Daniel Vidal
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Transferts de jouissance
Ainsi qu’il en va souvent, dès les textes premiers, l’espace des signifi-
cations s’ouvre d’emblée aux propositions les plus radicales. Lorsque Jean
de Jésus Marie, carme déchaussé, écrit en 1607 : « Je porte au dedans de
moi des secrets qui me sont inconnus 2 », sans doute prolonge-t-il le théo-
rème du dieu caché en le fond de l’âme, et qui, là, demeure sans qu’on
puisse le nommer. Mais il convient d’entendre aussi ce qui s’annonce
comme inscience de soi, qui pourrait bien venir plus tard, en notre moder-
nité, participer à l’émergence de l’inconscient comme instance analytique.
Mais cette « maille qui file, irrattrapable », pour reprendre les termes de
L. Marin 3, ne prend sens global que dans le réseau des parlers nouveaux
qu’elle autorise. Ainsi de la supplique du mystique, où se dit en toute clarté
la désespérance d’un sexe perdu, puisque d’un désir inassouvi : « Ô mon
créateur, hélas ! Si vous exauciez mon désir, et si vous donniez à ma stéri-
lité le sexe viril de votre amour, le rasoir ne toucherait point à mes cheveux,
et je vous consacrerais pleinement tout mon intérieur 4. » L’amour de Dieu
1. Bien que les mystiques présentés ici aient œuvré pour l’essentiel en amont ou à l’écart de la vaste
« querelle du Pur amour », l’éclairage doctrinal, historique et théologique apporté de longue date
par Jacques Le Brun sur le quiétisme et ses enjeux, ses analyses rigoureuses et désormais de réfé-
rence des raisons de la « dispute » Bossuet-Fénelon, n’ont cessé de constituer l’horizon de mon
questionnement. Ces pages lui sont dédiées.
2. Jean de Jésus Marie (1564-1615), né à Calahorra (il sera dit « Le Calagurritain »), influencera
notamment Alexandre Piny, auquel je viendrai. Il s’inscrit dans la mouvance capitale de Denys
l’Aréopagite, saint Bonaventure, Denys le Chartreux, et Mère Thérèse de Jésus, « cette grande
maîtresse d’oraison ». Son œuvre majeure, La théologie mystique (première édition, en latin,
Naples, 1607), sera traduite en français par Cyprien de la Nativité (André de Compans, 1605-
1680), chez Sébastien Huré le jeune, Paris, 1651 (traduction rééditée à Bruxelles, 1994).
3. Louis Marin, « Un événement de lecture, où un texte de Stendhal est pris à la lettre », L’écrit du
temps, 1, printemps 1982, « Lire Écrire », p. 94-110.
4. Théologie mystique, éd. 1994, p. 14.
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5. Ibid., p. 61.
6. Sur l’économie de l’image dans la constitution de la mystique comme « demeure » du féminin,
on lira l’impeccable argumentaire récemment développé par Mercedes Allendesalazar, Thérèse
d’Avila, l’image au féminin, Paris, Le Seuil, 2002, et, du même auteur, la préface à la réédition des
Méditations après la communion, de Thérèse, dans la traduction d’Arnaud d’Andilly (1670), Gre-
noble, J. Millon, 2002.
7. D. Vidal, Miracles et convulsions jansénistes au XVIIIe siècle - Le mal et sa connaissance, Paris, PUF, 1987.
8. Théologie mystique, op. cit., p. 23.
9. Ibid., p. 117 ss. Cf. aussi : pousser « la volonté vers le haut avec ferveur, de sorte qu’étant enflam-
mée par de très fervents désirs, elle soit toute béante devant Dieu, comme une terre privée de
pluie, qui est toute crevassée de sécheresse, et qu’elle ouvre partout son sein, pour recevoir l’eau
du ciel » (p. 149). De même, cette « inhérence réciproque » entre soi déserté d’affect, et Dieu habi-
tant la nudité de l’âme, opère comme « une certaine transmission et, pour parler proprement, le
boire d’un esprit, qui, ayant les pores ouverts et dilatés, attire l’autre et boit à la façon d’une
éponge ou d’un pain frais, qui absorbe l’eau, et cet effet s’appelle jouissance » (chap. IX, p. 167).
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10. François de Sales, Œuvres complètes, Annecy, 1925, vol. XXII, Aspirations et prières, p. 18-19.
