, le plus souvent, à ceux où l’eau [Nouvelle Encyclopédie Bordas (VI), 1985 :
apporte un élément mouvant. […] Il se fixa alors à Giverny, où il fit aménager, en
1891, la fameuse pièce d’eau des nymphéas. […]
(p. 3477)]
Nous allons maintenant analyser l’ajout et la substitution des §§4 et 5 de l’exemple B. Lors
de l’analyse des coupures, nous avions déjà noté que le groupe « L’explosion de ce scan-
dale » en thème dans la source devient propos du § 4 dans le dossier. Nous n’y reviendrons
donc pas, mais nous nous arrêterons sur l’ajout du complément de nom « et d’hilarité » coor-
donné à « de scandale ». Par cet ajout, l’élève définit la nature du scandale et l’oriente vers
le sens courant de « désordre, esclandre, V. tapage » qui est la définition donnée en
deuxième position dans le Petit Robert (1990) par exemple. L’ajout dans ce cas élimine toute
interprétation divergente rendue possible à cause de la polysémie du lexème « scandale »,
il contribue à une formulation explicite et sans équivoque. On remarque bien sûr que l’expli-
citation est plus forte lorsque « scandale » et « hilarité » sont coordonnés en tant que com-
pléments du même nom alors qu’une formulation plus standard comme « cette exposition
déchaina un scandale et une explosion d’hilarité » n’aurait pas désambiguïsé aussi claire-
ment « scandale ».
380 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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de l’expression visant à plus de clarté par un choix de termes et de combinaisons plus cohé-
rent et mieux adapté au nouveau co-texte : « une explosion de scandale et d’hilarité » et « un
tapage » sont des expressions qui se situent sans contestation possible dans le même
champ sémantique en langue (cf. Petit Robert) et dans le discours des §§4 et 5 du dossier.
En substituant quelques groupes nominaux à d’autres dans la phrase et en ajoutant deux
syntagmes nominaux, l’élève prend position par une production linguistique propre mais
minimale. Il prend ses distances par rapport à la base documentaire et linguistique qu’il uti-
lise mais dont il n’est pas l’esclave.
Les opérations de substitution et d’ajout que nous venons de passer en revue représentent
de fines corrections de la part de l’élève au niveau de la micro-structure des paragraphes (la
phrase) et elles contribuent à produire une version « améliorée » et « mature » de la base
documentaire et linguistique que représente le texte-source. Ces actions de mise au point
sont exécutées sous la contrainte de la représentation du modèle de texte à respecter d’une
part et en vertu du rapport économie/efficacité d’autre part, qui incite l’élève en situation de
semi-autonomie à obtenir un effet maximum pour un coût moindre.
Il en ressort que ces habitudes de composition scolaire, dues à des pratiques répandues lors
de l’apprentissage et du perfectionnement de l’écrit en L1, pourraient être utilisées de façon
beaucoup plus ciblée et sur un mode explicite dans des exercices de lecture-écriture de L2.
De telles activités de reprise et de reformulation, qui ont été pratiquées dans nos exemples
d’une manière intuitive et dans la clandestinité, pourraient devenir la matière d’exercices lors
des séquences d’entrainement à la production écrite en classe. Ces exercices offriraient
l’avantage de maintenir l’apprenant dans une pratique culturelle familière. Ils constitueraient
une préparation à la connaissance de la nature d’un texte et une préparation à la rédaction
en autonomie par rapport à une source.
■ BRONCKART, J.-P. (1996). Activité langagière, textes et discours, Paris, Delachaux et Niestlé.
■ CERQUIGLINI, B. (1989). Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil.
■ CHAROLLES, M. (1988). « Les plans d’organisation textuelle : périodes, chaines, portées et
séquences », dans Pratiques 57, pp. 7-32.
■ COGNIAT, R. (1969). Monet, Paris, Flammarion (Coll. Grand art, petites monographies).
■ FUCHS, C. (1982). La paraphrase, Paris, PUF.
D. Deux activités d’emprunt comme mode d’accès à la rédaction scolaire en autonomie ■ 381
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382 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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IUT d’Orléans-INRP
CHRISTINE BARRÉ-DE MINIAC
INRP
Nous nous intéressons à un dispositif de formation, l’atelier d’écriture à visée littéraire, ainsi
qu’à l’évaluation des compétences scripturales des participants en langue maternelle. Les
publics étudiés sont des lycéens et des adultes.
Contrairement aux quatre premiers, ce temps de « retravail » du texte ne fait pas partie inté-
grante du rituel de tous les ateliers, mais dans les séances observées, il était explicitement
prévu.
À l’heure actuelle, ce rituel qui s’est codifié dans le monde des loisirs intéresse les ensei-
gnants et le monde de la formation continue. Ce dispositif a donc pu être étudié sur trois ter-
rains, avec des publics différents tant sur le plan sociologique que sur celui du niveau de
compétence en matière d’écriture.
– Un atelier parisien de loisir pour adultes, Aleph. Deux soirées proposées dans le cadre
d’un atelier hebdomadaire ont été étudiées. Les participants, essentiellement des
femmes de 30 à 50 ans, habiles à manier l’écriture dans leur métier, avaient des ambi-
tions littéraires fortes et venaient chercher « un plus » qui leur permettrait de se recon-
naitre, voire de se faire reconnaitre comme écrivains. Le projet explicite de l’animateur
était de faire réécrire les participants à partir d’un premier jet (un portrait) écrit et com-
menté pendant la première séance.
– Un atelier lycéen à Orléans. Dans cet atelier, des élèves de première ou de terminale
littéraire s’étaient inscrits sur la base du volontariat. Quatre séances d’atelier d’une
heure et demie ont permis d’explorer quatre propositions d’écriture. Un projet de livret a
conduit les élèves à reprendre leurs premiers jets en les « fignolant ».
– Un atelier de formation continue destiné à des personnels municipaux et paramunici-
paux en contact avec des jeunes en difficulté. Le public très hétérogène (directeur de
E. Développement des compétences en matière de révision de texte : … ■ 383
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La tendance de l’atelier n’a pas été retenue comme critère de choix. Il s’agissait seulement
d’éviter les ateliers exclusivement centrés sur la personne qui valorisent la spontanéité et
ceux qui privilégient la construction savante du texte, vu comme le résultat d’opérations suc-
cessives. On peut ainsi situer les ateliers étudiés sur un axe qui présente les grandes ten-
dances des ateliers en France :
■ Tableau 1
2. La problématique
Le dispositif étudié n’est pas explicitement une situation d’apprentissage mais, compte tenu
de son utilisation par des enseignants et des formateurs, ce qui nous intéresse ici, ce sont
les bénéfices que l’on peut tirer de son introduction dans des lieux d’apprentissage de l’é-
criture. La question à laquelle nous essayons de répondre est la suivante : au-delà des effets
sur le sujet-écrivant (réassurance, mise à distance) déjà mis en évidence dans d’autres
recherches, peut-on espérer une réelle amélioration des compétences scripturales des par-
ticipants ? Bref, s’intéresser aux ateliers d’un point de vue didactique suppose que l’on se
pose la question du « bien écrit ». Autrement dit, on ne peut évacuer la question du rôle de
l’atelier en matière d’amélioration des textes produits.
C’est pourquoi le dispositif présenté ici est celui d’un atelier où l’on pratique la réécriture.
Analyser les effets de la réécriture, en comparant des premiers jets et des versions réécrites
correspondant à ces premiers jets, est en effet une méthode intéressante pour cerner le rôle
que peut jouer l’atelier dans l’amélioration des textes produits. En outre, la réécriture est un
enjeu important pour la didactique de l’écrit qui, depuis le début des années quatre-vingt-
dix, met l’accent sur le processus, c’est-à-dire sur l’écriture en train de se faire et réhabilite
les notions de brouillon, de rature et de réécriture.
