Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
www.mediapart.fr
1
1/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2
des élections libres et sincères, la possibilité d’accès Mais c’est au sein de l’Union elle-même, en Pologne
# des sources d’informations différentes, la liberté et en Hongrie en particulier, dans des pays qui avaient
d’expression et la liberté d’association. De telles donc satisfait jadis à tous les critères d’adhésion,
données permettent aux chercheurs d’observer et de que des atteintes spectaculaires à l’État de droit et
comparer, sur le temps long, les dynamiques de au pluralisme ont été enregistrées. Une équipe de
démocratisation ou d’« autocratisation » à l’œuvre. l’institut V-dem, ayant réalisé le bilan le plus récent
Le résultat est sans appel. Qu’il s’agisse d’États de l’état de la démocratie dans le monde, a mesuré
membres de l’UE ou de pays candidats à l’adhésion, que les deux pays d’Europe centrale partagent le
des régressions significatives ont été enregistrées ces podium, avec la Turquie, des régimes qui ont connu le
dernières années. Elles ont affecté des régimes où rythme d’autocratisation le plus élevé ces dix dernières
l’ouverture de la compétition politique et la qualité de années.
l’État de droit avaient pourtant nettement progressé Parmi les démocraties libérales, la nation dirigée par
entre la fin des années 1990 et le début des années Viktor Orbán apparaît comme « le plus extrême cas
2000. de régression dans la période récente », ainsi qu’en
Selon Florian Bieber, professeur à l’université a témoigné sa « mise sous cloche du Parlement »
de Graz en Autriche et auteur de The Rise au plus fort de l’épidémie de Covid-19. Désormais
of Authoritarianism in the Western Balkans classée par les mêmes chercheurs comme une
(Palgrave, 2020), le tournant du millénaire fut « autocratie électorale », la Hongrie accède selon
en effet l’occasion d’une vraie « rupture » avec eux au statut inédit de « premier État membre non
« l’autoritarisme compétitif » qui prévalait dans les démocratique de l’UE ». Les catégories de régimes
Balkans occidentaux. Ce dernier se traduisait par ainsi brandies peuvent bien sûr se discuter, surtout
l’existence d’institutions démocratiques formelles, qui quand elles s’appliquent à des positions hybrides entre
étaient en réalité biaisées en faveur des gouvernants démocratie et autoritarisme. La tendance mesurée n’en
en place. Avec le recul, observe Bieber, la rupture reste pas moins extrêmement nette. Et là encore, la
s’est finalement réduite à un « intérim » avant la configuration politique de l’UE donne plus d’armes
reconstitution de nouveaux régimes du même type, à Orbán ou aux nationaux-conservateurs du PiS
quoique reposant sur des ressorts plus subtils. polonais qu’elle ne leur en retire.
Les chercheuses Solveig Richter et Natasha Wunsch, Les raisons d’une impuissance
respectivement rattachées à l’université d’Erfürt en On sait que l’Union, en tant que système d’intégration,
Allemagne et à Sciences-Po à Paris, vont dans le a ses propres manquements en termes de légitimité
même sens. Ayant forgé un indice moyen de qualité démocratique. Cette construction hybride, à la fois
démocratique des pays balkaniques occidentaux, elles supranationale et intergouvernementale, est aussi un
ont mis en évidence une dégradation quasi continue projet élitaire qui accorde une forte autonomie aux
depuis au moins 2005, laquelle s’est même accentuée exécutifs et à des organes non représentatifs. Des
sur les dix dernières années. Et cela alors que ces choix politiques cruciaux ont été soustraits au champ
pays ont formellement progressé dans leur mise de la délibération nationale, sans que des possibilités
en conformité avec les exigences de l’UE pour semblables d’intervention et de contrôle populaires
une éventuelle adhésion. Comme nous le verrons, aient été recréées à l’échelle de l’UE.
ce « découplage » entre la mise en œuvre de Moyennant cet important bémol, les États membres
réformes européennes et le recul de la performance doivent explicitement être dotés d’institutions qui
démocratique témoigne a minima d’une faible capacité garantissent les libertés et les droits fondamentaux
transformatrice de l’UE. des citoyens, aussi bien que des élections libres
et sincères. Le garde-fou n’est pas complètement
2/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3
fictif : on imagine mal un État membre basculer Plus généralement, l’UE n’étant pas un système
vers une dictature de parti unique. En revanche, une fédéral, ses moyens d’intervention directs sur un
évolution plus perverse mais aussi plus commune gouvernement souverain restent limités (l’action la
peut visiblement s’y accomplir. Il s’agit de celle plus violente ayant été réservée à la Grèce, coupable
qui s’attaque aux médias, aux universités, aux corps de refuser une ultime cure d’austérité...).
intermédiaires et à la justice, pour mieux désarmer
la société face aux abus du pouvoir et restreindre les
marges de manœuvre de l’opposition, au point que
les élections elles-mêmes en viennent à perdre leur
caractère équitable.