11. Jurieu, Traité historique contenant le jugement d’un protestant sur la Théologie mystique, sur le quié-
tisme..., 1699. Le propos est confirmé par Jeanne de Chantal (1627, déposition au procès de cano-
nisation), par Claude Nicolas de Quoex, bénédictin de Talloires (« Par un artifice abominable,
l’ange de Satan, transformé en ange de lumière, essaya de lui persuader que, quoi que doréna-
vant il se proposât de faire, soit en bien, soit en mal, il serait au nombre des réprouvés, et destiné
à être précipité pour l’éternité dans le gouffre éternel, avec les maudits qui blasphèment le nom
de Dieu : sa damnation éternelle était décidée dans cet arrêt divin qui ne peut être changé »,
O. C., XXII, préface), etc.
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12. Jean de Saint-Samson (Jean Du Moulin, 1571-1636), carme, aveugle, thaumaturge, se situe au
confluent de la « théologie négative » de Denys l’Aréopagite, et de la mystique « abstraite » de
Benoît de Canfield et Thomas Deschamps. Sur la mystique canfieldienne, cf. D. Vidal, Critique de
la raison mystique - Benoît de Canfield, possession et dépossession au XVIIe siècle, Grenoble, J. Millon,
1990.
13. Œuvres complètes, II, édition critique par H. Blommestijn, Rome, 1992-1993, Exercices donnés pour
la recollection des dix jours, p. 71 et ss., 100 et ss.
14. Ibid., L’épithalame de l’époux divin et incarné..., p. 338.
15. Ibid., p. 353.
16. Œuvres complètes, I, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu, propres pour éna-
mourer l’âme de Dieu en Dieu mesme, article cinquième, p. 81.
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amour serait signature somptueuse de cet échec. Aussi bien, perdu en lui-
même, et se consumant en sa propre énergie, l’amour pourrait bien en effet
n’être pur que de s’absorber en sa violence, et, l’habitant toute, s’y effon-
drer : « Amour est moien à l’amour […]. À beaucoup cet amour est si fort,
que la volonté entre toute seule au sein amoureux de l’amour […]. Il faut
que vous vous excitiez à aymer l’amour mesme en lui-mesme 17. » L’amour
pur serait-il cet immense transfert de jouissance de la créature vers Dieu,
mais un dieu dérobé ? Aussi bien tournoierait-il à l’infini sur lui-même,
dans la nuit retrouvée.
Jeanne de Cambry (1581-1639), religieuse de l’ordre de saint Augus-
tin 18, écrit en 1623 ce transfert de son désir propre, et la jouissance qui le
signe, en l’amour de Dieu, et son infinie jouissance. Il convient, indique-
t-elle à son lecteur, de « faire un eschange de vostre amour terrestre pour
posséder en vos âmes un amour pur, céleste et divin, auquel vous ne pou-
vez attaindre si au préalable n’est chassé d’icelles l’amour propre […]
Aussi n y a il guerre si cruelle que d’oppugner soy mesme 19 ». Violence
dite ici en tous ses états – guerre et cruauté –, quand il s’agit d’anéantir en
soi tout ce qui fait objection à l’extinction de l’œuvre de désir. Il faut, dit
encore Jeanne, parvenir jusqu’à « l’estat de substraction 20 » afin que
« [l’âme] ne sente en soy aucun désir, de vouloir ou non vouloir 21 ». Certes,
par l’ablation de toute capacité à désirer, de toute propension à jouissance,
la créature est portée à telle ignition, que « le corps quelquefois en demeure
malade, par la violence de l’abstraction 22 ». Mais la recluse va plus loin
encore, toute proche alors des formulations que prendra en fin de siècle la
doctrine du pur amour, lorsque aimer en pureté implique que l’on ne sache
pas même que l’on aime : « En quoy l’amour qu’elle [l’âme] porte à son
Dieu est plus pur et parfaict, jaçois qu’elle [bien qu’elle] n’en ait aucun sen-
timent sensible, ny mesme intellectuel 23. » Si je demeure encore en cet écrit
de Jeanne, c’est de le voir traversé de mille feux, qui viennent illuminer la
spiritualité d’amour pur d’une science lucide et froide. Indifférence, délais-
sement, dit-elle avec tant d’autres spirituels ; abandon à la volonté de Dieu,
fût-ce au prix de l’enfer, si telle est cette volonté 24 : sans doute est-il en ces
énoncés des vertiges nouveaux, qui vont accompagner comme ombre
exacte la raison peu à peu d’amour pur. Un dernier mot, qui signe l’entière
défection de la créature en tant que site de jouissance : « L’âme estant par-
venue à ceste perfection de pâtir sans jouyr, mérite merveilleusement. » On
verra que même ce mérite bientôt lui sera ôté, car ce pâtir peut n’avoir d’is-
sue que de mort : « L’amour violent que l’on porte à Dieu peut estre appellé
excez, lors qu’il afflige tellement les parties les plus intimes de l’âme, voyre
même le corps, que quelquefois la mort s’ensuit 25. » Transfert entier
d’amour vaut parfois mort de soi.