■ Tableau 2
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2. Les opérations de réécriture graphiques
2.1. Nature des opérations de réécriture : 1. L’orthographe
Remplacement 1.0. Nombre et taux d’opérations de
Ajout réécriture
Suppression 1.1. Le code phonographique :
Déplacement les phonogrammes
2.2. Taux d’opérations de réécriture 1.2. La dimension sémiographique :
(nombre d’opérations pour 100 mots morphogrammes et logogrammes
de 1er jet) 1.3. Les conventions graphiques
2.3. Variantes libres et liées corrections (réussies ou non)
3. L’organisation textuelle ou reformulations (très rares)
Description à l’aide de critères linguistiques
3.1. Le lexique 2. La ponctuation
3.2. La morphosyntaxe 2.0. Nombre et taux d’opérations de
3.3. L’énonciation et la syntaxe textuelle réécriture
2.1. Les règles syntaxiques
corrections (réussies ou non) ou reformulations 2.2. Les conventions graphiques
corrections (réussies ou non)
ou reformulations
premier jet) donnent une première idée de l’impact de la réécriture. La nature des opérations
est également un indicateur des compétences du scripteur (ex : proportion des opérations
plus coûteuses du point de vue cognitif). Les opérations ont été aussi décrites en termes lin-
guistiques ( répercussions sur le lexique, la morphosyntaxe, l’énonciation et la syntaxe tex-
tuelle – cf. Gueunier 1993 et Kerbrat-Orecchioni 1980 ) et classées comme corrections
(réussies ou non) ou comme reformulations.
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Au niveau graphique, également, le taux d’opérations de réécriture est un premier indicateur
de l’impact de la réécriture. Les modifications ont été décrites à l’aide de critères linguis-
tiques et graphiques (ex : répercussions sur les dimensions phonographique et sémiogra-
phique de l’écriture, et, en ce qui concerne la ponctuation, sur la syntaxe). Là encore, il fal-
lait distinguer les corrections (réussies ou non) et les reformulations. Notons qu’en matière
d’orthographe, le cas de la reformulation est exceptionnel, mais on peut le trouver lié au trai-
tement de la visée littéraire (ex : clepsydre/cleps-hydre dans une parodie des douze travaux
d’Hercule). Enfin, le choix du code graphique (écriture en chiffres ou en toutes lettres, etc.)
ne peut être évalué qu’à l’aide de critères pragmatiques.
Au niveau matériel, les traces de la réécriture sur la qualité du support, de la mise en page
et du tracé ont été décrites. Enfin, les reformulations textuelles et graphiques ainsi que les
modifications matérielles ont été évaluées à l’aide de critères pragmatiques : répercus-
sions sur l’efficacité communicative et/ou répercussions sur le traitement du genre et de la
dimension poétique liées à la visée littéraire des textes produits.
Ce qui parait important pour évaluer les compétences du scripteur, c’est la capacité à gérer
plusieurs niveaux en même temps. La réécriture de haïkus faite par Rachel F. (atelier lycéen)
est significative à cet égard.
■ Tableau 3
Les modifications textuelles dans le texte de Rachel F. (haïkus)
Dans cet exemple, le taux d’opérations de réécriture au niveau textuel (14/100 mots), n’est
pas très élevé (le plus élevé du corpus est de 41/100 mots, le plus faible de 2), mais les opé-
rations utilisées sont variées et comportent un déplacement (un haïku déplacé à la fin du
texte), opération rare et coûteuse du point de vue cognitif. En outre, ce sont essentiellement
des reformulations dont la plupart sont au service de la visée littéraire du texte, l’unique cor-
rection ayant d’ailleurs des répercussions poétiques. Enfin, les trois niveaux de modifications
sont liés. Deux remplacements (* chût/choit ; tomba/s’affaisse) dont le premier a également
pour effet de supprimer une erreur d’orthographe, inscrivent plus nettement les poèmes
dans le genre du haïku (cf. le passé simple remplacé par le présent, temps qui, par excel-
lence, permet de « fixer l’instant »). Et cette inscription dans la tradition japonaise semble
renforcé par la mise en page soignée et le travail sur le tracé des lettres, calligraphiées à
l’encre noire.
386 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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La cohérence de la démarche d’ensemble tient à l’inscription du rapport du scripteur à son
écriture et à son texte comme élément constitutif d’une didactique de l’écriture. Une interac-
tion constante est maintenue entre savoirs et scripteur d’une part, entre démarche et scrip-
teur, d’autre part. Si l’on prend comme référence le classique triangle didactique (enseigne-
ment, savoir, élève), on constate que le pôle élève (scripteur ici) est en permanence mobi-
lisé (il est l’acteur principal) et qu’il est mobilisé en relation avec les savoirs proposés et les
démarches de mise en œuvre. On peut même aller plus loin : dans l’atelier de loisir fondé sur
le volontariat 33 c’est le scripteur, qui, en venant à l’atelier, provoque, met en œuvre et main-
tient le processus interactif.
La notion de rapport à l’écriture doit être entendue dans sa complexité, dans la diversité des
dimensions qui la constituent (psycho-affective, psycho-cognitive), mais aussi les attentes,
les représentations, les attitudes à l’égard des pratiques d’écriture, etc. L’atelier est un lieu
privilégié de jeu possible sur ces dimensions du rapport à l’écriture des participants, tel que
l’animateur peut l’évaluer au départ et tout au long de la démarche qu’il propose. À l’affir-
mation précédente du rôle premier du participant répond une seconde affirmation : tout le
travail de l’animateur consiste, à tout moment (mais surtout au début) à percevoir non seu-
lement le niveau des participants, mais les dimensions saillantes de leur rapport à l’écriture,
dimensions qui vont servir de tremplin à la transmission des savoirs et savoir-faire.
On est donc dans une démarche didactique centrée sur le scripteur, sur son rapport à l’é-
criture et qui, à tout moment, fait interagir savoir/caractéristiques du scripteur et démar-
che/caractéristiques du scripteur. La question de l’efficacité d’une telle démarche est impor-
tante pour la didactique de l’écriture dont on sait qu’elle est encore en grande partie une
boite noire. On peut examiner la question sous deux angles : peut-on effectivement, dans
une telle situation évaluer le déjà-là ? Les propositions d’écriture ont-elles un impact sur le
travail scriptural ?
33. À l’école ou en formation continue, on peut introduire une certaine dose de « volontariat » dans un atelier qui s’inspire
de ce modèle.
34. Ceci suppose bien entendu une formation spécifique à une telle démarche. Notons aussi que « en situation » est à
prendre au sens large, un temps de réflexion pouvant s’intercaler entre l’écriture et la réécriture des participants.
E. Développement des compétences en matière de révision de texte : … ■ 387
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4.1.2. Repérer des logiques de travail
Ceci constitue sans doute l’un des plus gros apports de l’atelier pour une didactique centrée
sur le scripteur. Le repérage des logiques de travail est fondé sur l’analyse comparative entre
texte de premier jet et texte réécrit. Deux exemples de l’atelier lycéen illustrent ce point :
– Texte d’Inès C. : l’analyse indique que la réécriture est plus un lieu d’approfondisse-
ment de la proposition d’écriture qu’un lieu de véritable retravail d’un texte considéré
comme tel : le grand nombre d’opérations de réécriture ne doit pas faire illusion car
elles portent plutôt sur des détails ; les reformulations (en grand nombre) visent à per-
fectionner et enrichir le jeu sur des « formules prises au pied de la lettre », objet de la
proposition initiale d’écriture.
– Textes de Rachel F. : à l’occasion de trois propositions d’écriture, elle manifeste une
même logique de travail de réécriture, celle que l’on a examinée en détail à propos de
ses haïkus (prise en compte conjointe des dimensions textuelle, graphique et matérielle
des textes, au service d’effets littéraires sur le genre).