R. Daniel Kelemen, professeur à l’université Rutgers
aux États-Unis, a identifié les trois grands facteurs
Viktor Orbán à la tribune du PPE en 2012 © DR
qui rendent possible une involution démocratique
interne à l’UE. Ils renvoient tous au caractère Deuxièmement, pour les raisons précédentes, il n'est
hybride et inabouti de la construction européenne, pas aisé pour les autorités européennes de bloquer
laquelle « produit les conditions pouvant favoriser les aides structurelles accordées à un État en dérive
la consolidation de gouvernements autoritaires, mais autoritaire. Dans le cas d’Orbán, il est pourtant
pas les incitations qui pourraient aider à les avéré que ses proches en profitent, notamment
destituer ». via la politique agricole commune. Tout régime
concerné, en outre, bénéficie plus indirectement de
Premièrement, l’UE est assez politisée pour que les son appartenance à l’UE. Celle-ci agit en effet
fédérations de partis aient envie de protéger les comme un « sceau de respectabilité » pour attirer
formations qui leur fournissent des contingents d’élus les investissements directs étrangers sur son sol, et
au Parlement européen et des chefs d’État ou de booster son économie. La Hongrie est ainsi très insérée
gouvernement au Conseil. Côté conservateurs, il a dans les stratégies des firmes européennes, notamment
fallu qu’Orbán franchisse plusieurs lignes rouges pour allemandes.
que le PPE se décide à suspendre le Fidesz hongrois,
les débats faisant encore rage sur une éventuelle Troisièmement, la liberté de circulation au sein de
exclusion. Côté sociaux-démocrates, des suspensions l’UE maximise les éventuels effets protecteurs de
restent également pendantes (comme pour le PSD l’émigration sur les régimes en voie d’autocratisation.
roumain) ou ont été levées (comme pour le Smer- Une faible possibilité de sortie, au contraire, serait
SD slovaque). En même temps, les fédérations de susceptible de davantage pousser à la contestation
partis ne sont pas assez identifiées pour être punies des opposants exaspérés par l’action du pouvoir,
de leur complaisance par les électeurs européens. et plus largement les perdants de la politique de
Légalement, elles ont au demeurant peu de possibilités ce dernier. La « soupape » de l’émigration peut
d’intervention dans les États nations. d’autant plus fonctionner que l’État membre d’origine
peut compliquer à souhait l’exercice du droit de
vote de ses ressortissants non résidents. Dans le
même temps, l’argent envoyé par ces derniers à leurs
proches restés au pays peut contribuer à la stabilisation
économique du régime. En l’occurence, durant la
décennie de pouvoir d’Orbán, l’émigration interne à
l’UE s’est accélérée plus que nulle part ailleurs, avec
une surreprésentation de citoyens jeunes et diplômés
n’ayant pas vraiment le profil d’électeurs Fidesz.
3/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4
Si Kelemen a développé un argumentaire concernant l’UE n’est pas à l’origine de ce phénomène, mais
« l’équilibre autoritaire » interne à l’UE, d’autres démontrent qu’elle n’aide pas du tout à le contrecarrer,
nous aident à comprendre la déclinaison externe de cet voire l’encouragent.
équilibre, qui aboutit à des résultats semblables. Les autrices pointent notamment un processus qui
Comme Florian Bieber l’observe, la nouvelle légitime des élites corrompues auprès des populations,
génération de leaders autoritaires dans les Balkans et leur donne la main sur les réformes mises en œuvre
occidentaux a recouru beaucoup plus intensément sans qu’aucun contre-pouvoir ne soit impliqué. Les
à une « légitimité externe », validée notamment conditionnalités de l’adhésion, imposées par le haut
par leurs liens avec les autorités européennes et incombant aux exécutifs en place, fournissent un
et l’enregistrement de progrès sur le chemin de argument massue pour court-circuiter les mécanismes
l’adhésion. Cela les contraint à des atteintes à l’État de de délibération et de reddition des comptes qui seraient
droit et à la démocratie moins outrancières que leurs si nécessaires. De surcroît, le processus maximise
prédécesseurs du début des années 1990. En même les occasions d’enrichissement et de corruption en
temps, cela leur offre des opportunités vis-à-vis de exigeant des réformes pro-marché à un stade très
leurs oppositions. précoce de libéralisation du système politique, ce qui
permet à des réseaux clientélistes de les détourner à
leur bénéfice. Pour Richter et Wunsch, « la gloire,
le pouvoir et l’argent » sont ainsi trois ressources
retirées des politiques de conditionnalité, qui, même
de manière non intentionnelle, favorisent l’immixtion
de réseaux informels dans l’appareil d’État et donc la
dégradation démocratique des régimes concernés.
Au bout du compte, la paralysie européenne
vis-à-vis des régressions démocratiques et le
sursaut contestataire du peuple biélorusse illustrent
parfaitement le contraste et le déséquilibre des
dynamiques à l’œuvre à l’échelle mondiale. D’un côté,
remarquent les chercheurs du projet V-dem, « il faut
remonter à 1978 » pour retrouver une tendance à
S’afficher comme des « réformateurs pragmatiques », l’autocratisation aussi prononcée. Cela fait dix ans que
garants de la stabilité de leur pays et de leur ancrage le nombre de démocraties libérales ne progresse plus et
dans l’espace euro-atlantique, leur permet à la fois que le nombre d’autocraties sans élections pluralistes
de rassurer des dirigeants occidentaux qui mettent a cessé de reculer.
leurs critiques démocratiques en sourdine, et de briller D’un autre côté, la fréquence et la taille des
sur la scène nationale en raison même de cette mobilisations en faveur de la démocratie viennent
reconnaissance. Pour décrire cet équilibre malsain, d’atteindre un point haut historique sur les cinquante
Bieber parle de « stabilitocratie ». dernières années. Le constat vaut aussi bien dans le
Le phénomène essentiel par lequel les dirigeants cadre des démocraties fragilisées que dans celui des
balkaniques assurent leur emprise autoritaire reste autocraties contestées. Si la défaite en est parfois
néanmoins la « capture de l’État », lorsque des intérêts l’issue, comme à Hong Kong, ces mobilisations
privés se subordonnent les circuits de décisions et montrent que la vague d’autoritarisme en cours suscite
les institutions publiques. Solveig Richter et Natasha des résistances au fur et à mesure qu’elle violente des
Wunsch précisent bien que la politique d’adhésion de aspirations de masse.
4/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5
Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie- à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart. Paris.
5/5