24. « Et même faut que notre intention soit, que si Dieu nous mettait en enfer, et qu’en cela Dieu fust
glorifié, nous soyons plus contents en ce que Dieu soit glorifié en nostre punition, qu’en nostre
bien », ibid., Livre I, p. 65.
25. Ibid., livre III, p. 378.
26. Jean-François Dozat, natif de Reims, visiteur des capucins de la province de Paris, meurt en 1660.
Il publie en 1635 La vraye Perfection de cette vie dans l’exercice de la présence de Dieu, dont « les posi-
tions mystiques sont poussées jusqu’aux limites de l’orthodoxie », l’ouvrage n’étant pas réédité
au temps de la lutte contre le quiétisme (cf. André Rayez, Dictionnaire de spiritualité, VIII, col. 831-
834). L’édition consultée est celle de 1656, chez Vve Nicolas Buon, Paris (p. 238, 429).
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27. Louis Chardon (1595-1651), prédicateur au couvent dominicain de l’Annonciation, mena vie
« simple et cachée », et « devra attendre près de trois siècles avant d’être jugé à sa vraie valeur,
c’est-à-dire comme un des maîtres de la spiritualité chrétienne » (François Florand, Dictionnaire
de spiritualité, II/1, col. 498-503).
28. La Croix de Jésus, où les plus belles véritez de la Théologie Mystique et de la grâce sanctifiante sont éta-
blies, à Paris, chez Antoine Bertier, 1647 – adresse à Jean-François Paul de Gondy, archevêque de
Corinthe et coadjuteur de l’archevêché de Paris.
29. La Croix de Jésus, Second entretien, chap. VI, p. 310.
30. Ibid., Premier entretien, chap. XIX, p. 131.
31. Ibid., Second entretien, chap. II, p. 272.
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fois requise pour se défaire du monde des échanges, des valeurs et des
biens – « Ce vouloir luy rend [à l’âme] toutes les choses de la terre, pour
divertissantes qu’elles puissent estre, pleines d’amertumes et confites de
fiel » –, et occasion de fêlure qui marque irrévocablement le rapport de la
créature à son dieu – « Les créatures, pour tant d’excellences qu’elles ayent,
n’arrestent pas un cœur qui porte cette blessure 32. » La volonté comme
blessure, dès lors qu’elle sépare le moi de lui-même, laisse en cette sépara-
tion, en cette excision, une signature d’extrême violence.
Il fallait que Chardon posât au principe du pur amour ces éléments
d’argumentaire – l’esprit libéré de l’esprit, le paradoxe de la volonté, pour
s’en tenir aux plus pertinents –, pour en venir très vite au foyer d’un amour
net comme un ciel racinien. Car le pur amour dont il s’agit ne s’entend que
sous condition de cette indifférence que ne cessent de dire les textes mys-
tiques, et qui n’est, me semble-t-il, bien au-delà des abandons et quiétudes
dont on la crédite communément, que l’autre nom de l’inconscient, ou le
défilé radical qui ouvre la voie au critère de non-contradiction, cette vio-
lence qui habite l’instance que l’on nommera ainsi à l’aube de notre moder-
nité. Peut-on, demande par exemple Chardon, supposer Jésus moins
étranger à tout autre qu’à lui ? « Ô Jésus sans Jésus ! puisque Jésus plein
d’opprobres est sans Jésus plein de gloire, que Jésus est contraire à Jésus,
que Jésus jouyssant n’a point pitié de Jésus pâtissant ; ô Jésus, Croix à
Jésus ! Ô Jésus crucifié ! mais Jésus crucifiant Jésus crucifié ! Jésus est non
seulement à sa Divine Mère un glaive de douleur qui transperce son âme
[…], pénétrant jusqu’aux entrailles, et sondant jusqu’à la mouelle des os :
mais encore il est à soy mesme cause d’abandonnement 33. » Ainsi s’énonce
la passion d’amour : une jouissance de Dieu à la mesure du pâtir de la créa-
ture. Mais une passion dépourvue de tout affect, et, plus encore, de toute
connaissance d’elle-même. En pur amour, écrit Chardon, « il semble que
tout l’intérieur soit passé dans un estat ou dans un être d’infusion. Ce qui
fait que l’entendement ne comprend pas ce qu’il entende, ou qu’il produise
aucun effort, saillie ou acte de connaissance […]. Il ne luy reste qu’une sorte
d’insensibilité de sa propre opération, qui provient de l’excez de son occu-