Sur l’ensemble des participants, on constate des stratégies bien différentes : depuis le rema-
niement très fin d’un texte considéré comme un matériau de travail jusqu’à une réécriture
radicale d’un second texte (le premier ayant sans doute servi de tremplin), en passant par
des stratégies diverses : travail de l’énoncé gêné par le travail de surface, travail sur une
seule dimension, travail sur plusieurs dimensions conjointement. Pouvoir décrire et com-
prendre les modalités de travail du texte propres à chaque participant est important pour une
didactique centrée sur le scripteur et développant une démarche d’accompagnement. On
peut décider d’aider le scripteur à optimiser sa démarche. On peut aussi décider d’essayer
de le faire changer de stratégie. Dans les deux cas, la grille d’analyse des productions
constitue un outil précieux.
Dans les trois groupes, des analyses fines ont permis de repérer des traces, dans les textes
des scripteurs, de tel ou tel point précis des propositions d’écriture et de réécriture : travail
de la gestion du point de vue dans le texte d’Irène M. (atelier Aleph, proposition de portrait)
après une proposition de réécriture incluant cet aspect ; réduction exceptionnelle du volume
de l’expression (–50 %) et présence importante d’opérations de suppression (opération éla-
borée 36) après la proposition de réécriture dans un portrait chinois (texte de Marie L.,
atelier lycéen). Et la comparaison entre deux textes d’Élise P. (celui écrit à partir de la pro-
position « début-milieu-fin » 37 et le portrait chinois) va dans le même sens puisque, après
35. Dans cet atelier, la réécriture se fait sous forme d’une proposition de suture des premiers jets produits lors de l’atelier :
« faire une unité » des textes produits.
36. Quand elle ne correspond pas à une conduite de fuite (supprimer la difficulté), c’est la plus radicale des opérations.
37. Des phrases classées en trois groupes ont été proposées : des incipit, des « milieux » et des fins de romans. Les partici-
pants devaient choisir une phrase de chaque type pour écrire un texte complet.
388 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
réécriture, dans un cas, le volume de l’expression a diminué de 4 %, alors que dans l’autre,
il a diminué de 28 % ! Cet exemple illustre parfaitement l’interaction démarche/caracté-
ristiques du scripteur déjà évoquée.
Analyse linguistique des textes et définition des démarches didactiques sont intimement
liées. En effet, disposer d’un outil d’analyse des textes produits en réponse à des proposi-
tions d’écriture et de réécriture constitue un élément clé pour une didactique de l’écriture
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prenant en compte le rapport initial des scripteurs à l’écriture pour définir des degrés et des
modes d’amélioration des compétences scripturales.
■ BARRE-DE MINIAC, C. (1998) « Perspectives didactiques », Se donner des outils pour une
approche didactique de l’écriture, MAFPEN Orléans-Tours et Rouen, pp. 163-174 (S. Tassard,
IUFM, 110 Fg St Jean 45000 Orléans, 02.38.65.37.24).
■ BARRE-DE MINIAC, C. (2000). Le rapport à l’écriture. Aspects théoriques et didacti-
ques.Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion (Didactiques).
■ BARRE-DE MINIAC, C., CROS, F. et RUIZ, F. (1993). Les collégiens et l’écriture. Des attentes
familiales aux exigences scolaires, Paris, ESF.
■ FABRE, C. (1990). Les brouillons d’écolier ou l’entrée dans l’écriture, Grenoble, éditions de
l’atelier du texte et TEM (Textes en mains).
■ GRESILLON, A. (1994). Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris,
Presses Universitaires de France.
■ GUEUNIER, N. (1993). Le français du Liban : cent portraits linguistiques, Didier-Érudition
■ KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1980). L’énonciation, Paris, A. Colin
■ LAFONT, J. (1993). Les ateliers d’écriture de loisir pour adultes : intérêts et limites d’une pra-
tique d’écriture, mémoire de DEA, Université de Tours.
■ LAFONT, J. (1999a). Pour une ethnolinguistique des ateliers d’écriture : analyse de pratiques
sur plusieurs terrains, thèse de doctorat, Université de Tours.
■ LAFONT, J. (1999b). « Aider le scripteur à se constituer comme sujet-écrivant : un enjeu pour
les ateliers d’écriture », Le Français aujourd’hui, 127, pp. 26-32.
F. Un dispositif pour accompagner l’émergence du sujet écrivant ■ 389
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Cette communication vise à proposer un dispositif permettant à l’élève du cycle 3 de l’école
primaire de se piloter de manière autonome dans la complexité d’un texte à (ré-) écrire par
le biais de la coopération entre pairs.
Prenant appui sur un projet d’écriture de contes (CM1, 23 élèves, 8 semaines), nous mon-
trerons les effets d’un tel dispositif sur les parcours différenciés de construction du texte et
des savoirs par l’élève.
Pour construire des compétences, des activités régulières et un temps important consacré
à des situations de production/communication s’avèrent nécessaires. L’apprenant fait ainsi
l’expérience tâtonnée du contrôle de l’activité scripturale. Les situations fonctionnelles sont
des moments de production d’écrit et d’apprentissage non formalisés qui sont effectués
dans un but de communication. Les élèves peuvent y forger leur autonomie de décision à
tous les niveaux du processus d’écriture en s’appuyant sur les échanges en binômes ou
trinômes médiatisés par des grilles de critères élaborés collectivement.
Qui identifie ces problèmes ? L’enseignant, bien sûr, qui peut s’attacher à mettre en relation
les problèmes les plus fréquemment détectés dans les textes avec les composantes spéci-
fiques du genre d’écrit à travailler en situation de structuration. Mais ce sont surtout les
élèves qui vont être incités à repérer eux-mêmes, par l’analyse de leurs pratiques de lecteur
et de scripteur du genre étudié, les « obstacles » apparus en situations fonctionnelles qui
seront traités comme « objectifs » en situations de structuration.
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Le dispositif vise à ancrer le questionnement de l’élève dans la complexité de sa propre acti-
vité finalisée. Les remarques, observations ou questions que se posent les élèves quand ils
écrivent seul ou échangent en binômes/trinômes sur leurs textes, sont sollicitées lors de
débats en collectif. Les situations différées sont ces moments de débats à fonction problé-
matisante qui reposent sur l’analyse spontanée des activités de lecture/écriture et visent le
repérage des obstacles majoritairement rencontrés en situations fonctionnelles. Ces
moments contribuent à « donner sens » à l’enseignement formalisé en situations de structu-
ration dans la mesure où celui-ci s’appuie sur des problèmes (et des réussites) repérés par
les élèves eux-mêmes dans leur pratique, un désir collectif de les traiter, un premier état de
leur conceptualisation.
Les situations différées constituent la clé de voûte du dispositif. Durant les temps d’échange,
dont les fonctions évoluent au fil du projet, les élèves ne sont plus en train d’écrire/lire (seul,
à deux ou à trois) et ils ne sont pas encore réunis pour traiter collectivement un problème
précis. Les prises de parole impliquées des élèves s’avèrent un élément essentiel pour les
décisions stratégiques de l’enseignant, soucieux de mettre en tension les logiques produc-
tives (construire un récit de contes pour une échéance déterminée) et d’enseigne-
ment/apprentissage (devenir compétent en déjouant les problèmes, en construisant les
outils appropriés, en explicitant les procédures efficientes).
En interface, les situations différées sont des zones de médiation organisant une double uti-
lisation/construction des savoirs : sur l’action (transformer les « actions en connaissances »)
et pour l’action (mettre « les connaissances en actes »). Construire des compétences est un
processus qui s’opère alors selon un cycle récursif constitué de deux moments articulés : le
moment du faire où le savoir s’investit dans les activités et le moment du savoir où ce qui est
déjà connu dans la pratique se ré-élabore à un niveau supérieur de formalisation. Stimulant
l’articulation dialectique entre ces deux moments, les situations différées s’instituent d’abord
comme un espace discursif pour assumer collectivement l’analyse de la tâche complexe et
pour mettre en convergence les représentations des relations entre buts et moyens (ce qui
est à faire et comment on peut le faire). Les critères d’évaluation progressivement co-éla-
borés sont des conseils pour écrire résultant de ces temps de discussion spontanée en
situations différées ou plus formalisée en situations de structuration.
