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Jean Grondin

COLLECTION
LA CRÉATION DE LESPRIJ'
EMMANUEL KANT
AVANT/APRÈS
Avec la collection LA CRÉATION nIé' CFSPRIJ', on se
propose de repérer les hommes qui introduisirent une rupture
dans leur domaine respectif: scientifiquc, philosophique, artisti-
que, politique ...
Qu'est-ce qui fait que Cézannc, Rousseau, Kant sont des
seuils décisifs?
Qu'ont-ils apporté? Qu'ont-ils modifié dans notre façon de
voir le monde, élU point qu'on puisse parler d'ull avant et d'un
après?
Ni biographie ni somme d'informations sur un «grand
homme », les livres de la collection lA CRÉATION DE
L'ESPRIT tentent d'apporter non un surcroît de connaissances
mais un surcroît d'intelligence.

Déjà parus:
- Cézanne
- Niels Bohr

À paraître:
- Rousseau
- Hegel

CRITERIeN
11, rue Duguay-Trouin 75006 Paris
À ma mère

© Criterion, Paris 1991


ISBN 2-903702-48-9
Dépôt légal en janvier 1991
Première édition
N° d'édition: C9031
1

AVANT KANT

On ne peut plus vraiment savoir aujourd'hui ce


qu'était la philosophie avant Kant. En effet, toute
perception ou réception de la philosophie pré kantien-
ne s'effectue immanquablement en regard de critères
posés par Kant lui-même. Ce sont eux qui nous per-
mettent de déterminer ce qui dans la philosophie
antérieure était naïf (ou «précritique », si tant est que
le kantisme a délimité l'espace de ce que devait être
une pensée critique) et ce qui mérite d'être préservé.
En ce sens, nous sommes tous kantiens lorsque nous
étudions la philosophie antérieure à Kant, adéquate-
ment résumée sous le titre de métaphysique. C'est
déjà Kant qui nous a appris que la philosophie précri-
tique avait voulu être une métaphysique, mais surtout
pourquoi elle était impraticable. La réflexion critique
sur l'échec de la métaphysique, inexorablement dia-
gnostiqué par son œuvre maîtresse, la Critique de la
raison pure de 1781, celle qui ouvre notre modernité
intellectuelle, ne représentait cependant pas une fin
en soi. Son intention était de préparer une forme
encore plus rigoureuse de philosophie, de définir
Avant Kant 9
8 Emmanuel Kant

les «prolégomènes» d'une nouvelle métaphysique, de maîtriser les termes d'abord un peu techniques,
vouée non plus à la connaissance du suprasensible, voire scolastiques de sa question la plus essentielle.
selon l'ambition de la philosophie précritique, mais Tout l'enjeu de la philosophie kantienne tient en effet
à l'élucidation des a priori rationnels qui investissent dans l'interrogation, déconcertante pour le lecteur
la connaissance et l'agir humains. non averti: comment des jugements synthétiques, a
C'est par-dessus tout le diagnostic de désuétude priori sont-ils possibles? C'est aussi par cette question
porté sur la métaphysique (la «mort de Dieu») que que Kant entend régler ses comptes avec la philoso-
la postérité a retenu. Selon la vision la plus populaire phie traditionnelle, donc avec« l'avant-Kant ». Quelle
des choses, Kant a fait époque comme le nihiliste qui peut bien en être la pertinence? Ce qui est en cause
aurait voulu liquider la métaphysique, «celui qui dé- dans cette question, c'est, comme on le verra, la
truit tout », selon l'expression lancée dès 1785 par possibilité même d'un savoir métaphysique, c'est-à-
Mendelssohn. Ce que Kant a déconstruit, c'est assu- dire d'une connaissance purement rationnelle. Avant.
rément la forme traditionnelle de la métaphysique, de montrer en quoi les jugements synthétiques a prio-
celle qui aspire à une connaissance rationnelle sans ri sont essentiels à la métaphysique et à ce que l'on
se soucier véritablement, ce sera la critique de Kant peut encore comprendre aujourd'hui sous le titre de
(qu'on a naturellement retournée contre lui), de ses philosophie, c'est la question même de la possibilité
propres conditions de possibilité. La métaphysique de la métaphysique qui doit nous intéresser: qu'est-
prékantienne (précritique, prémoderne, etc.), d' obé- ce, au juste, que la métaphysique?
dience aristotélicienne, thomiste, voire cartésienne,
en un mot, celle qui aspire à une connaissance qui
dépasse le cadre de l'expérience, n'est plus viable 1.1. La rigueur et le problème de la méta-
depuis Kant. Elle ne peut revendiquer, à tout le physique
moins, le statut de science. Mais si Kant a constaté
la faillite de la métaphysique traditionnelle, c'est sur- Allons-y d'un peu de prétention: la métaphysi-
tout pour fonder un nouveau type de métaphysique, que représente, en dépit de son soupçon de désué-
pour assurer un autre avenir à la philosophie. «Kant» tude, la forme la plus rigoureuse de philosophie que
signifie donc, pour toute philosophie, la fin d'une la tradition ait produite (ce qui ne l'empêche pas le
époque ainsi que la promesse d'un nouveau départ, moins du monde, nous y reviendrons évidemment,
que la philosophie des deux derniers siècles n'a cessé d'être aussi sa figure la plus problématique ou la plus
de rééditer. Voilà pourquoi le thème «Kant. .. A vant/ volontiers critiquée). La métaphysique a reçu plu-
Après» ouvre une voie d'accès plus que privilégiée sieurs définitions au fil de ses grandes œuvres: science
à l'intelligence de sa contribution philosophique. de l'être, de l'universel, du transcendant, des prin-
Afin de bien entrer dans la mouvance de sa révo- cipes, etc. Ce qui est visé sous toutes ces acceptions,
lution du mode de penser, il faut avoir la patience c'est un savoir du principiel ou du fondamental. C'est
10 Emmanuel Kant Avant Kant 11

ce type de savoir que prétend être la philosophie, théologie, droit, médecine et philosophie. Les trois
voire la science (l'équivalence des deux termes s'étant premières préparaient des prêtres, des juristes et des
maintenue des Grecs jusqu'à Hegel). Notion d'autant médecins, c'est la quatrième qui formait des savants
moins problématique que l'idée même d'une science ou des philosophes. Tout le savoir qui n'était ni
du principiel (ou science a priori) représente à la théologal, ni juridique, ni médical relevait par consé-
limite un pléonasme, ce qu'elle a très certainement quent de la philosophie. C'est dans les facultés de
été pour la métaphysique. Car posséder la science philosophie que s'est retrouvé tout le champ du savoir
d'une chose, la connaître, c'est en saisir l'essentiel, (chimie, biologie, histoire, économie, etc.). La philo-
c'est-à-dire comprendre ce qui est fondamental à une sophie, de Platon à Hegel, s'est donc comprise
chose. Pour bien saisir ceci, on peut opposer l'essen- comme l'ensemble totalisant du savoir philosophique
tiel à l'accidentel, à ce qui vient se greffer par hasard (encore un pléonasme). L'œuvre maîtresse de Hegel,
à un objet sans en affecter l'essence: connaître une l'expression la plus claire de son système, s'intitule
chose veut dire pénétrer son essence fondamentale bien «Encyclopédie des sciences philosophiques». Le
(ce que les Grecs appelaient son eidos: l'idée, la titre n'a rien d'inédit. Il a même quelque chose d'as-
forme, mais aussi l'espèce), littéralement constitutive sez banal, désignant en fait la charge normale de tout
ou spécifique. Posséder la connaissance d'une chose enseignant de philosophie. Au cours de sa carrière,
signifie qu'on en maîtrise le principe, qu'on sait d'où Kant lui-même a eu à donner douze fois un cours
elle provient, ce qui fait qu'elle est telle. La science sous le titre d'une «Encyclopédie des sciences philo-
ou la philosophie répond donc à la question du «pour- sophiques».l Les étudiants y recevaient un aperçu de
quoi ». De fait, une connaissance est dite scientifique l'ensemble du savoir humain.
lorsqu'elle explique un phénomène à partir de ce qui Toute cette science voulait être un savoir à partir
en est le principe essentiel: sans ceci ou cela, telle de principes (cognitio ex principiis dans le latin qu'uti-
chose ne serait pas. lise encore Kant), donc savoir de ce qui est essentiel
Philosophie et science ont été des synonymes en chimie, en physique, etc. L'idée de principe étant
pour presque toute la tradition. Le philosophe a tou- en soi hégémonique, on a immanquablement tenté
jours été un savant. Ce n'est donc pas par accident de ramener le savoir à un nombre économiquement
si le titre suprême que les universités décernent à restreint de principes, retrouvant les mêmes a priori
ceux qui ont atteint le sommet du savoir reste celui dans tous les champs du savoir (Platon et Hegel en
de philosophiae doctor, de «Ph.D. », dont on ajoute, sont de bons et cohérents exemples). Au fil des siè-
aujourd'hui, qu'il est spécialisé en informatique, en cles, la science s'est spécialisée, si bien qu'il devint
chimie ou en littérature italienne. La répartition des impossible au philosophe de tout savoir, à moins
facultés universitaires a toujours assimilé la philoso-
phie à l'idée de science en général. C'est ainsi qu'on 1 Cf. A. Goulyga, Emmanuel Kant. Une vie, Paris, Aubier,

compte quatre facultés dans les universités classiques: 1985, p. 258.

".
12 Emmanuel Kant Avant Kant
13

de limiter son expertise au principiel du principiel. préoccuper ici (même s'il a tout à voir avec Kant).
Les sciences se sont peu à peu «émancipées» de Il importait seulement pour nous de prendre acte de
leur tutelle philosophique, en commençant par les l'équivalence des notions de science et de philosophie
sciences physiques au milieu du XIX\.: siècle. On avait pour l'humanité occidentale.
de plus en plus l'impression que les philosophes, éta- N'est-il pas cependant démesuré de prétendre
lant ainsi leur grandissante incompétence, imposaient que la métaphysique en représente la forme la plus
à tous les objets du savoir les mêmes <~ principes abs- rigoureuse? Non, car la métaphysique reste la disci-
traits », sans se soucier du concret de l'expérience pline qui ait le plus systématiquement accompli l'idée
réelle. Ce qui faisait jadis la dignité du philosophe, d'un savoir des principes, constitutif, on l'a vu, de
son universelle maîtrise du principiel, se transforma toute science. La métaphysique se comprend en effet
subitement en handicap. Se délivrant de la dictature comme la science des premiers principes (ou, ce qui
du concept philosophique, les divers savoirs ont voulu revient strictement au même, des derniers). Toute
reconquérir, ou redéfinir, leur légitimité scientifique science particulière veut nlettre le doigt sur les prin-
sur la voie de la spécialisation. cipes de son domaine de recherche, c'est à la méta-
Ce qu'on appelle aujourd'hui philosophie, c'est physique qu'il appartient de dénicher les principes
ce qui reste à la suite de l'exil volontaire de tous les ultimes, non dérivés ou absolus, dépassant par le fait
champs du savoir. La philosophie persiste tant bien même ce qui s'offre dans le cadre de notre expé-
que mal à se comprendre comme réflexion sur l'uni- rience. La notion même de métaphysique renferme
versel ou sur le fondamental. Prétention au fonda- déjà cette idée de transcendance. Toute recherche
mental qui se maintient par exemple, des principes doit en effet transcender ce qu'elle cher-
1) en épistémologie, sous la forme d'une ré- che à expliquer: ceci est causé par cela qui le précède
flexion sur les principes de la science (laquelle n'est comme condition de sa possibilité. La métaphysique
plus elle-même philosophie), se constitue donc comme science a priori, comme
2) dans le projet marxiste, naguère actuel, d'une savoir de ce qui précède toute notre expérience pour
réalisation de l'utopie philosophique par le biais la rendre possible (a priori veut dire antérieur, ce
d'une révolution sociale, qui ne s'appuie pas sur l'expérience, par extension:
3) dans la méditation sur les questions ultimes ce qui est fondamental). C'est la recherche de cet a
ou existentielles qui échappent à la science, et en co- priori qui a aiguillé toute la tradition métaphysique.
rollaire, C'est à Platon qu'on attribue d'ordinaire la paternité
4) dans ce qu'on peut dérisoirement surnommer de cette notion d'un savoir a priori ou métaphysique.
la «pop philosophy» qui vise l'édification générale, Son œuvre maîtresse, la République, dit bien, quoi-
la réalisation de soi, et qu'entretient une vaste littéra- que tautologiquement, que c'est dans l'idée (l'eidos)
ture populaire, à la limite de l'ésotérisme. Cet embar- que se retrouve le fondement ou l'essence (encore
ras actuel de la philosophie ne doit pas trop nous eidos, d'où la redondance) des choses. En toute ri-
14 Emmanuel Kant Avant Kant 15

gueur, la philosophie, ou la dialectique, sera une salité ontologique, c'est penser ce qui en constitue le
science de l'idée et du fondement par excellence que principe, totalisant et théologique. Cette structure de
sera l'idée du bien, laquelle est un anhypotheton 2, la métaphysique s'est maintenue jusqu'aux temps mo-
entendons un principe absolu qui ne dérive pas d'au- dernes, où la grande nouveauté (qui a nom Descar-
tre chose. tes) aura consisté à assigner au sujet connaissant lui-
Aristote a canonisé, sans encore se servir du même, au cogito, une fonction principielle ou fonda-
terme, qu'on inventa pour désigner ceux de ses traités mentale en regard de la totalité de l'étant, les prin-
qui venaient après (meta) ses travaux de physique, cipes de celui-ci étant définis sur le sol de la subjectivi-
l'idée de métaphysique en évoquant la possibilité té devenue a priori ou, selon la terminologie de Kant,
d'une «philosophie première ». Toutes les sciences transcendantale.
particulières, note Aristote dans une analyse qui reste Si la métaphysique représente la figure la plus
phénoménologiquement exacte, s'occupent d'une rigoureuse de l'idée de philosophie ou de science,
certaine partie de l'être, dont elles étudient les attri- elle en est aussi la plus problématique et la plus aisé-
buts et les principes: les mathématiques s'intéressent ment attaquable. La critique la plus commode consis-
à l'étant mathématique, la physique à l'étant en mou- te à dire qu'il n'y a rien de tel qu'un savoir méta-
vement, et ainsi de suite. Seule la philosophie pre- physique. L'a priori métaphysique ne serait qu'une
mière roule sur l'universel comme tel ou sur ce qu'A- projection illusoire, destinée à satisfaire les désirs
ristote baptise l'être en tant qu'être 3. Formule d'une finitude ou d'une mortalité qui se biffe elle-
énigmatique, dont deux grandes acceptions ont été même (Heidegger). L'autre critique, non moins effi-
proposées. Selon l'interprétation ontologique, l'être cace, non moins pertinente, est de dire que le privi-
en tant qu'être désignerait seulement l'être en géné- lège que la métaphysique reconnaît à l'idéel, à
ral, l'être pensé dans son universalité, en deça de l'universel et à l'a priori se paierait au prix d'un
toute spécification particulière. Pour l'interprétation escamotage du concret, du particulier et de l'empiri-
dite théologique, la formule voudrait plutôt nommer que. S'il n'y a rien de tel qu'un savoir métaphysique,
ce qui constitue l'être comme tel, partant, le principe si son objet résulte d'un mépris du concret ou. de la
de l'être, que Platon apercevait dans l'idée du bien, vie (Nietzsche), tout le défi consistera à édifier une
mais que la tradition métaphysique assimilera à un philosophie, voire une science, qui ne soit plus méta-
principe divin (scellant ainsi une alliance entre science physique. Le dépassement de la métaphysique est
et religion qui rendra possible la philosophie chrétien- donc à l'ordre du jour de la philosophie depuis Kant,
ne du moyen âge). Les deux lectures se laissent évi- et à cause de lui. De fait, toutes les pensées détermi-
demment concilier: envisager l'être dans son univer- nantes de ce siècle, celles de l'historicisme (d'un Dil-
they, par exemple, qui a voulu combattre la méta-
2 Platon, République, VI, 510 b. physique en réhabilitant l'historicité), de la phé-
3 Aristote, Métaphysique, IV, 1, 1003 a 20 ss. noménologie (qui proclamera un «retour aux cho-
16 Emmanuel Kant Avant Kant 17

ses elles-mêmes », contre la métaphysique), de Hei- la position de priorité ou de fondement qui incombait
degger, de l'existentialisme, de la philosophie analyti- naguère à l'absolu métaphysique (l'idée de Platon,
que 4 ou du pragmatisme, de la critique des idéolo- Dieu chez les médiévaux, le cogito de Descartes, la
gies, de l'herméneutique ou du postmodernisme ! monade chez Leibniz, la substance égale à la nature
comportent comme préface un adieu à la métaphysi- . égale à Dieu chez Spinoza, le sujet dit transcendantal
que, cet adieu étant leur caractéristique la plus essen- : de Kant, le Moi fichtéen, la nature, encore plus a
tielle, la plus prometteuse d'avenir: enfin, après deux priori que le Moi, chez Schelling, l'esprit qui réconci-
millénaires de redites et de cécité dogmatique, on : lie et intègre les plus hautes contradictions chez
allait avoir autre chose que de la métaphysique, que : Hegel, le sujet générique de l'histoire chez Marx, la
la philosophie la plus récente, malgré sa critique de positivité ou le «fait» des sciences pour le positivisme
la métaphysique, aurait encore été. et un certain néo-kantisme, la volonté de puissance
On peut en tirer la leçon qu'il ne suffit pas de chez Nietzsche, l'ordre de la vie pour Dilthey, la
vouloir ou prétendre dépasser la métaphysique pour conscience transcendantale de Husserl, le Dasein hei-
déjà se trouver en dehors d'elle. En effet, tous les deggérien, le langage ou son double métalangagier
procès intentés à la métaphysique restent tributaires, dans le positivisme logique, la structure autonome et
dans leur dépassement, de cette métaphysique, ne , irréductible du structuralisme, l'empire tout-puissant
serait-ce que parce qu'ils tiennent autant à s'en dé- ~ du signe clos sur soi-même du sémiotisme). Dans la
faire. La stratégie classique du dépassement de la mesure où tous ces candidats, et nous en oublions,
1 métaphysique est connue, ayant été trop souvent au poste de sujet irréductible se sont présentés
1 mimée: au lieu de l'universel, de l'idéel, du rationnel, comme les données les plus fondamentales, les plus
., du nécessaire qui aurait jusqu'ici hanté la tyrannique «a priori» de notre expérience, toutes ces pensées
, métaphysique, on assure vertueusement qu'on s'occu- i\ ont reproduit, dans sa rigueur, toujours insurpassée,
! pera enfin de ce qui existe «réellement », c'est-à-dire 1 le modèle de la métaphysique.
du particulier, de l'individuel, du contingent et de ce La métaphysique reste donc la forme la plus ri-
,1 qu'on aurait toujours réprimé. Motivation fort com- goureuse qui se soit offerte à la philosophie, le seule
préhensible, on en conviendra, mais qui renouvelle qui lui ait permis de se dissocier utilement du type
la métaphysique en l'inversant. Car l'individuel et le de savoir qui s'articule dans les sciences particulières.
! contingent qu'on glorifie alors se trouve érigé en uni- Tandis que ces sciences portent sur un objet délimité,
versel, en nouvel a priori, c'est-à-dire en caractéristi- pris ou posé dans une positivité qui ne sera pas elle-
1 que universelle de ce qui est vraiment, occupant ainsi même mise en question, la recherche philosophique,
dite «première» car elle porte sur quelque chose
4 Songeons seulement au titre de l'essai influent de Rudolf
d'antérieur ou de plus fondamental, s'aventure dans
Carnap, «Le dépassement de la métaphysique par une analyse une dimension plus universelle. Elle porte sur des
logique du langage» (1931). vérités que peut atteindre directement la raison, par
18 Emmanuel Kant Avant Kant 19

auto-réflexion, diront les Modernes, par intuition le résultat d'observations répétées et contrôlées, mais
directe de l'essence, disaient les Grecs, ce qui revient personne ne peut prétendre avoir observé tous les
assez au même. Les vérités ainsi conquises sont pre- cygnes de la galaxie. Selon les termes de Kant, la
mières, universelles, nécessaires, en un mot, a priori. généralité (qu'on opposera à l'universalité stricte des
Pour ce qu'on a appelé le rationalisme, lui-même la connaissances dites a priori) qu'autorise le savoir
forme la plus parfaite de la métaphysique, ces vérités empirique n'est que supposée, signifiant que «nos
peuvent être tirées, par analyse, de la raison hu- observations, pour nombreuses qu'elles aient été jus-
maine, sans le concours de l'expérience. En un sens qu'ici, n'ont jamais trouvé d'exception à telle ou telle
que nous aurons bientôt à préciser, toutes les règle» 5. En principe, on peut toujours trouver des }
connaissances seront «analytiques». C'est cette pre- exceptions au savoir empirique, celui-ci étant d'en-
mière position du savoir qu'il nous faut maîtriser afin trée de jeu faillible ou falsifiable.
de comprendre le nœud gordien que Kant aura à Mais, dira-t-on, tout notre savoir ne provient-il
trancher. pas de l'expérience? Certes, toute notre connaissance
a bel et bien été acquise au gré de notre existence
empirique, mais il est certains domaines de notre
1.2. Le rationalisme: tout est analytique science qui élèvent une prétention à l'universalité
stricte ainsi qu'à la nécessité, deux réquisits que ne
Il faut d'abord revenir sur l'argument stipulant satisfait jamais le savoir empirique. C'est le cas des
qu'il ne peut y avoir de connaissance a priori. Tâ- connaissances mathématiques. La proposition « la
chons de cerner ce que voulait être cette connaissance somme des angles d'un triangle est égale à deux
en la distinguant de son antonyme, le savoir empiri-
que. Le savoir a priori est censé être nécessaire (son 5 E. Kant, Critique de la raison pure, B 4; trad. A. Treme-
objet ne pouvant être autre qu'il n'est) 'et universel saygues et B. Pacaud (ci-après: T.P.), Paris, P.U.F., 1944, collec-
(ses propositions étant valides pour toute raison et tion Quadrige, p. 33; trad. A.J.L. Delamarre et F. Marty, in
de toute éternité). Pour la tradition philosophique, E. Kant, Oeuvres philosophiques, tome l, Paris, La Pléiade,
1980, p. 759. C'est la traduction Delamarre et Marty que nous
le «savoir» qu'on tire de l'expérience, pour louable
utiliserons le plus souvent, mais nous citons pour ce passage la
et utile qu'il soit, ne peut jamais satisfaire cette dou- traduction T.P. Les sigles A et B désignent respectivement la
ble exigence de nécessité et d'universalité. Soit la première (1781) et la seconde édition (1787) de la CR.P. Ils
connaissance par expérience: tous les cygnes sont sont universel1ement utilisés pour citer le texte de la Critique
blancs. Savoir empirique, bien sûr, car il n'a pas été (pagination originale reprise en marge de la troisième traduction
disponible de la CR.P., celle de J. Barni, revue par P. Archam-
inventé par notre raison. Or ce savoir n'a rien de
bault, Paris, Garnier-Flammarion, 1983). Pour les autres ouvra-
«nécessaire». On peut parfaitement imaginer des cy- ges de Kant, on donne la référence à l'édition de l'Académie
gnes qui soient roses ou encore noirs. Ce savoir ne des sciences de Berlin, environ 30 tomes parus depuis 1905 (sigle:
peut non plus aspirer à la stricte universalité. Il est Ak.).
20 Emmanuel Kant Avant Kant 21

angles droits» est à la fois nécessaire (un triangle ne découle de la raison, avant toute expérience. La
saurait être pensé autrement) et universelle (dans les science sera rationnelle ou elle ne sera pas.
deux sens, c'est-à-dire vraie pour tout le monde et Cette logique a entraîné, comme on le devine,
pour tous les triangles). Ce type de savoir est miracu- une dévalorisation du savoir simplement empirique,
leusement infaillible. Mais d'où sort-il? Pour sûr, dont la faillibilité, au reste, a été suffisamment attes-
c'est au cours de notre «expérience », ou de notre tée par l'histoire des sciences. De Parménide à disons
éducation, que nous avons appris ce qu'étaient des Husserl, la philosophie, la science s'est systématique-
triangles et des angles droits, nul ne le conteste, mais ment méfiée des opinions qui ne reposaient que sur
la prétention de vérité du savoir a priori, mathémati- l'expérience. La science véritable devait recevoir ses
que ici, ne se fonde en rien sur l'expérience. En effet, lettres de noblesse de la raison, comprise comme
il n'est pas nécessaire d'observer des quantités de source autosuffisante de vérités éternelles parce que
triangles pour s'assurer de la validité des propositions logiques. D'où la tentation persistante, tout au long
géométriques. La valeur de vérité du savoir mathé- de l'histoire de la raison, de faire dériver le savoir
matique, a priori en tant qu'universel et nécessaire, acquis par l'expérience de principes rationnels, plus
doit donc procéder d'une source non empirique. élevés, plus sûrs et plus dignes. L'idée encore couran-
Cette source, ce sera la raison. Elle s'impose d'elle- te de «sciences pures» dont on se sert pour désigner
même puisque tous les théorèmes mathématiques ne les sciences les plus exactes conserve une trace de
sont finalement que des «constructions» de notre cette équation de la rigueur scientifique et de la
esprit. À proprement parler, il n'y a pas de triangles connaissance pure, rationnelle ou a priori. L'objec-
dans le monde empirique, mais seulement des ap- tion empiriste qui consisterait à dire qu'un tel savoir
proximations du triangle idéal imaginé par notre rai- n'existe pas porte à vide. Les mathématiques sont la
son. La proposition sur le nombre des angles d'un preuve la plus patente de la réalité d'un savoir a
triangle ne vient pas de la figure imparfaite que le priori. Les rationalistes revendiquaient aussi un statut
professeur griffonne au tableau, mais de la construc- a priori pour des sciences aussi élémentaires que la
tion idéale que son croquis représente. On note une logique (la validité du principe de contradiction ne
caractéristique appréciable de ce savoir «rationnel» : devant rien à l'expérience), la physique (dont les lois
pour problématique qu'apparaisse sa Selurce, ses se veulent universelles) et la métaphysique, elle-
contenus se font valoir comme les pl us évidents et même définie, comme projet scientifique, par le dé-
les plus sûrs qui soient. À la limite, on peut douter passement de l'expérience. La réalité de la science a
de tout le savoir que nous empruntons à l'expérience priori, sa justification est une autre affaire, ne pose
(et c'est ainsi que Descartes entreprit ses Méditations donc aucun problème.
en vue d'une philosophie première), tnais non du Il est plus pertinent d'objecter que ce savoir ra-
savoir rationnel. Il en ressort que la véritable connais- tionnel n'est finalement que tautologique ou «analyti-
sance, la science au sens fort du terme, sera celle qui que ». Il faut tenir pour analytique, selon la définition
22 Emmanuel Kant Avant Kant 23

de Kant, une proposition dont le prédicat se contenJe 1.3. L'empirisme: tout est synthétique
d'expliciter ce qui est déjà renfermé dans le suj~t.
Ainsi, la proposition «tous les corps sont étendus» L'empirisme (J. Locke, D. Hume) défendra en
sera analytique puisque l'idée d'étendue est déjà com- apparence une thèse diamétralement opposée en pro-
prise dans celle de corps. Je n'ajoute strictement rien clamant qu'il n'est d'autre pierre de touche du sa-
au concept de corps lorsque j'affirme qu'il est gne voir que l'expérience. En apparence seulement, car
chose étendue, une res extensa dans les termes de l'empirisme reconnaît, comme le rationalisme, que
Descartes. De même, la proposition sur la somme l'expérience n'autorise jamais une connaissance qui
des angles d'un triangle ne ferait qu'expliciter, analy- soit nécessaire et universelle. Ce que l'on peut fonder
tiquement, le concept de triangle. Le rationalisme ne sur l'expérience, c'est un savoir simplement probable
voyait ici aucune objection de fond, le savoir entier et toujours faillible. Si l'expérience remplace bel et
se réduisant pour lui à une simple analyse de bien la raison comme source de connaissance, elle
concepts. Si l'on se méfie de l'expérience, où tout n'en promet pas la même exactitude. Les deux écoles
fluctue, c'est justement pour s'en tenir aux certitudes s'entendent donc sur les carences du savoir expéri. .
analytiques de la raison. L'idée cartésienne d'une ma- mental, mais l'empirisme soutient qu'il n'yen a pas
thesis, ou d'une mathématique universelle des êtres, d'autre. Les mathématiques représentaient le seul ar-
tout comme le projet leibnizien d'une caracteristica gument que pouvaient invoquer les rationalistes en
universalis promettaient effectivement de décliner faveur d'un savoir a priori. L'empirisme répondra
analytiquement la totalité du savoir à partir des pre- que les mathématiques ne sont pas vraiment des
miers principes de notre raison 6. Dans ces condi- sciences. Découlant mécaniquement de définitions
tions, l'expérience devient tout bonnement superflue. posées au préalable, elles n'élargissent pas l'étendue
Le sens commun peut l'utiliser pour s'orienter dans de nos connaissances. L'analyticité (selon la défini-
l'existence, mais la science n'en a aucun besoin. En tion de Kant, en germe chez Hume) commence à
fait, la science et l'expérience s'excluent mutuelle- prendre un sens péjoratif: le savoir tiré de l'analyse
ment, s'il est vrai que l'expérience n'offre que du de concepts ne nous apprend rien que nous ne sa-
contingent et du particulier, alors que la science vise, chions pas_~Qe
. ' déjà. Un discours tautologique n'est
._------~--.------ __ .. __
~----~,-_. .- ,--'

et atteint, rien de moins que l'universel et le néces- SCIence.


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saire, en un mot, l'a priori. Pour le rationalisnle donc, Une science qui nous apprendrait quelque chose
tout est analytique. Tout savoir authentique sera a se composerait de propositions «synthétiques ». Sui-
priori, procédant d'une concaténation claire et dis- vant encore une fois la définition de Kant, dans un
tincte dans l'ordre de nos idées. jugement synthétique, un prédicat B est attribué à
o Ainsi la mathesis universalis prétendait être une «cognitio un sujet A comme quelque chose qui se trouve en
omnium », une connaissance de toutes choses, dans les Règles dehors du sujet A. Soit le jugement: «le tableau est
pour la direction de la pensée (A.T., X, p. 372) de Descartes. vert». Le prédicat «vert» ne fait pas partie du sujet
24 Emmanuel Kant Avant Kant 25

«tableau », comme l'étendue appartenait au corps notre connaissance transcende ce qui est immédiate-
dans le jugement analytique. Le jugement synthéti- ment donné, à savoir les données brutes de l'expé-
que ne provient donc pas d'une simple analyse ou rience. Or, si nos jugements synthétiques dépassent,
décomposition de concepts, mais d'une autre source, par leur travail de synthèse conceptuelle, ce qui est
en l'occurence l'expérience, qui autorise la réunion, empiriquement donné, comment fonder leur vérité?
la «synthèse », d'un sujet et d'un prédicat qui ne Comment justifier la liaison d'un sujet et d'un prédi-
s'appartiennent pas essentiellement. Ce n'est pas la cat dans une proposition qui n'est pas analytique?
raison, mais bien l'expérience qui nous indique que Le problème de la vérité de la connaissance ne se
le tableau est de telle couleur. La vérité du jugement posait à peu près pas pour la philosophie classique,
synthétique se fondera ainsi sur le témoignage de rationaliste: la justesse des propositions (analytiques,
l'observation empirique. À la différence du jugement la proposition disant toujours ce qu'est un sujet) dé-
ou du savoir analytique, qui n'est qu'explicatif, clari- pendait uniquement du principe de contradiction et
fiant ce que nous savons déjà, le savoir synthétique de la clarté déductive dans l'ordre de nos idées. Le
se veut extensif: il accroît notre savoir, réalisant juste- problème ne se pose en effet que pour le jugement
ment une synthèse entre une chose et un prédicat synthétique: si le prédicat vient s'ajouter au sujet,
qui ne fait pas logiquement partie de son concept. sans lui appartenir intrinsèquement, sur quoi asseoir
L'analyticité étant réservée aux mathématiques, pur la légitimité de la proposition? La réponse empiriste
savoir de définitions, toute notre connaissance du réel la plus commodément reçue consistait à invoquer le
sera finalement synthétique. On remarque que témoignage de l'expérience.
l'empirisme suit encore le rationalisme en compre- C'est une réponse que Hume rendra au moins
nant la connaissance comme processus proprement problématique en découvrant que notre savoir syn-
intellectuel, c'est-à-dire, en un sens, immanent à thétique, prétendument expérimental, met en œuvre
notre esprit: connaître, pour le rationaliste comme une foule de principes «subjectifs» qui, eux, ne peu-
pour l'empiriste, c'est unir des représentations menta- vent être fondés sur l'expérience, leur rôle étant pré-
les, des «idées» dans la terminologie de l'époque. cisément d'unifier pour notre esprit les données empi-
Tandis que cette union n'était qu'analytique pour le riques. L'exemple favori de Hume sera celui de la '
premier, pour le second elle sera toujours synthétique causalité. On constate dans l'expérience qu'une pier-
(si l'on veut bien faire exception des tautologies ma- re deVIent chaude, phénomène que l'on tente d'expli-
thématiques) . quer en disant que c'est le soleil qui échauffe la pier-
'\ Il importe de bien mesurer ce que cette décou- re. Selon Hume, la relation de causalité qu'établit \
j verte du caractère synthétique de la connaissance notre esprit entre le soleil et la chaleur de la pierre
pouvait avoir de révolutionnaire pour le destin de la ne repose pas, à strictement parler, sur l'expérience.
i philosophie. En unissant des représentations qui ne Ce que je «perçois» dans l'expérience, c'est le soleil
dérivent pas analytiquement les unes des autres, qui brille et la pierre qui s'échauffe. L'union de ces
26 Emmanuel Kant Avant Kant 27

deux représentations distinctes en un jugement de de nous débarrasser une fois pour toutes des rêveries
de la métaphysique qui prétendait percer a priori
1 causalité résulte du travail de mon entendement. l'ordre universel des choses. Projet parfaitement chi-
C'est ainsi que notre esprit dépasse ce qui est immé-
diatement donné dans l'observation à l'aide d'un prin- mérique si tant est que les principes subjectifs, nourris
cipe subjectif, la causalité. Or cette relation de causa- par l'habitude, ne servent qu'à associer des contenus
mentaux. Vouloir rechercher la cause ultime des phé-
\., lité jouit-elle d'une valeur objective démontrable? En
clair, y a-t-il de la «causalité» dans le réel? Nous ne nomènes, comme le proposait la métaphysique, c'est
le savons pas vraiment. Prudent, Hume en reste systé- déjà commettre un abus de langage, la causalité
matiquement au niveau de l'immanence de notre es- n'étant qu'une règle subjective de notre périphérique
prit: pour autant que nous puissions en juger, la cau- pensée. La débâcle de la métaphysique et, par voie
salité n'est qu'une façon d'associer des repré- de conséquence, de la philosophie comme savoir ra-
sentations. Hume anticipe ici sur des développements tionnel s'accompagne fort heureusement d'une pro-
du r~tttivisme lin~istique développé au vingtième motion du savoir proprement expérimental, lequel
siècle : -n-oire--dIscouÏ~souterrainement, schématise cherche au moins à étayer ses thèses sur des données
toujours déjà les phénomènes, de telle sorte qu'il empiriques. Tout le Traité de la nature humaine
nous est impossible d'avoir un accès non langagier (1739) de Hume aura donc pour fonction, selon les
au réel, c'est-à-dire qui ne soit pas déjà préjudicié termes de son sous-titre, d'introduire la méthode ex-
par une visée conceptuelle. C'est la modernité de périmentale dans l'analyse de la réalité humaine, mé-
Hume à laquelle Kant tentera de répondre. thode qui a déjà fait ses preuves dans l'ordre des
Dans l'esprit de Hume, la seule raison qui nous sciences de la nature. La méthode empirique et se~
incite à croire à la réalité objective de nos principes succès viennent plus que compenser l'échec de
subjectifs, comme la causalité, tient à l'habitude. À l'apriorisme métaphysique, lequel n'a du reste jamais
la suite d'associations répétées des mêmes représenta- mené à des connaissances dignes de ce nom. Le savoir
tions dans le passé, notre esprit acquiert l'habitus reste faillible et relatif, ne pouvant aspirer à une
inconscient d'interpréter certains phénomènes en ter- nécessité objective, mais il est à notre mesure. Il n'est
mes de causalité. Pour emprunter un terme de Witt- Jamais mauvais pour le philosophe, conclut Hume,
genstein, la causalité ne serait qu'un «jeu de langage» de s'aviser de la finitude humaine.
nous permettant de lier utilement certaines représen- Dorénavant, le défi de la philosophie sera de~l'
tations. Mais rien ne prouve qu'une stratégie subjec- concilier finitude et métaphysique.
tive dans la mise en ordre de nos représentations
jouisse aussi d'une portée objective.
Il n'y a pas lieu de s'en scandaliser, estime
Hume. La mise en question de la validité objective
des principes subjectifs de notre esprit nous permet
28 Emmanuel Kant Avant Kant 29