pation 34 ». Il n’est rien, en tel amour, qui relève de l’ordre de la conscience,
parce que ce serait réhabiliter un ordre de réflexivité qui interdit, précisé-
ment, que cet amour soit nettoyé de tout désir et toute jouissance. Ainsi,
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le connaître ni le vouloir même connaître » (je souligne 41). « C’est assez, ajoute-
t-il, de voir sans désirer ni se porter à rien, mais voir et jouir sans jouis-
sance, comme la vue est sans vue 42. » Mais quel est le site de cette
inconnaissance, quelle « instance » est requise pour que cet amour pur
vienne s’y loger comme en son habitacle de raison ? Qu’en est-il de cette
vue qui ne doit point voir, de ce jouir qui ne doit être occasion de jouis-
sance ? Sans doute Rigoleuc signifie-t-il par là cette impénétrable raison de
Dieu. Mais si l’on accepte d’habiter le centre de la question, ainsi que l’au-
teur nous y engage, alors, dit-il, « nous découvrirons au dedans de nous-
mêmes un nouveau monde caché » (je souligne 43). Il m’apparaît que là, en ce
déchiffrement progressif de ce « nouveau monde » tapi au profond de soi,
s’offrent les prémisses d’une théorie de l’inconscient. Alors le pur amour
vient à son propre rivage : non pas le lieu d’une charité bien ordonnée qui
commencerait par autrui afin que retour sur soi-même soit effectué, mais
l’horizon où s’éteignent les affects, territoire de la toute-nudité, et violence,
de la loi. Aimer est désormais cette loi sans recours, au prix de soi, et de son
dieu qui dans cette relation de don sans réciprocité, à son tour s’éteint. De
là, en effet, une quête inachevable de ce dieu par une âme qui « sent sa
plaie s’approfondir de plus en plus […] jusqu’à ce point qu’elle ne peut
faire autre chose que de chercher sans cesse son Dieu 44 ».
Analyse interminable à quoi se livre la mystique d’amour pur : com-
ment fonder un rapport de pur amour avec Dieu, quand tout désir d’aimer,
et donc toute volonté d’entrer en telle relation, font par définition obstacles
irrévocables à cette entreprise d’amour ? La spiritualité du XVIIe siècle va
tenter de résoudre ce paradoxe en mettant plus encore en perte le moi.
« L’âme doit demeurer ensevelie dans la terre de son néant et de sa propre
corruption […]. Il n’y a donc rien à faire ici qu’à souffrir sa mort et sa pour-
riture. Voilà tout le secret de la vie intérieure » : Catherine de Bar écrit ces
lignes au milieu du siècle 45, et le siècle en effet bascule quant à la science
de soi. On avait déjà pressenti un monde caché en l’espace intérieur ; voici
maintenant que ce monde connaît sa loi : être capable de néant. Il faut, dit
41. Œuvres spirituelles, réédition 1931 (à partir de l’édition de 1686), Traité II, L’homme d’oraison, ou ins-
truction touchant l’oraison mentale, chap. 3.
42. Ibid., Traité sur la recherche de la vérité, p. 197 (cité par G. Bottereau, supra).
43. Ibid., Traité III, Le pur amour ou les moyens d’y arriver, et ses effets, p. 194 (on notera que ce titre avait
été supprimé dans l’édition de 1739).
44. Ibid., traité IV, L’aimable Jésus, p. 242.
45. Catherine de Bar (1614-1698), en religion Mechtilde du Saint-Sacrement, fondatrice de l’Institut
des Bénédictines de l’Adoration Perpétuelle, sera influencée par la mystique abstraite de Benoît
de Canfield, et Bernières de Louvigny, qui donnera configuration éminente à la doctrine du
« chrétien intérieur ». Ses Écrits spirituels (1640-1670) ont été réédités à Paris, 1973.
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Catherine, « trouver son repos dans sa propre perte. Comment donc, dans
l’enfer ? Oui, dans l’enfer ». Elle avait écrit ceci : « Quand l’âme est ense-
velie dans sa pourriture, il n’y a plus de loi à lui donner », sauf cette loi,
emblématique, d’amour pur – au-delà de toute singularité, au-delà de
toute jouissance, proche assez du néant pour valoir impératif catégorique
pour une âme désertée de tout, « sans choix, sans désirs, sans affections,
sans desseins 46 ». Car seule une « âme » ainsi mise à nu et au comble du
désenchantement peut être capable d’aimer.