Au cours du projet que nous allons rapidement évoquer plus loin, les situations différées ont
successivement répondu à plusieurs fonctions : déglobaliser la tâche complexe, discerner
les opérations, finaliser l’élaboration et l’utilisation d’outils, clarifier le fonctionnement du dis-
positif, etc. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette communication, préciser chacune de
ces fonctions qui, toutes ensemble, contribuent à instaurer le groupe d’élèves à la fois
comme une instance de production (recueil de contes) et comme une communauté de
recherche (on rencontre les mêmes problèmes et on construit une pluralité de réponses).
Dans ces conditions, les conduites de régulation mises en jeu par l’enseignant sont très
nombreuses (rappeler les points d’accord provisoires, contextualiser une discussion au
regard de la démarche engagée et la mettre en relation avec d’autres étapes du projet déjà
vécues, inciter à anticiper en discernant les critères à privilégier…). Conjointement à ces
conduites de régulation, il lui revient d’accompagner chaque élève dans les tentatives
réitérées de réécriture médiatisées par les critères co-élaborés.
En effet, si, pour l’enseignant, les situations différées constituent le point nodal du dispositif,
il reste que, pour l’élève, le centre de gravité du dispositif se situe dans le questionnement
personnel qu’il opère sur son texte en situation fonctionnelle. Le processus d’appropriation
F. Un dispositif pour accompagner l’émergence du sujet écrivant ■ 391
du contrôle de l’activité scripturale conduit ainsi des régulations externes (en situations de
structuration et en situations différées) à l’autorégulation instrumentée en situation fonction-
nelle où les interactions en binômes/trinômes et avec l’enseignant permettent à l’élève d’es-
sayer, dans l’activité conjointe, les conduites de questionnement sur son texte qu’il va tenter
seul parallèlement.
Si c’est bien par ce jeu de multiples interactions que l’élève peut devenir compétent, en pas-
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sant peu à peu d’une pratique conjointe des régulations à leur mise en œuvre autonome en
situation de production, alors, se responsabiliser pour l’élève ne se limite pas aux initiatives
qu’il prend pour transformer le texte mais aussi pour s’insérer dans le tissu d’interactions afin
de mettre en relation textes, outils et procédures. Aussi, en travaillant à la clarté cognitive
des situations (Brossard 1992 : 197), l’accompagnement de l’enseignant peut être conçu
dans la perspective de l’évolution du rapport des élèves au texte, à l’écriture, aux outils éla-
borés/utilisés, au dispositif et à eux-mêmes comme sujets écrivants (Bucheton 1995).
Les critères élaborés reformulés collectivement ont médiatisé le rapport individuel à l’activité
d’écriture pour des parcours pourtant très nettement différenciés. D’abord centrées sur des
problèmes textuels, les modifications communes aux élèves portent sur la construction de
la dimension narrative, les rôles actantiels, le positionnement des situations initiale et finale,
la ponctuation et l’orthographe. D’autres modifications comme l’emploi d’organisateurs
variés, les désignations d’un personnage, par exemple, n’apparaissent pas dans tous les
parcours de réécriture.
La diversité des parcours constitue aussi un trait distinctif imputable sans doute au disposi-
tif (139 versions dont 40 versions partielles ont été rédigées par les 23 élèves). La décision
de recommencer une nouvelle version, d’arrêter une version en cours de route, appartenait
à l’élève. Plusieurs aspects peuvent être retenus pour situer les évolutions des réécritures :
le nombre de versions (entre 3 et 9), le volume d’écrit (égale ou très différent d’une version
à l’autre), le traitement des critères (combiné sur une ou deux versions ou étalé sur un plus
grand nombre de versions)…
Le cadre limité de cette contribution ne permet pas de restituer les aspects significatifs de
ces conduites, mais il nous laisse au seuil de deux questions cruciales. D’abord, quelle visi-
bilité peut-on/doit-on accorder à la diversité de ces parcours en classe ? Ensuite, comment
aider les élèves à construire le sens de leur propre parcours pour stabiliser et transférer les
repères construits ? Pour ce faire, ne faudrait-il pas étudier quels ont été les problèmes ren-
contrés, comment ils ont été surmontés et quels ont été les outils utilisés ? Nous comptons
bien aborder ces problèmes dans nos prochains travaux.
392 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
■ BROSSARD, M. (1992). « Un cadre théorique pour aborder l’étude des élèves en situation sco-
laire », Enfance, tome 46, n° 4, pp. 189-200.
■ BUCHETON, D. (1995). « Aider l’élève à devenir un » sujet écrivant » ou de quelques ingré-
dients à bien mélanger ». Recherches, n° 23, pp. 107-116.
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■ DABÈNE, M. (1987). L’adulte et l’écriture, Bruxelles, De Boeck,
■ DELFORGE, B. (1986). « Conception de l’évaluation du texte et de l’apprentissage, la logique
contrastée de deux systèmes de référence ? », Bulletin du Certric, 7, pp. 9-20.
■ GILLET, P. (1991). Construire la formation, Paris, E.S.F.
■ LE BOTERF, G. (1994). La compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Éditions
d’organisation.
■ REUTER, Y. (1996). Enseigner et apprendre à écrire, Paris, E.S.F.
■ RUELLAN, F. (1999). « Un mode de travail didactique pour l’« enseignement » de compétences
en production d’écrits », Spirale, pp. 53-73.
■ RUELLAN, F. (2000). Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’é-
criture au cycle 3 de l’école primaire, Université de Lille III, sous la direction de Yves Reuter.
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 393
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Université Libre de Bruxelles
1. Introduction
« Après maintes tergiversations, l’auteur de ces lignes a finalement décidé d’utiliser le «
nous », impersonnel mais moins agressif que le « je », espérant que son lecteur n’y verra
aucune intention majestative ou pompeuse ».
Cette note, extraite d’un travail d’étudiant, prête à sourire par sa naïveté déconcertante. Elle
reflète cependant le problème du positionnement énonciatif et à ce titre illustre parfaitement,
malgré son côté anecdotique, l’objet de cet article : quelles compétences langagières déve-
lopper chez des étudiants confrontés à leur première tâche d’écriture scientifique ?
Autrement dit, et pour voir les choses à plus long terme, comment amener les étudiants à la
compétence de production maitrisée de discours de recherche ?
Répondre à cette question impose une analyse préalable des besoins. La démarche choisie
pour ce faire se veut compréhensive, dans la mesure où l’on tentera de comprendre un com-
portement plutôt que de se focaliser sur un relevé fataliste des difficultés rencontrées. À
terme, l’objectif est de proposer des pistes pour un enseignement ciblé, s’appuyant, d’une
part, sur un déjà-là scriptural et lectural des étudiants et développant, d’autre part, des
compétences que l’on attend d’eux dans des tâches spécifiquement universitaires.
La réflexion en ce domaine pose notamment les questions suivantes : la spécificité des opé-
rations mentales et cognitives concernant la lecture et l’écriture des textes spécialisés, les
stratégies mises en œuvre pour construire du sens, la fonction heuristique de l’écrit dans l’é-
criture de recherche… (Dabène et Reuter, 1998 : 6).