1.4. Le double défi de Kant . on retiendra que Kant s'est compris comme une ré-
ponse du rationalisme à Hume, réponse qui déclen-
L'attitude de Hume, à la fois sceptique face à cha une métamorphose radicale et une autocritique
la métaphysique et favorable à la science expérimen- de la métaphysique. Il est possible que sa critique de
tale, motivera la réaction de Kant à la philosophie la métaphysique ait été finalement plus humienne que
qui l'a précédé: «Je l'avoue franchement: ce fut leibnizienne, peu importe, il demeure que c'est pour
l'avertissement de David Hume qui, voilà plusieurs instituer une nouvelle métaphysique qu'il a voulu re-
années, signifia pour moi une interruption du som- lever le défi sceptique de Hume. En quoi consiste
meil dogmatique et donna à mes recherches dans le exactement ce défi?
champ de la philosophie spéculative une toute autre Il s'agit en vérité de deux défis, que Kant a voulu
direction. »7 Ce sommeil se peut entendre de deux affronter simultanément, d'autant qu'ils émanaient
façons 8: il désignerait d'abord, en tant que texte d'un seul et même scepticisme. Nous les distinguerons
quasi autobiographique, le sommeil dans lequel Kant ici afin de favoriser l'intelligence des deux problèmes
lui-même était plongé avant d'être secoué par Hume; cardinaux de l'œuvre critique. Il est salutaire de ne
mais il peut aussi vouloir signifier le sommeil qui pas les confondre, comme cela arrive communément
caractérisait en général le dogmatisme métaphysique dans les recherches kantiennes. Le premier concerne 1
de son époque, l'insouciante tranquillité des bastions la validité objective de nos concepts en général, le 1
rationalistes devant le front commun de l'empirisme second la possibilité même de la métaphysique ou de J
et de la science expérimentale. Même si la première la philosophie. Kant n'est pas peu responsable de la
s'offre avec le plus d'évidence, les deux lectures sont confusion qu'il peut y avoir entre les deux problèmes:
possibles et, à la vérité, complémentaires. En confes- alors qu'il assigne expressément à sa Critique de la
sant avoir été tiré d'un sommeil dogmatique, Kant raison pure la tâche de résoudre le problème de la
identifie son propre passé à celui du rationalisme. viabilité de la métaphysique comme savoir purement
S'il a été ébranlé par Hume, il ne s'est pas pour rationnel, il ne traitera souvent que du premier pro-
autant· converti à l'empirisme ou à ce qu'on tenait blème au cours de sa Critique. Il est donc urgent d'y
généralement pour son scepticisme. Ce que Hume a voir clair. D'où la distinction de deux fronts. Ce qui
habilement démasqué, c'est justement le sommeil des est d'abord en cause, c'est:
rationalistes, leur incapacité à répondre aux accusa-
tions de l'empirisme en rendant compte de leur pré- a) le problème de la validité objective de nos
tendu savoir a priori. Au plan de l'histoire des idées, concepts
7 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future qui
pourra se présenter comme science (1783), Ak., IV, p. 260; Œu-
En montrant que tout notre savoir résultait d'une
vres philosophiques, II, p. 23; trad. Gibelin, Vrin, 1967, p. 13. association subjective de nos représentations, c'était
B Cf. M. Clavel, Critique de Kant, Paris, Flammarion, 1980. la prétention de vérité de tous nos concepts que David
30 Emmanuel Kant Avant Kant 31

Hume mettait en question. Nous possédons diverses Sans eux, il n'y aurait pas de connaissance empirique
manières de réunir les données sensibles, mais qui qui soit objective.
ne sont caractéristiques que de notre mode de penser Ceux qui ont déjà eu le bonheur de fréquenter
(ou de juger, la connaissance s'exprimant toujours la Critique de la raison pure reconnaîtront ici les gran-
dans des jug~ments effectués selon certaines formes des lignes de la solution kantienne au problème de
logiques fondamentales). Ainsi l'idée de causalité la vérité du savoir empirique, celui que Hume avait
rend possible l'association subjective de diverses re- découvert en subjectivisant radicalement le processus
présentations. Or comment savoir s'il y a quelque de connaissance. On a vu que ce problème n'existe
chose d'objectif qui correspond à nos jugements de que depuis Hume, le rationalisme n'ayant jamais
causalité et, plus généralement, à nos schèmes langa- donné créance à la vérité empirique et l'empirisme
giers en général? Nous ne le pouvons pas, répondait classique ne problématisant jamais la validité de
1 l'expérience. Mais si l'on en croit l'introduction à
le scepticisme, l'habitude étant le seul garant de la
validité de nos convictions. Pareil scepticisme se laisse 1 l'ouvrage et les Prolégomènes de 1783, ce problème
étendre à l'ensemble du savoir empirique. Tous nos n'est pas celui qui préoccupe au premier chef l'enquê-
jugements de connaissance procèdent de concepts te de Kant. Selon ces textes, ce qui fait plus fonda-
subjectifs (historiques, surenchérirait-on aujourd'hui) mentalement problème, c'est bien:
dont rien ne permet de garantir l'objectivité. Pour
Kant, ce problème général de la vérité prendra une
b) le problème de la métaphysique Cflmme telle
forme un peu plus particulière. Ce que Hume aurait
De son propre aveu la Critique de la raison pure
problématisé, c'est ce que Kant appellera «la validité
ne veut répondre qu'à une seule question: «comment
objective de nos concepts a priori », c'est-à-dire la
la métaphysique est-elle possible à titre de
capacité de nos catégories subjectives à produire des science?» 9 La métaphysique, il va sans dire, est à
propositions objectives sur le réel ou sur l'expérience. entendre au sens classique comme savoir purement
Ici, la réponse de Kant consistera même à dire que rationnel ou a priori. On comprend sans peine que
seuls nos concepts a priori permettent de rendre la possibilité même de la métaphysique ait été contes-
compte de l'objectivité du savoir empirique. En d'au- tée par l'empirisme. Si nos jugements n'ont d'autre
tres mots, sans l'intervention d'éléments a priori pierre de touche que l'expérience, l'idée même d'un
(donc porteurs de nécessité et d'universalité), l'objec- savoir «méta-physique» apparaît dénuée de sens. À
tivité de notre savoir resterait inexplicable. Réfuter l'époque de Kant, les sciences expérimentales avaient
Hume signifiera pour Kant démontrer, par le biais de fait déjà réussi à déloger les sciences rationnelles,
d'une «déduction transcendantale », l'objectivité des
concepts a priori (Kant en énumérera douze, qu'il
baptisera «catégories») de notre entendement pur,' 9 CR.P., A 22; Œuvres, l, p. 774; trad. T.P, p. 45.
32 Emmanuel Kant Avant Kant 33

condamnant la métaphysique à une désuétude à peu pourrait élever son édifice. Ce qui fait défaut à la
près totale. métaphysique, c'est essentiellement une réflexion de
Contrairement au préjugé courant qui veut faire principe sur ses conditions de possibilité. La Critique
de Kant le grand fossoyeur de la métaphysique, il y de la raison pure n'aura d'autre tâche que d'accomplir
a en effet lieu de rappeler avec F. Alquié que le cette réflexion préalable en vue de l'institution d'une
projet métaphysique avait déjà cessé au siècle des métaphysique future.
Lumières d'être une entreprise scientifique crédible: Kant combat moins la métaphysique comme telle
«L'idée qu'existait, avant Kant, une métaphysique que l'indifférentisme de son siècle vis-à-vis des re-
florissante, que le criticisme aurait ruinée, est à reje- cherches métaphysiques, apathie entretenue par
ter tout à fait ( ... ). Kant n'a pas à combattre une l'empirisme et le triomphe du savoir expérimental,
métaphysique à laquelle, en son siècle, plus personne mais aussi par la stérilité interne des traités de méta-
ne croit, et dont il constate l'universel abandon. Bien physique que rédigeaient encore dans le somnambu-
plutôt il veut expliquer son échec, et trouver à son lisme le plus total (pensons au sommeil des dogmati-
entreprise de nouveaux fondements, tirés de l'étude ques) les détenteurs de chaires de métaphysique. Si
de la raison elle-même. »10 En 1781, l'empirisme a les controverses scolastiques des métaphysiciens ne

~1
. déjà fait son œuvre, contraignant la métaphysique à présentent pas grand intérêt, on ne peut en dire au-
! une position d'arrière-garde, sans grand avenir. C'est tant des authentiques questions métaphysiques: «Il
donc un nouvel avenir que Kant tentera de lui aména- est vain, en effet, de vouloir affecter de l'indifférence
ger. à l'égard de telles recherches, dont l'objet ne peut
être indifférent à la nature humaine.» 12 Il ne peut
nous être indifférent de savoir, par exemple, si Dieu
1.5. L'anarchie de la métaphysique existe et si notre âme est immortelle. Ces questions
font partie de ce que Kant nomme heureusement la
Kant est assurément le fils de son temps lorsqu'il «métaphysique naturelle» de la raison. À titre de
observe que la métaphysique se trouve dans le chaos questionnement ou de disposition naturelle, la méta-
le plus total, c'est-à-dire en «pleine anarchie» 11. physique existe bel et bien. On ne s'en débarrassera
«An-archie» veut dire sans principe, sans point de pas du jour au lendemain, notre raison étant incapa-
départ. L'expression de Kant n'est pas sans ironie: ble de sc contenter de ce qui n'est que temporel.
la science des principes que voulait être la métaphysi- Mais ces aspirations sont-elles légitimes? Y a-t-il une
que n'a pas elle-même de principes sur lesquels elle métaphysique qui puisse satisfaire de manière
contraignante cette soif trop humaine d'absolu? Bref,
10 F. Alquié, La critique kantienne de la métaphysique, Paris, la métaphysique peut-elle aspirer au statut de
P.U.F., 1968, p. 7-8.
Il c.R.P., A IX; Œuvres, l, p. 726; T.P., p. 6.
12 C.R.P., A X; Œuvres, l, p. 727; T.P., p. 6.
34 Emmanuel Kant Avant Kant 35

science? Si le besoin métaphysique est bien réel, ce qui se débat indépendamment de l'expérience, à un
ne peut être en vain, parie Kant. Si l'homme doit tribunal critique qui décidera de la légitimité de ses
être autre chose qu'une «passion inutile» (Sartre 13 ), prétentions. Kant entend aider la raison à sortir de
la métaphysique doit être possible. Mais comment? son état de nature, qui est un état de guerre ou
C'est toute la question de la Critique. d'anarchie, afin de la faire entrer dans un état de
L'échec de la métaphysique à s'élaborer comme paix. L'auteur d'un célèbre Projet de paix perpétuelle
science prend racine selon Kant dans un malentendu (1795) en politique a d'abord voulu introduire la
de la raison avec elle-même, c'est-à-dire dans une «paix éternelle» au sein de la raison métaphysique. 15
constitution presque tragique qui incite la raison à se La Critique aura dès lors à prononcer une sentence,
méprendre sur ses propres possibilités. Dès qu'elle un jugement (Kpi<nç en Grec veut dire jugement,
quitte le terrain de l'expérience pour s'aventurer dans mais aussi décision) sur les capacités métaphysiques
des contrées métaphysiques, la raison s'expose à une de la raison pure. L'œuvre comprendra donc un ver- ,
apparence qui lui fait prendre ses désirs, et ses sophis- sant négatif, voué à la dénonciation des prétentions }'
mes, pour des réalités. Cette raison qui divague né- illégitimes de la raison (en clair: l'ensemble de la
cessairement est celle que Kant appellera la raison métaphysique classique), mais aussi un versant positif
«dialectique» (terme qui désignait chez Aristote l'art qui tentera d'arracher à la raison pure le fondement
des questions dont on peut discuter sans fin). La inédit d'une métaphysique nouvelle.
fonction première et critique de la philosophie sera Kant ne s'occupera que de la raison pure, celle
donc de lutter contre ces illusions dialectiques afin dont les jugements ne peuvent être validés (ou invali-
de faire accéder la métaphysique, actuelle à titre de dés) par aucune expérience. On mesure la difficulté
besoin humain, au statut de science: «Il y a eu en de l'examen: comment fonder une proposition de
effet toujours une métaphysique dans le monde, et vérité sur autre chose que l'expérience? C'est une
il y en aura toujours une, mais aussi avec elle une entreprise dont s'étaient dispensés le rationalisme
dialectique de la raison pure y sera présente. La pre- comme l'empirisme. Selon ce dernier, la raison lais-
mière et la plus importante tâche de la philosophie sée à elle-même tourne nécessairement à vide,
est donc d'enlever, une fois pour toutes, à cette dia- n'engendrant que des chimères ou des fictions incon-
lectique, en colmatant la source des erreurs, toute trôlables. Quant au rationalisme, il se contentait d'en
influence nuisible.» 14 appeler à la rigueur analytique de ses jugements, cen-
Dans le but de découvrir la source de cette dia- sés dériver du seul principe de contradiction. On re-
lectique, responsable de l'anarchie de la métaphysi- trouve ici la donne de l'avant-Kant: l'empirisme réi-
que, Kant propose de soumettre la raison pure, celle tère que tout est synthétique, donc empirique (ce qui

13 L'Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 708.


14 CR.P., B XXXI; Œuvres, l, p. 749; T.P., p. 24. 15 Cf. CR. P., A 75 liB 779; Œuvres, l, p. 1326; T.P., p. 514.
36 Emmanuel Kant Avant Kant 37

exclut la métaphysique), et le rationalisme professe d'abord de contester l'équation qui associe la connais-
que tout n'est qu'analytique, la métaphysique jaillis- sance synthétique à l'empirique (ou à l'a posteriori)
sant elle-même d'une analyse claire et distincte de et le savoir analytique à l'ordre de l'a priori, le seul
nos concepts fondamentaux. à prodiguer universalité et nécessité. Kant découvrira ,
Or, sans un examen des prétentions légitimes, un autre type de savoir, le champ du «synthétique a ,
et légitimables, de la raison pure, c'est l'idée même priori », le seul où puissent proprement se nicher la 1
de philosophie qui se trouve en péril. Le remplace- métaphysique et la connaissance rationnelle au sens f
ment empiriste de la science rationnelle par les fort du terme. En principe, ce savoir en est un qui 1

sciences expérimentales équivalait, sil venia verbo, à promet d'élargir (synthétiquement) le champ de notre
une destruction ou à une destitution du savoir philo- savoir tout en demeurant entièrement a priori. Cette
sophique comme tel, défini, on l'a vu, par une préten- espèce hybride de jugement découvre en effet tout
tion à l'universel, au fondamental ou à l'a priori. Le le problème du savoir métaphysique. Il est clair que
triomphe de la science empirique signifiait, et conti- la métaphysique ne peut reposer sur l'observation
nue de signifier, la fin de la philosophie. C'était la empirique. L'existence de Dieu, l'immortalité de
\ conséquence de l'empirisme radical. Selon Kant, c'est l'âme ne relèvent pas de l'expérience. La métaphysi-
i pour son plus grand malheur que le rationalisme a que ne peut être qu'une science a priori, issue de la
) choisi d'ignorer le défi de l'empirisme et de faire raison. N'est-elle pas alors seulement analytique? La
comme si la métaphysique pouvait être pratiquée de métaphysique antérieure à Kant l'a cru. Or, constate
manière encore responsable sans soumettre la raison Kant, si le savoir analytique peut s'avérer utile en ce
à un examen critique de ses possibilités. L'avant-Kant qu'il nous habilite à éclaircir le contenu de nos
est ainsi dominé par une perte de crédibilité du savoir concepts, il ne nous apprend rien de vraiment neuf
philosophique lui-même, sa prétention au titre de ou de pertinent. S'épuisant en définitions, il est inca-
discours rigoureux étant menacée tant de l'extérieur, pable de répondre aux inquiétudes profondes de
par la science et l'empirisme, que de l'intérieur, par notre raison, celles qui donnent sens à l'entreprise
l'archaïsme des systèmes de métaphysique dogmati- philosophique. Prenons comme exemple la proposi-
que. L'originalité de Kant sera de relancer l'avenir tion « Dieu est l'être suprême» : proposition métaphy-
de la philosophie en soumettant les prétentions de la sique, certainement a priori aussi puisqu'elle n'est
raison pure à un test critique. pas tirée de l'expérience, mais elle n'est qu'analyti-
que, se contentant d'expliciter ce que renferme d'of-
fice le concept de Dieu. Si la métaphysique veut être
1.6. L'énigme du synthétique a priori une science pertinente, elle doit faire mieux qu'une
simple analyse de concepts.
La nuance n'a rien de renversant au premier . Que serait alors une proposition synthétique a
coup d'œil, mais le coup de génie de Kant sera priori? Ce serait, disons, une proposition comme
38 Emmanuel Kant Avant Kant 39

«Dieu existe ». Il s'agirait aussi d'une proposition mé- bien nécessaires et universelles. Elles sont dès lors a
taphysique et a priori, aucune expérience ne pouvant priori, cela ne souffre aucun doute. Mais sont-elles
l'attester, mais elle serait synthétique dans la stricte synthétiques? L'exemple le plus convaincant de Kant
mesure où l'existence ne fait pas déjà partie de la est tiré de la géométrie: «Entre deux points, la ligne
notion de Dieu, telle que notre esprit peut l'analyser. la plus courte qui puisse être tracée est une ligne
La proposition synthétique a priori «Dieu est exis- droite». Cette proposition ne peut être que synthéti-
tant» élargirait à coup sûr l'envergure de notre savoir que, argumente Kant, puisqu'elle réunit dans le sujet
et répondrait enfin aux soucis de la raison naturelle. et le prédicat des éléments hétérogènes, notamment
, Mais comment la vérifier? Comment des propositions une notion de quantité (la ligne courte) et une autre
synthétiques a priori sont-elles possibles, c'est-à-dire de qualité (la ligne droite). Le concept de la ligne la
fondables? plus courte entre deux points ne renferme pas analyti-
Avant que de répondre à cette question, qui sera quement de considération sur la qualité de cette ligne.
la question capitale de la Critique de Kant, on pour- La proposition est donc synthétique a priori. Com-
rait prétendre que l'idée même de telles propositions ment vérifier une telle proposition? La question gé-
ne fait aucun sens. Les seules propositions suscepti- nérale qu'il faudra se poser sera donc la suivante:
bles d'être vérifiées seraient les propositions synthéti- comment la mathématique pure est-elle possible
ques a posteriori, assises sur l'expérience, et les pro- comme science? Ou, plus techniquement: comment
positions analytiques a priori, vraies par définition, des propositions synthétiques a priori sont-elles possi-
. mais sans portée scientifique véritable. On voit ce bles pour les mathématiques? C'est alors qu'on verra
\ que cette dichotomie signifierait pour la philosophie: si la réussite des mathématiques dans le champ des
ou elle se mue en science expérimentale, produisant connaissances rationnelles et synthétiques peut servir
du synthétique a posteriori, ou elle se confine dans de caution à la possibilité de la métaphysique.
la redondance analytique. Dans les deux cas, la philo- Le cas de la physique est plus intriguant, car on
sophie comme savoir du fondamental n'a aucun ave- la tient d'ordinaire pour une science empirique, por-
nir. On devine bien ce que seraient des propositions tant justement sur la nature, le physique. Or la physi-
synthétiques a priori (Dieu existe, l'âme est immor- que qui intéressera surtout Kant sera la physica pura,
telle, les femmes sont plus parfaites que les hommes, la science a priori qui renferme les principes purs de
etc.), mais peut-on les fonder de quelque manière? la science et de la réalité physiques (l'idée de la physi-
y a-t-il, au reste, dans le paysage du savoir des que comme d'une «science pure» plonge ici ses ra-
propositions synthétiques a priori susceptibles d'être cines). De fait, si la physique met à jour des lois
validées? Mais, bien sûr, rétorque Kant, on ne trouve universelles et nécessaires, ces lois doivent avoir un
que ça en mathématiques, en physique pure et, en fondement a priori, lequel ne peut provenir, montre-
idée à tout le moins, en métaphysique. Considérons ra Kant, que de notre entendement. Or cette physi-
d'abord les mathématiques. Leurs propositions sont que pure, élaborée par exemple dans les Principes
40 Emmanuel Kant Avant Kant 41

mathématiques de philosophie naturelle (1686) de est même seulement possible» 16. Plus gravement en-
Newton, se compose entièrement de propositions core: «Par suite, tous les métaphysiciens sont solen-
, synthétiques a priori, comme: «tout phénomène a nellement et légitimement suspendus de leurs fonc-
une cause», «à travers tous les changements que subit tions jusqu'à ce qu'ils aient répondu de façon 1

la matière sa quantité reste invariable », etc. L'inva- satisfaisante à la question: comment des connaissan-/
riabilité n'est pas déjà contenue dans le concept de ces synthétiques a priori sont-elles possibles?» 17
matière, mais elle ne lui appartient pas moins a priori. L'énigme du synthétique a priori, celle qui résu-
Comment expliquer pareil jugement synthétique a me l'aporie de la philosophie pré-kantienne (et peut-
priori? être aussi de la pensée contemporaine, si tant est
On sait que la métaphysique, si elle devait s'avé- qu'aucun modèle n'a encore su remplacer celui de la
rer possible, renfermerait tout un éventail de proposi- métaphysique), devient avec Kant la question desti-
tions synthétiques a priori (Dieu existe, le monde a nale de la philosophie ou de sa plus cohérente réalisa-
un commencement dans le temps, etc.). Mais, jusqu'à tion, la métaphysique. C'est une question, on l'a vu,
nouvel ordre, aucune proposition métaphysique ne que la postérité a perçue comme un coup fatal porté
peut être considérée valide. Afin d'en arriver à des à la métaphysique, Kant ayant été un peu le Robes-
propositions métaphysiques fondées, il faut s'assurer pierre de la philosophie, selon l'expression du poète
Heine. C'est négliger la réponse positive à la possibili-
avant toute chose de la possibilité même du jugement
té de la métaphysique chez Kant, elle aussi porteuse
synthétique a priori en métaphysique, dès lors répon-
d'un nouveau destin pour la philosophie.
dre à la question principielle : comment la métaphysi-
Avant, afin de résoudre le problème de la possi-
que est-elle possible comme science? Le destin de la
bilité du discours métaphysique responsable, Kant
métaphysique, et de la philosophie, dépendra de son propose un petit détour, celui d'une enquête sur le
issue. Les métaphysiciens doivent donc suspendre cas des propositions synthétiques a priori dans le do-
toutes leurs recherches afin de réfléchir ensemble sur maine éprouvé des mathématiques et de la physique
les fondements de leur prétendue connaissance a pure. L'analyse des fondements du synthétique a
priori. L'exhortation de Kant marque bien un point priori dans ces deux sciences occupera en gros la
d'arrêt dans l'évolution de la métaphysique, gage première moitié de la Critique de la raison pure. Il
d'un nouveau commencement: «Mon dessein est de importe toutefois de bien saisir la motivation de cet
convaincre tous ceux qui tiennent à s'occuper de la examen. On a souvent cru qu'il représentait une fin
métaphysique qu'il leur faut inéluctablement inter-
rompre leur travail jusqu'à nouvel ordre, considérer
16 Prolégomènes, Ak., IV, 255; Œuvres, II, p. 17-18; trad.
tout ce qui est advenu jusqu'ici comme nul et non Gibelin, Vrin, p. 7-8.
avenu, et, avant tout, soulever d'abord la question 17 Prolégomènes, Ak., IV, 278; Œuvres, II, p. 45; trad.
de savoir si quelque chose comme la métaphysique Gibelin, Vrin, p. 37.
42 Emmanuel Kant Avant Kant 43

en soi, comme si Kant avait voulu remplacer la méta- mathématiques afin de voir s'il peut servir à justifier
physique par une épistémologie dont la seule ambi- une connaissance rationnelle d'ordre métaphysique.
tion, histoire de redonner un sens à la philosophie, Si la métaphysique était de même nature que les
serait de réfléchir sur les «a priori» ou les fondements mathématiques, elle pourrait éventuellement s'inspi-
de la connaissance scientifique. Si Kant a de cette rer de son modèle. Mais dès sa première section,
manière créé de toutes pièces l'épistémologie, comme l'Esthétique, la Critique de la raison pure montrera
issue à l'embarras de la philosophie, c'est bien malgré qu'il y a une différence d'espèce entre la métaphysi-
lui. Lorsqu'il médite sur le bien-fondé du synthétique ' que et les mathématiques, ces dernières pouvant
a priori dans l'ordre physico-mathématique, c'est uni- \ s'appuyer sur une intuition pure (de l'espace et
quement en vue de préparer la réponse à la question du temps, où se confirment les constructions
de la possibilité des propositions synthétiques a priori 1 mathématiques) qui fait entièrement défaut au méta-
en métaphysique. En réalité, notera même Kant, les physicien. Interrogeons alors la physique pure, dit
'-mathématiques et la physique n'ont pas spécialement Kant. Là aussi, l'imitation se révélera impossible, la
besoin d'une méta-réflexion philosophique sur les rai- physique pure disposant après tout d'un fondement
sons de leur succès. Ce sont des sciences qui fonction- dans l'expérience possible pour étayer ses thèses.
nent déjà et qui n'ont pas à attendre qu'un philosophe L'examen de la possibilité de la métaphysique,
leur délivre un certificat de légitimité. comme science fondée sur les syllogismes de la raison
Mais un tel certificat apparaît crucial pour la mé- pure, sera d'abord largement négatif: les deux cent
taphysique, celle-ci ne s'étant pas encore engagée sur cinquante pages de la Dialectique transcendantale,
1ia voie sûre d'une science qui fasse l'unanimité des es- occupant en substance la seconde moitié de la Criti-
l1 prits. Bien au contraire, c'est sa légitimité même que de 1781, avant la Méthodologie finale, dénonce-
\ qui est partout mise en cause. Au cours de ses deux ront d'une manière intraitable les sophismes que la
millénaires d'existence, qui ont déjà en soi quelque raison pure n'a cessé de répéter au hasard des traités
chose d'affligeant, la métaphysique est restée «dans de métaphysique. La métaphysique comme science
un état si branlant d'incertitude et de contradiction» du raisonnement spéculatif ne peut plus se pratiquer
qu'elle a sciemment ignoré, ou refoulé, la question comme avant. Si elle doit être possible, la métaphysi-
potentiellement fatale de la possibilité du synthétique que a besoin d'une nouvelle méthode et, plus particu-
a priori, sur laquelle repose «le salut ou la ruine de lièrement, d'un «Canon» ou d'une législation qui
la métaphysique» 18. La légitimité d'une connaissan- renfermerait les principes d'un usage métaphysique
ce rationnelle provenait presque toujours et exclusi- légitime de la raison pure. Ce Canon, proposé en
vement du témoignage indubitable des mathémati- conclusion à la Critique de la raison pure, délaissera
ques. Justement, dit Kant, interrogeons le secret des les sentiers de la métaphysique syllogistique pour ex-
plorer la voie toute nouvelle de la «raison pure prati-
l~ CR.P., B 19; Œuvres, l, p. 772; T.P., p. 43. que », c'est-à-dire de l'efficace que déploie la raison
44 Emmanuel Kant

à travers son impératif moral. C'est sur cette assise


morale que pourra s'édifier une métaphysique qui
réponde lucidement aux interrogations de la méta-
physique naturelle.
C'est ainsi, pourrait-on dire, que Kant a voulu
«sauver» ou relancer la philosophie (ou la métaphysi-
que, termes que nous ne distinguons jamais, sauf II
lorsque nous identifions la métaphysique à ce qui se
faisait avant Kant). Ce renflouement de la probléma-
tique philosophique, où se tient toute la révolution KANT
kantienne, passe donc par une réinvention de l'éthi-
que, de ce que Kant nomme heureusement une «mé-
taphysique des mœurs» (expression qui pourrait
redevenir actuelle). Cette révolution pratique de la 2.1. La critique comme nouveau traité de la
métaphysique engagera toute la postérité du kantis- méthode
me, l'après-Kant, qui définit encore l'espace philoso-
phique contemporain. Étudions maintenant pour Le problème capital issu de l'avant-Kant est celui
elle-même la révolution kantienne dans les priorités de la possibilité même de la métaphysique, menacée
de la métaphysique. de l'extérieur par l'empirisme expérimental, mais non
moins de l'intérieur par l'absence de fondements et
la désuétude des traités de métaphysique, problème
auquel Kant donnera la forme inédite, mais géniale:
comment des propositions synthétiques a priori sont-
elles possibles en métaphysique? Pour l'affronter,
Kant recommande le détour d'une enquête préalable
sur le synthétique a priori en mathématiques et en
physique. Le triple questionnement de Kant sur la
mathématique (pluriel facultatif), la physique et la
métaphysique veut lui-même ouvrir la voie à une
métaphysique future, c'est-à-dire à une science ra-
tionnelle qui répondrait aux inquiétudes de la méta-
physique naturelle qui habite toute finitude. Ce systè-
me de métaphysique, Kant annonce, au conditionnel,
qu'il s'appellerait «philosophie transcendantale ».
46 Emmanuel Kant Kant 47

Seulement, il n'est pas crédible de se lancer en philo- élucidé les fondements de la connaissance pure en
sophie transcendantale sans s'assurer d'abord et avant mathématiques et en physique, elle critiquera tout
tout des fondements d'un possible savoir à portée au long de sa Dialectique transcendantale, d'une ma-
!~, métaphysique. D'où la nécessité de faire précéder la nière magistrale, qui n'a à peu près rien perdu de sa
,t\(;-.J « doctrine» ou le système métaphysique de la philoso- force d'entraînement, les illusions et les artifices qui
\}. '. phie transcendantale par une «critique transcendan- ont jalonné l'histoire de la métaphysique, mais dont
;., (~. tale» (dans les faits, la Critique de la raison pure de la source serait à chercher au cœur même de la raison
1781) qui s'occupe non de l'extension de nos connais- pure. Ce n'est qu'après avoir étalé l'impossibilité de
sances métaphysiques, mais uniquement de la pierre cette métaphysique «dogmatique» (c'est-à-dire qui
de touche qui décide de la valeur ou du défaut de n'a pas pris soin de justifier ses prétentions) que Kant
valeur de toutes les connaissances a RriflIL 1. Une proposera une nouvelle «méthodologie» (c'est le titre
telle critique, poursuit Kant, espère donc p;éparer de la dernière partie de l'œuvre) à l'entreprise méta-
un «canon» de ces connaissances a priori d'après physique.
lequel le système de la raison pure pourrait un jour Toute la critique transcendantale de 1781 se re-
être déployé sous le titre de métaphysique ou de commande ainsi comme un traité préalable de la mé-
philosophie transcendantale 2. thode, qui rappelle Descartes dans sa critique de la
Entendant déblayer le terrain en vue de l'édifica- tradition et sa recherche d'un nouveau commence-
tion d'une métaphysique future, la Critique de la rai- ment: «Dans cet essai de changer la démarche jus-
son pure aura à mettre à jour et les sophismes (<< dia- qu'ici suivie en métaphysique, opérant en elle une
lectiques ») de la raison transempirique et la pierre complète révolution ( ... ), consiste donc la tâche de
de touche d'une métaphysique véritable. Après avoir cette critique de la raison pure spéculative. Elle est
un traité de la méthode, non un système de la science
1 Cf. CR.P., B 26; Œuvres, l, p. 777; T.P., p. 46-7, page
même. » 3 La logique rigoureuse du projet d'une Cri-
particulièrement importante, notons-le, puisque Kant y définit tique instituée comme un traité de la méthode en vue
tout le projet de sa Critique et de la métaphysique qu'il s'agit de l'instauration d'une métaphysique à venir com-, i

de rendre possible. mande toute l'architecture de la Critique de la raison


2 Ibid. Le terme «transcendantal» n'a pas toute l'équivocité
désirable dans la CR. P., et a fortiori dans les recherches kantien-
pure, divisée en trois grandes sections correspondant
nes, dénotant tantôt une connaissance qui dépasse l'expérience aux trois questions qui doivent préoccuper une re-
(qu'on nommerait mieux «transcendante»), tantôt une enquête cherche sur les trois champs de la connaissance pure:
sur la possibilité de la connaissance a priori, mais fonctionnant
assez souvent comme un synonyme de la notion d'a priori. Pour
ne pas compliquer inutilement l'intelligence de notre propos,
c'est dans ce dernier sens que nous le prendrons ici. C'est à une
étude plus poussée qu'il appartiendrait de dissocier le transcen-
dantal de l'a priori. 3 CR.P., B XXII; Œuvres, l, p. 743; T.P., p. 21.
48 Emmanuel Kant Kant 49

A. THEORIE TRANSCENDANTALE DES ELEMENTS DE pour produire un savoir, lequel vise le plus général.
LA CONNAISSANCE PURE Ce qui nous fait accéder à cette généralité, c'est, bien
sûr, l~cept, produit quant à lui par l'entende-
1. Esthétique: Comment la mathématique pure est-
ment.
elle possible?
Kant maintient un dualisme des facultés de
II. Logique:
connaître,J~_§..ensibili!(et l'ente!!Çle!p~t, l'un ne pou-
11.1. Analytique: Comment la physique pure est-elle
vant proprement fonctionner sans l'autre. Les intui-l
possible?
tions de la sensibilité ont besoin des concepts de \
II.2. Dialectique: Comment la métaphysique est-elle
l'entendement pour engendrer de la connaissance, \
possible?
m~is l'entendement requiert, un fondement sensible
afIn de donne-r un contenu a ses concepts. Selon la )
B. THEORIE TRANSCENDANTALE DE LA METHODE
belle formule de Kant, si «des pensées sans contenu Il'