Si bien que la mystique ne va cesser de dire cette chute de la créature,
condition d’amour. Dans son Catéchisme spirituel, Surin dit bien que « la
jouissance actuelle du bien souverain » est marque d’« amour parfait 47 »,
mais à condition que le fidèle puisse « se dessaisir sans cesse de tout ce
qu’il y a d’individu, de limité et de particulier, et se porter à ce qui est inno-
minable et impénétrable 48 ». Dieu, en toute évidence, sans nom, et très obs-
cur. Mais en même évidence, cet espace intérieur que l’on ne sait pas
nommer, et qui est demeure de ce que Surin définit quelques lignes plus
loin comme un « admirable chaos ». Car en cet espace se trament des
logiques sans pitié où l’amour vient à sa complétude dès lors qu’il se
déploie sur la ruine des désirs et de soi. Voici en effet une nouvelle fois le
paradoxe fondateur du pur amour, qui exige la « mort » de la créature,
pour surgir comme loi sans recours. Aussi bien cette créature, « en conti-
nuelle perte de soy mesme », doit-elle « vivre sans choix […], en grande
indifférence […], aimant également le haut et le bas, le doux et l’amer, sans
se déterminer par soy mesme en chose aucune en particulier 49 ». L’indiffé-
rence, cet autre nom du principe de non-contradiction, qui vaudrait sans
doute ici, pour un déchiffrement généalogique, étape ultime avant l’entrée
en l’économie de l’Inconscient. Un inconscient structuré comme un rapport
de pur amour.
Ainsi épurée, ainsi délestée de la pesanteur des désirs, et désaffectée
de tout ce qu’un acte de jouissance sollicite, l’« âme […] en rendant ce fond
tout à fait détaché, n’ayant affection à chose aucune de ce monde [connaît]
une incroyable liberté 50 ». Un monde nouveau se dessine, se revendique,
dehors exact du monde commun, qui nécessite la sortie radicale d’une éco-
nomie des rapports entre Dieu et les hommes, entre les hommes, fondée
sur les principes d’échange sous condition de gratification – et l’entrée en
une économie du don total sans retour sur soi-même. Le monde marchand,
à ce point du déploiement de la doctrine d’amour pur, est soumis à la cri-
tique la plus radicale qu’il ait essuyé à l’aube des « temps modernes 51 ».
Alors ce nouveau monde pourrait bien être monde d’entière liberté, et, par
l’exérèse des désirs, rejoindre paradoxalement ces autres mondes où l’ex-
cès des désirs ouvre la certitude d’une égale liberté. Il est vrai que cette
extinction de tout désir n’est pas encore dite en sa radicalité par la mys-
tique. En un même énoncé peuvent coexister des plages de sens sans com-
mune mesure, ou de pente contraire. Ainsi des textes de Cyprien de la
Nativité, qui définit la contemplation comme « simple regard de l’objet,
sans discours ny recherche », – où l’on repère aussitôt cette exigence de net-
teté froide et fixe qui sied aux quêtes accomplies –, et qui remarque ensuite
qu’« on ne cherche que pour trouver, et on ne veut trouver que pour pos-
séder et pour jouir. Donc après avoir trouvé, il faut jouir dans le repos, et
reposer dans la jouissance 52 ». Peut-on imaginer théorie plus éloignée de
la loi d’amour pur que celle-ci, qui convoque l’ultime jouissance comme
récompense d’une âme parvenue à son Dieu – quand tout ce qui se formule
« pureté d’amour » rompt précisément avec cet acte intime du jouir ? Mais
le carme écrit aussi la trêve nécessaire de ces désirs : au simple regard de
l’objet, répond en l’âme « un silence spirituel, [elle] fait une tresve des
requestes et d’expression des désirs, et est transportée à une certaine sus-
pension d’intelligence 53 ».
L’absolu désaffect
51. L’ouvrage majeur est, ici, de Mino Bergamo, La science des saints - le discours mystique au XVIIe siècle
en France, Grenoble, J. Millon, 1992, notamment Partie IV : « Le pur amour face à la loi de
l’échange ».