C’est dans ce cadre que sera abordée ici l’analyse de vingt travaux écrits d’étudiants de pre-
mière année en Histoire. La recherche, concernant le petit commerce à Bruxelles au
XIXe siècle, a été effectuée tout au long de l’année et suivie par le professeur et les assistants
dans le cadre des « Exercices sur des questions d’histoire : époque contemporaine » 39. Elle
s’appuyait principalement sur l’étude des registres de patentes, sur le recoupement avec
d’autres sources comme les registres de population, les almanachs de commerce et l’ico-
nographie, ainsi que sur l’exploitation de l’historiographie. Si chaque étudiant devait se
consacrer à l’étude d’une ou deux rue(s) dans une section et une année en particulier, il lui
était explicitement demandé d’insérer cette recherche dans la problématique générale du
38. À ce sujet, voir : Lidil, n° 17, mars 98 : Pratiques de l’écrit et modes d’accès au savoir dans l’enseignement supérieur,
C. Fintz et al., La didactique du français dans l’enseignement supérieur : bricolage ou rénovation ?, Le français aujour-
d’hui, n° 125, mars 99 : … à l’Université.
394 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
petit commerce à Bruxelles au XIXe siècle. Certaines lectures à ce sujet avaient par ailleurs
été chaudement recommandées.
Dans le cadre limité de cet article, l’analyse des travaux aura pour but, bien modeste et par-
tiel au regard de toute l’exploitation possible, d’épingler certaines caractéristiques du com-
portement discursif de ceux qu’on peut appeler des apprentis-chercheurs. Celui-ci sera
observé et analysé par le biais de deux questions qui, si elles sont ici abordées successi-
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vement par facilité d’exposition, sont, comme on le verra, étroitement mêlées. Tout d’abord,
comment l’objet de la recherche est-il construit ? Autrement dit, comment est-il présenté et
problématisé 40 ? Ensuite, comment les étudiants se positionnent-ils en tant que cher-
cheurs et par quels indices, linguistiques et discursifs, peut-on l’observer ? Tentent-ils de se
conformer à une (des) représentation(s) qu’ils se font du scientifique, de l’historien confirmés
? Selon quels critères visibles ? Quelles caractéristiques cela implique-t-il, non seulement en
ce qui concerne la construction textuelle de leur travail mais surtout en ce qui concerne les
traces de l’énonciation ?
La plupart des introductions présentent le thème du travail, dans des termes qui parfois en
disent long sur la manière dont l’étudiant a conçu sa recherche et rédigé l’exposé. Dans les
deux exemples qui suivent, on notera la différence dans le choix des verbes (« analyser » ou
« décrire »), qui reflète des intentions discursives fondamentalement divergentes, même si
elles sont sans doute inconscientes :
dans ce travail, je vais analyser la situation des patentables à Bruxelles vers la fin du
XIXe siècle, plus précisément dans la rue des Minimes
nous proposons de décrire, à travers ce travail qui traite du petit commerce à Bruxelles
au XIXe siècle, les petits commerçants de la section 8 en 1857
La description, justement, est le sort le plus souvent réservé aux introductions par les étu-
diants : ceux-ci décrivent Bruxelles au XIXe siècle aux plans politique, économique, géogra-
phique ; ils décrivent les différentes sources utilisées, la « méthode de travail », les problèmes
rencontrés ou encore l’exposé lui-même (l’introduction, dans ce dernier cas, jouant un rôle
exclusif de planification). C’est ainsi que les introductions nous renseignent parfois davan-
tage sur l’emploi du temps de l’étudiant (« je suis d’abord allé aux Archives, puis à la
Bibliothèque Royale ») ou sur les travaux d’aménagement en cours à la bibliothèque que sur
l’objet de la recherche !
Pour illustrer cette tendance très nette, un exemple suffira, choisi pour la bonne humeur et
le pédagogisme insufflés par la description… :
Mais comment étudier le petit commerce ? À partir des taxes payées par exemple, qui
pour la période étudiée dans ce travail s’appellent patentes. Il nous faut donc trouver un
registre des patentables pour la ville de Bruxelles ! Que nous trouverons aux archives de
la ville de Bruxelles ! Le registre est réparti par année et par section. Les sections sont
au nombre de huit, celle qui nous intéresse est la section 5, car pour ce travail nous nous
39. Eliane Gubin, Valérie Piette et Pierre Van den Dungen. Ceux-ci ont grandement contribué à l’analyse amorcée dans cet
article en me fournissant les travaux d’étudiants et leurs propres annotations : je les en remercie vivement.
40. À ce propos, reconnaissons en effet que la démarche de problématisation, manifestement attendue dans ce type de
travail, ne va pas de soi pour les étudiants et fait l’objet de nombreux reproches à leur encontre. Ainsi par exemple
cette remarque : « l’étudiant est passé à côté de la recherche et de son objet ».
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 395
limiterons à une section et dans celle-ci nous ne prendrons que deux rues que nous
vous présenterons à la fin de cette introduction. Les patentes seront par contre décrites
en détail dans le chapitre qui suit l’introduction.
Tout ceci ne nous dit toujours pas comment nous allons pouvoir étudier le petit com-
merce à partir des patentes ! Et bien, nous allons faire des statistiques sur ce que les
patentes contiennent, à partir desquelles nous pourrons tirer des conclusions. Les sta-
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tistiques auront comme but de nous montrer la variété du commerce, l’importance
pécuniaire de ceux-ci et aussi la nature du commerce. Ce que nous pourrons aussi
montrer c’est le cumul de professions, car au XIXe siècle, le cumul de patentes est une
affaire courante. En dernier point, nous traiterons la répartition des patentes entre les
sexes.
Certes, les descriptions ne sont pas à bannir d’une introduction, ni du reste du travail
d’ailleurs. Au contraire, même, elles y sont indispensables. Cependant, lorsqu’elles prennent
le dessus et lorsque cette quasi-exclusivité s’étend dans tout l’exposé, le risque est grand
d’offrir aux lecteurs l’impression d’un « dossier livré en vrac », sans « aucune mise en œuvre
» (pour reprendre ici des annotations d’un enseignant dans l’évaluation de quelques travaux
examinés).
Ce qui pose problème, en réalité, ce n’est pas l’activité descriptive elle-même qui, comme
on l’a déjà dit, est incontournable dans ce genre de travail, mais la difficulté à articuler entre
elles différentes données pour construire une problématique. Pour ce faire, il faut en effet
faire interagir trois systèmes discursifs : celui de l’auteur du travail, celui du terrain, celui des
théoriciens (Guigue 1998 : 82). En effet, selon la définition de Michèle Guigue (définition
qu’elle qualifie elle-même de « restrictive » mais qui suffit à notre propos), « il y a probléma-
tique à partir du moment où des concepts issus de travaux théoriques fondamentaux sont
coordonnés au questionnement et interagissent avec les matériaux recueillis » (Guigue : 86).
Dans le cas qui nous préoccupe, il s’agissait d’intégrer le questionnement de départ (com-
ment se dessine le petit commerce à Bruxelles au XIXe siècle ?), les données des sources
(patentes, registres,…) et celles de la littérature historique à ce sujet. Plus facile à dire qu’à
faire, évidemment… et l’on peut comprendre que des étudiants peu ou pas du tout habitués
à cet exercice se réfugient derrière la description, qu’ils maitrisent et qui sans doute les ras-
sure par l’aspect pré-construit qu’elle offre du savoir. On observe d’ailleurs ce comportement
dans d’autres tâches universitaires, telles que l’activité résumante (résumés, synthèses,
prises de notes) : pour éviter la prise de risque – la dérive interprétative par exemple – ou
tout simplement parce qu’ils n’ont rien perçu d’autre, de nombreux étudiants se bornent à
sélectionner et reproduire des idées comme s’il s’agissait d’une liste (Pollet 2000 : à
paraitre).
Outre l’introduction et le rôle qu’elle joue – ou ne joue pas, le plus souvent ! –, on peut aussi
analyser la construction de l’objet de la recherche en observant l’usage et la gestion des
citations. Ce faisant, on rejoint bien évidemment la deuxième question posée dans cet
article, à savoir le positionnement des étudiants en tant que chercheurs : on sait que la cita-
tion fait partie du fantasme scientifique, mais on reviendra plus tard sur ce point.