Exigé par un questionnement de fond sur la pier- sont vides, des intuitions sans concepts sont aveu-
re de touche de la connaissance a priori, ce plan obéit gles. »4 Ni la sensibilité, ni l'entendement ne sont
aussi à une conception bien définie des facultés de autonomes dans l'ordre de la connaissance. C'est déjà
connaissance, dont nous devons maintenant aborder pour Kant une manière larvée de concilier les réqui-
les composantes essentielles. sits de l'empirisme et du rationalisme. Pour ce der-
nier, la sensibilité ne nous livre que des représenta-
tions obscures et que seul l'entendement peut
2.2. Des éléments de la connaissance hu- apercevoir de façon claire et distincte, d'autant qu'il
maIne lui est loisible de se priver de l'épaisseur des percep-
tions sensibles. Nous avons tous, par exemple, une
Il Y a deux grandes souches de la connaissance vague représentation sensible de la vitesse: telle voi-
selon Kant: la sensibilité (les cinq sens) et l'entende- ture qui file à toute allure, la rapidité d'un vol entre
ment (au sens large, comprenant toutes les activités Paris et New York en Concorde, etc. Tout cela nous
intellectuelles, dont le jugement, l'imagination et la donne une vague idée de la vitesse, mais ce qu'elle
raison). La théorie de la sensibilité sera l'Esthétique, est en soi, c'est l'entendement, et lui seul, qui nous
celle de la pensée la Logique. C'est la sensibilité qui l'apprend en découvrant qu'elle est la distance divisée
nous procure un contact direct avec le réel en nous par le temps. Ce que l'entendement détecte, c'est
donnant ce que Kant appelle des «intuitions », cela donc la définition ou l'essence (intellectuelle) des
veut dire des X~E~!!!~Jl5-.im.méaIa~es-~-· particu- choses. La sensibilité, elle, ne nous livre qu'un amas
lières et sensibles du réel tel qu'il affecte notre sensi- divers et sans ordre d'impressions, où l'essentiel n'est
~bilit_~_{tel goût, tel son). Mais en tant que repréSenta~
tion simple et particulière, l'intuition ne suffit pas 4 CR. P., A 51/B 75; Œuvres, l, p. 812; T.P., p. 77.
50 'J Emmanuel Kant Kant 51

jamais distingué de l'accidentel. Dans l'esprit du ra- quement l<\S.aQacité même d'intuitionner ou de pen-
tionalisme, l'ordre clair et distinct de l'entendement ser. Seule cette disposition, ou ses lois, sera a priori
se suffit à lui-même. Il ne peut qu'être obscurci par chez Kant, c'est-à-dire antérieure à l'expérience.
l'intrusion des données instables de la sensibilité, L'intuition pure ne signifiera donc rien d'autre que
' dont il a tout intérêt à se passer. Autonome, sûr de la capacité que nous avons d'intuitionner des objets
lui, l'entendement peut transcender l'horizon limité et qui, comme telle, appartient déjà à la structure
et confus de l'expérience et s'échafauder une méta- .~rti~ylière de notre esprit. En tant que disposition,
physique, une science des premiers principes ressor- elle--rend possible et conditionne, en vertu de son
tissant à un monde suprasensible. mécanisme propre, toute connaissance particulière.
Pour l'empirisme, une relation contraire préva- Avant toute donation empirique réside en nous un
lait entre la sensibilité et l'entendement. Laissé à lui- pouvoir de réception du donné qu'il faut reconnaître
même, l'entendement ne génère guère que des fic- comme un a priori. L'intuition pure, le moule de
tions. Tout le projet de l'empirisme sera de le rame- l'intuition avant tout contenu intuitif empirique, étant
ner sur terre et de voir à ce que ses concepts aient l'apanage de tout être humain, ses lois seront univer-
un fondement sensible, donc vérifiable. À la limite, selles et nécessaires.
l'entendement n'est qu'un épiphénomène de la sensi- Cet appareil a priori d'accueil du donné opérera
bilité, tous ses concepts étant ultimement tirés, par aussi bien au niveau de la sensibilité qu'à celui de
abstraction, de l'expérience. Les concepts ne seraient l'entendement. Il y aura_donc des principes purs (an-
alors que des perceptions ou des intuitions sublimées, térieurs à l'expérience et la rendant possible) relevant
généralisées. de chacune des deux souches de la connaissance.
Kant est près de l'empirisme quand il insiste sur C'est exclusivement sur ces principes que roulera
la nécessité d'un fondement intuitif pour nos l'investigation de Kant. Son propos essentiel est en
concepts. Sans intuition, l'entendement reste con- effet de sonder les possibilités de notre connaissance
damné à la vacuité. Il se montre cependant ratio- pure, de justifier la réalité des sciences pures. La
naliste lorsqu'il pose que la sensibilité et l'entende- thèse de Kant sera que la possibilité des mathémati-
ment possèdent des principes de possibilité qui sont ques, comme science synthétique a priori, repose
( a priori. On a communément vu dans cette thèse une strictement sur les principes de l'intuition pure (on y
reprise de la théorie des idées innées, chère au ratio- revient tout de suite). C'est donc l'Esthétique
nalisme. En vérité, Kant ne croit pas à l'existence de (d'aïcr811cnç, sensation, perception), définie comme
«notions» a priori qui voleraient à l'intérieur de la «la science de tous les principes de la sensibilité a
boîte noire de notre cerveau et qui serviraient à justi- priori», qui rendra compte de la réalité des mathéma-
fier les théorèmes les plus fantaisistes de la métaphy- tiques dans la section inaugurale de la Critique de la
sique. Ce que Kant a en vue lorsqu'il parle d'une raison pure. Quant à la physique pure, elle reposera
«intuition pure» ou d'un «concept pur», c'est uni- sur les «principes de l'entendement pur», justifiés et
52 Emmanuel Kant Kant 53
mis à jour dans la première section de la Logique (la d'hui, d'une manière admirablement conséquente, la (
théorie des règles de la pensée), appelée «Analytique philosophie du déconstructivisme, inspirée de Nietz-
transcendantale». Cette Analytique se présentera sche, puis prolongée par M. Foucault, G. Deleuze, J. ~
comme «logique de la vérité », donc logique de l'usa- Derrida et tout le courant du postmodernisme).
ge scientifique légitime de l'entendement pur. Le Il se trouve assurément des passages chez Kant
deuxième volet de la Logique, la Dialectique, se pen- qui tendent à limiter la philosophie à un rôle stricte-
chera sur les ressources a priori du pouvoir supérieur ment policier, voire autocritique. 5 Mais ce que cette
de connaissance, la raison, que Kant, suivant une interprétation limitative ne respecte pas, c'est l'inten-
.longue tradition, distinguera alors de l'entendement. tion proprement métaphysique de l'entreprise criti-
. La Dialectique soumettra à l'examen les très problé- que. Ce que la première Critique entend rendre possi-
matiques possibilités cognitives de la métaphysique. ble, c'est une métaphysique enfin rigoureuse. La
Problématiques puisque la Dialectique se place elle- destruction des formes traditionnelles de métaphysi-
même sous le titre préjudiciable d'une «logique du que n'est que le versant négatif d'un projet dont la
faux» ou de l'illusion transcendantale. Kant y rédige- visée positive est l'édification d'une métaphysique
ra un constat d'échec de la métaphysique spéculative novo methodo, selon une nouvelle méthode. Cette
issue de la raison pure. Le travail d'autopsie de la métaphysique, Kant a bel et bien tenté d'en découvrir
Dialectique, bien qu'il ne soit pas que négatif, ensei- l'assise rationnelle, ainsi que l'atteste déjà le titre de
gne ce que la métaphysique ne peut pas être, à savoir ses œuvres les plus métaphysiques, rendues possibles
une connaissance syllogistique d'un monde suprasen- par l'œuvre propédeutique de 1781: «Prolégomènes
sible. La critique de Kant est si implacable qu'on a à toute métaphysique future» (1783), «Fondements de
souvent eu l'impression que son ambition était de la métaphysique des mœurs» (1785), «Premiers prin-
saper la possibilité de toute métaphysique et de res- cipes métaphysiques de la science de la nature» (1786),
t :--treindre la sphère de la connaissance a priori aux
les «Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis
; i mathématiques et à la physique pure (fût-elle rebapti- Leibniz et Wolf» (1793, publiés en 1804), la «Méta-
'j: sée métaphysique de la nature). Dans ce cas, le projet physique des Mœurs» (1797) et, sur le fond, il faudrait
d'une critique transcendantale devant inculquer une aussi invoquer la portée métaphysique de la Critique
nouvelle méthodologie au travail métaphysique fini- de la raison pratique (1788) et de la Critique de la
rait en queue de poisson, sans atteindre son but. Si la Faculté de Juger (1790), les deux autres grandes œu-
métaphysique devait être impossible, la seule fonction vres de la décennie critique de Kant.
de la philosophie (car c'est d'elle qu'il s'agit toujours)
se résumerait à une critique perpétuelle des préten-
tions métaphysiques de la raison, la philosophie se ré- 5 Rappelons spécialement la formule des Rêves d'un vision-

signant, si l'on veut, à n'être qu'une critique de soi- naire (1766) définissant la métaphysique comme «la science des
limites de l'entendement humain» (Ak., II, 336; Œuvres, l, p.
même (possibilité de la réflexion que réalise aujour- 586).
54 Emmanuel Kant Kant 55

En vérité, ce fondement d'une métaphysique fu- sence en notre esprit de l'intuition pure de l'~çe...._
ture, l'indication d'une nouvelle méthode se trouve, ~~~Que faut-il entendre par intuition pure?
comme il se doit, au terme de la première Critique, L'intuition, on l'a noté, est une représentation immé-
dans sa Théorie de la méthode. Après avoir montré diate d'un donné sensible. Mais, si l'intuition ne roule
dans sa Dialectique comment ne pas faire de la méta- toujours que sur du sensible, en quel sens peut-on
physique, c'est dans sa théorie de la méthode que parler d'une intuition pure? Il faut premièrement dire
.Kant ouvrira le chemin d'une métaphysique véritable, que l'intuition pure n'est pas une quelconque «vi-
rivée aux intérêts de la raison pratique, ignorée, es- sion» qui apercevrait une réalité non sensible, voire
time Kant, dans l'édification des systèmes spéculatifs métaphysique, comme cela pouvait apparaître chez
de métaphysique. L'institution d'une métaphysique Platon dans l'intuition immédiate de l'idée du bien.
future, qui équivaut historiquement à un sauvetage Là où Kant se distingue de Platon, et du rationalisme
de la philosophie tout court, passera par la redécou- en général, c'est en restreignant l'intuition humaine
verte de la r~o.~-E!.atique, donc par une T~in.Y~!1JiQn au monde sensible. L'intuition (ou la saisie immédiate
_tp._~thQgQ.1Qgiquede.l'élhiçl-ue. Cette promotion méta- d'une chose) est la prérogative de la sensibilité, la-
physique de l'éthique est au cœur de la révolution quelle n'a accès qu'à~l'empirie que lui transmettent
kantienne. les cinq sens. Ce que Kant nomme l'intuition pure
Elle sera préparée dans la Critique de 1781 par ne désigne que la fQ'!'~ ou la structure de base de
une transformation des positions déterminantes du notre perception du réel. L'intuition concrète d'une
rationalisme qu'a voulu être la philosophie. Avant chose est nécessairement soumise aux conditions (à
d'introduire sa révolution par l'éthique, elle aura à la «forme» donc) de celui qui la perçoit. C'est cette
discuter de la prétention de vérité des trois sciences condition, ou constitution, a priori, car elle précède
du synthétique a priori, les mathématiques, la physi- toute intuition particulière, que circonscrit la notion
que et la métaphysique. Étudions donc, selon l'ordre d'intuition pure.
de ses trois questions épistémologiques, les déplace- Selon Kant, la forme de notre intuition, son a
ments que met en œuvre la Critique de la raison pure priori, est celle de l~espace et Q.l!J~mps.~_ C'est dire
dans l'arène du savoir philosophique ou a priori. que toute intuition obéTi aux condiÜons subjectives
de l'espace et du temps, le premier étant la forme
du «sens externe », de l'appréhension d'objets exté-
! 'l 2.3. Le phénoménalisme: la perte de l'en- rieurs à nous, le second la forme du «sens interne»
Il soi et le succès des mathématiques ou de l'ordre linéaire des représentations au sein de
notre esprit. Le temps est en un sens plus englobant
L'Esthétique transcendantale de Kant, sa théorie que l'espace, car les représentations spatiales doivent
de la sensibilité, tentera de fonder la possibilité des aussi s'inscrire à l'intérieur de mon esprit, comme
mathématiques comme science a priori sur la pré- autant d'unités de temps. C'est pourquoi toutes nos
56 Emmanuel Kant Kant 57

représentations, en tant que chacune est «renfermée Soulignons au passage que la philosophie post-kan-
en un seul moment», doivent se plier, en définitive, tienne, d'inspiration herméneutique, en a tiré la
«à la condition formelle du sens interne, c'est-à-dire 1
conséquence que toute saisie du réel incarnait déjà
au temps, comme ce en quoi elles doivent être toutes \ une interprétation ou une schématisation motivée, en
ordonnées, liées et mises en rapport».6 \ vue d'une maîtrise de situation. Le phénoménalisme
La prémisse de Kant, héritée de l'empirisme, est 1 a ainsi engendré une espèce de ~e~ti~~~...e géné-

que l'ensemble des données fournies par la sensibilité ralisé pour lequel il n'y a pas de faits, mais seulement
constitue d'abord une «diversité» confuse, laquelle des interprétations (Nietzsche).
a besoin d'être mise en ordre par nos facultés intellec- \ Kant est encore loin d'un pareil perspectivisme.
tuelles pour devenir connaissable ou prévisible. La Son phénoménalisme reste très modeste. La schéma-
premièrel schématisation subjective du réel (la secon- tisation du réel selon le registre de l'espace et du
de et la P'iüs massive provenant des concepts purs de temps faisant partie de la constitution subjective de
l'entendement) s'effectue déjà au niveau des sens, tout être humain, nous avons tous en commun le
, 1\ \J1 par l'intermédiaire de l'intuition pure qui ordonne le ~§.~e . monde phénoIllé!tal, si bien qu'une connais-
'~0-'''"' '\ - - donné sensible selon les paramètres de l'espace et du
-..l" ./'
sance de l'ordre des phénomènes pourra aspirer à
l'objectivité: la connaissance vraie est celle qui s'ac--
, '" "'~- temps.
'Ii ~~. J\~ i La schématisation qu'opèrent nos a priori subjec- corde avec les phénomènes tels que chacun peut les
'jI,.r-';\~' tifs entraîne une distinction entre l'ordre des phéno- apercevoir. De plus, Kant admet comme allant de
,~t:j) mènes et celui des choses en soi. Les phénomènes soi l'existence de choses en soi derrière les phénomè-
(du Grec <paivol-lEva, ce qui apparaît), ce sont les nes. Il déclare seulement qu'on ne peut les connaître.
choses telles qu'elles nous apparaissent après avoir En effet, s'il y a des phénomènes, littéralement des
été travaillées ou adaptées par la forme a priori de «apparitions », c'est qu'il y a des «choses» qui appa-
notre esprit. Nous n'avons jamais accès au monde raissent. Les phénomènes n'en sont que la traduction
1 des choses telles qu'elles sont en soi. Cette thèse (l'original étant inaccessible) sur le théâtre de notre
.', '_'~ "-,..... 1 correspond à ce que l'épistémologie appelle le phéno- subjectivité. Des choses en soi sont bien la cause,
:~ ~),I '-'-1
ménalisme. En toute rigueur, notre discours (mais inconnaissable mais supposée, des données qui attei-
\"-'. .- - -,_\[~ déjà notre perception, d'après Kant) ne porte pas sur gnent notre subjectivité.
o-.!~' les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais Ce que l'on connaît d'une chose, ce n'est donc
sur un réel toujours-déjà passé au crible des condi- jamais son en-soi, son essence intime. Kant se disso-
cie ici de la philosophie traditionnelle qui a toujours
, /tions subjectives de notre intuition. Dès que nous vu dans l'en-soi des choses l'objet ultime de la
l. appréhendons le réel, nous lui faisons parler notre

l' "-', '~,' idiome, spatio-temporel sur le terrain de l'intuition.


connaissance, cet en-soi étant finalement une essence
\' ~v..-,~ L ou une entité intelligible. D'après l'intelligence classi-
()-

~~
".... "'"
~(~
'7
"y"-"
.
\',.,

6 CR. P., A 99; Œuvres, l, p. 1406; T.P., p. 111. que, les choses se composaient en effet d'une matière
:--" .
", 4~' j.u'-· v
o,JiL '1 r~ \
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~I' ~"'"! . ,...,Q.-y •
" ·'v, '.. y ',~
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,,'.
58 Emmanuel Kant Kant 59

et d'une forme (d'un d80ç), celle-ci définissant le Platon, à l'état pur, la vision spirituelle d'une idée
caractère spécifique ou l'unité substantielle de la dans un monde intelligible. L'd80ç, ce qui se laisse
chose. Les arbres se composent par exemple d'une voir, est axé sur un connaître qui a le mode de la
matière organique, mais aussi d'une forme spécifique vision. Connaître se dit, en effet, en Grec oi8a ou
qui est l'agencement de cette matière selon un pattern Et8ffi, c'est-à-dire «avoir vu». Avoir vu quoi? Répon-
particulier. À la rigueur, on peut dire que la «ma- se: un d80ç, ce qui dans la chose a une forme telle
tière» des arbres est toujours la même (simplement, qu'elle se laisse contempler par l'œil de l'esprit. Le
du bois et des feuilles). Ce qui distingue les sortes monde sensible n'offrant aucun point d'appui à une
d'arbres, c'est leur forme: l'orme a telle configura- telle contemplation (appelée 9Effipia, dont procède
tion, le chêne telle autre, etc. Lorsqu'on veut connaî- l'idée d'une connaissance «théorique», donc à la fois
tre un arbre, nous ne nous intéressons qu'à sa forme, visuelle et idéelle), Platon a été contraint de faire
la matière n'étant qu'un réceptacle uniforme dont on des «idées» des entités existant en soi dans un monde
ne peut rien dire de précis (sinon on emploierait déjà intelligible. Aristote a tenté tant bien que mal de
le registre de la forme). Cette forme_spécifique qui réintégrer l'idée au sein du monde empirique en niant
configure les choses de diverses façons t _en in-formant son existence indépendante dans un autre monde,
la matière, se dit en Grec d80ç (flOP<Prl est un peu soutenant qu'elle n'était que le principe spécifique
moins usuel), d'où vient notre mot «idée». Or l'idée, qui composait les choses de notre univers.
pour les Grecs, n'est pas en premier lieu une entité Mais la tradition métaphysique a tôt fait de com-
mentale, mais un principe qui réside dans la chose prendre que les idées qui déterminaient l'essence des
elle-même, comme la forme qui la constitue comme choses relevaient bien de la pensée, et plus particuliè-
telle ou telle (d80ç signifie aussi «~). Connaî- rement, notre esprit étant irrécupérablement fini, de
tre, c'est reproduire en notre intelligence, essentielle- la pensée divine. L'essence des choses a d'abord trou-
ment passive, une idée (de second degré) correspon- vé son siège dans l'intellect de Dieu, dont la seule
dant à l'idée de la chose en soi. Connaître une chose, activité, puisqu'elle est la plus noble, est de penser.
d'Aristote à Leibniz, cela a toujours voulu dire décou- Si en connaissant nous pénétrons l'essence des cho-
vrir son d80ç, sa définition «spécifique (species-fa- ses, la connaissance est l'açte qui nous permet de
cere, littéralement qui «fait» l'espèce, qui constitue nous transposer, à la mesure de nos moyens, dans
l'd80ç) de telle ou telle entité individuelle, de ce que l'intelligence divine et de consiciérer le ré~tdllpoint
le rationalisme baptisa une «monade» (une substance de vue de l'éternité (sub specie aeternitatis). Pour le
simple qui représente l'essence élémentaire d'un rationalisme, la science comme visée de l'en-soi éter-
étant). Cet d80ç étant quelque chose d'idéel, Platon nel des choses ne peut donc porter que sur des es-

\
(
a d'abord pensé qu'il avait son siège premier dans
un monde transcendant ou non sensible, rigoureuse-
ment «intellectuel». La connaissance est donc pour
1sences, nécessaires et universelles, puisque pensées
du point de vue de Dieu, l'être rationnel par excel-
Jlence . En comparaison, la connaissance sensible n'est
60 Emmanuel Kant Kant 61

que très superficielle, restant justement à la surface Le «concept» de la chose, car il faut toujours
des impressions. Aller «au fond des choses », la méta- parler d'un concept lorsqu'on entreprend de connaî-
phore tire ici son origine, c'est pénétrer, par-delà les tre ou de définir un étant, proviendra dorénavant du
impressions, jusqu'à l'essence même de la chose, travail de notre esprit. Le concept d'!:!:p'~_,çl!_Q..~~,!!-e
conçue comme monade ou incarnation individuelle désignera plus ce qui. C.2~stit!-!~. son"e'ssep':ce.eIl, soi,
d'une idée. . mais î;ordréde généralité que notre entendement
Avec Kant et sa révolution phénoménaliste, tout \obtient' eii'tTavàillant 'lanùiÜèie'spatlQ-:temPQù~Üe de'
cet horizon d'un en-soi monadique, circonscrit par ise~,sensati9ns. Avec Kant, la su~jectivtt~ s~ xé.appro-
une essence idéale, se retire du cadre de ce qui peut 'prie l'ordre c09.ceptuel qu'elle avait autrefois prêté)
~,être connu. Notre pensée ne jouit d'aucune vision . l'en-soi des choses. La conllaissance n'est plus com-
'1 intellectuelle. Connaître, voilà ce que Kant a retenu II prise comme la saisie in,tühiveêï'UI?-è 'è'ss~ncë"( 8180<;)
.\ \\.v1/ de l'empirisme, c'est uniquement rassembler sous un qui se trouverait dans la chose même, mais comme
".,;_/~.\'-l c-::- chapiteau commun unediver~ité d'impressions sensi- la sc~~m~.tisati<?~ .. ~9.t;l,ç~p.tuell~ .. et su!,jective d'un
'1

r.> bles qui affectent notre intuition. La «forme» de . donné phénoIllénal, d'ordre spatio-~~~pore1. La
l'arbre, ce n'est pas l'essenc'e qui l'habite en soi et 1\ forme uni,verselle des choses (les catégo,r,ie",s ,e",t", l, 'i,n, t, u,i-
que pourrait apercevoir en toute pureté une percep- tian) pure ne vient plus du réel, mais de .. nQtn; appa-
i tian intellectuelle, c'est le concept général que mon ! reil cognitif. .
1 entendement distille de la foule des sensations qui 1 Kanf avancera de très brefs arguments pour fôn-
l'ont touché. J'ai vu cinq ou six arbres qui se ressem- der l'apriorité de l'espace et du temps ainsi que pour
blaient et auxquels j'ai donné, en un acte de réflexion montrer qu'il relèvent strictement de l'intuition et
~ généralisante, le nom d'érables. Ce que l'on connaît, non du concept. Ce qui en établit le caractère a priori,
ce n'est plus la chose telle qu'elle est en soi (savoir partant, l'universalité et la nécessité, c'est l'impossibi-
qui est peut-être celui de Dieu, celui-ci étant l'auteur i lité de faire abstraction de l'espace ou du temps dans
de toutes les essences réalisées dans le monde), mais \1 l'appréhension d'un donné' sensible. Je puis parfaite-
l'ensemble de ses manifestations sensibles. Le phéno- ment imaginer, en un jeu mental, qu'il n'y ait pas
~
ménalisme signifie ainsi le retrait de l'essence hors d'objets dans l'espace, mais je ne peux pas me repré- \
du champ du savoir. Rien n'interdit de supposer qu'il senter qu'il n'y ait pas d'espace. De même, je suis
y ait quelque chose comme une essence ou un en- en mesure de faire abstraction de tous les caractères \
soi définissable derrière elles, et le leibnizien en Kant contingents d'une représentation, mais non du fait
ne peut pas ne pas l'avoir pensé, 7 mais aucun accès qu'elle remplit un moment de temps dans l'ordre de \
cognitif ne nous y est ménagé. ~,.-

~ d'un substrat «intelligible ». Ce sera le statut de la liberté, comme


7À chaque fois que Kant se risquera à parler des «choses II pr~rogative de ce qui en nous ne fait pas partie du monde phéno-
en soi », ou de ce qu'elles pourraient être, il les assimilera à l'idée l) menai.
62 Emmanuel Kant Kant 63

Fes pensées. Dans l'intuition, l'espace et le teml's des connaissances synthétiques a priori en mathémati-
ne sont dOl!~.p_<!~_d_e~_.éléments _.contlDgenis~111-ais-.Qes ques. Une proposition synthétique a priori en est une
1 c§~~itions. nécessc;tiJ~~ .. ellJniy.ersJ,~lles.~_donc_a-Jlriori, qui unit de manière universelle et nécessaire un sujet
..J!e.. _!~.':lte jp.1llitiillL-p.ossible. La démonstration de et un prédicat qui ne forment pas déjà un tout analyti-
- l'apriorité ne présente pas trop de difficultés aux yeux que, où le prédicat ferait partie du concept même du
de Kant, d'autant qu'elle était communément admise sujet. Un «troisième terme» est donc requis pour
par le rationalisme. La preuve du caractère intuitif établir la vérité d'une proposition synthétique a prio-
de l'espace et du temps, elle, sera plus laborieuse, ri. Dans le cas des jugements empiriques (tous synthé-
mais beaucoup plus cruciale, car c'est d'elle que dé- tiques), c'est l'expérience, terrain d'une vérification
pendra en dernière instance la possibilité d'un savoir possible, qui agit comme troisième terme. Mais ce
synthétique a priori en mathématiques. Il est décisif recours nous fait défaut si l'on a affaire à des proposi-
de distinguer, dit Kant, l'ordre du concept, qui relève tions synthétiques a priori. Comment les fonder? Il
de l'entendement, de celui de l'intuition. Le concept n'y a pas ici de recette universelle, chaque science
représente toujours une unité générique qui embrasse rationnelle exigeant un type particulier de fondation.

l
un nombre différent d'espèces: ainsi le concept géné- Ce qui autorisera l'extension du savoir a priori en
rique de mammifère représente le dénominateur mathématiques, ce sera l'intuition pure de l'espace
commun de certaines espèces (carnivores, insecti- et du temps.
~ores, etc.), qui diffèrent les unes des autres. Or Constituant 1,:1 forme de notre sensihilité, l'espa-
J l'espaçe__ ~t le. temps, fera valoir Kant, ne sont pas à ce et le temps sont imp9sés àtous les phénomènes.
1 proprement parler des «concepts» puisqu'ils forment Universelle et nécessaire, l'intuition pure est donc un
il chacun une unité qui renferme non pas des genres a priori. C'est sur lui, soutient Kant, que reposent
~ ou des espèces différents, mais des parties homogènes finalement toutes les propositions synthétiques en
l les unes aux autres. Une partie d'espace (ou, mutatis mathématiques. La géométrie en fournit l'exemple le
ï mutandis, de temps) n'est qu'une division d'un seul plus éclatant. Elle se comprend de fait comme une
.,1 et même espace, unique et infini, tandis que les «par- théorie a priori de l'espace, mais ses constructions

.I
~' 'ties» d'un concept forment des espèces hétérogènes ne valent pas pour l'espace, disons, physique, mais
(un carnivore n'est pas un insectivore, tandis qu'une seulement pour un espace idéal, construit par notre
If1 partie d'espace est toujours homogène à une autre esprit. Lorsque le géomètre énumère les propriétés
partie d'espace). du triangle, il parle du triangle tel qu'il peut être
" , '. Les seules incidences d'intuition pure sql!tcelles

Ü
constitué a priori et non du triangle que l'on peut
'.. d~y,~_~p_c;tg_~.- .t;t.Q!1. .t~m..ps. Tous les autres a priori tracer sur une feuille, lequel ne correspondra jamais
. relèvent d'un ordre conceptuel ou discursif. C'est pré- parfaitement à la figure a priori du triangle. La validi-
.- sément cette particularité de l'intuition pure qui té de ces constructions idéales, conclura Kant, s'ap-
permettra à Kant de rendre compte de la possibilité puie sur les assises a priori de l'intuition pure, la
'1
1

64 Emmanuel Kant Kant 65

seule qui puisse expliquer l'universalité et la nécessité '\ que, synthétique et a priori, l'Esthétique renouvelle
des connaissances mathématiques, Les mathémati- \ le principe empiriste de la vérification 8: parler de
ques ont ceci de particulier que d'être des sciences a i façon sensée ou scientifique, c'est s'en tenir à ce qui
priori, sans être toutefois des sciences purement intel- est vérifiable dans une intuition spatio-temporelle. À
lectuelles. Elles reposent sur un fondement sensible, défaut d'intuition intellectuelle, sur quoi fonder la
mais a priori, plus exactement sur la forme a priori , rigueur d'une métaphysique qui transcende l'ordre
de notre sensibilité, l'intuition pure de l'espace et du de l'espace-temps, le seul où une vérification scientifi-
temps. On voit que les mathématiques ne sont pas que paraisse possible? C'est le défi, sinon la tragédie
des sciences purement logiques, elles bénéficient d'un de toute métaphysique.
contenu intuitif, bien qu'a priori.
Ainsi, l'intuition pure nous permet de rendre
compte de la prétention à la vérité des mathémati- 2.4. La logique transcendantale d'une consti-
ques. Mais la théorie des mathématiques n'est pas tution a priori de la nature
une fin en soi chez Kant. S'il s'intéresse au succès
des mathématiques comme science synthétique a La théorie des principes a priori de la sensibilité,
priori, c'est seulement afin d'éclairer le problème de qui résout le problème de la possibilité du discours
la possibilité de la métaphysique. Au sortir de mathématique, ne comprend que vingt pages dans la
l'Esthétique, on constate sans peine que la solution Critique de la raison pure. La théorie des principes
au problème des mathématiques, le recours à l'intui- purs de la pensée comme telle, la Logique transcen-
tion pure, paraît compromettre doublement le projet dantale, en exigera plus de quatre cent cinquante.
d'une métaphysique scientifique. D'une part, la justi- C'est elle qui décidera de la validité de la physique
fication de la métaphysique ne peut plus se réclamer, et de la métaphysique comme sciences a priori.
comme elle l'avait fait de Platon à Leibniz, de l'exem- Il faut saisir le propos bien précis d'une «logique
ple des mathématiques, celles-ci reposant sur un fon- transcendantale », qu'il faut distinguer de la logique
dement intuitif a priori, mais sensible. Si les métaphy- classique. La logique se comprend d'ordinaire comme
siciens veulent fonder leur science, ils doivent se la science des règles de la pensée, la règle suprême
retrousser les manches et s'appuyer sur autre chose étant celle du principe de contradiction, selon la for-
que le témoignage des mathématiques. D'autre part, mulation canonique d'Aristote (Métaphysique, IV):
si notre capacité d'intuition se limite aux conditions «Il est impossible que le même attribut appartienne
de l'espace-temps et qu'une intuition apparaît néces- et n'appartienne pas au même sujet et sous le même
saire pour valider une connaissance, on voit très mal
comment un discours métaphysique portant sur le g Cf. à ce propos l'ouvrage, très influent en philosophie
suprasensible pourra parvenir à justifier ses préten- analytique anglo-saxonne, de P. Strawson, The Rounds of Sense,
tions. Tout en rendant possible le savoir mathémati- London, Methuen, 1966.
66 Emmanuel Kant Kant 67
rapport ». On remarque que ce principe ne s'énonce que. «La logique générale fait abstraction, comme
que de manière négative: «Il est impossible que ... » nous l'avons indiqué, de tout contenu de la connais-
En réalité, la logique toute entière ne renferme que sance, c'est-à-dire de toute relation de celle-ci à
des préceptes négatifs, indiquant simplement quelles l'objet, et elle ne considère que la forme logique dans
fautes il faut éviter pour parer à l'erreur. Elle ne le rapport des connaissances entre elles, c'est-à-dire
peut ni ne veut nous dire comment atteindre positive- la forme de la pensée en général. Mais comme il y
ment le vrai. Cela ne peut dépendre que du contenu a des intuitions pures aussi bien que des intuitions
ou de la matière de nos jugements. Ne traitant que empiriques (ainsi que le fait voir l'Esthétique trans-
de la rigueur algébrique des énoncés, la logique tradi- cendantale), il pourrait bien se trouver aussi une dif-
tionnelle se veut une science purement «formelle». férence entre la pensée pure et la pensée empirique
La logique classique, héritée d'Aristote, ne s'oc- des objets. Dans ce cas, il y aurait une logique dans
cupe que de la forme logique de nos connaissances, laquelle on ne ferait pas abstraction de tout contenu
que celles-ci soient pures ou empiriques. Le propos de la connaissance; car celle qui contiendrait simple-
de Kant se limite, lui, à une critique de la raison ment les règles de la pensée pure d'un objet exclurait
pure, donc à un examen de la possibilité d'un savoir toutes ces connaissances dont le contenu serait empi-
.
a priori. Aux yeux de Kant, une logique spéciale nque. »9
(qu'il surnommera transcendantale) est requise pour La logique transcendantale se borne donc aux
le champ bien particulier de la connaissance pure. seules règles de la connaissance pure dans le but de
On ne peut en effet se contenter ici de règles simple- déterminer sous quelles conditions la pensée pure
ment formelles qui feraient abstraction du rapport à d'un objet peut être légitime. Tandis que la logique
l'objet ou de la «matière» de la connaissance. Car formelle, qui vaut pour toute connaissance, ne peut
c'est très précisément cette possibilité d'un rapport a se prononcer sur la matière de nos jugements, la logi-
priori à un objet qui fait problème dans le cas d'une que transcendantale de la pensée pure aura son mot
connaissance dite pure: comment diable savoir si une à dire sur le contenu éventuel de connaissances syn-
connaisssance pure affirme quelque chose de véridi- thétiques a priori puisqu'elle aura à en déterminer,
( que si on ne peut pas s'en remettre ici au ténloignage
tout à fait a priori, les conditions de possibilité. Sui-
l de l'expérience? Y a-t-il des règles logiques et posi- vant la rigueur d'une critique systématique de la rai-
tives de la pensée pure? Oui, répondra Kant, et c'est son pure, la logique transcendantale, qu'invente
tout le propos d'une logique transcendantale que de Kant, traitera du droit ou de la légitimité d'un savoir
les tirer au clair. Elle aura à déterminer quand un par purs concepts, s'affichant comme logique de la
rapport à l'objet (ou quelque chose d'objectif) peut philosophie ou logique d'un discours philosophique
être possible et vérifié a priori. Son intention, tournée qui soit contraignant. Comment des concepts purs
vers la pensée pure, mais dans une visée matérielle,
diffère donc considérablement de la logique classi- 9 c.R. P., A 55/B 79; Œuvres, l, p. 815; T.P., p. 79.
68 Emmanuel Kant Kant 69