52. Cyprien de la Nativité, carme déchaussé, a traduit l’œuvre de Jean de Jésus Marie (cf. supra). Il
rédige ses principaux ouvrages dans les années 1640-1660, dont l’ Abrégé de l’oraison mentale, et la
manière de s’y occuper longtemps et avec facilité (édition consultée, Bruxelles, chez Philippe Vleugart,
1665), chap. 19.
53. Ibid. (passage très significativement intitulé « Additions importantes aux matières de ce livre »,
comme si l’auteur voulait corriger la trop grande complaisance à l’amour-propre dont il venait
de témoigner), chap. 4, p. 190.
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convoquer Bernières de Louvigny 54, Henri Boudon 55, Molinos, enfin, qui
connut gloire et déchéance ultime 56. Plus que ceux-ci, toutefois, deux
grands spirituels – Guilloré et Piny – vont faire accéder le pur amour à son
argument d’ultime ravage : ravage d’un moi mis forcément en perte ;
ravage d’une relation de la créature ainsi dépossédée, à son dieu sans
recours. Ici peut enfin s’énoncer la fonction proprement létale de tel amour,
qui met en ruine l’amour de soi, et en flagrant défaut l’amour de Dieu. Et
cette double leçon d’amour ouvre des passages inédits vers des raisons de
science et de loi. François Guilloré (1615-1684), jésuite, a connu la plupart
des auteurs qui ont contribué à la mise en forme du théorème d’amour
pur : Catherine de Bar, Jean Rigoleuc, etc., et fut présent de longues années
auprès de Louise du Néant, femme d’abîme et de mort, à rebours du
monde. Son œuvre est assez considérable pour que Bremond ait pu le dire
« un des plus grands spirituels de l’époque, sinon le plus grand 57 ». Il le
fut, en effet, par le tournant qu’il fit prendre à la doctrine du pur amour, et
qu’Alexandre Piny s’emploiera à parfaire. En 1673 paraît la première édi-
tion des Secrets de la vie spirituelle 58, qui livre l’extrême pointe de sa médi-
tation d’amour. Cet avertissement, d’emblée : « Ces doux embrasemens,
ces ivresses divines, ces engloutissemens en Dieu, ces délices perpétuelles
du cœur et de l’esprit […], c’est tomber dans une illusion aussi grande
qu’elle est flatteuse, de croire que cet amour nous soit dû […]. Tout amour
qu’on appelle divin n’en a plus que le nom […] : il faut qu’il se manifeste
par des croix. Son véritable caractère : souffrir et faire souffrir le sujet où il
est 59. » On aimerait commenter plus avant cette brusque irruption du sujet
comme site du souffrir, une fois le moi porté à déchéance. Le sujet vient sur
cette ruine de la valeur et du désir. La subjectivité constitue cet espace inté-
54. « La créature a deux abysmes, soy mesme et Dieu. La grâce la porte à se perdre, tantôt dans l’un
et puis dans l’autre », Le Chrétien Intérieur ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens
avec Jésus-Christ, Rouen, 1677 (traité second, p. 192). Bernières de Louvigny (1602-1659) fonda à
Caen l’Ermitage, consacré à l’œuvre de contemplation.
55. « Il en faut venir à la sainte haine de soi-même » (Les saintes voyes de la Croix, 1671), « Les voyes
du pur amour sont des voyes de pertes, de privations, de délaissements intérieurs et extérieurs
[…], des voyes de mort et d’anéantissement » (Dieu seul ou l’association pour l’interest de Dieu seul,
1663). H.M. Boudon (1624-1702) fut grand archidiacre de l’Église d’Évreux.
56. Publié en 1675 à Rome, El guia espiritual marque un moment privilégié dans l’histoire de la confi-
guration mystique assiégée, et de la crise politico-religieuse au centre de laquelle l’ouvrage,
condamné en 1685, fut happé. Miguel Molinos (1628-1696), arrêté la même année, condamné en
1687, meurt en prison neuf ans plus tard.
57. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, V, p. 369. Sur F. Guilloré, cf. André Der-
ville, Dictionnaire de spiritualité, V, col. 1278-1294, qui tente de disjoindre l’auteur de la mouvance
quiétiste.