C’est le concept d’intertextualité, dans sa connotation dialogique, qui intervient dans cet
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aspect de l’analyse des travaux.
L’observation des travaux montre que très souvent, les étudiants citent pour citer41. Ainsi, de
nombreux travaux accumulent tant de citations (parfois des pages entières !) qu’ils en
deviennent un véritable collage. Certains citent pour les informations les plus banales, qui
n’appellent ni prolongement ni renforcement ni justification particulière : par exemple, un étu-
diant cite la description des sources faite par un historien – alors que la sienne aurait pu
convenir et suffire –, comme s’il avait trouvé là l’occasion de légitimer son travail par le biais
d’un auteur « reconnu ». Certains ont encore tendance à citer même quand le contenu de la
citation n’a absolument rien à voir avec le thème du travail. Dans ces cas de citations inutiles,
il peut être intéressant de signaler que les auteurs cités sont professeurs ou assistants dans
la section… Cette tendance à focaliser ainsi l’usage de la citation se remarque également
dans l’activité de résumé (Pollet 1998 : 127-128). À moins de soupçonner les étudiants de
flagornerie, on peut interpréter ces références systématiques à ces Autorités-là comme un
souci de bien faire, donc de « faire comme le prof ».
Qu’il s’agisse de citations ou de références aux archives, on observe encore chez les étu-
diants une nette difficulté à intégrer la citation à leur propre texte. Il arrive ainsi que le lec-
teur doive chercher et reconstituer le rapport entre le fil du texte et l’évocation d’une source.
Cette évocation peut même parfois être très longue, ce qui accentue le hiatus entre elle et
son co-texte. Il arrive aussi qu’elle soit tout à fait adéquate, le seul problème, dans ce cas,
étant la non-explicitation de la relation dialogique et donc la rupture dans la construction
sémantique du travail.
41. Cette remarque d’un des enseignants correcteurs est significative à cet égard : « l’étudiant n’écrit pas : il cite »
G. Les étudiants et l’écriture de recherche : quelles compétences ? … ■ 397
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travaux regorgent de titres et de sous-titres), l’historien qui cite (on l’a vu plus haut), le scien-
tifique qui affirme, qui assène, même (les étudiants n’usent guère de modalités logiques : «
dans les tableaux, on voit bien que… », « les chiffres prouvent que… ») et, pour terminer,
l’image du scientifique verbeux qui, paradoxalement, veut montrer qu’il a conscience de ses
limites (un seul exemple parmi bien d’autres : « néanmoins, « tempus fugit », maintes idées
n’ont pu être développées et nous sommes condamnés à la présenter incomplète à notre
grande insatisfaction »).
Ces images ne sont bien entendu pas toutes entièrement fausses et il n’est pas question
d’inciter les étudiants à faire table rase. Cependant, certains travaux confinent à la carica-
ture tant l’une ou l’autre d’entre elles peut être prégnante.
Une dernière observation en ce qui concerne le comportement discursif des étudiants : si,
comme on l’a vu plus haut, ils répugnent à user de modalités d’énoncé logiques, ils ont ten-
dance à abuser de modalités subjectives, affectives ou évaluatives. Il semble que, sur cer-
tains points, leurs jeunes personnalités, volontiers moralisatrices, prennent le pas sur l’ob-
jectivité de l’historien :
Une activité obscure et honteuse ne se cacherait-elle pas derrière l’appellation innocente de
cabaretier ?
Les cabaretiers et tenanciers de maisons de prostitution ont peu d’enfants : vingt enfants
pour quatorze ménages. […] Avortement, abandon• … ! Où sont ces enfants car on sait
que la contraception n’était pas d’actualité à l’époque !
5. Conclusion
Cette analyse, même incomplète, montre que les étudiants ne maitrisent pas l’écriture scien-
tifique. L’idée de les initier s’impose donc. C’est d’ailleurs ce que se proposent de faire cer-
tains ouvrages concernant la méthodologie des mémoires, thèses ou autres écrits universi-
taires. Cependant, la plupart d’entre eux se contentent de répéter inlassablement, sur un ton
souvent paternaliste, les seules contraintes formelles liées au genre, ce qui n’a d’autre
intérêt que d’offrir un guide pratique à des étudiants angoissés42.
C’est une tout autre démarche qui sera prônée ici. En effet, si l’analyse révèle les faiblesses
des étudiants dans l’écriture du discours de recherche en histoire, elle montre aussi que la
plupart en ont certaines images et même, pour certains, une ébauche de pratique. Un ensei-
gnement efficace pourrait donc partir de ces représentations, non pas pour les briser, mais
pour en construire de plus solides, plus conformes à la réalité de la production scientifique.
Ainsi, on peut envisager de travailler sur des spécificités discursives qui semblent ressenties
mais non maitrisées par les étudiants, telles que la gestion de la polyphonie, la construction
de l’intertextualité, le degré, les marques et les démarches d’explicitation des concepts.
D’autre part, parallèlement à cet examen qui nous éclaire sur les représentations et les
compétences des étudiants et nous permet d’envisager des interventions didactiques, il est
42. Deux exceptions méritent toutefois d’être signalées : l’ouvrage de M. Lenoble-Pinson qui consacre plus de cinquante
pages à la rédaction et dont l’exposé méthodologique est ponctué par quelques considérations discursives, ainsi que
celui de M. Eckenschwiller, entièrement consacré, quant à lui, aux fonctions de l’écrit et aux comportements scripturaux,
introduisant ainsi une dimension pragmatico-réflexive très intéressante.
398 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
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port avec des contenus et des intentions qu’il faut faire émerger.
L’analyse de chacun de ces genres, articulée au travail concernant les productions person-
nelles des étudiants, représente une familiarisation non négligeable au système de commu-
nication et d’élaboration du savoir à l’Université. Il va de soi, dans la démarche suggérée ici,
que c’est l’interaction de deux regards, en l’occurrence celui de l’historien et celui du lin-
guiste, qui permettra de travailler véritablement la fonction épistémique de l’écriture dans la
production scientifique.
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JACQUES DAVID
CNRS « LEAPLE » – Université Paris V
CLAUDIA POLZIN
Université de Bonn
Dans cette étude, nous traitons du problème des conceptions de la langue à travers les
métaphores. Notre objectif consiste à montrer que de nombreux processus de métaphori-
sation appartiennent tout autant à l’ontogenèse (le développement individuel) des savoirs
sur la langue qu’à la phylogenèse (l’évolution collective) de la pensée linguistique. Pour ce
faire, nous nous appuierons sur un double corpus : une sélection de textes significatifs de
l’histoire des sciences du langage, d’une part, et les conceptualisations linguistiques
d’élèves (du cycle primaire français), d’autre part… Nous verrons ainsi comment les
emprunts aux différentes nomenclatures (de la biologie, de la physique, de la méca-
nique etc.) se trouvent également dans les commentaires métalinguistiques de jeunes
apprenants.
Au-delà, c’est l’essor des sciences cognitives qui ouvre sur un réexamen d’ensemble de la
métaphore. La « métaphore revue » est plutôt considérée comme un procès et moins comme
le résultat d’une substitution ; en fait, un procès suscité par la mise en relation de deux
domaines. Plus exactement, il s’agit non d’une simple mise en relation, mais d’une structu-
ration hiérarchique : on établit une relation entre deux domaines en appliquant certaines qua-
lités choisies de l’un sur l’autre. Cette structuration ne s’effectue pas au hasard.
Généralement, la dénomination métaphorique est enracinée dans l’expérience physique
(Johnson, 1987), mais aussi dans les expériences culturelles et les relations sociales. Un
nouveau concept est ainsi structuré par une expérience plus concrète et plus fondamentale.