peuvent-ils cependant se rapporter à des objets? Tout son deviendra dialectique, «fausse », lorsqu'elle déro-
le défi de la logique transcendantale sera de le mon-
trer. «Par conséquent, présumant qu'il peut bien y
gera aux règles de la vérité édictées par l'Analytique. 1
L'originalité de Kant est d'avoir découvert, plus d'un
avoir des concepts capables de se rapporter a priori siècle avant Freud, une logique de l'erreur a priori, l
à des objets, non comme intuitions pures ou sensibles, une tromperie qui soit constitutive de notre raison,
mais seulement comme actes de la pensée pure ( ... ), laquelle succombe tout naturellement à l'illusion dia-
nous nous faisons d'avance l'idée d'une science de lectique qui consiste à prétendre connaître des objets
1 l'entendement pur et de la connaissance rationnelle qui ne peuvent être donnés en aucune expérience.
; par laquelle nous pensons des objets tout à fait a Le critère positif (<< matériel») de la vérité proposé
priori. Une telle science, qui déterminerait l'origine, par l'Analytique résidera justement dans la possibilité
l'étendue et la valeur objective de telles connaissan- d'une application de la connaissance pure à quelque
ces, devrait porter le nom de logique transcendantale; forme d'intuition ou d'expérience. 11
car elle a affaire seulement aux lois de l'entendement Avant de se pencher sur la légitimité des
et de la raison, mais uniquement en tant qu'elle se concepts purs de l'entendement, l'Analytique aura à
rapporte à des objets a priori, et non comme la logi- dénicher des concepts qui puissent être appelés purs. \
que générale, indifféremment aux connaissances em- Mais comment savoir si un concept est a priori ou
piriques aussi bien que pures.» 10 fondamental? Tous nos concepts n'ont-ils pas été ac-
La logique transcendantale s'occupera ainsi de quis au fil de l'expérience? On ne saurait trouver de
la possibilité d'un usage légitime de nos concepts tels concepts «par de simples tâtonnements »12, sans
purs. Qui dit usage légitime suppose qu'un usage que leur apriorité ne soit clairement fondée. Il est
illicite en est aussi concevable. Kant dressera donc donc besoin d'un fil conducteur pour découvrir ces
une «logique» des deux emplois de la pensée pure: concepts purs ou catégories. Kant le puisera à même
l'Analytique, comme logique de la vérité, définira les l'acte fondamental de la connaissance, le jugement.
conditions de l'usage justifié des concepts a priori de Connaître, pour Kant comme pour la tradition, c'est
l'entendement, réalisé par la science physique (celle juger, unir un sujet et un prédicat en élevant une
de Newton, mais Kant n'y fera aucune allusion direc-
Il Cf. CR.P., A 62/B 87; Œuvres, l, p. 820-1; T.P., p. 83:
te dans sa discussion, comme pour souligner que les «L'usage de cette connaissance pure repose sur cette condition
réalisations historiques de la raison n'intéressent pas que des objets, auxquels elle puisse s'appliquer. nous soient don-
son propos), la Dialectique, en tant que logique du nés dans l'intuition. Car sans intuition, toute notre connaissance
faux, traitera de l'usage abusif que fera la raison pure manque d'objets, et reste par suite complètement vide. La partie
.. des mêmes concepts. La question de la vérité du de la logique transcendantale, donc, qui expose les éléments de
~ savoir a priori se décidera dans }' Analytique. La rai- la connaissance pure de l'entendement et les principes sans les-
quels absolument aucun objet ne peut être pensé, est l'Analytique
transcendantale et en même temps une logique de vérité.»
lO CR.P., A 57/B 81-2; Œuvres, l, p. 816-7; T. P. p. 80. 12 CR.P., A 64/B 89; Œuvres, l, p. 822; T.P., p. 85.
70 Emmanuel Kant Kant 71

prétention à la vérité. Ce qui sera a priori pour Kant, a priori des actes fondamentaux de notre discours
ce ne seront que les formes ou les actes élémentaires tisse la syntaxe secrète du réel. Kant a du reste lui-
1 du jugement. L'union (ou la synthèse, terme étymolo-
giquement parent du mot «concept», cum-capere,
même comparé son analyse des catégories au travail
d'un grammairien: «Dégager de la connaissance
saisir ensemble) d'un sujet et d'un prédicat s'effectue commune les concepts qui ne se fondent nullement
toujours en fonction de types bien définis. C'est ainsi sur une connaissance particulière, et qui se rencon-
que nos jugements sont soit affirmatifs, soit négatifs, trent cependant dans toute connaissance empirique
universels ou particuliers, que certains ont la forme dont ils constituent pour ainsi dire la simple forme
«si x, alors y»,«ou bien x, ou bien y», qu'ils expri- de liaison, cela ne supposait pas plus de réflexion ou
ment de simples possibilités ou des relations néces- de discernement que de dégager d'une manière géné-
saires, etc. Cette forme logique du jugement, sous rale d'une langue les règles de l'usage effectif des
laquelle on peut ranger tous les contenus empiriques, mots, et de rassembler ainsi les éléments d'une gram-
) relève en propre de notre entendement, compris maire (en fait, ces deux recherches sont aussi très
; comme pouvoir, ou faculté, de juger. Cette forme ne étroitement apparentées).» 13
s'actualise qu'au contact de données empiriques, Evidemment, Kant s'intéresse moins à la syntaxe
mais, à titre de mécanique générale du jugement, elle des langues réelles, entreprise qu'on peut laisser au
fait partie de la constitution de celui qui juge, ou qui linguiste, qu'à ce qu'il a lui-même su nommer, dans
parle, organisant, pour ainsi dire, l'ensemble de ses cours de métaphysique, la «grammaire transcen- l
i l'expérience selon les a priori de sa grammaire. Le
concept pur n'est donc pas une représentation menta-
dantale, qui renferme le fondement du langage hu- \
main» 14. Forme de toute pensée et de tout discours,
le, mais une f~~!:.J~exe~cice de notre jugement, les règles ou concepts fondamentaux de cette gram-
un acte de la pensée plus qù;unè idée innée. Ce sont maire représentent les seuls a priori cognitifs de notre
ces actes élémentaires qui composent la logique la entendement. Kant retiendra en tout douze opéra-
plus intime de toute notre pensée et, partant, la syn- tions élémentaires de l'acte du jugement, qu'il em-
~\ taxe du réel lui-même, entendons la schématisation pruntera, un peu paresseusement, aux manuels de
des phénomènes sensibles par les catégories de notre logique de son temps. On ne reproduira pas ici le
entendement. tableau classique de ces douze formes du jugement,
Il Y a donc selon Kant préformation de l'expé- regroupées sous quatre grands chefs: quantité, quali-
( rience par l'intermédiaire des concepts de notre es-
prit, a priori puisqu'ils sont imposés d'office par le
1
té, relation, modalité. La constitution de cette tétra-
13 Prolégomènes, Ak., IV, 323; Oeuvres, II, p. 100; trad.
sujet connaissant à tout contenu empirique. On peut
Gibelin, Vrin, p. 99.
dire que la philosophie analytique du langage déve- 14 Vorlesungen über die Metaphysik, Erfurt, 1821, repr.:
\,loppée au XXc siècle provient tout droit de cette Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, p. 78 (Ak.,
f intuition originale de Kant selon laquelle le système XXVIII, Il/l, p. 576).
72 Emmanuel Kant

de, que Kant reprendra dans presque tous ses écrits,


1 Kant

latin, ratio, et en allemand, Grund, qu'en français)


73
III

I
tant il était persuadé d'avoir épinglé l'a priori catégo- pour conclure, par raisonnement, à une cause ultime,
. rial de notre esprit, n'est pas sans artifice (d'autant divine, du réel. La légitimité de la métaphysique dé- r
qu'elle veut en partie reconstruire, ex post, l'origine pend donc de l'objectivité des concepts a priori de 1
censément a priori, d'une physique déjà existante), notre pensée. •
mais on en respectera la motivation et l'originalité Cette question de la légitimité de l'a priori intel-
qui est d'assimiler les a priori de l'intellect au seul lectuel sera tranchée dans la Critique de la raison
fonctionnement logique de notre jugement. Depuis pure par une section intitulée Déduction transcendan-
Kant, il n'est d'autre a priori intellectuel que l'opéra- tale (ou justification épistémique) des concepts purs
tivité logique de l'entendement dans son accueil des de l'entendement. Kant en définit clairement l'ambi-
données empiriques. tion: «J'appelle donc l'explication de la manière dont 6

Les douze catégories de l'entendement ayant été les concepts a priori peuvent se rapporter à des objets l'

repérées, la question capitale pour une logique trans-


cendantale sera naturellement celle de leur objectivi-
leur déduction transcendantale». 15 En principe,
cette formulation est tout ce qu'il y a de plus limpide:
I!.'

1'1 I 1

té. On peut illustrer le problème à partir de l'exemple mainten~nt qu'ont été découverts les concepts (ou
de la causalité, cher à Hume, à qui Kant répondra opérations) a priori de la pensée pure, il n'est que 'IIi
l,
'.,
ici, mais sans le nommer, encore une fois pour écarter d'expliquer leur prétention à l'objectivité. Dès qu'on 1 ~
11
toute considération historique de son analyse de s'aventure dans la Déduction cependant, on s'avise
l'entendement pur. Accordons à Kant d'avoir montré J
que Kant voudra s'attaquer à deux problèmes, qui
Il
1
que la causalité était bel et bien un a priori de notre
entendement, c'est-à-dire une des formes irréducti-
recoupent le double défi de la Critique, évoqué plus
haut: a) il s'agira, d'une part, de justifier la prétention J
111
bles et fondamentales de notre jugement (si x, alors j objective de concepts subjectifs ou a priori, en clair, :)1
l'
y). La causalité est ainsi une catégorie a priori, mais Î montrer de quel droit nos concepts a priori se rappor- :"t l

\ subjective. Jouit-elle aussi d'une portée objective? 1te nt au donné objectif de l'expérience; b) mais il ,II
En d'autres termes, nos jugements de causalité peu- s'agira aussi, selon la formulation inaugurale, et plus 1

vent-ils aspirer à l'objectivité ou ne sont-ils, comme précise, de la Critique de la raison pure, de rendre 1

le croyait Hume, qu'une façon purement subjective ") compte de la possibilité de jugements synthétiques a
et aléatoire d'unifier des données sensibles? Si la priori en physique pure (celle-là même dont les prin-
catégorie de causalité s'avère objective, et Kant cipes seront exposés dans la section qui suivra la
s'emploiera à le montrer, il faudra ensuite se deman- Déduction transcendantale, l'Analytique des prin-
der s'il n'est pas possible d'en faire un usage qui cipes de l'entendement pur). Deux problèmes on ne
dépasse l'expérience. C'est ce qu'avait voulu faire la peut plus urgents, bien sûr, mais que Kant ne
métaphysique en s'appuyant sur le principe de raison
ou de causalité (termes encore plus équivalents en lS CR.P., A 85/B 117; Œuvres, l, p. 843; T.P., p. 100.
74 Emmanuel Kant

s'embarrasse pas à distinguer. La Critique semble les


1 Kant 75

Voici, à tout le moins, l'ébauche des solutions


avoir confondus, espérant amplifier peut-être la force kantiennes, en commençant par le problème de
de sa thèse essentielle sur l'origine subjective de toute l'objectivité des jugements a priori de la physique
prétention à l'objectivité de la connaissance a priori, pure. Le jugement synthétique a priori dont il faudra .
voire, d'où la confusion, de toute connaissance, pure expliquer la possibilité reliera ici deux termes: Je. J
ou empirique. concept pur et l'intuition pure de l'espace et du
Kant résoudra en effet le premier problème en temps. Les jugements synthétiques a priori de la phy-
soutenant que seuls des concepts purs permettent de sique tentent d'exprimer la nécessaire synthèse de
rendre raison de la prétention de vérité des jugements !
l'intuition et du concept purs, savoir la détermination
d'expérience: ce qui fait qu'un jugement empirique, il préalable de tout contenu phénoménal possible en
fonction d'une exigence catégoriale de notre entende-
1

disons de la physique expérimentale, peut être dit


vrai, c'est l'intervention d'une catégorie de l'esprit, lnent. Le concept de causalité en fournit encore une
porteuse de l'universalité et de la nécessité associées illustration utile: ce qu'il exige, à titre de concept
à toute connaissance scientifique. Le malheur, c'est pur, c'est que la succession du divers de l'intuition
que Kant «explique» de cette manière la possibilité soit toujours soumise à une règle, qu'il impose donc
du jugement synthétique a posteriori, alors que sa au cadre universel de l'intuition, à l'intuition pure,
'1 Critique avait promis de ne s'occuper que du synthéti- et qui peut se formuler ainsi: «Tous les changements
1 que a priori (et de la physique, comme science pure, arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de
que dans la mesure où elle contient, dans ses fonde- l'effet». Jugement a priori, car il énonce quelque
ments, de tels jugements). Il semble que Kant ait chose de nécesssaire et d'universel (<<Tous les ... »), r
voulu affronter les deux problèmes de front, ceux de et synthétique en ce qu'il ajoute à l'idée de change- \
la vérité du savoir a priori (seul objet d'une logique
transcendantale) et du savoir empirique. Ils sont, à
la vérité, parents puisqu'on a affaire dans les deux
cas à la prétention de l'objectivité de l'a priori. Hélas!
le texte de la Déduction transcendantale sur lequel
ment celle d'une liaison causale nécessaire. Comment
est-il possible? En vertu de l'expérience possible, ré-
pond Kant. Cela signifie que sans un tel jugement
synthétique a priori, l'expérience, entendue comme
un tout cohérent de nos connaissances, n'est pas ex-
l
se sont brûlés des générations de kantologues est plicable (ou «possible»). Qr l~" réali~s!e l '~~p~­
d'une écriture fantastiquement redoutable. Alors que rience, où la succession des phénomènes obéit univer-
certains ont voulu y déceler, par déférence, une argu- SëTlement "à un encliâÎfn~mehr--ca-m~al~ déniol1tre
mentation fine et subtile, progressant pas à pas, d'au- qu'elle est possible. Donc les jugements synthétiques
' tres n'y ont vu que l'exposé maladroit et répétitif a priori de la physique pure sont légitimes. Autre-
J d'une preuve circulaire. Chose certaine, une interpré- ment mis, l'indubitable réalité de l'expérience dépend
tation cohérente et unanimement acceptée du texte de principes purs (qui sont autant de déterminations
n'existe pas et n'existera peut-être jamais. de l'intuition pure par nos catégories, avant toute
76 Emmanuel Kant Kant 77

expérience et pour elle) qui sont ses conditions de la cohésion dans cet ensemble de phénomènes que
possibilité. nous nommons nature. Si l'on définit la nature
Ceci veut dire que l'expérience résulte, quant à comme «enchaînement des phénomènes d'après des
Ses fondements essentiels, d'une constitution subjec- règles nécessaires, c'est-à-dire des lois» 17, pareille
tive de notre esprit: «c'est donc nous-mêmes qui légalité universelle ne peut trahir qu'une origine a }
introduisons l'ordre et la régularité dans les phénomè- priori, issue par conséquent de notre esprit. Les lois .
:nes, que nous nommons nature, et nous ne pourrions de la nature, étudiées par la physique comme science
Iles y trouver, s'ils n'y avaient été mis originairement pure, procèdent donc de la législation a priori qu'im-
ipar nous ou par la nature de notre esprit.» 16 C'est posent nos concepts purs à l'intuition pure, à la diver-
la thèse la plus retentissante de la Critique de la raison sité du donné phénoménal. C'est donc sur ce «phéno-
pure. La législation universelle de la nature provien- ménalisme» 18, autrement dit sur la diversité que
drait secrètement des concepts de notre esprit (sinon forment les données de la sensibilité dans les limbes
l'universalité de ses lois resterait inexplicable). Kant de l'intuition, et sur le principe de l'expérience possi-
ne veut pas dire par là, comme l'a cru l'idéalisme, ble que repose la possibilité de la physique pure.
que toutes les lois de la nature se trouveraient déjà C.Q.F.D., pourrait-on conclure, pour ce qui est de
dans notre tête avant que d'être injectées, en sous- la deuxième grande question de l'œuvre: comment
main, dans le tissu du réel. Ce que nous introduisons des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles
dans la nature (définie, par nous, comme légalité en physique?
nécessaire et universelle des phénomènes), ce sont Mais Kant ira encore plus loin en fondant,
plutôt des réquisits élémentaires d'ordre et de régula- comme on l'a entrevu, sur les concepts purs de
rité, ainsi l'idée que le réel se prête à la mathématique l'entendement les vérités des jugements a posteriori
et qu'il obéit à certains paramètres de permanence de la science empirique. Kant a introduit dans les
1et de causalité. Les lois particulières de la nature ne formulations ultérieures de sa Déduction (celle des
se peuvent connaître que par expérience. Mais avant Prolégomènes de 1783 et celle de la deuxième édition
toute expérience, le donné phénoménal se plie à un de la Critique en 1787) une distinction, importante
minimum de principes a priori, la prémisse de Kant
étant que ce donné forme d'abord une diversité, voire 17 Cf. C.R.P., A 216/ B 263; Œuvres, l, p. 946; T.P., p. 198.
un désordre qui appelle un travail d'unification, qui 18 Kant le reconnaît expressément à la fin de sa Déduction,
ne peut être accompli que par le concept (dont l'éty- A 130; Œuvres, l, p. 1428, T.P., p. 146: «Les concepts purs de
mologie, insistons-y, connote l'idée de synthèse, cum l'entendement ne sont donc possibles a priori, et même par rap-
capere). C'est donc «nous-mêmes», en tant qu'êtres port à l'expérience, nécessaires, que parce que notre connaissan-
ce n'a affaire qu'à des phénomènes, dont la possibilité réside en
doués d'entendement, qui introduisons l'ordre et nous-mêmes, dont la liaison et l'unité (dans la représentation
d'un objet) se rencontre simplement en nous, par conséquent
16 c.R.P., A 125; Œuvres, l, p. 1424-5; T.P., p. 140. doivent précéder toute expérience.»
78 Emmanuel Kant Kant 79

en elle-même, entre le «jugement de perception» et , une prétention à l'universalité et à la nécessité (donc


le «jugement d'expérience ». Le premier est un juge- à l'a priori !). Cela revient à élever des jugements 1
ment qui se contente d'unir subjectivement des per- d'expérience à la dignité de jugements a priori.
ceptions, sans élever de prétention à l'objectivité. Le L'introduction à la Critique avait pourtant bien statué
! jugement d'expérience, selon l'appellation de Kant,
qu'un jugement a posteriori ne pouvait jamais reven-
.j dit plus: il revendiqu~ une validité objective, c'est-
à-dire universelle. 19 A quoi attribuer cette validité
diquer une prétention à l'universalité et à la nécessité,
réservée au savoir a priori, lequel procède d'une ori-
universelle du jugement d'expérience, arguInente gine rationnelle et jamais empirique.
maintenant Kant, sinon à l'intervention clandestine Kant a peut-être voulu étirer un peu trop la por-
d'un concept pur de notre esprit: «Les jugements tée de sa révolution épistémologique, qui fondait la
d'expérience emprunteront la validité objective ( ... ) possibilité de la physique pure sur la synthèse exécu-
à la condition de la validité universelle des jugements tée a priori par les catégories de l'entendement, en
\ empiriques qui ( ... ) ne repose jamais sur des condi-
li
l'étendant aussi à la physique expérimentale et à ses
· tions empiriques et même. e. n. g...e./.n...e./r. a.l. sensibles, mais
sur un concept 2!!!_s!~!.'_~Q!~p.c!~~~_n1.» 20 On note
découvertes a posteriori. Il demeure que l'Analytique
transcendantale restreint la validité de l'a priori au
1 la force, bien relative, mais aussi la faiblesse de champ de l'expérience possible:
l'argumentation kantienne. Son point fort consiste à 1) la physique pure n'a d'autre fonction que
montrer que la validité universelle associée au juge- d'épeler les conditions de possibilité de l'expérience,
ment empirique objectif révèle une trace a priori, qui c'est-à-dire les principes purs qui se trouvent au fon-
ne peut évidemment tirer son origine que de notre dement de la connaissance et, partant, du réel;
intellect. La vérité ne se déciderait pas par le biais 2) la validité des concepts purs se limitera en-
d'une confrontation avec la réalité, mais sur le terrain suite, même si ce pas reste assez problématique, à
même de la subjectivité et selon ses réquisits. Sa justifier la prétention de validité des jugements tirés
faiblesse est double: elle ne dit pas, d'une part, ce de l'expérience. La Déduction transcendantale se ter-
qui permet de décider de la légitimité de l'interven- mine donc sur la thèse: «Par suite il n'y a de connais-
tion d'un concept pur dans un jugement d'expérience. sance a priori possible pour nous que celle d'objets
~Jquoi l!tiH§~r telle.caté.gQIi~.pJllctôt 9.!.leJelle-.autr?,. · de l'expérience possible».
pourquoi en tiliuge!llell1_~tJ:!on, en tel autre? D'autre L'Analytique confirme ainsi la leçon de l'Esthéti-
Ipart, il n'est pas sûr que Kant'ait ré-üssT'-à montrer que: toute connaissance doit puiser sa légitimation
~ue les jugements d'expérience aient le droit d'élever ultime d'une intuition ou de l'expérience possible.
l Qu'en est-il alors de la possibilité de la métaphysique,
dont toute l'ardeur vise un dépassement du cadre
19 Cf. Prolégomènes, § 18-19.
20 Prolégomènes, § 19; Ak., IV, 298-9; Œuvres, II, p. 71; suffoquant de l'expérience? Ce sont les avatars théo-
trad. Gibelin, Vrin, p. 68. riques de cet élan métaphysique qui occuperont la
80 Emmanuel Kant Kant 81

critique de la raison dialectique dans l'avant-dernière comme prémisses. Selon l'exemple classique: tous les
partie de l'œuvre. hommes sont mortels (majeure), or Caïus est un
homme (mineure), donc Caïus est mortel (conclu-
sion). La conclusion s'appuie toujours sur une propo-
2.5. La dialectique de la raison syllogistique sition plus générale, la majeure, qui est comme la
condition supérieure du raisonnement. Bien entendu,
Selon la hiérarchie kantienne des facultés de la raison peut aussi s'interroger, en une démarche
connaître, l'Analytique n'a voulu traiter que de régressive, sur les conditions de la majeure elle-
l'entendement pur, dont l'office est de former des même. Si les prémisses servent à établir une conclu-
jugements à partir des données sensibles. À l'aide de sion, il est aussi possible de rechercher les conditions
ses catégories, l'entendement synthétise (suivant la des prémisses et les conditions de ces conditions, ad
forme prédicative «S est P») des intuitions pour pro- infinitum. Ce faisant, la raison pénètre dans l'orbe
duire des jugements de connaissance. Avec la Dialec- du «prosyllogisme », de ce qui vient avant le syllogis-
tique, l'examen s'adressera à un étage supérieur de me. Remontant, en vertu de son fonctionnement sim-
la connaissance, celui dont se réclamait par prédilec- plement logique, la raison se trouve tout naturelle-
tion la métaphysique, la raison théorique. Tandis que ment poussée vers une condition qui ne soit pas elle-
l'activité basale de l'entendement est de porter des même conditionnée, donc vers un inconditionné ou
jugements, la raison opère des syllogismes. À la diffé- un absolu. La démarche de Kant est scolaire, mais
rence de l'entendement, la raison, comme faculté su- limpide: «La raison, dans son usage logique, cherche
périeure de connaissance, ne porte pas directement la condition universelle de son jugement (de la
sur des données intuitives, mais bien sur des juge- conclusion) et le raisonnement n'est lui-même autre
ments. Son travail est de rechercher des principes chose qu'un jugement que nous formons en subsu-
pour les jugements que produit l'entendement. Si mant sa condition sous une règle générale (la ma-
celui-ci soumet les phénomènes à des règles, la raison jeure). Or, comme cette règle est soumise à son tour
cherchera à ramener ces règles de l'entendement à à la même tentative de la part de la raison et qu'il
des principes d'unité. 21 faut ainsi chercher (par la majeure d'un prosyllogis-
Tout comme il s'en était remis à l'acte logique me) la condition de la condition, aussi loin qu'il est
du jugement pour reconstruire l'activité a priori de possible d'aller, on voit bien que le principe propre
l'entendement, Kant partira de la forme du syllogis- de la raison en général dans son usage logique est
me afin d'éclairer tout l'effort de la raison pure. On , de trouver, pour la connaissance conditionnée de
entend par syllogisme l'opération qui consiste à infé- ) l'entendement, l'inconditionné qui doit en achever
rer une conclusion à partir de propositions posées l'unité. » 22

21 c.R.P., A 302/ B 359; Œuvres, l, p. 1018; T.P., p. 256. 22 C. R. P., A 307/ B 364, Œuvres, l, p. 1022; T.P., p. 259.
ilIII'
82 Emmanuel Kant Kant 83
1

Recherchant des principes inconditionnés et to- \ monde, et, par-dessus tout, l'idée d'une causalité par !II
talisants (c'est -à-dire qui renferment l'ensemble des , liberté;
conditions d'une série), la raison se laissera adéquate- 3) enfin, pour la communauté de tous les êtres;
ment définir comme pouvoir des principes. De par ce sera l'idée de Dieu, compris, leibniziennement,
sa propre logique elle est visée d'absolu. Partout où comme la raison suprême qui renferme tous les possi-
il est question de raison, en philosophie ou ailleurs, bles.
il y va nécessairement d'un principe inconditionné, ~ L'architecture de la Dialectique s'édifiera sur ce
inviolable (c'est le sens de la réflexion sur la rationali- \ système triadique des idées transcendantales de la
té en éthique). Kant nous permet de saisir la motiva- l raison, l'âme, le monde et Dieu. Autant d'idées, assu-
tion élémentaire d'une telle quête d'inconditionné en rément, qu'il est impossible de rencontrer en aucune
s'inspirant du fonctionnement strictement logique du expérience. Seuls les raisonnements ou syllogismes
raisonnement. Rarement le concept de raison aura- (l'allemand de Kant ne distingue pas les deux termes)
t-il fait l'objet d'une déduction aussi rigoureuse en de la raison théorique permettent d'accéder à
philosophie. l'inconditionné qu'elles personnifient. Si Kant insiste
La soif d'absolu n'est pas seulement une lubie tant sur le rôle du raisonnement, ce n'est pas en
nostalgique des métaphysiciens ou des poètes, elle raison d'une prédilection particulière pour le syllogis- 1

prend racine dans l'exercice naturel de la raison pure. me (au demeurant normale pour un métaphysicien
Aussi bien dire que la raison se trouve comme malgré de l'époque), mais bien pour suivre la métaphysique
sur son propre territoire. En effet, les propositions
1 elle condamnée à faire de la métaphysique. Au fil
de nature métaphysique, ne pouvant être confirmées
d'une analyse un peu plus complexe, Kant s'efforcera
de montrer que la raison sollicite aussi des formes par l'expérience, résultent inlmanquablement de dé-
ductions a priori ou d'inférences logiques. Le syllogis-
bien spécifiques de cet inconditionné, qui correspon-
me représente un peu le tremplin qui est censé habili-
dront aux trois idées, ou concepts purs, de la raison.
ter la raison à se transporter dans un monde J
Constatant que la démarche régressive de la raison
transempirique (d'où la conception platonicienne de 1
l'amène à toujours rechercher un inconditionné par
la raison comme d'un organe diviI;l en nous). Kant
rapport à un conditionné donné, c'est à même les
ne fait que calquer la logique intime de la métaphysi-
catégories de relation (substance, causalité, commu- que en se plaçant de manière aussi têtue, et presque
nauté) que Kant distillera ces trois idées originaires ironique, sur le terrain du syllogisme. Son examen
de la raison pure: critique se propose justement d'aller à la racine de
, 1) un principe est d'abord requis comme substrat l'activité métaphysique en problématisant pour lui-
inconditionné; ce sera l'idée d'âme; même l'exercice du syllogisme.
2) ensuite, pour la série des événements qui L'originalité de l'investigation kantienne est ici
\;' constituent l'ordre causal du réel; ce sera l'idée de
d'ancrer l'effort métaphysique dans l'opérativité logi-
84 Emmanuel Kant Kant 85

que de la raison pure. L'âme, le monde, Dieu ne té objective, incarnée en un être métaphysique qui
sont pas uniquement des thèmes qui surgissent dans pourrait être connu par raisonnement. Kant ne
un grand nombre de philosophies et de visions du s'objecte pas à la tension vers l'inconditionné comme
monde, mais des ~ essentielles de la raison f telle. Elle apparaît parfaitement légitime lorsqu'elle
humaine. L'étude de la possibilité de la métaphysique prend la forme d'une recherche aussi exhaustive que
ne s'effectuera donc pas par l'inspection des différents possible de l'intégralité des conditions pour un condi-
systèmes de métaphysique qui ont vu le jour au cours tionné donné. Ce que la raison prescrit à bon droit
des siècles, mais par un dépouillement de la raison dans son usage cognitif, c'est l'exigence de remonter
elle-même, par une critique de la raison pure qui toujours plus haut, de pourquoi en pourquoi, dans
découvre l'origine et la portée de ses concepts purs. la découverte des principes de la connaissance afin
Il demeure que la triade des idées transcendantales de procurer une unité plus systématique, plus ration-
correspond terme pour terme à la division de la méta- nelle justement, à notre savoir. Ce souci du fonda-
physique spéciale en psychologie, cosmologie et théo- l mental et du principiel fait toute la grandeur de la
logie qui se trouvait dans les traités usuels de la méta- J raison. Mais la tension vers l'intégralité des condi-
physique d'école en Allemagne. Cette division, tions ne signifie pas que cet inconditionné, qui n'est
soutient Kant, est plus qu'un caprice des métaphysi- qu'un telos régulateur de la recherche, soit lui-même
1ciens. C'est pour ainsi dire la raison elle-même qui \ une entité métaphysique connaissable. Ce que
l'est déjà un prof de métaphysique! 1 nomme l'idée, c'est une exigence, une prescription,
Dans toutes ses ramifications, la critique kantien- il une tâche. Le malentendu dont procède la métaphysi-
ne de la raison dialectique ne posera qu'une seule 1 que dogmatique consiste àhYI29_sJ'!~~r ce qui n'est
\question: cette tension, bien réelle, de la raison p. eut- qu'un principe subjectif de notre raisonnement, à mé-
\~lle donner lieu à de véritables connaissances? La

1
tamorphoser en d80ç subsistant quelque part, et pou-
recherche de l'inconditionné peut-elle déboucher sur vant faire l'objet d'une connaissance, ce qui n'est
une science métaphysique? On retrouve la question qu'un mouvement intellectuel de la raison vers la
directrice de l'ouvrage: la métaphysique syllogistique complétude. C'est succomber à une illusion transcen-
est-elle possible comme science rigoureuse? Pour dantale que de prendre une impulsion subjective du
l'essentiel, la réponse de la Dialectique sera négative, raisonnement pour un principe objectif du réel. C'est
ce que laissait déjà présager sa caractérisation comme là le sophisme, inévitable et naturel, dira Kant, de
logique de l'erreur ou de l'apparence 23. Selon Kant, la raison pure. L'effort critique de la Dialectique sera
l'erreur, ou le malentendu consiste à transformer sub- d'identifier les multiples formes de cette illusion dans
repticement la quête d'un inconditionné en une réali- les trois retranchements de la raison métaphysique,
la psychologie, la cosmologie et la théologie.
23 Cf. à ce propos R. Theis, «De l'illusion transcendantale », ./ Comme telle, la recherche d'un substrat de la
in Kant-Studien, 76, 1985, pp. 120-137. pensée n'est pas dépourvue de sens. Il y a bien un
86 Emmanuel Kant Kant 87

«sujet pensant », un «je pense» ou un cogito, qui elle-même totalement vide de contenu: Je, dont on
sert de véhicule à toutes les fonctions intellectuelles. ne peut même pas dire qu'elle soit un concept, mais
Mais de ce «je pense », soutient Kant, il ne peut y qui est une simple conscience accompagnant tous les
avoir de science, puisqu'il ne peut être donné en concepts.» 25 C'est déjà beaucoup et presque trop
aucune intuition (laquelle est pour nous toujours sen- dire que de parler d'un «je» ou d'un ego quand on
vsible). En l'absence d'une intuj!i9E. il!:~el1ec!uel1e, le s'ingénie à discourir sur le sujet de la pensée. Dans
\ «je pense» de la psychologteechappé à toute- appré- un passage inouï, qui annonce des intuitions de la
psychanalyse freudienne, Kant écrit: «Par ce Je, par
hension cognitive. Il y a bien en nous une activité de
connaissance, mais le «je pense », qu'on pose à son
fondement, n'est toujours qu'un sujet déterminant
1 ,ce
, Il ou par ce Cela (la chose) qui pense, on ne se
représente rien de plus qu'un sujet transcendantal des
(synthétisant des intuitions), il n'est pas lui-même pensées = X, lequel n'est connu que par les pensées,
déterminable comme objet de savoir. Le «je pense », qui sont ses prédicats: pris isolément, nous ne pou-
ironisera Kant, constitue dès lors «l'unique texte de vons jamais en avoir le moindre concept.» 26
la psychologie rationnelle ». 24 Le vice, ou le paralo- '\ La révolution kantienne consiste ici à rompre
gisme, de toute psychologie rationnelle sera de faire avec l'idée cartésienne d'un accès direct à soi. Dans
de ce sujet inconnaissable, parce que non sensible, l'esprit de Descartes, si je puis douter de tout ce qui
de la pensée une substance existant par soi et douée se joue sur la scène du monde «extérieur», je bénéfi-
des prédicats de la permanence, de la simplicité ou cie au moins de l'évidence de mes propres pensées,
de l'unité, permettant, en toute logique, de prouver si bien que l'immanence du cogito à soi-même pour-
l'immortalité de l'âme. Or ces prédicats, fera valoir rait être appelée à devenir la pierre de touche d'une
Kant, n'ont d'application légitime qu'à des objets science méthodique qui procède, selon l'ordre des
d'expérience possible, ce qui n'est pas le cas de l'âme raisons, celles du Moi. Kant problématise de fond
qui prend la place du «je pense». Qui nous dit que en comble cette idée d'une présence à soi de l'ego
le «je pense» dénote quelque chose de substantiel, dans sa destruction des paralogismes de la psycho-
de permanent, d'un et de simple? En elle-même, la logie rationnelle. Privée d'une intuition intellec-
représentation de la subjectivité pensante que nous tuelle, la subjectivité pensante, ce qui «en nous» unit
sommes, mais dont nous n'avons aucune intuition des représentations, n'échappe pas au phénoména-
directe, reste parfaitement vide. Le «je pense» n'est lisme général de l'épistémologie kantienne: «Nous ne
que le véhicule des représentations qui nous habitent, connaissons notre propre sujet que comme phénomè-
il ne peut pas lui-même devenir objet d'une représen-
tation: «Comme fondement, nous ne pouvons rien
lui donner d'autre que la représentation simple et par
25 CR.P., A 345-6/B 403-4; Œuvres, l, p. 1050; T.P., p. 281.
24 CR.P., A 343/B 401; Œuvres, l, p. 1048; T.P., p. 279. 26 CR.P., A 346/ B 404; Œuvres, l, p. 1050; T.P., p. 281.
88 Emmanuel Kant Kant 89

ne, mais non ce qu'il est en soi. » 27 Le sujet kantien raisonnement, et non en s'appuyant sur l'expérience, il
a beau constituer a priori l'ordre de la nature (c'est que l'on puisse débattre de questions comme celles
à tout le moins la seule façon que nous ayons de de savoir si le monde a un commencement dans le
justifier les propositions synthétiques de la physique temps, s'il occupe un espace infini, s'il se compose
pure), il ne peut pas se connaître lui-même. À la de parties simples, si la causalité mécanique est la
dérive de ses pensées, il n'est pour lui-même qu'une seule ou s'il n'y a pas aussi place pour une causalité
énigme et un débat ouvert. Le cogito cartésien est par liberté (ce sera l'enjeu de la célèbre troisième
brisé 28, signifiant la fin, ou l'abîme, de l'introspec- antinomie), enfin, s'il y a ou non dans le monde un
tion théorique en philosophie. Depuis Kant, la psy- être absolument nécesssaire.
chologie n'a eu d'autre choix que de devenir une L'embarras de la cosmologie, son antinomie es-
science empirique du comportement, ayant renoncé sentielle, vient de ce que la raison syllogistique paraît
à percer les mystères de l'âme. être en mesure de prouver et de réfuter de manière
Nulle part cette déchirure interne du sujet n'est- apparemment rigoureuse ses propres thèses. Pour
elle plus dramatique que dans l'Antinomie de la rai- chacun des litiges de la cosmologie, la raison peut
son pure, le deuxième volet de la Dialectique, où se plaider tout aussi efficacement pour une thèse (<< Le
fracassera le projet d'une cosmologie rationnelle. On monde a un commencement dans le temps et il est
pourrait en premier lieu se surprendre de voir que aussi limité dans l'espace») que pour son antithèse
l'idée de monde relève de la métaphysique et non de (<<Le monde n'a ni commencement dans le temps, ni
la physique. Le monde ne désigne-t-il pas l'ensemble limite dans l'espace»). Se posant en juge impartial,
des phénomènes que cherche à connaître la physique mais combien sardonique, Kant ne s'impliquera pas
expérimentale? Ce qu'étudie cette physique, ce sont ~ d'abord directement dans ce conflit interne de la rai-
bien les régularités perceptibles de la nature, mais ce son, se contentant de déployer telle quelle l'antino-
qu'elle ne rencontre jamais, c'est le monde comme mie de la raison syllogistique: pour chacune des anti-
tel, compris comme totalité des conditions des événe- nomies, il reproduira sur la page de gauche la thèse
ments qui apparaissent «dans» le monde. Pareille et sa preuve implacable, sur la page de droite l'anti-
prétention à la totalité ne peut appartenir qu'à l'idée. thèse et sa propre preuve - procédé qui n'est pas
C'est donc à une cosmologie rationnelle, comme se- sans rappeler ces sophistes grecs qui pouvaient mobi-
conde partie de la métaphysique spéciale après la liser à volonté des preuves logiques irréfutables pour
psychologie, que devront se poser les questions ul- et contre l'existence du non-être. C'est justement
times concernant l'ordre du monde. Il n'y a que par cette rhétorique du débat sans fin sur des questions
indécidables que les Grecs ont fini par appeler l'art
de la «dialectique» (de blUÀÉ"{E0"8ul, dialoguer, dis-
27 c.R.P., B 156; Œuvres, l, p. 870; T.P., p. 135, et passim.
28 Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, courir). Selon Kant, cette dialectique de la thèse et
1990. de l'antithèse, toutes deux plaidables, s'inscrit déjà
-1
'1