58. Les secrets de la vie spirituelle qui en découvrent les illusions (édition consultée, 1841).
59. Ibid., livre III, Les illusions de l’esprit, p. 510 et ss.
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73. H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, VIII, 1928, chap. 2 : Alexandre Piny, ou le maître
du pur amour. Professeur de théologie et de philosophie à Aix puis Marseille, Alexandre Piny
rejoint le couvent Saint-Jacques à Paris, où il rédige l’ensemble de ses ouvrages. Cette publication
s’achève en 1685. À partir de cette date, Piny n’écrit plus : volonté de se tenir à l’écart des débats
qui commencent à agiter le monde théologico-politique quant à la doctrine du pur amour ? ou,
plus vraisemblablement, constat d’avoir œuvré à cette doctrine jusqu’à son point de plus haute
signification, nul ajout n’étant dès lors requis ? Piny réunira ensuite, au couvent de l’Annoncia-
tion, et jusqu’à sa mort, des cercles de spirituels attentifs à ses enseignements. Mais son nom ne
figurera plus, sauf exception érudite, dans l’histoire « officielle » du pur amour - un comble, pour
celui qui en fut l’analyste le plus rigoureux.
74. Dans cette même période, Fénelon rédige ses Dialogues sur l’éloquence (1681-1686), et son Traité de
l’éducation des filles (1687). Dix ans plus tard, paraissent les Maximes des Saints (1697), qui feront
l’objet de la critique radicale de Bossuet et ouvriront véritablement la controverse contre le quié-
tisme. Si Madame Guyon écrit Les Torrents spirituels en 1682, elle ne rencontre Fénelon qu’à par-
tir de 1688, et ne publie qu’en 1685 son Moyen court et très facile pour faire oraison. À cette date, Piny
a achevé son œuvre. Il apparaît donc bien, avec près de vingt ans d’avance sur les ouvrages
majeurs de Fénelon et Mme Guyon, comme l’homme véritable de la nouvelle spiritualité.
75. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’édit de pur amour - Alexandre Piny en extrême héritage,
en présentation des Lettres spirituelles adressées par le dominicain, de 1683 à 1686, aux religieuses
annonciades de Saint-Eutrope, près Arpajon (Grenoble, J. Millon, 2000, p. 6-330). J’y examine en
détail l’œuvre de Piny dans le contexte des spirituels du XVIIe siècle, dont j’ai rappelé plus haut,
pour certains, la contribution majeure à la doctrine du pur amour. On peut aussi consulter les
articles de P. Raffin, Dictionnaire de spiritualité, XII/2, col. 1779-1785, et de M.M. Gorce, Dict. de
théol. Cathol., XII/2, col. 2119-2124.
76. État du pur amour, ou conduite pour bientôt arriver à la Perfection, par le seul « fiat », dit et réitéré en
toute sorte d’occasion, 1676 (éd. consultée, Lyon, chez François Barbier, 1682), Épître À Dieu seul.
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purement, sans intérêt, et sans retour », si bien que seul ce « fiat », cette
absolue souveraineté du destin – qui s’énonce ici volonté divine, mais qui
ne peut dès lors s’entendre que comme soumission à la loi –, « comprend
et renferme ce pur amour en son entier ». L’amour pur requiert cette obli-
gation de consentir à son propre destin, à sa propre nécessité, à cette loi qui
nous est à la fois intime et étrangère, hors de toute institution du moi, et
cependant fondement de notre subjectivité. Une subjectivité, on l’a vu, qui
fait surrection sur les décombres de la conscience, libérée de ses « désirs »
et appels à jouissance. « Une fois que l’âme en est venuë à ce point que d’ai-
mer Dieu de pur amour […], ne peut-elle pas dire avec vérité qu’il ne luy
arrive que ce qu’elle veut, et que tout ce qu’elle veut arrive 77 ? » Le sujet
vient de cette libre volonté qui est forme exacte de son destin. L’antique
conflit entre volonté émanant d’un moi saturé de désirs, et assujettissement
à une destinée venue de l’extérieur absolu, se résout, en pur amour, par
l’institution d’une subjectivité qui est son propre destin parce que sa
propre volonté. Et Piny réinscrit alors cet amour pur au cœur de ces
ténèbres qu’il nomme haine du monde – « Qu’est-ce que perdre par une
sainte haine son âme en ce monde 78 ? » –, et Dieu passé en haine, ainsi qu’il
fut du moi. Car les « croix » qui décident de la pureté d’amour sont « des
Ténèbres si sombres quelquefois, et si épaisses, et des Chaos et des abîmes
de noirceur si épouvantables, qu’elles ont peut-être bien quelques rapports
à celles de l’Enfer 79 ». À la limite, mais une limite toujours par nécessité
atteinte, on n’aime tant que lorsque tel amour peut durer en l’absence – de
l’absence – de son « objet » : « C’est là cette grande croix qui achève de pur-
ger l’âme et d’épurer son amour, en luy faisant agréer et accepter sa dam-
nation même, quant à la peine ; et à se voir à tout jamais privée de la face
de Dieu 80. » Rares furent telles paroles noires, dans les énoncés des spiri-
tuels déjà évoqués. On savait le pur amour soumis aux contraintes d’effroi
et de violences nues. Mais Piny seul ose aller au terme de cette violence, et
dire la perte de Dieu raison simple, et tragique, de cet amour.