En résumé, du point de vue cognitif, la métaphore constitue une sorte de superposition de
deux domaines ou expériences (Lakoff et Johnson, 1985) ; elle fournit des schémas qui
organisent notre interaction avec le monde. Loin de dépendre du libre arbitre de l’individu ou
du chercheur, il faut la considérer comme un moyen – ou une phase – de conceptualisation
nécessaire. Mais, soulignons-le, cette structuration est toujours une structuration partielle
des objets. Les métaphores sont donc souvent le résultat de focalisations, pour ne pas dire
de points de vue plus ou moins idéologiques. Aucune métaphore n’est ni « complète », ni «
objective » ou « neutre », chacune découpe son objet selon des plans ou des options déter-
minées.
400 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
Dans le cadre limité de cet exposé, nous ne pourrons discuter l’hypothèse de G. Lakoff et
M. Johnson (ibid.) qui suggèrent que notre système conceptuel tout entier a un caractère
métaphorique. Il va sans dire que notre étude, circonscrite ici à deux domaines, devrait être
comprise dans une analyse d’ensemble de la métaphore dans d’autres contextes et ques-
tionnements : l’organisation générale des connaissances et leur construction (Schlanger,
1995), la motivation des signes linguistiques (Normand, 1976 ; Keller, 1995/1998), ou encore
les relations entre l’acquisition du langage et le développement cognitif (David, 1993, Gopnik
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et Meltzoff, 1998).
Rappelons également que le métalangage grammatical, pris ici au sens large de « langue
servant à découper et décrire les catégories et unités d’un langage objet », est largement
déterminé par la tradition de la grammaire classique (Charpin, 1980 ; Rosier (éd.), 1988 ;
Colombat, 1993 ; Polzin, à paraitre). Toute analyse devrait donc aussi prendre en considéra-
tion les usages traditionnels et souvent inconscients des termes. Mais cela ne signifie pas
que les métaphores construites dans l’usage et formalisées dans les théories linguistiques
soient dépourvues de fondements, n’offrent que des falsifications du réel, ou occultent toute
conceptualisation scientifique. Au contraire, nous montrerons leur intérêt autant que les
limites de leur extension.
Qu’est-ce qu’un organisme ? Tout d’abord, sans spécification, c’est un être très abstrait. Le
seul trait caractéristique valable, indépendamment du caractère spécifique de l’organisme,
semble-t-il, c’est l’idée d’un tout et de ses parties, l’idée d’un tout structuré. En analysant les
textes linguistiques de l’époque, on trouve toute une gamme d’images qui se laissent réduire
au dénominateur commun « organisme » : vie, racine, branche, germe, souche, rameau,
généalogie et arbre généalogique, (langue-) mère, (langue-) sœur, (langue-) fille, et des
adjectifs comme organique, fécond ou vivant… En établissant la liste des termes-clés, on voit
clairement qu’il y a deux groupes de métaphores : celles du domaine-source des plantes et
celles du domaine-source de la vie humaine. Mais ces deux domaines ne s’excluent pas, tout
au contraire, ils coexistent, même là où les différentes images se contredisent du point de vue
logique. Cette distribution est particulièrement saisissable dans l’œuvre de J. Grimm (cité par
Krapf, 1993) qui met en parallèle le développement des langues et celui des plantes tout en
décrivant en même temps les parties de la langue à l’aide de métaphores anthropomor-
phiques : les consonnes comme les os et les muscles, les voyelles comme la respiration et le
sang ; les consonnes comme l’élément masculin, les voyelles comme l’élément féminin, dont
l’unification engendre la racine, etc. Dans le même sens, on trouve chez les frères Schlegel
(1808, 1818), mais aussi plus tard chez Schleicher (1863), Humboldt (1820, 1827-1829) et
d’autres, cette double lecture de l’organisme : un vocabulaire végétal et des termes se réfé-
rant à la vie humaine. Dès qu’il y a emploi métaphorique, il semble ne pas y avoir contradic-
tion, mais plutôt accumulation.
Mais une métaphore n’explique rien. Ce n’est qu’en révélant les contextes dans lesquels elle
est utilisée et les intentions auxquelles elle correspond qu’on peut mettre en lumière son rôle
dans le raisonnement et la communication. Mis à part les détails caractéristiques de chaque
auteur 44, on peut constater que les linguistes du mouvement comparatiste, sensiblement
43. Le Traité de Ch. de Brosses (1765), par exemple, déborde d’expressions comme germe, tronc, racine ou branche ; la
métaphore végétale est également présente chez nombre d’auteurs de l’antiquité ; M.T. Varron utilise entre autres les
expressions radix (V, 13) et fons (V, 92) dans ses réflexions sur l’origine des mots.
44. Si les frères Schlegel se réfèrent avant tout à la morphologie – en opposant les langues flexionnelles « organiques » aux
autres langues « mécaniques » –, A. Schleicher développe un programme linguistique qui s’oriente à tous égards
H. De l’histoire des théories linguistiques à l’apprentissage : … ■ 401
influencés par les théories de G. Cuvier (l’anatomie comparée) et celles de Ch. Darwin, ont
souligné le caractère autonome de la langue et du langage auxquels ils ont donné une
dimension historique. La projection de connaissances du domaine de la physiologie et de la
biologie a ainsi, sans doute, aidé à découvrir, dans les réflexions sur les phénomènes lan-
gagiers, des dimensions d’analyse jusque-là peu exploitées. Néanmoins, une métaphore
introduit toujours des aspects non-rationnels. C’est le cas de la valorisation problématique
de certains groupes de langues à travers la terminologie végétale.
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De plus, comme chaque projection métaphorique, la terminologie organiciste laisse des
zones obscures. Ainsi supprime-t-elle, par exemple, les causes du changement des langues.
La métaphore sert bien à mettre en relief des changements, mais sont voilés le pourquoi du
développement observé, de même que les facteurs intervenant dans les processus d’évolu-
tion. Si l’on admet qu’une langue est à tout temps un continuum, un diasystème de variétés
diverses et non pas un bloc monolithique (c’est là un des problèmes suscités par l’image de
l’arbre généalogique), cette conception devrait être appliquée également à la diachronie 45.
Bien évidemment, il nous faudrait évoquer d’autres conceptualisations actuelles qui rappro-
chent la communication d’un procès économique ou bureaucratique (« échanger des posi-
tions », « organiser son discours », « gérer des connaissances ») et celles qui envisagent la
communication comme une machine, un ordinateur (« donner un signal », « encoder/déco-
der », « programmer ») 46. On pourrait y ajouter d’autres métaphores également répandues :
la langue vue comme « système » de signes ou de règles, « instrument » de la pensée ; la
vers les sciences naturelles, et notamment la biologie. En revanche, W. v. Humboldt met plutôt en relief la dimension
socioculturelle de la langue (cf. Polzin, 1998 : 455-457).
45. Voir le projet de manuel d’Histoire des langues romanes, à paraitre à partir de l’an 2000 à Berlin-New York chez de
Gruyter.
46. Signalons au passage que, dans les premiers modèles, l’échange téléphonique apparait comme le prototype de la com-
munication (émetteur, récepteur, canal, code, message…). Cette perspective se traduit aussi dans les représentations gra-
phiques de beaucoup d’ouvrages de vulgarisation, qui montrent souvent des personnes « reliées » par un câble. Évidem-
ment, cet ensemble métaphorique a profondément marqué notre manière de concevoir la communication.
402 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
communication vue comme action d’« ingérer » lorsqu’il s’agit d’« avaler » des informations
ou de les « servir » à quelqu’un. Il existe en fait dans le discours scientifique comme dans les
concepts quotidiens – deux domaines souvent difficiles à délimiter —, des perspectives
concurrentes, qui, chacune, en focalisant sur des phénomènes et problèmes différents, rem-
plissent une fonction déterminée, mais évidemment aucune n’est en mesure de saisir com-
plètement la complexité du langage humain et la diversité des langues.