90 Emmanuel Kant Kant 91

dans l'antinomie profonde 29 d'une raison, partagée nomie résulterait-elle d'un malentendu qu'il appar-
entre ses pulsions métaphysiques et son souci empiris- tient à la philosophie critique de clarifier. On n'évo-
te de scientificité. Les querelles incessantes des philo- quera ici que le cas, de loin le plus déterminant, de
sophes n'ont fait que reconduire cette déchirure inter- la troisième antinomie, qui oppose à la causalité mé-
ne de la raison. canique de la nature l'idée d'une causalité par liberté.
On comprend que Kant ait pu écrire, dans une La première paraît en effet exclure antithétiquement
lettre de 1798, que c'était cette déchirure qui l'avait la possibilité de la seconde: si tout phénomène est
incité à instaurer un tribunal de la raison métaphysi- produit par un événement qui le précède, il n'y a pas
que: «C'est l'antinomie de la raison pure qui m'a de place pour un commencement absolu, pour la li-
d'abord tiré du sommeil dogmatique et qui m'a pous- berté. Kant soutiendra que la contradiction n'est
sé à une critique de la raison elle-même afin de lever peut-être qu'apparente puisque les deux types de cau-
le scandale de la contradiction apparente de la raison salité pourraient bien relever de points de vue diffé-
avec elle-même. »30 Il y a en effet matière à scandale: rents, mais tous deux légitimes. Le registre de la
la raison syllogistique, l'honneur de la métaphysique causalité naturelle vaut sans exception pour tout le
et de toute science déductive, perd sa crédibilité si monde des phénomènes. En vertu de l'ordre qu'im-
elle ne produit a priori que des contradictions intermi- pose notre entendement, toute succession des phéno-
nables. mènes reste soumise à la nécessité du principe de
L'effet immédiat, et assurément voulu, de l'anti- causalité, son universalité s'avérant indispensable à
thétique est de jeter un certain discrédit sur la raison l'intelligence de la nature. Ici la liberté est impensa-
théorique ou syllogistique, celle qui prétend élargir ble. Elle le devient cependant si l'on se transporte
la sphère de ses connaissances a priori en se fiant dans le monde des choses en soi. Si la catégorie de
aux ressources du raisonnement. Mais l'intention car- causalité s'applique invariablement aux phénomènes,
dinale est bien de dissiper le scandale qui hante la il n'est pas interdit de penser que l'ordre des choses
raison pure. Fils du siècle optimiste des Lumières, en soi autorise un autre ordre de causalité, en l'occu-
Kant estime que tous les problèmes de la raison pure rence une causalité par liberté. La liberté dite trans-
doivent pouvoir trouver une solution. 31 Aussi l'anti- cendantale, définie comme le pouvoir de commencer
de soi-même un état dont la causalité n'est pas sou-
29 Il est à noter que Kant ne parle toujours de l'antinomie mise à son tour, suivant la loi de la nature, à une
de la raison qu'au singulier (cf. V. Gerhard et F. Kaulbach, autre cause qui la détermine 32, est au moins envisa-
Kant, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2. Aufla-
ge, 1989, p. 7). un seul problème de métaphysique qui n'ait été résolu ou dont
30 Lettre à Garvc du 21 septembre 1798 (Ak., XII, 257-8). du moins la solution n'ait trouvé sa clef dans sa Critique de la
31 Cf. C.R.P., A 476/ B 505; Œuvres, l, p. 1127; T.P., p. raison pure.
365. Kant affirmait aussi dans la préface à la première édition 32 Cf. c.R. P., A 533/ B 561; Œuvres, l, p. 1168; T.P., p.

(A XIII; Œuvres, l, p. 728; T.P., p. 7) qu'il ne saurait y avoir 394.


l ~

Kant 93
92 Emmanuel Kant

geable dans la mesure où l'homme n'est pas seule- appartiendra de développer cette métaphysique de la
ment un phénomène, mais aussi une chose en soi. liberté. Avant d'y parvenir, il reste à affronter le
D'autant que cette liberté de commencer de soi- dernier et le plus fier bastion de la métaphysique
même une action est attestée au moins négativement rationnelle: la théologie.
par la réalité de ce que Kant nomme la «liberté prati- Le projet le plus essentiel de la théologie natu-
que », entendue quant à elle comme l'indépendance r~lle était de prouver l'existence de Dieu. Le divin
de notre volonté par rapport à la contrainte des pen- ne se manifestant jamais sur le terrain de l'expé-
chants sensibles. L'expérience peut bel et bien confir- rience, où règne, comme on vient de le rappeler,
mer, fût-ce simplement au niveau de la mauvaise l'ordre de la causalité phénoménale, son existence ne
conscience, l'efficace d'une telle liberté: nous avons pourra se prouver que par raisonnement. Or toute
effectivement la possibilité de résister à nos instincts l'argumentation de Kant, dont on peut dire qu'elle
et à nos pulsions au nom de principes supérieurs ou a mis un terme à l'idée même d'une preuve contrai-
rationnels, sur lesquels repose l'idée de la dignité gnante de l'existence de Dieu (qu'on a confondue
humaine. L'homme, comme chose en soi, pourrait avec une «mort de Dieu»), est de contester que
transcender l'ordre naturel ou animal, entièrement l'existence se puisse démontrer par raisonnement.
soumis à une causalité mécanique. Dans les termes L'existence, selon Kant, implique une «position dans
de Platon: la résistance aux passions témoignerait de l'être », laquelle ne peut être certifiée que par l'intui-
notre participation à un monde rationnel. La possibi- tion. La seule façon qu'ait la raison théorique de ~
lité d'un agir autonome, en fonction de motifs ration- prouver l'existence de Dieu sans s'appuyer sur l'expé-
nels, serait ainsi le gage de notre liberté. C'est de rience sera d'établir que l'existence fait déjà partie
son règne qu'il sera question dans tout le continent du concept de Dieu, si bien que l'idée d'un Dieu
de la philosophie pratique de Kant. non-existant représenterait une contradiction. Ce
Mais sur le terrain de la raison théorique, cette sera la stratégie de la preuve dite ontologique déve-
liberté doit rester problématique, la causalité natu- loppée d'abord par saint Anselme, puis reprise par
relle étant la seule qui puisse être connue. Ici, la Descartes, mais dont Kant prétendra, bien sûr,
liberté apparaît seulement pensable. Dans le cadre qu'elle a sa source dans la raison pure, celle-ci étant
d'une critique de la raison dialectique ou théorique, d'office une superbe métaphysicienne.
il importait uniquement de sauvegarder cette possibi- La preuve ontologique, telle que Kant la recons-
lité (ou pensabilité) en déboutant l'argumentation qui truit, pose que Dieu, comme idéal de la raison pure,
y apercevait une contradiction à l'ordre universel de doit comporter toutes les perfections (ou toute réali-
la causalité naturelle. Les deux formes de cause peu- té). Or l'existence est une perfection, donc l'existence
vent cohabiter, à la condition de les assigner à des ne peut pas ne pas faire partie de la notion de Dieu.
répertoires différents. C'est à une philosophie prati- Un concept de Dieu qui en exclurait l'existence n'en
que, amorcée dans la méthodologie de 1781, qu'il serait pas un ou ne pourrait être pensé sans contradic-
- -

94 Emmanuel Kant Kant 95

tion logique. Argument vicié, estime Kant, étant la logique de l'illusion. Kant conclut donc à l'échec
donné que l'existence n'est pas à proprement parler de la métaphysique fondée sur la raison syllogistique
un «prédicat réel », c'est-à-dire une qualification posi- ou théorique, celle qui aspire à une connaissance qui
tive d'une chose susceptible d'en définir l'essence. La transcende la sphère de l'expérience plausible. Faut-
toute-puissance, la bonté, l'éternité, etc. sont des dé- il en conclure à l'impossibilité de la métaphysique
terminations positives qui circonscrivent l'idée de tout court? Ce serait la conclusion à laquelle il fau-
Dieu. Mais l'existence, comme telle, n'ajoute rien au drait se résigner si la Dialectique était le dernier mot,
concept d'une chose. Au niveau de la seule teneur et la dernière section, de la Critique de la raison pure.
conceptuelle, d'après l'exemple de Kant, cent thalers Tout de suite après la Dialectique, Kant proposera
réels ne contiennent rien de plus que cent thalers cependant sa méthodologie de la raison pure qui
possibles. Je suis probablement plus riche si j'ai cent confrontera la métaphysique à un tournant décisif.
thalers en poche, mais idéalement, ou conceptuelle-:-
ment, cent thalers désignent une pure grandeur
conceptuelle, qu'elle existe ou pas. Ainsi en va-t-il 2.6. Le tournant méthodologique vers la rai-
du concept de Dieu. L'existence ne peut être une son pratique
caractérisation de Dieu au même titre où peuvent
l'être la perfection ou l'infinité. L'existence vient tou- Kant reconnaît souvent que le résultat de la criti-
jours s'ajouter au concept, elle n'en dérive jamais. que de la raison dialectique reste, pour l'essentiel,
La raison pure s'élabore bel et bien un concept idéal négatif. La métaphysique ne peut plus s'appuyer sur
du divin pour parachever son édifice métaphysique, les raisonnements de la raison pure théorique, celle-
mais elle n'a pas les moyens d'en démontrer l'exis- ci étant incapable de jeter un pont entre ses fictions
tence. L'existence ne peut être tirée analytiquement et l'être réel. La raison syllogistique ayant été le seul
du concept d'une chose, ici Dieu. C'est qu'une propo- instrument de la métaphysique classique, on a cru
sition d'existence ne peut être que synthétique. que le procès intenté à la métaphysique était inexora-
Comme «Dieu est existant» n'est pas une proposition ble et que Kant aurait voulu la remplacer par autre
d'expérience, il ne peut s'agir que d'une proposition chose, qu'il s'agisse d'un criticisme généralisé dirigé
synthétique a priori. Comment la prouver? C'est une contre toutes les positions dogmatiques ou d'une ré-
question à laquelle la théologie rationnelle n'a jamais flexion métathéorique sur les conditions de l'expé-
pu ni ne saurait répondre. rience ou des sciences physico-mathématiques. C'est
On peut dire, en conclusion, que c'est toute la inverser l'ordre des priorités kantiennes. Si Kant se
métaphysique qui n'a jamais réussi à fonder quelque penche sur les mathématiques et la physique, redi-
connaissance (synthétique a priori) que ce soit. Tous sons-le, c'est uniquement en vue de sonder la possibi-
les sophismes qu'elle a machinés pour justifier ses lité de la métaphysique. Tout le telos de la Critique
fictions ont été battus en brèche par la Dialectique, de la raison pure est de découvrir la pierre de touche
--r
96 Emmanuel Kant Kant 97

permettant d'asseoir les connaissances métaphysiques ( ... ) le système complet de la philosophie de la raison
sur un fondement solide. Si le livre devait se terminer pure pourrait être un jour présenté. » 33
sur un constat d'échec, il manquerait véritablement Le Canon, qui formera le volet principal de la
de sel. Le malheur est de penser qu'on a terminé la Méthodologie, se définit justement comme l'ensem-
lecture de la Critique après avoir parcouru la Dialecti- ble des principes a priori de l'usage légitime de la
que. raison pure. Déterminer ces principes, n'est-ce pas
De fait, c'est à la deuxième grande section de l'objectif le plus évident de toute la Critique? C'est
l'ouvrage, la théorie de la méthode, qu'il incom- donc ici (même si les commentateurs de Kant ont eu
bera d'exposer le fondement inédit d'un discours l'ingénuité de ne pas l'apercevoir) que se trouve la
métaphysique responsable. On se souvient que la cri- conclusion de la Critique de la raison pure. Le Canon
tique transcendantale s'était elle-même recomman- ne traitera cependant plus de la raison théorique. De
dée comme nouveau «traité de la méthode». Il est cette raison, stipule bien Kant, il ne peut y avoir de
donc normal que ce soit une méthodologie qui canon, mais uniquement une discipline négative. Le
conduise le projet critique à son terme. Placée immé- Canon n'examinera que l'usage pratique de la raison,
diatement après la Dialectique, la théorie de la mé- que Kant présente comme une issue tout à fait nou-
thode fonctionnera un peu comme le versant positif velle, la seule qui reste ouverte à la métaphysique:
de la critique de la raison dialectique. Elle aura pour « S'il y a quelque part un usage légitime de la raison
tâche expresse de déterminer les conditions formelles pure, auquel cas il doit y avoir aussi un canon de
d'un système complet de la raison pure?3 Elle s'ouvri- cette raison pure, alors ce canon ne concernera pas
ra sur une «discipline» de la raison. La raison pure l'usage spéculatif mais l'usage pratique de la raison.
a en effet besoin d'être tenue en bride. La Discipline C'est donc cet usage que nous allons rechercher. » 34
renouvellera donc la leçon essentiellement négative, Kant met aussitôt en évidence l'urgence de cette
l'autocensure de la raison, de la Dialectique. Ce n'est réorientation en intitulant la première section du
qu'après ce rappel à la discipline que sera défini le Canon «De la fin dernière de l'usage pur de notre
nouveau Canon de la raison pure. Toute la Critique raison ». Soulignant son intention métaphysique,
de Kant a du reste été écrite en vue d'un tel canon. Kant revient au début de son analyse sur les trois
Recitons le texte pertinent de l'Introduction: «Une grandes ambitions de la raison, élaborées dans la
telle critique est par suite une préparation ( ... ) pour Dialectique: l'immortalité de l'âme (issue de la psy-
un canon de ces connaissances a priori, d'après lequel chologie), la liberté de la volonté (cosmologie) et
l'existence d'un être suprême (théologie). L'intérêt

33 CR. P., A 707-8/ B 735-6; Œuvres, l, p. 1294; T.P. ,p. 33 CR.P., B 26; Œuvres, l, p. 777; T.P., p. 46.
489. Pour ce qui suit cf. notre étude «La conclusion de la Critique 34 CR.P., A 796-7/ B 824-5; Œuvres, 1, p. 1359; T.P., p.
de la raison pure», in Kant-Studien, 81, 1990, pp. 129-144. 539.
Emmanuel Kant Kant 99
98

que nous portons à ces idées, indique Kant, n'est pas Même si la notion précise d'impératif catégori-
d'abord théorique, mais pratique: nous ne voulons que n'apparaît pas encore dans la Critique de 1781,
pas connaître l'âme ou le divin, mais savoir ce qu'il Kant y parle déjà de «lois qui sont des impératifs,
faut faire si la volonté est libre, s'il y a un Dieu et c'est-à-dire des lois objectives de la liberté, qui disent
une vie future. Le pari de Kant sera de fonder sur ce qui doit arriver, bien que peut-être cela n'arrive
cet intérêt pratique la possibilité d'un nouveau type jamais, et se distinguent par là des lois de la nature,
de métaphysique, qui n'a peut-être pas la certitude lesquelles ne traitent que de ce qui arrive; c'est pour-
de la physique, mais qui pourrait suffire pour répon- quoi elles sont aussi appelées des lois pratiques.» 36
dre aux inquiétudes de la raison commune et à sa Ce qui fascine Kant, dans une perspective métaphysi-
question ultime, que m'est-il permis d'espérer? La que, c'est justement cette idée que les lois pratiques,
visée de cette métaphysique des intérêts de la raison ou morales, nous font transcender la régularité méca-
pratique sera de montrer que l'existence de Dieu et nique des lois de la nature. Se savoir soumis à un
l'immortalité de l'âme sont des conditions d'exercice, impératif qui enjoint les maximes de notre agir à
dépasser les particularismes de notre condition, c'est
voire des a priori, de la liberté.
D'après Kant, la réalité de cette liberté est se reconnaître comme participants d'un ordre ration-
déjà confirmée par l'expérience, la liberté pratique, nel, à réaliser par notre agir pratique.
s'entend, celle qui signifie notre indépendance en re- La transcendance de la nature, que ne pouvait
gard des sollicitations de la sensibilité. C'est que l'être mettre en œuvre la raison pure syllogistique, sera
humain peut toujours dire non à ses penchants immé- donc le fait de la raison pure pratique. C'est donc
diatement sensibles. En tant qu'être libre, capable sur elle qu'on pourra asseoir une métaphysique tant
de déterminer lui-même ses maximes d'action, il peut soit peu rigoureuse, qui serait quelque chose comme
aussi agir en fonction d'un impératif moral, ou ration- une métaphysique des mœurs. Elle aura pour tâche
nel puisqu'il commande l'universalité. Il y a donc un primordiale d'élucider les principes a priori de la rai-
efficace de la raison pure, mais qui relève strictement son pure pratique. L'efficace proprement pratique de
de la dimension pratique. Il se donne à entendre dans la raison pure servira ni plus ni moins que de pierre
ce que Kant nommera bientôt, dans les Fondements de touche à la métaphysique, celle-là même que pro-
de la métaphysique des mœurs de 1785, un impératif mettait l'introduction à l'ouvrage. Bref, l'éthique de-
catégorique, dont la première formule sera: «Agis viendra la porte d'entrée de la métaphysique.
uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses La seule avenue qui reste ouverte à la métaphysi-
vouloir en même temps qu'elle deyienne une loi uni- que, proclamera en effet Kant, est d'explorer l'usage
pratique de la raison. 37 Cet usage se manifeste dans
verselle. » 35
36 CR.P., A 802/ B 830; Œuvres, l, p. 1363; T.P., p. 542.
35 F.M.M., Ak., IV, 421; Œuvres, II, p. 285; trad. Delbos,
37 Cf. CR.P., A 796/ B 824; Œuvres, l, p. 1358-9; T.P., p.
538.
Delagrave, p. 136.
100 Emmanuel Kant Kant 101

un impératif nous incitant à élire des maximes (enten- espérance.» 38 L'hypothèse de Kant est que la réalité
dons des principes subjectifs d'action) susceptibles pratique de l'impératif moral, prescrivant un agir qui
d'être érigées en valeurs universelles. Avant de savoir nous rendrait dignes d'être heureux, autorise déjà
si notre agir obéit effectivement à la loi morale, qui l'espoir métaphysique d'un bonheur proportionnelle-
commande ce que nous devons faire, ce qui compte ment lié à la moralité de notre action. C'est à cet
au premier chef pour le propos métaphysique de endroit très précis que l'efficace pratique de la raison
Kant, c'est la réalité, l'immédiateté irréfragable de pure découvre la possibilité d'une nouvelle rigueur
l'impératif du devoir. À lui seul, il démontre, sans du discours métaphysique, ou théorique. Le texte du
syllogisme aucun, notre appartenance à un règne de Canon marque bien ce passage du pratique au théori-
raison qui s'élève au-dessus de l'économie animale. que: «Je dis donc que, tout comme les principes
Il marque une résistance, au moins idéelle(<< bien que moraux sont nécesaires selon la raison dans son usage
peut-être cela n'arrive jamais», spécifiait bien Kant), pratique, il est aussi nécessaire, selon la raison dans
à la logique circulaire de la satisfaction des désirs et son usage théorique, d'admettre que chacun a sujet
de la quête égoïste du plaisir. L'action que l'impératif d'espérer le bonheur dans la mesure précise où il s'en
est rendu digne dans sa conduite.» 39
de moralité ordonne n'en est pas une qui vise à assu-
Délaissant les méandres de la raison syllogisti-
rer notre bonheur. Par l'agir moral, nous nous éle-
que, qui cherche à connaître le suprasensible, la révo-
vons au-dessus de toute considération pragmatique,
lution métaphysique de Kant puisera toute son inspi-
agissant justement de manière à nous rendre simple-
ration de la cohérence de la raison pure pratique.
ment dignes d'être heureux. Elle procède non du raisonnement, mais de l'irrécusa-
Le bonheur dont Kant parle ici ne désigne pas ble facticité d'une loi morale, dont j'ai directement
principalement un simple bien-être matériel, terres- conscience. M'intimant d'agir en fonction de maximes
tre. Le terme employé par Kant, Glückseligkeit, la capables d'universalité, donc de raison, l'impératif
«chance des bienheureux», évoque plutôt un état de moral m'élève au-dessus de la mécanique de la na-
félicité qui n'est pas que de ce monde. Agir morale- ture, celle que produit l'entendement scientifique.
ment, c'est ainsi se comporter de façon à se rendre Elle ouvre l'espace d'une raison dont le seul efficace
méritant d'un tel bonheur. La question centrale est est pratique. L'agir qu'il nous commande accrédite
donc de savoir si, on appréciera la formulation néga- au moins un espoir, celui d'un bonheur proportionnel
tive de Kant, «en me conduisant de telle sorte que à la moralité de nos maximes d'action. La grâce d'un
je ne sois pas indigne du bonheur, il m'est permis tel bonheur ne peut être dispensée qu'à la faveur
que je pourrais espérer y participer par là». «Pour d'une vie future et que par une intelligence divine,
répondre à cette question », poursuit Kant, «il faut
savoir si les principes de la raison pure qui prescrivent 38 CR.P., A 809/ B 837; Œuvres, l, p. 1368; T.P., p. 545.
la loi a priori y rattachent aussi, nécessairement, cette 39 Ibid.
,.
102 Emmanuel Kant Kant
103
capable de sonder la moralité de nos actes (ce que sont pas des certitudes, mais des articles de foi (il y
l'homme lui-même n'est pas en mesure de faire). a un Dieu, il y a une vie future), deux postulats
C'est «l'idée d'une telle intelligence où la volonté découlant de la cohésion de la raison pure pratique
moralement la plus parfaite, liée à la suprême félicité, et qui répondent à la question: que m'est-il permis
est la cause de tout bonheur dans le monde, en tant d'espérer? Cette modestie décevra sans aucun doute
que ce bonheur est exactement proportionné à la les citadelles de la métaphysique rationaliste, mais
moralité (comme à ce qui rend dignes d'être heu- ses résultats suffisent amplement si l'on veut répondre
reux)>> 40 que Kant appellera l'idéal du souverain de façon éclairée et honnête à ce que la raison com-
bien. La conclusion ou le Canon de la Critique de la mune attend de la métaphysique. Ce sera la conclu-
raison pure épinglera dans cet idéal rien de moins sion de la première Critique: «Mais est-ce là, dira-
que le «fondement pour la détermination de la fin t-on, tout ce qu'accomplit la raison pure, quand elle
dernière de la raison pure» 41, bref, la clef de voûte s'ouvre des vues par-delà les limites de l'expérience?
d'une métaphysique à venir que l'introduction à l'ou- Rien que deux articles de foi? L'entendement com-
vrage s'engageait à découvrir. L'espoir qu'aménage mun en aurait bien pu faire autant, sans avoir besoin
le souverain bien permettra en effet de fonder sur le de consulter là-dessus les philosophes! ( ... ) Mais exi-
sol de la raison pure pratique les deux postulats néces- gez-vous donc qu'une connaissance qui regarde tous
saires à sa réalisation: il y a un Dieu, il y a une vie les hommes surpasse l'entendement commun et ne
future, les «deux propositions cardinales de notre puisse vous être révélée que par les philosophes?» 43
raison pure». 42 La métaphysique kantienne ne se propose pas
Ainsi se profile au terme de la Critique une solu- de transcender, mais seulement d'éclaircir et de dé-
tion à la possibilité de la métaphysique. S'avisant de fendre la logique, ou les espoirs, de la raison commu-
la finitude de la raison humaine, la métaphysique ne, d'ores et déjà tournée vers la pratique. La perspi-
kantienne aura la lucidité d'en être une de l'espéran- cacité originaire de la raison pure pratique se trouvera
ce, de l'espoir qu'entretient en nous la possibilité d'un réhabilitée contre une métaphysique qui a toujours
agir moral. Ce qu'autorise cette métaphysique, ce ne privilégié la voie du syllogisme, réservée aux savants.
La philosophie ne doit pas mépriser le sens commun,
40CR. P., A 810/ B 838; Œuvres, l, p. 1369; T.P., p. 546. mais y retourner et s'y ressourcer sans cesse. Car «la
41Selon le titre de la section centrale du Canon, A 804/ B plus haute philosophie, par rapport aux fins essen-
832; Œuvres, l, p. 1364; T.P., p. 543. tielles de la nature humaine, ne peut pas conduire
42 CR.P., A 741/ B 769; Œuvres, l, p. 1319; T.P., p. 509.
Il est à noter que Descartes disait aussi, dans le préambule à ses
plus loin que ne le fait la direction qu'elle a remise
Méditations métaphysiques destiné aux docteurs de la faculté de
à l'entendement commun.» 44
théologie de Paris, que «ces deux questions, de Dieu et de l'âme, 43 CR.P., A 830-1/ B 858-9; Œuvres, l, p. 1383; T.P., p.
étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées 557.
par les raisons de la philosophie que de la théologie ». 44 CR.P., A 831/ B 859; Œuvres, l, p. 1384; T.P., p. 557.
""
104 Emmanuel Kant Kant 105

La critique kantienne de la raison théorique en- qu'au bout du tournant signifié par l'institution d'une
clenche donc une réorientation méthodologique de métaphysique des mœurs. C'est un peu comme si
la philosophie, vouée désormais aux principes de la Kant, et l'écriture philosophique en est un exemple
raison commune, laquelle est d'abord une raison pra- constant, ne s'était avisé de sa révolution philosophi-
tique. La métaphysique qui en découle s'accomplira que qu'au fur et à mesure où il s'y engageait lui-
dans une visée pratique. Si les postulats théoriques même. La disproportion entre les deux cent cinquan-
de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme te pages de la Dialectique et les vingt pages du
sont des espoirs légitimes, c'est parce qu'ils dérivent Canon, où se découvrait l'issue de la raison pratique,
du seul a priori positif de la raison pure, la loi morale. témoigne de l'emprise qu'exerçait peut-être encore
Seul l'a priori de la moralité rend possible, et néces- l'héritage de la métaphysique classique (et son rêve
saire, un dépassement du registre de l'expérience et d'une métaphysique de la nature s'appuyant sur le
l'hypothèse de deux principes transcendants. L'humi- syllogisme) sur l'esprit de Kant. Mais le premier
liation de la raison théorique débouche sur une pro- ouvrage majeur qu'il publiera après la Critique de la
motion de l'éthique, laquelle repose toujours sur raison pure et les Prolégomènes (1783), qui sont une
l'espoir. C'est elle, dorénavant, qui sera philosophie réponse à un compte rendu de la Critique, livrera les
première. Fondements pour une métaphysique des mœurs
(1785). nIes «réécrira» trois ans plus tard en sortant
une Critique de la raison pratique. En simplifiant
2.7. La métaphysique depuis la liberté assez, mais le cadre d'une réflexion sur la révolution
kantienne exige que des accents soient mis, la méta-
La Critique de la raison pure a été écrite en vue physique que rend possible la Critique est d'abord et
de préparer l'avènement d'une métaphysique rigou- métaphysique de la nature: l'Opus postumum (qui thématise,
reuse. La métaphysique proposée devait comprendre entre autres, le passage des principes métaphysiques de la nature
deux versants: une métaphysique de la nature et une à la physique empirique), les Premiers principes métaphysiques
métaphysique des mœurs. Dès la préface à la pre- de la science de la nature (1786) et l'Analytique des principes de
la première Critique. L'aspirant le plus vraisemblable pourrait
mière édition de 1781, Kant annonçait fièrement la
être l'œuvre de 1786, mais la difficulté, c'est que Kant annonce
très prochaine parution d'une «Métaphysique de la encore la parution d'une métaphysique de la nature dans la préfa-
nature », indiquant, comme si le manuscrit s'en trou- ce à sa Critique de la faculté de juger de 1790. De fait, l'œuvre
vait déjà dans ses tiroirs, qu'elle n'aurait pas la moitié de 1786 en est une de circonstance, destinée à commémorer le
de l'étendue de la Critique actuelle. Pour autant que centenaire des Principia de Newton. Laissons encore aux spécia-
nous puissions en juger, Kant a choisi de laisser cette listes la tâche ingrate de distiller une métaphysique des liasses
touffues de l'Opus postumum. Sur le fond, la métaphysique de
métaphysique dans ses tiroirs 45, préférant aller jus- la nature se trouve déjà dans l'Analytique des principes de L781,
ce que les scientifiques et les épistémologistes ont toujours eu
45 Il Y a, dans le corpus kantien, trois candidats pour cette l'heur de bien comprendre.
106 Emmanuel Kant Kant 107

surtout une métaphysique des mœurs, une métaphysi- de la confusion qu'y introduit la sophistique de notre
que depuis la liberté. condition lorsqu'elle tente d'accommoder les règles
Présupposant l'effondrement de la métaphysique souveraines du devoir à nos inclinations 47, compro-
classique, attesté en 1781, la métaphysique de la liber- mis qui équivaut à une corruption de la règle morale
té s'ouvre par un retour aux principes de la raison qu'édicte la raison pratique.
morale commune, toujours-déjà en exercice. Si Hume On pourrait presque affirmer que la première
a tiré Kant de son dogmatique sommeil, c'est Rous- originalité de l'éthique de Kant est de renoncer à
seau qui aura été l'instigateur de ce tournant vers la toute originalité. Au critique qui lui reprochait de
raison naturelle. Kant l'a lui-même confessé: «Je suis n'avoir trouvé aucun principe nouveau, Kant répond
par tempérament un chercheur. Je ressens toute la qu'il a peut-être vu plus juste qu'il ne l'a peut-être
soif de connaissance, le désir inquiet d'aller toujours pensé lui-même: «Mais qui voudrait introduire un
plus loin ainsi que la satisfaction à chaque conquête. nouveau principe de toute rationalité et être pour
Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait ainsi dire le premier à la découvrir? Comme si avant
constituer l'honneur de l'humanité, et je méprisais la lui le monde avait été dans l'ignorance ou dans une
populace qui ne sait rien. C'est Rousseau qui m'a erreur générale sur la nature du devoir!» 48 La seule
remis sur le droit chemin. Cette illusoire supériorité ambition du philosophe est de partir de la conscience
s'évanouit; j'apprends à honorer les hommes et je morale commune afin d'en distiller le principe ration-
me trouverais bien plus inutile que le simple travail- nel, ce que Kant appellera «le principe suprême de
leur si je ne croyais pas que cette considération puisse la moralité », qu'aurait toutefois manqué l'ensemble
donner une valeur à toutes les autres, celle qui consis- de la tradition philosophique. Aussi bien dire que la
te à affermir les droits de l'humanité.» 46 métaphysique serait passée à côté de la conscience
Défendant les droits de la raison naturelle, l'éthi- morale commune, en privilégiant, dès Parménide et
que kantienne reprend à son compte la critique rous- Platon, la voie de la théorie contre les opinions des
seauiste de la mentalité scientiste. La clairvoyance mortels ou de la multitude.
morale n'a rien à voir avec les progrès de la science La conscience morale s'exprime le plus simple-
et le degré de culture, elle habite déjà le jugement ment du monde dans l'idée de bonne volonté, qui
éthique du commun des mortels. La seule tâche du servira de point de départ à l'analyse kantienne. La j:J
philosophe sera justement de tirer au clair le principe bonne volonté, notera Kant, constitue la condition
rationnel de la conscience morale afin de la préserver indispensable de ce qui nous rend dignes d'être heu-

46 Bemerkungen zu den Beobachtungen über das Gefühl des 47 Cf. F.M.M., Ak., IV, 405; Œuvres, II, p. 265; trad. Del-

Sch6nen und Erhabenen, Ak. XX, 44; cité suivant la traduction bos, Delagrave, p. 108.
(modifiée) d'A. Philonenko, Théorie et praxis dans la pensée 48 Critique de la raison pratique, Ak., V, 8; Œuvres, II, p.

morale de Kant et de Fichte en 1793, Paris, Vrin, 1968, p. 67. 615; trad. Picavet, P.U.F., p. 6.
11