Sous le couvert d’un récit hagiographique consacré à Madeleine Mar-
tin (1612-1678) 81, Piny affine sa conception du pur amour. Guerre soit
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tir si l’on aime », et l’oraison bien plus ardente, si elle s’opère « sans veue,
sans goust, sans suavité, sans sentiment 90 ». Seule une entreprise radicale
de désaffect permet au sujet ainsi désinvesti de se réapproprier, mais sans
« profit » pour soi-même, les emblèmes de la souveraineté.
Et souveraineté n’est pas vaine rhétorique dans la mystique du pur
amour. Piny insiste trop sur cette capacité à liberté, pour la disjoindre de
l’œuvre d’assèchement des désirs. Non pour accéder à quelque vacuité où
l’on serait simplement proie des choses du monde à l’aveuglette, mais pour
atteindre à cet état de maîtrise de soi et de la relation à tout autre, une fois
l’économie des désirs entièrement reversée, et en pure perte, au compte
d’un dieu sans réponse. « C’est une voye [où] nous nous désapproprions
de nous-même. […] Oui je veux qu’une âme dans cette voye se trouve dans
des pauvretés, et des insensibilités extrêmes pour tous les bons sentiments
qu’on peut avoir […], je veux qu’elle n’ait ni talents ni qualités naturelles
pour servir au prochain, qu’aussitôt qu’elle voudra élever son esprit en
Dieu dans l’oraison, elle tombe dans des obscurités et des pesanteurs […]
jusques à sentir dans la nature des soulèvements contre Dieu, et comme
des envies de blasphèmes, et de s’emporter contre Dieu […] Aussi peux-je
dire […] qu’il ne sçauroit m’arriver que ce que je veux, que tout ce que je
veux m’arrive. Si je suis nécessiteux, je veux l’être ; si je suis dans le délais-
sement, je veux y être […]. Je ne suis que ce que je veux être et je suis tout
ce que je veux 91. » Au-delà de la fruition et de la jouissance, qui renvoient
toujours à une économie du désir et à une complétude de l’avoir, le pur
amour creuse un manque incomblable dans la relation à Dieu. Le sujet, en
sa souveraineté, ne se peut qu’en l’absence de Dieu. Dans cette vaste opé-
ration de délestage des désirs, se brise le rapport transcendantal à Dieu
pour que puisse se fonder le rapport « social » à tout autre. Autrui ne vient
pas sur fond de désir, mais au contraire en pure raison d’aimer. Ainsi, la
mystique du pur amour institue une ascèse de désenchantement. Elle par-
ticipe du vaste mouvement d’exfiltration du sujet hors de champ de la rela-
tion à Dieu, pour le promouvoir sujet « civil ». Et cette promotion ne peut
s’entendre que dans le cadre d’une économie d’extinction générale des
affects : « Pureté de conscience, pureté de vertu », écrit Piny. En faisant « ce
que vous faites, sans veüe, sans sensibilité, sans aucune ferveur sensible et
quasi sans foy, sans espérance et sans charité […], vous faites ce que vous
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extrêmement net 98 » : en elle sont chassés tous les désirs du monde – « elle
ne désire rien du tout, et elle va si loin en cette matière, qu’elle ne désire
pas mesme de ne point désirer 99 ». Ainsi la mystique a-t-elle opéré, en ces
années de fin de siècle, un retournement complet dans le registre de la cha-
rité et de l’amour. Là où traînait quelque soupçon de salut et de paix ne
règne plus que la nudité d’une « âme » enfin désenchantée, libérée des ver-
tiges du moi, et de ses tensions. L’amour acquiert alors force véritable de
loi, par-delà le bien et le mal, en un saccage du désir, qui ouvre l’espace
pour une science de la subjectivité.
98. Épiphane Louis (1614-1682), abbé d’Étival, prémontré, influencé par François Malaval. Ses Confé-
rences mystiques sur le recueillement de l’âme pour arriver à la contemplation du simple regard de Dieu
par les lumières de la foy sont publiées à Paris, chez Christophe Rémy, 1676 (chap. 2, p. 18).
99. Ibid., chap. 12, p. 199.