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2. Les métaphores d’apprentissage dans la métalangue
grammaticale
Comme dans l’essor des théories linguistiques, la métaphore participe de la formation des
concepts linguistiques chez les élèves plus ou moins jeunes ou expérimentés, mais aussi
dans les manuels d’enseignement-apprentissage et plus largement dans les discours didac-
tiques. Faute de place, nous n’étudierons ici que le corpus de productions des apprentis
grammairiens.
Concernant les métaphores élaborées par les élèves, nous prendrons l’exemple du terme «
nom » (substantif) et de son usage dans le repérage des unités linguistiques correspon-
dantes. Nous avons remarqué 47 qu’en 1re et 2e primaire, que la plupart des élèves ne recon-
naissent pas les noms parce que « ça ne dit pas comment ils s’appellent » (Élodie, 6,11 ans),
ou bien dans la phrase : « Patrick a acheté une veste neuve », « ce n’est pas son nom à la
veste – peut-être pour un animal oui mais pas pour les vêtements » (Julien 7,3 ans). En fait,
le terme « nom » ne peut s’appliquer qu’à des animés. La polysémie du terme ne peut aider
à l’identification des unités correspondantes. On le voit, la métaphore originelle qui déter-
mina le choix du terme brouille la compréhension du concept. Seuls les noms propres sont
reconnus, à condition qu’ils désignent des personnes. Il semble donc que le « nom » ne
puisse être conceptualisé dans une analyse grammaticale indépendamment de sa signifi-
cation « ordinaire ». En fait, chez les jeunes sujets, ce terme ne parvient pas encore à se
différencier dans la distribution des classes de mots en nom, verbe, adjectif, pronom… et
dans ses relations morphosyntaxiques, notamment avec les déterminants. Il est pris au sens
commun de « nom » d’un individu (prénom ou patronyme). On voit alors combien la consti-
tution d’une classe grammaticale aussi simple peut être problématique et combien la méta-
phorisation sous jacente peut gêner la construction des savoirs en langue.
Avec des élèves un peu plus âgés – i.e. familiarisés avec la métalangue grammaticale —, le
recours à des métaphores apparait plus positif. Les reformulations produites dans l’analyse
des relations syntaxiques montrent que les élèves ont besoin de figurer certains termes lexi-
calement opaques. Ainsi Jamel (10,5 ans) explique que « le verbe se marie avec le sujet
pour qu’on sait qu’il est féminin ou masculin ». Il est évident, dans cet exemple, que la rela-
tion de « mariage » signifie la relation de conjugaison et la nécessité de l’accord. La méta-
phore est habile ; elle est construite à la fois sur le type de relation et la signification des
termes impliqués : féminin et masculin. Car, dans cette paraphrase naïve, le propre du lien
morphosyntaxique n’est-il pas justement d’assurer un accord qui nécessite l’identification
des genres ?
Les arguments avancés pour expliquer les relations grammaticales de genre et de nombre,
principalement, offrent une grande diversité de créations métaphoriques. Le marquage du plu-
riel, par exemple, généralement lié à des critères sémantiques ou référentiels, est identifié à
l’opération d’ajout – « on ajoute un « s » parce qu’il y en a plusieurs » ; « le « x » ça veut dire
qu’il y en a plein » –, qui peut s’étendre à des justifications encore plus iconiques (Kilani-
Schoch, 1988, Dressler, 1995), du type « Il faut mettre deux « s » parce qu’il y en a deux des
voitures » ou bien « Comme, il y a « des » devant et bien le « s » de « des », je le prends et je
le colle à tous les mots ». Comment expliquer autrement les chaines d’accord dans le syn-
47. Voir les travaux de l’équipe LEA (Linguistique de l’écrit et acquisition) du laboratoire « LÉAPLE » (UMR 8606 du CNRS) qui
décrivent l’acquisition de l’orthographe à tous les niveaux de la scolarité (voir entre autres Jaffré et David, 1999).
H. De l’histoire des théories linguistiques à l’apprentissage : … ■ 403
tagme nominal ou la phrase ? Certes, le principe est sommaire et approximatif, mais la justifi-
cation en termes de distribution des marques offre l’avantage de passer d’une logique de
simple marquage morpho-sémantique – le « s » du « beaucoup », du « plusieurs » ou du «
plein » – au « s » compris dans ce lien graphique d’unification syntaxique nécessaire en
français. Notons au passage que les fonctions de l’ordinateur, et plus précisément du traite-
ment de texte, en particulier le « copier-coller », engendrent de nouvelles métaphores dans les
pratiques d’écriture. Concernant le marquage du pluriel, le problème reste, bien évidemment,
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de reconnaitre toutes les classes de mots et de ne pas appliquer cette règle imagée (« copier-
coller » le « s ») à tous les éléments de la phrase, notamment aux verbes et aux adverbes.
Ces exemples ne doivent pas nous conduire à édifier en principe d’apprentissage ce recours
spontané aux métaphores. Leur étude peut cependant nous aider à comprendre les pro-
cessus de construction des notions et relations grammaticales, car celles-ci sont très sou-
vent problématiques, décalées, génératrices de contre-sens et d’ambiguïtés conceptuelles
(voir l’une des trop rares études sur la question : Kilcher-Hagedorn et al., 1987). En fait, nous
remarquons que, lorsque la terminologie grammaticale ne fait pas écran à la réflexion et au
raisonnement, les élèves recourent volontiers à des métaphores qui assurent, au moins tem-
porairement, la compréhension des phénomènes étudiés. Il nous semble donc important de
partir de ces métaphores enfantines – pour peu qu’elles soient signifiantes – afin d’asseoir
des savoirs cohérents. L’objectif consiste alors à analyser le processus de métaphorisation
sous-jacent pour éclairer les fonctionnements, puis à mettre à jour les composantes ou les
variables oubliées, et, à terme, à introduire la nomenclature légitime. Bien sûr, il ne faudrait
pas inverser le processus d’apprentissage et faire de la métaphore le but de l’activité
réflexive sur la langue ; ou alors, nous empêcherions la découverte et la maitrise des fonc-
tionnements linguistiques, en reproduisant une démarche, malheureusement fréquente, où
la terminologie grammaticale est à la fois l’objet et le but de l’activité.
3. Pour conclure
Réfléchir sur les langues et le langage implique presque inévitablement le recours à des pro-
cessus de métaphorisation. Ces métaphores se situent dans un cadre historique déterminé,
et chacune véhicule une image spécifique qui sert à mettre en relief certains aspects de la
langue et du procès de la communication. Aussi est-il important de dévoiler ces valeurs du
métalangage que l’on a trop souvent l’habitude de considérer comme « neutre ».
En fait, l’intérêt des conceptualisations métaphoriques apparait quand elles rendent dispo-
404 ■ 6. « DÉJÀ-LÀ » ET STRATÉGIES DIDACTIQUES
nibles des réalités abstraites. Elles fournissent des schémas conceptuels pour structurer le
monde ; elles élargissent, pour ainsi dire, notre horizon théorique. Mais il faut toujours
considérer qu’une métaphore ne constitue qu’une perspective choisie parmi d’autres et ne
peut donc se confondre ni avec une description objective ni avec une explication. Dans ce
processus particulier de lexicalisation, l’objet ou le concept ciblé perd souvent de sa spéci-
ficité. Le travail du linguiste comme du didacticien consistera alors à en décrire les traits
sous-jacents pour que ces métaphores puissent fonctionner en toute conscience.
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Cependant, si nous désirons prendre en compte les effets positifs, il nous semble nécessaire
de thématiser ce que les métaphores n’expriment pas, afin d’éviter de reproduire, dans la
recherche comme dans l’enseignement, des images simplistes. Il s’agit dès lors d’analyser
la base ou les fondements imagés de la plupart des modèles, des théories, des conceptua-
lisations qui réifient certaines composantes de l’objet étudié pour en masquer d’autres.
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