108 Emmanuel Kant Kant 109

reux. 49 Cette volonté est bonne en elle-même. Sa c'est l'irréductibilité de l'obligation morale, en de ça
qualité morale ne se mesure pas à ses succès, mais de tout calcul et de toute délibération. 51
à la pureté de son intention. La bonne volonté est L'obligation s'adresse à un être qui entend, mais
celle qui agit uniquement par devoir, par obligation qui ne suit pas nécessairement la loi morale. Soumis
morale, sans tenir compte des effets et des bénéfices. à des sollicitations sensibles, donc particulières, l'être
«Une action accomplie par devoir tire sa valeur mora- humain s'écarte plus souvent qu'autrement de la voie
le, non pas du but qui doit être atteint par elle, mais que lui indique sa conscience. C'est pourquoi la mora-
de la maxime d'après laquelle elle est décidée; cette lité doit prendre pour lui la forme d'un devoir, d'un
valeur ne dépend donc pas de la réalité de l'objet de impératif catégorique, c'est-à-dire d'un commande-
l'action, mais uniquement du principe du vouloir ment inconditionnel. Procédant de la raison, l'impé-
d'après lequel l'action est produite sans égard à aucun ratif ne se prononcera pas sur la «matière» ou le
des objets de la faculté de désirer. »50 La moralité de contenu concret de nos maximes, confiant ce choix
la volonté ne se déterminera pas en aval de l'agir, à la faculté de juger, à la maturité, en un mot, à
depuis ses conséquences ou ses fins, mais en amont, l'autonomie des agents moraux. Un commandement
en fonction de la norme qui guide ses maximes. a priori ne pourra affecter que la «forme» de l'inten-
L'élément déterminant que Kant retient de la tion qui préside à nos actes, entendons sa motivation
conscience naturelle, telle qu'elle se dépose dans le ultime. Ce que me commande la raison pratique a
critère de la bonne volonté, est celui du devoir ou priori, c'est de me conduire de telle sorte que je
de l'obligation inconditionnelle. Il est commun puisse aussi vouloir que ma maxime ait l'étoffe de
d'objecter à Kant de ne pas avoir «fondé» son pouvoir se hausser au rang de loi universelle. Voilà
concept du devoir et de commettre quelque «paralo-
51 Voilà ce que Kant aurait pu rappeler aux éthiques contem-
gisme naturaliste» en posant la loi morale comme un poraines de la communication (cf. J. Habermas, Morale et com-
fait de raison. C'est que Kant tient justement l'obliga- munication, Paris, Cerf, 1986) qui croient s'inspirer de son éthi-
tion morale, pourvu qu'elle soit bien comprise, pour que en interprétant l'impératif moral comme une invitation à la
un phénomène qui ne tolère aucune dérivation sup- discussion démocratique et responsable des normes de l'action.
plémentaire. Kant combat expressément les éthiques Pour Kant, celui qui pense qu'on puisse discuter de la norme
morale s'exclut de l'éthique. La distance que revendique l'éthique
qui voudraient faire dépendre l'agir moral d'un senti- du discours face aux normes morales (qu'elle réduit à des conven-
ment ou d'un calcul pragmatique. Ce que ces éthi- tions) correspondrait dans l'esprit de Kant à une situation de
ques, courantes au siècle des Lumières, manquent, neutralité éthique ou d'amoralité, rigoureusement inhumaine.
L'être humain se trouve toujours-déjà, en tant qu'être raisonna-
ble mais fini, confronté à l'appel du devoir. Ce primat de l'obliga-
49 F.M.M., Ak., IV, 393; Œuvres, II, p. 251; trad. Delbos, tion inconditionnelle en éthique a été remis en valeur par Emma-
Delagrave, p. 88. nuel Lévinas (cf. Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961) qui
50 F.M.M., Ak., IV, 399-400; Œuvres, II, p. 258-9; trad. défend, en cela, un moment kantien en philosophie contempo-
Delbos, Delagrave, p. 99. raine.
110 Emmanuel Kant Kant 111

le principe suprême de la moralité recherché par sur ce qu'il peut y avoir d'a priori ou de purement
Kant, l'impératif catégorique procédant de la raison rationnel dans la motivation de l'agir, la question
pure pratique d'un être raisonnable, mais fini. Sou- première qu'elle ait à se poser est uniquement «de
cieux de montrer que le règne de la liberté possède savoir si la raison pure suffit, à elle seule, à détermi-
des lois propres, au même titre où le règne de la ner la volonté ou si elle n'en peut être un principe
nature possède les siennes, Kant donnera d'abord à déterminant qu'en tant qu'elle est conditionnée empi-
l'impératif la forme d'une loi qui soit comme le répon- riquement.» 53 Nul doute donc que la raison soit aussi
dant pratique d'une loi naturelle: «Agis comme si la déterminée de manière empirique et qu'elle soit ame-
maxime de ton action devait être érigée par ta volonté née à calculer (ce que le langage nomme bien une
en loi universelle de la nature ». 52 «rationalisation») les profits et les pertes de ses ac-
Soulignons le premier terme de la formule: tions. Ceci relève, dira Kant, de la dialectique, «iné-
l'impératif «agis! ». Bien que la moralité ne concerne vitable et naturelle », de la raison pratique. Tout cela
que la maxime de notre action, c'est un agir qu'exige est bien connu. Néanmoins cet aspect de la motiva-
de nous le commandement moral. C'est en ce sens tion humaine ne peut intéresser directement le propos
que la raison est directement «pratique». Et son com- d'une métaphysique des mœurs, mais seulement celui
mandement ne laisse aucune place à la ratiocination d'une psychologie empirique, dont on ne voit pas
(<< compte tenu des circonstances, on pourrait faire immédiatement de quel droit elle pourrait prétendre
exception à la règle ... »). Du point de vue moral, ce au titre de philosophie. Tout ce qui préoccupe la
qui importe c'est uniquement d'agir comme si le motif philosophie pratique, comme science rationnelle,
de notre action pouvait être élevé au niveau d'une c'est l'ensemble des principes a priori définissant ce
règle universelle de la nature, contraignante donc que pourrait ou devrait être la moralité. Une méta-
pour tout être raisonnable. physique des mœurs peut se contenter de débroussail-
Dans le cadre d'une métaphysique des mœurs ler ce possible qu'est pour l'homme la conduite mora-
cependant, le philosophe n'a pas à se soucier du res- le, même si l'on ne peut jamais savoir de façon
pect de l'impérat~f dans la conduite effective des hom- certaine, c'est la finitude de toute méditation éthique,
mes. Ce serait méconnaître la finalité de l'entreprise si la raison pure a jamais réussi à influencer le com-
kantienne que de lui reprocher de ne pas faire suffi- portement effectif des hommes. C'est l'une des intui-
samment droit aux aspects pragmatiques et empiri- tions les plus lucides de l'éthique kantienne: «En
ques de la condition humaine. La métaphysique des fait, il est absolument impossible d'établir par expé-
mœurs n'est pas une anthropologie ou une psycholo- rience avec une entière certitude un seul cas où la
gie empirique. En tant que recherche métaphysique
53 C. R. Prat., Ak., V, 15; Œuvres, II, p. 623; trad. Picavet,
F.M.M., Ak. IV, 421; Œuvres, II, p. 285; trad. Delbos,
52 P. V.F., p. 13 (texte tiré de l'introduction où se définit l'idée
Delagrave, p. 137. d'une critique de la raison pratique).
MI

112 Emmanuel Kant Kant 113

maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait que, signifie l'irruption de la liberté dans le monde.
uniquement reposé sur des principes moraux. »54 Le Kant n'hésitera donc pas à faire de la notion d'auto-
respect de la loi morale est l'affaire, le devoir, de cha- nomie de la volonté la clef de voûte de toute son éthi-
cun. Le métaphysicien doit se borner à circonscrire la que.
possibilité d'un agir par devoir en établissant la réalité Se donnant à elle-même sa propre loi, la' liberté
d'une raison pure pratique ou d'une loi purement mo- pourra aussi se proposer des fins qui soient, comme
rale, fût-ce à titre de simple commandement: «Il ne la liberté elle-même en sa souveraineté, des fins en
s'agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou soi. Si tout dans la nature n'est une fin que pour
cela a lieu, mais de savoir que la raison commande par autre chose, la seule fin «en soi », le telos ultime de
elle-même et indépendamment de tous les faits donnés l'agir, sera celle qui prend visage dans la liberté d'au-
ce qui doit avoir lieu, que par suite des actions dont le trui. Échappée hors du cercle de la nature, la liberté
monde n'a peut-être jamais offert le moindre exemple s'obligera par conséquent à respecter et à promouvoir
jusqu'à aujourd'hui, dont la possibilité d'exécution la liberté de chacun. Autrui, source de toute obliga-
pourrait être mise en doute par celui qui fonde tout sur tion éthique, ne pourra dès lors jamais être utilisé
l'expérience sont cependant ordonnées sans rémission simplement comme un moyen en vue d'une autre fin,
par la raison. » 55 comme il en va partout dans la logique de la nature,
Cet agir ordonné sans rémission ne dépend pas mais dont la possibilité d'un agir moral ou autonome
d'autre chose que de la raison elle-même. Repous- marque la limite. Le respect de l'humanité comme
sant, en principe, toute détermination ne provenant fin en soi, commandé depuis l'autonomie de la raison
pas directement de la raison, cet agir sera parfaite- pratique, rendra possible une nouvelle formulation,
ment autonome, ou libre: c'est alors la raison qui se plus humaniste et moins «physicaliste» que la formu-
donne à soi-même (aùroç) sa propre loi (vo~oç). le canonique de la loi universelle, de l'impératif caté-
Cette autonomie est unique dans l'ordre de la na- gorique: «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité
ture, où règne, au contraire, partout l'hétéronomie aussi bien dans ta personne que dans la personne de
Uh€poç, autre), c'est-à-dire la détermination causale tout autre toujours en même temps comme une fin,
par un autre que soi. Nous soustrayant, idéalement, et jamais simplement comme un moyen.» 56
à l'univers de la rationalité mécanique de la nature, Par là, la métaphysique des mœurs donne à en-
qui ne connaît pas de commencement premier, l'auto- tendre que l'impératif de moralité appelle une réalisa-
nomie de la volonté, qu'atteste la raison pure prati- tion concrète dans l'espace des institutions humaines,
dont le principe suprême doit être celui de l'humanité
54 F.M.M., Ak., IV, 407; Œuvres, Il, p. 267; trad. Delbos,
Delagrave, p. 112.
55 F.M.M., Ak., IV, 408; Œuvres, Il, p. 268; trad. Delbos, 56 F.M.M., Ak., IV, 429; Œuvres, lI, p. 295; trad. Delbos,
Delagrave, p. 114. Delagrave, p. 150.
114 Emmanuel Kant Kant 115

comme fin en elle-même. Suspendre l'éthique au Tout entiers accaparés par l'instauration d'une
principe de l'humanité autonome, c'est ouvrir, du métaphysique nouvelle, les Fondements de la méta-
sein même de la métaphysique (ce qui est original), physique des mœurs ne traitent pas encore directe-
la possibilité systématique d'une philosophie politi- ment des institutions politiques. Toutefois, on en
que ou juridique 57. La première partie de la Méta- trouve certainement les linéaments dans son principe
physique des mœurs elle-même, celle de 1797, que cardinal, l'idée d'une législation autonome qui procè-
préparent les Fondements de 1785, sera de fait occu- de de la raison pratique de chacun, faisant de nous
pée par une «Doctrine du droit». Le droit contient des législateurs dans un règne des fins, d'ordre supra-
l'ensemble des règles et des conditions nécessaires à sensible. La liberté autonome traduit non seulement,
la cœxistence des libertés dans le monde. L'exercice en un sens négatif, l'indépendance de principe en
de la liberté n'est soumis qu'à une seule contrainte, regard de la sensibilité, elle signifie aussi, positive-
mais qui la rend possible: le respect de la liberté ment, que la raison pratique se donne à elle-même
d'autrui. Le principe universel du droit, pour autant sa propre loi, une loi de raison qui ne peut comman-
qu'il relève d'une métaphysique, prononcera donc der que l'orientation de nos maximes suivant un idéal
juste toute action qui peut ou dont la maxime peut d'universalité. De par leur vocation principielle, les
laisser cœxister la liberté de chacun avec la liberté Fondements insisteront avant tout sur la portée méta-
de tout le monde 58. Kant pose ainsi les assises méta- physique, ou «intelligible», de cette liberté en quête
physiques d'une théorie du libéralisme juridique, sur d'universalité, donc d'autonomie. L'indépendance à
lequel reposent nos sociétés de droit occidentales (et, l'égard de la sensibilité, la sujétion à une loi qui
de plus en plus, les sociétés non occidentales), et n'émane que de la raison, nous arrache au cycle de
dont la Révolution française aura été la première l'animalité, constituant en propre la «sublimité» (lit-
expression visible. On ne s'étonnera donc pas que téralement l'élévation », Erhabenheit) 60 de la nature
Kant ait pu écrire, en 1798, que cette révolution pou- humaine, qui en fait toute la dignité dans l'ordre des
vait compter dans les esprits de tous les spectateurs êtres. Par notre liberté nous faisons partie d'un
sur «une prise de position, au niveau des souhaits, monde autre que sensible et que Kant osera nommer,
qui frise l'enthousiasme ». 59 suivant un lexique qui a une longue tradition de Pla-
ton à Leibniz, un «mundus intelligibilis ». Le monde
57 Cf., au moins à titre de programme philosophique, A.
Renaut, «De la philosophie comme philosophie du droit (Kant intelligible servait cependant à désigner pour cette
ou Fichte?) », Bulletin de la Société française de philosophie, tradition le monde que seul notre entendement peut
Séance du 22 février 1986, pp. 81-13l. connaître. Selon Kant, et c'est l'âme de sa révolution
58 Métaphysique des Mœurs, Première partie: Doctrine du critique, ce monde intelligible n'en est pas un que
Droit, Ak., VI, 230; Œuvres, III, p. 479; trad. Philonenko, Vrin,
1971, p. 104.
59 Le Conflit des facultés, Ak., VII, 85; Œuvres, III, p. 895. 60 Cf. par ex. F. M. M., Ak., IV, 439; Œuvres, II, p. 307;

Nous reviendrons sur la pensée politique de Kant au chapitre 2.9. trad. Delbos, Delagrave, p. 168.
116 Emmanuel Kant Kant 117

nous pUIssIons jamais «connaître », mais dont nous métaphysique de la liberté avait choisi d'ignorer les
faisons, incompréhensiblement, partie en tant qu'ê- interdits de la critique de la raison métaphysique. Le
tres virtuellement libres et à ce titre déjà autonomes. décalage, ou l'apparence de contradiction, a nécessai-
L'éthique confirme et relaye l'issue de la philosophie rement préoccupé tous les héritiers de Kant. Mais le
théorique que proposait le Canon de la première Cri- premier post-kantien à avoir soulevé le problème
tique: c'est uniquement grâce à l'efficace de la raison aura été Kant lui-même, dans sa troisième et dernière
pure pratique, de la liberté donc, que s'atteste pour œuvre critique, la Critique de la faculté de juger de
nous la réalité d'un monde intelligible, celui qui doit 1790.
préoccuper la métaphysique. La seule métaphysique Pour le plus grand ravissement des spécialistes
véritable sera dès lors une métaphysique de la liberté. de Kant, il existe deux versions de l'importantissime
Elle est en effet la seule, selon les termes prudents, introduction à l'ouvrage. Kant ne publia que la secon-
mais puissants du Canon 61, à nous ouvrir des vues de, plus courte, en 1790. Il confia le manuscrit de la
par-delà les limites de l'expérience. première version à son élève Beck qui n'en publia
que des extraits dans un florilège oublié des travaux
de Kant. Le texte complet n'en parut qu'en 1914.
2.8. De la philosophie comme système: la On ne s'appesantira pas ici sur les variantes des deux
Critique de la Faculté de Juger ou la versions. Toutes deux ont l'insigne mérite d'aborder
nostalgie du suprasensible de front le problème du «système de la philosophie ».
Après avoir redéfini les priorités et, partant, l'avenir
L'issue carrément métaphysique de la philoso- de la philosophie, Kant a voulu offrir dans ces intro-
phie pratique n'a jamais laissé d'étonner les amateurs ductions quelque chose comme une synthèse de sa
de la philosophie théorique, ceux qui croyaient que conception de la philosophie comme d'un système de
la première Critique avait mis un terme à toutes les la raison. La philosophie y est toujours comprise
aspirations de la métaphysique. Au premier coup comme connaissance a priori ou comme savoir fonda-
d'œil, le fossé qui semble séparer les deux premières mental, lequel se déploie dans les deux branches de
Critiques, autrement dit, les versants de la philoso- la métaphysique, de la nature et des mœurs. Chacun
phie théorique et de la philosophie pratique, a quel- des continents de la métaphysique a pour tâche de
que chose de détonnant. L'une se permet un discours définir les principes a priori de son champ respectif.
sur le monde intelligible et nouménal que l'autre se Plus nettement que dans les deux autres Critiques,
refuse. De même, l'une s'ouvre des visées sur le su- Kant assigne ces sphères de législation a priori à des
prasensible que le tribunal critique paraissait avoir facultés de connaissance spécifiques: l'entendement
définitivement censurées. Tout se passe comme si la pur détermine les principes d'une métaphysique de
la nature, tandis que la raison pure légifère de façon
61 CR.P., A 830/ B 858; Œuvres, II, p. 1383; T.P., p. 557. universelle pour l'ordre pratique. C'est à une troisiè-
118 Emmanuel Kant Kant 119

me faculté, celle de juger, qu'il appartiendra de jeter que, de son côté, impose au jugement particulier la
un pont entre les deux sphères de législation a priori. norme universelle de la loi morale.
En ce sens, la dernière Critique sera une critique de Or il existe une autre modalité de la faculté de
synthèse ou de clôture. À cette Critique ne correspon- juger, celle qu'actualise le jugement «réfléchissant ».
dra cependant aucune métaphysique doctrinale, Dans son cas, ce n'est pas l'universel qui est disponi-
l'ensemble de la philosophie étant épuisé par le dou- ble au préalable, mais le particulier, pour lequel un
blet d'une métaphysique de la nature et des mœurs. concept universel n'est que recherché (en un effort
La Critique de la faculté de juger se voue entièrement de réflexion « ascendante» ). Souvent, en effet, le par-
à un effort de synthèse, avant de déployer le système ticulier invite par lui-même à la réflexion, mais sans
d'une métaphysique. qu'un universel ne soit d'emblée proposé. Le juge-
Avant d'examiner de plus près les termes de la ment réfléchissant, à la différence du jugement déter-
synthèse, précisons ce qu'il faut entendre par faculté minant, ne jouit pas déjà de l'universel pourtant re-
de juger. Elle se définit généralement comme l'acte quis par le particulier qui nous interpelle d'une
qui consiste à subsumer un particulier sous un univer- manière inouïe. La troisième Critique ne s'occupera
sel. On pensera ici, par exemple, à la réunion d'un que de cette énigme du jugement réfléchissant, dont
sujet et d'un prédicat en un «jugement», que Kant elle connaît en retour deux possibilités: le jugement
assimile globalement à la subsomption d'un particu- esthétique porté sur un objet beau ou sublime et le
lier sous un concept universel, mais tout aussi bien jugement téléologique qui repère des incidences de
à la sentence du juge qui a à appliquer une loi généra- finalité dans la nature. Dans les deux cas, la thèse
le à tel cas individuel. La troisième Critique soutient forte de Kant sera de dire que ni le jugement de
que la subsomption du particulier sous l'universel se goût, ni le jugement de finalité ne peuvent aspirer à
peut penser de deux façons. Si l'universel est d'abord l'objectivité stricte qu'on retrouve dans les lois de la
donné (comme concept, norme, loi, etc.) et qu'il ne nature et de la morale. Les deux formes de jugement
s'agit que de l'appliquer à un donné particulier, on ne se réduisent pas pour autant à des évaluations
a affaire à un «jugement déterminant», bien nommé purement subjectives, dépourvues de prétention à la
puisque c'est l'universel qui détermine unilatérale- validité. On peut certes disputer du goût, mais si le
ment l'individuel comme occurrence de telle ou telle jugement de goût peut être communiqué à autrui, il
règle. Kant peut maintenant dire que les deux pre- jouit bien d'une objectivité spécifique, quoique pro-
mières Critiques s'étaient penchées sur deux formes blématique, que la dernière Critique s'emploiera à
de jugement déterminant: les propositions synthéti- délimiter. Même si nous ne pourrons entrer dans le
ques a priori de la métaphysique de la nature détermi- détail de ses analyses aussi suggestives que com-
nent en effet l'ordre des phénomènes en fonction des plexes, nous devons reconnaître à Kant le mérite
concepts de l'entendement qui préexistent à l'expé- historique d'avoir reconnu à l'esthétique, après l'Aes-
rience, pour la rendre possible; la philosophie prati- thetica de Baumgarten de 1750, un droit de cité en
120 Emmanuel Kant Kant 121

philosophie. 62 L'esthétique n'a ni l'objectivité ni la che, c'est un moyen de concilier le monde sensible
limpidité de la science ou de la loi morale, mais c'~st de la nature, celui que notre entendement connaît,
justement cette sphère d'indécision, où s'inscrit notre voire produit, et le règne de la liberté dont nous
finitude en ce qu'elle a de non-scientifique, qui la participons en tant qu'êtres rationnels, donc aptes à
rend intéressante pour le philosophe. On ne thémati- la moralité. Comment peut-il y avoir accord ou com-
sera ici que l'entreprise de synthèse risquée par la munication entre ces deux ordres? Kant exclut systé-
dernière Critique. matiquement l'idée qu'il puisse y avoir passage du
Le seul véritable problème systématique est celui monde sensible au monde disons intelligible. C'était
du passage de la philosophie de la nature à la philoso- bien la voie préférée de la métaphysique classique
phie de la liberté. Si cette transition n'a pas toute la qui voulait remonter de la contingence sensible à un
transparence désirable dans le texte de la troisième fondement suprême et nécessaire. La Dialectique de
Critique, c'est que Kant nomme différemment les 1781 a cependant montré que ce passage n'avait rien
rives que la Critique de la faculté de juger entend de concluant.
réunir: philosophie théorique et pratique, nature et Si passage il doit y avoir entre les deux mondes,
liberté, monde sensible et suprasensible, phénomènes il ne reste qu'un membre de l'alternative. C'est qu'il
et noumènes, etc. Il est une formule toutefois que y ait comme une «influence », suggère Kant, de
Kant paraît privilégier. C'est celle qui assigne à la l'intelligible sur le sensible. Si le monde de la nature
dernière Critique la mission de joindre l'ordre des ne peut avoir aucune influence sur le monde supra-
phénomènes et celui du suprasensible. On pourrait sensible de la liberté, «cependant ce dernier doit
dire que c'est l'expression la plus «métaphysique» avoir une influence sur celui-là; en effet, le concept
de l'abîme que doit combler la dernière œuvre criti- de liberté a le devoir de rendre effectif dans le monde
que de Kant. Il est pour la première fois évoqué au sensible la fin imposée par ses lois, et la nature doit
deuxième chapitre de l'Introduction: «Un gouffre en conséquence pouvoir être pensée de sorte que la
immense existe », écrit Kant, «entre le domaine du légalité de sa forme s'accorde au moins à la possibilité
concept de la nature en tant que sensible, et le do- des fins, qui sont à effectuer en elle selon les lois de
maine du concept de liberté, en tant que suprasensi- la liberté. » 64 La transition que Kant envisage entre
ble, de sorte que du premier au second aucun passage le suprasensible et le naturel sera ainsi d'ordre verti-
n'est possible, tout comme s'il s'agissait de mondes cal: la nature devra être pensée, ou «jugée» puisque
différents. » 63 Ce que la troisième Critique recher- cette pensée incombera au jugement réfléchissant,
comme si elle réalisait certaines «fins», imprimées
depuis une causalité qui nous dépasse, donc suprasen ..
62 Cf. à ce propos l'étude récente de Luc Ferry, Homo Aes-
theticus. L'invention du goût à l'âge démocratique, Paris, Grasset, sible. C'est le postulat ou le pari de l'ultime Critique:
1990.
63 C.F.f., Ak., V, 176; Œuvres, II, p. 929. 64 Ibid.
\
1

122 Emmanuel Kant Kant 123

«Ainsi il doit y avoir néanmoins un fondement de ble se trouve déjà inscrite dans le concept même
l'unité du suprasensible, qui réside au fondement de d'une causalité par liberté, celle-ci ne pouvant rester
la nature, avec ce que le concept de liberté contient sans efficace sur le monde sensible qu'elle vise à ren-
de façon pratique», lequel fondement doit rendre dre conforme aux impératifs de la raison. 67 L'idée
possible «le passage du mode de penser selon les d'un tel substrat suprasensible investit déjà, note
principes de l'un au mode de penser selon les prin- Kant, la compréhension du réel connaissable comme
cipes de l'autre.» 65 Kant parle ici, en une diction phénomène. Interpeller la nature comme «phénomè-
d'abord un peu sibylline, au reste caractéristique de ne», c'est laisser entendre que ce qui «apparaît» pos-
l'œuvre de 1790, du suprasensible qui réside au «fon- sède un substrat qui, lui, ne se montre pas, mais qui
dement» de la nature et qui doit s'accorder avec ce donne à penser, mieux, à réfléchir. Il y a donc un
que le concept de liberté contient de façon pratique. fondement indéterminé au fondement de toute mani-
Un suprasensible au fondement de la nature ne se festation phénoménale: «L'entendement, par la pos-
laisse penser que de manière métaphysique. Notre sibilité de ses lois a priori pour la nature, prouve que
faculté de juger n'y accède, dans l'orientation qu'il la nature n'est connue de nous que comme phénomè-
lui revient de donner à ses propres jugements sur la ne, et nous en donne en même temps des indications
nature, qu'en concevant l'ordre de la nature lui- sur son substrat suprasensible; mais il laisse ce der-
même, pourtant sensible, comme s'il réalisait des fins. nier totalement indéterminé.» 68 Pour l'entendement
Cette notion de finalité, absente de la table des caté- théorique, ce substrat ne peut rester que dans l'indé-
gories et des principes en vertu desquels l'entende- termination, ne se pliant à aucun concept. C'est la
ment s'édifie une nature connaissable, pointe en di- faculté de juger, dit maintenant Kant, qui peut lui
rection d'un substrat suprasensible ou métaphysique procurer une espèce de «déterminabilité» (Bestimm-
des phénomènes de la nature. Kant ne veut rien prou- barkeit) 69, en orientant vers un substrat suprasensi-
ver ici, se contentant de décrire l'orientation secrète- ble et finaliste le jugement qu'elle porte sur la nature
ment finaliste de notre faculté de juger réfléchissante. dans la conduite de ses recherches. Ce qui fournit
Le projet métaphysique du chapitre II de l'Introduc- enfin à ce substrat une «détermination» (Bestim-
tion sera repris et explicité dans le chapitre IX. Kant mung) , positive, c'est la raison en vertu de sa loi
y parle à nouveau du «gouffre qui disjoint le supra- pratique a priori et des visées qu'elle autorise dans
sensible des phénomènes» 66. Il y redit aussi que si l'univers du suprasensible. C'est précisément ici,
le sensible ne peut en aucun cas déterminer le supra- conclut Kant, que se réalise la fonction médiatrice
sensible, «l'inverse est cependant possible ». L'idée
67 Ibid. Cf. aussi C.F.f., V, 176; Œuvres, II, p. 929: «le
d'une détermination du sensible depuis le suprasensi-
concept de liberté a le devoir de rendre effectif dans le monde
sensible la fin imposée par ses lois ».
65 Ibid. 68 Ibid.

66 C.F.f., Ak., V, 195; Œuvres, Il, p. 952. 69 Ibid.


124 Emmanuel Kant Kant 125

de la dernière Critique: «c'est ainsi que la faculté de tir de l'horizon du système de liberté qu'il devient
juger rend possible le passage du domaine du concept possible de prêter une détermination à ce substrat,
de la nature à celui du concept de la liberté» 70. alors pensé comme causalité intellectuelle qui agit en
Il faut porter une attention toute particulière à fonction de fins. C'est ainsi le passage du concept de
ce dernier passage si l'on veut comprendre le projet nature au suprasensible qui le porte que la troisième
philosophique de la Critique de 1790 dans la perspec- Critique veut ouvrir à la méditation philosophique.
tive de Kant. Il s'agit de comprendre l'unité du Toute l'œuvre est ainsi portée par une sorte de nostal-
monde sensible ou phénoménal et du monde supra- gie du suprasensible, par la volonté métaphysique de
sensible. Le passage du sensible au suprasensible, déceler au cœur même de la nature une finalité qui
celui que chérissait en un sens l'ancienne métaphysi- échappe à nos catégories mécaniques et dont l'origine
que, est exclu par Kant parce qu'il implique un saut ne peut donc être que surnaturelle. Son utilité ne
catégorial du registre de la causalité phénoménale à pourra être, insistera Kant afin de se dissocier de la
l'ordre suprasensible, saut dont rien n'assure la légiti- métaphysique antérieure, que régulatrice pour notre
mité proprement scientifique. La seule interaction qui faculté de juger. Mais cette régulation n'est pas rien
se laisse concevoir sera celle qui, en toute gratuité, et notre pouvoir de réflexion peut apprendre à s'en
procédera directement du suprasensible. La possibili- accommoder.
té d'un tel substrat est déjà indiquée par la notion On peut en tirer quelques conséquences pour
même de phénomène, en tant qu'apparaître d'un l'intelligence systématique de la troisième Critique.
quelque chose qui échappe à nos sens. Lorsque notre Une certaine prépondérance heuristique doit d'abord
faculté de juger apprécie la nature, et sans oublier de être reconnue à la faculté de juger téléologique sur
réfléchir, elle ne peut manquer d'être arrêtée par la la faculté de juger esthétique. Dans toutes les sections
contemplation des incidences de finalité qu'elle y sur- où Kant définit l'ambition de la dernière Critique, la
prend (apparentes par exemple dans les organismes notion la plus opératoire est en effet toujours celle
vivants où les parties paraissent exister en vue du d'une «finalité de la nature» ou d'un «système de la
tout et vice versa). Mais les jugements qu'elle porte nature». C'est vrai des deux introductions à la Criti-
sur ces cas de finalité ne peuvent aspirer à aucune que de la faculté de juger. Elle est effectivement la
espèce d'objectivité scientifique. Il ne s'agit ici que seule à permettre un passage crédible de l'ordre de
de conceptions ou de fictions inévitables de notre la nature à celui de la liberté. La notion de finalité,
exercice du jugement, non de connaissances au sens celle qui porte les deux grandes sections de l' œuvre
fort du terme, tant nous en sommes réduits à des de 1790, est déjà constitutive du concept même d'une
tâtonnements quant il s'agit d'appréhender le substrat «téléologie». C'est dans la téléologie que la notion
suprasensible de notre expérience. Ce n'est qu'à par- de finalité (TÉÀOÇ) est proprement chez elle. Telle-
ment que son application au domaine de l'esthétique
70 Ibid. ne s'accomplit pas sans quelque artificialité. Ayant
126 Emmanuel Kant Kant 127

découvert dans l'idée de finalité une clef permettant de nalité permettant de concilier les législations pratique
concilier l'ordre des phénomènes et celui du suprasen- et théorique de notre univers. C'est à ce titre qu'il
sible, Kant s'efforcera de mettre à jour un moment de discutera du jugement esthétique et du fondement
finalité au sein même du jugement de goût. Cette finali- rationnel de sa communicabilité sur le sol du sens
té, il la dénichera dans le libre jeu des facultés de commun dans la troisième Critique. En faisant enfin
connaître qui produit un plaisir esthétique. L'expé- comparaître le jugement de goût devant le tribunal
rience esthétique nous délivre en un sens de la critique, il achève le projet d'une critique intégrale
contrainte des concepts déterminants de la raison ou de du savoir, dont il avait défini les jalons dès sa lettre
l'entendement. Les facultés de connaître, alimentées à Marcus Herz du 21 février 1772. C'est là qu'il évo-
par l'imagination, enfin débridée, entretiennent alors quait l'idée d'un ouvrage roulant sur «les limites de
de libres rapports. En l'absence affranchissante d'un la sensibilité et de la raison» et dont la seconde partie,
universel déterminant, Kant parlera ici d'une «finalité consacrée à la métaphysique, promettait de s'occuper
sans fin», entendons sans fin objectivement constata- d'abord «des principes généraux du sentiment, du
ble. Cette idée d'une finalité dans le jeu de nos facultés goût et des désirs sensibles» 71, ensuite seulement
au cœur du plaisir esthétique représente une trouvaille des premiers fondements de la moralité. De 1772 à
brillante du génie de Kant, mais elle n'est peut-être jus- 1789 72, il Y eut, pour autant que nous puissions en
tement qu'une trouvaille. Sans avoir lu Kant, qui se se- juger, éclipse de ce projet d'une critique du goût,
rait ingénié à concevoir le sentiment du beau ou du sub- Kant privilégiant alors les sphères de la connaissance
lime comme l'effet d'une finalité dans l'agencement de théorique et, de plus en plus, de la raison pratique.
nos facultés de connaissance? En tout cas, l'idée de fi- Or le jugement de goût élève bel et bien une pré-
nalité n'est peut-être pas celle qui s'impose avec le plus tention quasi universelle, ou transsubjective, qui
d'évidence dans l'espace d'une critique du jugement es- n'est ni celle du savoir théorique ni celle de l'impé-
thétique. Ce serait donc la téléologie, et sa visée supra- ratif moral. Où la situer? Comment la définir? Ce
sensible, qui imposerait son vocabulaire et son orienta- sont des questions que les deux premières Critiques
tion à l'horizon tout nouveau de l'esthétique.
71 Lettre à Marcus Herz du 21.2.1772, Ak., X, 129; Œuvres,
Si Kant voue autant d'attention à la faculté de
l, p. 691.
juger esthétique, c'est peut-être avant tout pour ré- 72 Sur l'abandon de l'ancien programme entre 1772 et 1786,
gler ses comptes avec la tradition du goût, avec cette cf. H.-J. de Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans
forme de «connaissance» propre au sens commun l'œuvre de Kant, tome III, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1937,
dont il s'était gardé de parler dans ses deux premières p. 343. Avant 1772, Kant, fidèle en cela aux moralistes anglo-
Critiques. Il a en effet longtemps cru qu'il n'y avait saxons, ne distinguait guère les sphères de la morale et du goût.
En 1765 il avait en effet annoncé un livre sous le titre d'une
pas de noyau rationnel, le seul qui intéresse le philo- Critique du goût moral (cf. à ce propos V. Delbos, La philosophie
sophe, au jugement de goût. Il s'est ravisé en décou- pratique de Kant, Paris, P.U.F., 1905, troisième édition, 1969,
vrant dans la notion de finalité les germes d'une ratio- pp. 86, 242).
128 Emmanuel Kant Kant 129

n'avaient pas osé affronter. Confronté à l'abîme du maine. Ce n'est donc pas sans raison que l'on a
suprasensible pratique et du sensible théorique, Kant voulu voir ici le traitement proprement kantien du
aperçoit dans le principe téléologique de finalité une thème moderne de l'intersubjectivité communication-
façon de concilier les deux berges de son système nelle 74. Néanmoins, la notion de communauté
critique. C'est en effet la téléologie qui permet d'as- humaine chez Kant est sans conteste une notion
surer la transition d'un domaine à l'autre. Kant pro- éminemment morale. Il faut reconnaître en elle
fite alors de ce nouveau principe pour débattre du la concrétisation sensible d'une communauté d'êtres
lieu et de la légitimité du jugement de goût, devenu moraux ou d'un règne des fins, dont la première
esthétique. Ce dernier ne jouira cependant que d'une Critique avait autorisé la pensée et dont les Fonde-
universalité simplement subjective, tout comme le ju- ments de la métaphysique des mœurs ainsi que la Criti-
gement de finalité, d'où la possibilité de traiter des que de la raison pratique avaient indiqué la détermi-
deux formes du jugement réfléchissant dans un seul nation. C'est pourquoi le § 59, le tout dernier
et même ouvrage critique. paragraphe de la critique de la faculté esthétique,
Il serait aisé de montrer que la problématique pourra parler de la beauté comme d'un «symbole de
de l'esthétique chez Kant reste gouvernée par une la moralité ». C'est aussi cet horizon suprasensible
souterraine nostalgie du suprasensible, celle-là même que laisse deviner l'incommensurabilité entre le
qui circonscrit le projet de sa téléologie. Dès qu'il monde sensible et la raison qu'éprouve le sentiment
est question du beau, Kant prend soin de le distinguer du sublime, lui-même sublimement défini par Kant:
de l'agréable et du bien. Dissocier le beau de l'agréa- «est sublime ce qui du seul fait qu'on ne puisse que
ble, c'est assigner, conclut aussitôt Kant, au jugement le penser révèle une faculté de l'esprit qui dépasse
de goût une prétention à l'universalité, dont la criti- tout critère des sens» 75. La nostalgie du suprasensi-
que du jugement esthétique tentera de justifier la ble continue donc d'exercer sa fascination sur la pro-
légitimité. Quel que soit le sens qu'il faille prêter à blématique de l'esthétique, dont l'autonomie est loin
une telle prétention à l'universalité qui ne reste que d'avoir été atteinte chez Kant. L'esthétique kantienne
subjective, prétention constitutive du jugement esthé- se caractérise presque par une hétéronomie essen-
tique 73, il est clair que l'accent mis sur la communica- tielle, dominée qu'elle est par l'horizon de la téléolo-
bilité du jugement de goût est inconcevable sans l'idée gie.
d'une communauté humaine qui repose sur autre Mais c'est bien d'une nostalgie, dont jaillira bien-
chose qu'un fondement sensible ou animal. L'idée tôt tout le romantisme, qu'il faut parler. Le suprasen-
nlême d'un jugement sur le beau qui soit libre de
tout intérêt vient attester cette communauté qui
74 Cf. à ce propos l'introduction d'A. Philonenko à sa traduc-
transcende l'horizon sensible de l'interaction hu- tion de la Critique de la faculté de juger, Vrin, troisième édition,
1974. Il a été suivi sur cette voie par Luc Ferry et Alain Renaut.
73 C. F.I., Ak., V, 215; Œuvres, II, p. 972. 75 C.F.I., Ak., V, 250; Œuvres, II, p. 1018.
Emmanuel Kant Kant 131
130

sible ne fait pas l'objet d'un accès direct ou d'une ce 76. C'est l'idéal, ou le fantôme, de la philosophie
déduction contraignante. La censure prononcée par comprise comme caractéristique universelle des êtres,
la critique des écarts transempiriques de la raison où toute notion reçoit sa définition de la place qu'elle
oblige Kant à respecter l'immanence des jugements occupe dans l'architectonique des idées. Cette
de réflexion où s'aventure notre rationalité. Kant sait conception scolastique de la philosophie a tenu en
haleine toute la tradition rationaliste, du platonisme
seulement que la raison est nécessairement conduite
(dont on exclura peut-être Platon) 77 à la métaphysi-
à des extrapolations «métaphysiques» dans l'ordre
que d'école en Allemagne. Kant lui oppose un nou-
de la téléologie comme de l'esthétique. La nostalgie
veau projet, qu'il baptise le concept «cosmique» de
vient de ce qu'une science n'en sera jamais possible.
la philosophie: dans cette perspective, la philosophie
La métaphysique reste une entreprise naturelle, iné- devient plutôt «la science du rapport de toute
luctable, insurpassable aussi, mais problématique
76 Cf. CR.P., A 838-9/ B 866-7; Oeuvres, I, p. 1389; T.P.,
pour une pensée qui s'avise, douloureusement peut-
p. 561-2.
être, de la finitude constitutive de la raison. Son seul 77 L'opposition intéressante entre le platonisme, source de
champ d'exercice légitime lui sera ouvert par la raison toute métaphysique, et Platon lui-même, dont l'art dialectique
pratique. Elle incarne pour nous le seul gage d'une aurait été plutôt une réflexion sur la finitude, donc sur l'impossi-
transcendance effective, s'accomplissant par le biais bilité d'une métaphysique dogmatique, est aujourd'hui représen-
tée, d'un côté, par les tenants de l'Ecole de Tübingen (cf. Hans
d'un impératif de moralité qui adjure le dépassement Kramer, Platane e i fondamenti della metafisica, Milan, Vita e
de la particularité. La portée métaphysique de la Cri- pensiero, 1982; cf. en français M.-D. Richard, L'enseignement
tique de la faculté de juger est d'avoir rappelé que la oral de Platon, Paris, Cerf, 1986), qui situent dans la théorie des
téléologie et le jugement de goût confirment, à leur principes de Platon la fondation de l'idéalisme métaphysique,
mais aussi par M. Heidegger, qui, suivant Nietzsche, fait remon-
insigne façon, la sublimité, l'Erhabenheit, de l'huma- ter l'aventure métaphysique à Platon, d'un autre côté, par la
nité dans son arrachement toujours recommencé aux philosophie herméneutique de Hans-Georg Gadamer. S'oppo-
singularités de l'ordre animal, souvent plus brutal en sant doublement à l'Ecole de Tübingen et à Heidegger, c'est
l'homme qu'en tous les autres échelons de la nature. dans la pratique du dialogue, d'inspiration socratique, que Gada-
mer découvre la vraie philosophie de Platon( cf. Hans-Georg Ga-
La métaphysique kantienne, en lutte perpétuelle damer, Gesammelte Werke, Band VII: Plata im Dialog, Tübin-
contre la déchéance humaine, se joue dans l'irruption gen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1990; en français: L'art de com-
de cet espace de liberté. prendre, Paris, Aubier, t. I: 1982; t. II: 1990). La fonction du phi-
losophe serait justement de montrer à ceux qui prétendent maîtri-
Qu'advient-il alors du «système de la philoso- ser les principes algorithmiques de l'agir et de ce qui est, aux
sophistes donc, qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent. La méta-
phie»? Il faut y renoncer si l'on n'entend par là qu'un physique est assurément impensable sans l'œuvre de Platon, et
édifice scolastique n'ayant d'autre but que l'unité sys- c'est dans cet esprit que nous avons fait allusion aux décisions mé-
tématique de la science, c'est-à-dire la perfection sim- taphysiques du platonisme dans notre travail, mais Platon en avait-
plement logique ou syllogistique de la connaissan- il une? Son ironie savante rend la question presque indécidable.
'1 11,

il
1

132 Emmanuel Kant Kant 133

connaissance aux fins essentielles de la raison hu- 2.9. La modernité de Kant: la question de
maine (teleologia rationis humanae)>> 78. Ces fins es- l'homme ou de l'histoire
sentielles, Kant l'a assez martelé, relèvent propre-
ment de la raison pratique. Le problème le plus L'inachèvement constitutif de la philosophie
urgent de la philosophie est celui de la destination nous permet de mesurer, en conclusion, la modernité
morale de l'humanité et de son avancement. La philo- du kantisme. Si la philosophie ne sera jamais réalisée
sophie se comprend comme réflexion en progrès, in concreto une fois pour toutes, c'est parce que son
ouverte, «téléologiquement» surbordonnée à l'actua- idée se sait chevillée aux intérêts essentiels de la rai-
lisation des fins morales de l'homme. Le système de son. Il faut entendre par intérêt, enseigne Kant, «un
la philosophie ne sera donc jamais réalisé une fois mobile de la volonté, pour autant qu'il est représenté
pour toutes. «De cette manière la philosophie est la par la raison» 80. Pour une philosophie à vocation
simple idée d'une science posssible, qui n'est donnée cosmique (ou cosmopolite suivant une autre traduc-
nulle part in concreto ( ... ) Jusque-là on ne peut ap- tion), la raison, rédimée dans un sens pratique, n'est
prendre aucune philosophie; car où est-elle? Qui la plus à concevoir comme un réservoir autosuffisant de
possède? et à quoi la reconnaître? On ne peut qu'ap- vérités éternelles qui nous ferait participer de l'omni-
prendre à philosopher, c'est-à-dire à exercer le talent science divine. Découvrant son humanité, la raison
de la raison dans l'application de ses principes univer- de notre finitude se reconnaît animée par des mobiles
sels à certaines tentatives qui se présentent, mais tou- qu'elle se propose à soi-même, donc à ce que Kant
jours avec cette réserve du droit qu'a la raison d'exa- appelle des intérêts. Le «système de la philosophie»,
miner ces principes jusque dans leurs sources et de c'est-à-dire son questionnement futur, celui qu'inau-
les confirmer ou de les rejeter.» 79 Le système de la gure la modernité kantienne, sera suspendu à «l'inté-
philosophie, rivé à l'éthique, n'est ainsi qu'un idéal rêt de la raison».
régulateur de la réflexion dont il serait fatal de croire Que signifie cette apposition inouïe? Kant en
qu'il puisse être réalisé de façon définitive in concre- circonscrira l'horizon dans un texte célèbre de son
to. On ne confondra donc pas la philosophie de Kant nouveau Canon de la raison pure. «Tout intérêt de
avec un tel système. Elle n'est rien de plus qu'une ma raison se concentre dans les trois questions suivan-
approximation de la philosophie comme idéal de la tes: 1) Que puis-je savoir? 2) Que dois-je faire? 3)
raison. Elle appelle elle-même une constante réactua- Que m'est-il permis d'espérer?». 81 Il est déjà révéla-
lisation. L'après-Kant n'aura de cesse de le corrobo- teur que cette délimitation de l'objet propre de la
rer, comme nous le constaterons bientôt.
80 CR. Prat. , Ak., V, 79; Œuvres, II, p. 704; trad. Picavet,
78 CR.P., A 838-9/ B 866-7; Œuvres, 1, p. 1389; T.P., p. P.U.F., p. 83.
81 CR.P., A 804-5/ B 832-3; Œuvres, l, p. 1365; T.P., p.
561-2.
79 Ibid. 543.
134 Emmanuel Kant Kant 135

raison se trouve non pas au début d'une œuvre qui forme rigoureuse d'une «science des limites de
entreprend une critique de la raison pure, mais à la l'entendement humain», selon la formule précoce des
fin, dans sa promesse méthodologique, comme si Rêves d'un visionnaire. Naguère science de la trans-
Kant voulait ainsi marquer la réouverture de la pro- gression, la métaphysique devient une ascèse de la
blématique philosophique sur laquelle débouche sa limite 82. Si Kant trace aussi patiemment les limites
déconstruction critique. Il est non moins significatif de la connaissance théorique, ce n'est pas pour humi-
que Kant parle aussi directement de «ma» raison et lier la raison, mais pour éviter qu'elle ne se laisse
du «je» qui se trouve exposé aux grands enjeux de abuser par des illusions qui la détournent de sa desti-
la philosophie. L'interrogation de la raison philoso- nation véritable, qui est sa vocation morale. Kant
phique n'est jamais désincarnée, elle est toujours celle réfléchit sur les limites du savoir dans le seul but
d'un sujet qui se sait situé dans le temps, préoccupé d'empêcher que ne soient menées des querelles sté-
justement par sa temporalité peut-être radicale. riles. C'est pour mettre fin aux guerres théoriques
L'intérêt s'exprime enfin dans trois questions, qui inutiles, et qui n'ont servi qu'à discréditer l'effort de
concernent les possibilités ultimes de notre existence. la métaphysique, que Kant a voulu instituer un tribu-
La philosophie ne'-.- cherche plus à percer la logique nal de la raison pure. En effet, si l'on espère sauver
secrète de l'en-soi ou du suprasensible, elle se plonge la métaphysique, il importe d'abord de rétablir la
dans l'abîme des questions-limite qui se posent à sa paix au sein de la raison spéculative. Ce que la Criti-
raison finie. Commençant à se dissocier de la science que propose à la métaphysique, ce n'est ni plus ni
proprement dite, la philosophie, avec Kant, devient moins qu'un projet de paix perpétuelle: «sans elle
résolument questionnante. [sc. la critique de la raison pure] la raison demeure
Le parcours des trois grandes énigmes de la rai-. en quelque sorte à l'état de nature, et elle ne peut
son ne peut être assumé que par une réflexion méta- faire valoir ou garantir ses assertions et ses préten-
physique, pensée comme discipline des questions ul- tions qu'au moyen de la guerre. La critique, au
times. La philosophie dite théorique (scolairement: contraire, qui tire toutes ses décisions des règles fon-
la «métaphysique de la nature») s'occupera de la damentales de sa propre institution, dont personne
première, « que puis-je savoir?». La Critique de la ne peut mettre en doute l'autorité, nous procure la
raison pure répondra que l'homme ne peut connaître tranquillité d'un état légal où nous avons le devoir
que les objets de son expérience. Réponse tautologi- de ne pas traiter notre différend autrement que par
que sans doute, mais uniquement depuis Kant. La voie de procédure. Ce qui met fin aux querelles dans
mission par excellence de la première étape critique,
celle qui s'expliquera avec l'héritage de la métaphysi-
82 Sur l'importance du concept de limite pour la pensée criti-
que classique, sera d'imposer une limite aux ambi-
que, cf. R. Theis. «Aspects ct perspectives du problème de la
tions démesurément théoriques de la raison. La méta- limite dans la philosophie théorique de Kant», in Tidjschrift voor
physique théorique qui en ressortira épousera la Filosofie, 52, 1990, pp. 62-89.
136 Emmanuel Kant Kant 137

le premier état, c'est une victoire dont se vantent les donnée à l'urgence de la deuxième question de ma
deux partis et qui n'est ordinairement suivie que d'une raison. Urgence déjà signifiée par le verbe de modali-
paix mal assurée établie par l'intervention de l'autorité té que lui réserve Kant: le devoir (sallen) du «que
publique, mais dans le second, c'est une sentence qui, dois-je faire?» contraste avec la latitude concédée
atteignant à la source même des disputes, doit amener dans la formulation des deux autres questions: que
une paix éternelle.» 83 Avant que de proposer un idéal puis-je savoir? que m'est-il permis d'espérer? La se-
de paix éternelle à l'ordre politique, dans son écrit de conde question confronte la raison, qui s'oblige ici à
1795, Kant s'est présenté comme le pacificateur de la devenir pratique, à un devoir, si irrépressible qu'il
raison pure. L'idée d'un projet de paix perpétuelle, prendra pour moi la figure d'un impératif catégori-
loin d'être périphérique dans l'œuvre de Kant, se trou- que: agis - deuxième personne du singulier qui ré-
ve ainsi au cœur de l'entreprise critique. 84 pond au je de la question «que dois-je faire?» -
Kant a habilement joué au début de son essai de comme si la maxime de ton action pouvait être érigée
1795 sur l'ambiguïté de l'idée d'une« paix perpétuelle» en loi universelle d'une raison autonome comme la
en politique, pouvant signifier soit la quiétude que pro- tienne, donc agis en fonction de l'humanité comme
cure un état légal fondé sur une sentence, soit le calme fin en soi. Incapable de transcender le sensible par
éternel que promet aussi le cimetière, si les guerres sté- la connaissance théorique, la raison y parvient par la
riles n'ont pas de fin. C'est une prophétie que notre ère praxis qu'elle exige de soi, en commandant le dépas- II
atomique n'a fait que confirmer. Nous avons effective- sement de la particularité. La raison s'avise alors de \;
ment le choix entre deux sortes de paix, celle d'un état son potentiel d'autonomie. La liberté ne serait pas
légal reposant sur le respect mutuel des parties et celle si l'agir n'était dicté que par la nécessité des pen-
qu'assurerait la disparition tranquille de l'espèce hu- chants sensibles. L'autonomie de la liberté représente
maine. Aux yeux de Kant, l'équivoque vaut tout aussi dès lors le gage de ma participation à un monde de
bien pour les trépidations de la métaphysique. Sans raison, à un horizon ultime d'intelligibilité.
l'autocensure légale accomplie par le tribunal d'une Cet horizon nous met à même d' aborder sereine-
raison critique, c'est l'institution même de la métaphy- ment la troisième interrogation: que m'est-il permis
sique qui court vers sa propre perte. d'espérer? Kant répond, déchiffrant en cet endroit
L'issue positive de la métaphysique sera subor- bien précis le relais de la raison théorique par la
raison pratique, que chacun a sujet d'espérer le bon-
83 CR.P., A 751-2/ B 779-80; Œuvres, I, p. 1326; T.P., p. heur dans la mesure exacte où il s'en est rendu digne
514. Cf. aussi l'écrit de 1796, Anonce de la prochaine conclusion par sa conduite morale. 85 L'attente d'une telle félici-
d'un traité de paix perpétuelle en philosophie, in Œuvres, III, pp. té, qui ne relève pas seulement du monde terrestre,
417-431.
84 Cf. C.l. Friedrich, «L'essai sur la paix. Sa position centra-
le dans la philosophie morale de Kant », dans le collectif La 85 Cf. CR.P., A 809/ B 837; Œuvres, I, p. 1368; T.P., p.
philosophie politique de Kant, Paris, P.U.F., 1962, pp. 139-161. 545.
1

138 Emmanuel Kant Kant 139

accrédite l'espoir en Dieu et en une existence future Logique qu'il fit paraître ensuite, en 1800, vint juste-
en tant que conditions vitales au système de la morali- ment consacrer la préséance philosophique de
té, celui que prospecte la métaphysique des mœurs l'anthropologie et de la question «Qu'est-ce que
et qui évite à la raison d'être une passion nuisible. l'homme? ». Le prochain cours de Kant à paraître,
La réponse à la dernière question se trouve ainsi le dernier dont il souhaita et supervisa la publication,
rattachée à la seconde. La religion sera dorénavant traitait de pédagogie 88, prolongeant ainsi l'aboutisse-
une annexe de la morale. Il deviendra ainsi possible ment anthropologique de l'itinéraire kantien.
de fonder une religion dans les limites de la simple Tout l'œuvre de Kant n'est finalement qu'une
raison, tâche à laquelle Kant s'emploiera dans son réponse à la question «Qu'est-ce que l'homme? ».
ouvrage de 1793.
On peut se risquer à condenser sa réponse en disant
La réponse aux trois questions de la raison (li-
que Kant s'est efforcé de penser jusqu'au bout la
mite ta connaissance au cadre de l'expérience et à
définition de l'homme comme d'un être raisonnable
l'élucidation de ses conditions d'intelligibilité, fais ce
qui peut te rendre digne d'être heureux, espère une mais fini. L'homme est par-dessus tout un être dont
tranquillité d'âme proportionnée à la moralité de tes la rationalité est directement fonction de sa finitude.
intentions) s'effectue dans une perspective rigoureu- Plus l'homme s'avise de ses limites, plus il est raison-
sement pratique et humaniste. L'homme devient le nable. Car c'est en prenant conscience de ses limita-
lieu où et pour lequel se décident tous les enjeux de tions qu'il peut travailler à l'aménagement d'une ra-
la philosophie. Les trois grandes questions se laissent tionalité qui soit à sa mesure. La rationalité pour un
donc ramener, dira Kant, à la question plus fonda- être fini est nécessairement pratique, c'est-à-dire une
mentale, et qu'il a été le premier à poser: «Qu'est- rationalité en devenir. Kant en a tenu compte dans
ce que l'homme?» Cette question, ajoutera-t-il, res- ses leçons d'anthropologie. L'homme, dit-il, se laisse
sortit en propre à l'anthropologie 86, discipline dont étudier de deux manières, soit d'un point de vue
Kant aura aussi été l'un des pionniers. Tout au long physiologique, qui examine ce que la nature fait de
de sa carrière d'enseignant, il aura donné vingt-huit l'homme, soit d'un point de vue pragmatique, lequel
fois son populaire cours d'anthropologie. Après avoir vise à explorer «ce que l'homme, être libre de ses
cessé d'enseigner en 1796, ce fut le premier de ses actes fait ou peut et doit faire de lui-même» 89. C'est
cours qu'il décida de faire paraître 87. Le cours de
88 Cf. E. Kant, Pédagogie (cours édité par Rink en 1803),
Cf. Logique (cours de Kant publié par son élève G.B.
86
trad. par A. Philonenko sous le titre Réflexions sur l'éducation,
Jasche en 1800), Ak., IX, 25; trad. par L. Guillerrnit, Paris,
Vrin, second tirage, 1979, p. 25. Paris, Vrin, 1966; nouvelle trad. par P. Jalabert, in Œuvres, III,
87 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique pp. 1145-1203.
(1798), trad. par M. Foucault, Paris, Vrin, 1964; nouvelle trad. 89 Anthropologie, Ak., VII, 119; trad. M. Foucault, Vrin,

par P. Jalabert, in Œuvres, III, pp. 937-1144. p. 11; trad. P. Jalabert, Œuvres, III, p. 939.
140 Emmanuel Kant Kant 141

évidemment cette dernière perspective qui intéresse de te servir de ton propre entendement! Voilà la
l'anthropologie kantienne. Il y va de ce que l'homme devise des lumières.» 90
peut faire de soi-même. La plus haute possibilité de Kant a ainsi non seulement livré la plus canoni-
l'homme, son intérêt suprême, reste la raison. La que définition de son propre siècle, que tous les ly-
rationalité, et son réquisit d'universalité, demeure céens allemands connaissent par cœur, il a aussi été
toutefois encore en attente de réalisation. l'un des tout premiers à entreprendre de définir
Faire de la raison une tâche de l'humanité prati- son propre siècle et à prendre philosophiquement
que ou pragmatique, c'est engager la philosophie sur conscience de son époque comme d'un moment dans
la voie d'une réflexion sur l'histoire. L'histoire repré- le devenir de l'humanité historique. En thématisant
sente en effet pour Kant le lieu de rencontre de la de cette façon son actualité philosophique, Kant a
raison et du sensible, de l'universel et du particulier. inauguré pour la modernité un discours sur la moder-
nité. C'est donc à bon droit que Michel Foucault a
La réalisation de la raison ne se fait cependant pas
salué dans ce texte de Kant le surgissement d'un
de haut en bas, mais du bas vers le haut: c'est le
nouveau type de question dans le champ de la ré-
~ particulier qui doit s'élever à l'universel auquel sa
flexion philosophique, à savoir une pensée critique
raison le destine. La raison, en tant que pouvoir prati-
qui serait comme une «ontologie de nous-mêmes»,
que, est donc vouée à un effort de libération, d'Auf-
une «ontologie du temps présent»: «La question qui
kliirung, mot qui résume en allemand tout le mouve- me semble apparaître pour la première fois dans ce
ment des Lumières. Le terme allemand est plus actif texte de Kant, c'est la question du présent, la ques-
que son équivalent français. Il désigne un «éclaircis- tion de l'actualité: qu'est-ce qui se passe aujourd'hui?
sement» (Enlightenment en anglais), un travail de Qu'est-ce qui se passe maintenant? Et qu'est-ce que
mise en lumière. Kant a lui-même offert une caracté- c'est que ce «maintenant» à l'intérieur duquel nous
risation superbement concise de son siècle dans sa sommes les uns et les autres; et qui définit le moment
réponse à la question (encore une question!) où j'écris?» 91 L'Aufkliirung, comme le note aussi
«Qu'est-ce que les Lumières? », résumant en même Foucault, a été la première époque à s'être nommée
temps sa motivation philosophique la plus intime: elle-même, à s'être comprise comme le lieu d'un
«L'Aufkliirung se définit comme la sortie de l'homme questionnement sur sa propre actualité. Questionne-
hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa ment inédit, car la philosophie avant Kant n'avait
propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir
de son entendement sans être dirigé par un autre.
90 Réponse à la question: qu'est-ce que les lumières? (1785),
Elle est due à notre propre faute quand elle résulte
Ak., VIII, 35; Œuvres, II, p. 209.
non pas d'un manque d'entendement, mais d'un man- 91 M. Foucault, Cours de l'année 1983 sur le texte de Kant
que de résolution et de courage pour s'en servir sans Was ist Aufkliirung?, in Magazine littéraire, nO 207, mai 1984,
être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage p.35.
142 Emmanuel Kant Kant 143

jamais systématiquement réfléchi sur l'historicité de la mesure de sa nouveauté (en employant les étalons
ses propres présuppositions. Pour sûr, les philosophes les plus divers). Ce qui est certainement nouveau, où
ont toujours su qu'ils répondaient à des prédécesseurs, « à la mode» (connotation qui scintille à travers toute
Aristote en est le meilleur exemple, mais ils ont, pour modernité), c'est la réflexion sur soi comme moderni-
ainsi dire, invariablement traité de cet héritage sur té, comme nouvelle étape de l'histoire.
fond d'éternité: mes devanciers ont apporté tel élé- Kant a clairement pris conscience du caractère
ment essentiel à la constitution de la philosophia pe- proprement historique de sa propre réflexion. 92 Il
rennis (éternelle) dont ma réflexion offre la réalisation savait très bien qu'il condensait l'esprit de son temps
la plus pleine. Pour la tradition métaphysique, c'est en ordonnant ses trois œuvres maîtresses sous l'ensei-
précisément Aristote, tout à la fois résumé et achève- gne de la «critique», suivant l'ontologie du temps
ment de la pensée qui l'a précédé, qui aurait été l'incar- présent qui s'affichait dès la préface à la Critique de
nation de cette philosophie rationnelle, atemporelle. la raison pure: «Notre siècle est le siècle propre de
Descartes mit bien sûr en question les présupposés de la critique, à laquelle tout doit se soumettre» 93. La
cette tradition, et de la tradition tout court, mais pour nécessité même d'une critique de la raison pure pré-
fonder encore plus solidement une mathesis universalis suppose déjà l'idée nouvelle, et combien subversive,
qui soit enfin l'accomplissement méthodique, donc d'une historicité de la raison. Une raison pure expo-
scientifique, donc définitif, du projet d'une philoso- sée à l'erreur est aussi soumise à l'errance, donc à
phia perennis. Cette philosophie n'a jamais eu à réflé- l'histoire. Vouloir pacifier la raison et l'inviter à un
chir sur l'histoire comme telle ni sur sa propre historici- nouveau départ, c'est aussi confronter la raison au
té, son propos le plus clair, qu'actualise l'idée de défi de sa propre historicité: «Seule la voie critique
métaphysique, étant de transcender le temps pour se est encore ouverte à la raison », clamait Kant dans
hisser au niveau de la raison. le dernier chapitre de sa Critique de 1781, lui-même
C'est la modernité, lancée, disons malgré lui, par consacré à 1'« histoire de la raison pure». Pour la
Descartes, mais devenue objet de réflexion philoso- première fois dans l'histoire de la raison, la raison
phiqué obligé depuis Kant, et pour tous ceux qui s'aperçoit qu'elle a une histoire. La modernité de
l'ont suivi, qui a mis en branle une méditation sur Kant est ainsi de réfléchir sa propre modernité.
l'historicité de la pensée et de tout présent. La pério- La question de la modernité, bref de l'histoire,
disation de la pensée et l'attention à l'histoire de la représente dès lors le principal souci de la modernité.
philosophie sont des évidences toutes modernes. Ni Or quelle est la nouveauté qui constitue notre car ac-
Platon, ni Aristote ne savaient, bien entendu, qu'ils
étaient des «anciens», pas plus que Thomas d'Aquin
92 Ce que confirme B. Bourgeois, «L'histoire de la raison
ne devinait qu'il faisait partie du «moyen âge». selon Kant», in Revue de théologie et de philosophie, 115, 1983,
L'« antiquité» et le «moyen âge» ne sont que des pp. 165-174.
constructions de la modernité qui cherche à prendre 93 CR.P., A XI; Œuvres, l, p. 727; T.P., p. 6.
144 Emmanuel Kant Kant 145

téristique historique essentielle? La plupart des lec- l'universel, mais c'est dans le temps, ou l'histoire,
tures de la modernité, qui sont des «autolectures », que devra s'effectuer ce dépassement. La raison,
s'accordent pour dire que la grande nouveauté, c'est comme entreprise d'Aufkliirung, donc la raison prati-
l'homme, c'est-à-dire le fait que l'homme se conçoive que, n'est jamais définitivement acquise. Elle ne se
comme le lieu ultime de toute légitimation. C'est, à réalise que dans la sortie, mieux, le sortir de l'huma-
coup sûr, un mouvement qui a également été inaugu- nité hors de son état d'infériorité, qui en est un d'hété-
ré par Descartes, faisant de l'ego humain le fonde- ronomie, ou de détermination par un autre que soi.
ment inébranlable de la vérité philosophiqJle. Mais La modernité s'affirme ainsi par l'accession de
le nouveau départ cartésien, la modernité somnolente l'humanité à l'autonomie, à la responsabilité de soi.
pour ainsi dire, s'ignore elle-même comme moderni- C'est pourquoi l'on a pu dire que la modernité corres-
té, comme point d'arrêt dans l'histoire. Si Descartes pondait philosophiquement à une «mort de Dieu»,
entreprend de «commencer tout de nouveau dès les mort qui serait en quelque sorte directement palpable
fondements», depuis l'ego, c'est strictement pour «é- dans la critique kantienne des preuves de l'existence
tablir quelque chose de ferme et de constant dans les de Dieu. Ce qui est mort, c'est assurément Dieu visé
sciences» 94. Descartes veut lui-même réaliser le rêve comme principe ultime depuis lequel se laisserait
littéralement anhistorique de la métaphysique, ce comprendre l'ensemble de notre monde. Dorénavant
n'est pas pour en problématiser l'ambition intempo- c'est du point de vue de l'homme que le monde, donc
relle. l'histoire, devra prendre sens. Il serait cependant faux
Avec Kant, la modernité, autre nom de l'Aufklii- de dire que l'homme assumerait alors la place de
rung, se découvre elle-même. Son objet privilégié Dieu. Car l'homme kantien se sait irréductiblement
devient justement la question «Qu'est-ce que l'hom- fini. L'impossibilité de prouver l'existence du divin
me?» Attentif à la dimension inédite de l'histoire et n'en est que le rappel le plus insistant.
au tournant qu'elle exige de la raison philosophique, Pour la modernité que pense Kant, la découverte
Kant envisage l'homme dans une perspective «prag- de l'homme va de pair avec la découverte de l'his-
matique », c'est-à-dire comme un être en devenir, un toire. Accédant par l'Aufkliirung à l'autonomie de
être libre qui peut et qui doit faire quelque chose de son propre destin, l'humanité se sait livrée à l'his-
soi-même. Elle pense l'humanité sous les auspices toire, dans tout ce qu'elle peut avoir de grand et de
d'un projet de liberté. Le champ d'actualisation de bestial. Ce n'est donc pas un hasard si Kant a voué
cette liberté ne peut être que l'histoire. C'est en elle à l'histoire, à la politique et aux questions de son
qu'auront à s'accomplir les fins de la raison. La raison temps quelques-uns de ses plus brillants essais (Idée
continue d'être conçue, suivant l'héritage de la méta- d'une histoire universelle du point de vue cosmopoliti-
physique, comme dépassement du temporel, vers que, 1784; Qu'est-ce que les Lumières?, 1785; son
compte rendu de l'ouvrage de Herder, Idées en vue
94 R. Descartes, début de la première Méditation. d'une philosophie de l'histoire de l'humanité, 1785;
Emmanuel Kant Kant 147
146

Eclaircissement du concept de race humaine, 1785; (ici l'histoire), mais elle ne saurait donner lieu à des
Conjectures sur le commencement de l'histoire hu- cognitions objectives. Aussi doit-on se borner lors-
maine, 1786; Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée?, qu'il s'agit de prêter un sens au devenir historique à
1786; Sur l'usage des principes téléologiques en philo- des «conjectures», des «hypothèses» et de simples
sophie, 1788) 95, qui ont comme donné corps à ce «idées», précaution qui se reflète déjà dans le titre
que Foucault a surnommé l'ontologie du temps pré- des articles de Kant sur l'histoire. L'histoire laisse-t-
sent. Ce n'est pas un hasard non plus si les premiers elle deviner une direction vers une finalité quel-
et la plupart de ces écrits consacrés à l'histoire sont conque? Le réflexe initial de Kant, qui s'opposera
contemporains des Fondements de la métaphysique sur ce point à la fois à l'optimisme scientiste de l'Auf-
des mœurs (1785). Car l'histoire ne se laisse contem- kliirung et aux reconstructions métaphysiques de
pler, pour le philosophe, que du point de vue moral, l'histoire, celle de Herder par exemple, sera scepti-
comme réalisation des fins autonomes de la raison que. «Le bois dont l'homme est fait », soupire-t-il,
pratique, la question cardinale étant en effet de savoir «est si courbe qu'on ne peut rien y tailler de bien
si l'histoire rend perceptible un avancement de l'hu- droit. » 96 Le contexte d'où ce passage est tiré révèle
manité sur la voie de sa destination morale. Si la qu'il faut associer la métaphore de la «courbure» à
moralité stricto sensu ne peut jamais faire l'objet 1'« inclination animale et égoïste» de la nature hu-
d'une vérification empirique, y a-t-il au moins un maine 97. À côté de quelques rarissismes manifesta-
progrès dans l'ordre «légal» ou juridique (la Doctrine tions de sagesse, le philosophe risque de ne trouver
du droit, intéressée exclusivement à la légalité de dans le cours de l'histoire «qu'un tissu de folie, de
l'interaction, formera après tout la première partie vanité stérile, souvent même de méchanceté et de
de la Métaphysique des mœurs) des institutions hu- soif de destruction puériles» 98. Tant et si bien que
si l'histoire possède quelque destinée, elle ne pourra
maines?
Est-il, autrement dit, légitime d'appliquer au résulter, ce sera la conjecture de Kant, que de l'anta-
champ fraîchement découvert de l'histoire l'idée de gonisme invétéré des égoïsmes. Faisant un peu écho
finalité dont se sert notre jugement réfléchissant dans aux théories du libéralisme économique qui font dé-
son observation de la nature? La réponse de Kant
sera pour l'essentiel fidèle à l'esprit de la troisième 96 Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopoliti-

Critique: la perspective téléologique est une orienta- que, Ak., VIII, 23; Œuvres, II, p. 195; trad. Piobetta, p. 35.
97 Idée d'inspiration luthérienne selon l'interprétation éclai-
tion naturelle et inévitable de notre faculté de juger
rante d'A. Philonenko, Théorie et praxis dans la pensée morale
et politique de Kant et de Fichte en 1793, Paris, Vrin, 1968, p.
95 Écrits utilement regroupés dans le recueil: E. Kant, La
28, reprise dans les notes de l'édition de la Pléiade (Œuvres, II,
philosophie de l'histoire, trad. par S. Piobetta, Paris, Gonthier- p. 437).
98 Idée d'une histoire ... , Ak., VIII, 18; Œuvres, II, p. 188;
Montaigne, 1947 (repris dans la collection Médiations de Gon-
trad. Piobetta, p. 27.
thier, 1965).
148 Emmanuel Kant Kant 149

pendre le mieux -être collectif de la concurrence que te ment juste» - voilà, dit Kant ce que pourrait être
doivent se livrer les individus, la rivalité instinctuelle la «tâche suprême de l'espèce humaine». Elle est en
agissant comme la «main invisible» de la provi- tout cas la seule qui permette d'assigner une finalité
dence, Kant avancera l'hypothèse selon laquelle seul aux tribulations historiques des hommes.
le frottement des égoïsmes pourrait être de nature La constitution civile d'une société de droit,
à favoriser l'éclosion des meilleures dispositions de comme fin de l'espèce, n'est elle-même pensable
l'humanité, susceptibles de conduire à l'édification qu'à partir de l'idéal d'une constitution légale régis-
d'une communauté politique reposant sur des prin- sant les rapports entre les états. Aucun peuple ne
cipes juridiquement justes. L' »insociable sociabilité» pourra développer une constitution démocratique
des hommes serait comme le ressort secret, la ruse (que Kant appelle républicaine) tant que les états
de la Raison, dira bientôt Hegel, du progrès vers la resteront entre eux dans un état de guerre. La nation
civilisation: «Le moyen dont se sert la nature pour qui s'ingénierait à se doter unilatéralement d'une
mener à bien le développement de toutes ses disposi- constitution républicaine, fondée sur une représenta-
tions est leur antagonisme dans la société, pour au- tion populaire et l'égalité de tous les citoyens, ne
tant que celui-ci se révèle être cependant en fin de tarderait pas à subir les agressions guerrières de ses
compte la cause d'un ordre légal de celle-ci. voisins. L'idée républicaine renferme comme condi-
J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité tion que la guerre soit écartée, ce qui n'est possible,
des hommes, c'est-à-dire leur tendance à entrer en bien entendu, que dans une perspective «cosmopoli-
société, tendance cependant liée à une constante tique», ce qui explique le titre de l'essai de Kant
résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder d'une ébauche de l'histoire universelle d'un point de
cette société.» 99 vue cosmopolite, lequel correspond remarquable-
L'insociable émulation incite en effet les hommes
ment à l'idée développée à la fin de la Critique d'une
à se surpasser les uns les autres et à développer tous
philosophie comprise de façon «cosmique» ou cos-
leurs talents, les habilitant ainsi à quitter l'état de
mopolite, axée sur les fins essentielles de l'humanité.
nature. C'est encore une fois l'élévation au-dessus du
Kant proposera lui-même l'esquisse d'une telle paci-
règne naturel, son insigne sublimité, qui pourrait faire
découvrir à l'humanité qu'elle ne réalisera ses plus fication des états dans son Projet de paix perpétuelle
hautes possibilités que dans «une société dans la- de 1795. C'est à une «Société des nations» qu'il
quelle la liberté sous des lois extérieures se retrouvera reviendrait, suggère cet essai, d'administrer la paix
liée, au plus haut degré possible, à une puissance perpétuelle entre les états, perçue comme le telos
irrésistible, c'est-à-dire une constitution civile parfai- secret de l'histoire. Rêve utopique, répondra-t-on.
Sans doute, mais qui a bel et bien connu quelques
99 Idée d'une histoire ... , Ak., VIII, 20; Œuvres, II, p. 192;
éclairs de réalisation. La «Société des nations» fon-
trad. Piobetta, p. 31. dée au lendemain de la première guerre mondiale,
150 Emmanuel Kant
Kant 151
et qui fut l'ancêtre de l'O.N.V., s'inspira directe-
ment du projet de Kant. 100 approximation dans les revendications de la Révolu-
Mais à deux cents ans de l'O.N. V., de la chute tion française. En 1798, dans ce qui fut à notre
du mur de Berlin et du nouvel ordre de paix euro- connaissance le dernier livre publié par Kant, avant
péen, Kant reste tout à fait conscient du caractère l'édition de ses cours par ses élèves, Le Conflit des
hautement hypothétique de ses réflexions. L'insocia- facultés, le penseur maintenant âgé de soixante-qua-
ble sociabilité des hommes, qui pourrait tout aussi torze ans a eu la vivacité de se demander si les idéaux
bien conduire à une paix éternelle d'un autre ordre, de la Révolution ne pouvaient pas d'une manière ou
celle des catacombes, n'autorise donc qu'un espoir. d'une autre confirmer les espoirs d'une raison à pré-
L'état cosmopolite n'a de sens qu'à titre d'idéal régu- tention cosmopolitique. L'espérance a en effet tou-
lateur, servant de phare aux aspirations de la raison jours besoin de s'agripper à des signes, des indices
politique. Mais l'être humain est un être d'espoir et ou des promesses. Le signe presque prophétique
l'ontologie du présent qu'inaugure la philosophie kan- d'une tendance morale de l'espèce humaine, Kant
tienne de l'histoire ne peut s'empêcher de scruter à tra- l'apercevra moins dans les événements de la Révolu-
vers ce présent les indices autorisant une ontologie du tion eux-mêmes, trop contemporains encore pour
pas encore: «Bien que ce corps politique n'existe en- pouvoir faire l'objet d'une appréciation historique
core pour l'instant qu'à l'état d'ébauche très grossière, adéquate, que dans la prise de position, sur le plan
un sentiment se fait déjà pour ainsi dire jour chez tous des principes, qu'elle a éveillée chez tous ses observa-
ses membres qui chacun tiennent à la conservation du teurs éclairés: «La révolution d'un peuple spirituelle-
tout: et cela donne l'espérance qu'après maintes révo- ment riche, que nous avons vue se produire de nos
lutions survenues dans cette transformation parvien- jours, peut bien réussir ou échouer; elle peut bien
dra finalement un jour à s'établir ce que la nature a être remplie de misères et d'atrocités au point qu'un
pour dessein suprême d'établir, à savoir une situation homme réfléchi, s'il pouvait, en l'entreprenant pour
cosmopolitique universelle comme foyer au sein du- la seconde fois, espérer l'accomplir avec succès, ne
quel se développeraient toutes les dispositions origina- se déciderait cependant jamais à tenter l'expérience
les de l'espèce humaine». 101 à un tel prix; cette révolution, dis-je, trouve cepen-
Ce qui n'était encore qu'un lointain espoir dans dant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n'ont
l'œuvre de 1784 a subitement trouvé une première pas eux-mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise
de position, au niveau de ses souhaits, qui confine à
100 Cf. E. Gerwin, «Kant and the Idea of the Society of l'enthousiasme, et dont l'extériorisation même com-
Nations », in Actes du congrès d'Ottawa sur Kant dans les tradi- portait un danger, prise de position donc qui ne peut
tions anglo-américaine et continentale tenu du 10 au 14 octobre avoir d'autre cause qu'une disposition morale dans
1974, Éditions de l'Université d'Ottawa, 1976, pp. 525-54l. l'espèce humaine.» 102
101 Idée d'une histoire ... , Ak., VIII, 28; Œuvres, II, p. 202;
trad. Piobetta, p. 42. \02 Le Conflit des facultés, Ak., VII, 85; Œuvres, III, p.
895; trad. Piobetta, p. 171.
152 Emmanuel Kant

Si le cours tortueux des affaires humaines laisse


entrevoir un progrès vers le mieux, c'est parce que
ses révolutions, conduites, idéalement, au nom d'une
plus ample justice, ne peuvent manquer de produire
des monuments ou des événements qui font(fate, des
milestones, comme disent magnifiquement les anglo-
saxons, qui soient comme des rappels de l'humanité III
à sa propre promesse de moralité et derrière lesquels
il soit impossible de reculer. Certes, il y a bien et
sempiternellement des rechutes de la collectivité hu- APRÈS KANT
maine dans la barbarie, mais ce sont justement ces
monuments ou signes commémoratifs de la raison qui
permettent de les identifier comme des reculs de l'hu-
manité. Il est des acquis de l'histoire qui font en sorte Banalement: ce qui n'est plus pensable après
qu'après eux plus rien ne peut être comme avant. Kant, c'est la philosophie prékantienne.
Voilà ce que l'enthousiasme prodigué par la Révolu- 1) La métaphysique rationaliste a perdu toute
tion aura été pour Kant et pour l'histoire de notre hu- crédibilité parce qu'elle n'a jamais su jeter un pont
manité. entre ses concepts et l'être. La critique de la preuve
Pour notre destin intellectuel au sens large, c'est- ontologique de l'existence de Dieu frappe en effet
à-dire métaphysique, c'est la découverte kantienne tout l'effort du rationalisme: tant qu'un fossé inter-
de l'histoire, de l'homme et de sa rationalité possible prétatif se creusera entre les fictions de la pensée et
qui aura fait date dans l'odyssée de la raison. la réalité objective, la raison humaine devra faire son
deuil d'une connaissance certaine du suprasensible.
Les idéaux de la métaphysique classique (l'âme, le
monde, Dieu entendu comme totalité du savoir) de-
vront se transmuer en simples idées régulatrices, ou
en postulats, servant à orienter la connaissance et
l'agir.
2) Mais Kant a aussi réfuté l'empirisme ou sa
prétention à revendiquer le statut de philosophie pre-
mière. L'expérience ne satisfait pas, en effet, au ré-
quisit d'universalité dont on aperçoit la réalité dans
les sciences pures comme dans l'impératif moral. Il
ne reste donc qu'une issue à la philosophie, c'est de
154 Emmanuel Kant Après Kant 155

se concevoir comme théorie des principes qui sont à de sa propre analytique de l'entendement pur qui se
la base des sciences et de l'interaction humaine, po- contente d'épeler les conditions de possibilité de
tentiellement morale. l'expérience et de sa pénétration scientifique 4. C'est
Kant a donc détruit, c'est-à-dire réouvert, 1 la une telle épistémologie, les principes de la science
notion courante de métaphysique, qui comprenait étant aussi ceux de l'ordre phénoménal, que voudra
d'abord une ontologie (metaphysica generalis, enten- être la «métaphysique de la nature», la nouvelle «on-
due comme science de l'être en tant qu'être) et en- tologie» catégoriale.
suite une métaphysique spéciale du suprasensible Kant s'est attaqué aux trois voies de la métaphy-
(metaphysica specialis), répartie dans les trois bran- sique spéciale dans sa critique de la raison dialecti-
ches de la psychologie, de la cosmologie et de la que. Rapatriant les trois possibilités de cette méta-
théologie rationnelles. 2 La distinction élémentaire physique au sein même de la raison pure, il a montré
des phénomènes et des choses en soi suffit à anéantir comment la métaphysique multiplie les paralogismes
le projet d'une ontologie qui soit science de l'être en et les sophismes à chaque fois qu'elle entreprend de
soi. C'est que l'idée d'une connaissance de l'en soi prouver ses fictions. Le syllogisme théorique, la seule
renferme déjà une contradiction dans les termes, s'il forme de raison que la métaphysique connaisse, se
est vrai que je ne puis savoir ce qu'est l'objet hors montre partout inapte à produire des connaissances
du regard que je jette sur lui 3. Le phénoménalisme, réelles du suprasensible. Seul le terrain de la philoso-
un acquis de l'après-Kant, équivaut à une ruine de phie pratique défriché par la nouvelle méthodologie
l'ontologie, porte d'entrée de la métaphysique classi- de la raison pratique permettra de conserver un ave-
que. Le discrédit jeté sur toute réflexion ontologique nir aux trois objets privilégiés de cette métaphysique:
se maintiendra au moins jusqu'à Heidegger. la liberté, l'immortalité de l'âme et Dieu. La liberté
Ce qui succède à l'ontologie, ce sera une théorie nous découvre l'espace d'une moralité au moins pos-
des principes de l'ordre rationnel et mathématique sible. Son impératif autorise l'espoir d'un souverain
que notre entendement imprime aux phénomènes. bien selon lequel une félicité proportionnée à la mo-
Kant proposera lui-même de substituer au projet or- ralité pourrait nous être dévolue à la faveur d'une
gueilleux d'une ontologie le programme plus modeste existence future, mais dont nous ne savons rien. Seule
cette cohérence interne de la moralité permet de sau-
1 Car on ne détruit toujours que ce dont l'objet nous intéres- ver les visées capitales de la métaphysique spéciale,
se. l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, néces-
2 Cf. à ce sujet E. VolIrath, «Die Zergliederung der Meta-
saires à l'espoir qu'engendre la sublimité insigne de
physik in eine metaphysica generalis und eine metaphysica specia-
lis», in Zeitschrift für philosophische Forschung, XVII, 1962, pp.
la loi morale, faisant de nous des législateurs autono-
258-284. mes dans un monde intelligible.
3 Cf. L. Ferry, Homo Aestheticus. L'invention du goût à
l'âge démocratique, Paris, Grasset, 1990, p. 123. 4 CR.P., A 247/ B 303; Œuvres, l, p. 977; T.P., p. 223.
156 Emmanuel Kant Après Kant 157

Il est permis de conclure que le projet kantien était à recommencer après Kant. Sa Critique de la
d'une métaphysique de la nature et des mœurs rem- raison pure, selon le mot de Mendelssohn, avait tout
place, terme pour terme, le doublet classique d'une détruit, tout broyé. Là-dessus il y avait un consensus
métaphysique générale (qui soit ontologie) et spécia- très large. On s'entendait moins sur la méthodologie
le. La philosophie, comme savoir à prétention a prio- nouvelle que Kant voulait proposer au futur système
ri, ne sera plus une science de l'être en soi et du de la philosophie. Selon cette fois Schopenhauer,
surnaturel, mais une recherche des principes de la «tout le monde avait remarqué que quelque chose
science et de l'agir. L'homme, devenu pour la pre- de grandiose s'était produit, mais personne ne savait
mière fois l'objet privilégié de la philosophie, renonce exactement quoi» 5. Kant préconisait-il un nihilisme
à une connaissance qui dépasse ses possibilités pour pur et simple (comme le crut Jacobi), un empirisme
organiser son propre monde en fonction de normes d'obédience humienne ou, comme on pouvait parfois
autonomes, donc dignes d'universalité. La cohérence le croire, un réaménagement de la métaphysique leib-
de l'après-Kant est de n'avoir fait rien d'autre, après nizienne? Comment concilier en effet la débâcle de
avoir pris acte de la destitution kantienne de la méta- la métaphysique dans la première Critique et son sau-
physique traditionnelle, que d'arpenter ce champ vetage dans la seconde?
d'une métaphysique humaine de la nature et des Le premier disciple important de Kant, Karl
mœurs. En clair, la réflexion postkantienne a été soit Leonard Reinhold (1758-1823), aborda la question
une éthique, le plus souvent greffée sur une philoso- dans ses Lettres sur la philosophie kantienne de 1786,
phie de l'histoire, soit une théorie de la nature ou écrites dans un style très populaire qui favorisa la
des sciences (épistémologie, positivisme et, plus ré- diffusion du kantisme, mais dans la perspective bien
cemment, analyse du langage comme a priori de toute particulière de Reinhold. Ni la Critique de la raison
expérience). Quant à la réflexion, romantique essen- pratique, ni la Critique de la faculté de juger, où Kant
tiellement, qui a voulu contourner les exigences allait lui-même évoquer l'idéal d'un «système de la
d'universalité d'une métaphysique de la nature et des philosophie », n'avaient encore paru! Reinhold expli-
mœurs, elle n'a pu faire autrement que de déboucher qua à ses contemporains que si Kant avait détruit la
sur une forme d'esthétique (Nietzsche et le postmo- métaphysique, c'était pour mieux la fonder, mais sur
dernisme ambiant en sont des exemples), possibilité les assises de la raison pratique 6. La véritable ambi-
de la philosophie qu'avait entr'ouverte la troisième
Critique. 5 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représenta-

C'est ainsi l'espace même de la méditation philo- tion (1819), Appendice: critique de la philosophie kantienne.
6 Kant manifesta publiquement, une fois n'est pas coutume,
sophique qui a été remis sur le chantier avec Kant son accord et sa reconnaissance à l'égard de l'interprétation de
et pour tout l'après-Kant. Il n'est que normal que la Reinhold dans sa mise au point de 1788 Sur l'usage des principes
préoccupation des premiers lecteurs de Kant ait juste- téléologiques en philosophie (Ak., VIII, 183; Œuvres, II, p. 591;
ment été celle du système de la philosophie. Tout cf. aussi la lettre à Reinhold du 28 décembre 1787, Ak., X, 513,
158 Emmanuel Kant Après Kant 159

tion du kantisme aurait donc été de préparer l'équiva- système de la philosophie s'il faut entendre par systè-
lent d'une métaphysique théologico-morale. Kant me, selon la définition avancée par Kant, «l'unité
était ainsi tout sauf un nihiliste. C'est, bien au des diverses connaissances sous une idée» 8. L'idée
contraire, lui-même qui voulait combattre le nihilisme ou le principe d'un Moi actif surplombe de fait la
de son époque en trouvant enfin des assises fermes philosophie morale et la philosophie théorique: de
à la métaphysique. La première réception du kantis- même que le sujet pratique se rend progressivement
me a de cette façon été dominée par la prépondérance maître de l'univers par son agir, de même le sujet
marquée de la métaphysique des mœurs, qui venait connaissant s'approprie le monde étranger de la na-
un peu racheter l'humiliation de la raison dans la ture (du «Non-Moi», quelle formule!) en la soumet-
Critique de la raison pure. tant à ses propres catégories.
Inspiré par la Révolution française, J.G. Fichte À la limite, et les idéalistes aimeront les franchir,
(1762-1814), le père de l'idéalisme allemand 7, a tout c'est la dichotomie du théorique et du pratique qui
de suite radicalisé le primat kantien de la raison prati- finira par s'estomper, pour ne plus vraiment réappa-

~
que, insistant d'abord moins sur son aboutissement raître dans tout l'idéalisme. En effet, connaître le
théologique (ce qui lui valut, au reste, une accusation réel ou agir sur lui, c'est un peu du pareil au même:
d'athéisme, mais dont les motifs n'étaient que politi- dans les deux activités, il s'agit d'imposer à une masse
ques) que sur l'idée jacobine d'une rationalisation du informe (le Non-Moi) les exigences universelles du
monde par l'agir pratique. Fichte pose ainsi au fonde- Moi. On peut donc asseoir sur ce principe d'un Moi
ment de la philosophie l'idée d'un Moi actif qui cher- agissant, d'abord issu de la prééminence du sujet pra-
che à s'actualiser dans le monde ou le «Non-Moi». tique chez Kant, tout le système de la philosophie,
Ce principe d'une activité originaire exercée par le la métaphysique nouvelle que voulait instituer la Cri-
Moi lui permet, et ceci deviendra crucial pour tique de la raison pure.
l'idéalisme à venir, de découvrir l'unité cachée de la La philosophie, ou «Doctrine de la science»
métaphysique de la nature et des mœurs, clef du dans la terminologie ambitieuse de Fichte, prendra
la forme systématique d'une théorie du Moi comme
sujet actif qui se réalise aussi bien dans l'ordre de la
Oeuvres, II, p. 549). Les Lettres de Reinhold ne sont malheureu- pratique qu'en celui de la science. Ce Moi étant conçu
sement pas traduites. On peut cependant se reporter à ses textes
un peu plus tardifs sur la Philosophie élémentaire, présentation
comme sujet rigoureusement premier et autonome,
et traduction par F.-X. Chenet, Paris, Vrin, 1989, où l'on voit
bien que ce n'est rien de moins que le «fondement du savoir 8 CR. P., A 832/ B 860; Œuvres, l, p. 1384; T.P., p. 558.

philosophique» qui est devenu le problème capital des premiers Cf. de Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, trad. par
postkantiens. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1972; Essais philosophiques choisis
7 Cf. notre étude «De Kant à Fichte », in Proceedings of the (1794-1795), trad. par L. Ferry et A. Renaut, Paris, Vrin, 1984.
Sixth International Kant Congress, vol. 11/2, Washington, Univer- Son écrit le plus accessible reste peut-être La destination de
sity Press of America, 1989, pp. 471-492. l'homme, trad. par J. Molitpr, Paris, lO-18, 1965.
160 Emmanuel Kant Après Kant 161

toute légitimation provenant de lui, il deviendra ce qui n'est pas encore pénétré de la rationalité du
l'équivalent d'un sujet absolu. C'est ainsi que le sujet Moi.
fini de Kant a peu à peu cédé sa place à l'idée enivran- C'est justement cette idée, éminemment kantien-
te d'un sujet parfaitement souverain qui ne reconnaît ne, d'une «limite» du Moi qui agacera les successeurs
dans la naturè et la sphère pratique que des produc- de Fichte sur la voie de l'idéalisme. N'est-il pas en
tions du Moi visant à surmonter ses limites ou l'altéri- vérité incohérent, pour un système de philosophie,~
té oppressante du Non-Moi. Les contemporains de de poser une limite à un sujet absolu, donc illimité?
Fichte ont aussitôt acclamé sa pensée comme la pre- Si le sujet absolu se trouve limité, il n'est pas du tout
mière ébauche du «système de la philosophie» qu'au- absolu. F.W.J. Schelling (1775-1854) s'opposera pour
rait voulu être la philosophie transcendantale de cette raison à l'incongruité d'un absolu conçu à la
Kant. L'idée kantienne d'une philosophie cosmique manière d'une tâche infinie, jamais achevée. L'absolu
qui ne serait jamais réalisée in concreto n'a pas satis- est déjà réalisé ou il n'est pas, il n'y a pas de troisième
fait l'appétit spéculatif de ses premiers héritiers. On possibilité. Confier la réalisation de l'absolu au pas
ne voulait pas se contenter d'apprendre à philoso- encore d'un agir pratique, c'est introduire un élément
pher, on voulait achever la philosophie, mais en se de dépendance dans le principe inconditionné. Si
l'absolu doit dépendre de la finitude, on n'a plus
fondant sur l'esprit du kantisme, quitte à en modifier
affaire à un absolu. Il faut donc refondre la concep-
la lettre. Fichte estime que cet esprit réside dans la
tion finie de l'activité absolue dans la Doctrine de la
législation originaire du Moi, déterminante pour la science de Fichte. On renoncera aussi à une vision
science aussi bien que pour la pratique. Le «fonde- par trop «subjectiviste» de l'absolu, héritée du kan-
ment» de la philosophie est enfin trouvé. Il ne reste tisme: l'absolu réalisé ne se manifeste pas unique-
plus qu'à en constituer le système sous la forme d'une ment dans la pensée et l'agir du sujet humain (même
théorie totalisante du Moi ou du sujet absolu, source si le Moi de Fichte présentait à l'occasion un visage
de toute expérience. transhumain), il est déjà présent, en tant qu'absolu
Ignorant volontiers les interdits critiques de réalisé et bien objectif, dans la nature ou ce qui est
Kant, les idéalistes ont tous cherché à parachever censé être 1'« autre» du Moi. Il devient dès lors indif-
l'idée d'un système cohérent de la philosophie comme férent de penser l'absolu comme sujet (dans l'esprit
théorie du sujet absolu. Fichte, il est vrai, faisait de la philosophie transcendantale) ou comme nature
encore droit à la finitude du sujet humain en conce- (selon la philosophie de la nature que Schelling, suivi
vant la moralité comme une tâche infinie pour le Moi en cela par Hegel, réhabilitera. 9 Bien plus, l'absolu
pratique, à jamais irréalisable. Aussi la soumission
du Non-Moi aux exigences d'universalité du Moi 9 Cf. F.W.J. Schelling, Système de l'idéalisme transcendantal

n'est-elle restée pour lui qu'un idéal régulateur pour (1800), trad. par C. Dubois, Louvain, éditions Peeters, 1978. Cf.
aussi, pour l'amorce de la critique de Fichte au nom d'un absolu
l'être fini que nous sommes. On peut faire reculer, déjà accompli, Premiers écrits (1794-1795), trad. par J.-F. Cour-
mais jamais supprimer la frontière du Non-Moi, de tine, Paris, P.U.F., 1987.
162 Emmanuel Kant Après Kant 163

devra être compris, étant acquis qu'il ne tolère aucu- au principe de raison, qui expliqu.e tout phénomène
ne altérité, partant aucune différence, comme identi- à partir de ce qui le précède, la philosophie révèle
té ou indifférence absolue. Glisser une différence son incapacité à penser un commencement absolu,
dans l'absolu équivaudrait à poser une altérité qui en lequel ne se manifeste, positivement, que dans la
compromettrait l'absoluité. mythologie et la révélation 10. En un sens, Schelling
Les différences (le bien et le mal, le sujet et accentue le tournant fichtéen vers un sujet qui soit
l'objet, le moi et la nature, la pensée et l'être) ne rigoureusement autonome, c'est-à-dire absolu, mais
sont que des perspectives limitées de la pensée finie son autonomie est telle qu'elle finit par échapper au
et qu'il faut transcender, ou dissoudre, dès lors qu'on système de la philosophie, condamné à une périphéri-
s'élève au niveau de la philosophie comme pensée que vanité, qui doit être relayée par la mythologie
de l'absolu. Cette conception totalisante de l'absolu et la révélation.
comme absence de différence ne manque pas de ri- L'effort systématique de G.W.F. Hegel (1770-
gueur. En effet, tout dans l'absolu doit participer de 1831) naîtra d'une protestation contre cette apparente
cet absolu. Si l'absolu supportait à côté de soi un abdication du concept philosophique. Si Fichte com-
autre que lui, il cesserait justement d'être absolu, se promettait la rigueur du système de la philosophie
trouvant limité par cette couche d'altérité. en suspendant la raison à l'agir de la finitude, Schel-
À la fin, il est clair que l'absolu schellingien, qui ling en faisait autant en propulsant l'absolu dans un
rappelle celui de Spinoza, ne se laisse penser qu'en au-delà de la pensée, d'autant qu'il le pliait à la
termes divins, comme ce qui dépasse tout ce que contingence d'une révélation historique. Un absolu
notre entendement peut concevoir, s'il est vrai que qui renoncerait à la pensée n'en serait pas un selon
conceptualiser veut dire limiter. En regard de la sou- Hegel. Il serait en effet privé de la réflexion qui
veraineté de l'absolu, les distinctions humaines ou caractérise toute conscience de soi, laquelle doit être
finies ne sont que périphériques, excentriques. constitutive de l'absolu conçu comme principe auto-
L'entendement manque nécessairement l'absolu s'il nome. Loin d'écarter les différences et les distinctions
veut lui accoler ses vaines définitions. Dieu, comme finies, le système philosophique devra les intégrer à
commencement absolu, se trouve au-delà de tout titre de moments essentiels dans la réalisation de
concept. Dans la dernière philosophie de Schelling, l'absolu, correspondant à son accès à la conscience
l'absolu résistera donc à toute saisie philosophique. de soi. C'est que l'absolu doit faire l'expérience pleine
On en devine la sublimité dans le mystère inexplica-
ble, parce que gratuit, de l'être: pourquoi y a-t-il de JO Cf. F.W.J. Schelling, èontribution à l'histoire de la philo-
sophie moderne (Leçons de Munich), trad. par J.-F. Marquet,
l'être et non pas rien? C'est une question à laquelle
Paris, P.U.F., 1983 et Philosophie de la révélation, Livre 1, trad.
la philosophie ne saurait jamais répondre. Privé d'un par J.-F. Marquet, Paris, P.U.F., 1989. Sur le trajet qui mène
accès positif à cette gratuité de l'être, tout l'effort de de Kant au dernier Schelling cf. notre étude «The A Priori from
la philosophie n'est finalement que négatif. Assujettie Kant to Schelling», in Idealistic Studies, 19, 1989, pp. 202-221.
164 Emmanuel Kant Après Kant 165

et entière de l'altérité, de la scission et de la négation «réalité» étant déjà des notions qui relèvent à ce
pour s'imposer en tant qu'absolu, montrant qu'il peut titre d'un ordre conceptuel, s'engendrant lui-même
traverser et supporter toutes les différences. (comme la Science de la logique s'efforcera de le
Le principe de ce système sera ce que Hegel montrer en faisant dériver les unes des autres toutes
appelle en premier lieu 1'« Idée». Quelle idée précisé- les catégories fondamentales de la pensée). Soutenir
ment? On ne le sait pas au préalable, l'Idée étant que le principe du réel est Idée, c'est signifier que
d'abord représentée comme un simple principe abs- tout peut être ramené à l'ordre de la pensée. Tout
trait, qui n'a pas encore fait ses preuves. Tout le pari ce que l'Idée pose comme son autre, comme extérieur
du système de Hegel consistera à montrer que le réel, au concept, reste nécessairement une idée, une pro-
ou l'être, est secrètement porté et constitué par un duction conceptuelle. L'Idée se fait donc valoir
principe idéel, celui que la tradition a toujours voulu comme le À6yoç ultime, le dénominateur commun
apostropher sous le nom de Raison. Le système ambi- du réel, son essence, son fondement ou son a priori.
tionne donc d'établir, pour reprendre une formule Encore faut-il le montrer, dira-t-on. Nul ne le sait
dont Hegel mesurait toutes les conséquences, que le mieux que Hegel. Le système n'aura d'autre tâche
rationnel est réel et que le réel est rationnel. Com- que de reproduire et de penser en son extension la
ment? En démontrant que toute effectivité résulte plus pleine le déploiement de l'Idée dans toutes les
d'une production de l'Idée. Mais ce n'est qu'au terme sphères du réel. Il est clair que l'Idée ne peut s'avérer
du système, divisé en trois moments (Science de la
comme sujet absolu de la réalité que si elle en imprè-
logique, philosophie de la nature, philosophie de
gne toute la substance.
l'Esprit) que sera vérifiée la réalité de l'Idée comme
2) C'est pourquoi Hegel pose ensuite que
principe logique et totalisant. On note que la fin du
l'Esprit, principe totalisant du réel, est l'idée réalisée,
système sera marquée par le concept d'Esprit. Que
effective, avérée. C'est dire que l'Idée n'est pas une
faut-il entendre par là ? Hegel définit l'Esprit comme
«l'Idée réalisée qui se sait elle-même» 11. Cette ca- simple chimère, flottant nébuleusement au-dessus de
ractérisation de l'Idée renferme trois moments essen- l'effectivité, mais un principe actif, imprégnant tous
tiels: un point de départ idéel, doublé d'une réalisa- les étages de ce qui passe pour l'autre de l'Idée, à
tion concrète et d'une conscience de soi. savoir la nature. Le second moment du système hégé-
1) Hegel pose d'abord que le principe du réel lien, qui suit la logique de l'Idée, sera une philosophie
incarne quelque chose d'idéel. Il est en effet vain de de la nature dont la finalité est de révéler en toute
chercher dans autre chose que l'idéel, qu'il s'agisse production de la nature un efficace de l'Idée, s'exté-
disons de la nature ou de la matière, le principe de riorisant dans son autre pour se prouver comme prin-
toute réalité, la «nature », la '« matière» et même la cipe ultime. Un principe qui ne pénétrerait pas
ce dont il est le principe n'en serait pas un. Ce n'est
Il Encyclopédie des sciences philosophiques, § 379-381. par conséquent qu'en se réalisant dans le monde, la
166 Emmanuel Kant Après Kant 167
nature ou le Non-Moi, que l'idée réalisée pourra son. Les aspirations universelles de la subjectivité
s'avérer comme principe. n'étaient pas encore réalisées, elle ne désignaient que
3) Le troisième moment de l'Esprit, ce sera ainsi des tâches ou des idées régulatrices de la raison, à
l'Idée réalisée qui se sait elle-même, qui a acquis ·la tout prendre, des fictions. La rationalité relevait
conscience de soi. L'Idée ne se sait cependant elle- moins de l'être que du devoir-être. C'est très précisé-
même en tant que principe que si elle investit la ment cette dimension du devoir-être que Hegel a tenu
totalité du réel. Ce n'est donc qu'à la faveur de cette à écarter du système de la philosophie, motivation
réalisation que l'Idée se découvrira comme sujet qui explique toute la distance qui le sépare de Kant.
libre, autonome et totalisant, parce qu'englobant Cette critique du devoir-être s'applique en effet au-
toute altérité, conquérant ainsi la conscience de soi tant à la philosophie pratique qu'à la philosophie
comme Esprit, c'est-à-dire comme «l'Idée réalisée se théorique, pour peu que les deux sphères se laissent
sachant elle-même». La fonction de la philosophie encore dissocier chez Hegel.
sera de développer sur le terrain du concept, dont le 1) Si la métaphysique de la nature de Kant a
système a montré qu'il ne souffre aucun extérieur à lumineusement démontré que la subjectivité transpo-
soi, cette autoréalisation de l'Idée, en exposant le sait ses propres catégories au monde naturel (suppri-
récit de son accession à la conscience de soi comme mant de facto son semblant d'altérité), elle commet-
sujet absolu. tait selon Hegel l'inconséquence de renoncer à l'Idée
On pourrait se demander ce que cette conception d'un système totalisant d~ la nature, se contentant
vertigineuse, mais extraordinairement cohérente, de d'y reconnaître un idéal timidement régulateur de la
l'absolu et de son accomplissement philosophique science. Pourquoi réduire la rationalité à un simple
peut encore avoir de commun avec l'héritage kantien. vœu pieux, dépourvu d'effectivité, après avoir si clai-
L'idéalisme absolu de l'après-Kant n'est-il pas au rement établi que l'ensemble de l'expérience n'était
fond un anti-Kant? Pour comprendre en quoi ce visa- qu'une production de l'Esprit? Introduire le devoir-
ge de l'après-Kant puise son inspiration de la philoso- être dans le système de la raison théorique, c'est en
phie transcendantale, il faut reconnaître dans l'absolu amputer l'effectivité. Or renoncer à la rationalité du
hégélien une extrapolation du sujet autonome de réel, n'est-ce pas renoncer, clamera Hegel, à la philo-
Kant, celui qui imposait a priori ses concepts aux sophie?
champs de la nature et de la liberté. La soumission 2) Même argument pour le devoir-être pratique.
secrète de la nature aux exigences d'universalité de La raison propose un ordre rationnel à la praxis, mais
la raison, en termes fichtéens, la sujétion du Non- pour proclamer aussitôt son absence d'effectivité.
Moi aux préceptes du Moi, est l'étincelle qui a souter- L'impératif catégorique assigne une tâche inacheva-
rainement donné naissance à une philosophie de ble à la subjectivité humaine qui restera toujours sou-
l'absolu incorporant toute forme d'altérité. mise à des penchants dits irrationnels, parce que sen-
Mais Kant parlait encore d'exigences de la rai- sibles. Chez Kant et Fichte, la moralité reste par
168 Emmanuel Kant Après Kant 169

définition irréalisable, voire impossible à vérifier. liberté n'est rien: «l'État est la réalité en acte de la
N'est-ce pas encore une fois rabaisser la rationalité liberté concrète; or, la liberté concrète consiste en
au rang de simple velléité, indifférente à sa réalisa- ceci que l'individualité personnelle et ses intérêts par-
tion, partant, saborder l'effectivité de la raison, prin- ticuliers reçoivent leur plein développement et la re-
cipe (ou postulat?) de l'activité philosophique? connaissance de leurs droits pour soi (dans les systè-
Si Hegel a critiqué, mais pour l'accomplir, la mes de la famille et de la société civile), en même
métaphysique de la nature de Kant en tentant de temps que d'eux-mêmes ils s'intègrent à l'intérêt gé-
découvrir la rationalité intégrale de la nature, secrète- néral, ou bien le reconnaissent consciemment et vo-
ment pénétrée par le concept, il s'efforcera de mon- lontairement comme la substance de leur propre es-
trer que la métaphysique des mœurs se trouve aussi prit, et agissent pour lui, comme leur but final.» 13
déjà accomplie dans les affaires humaines. Si le réel L'État représente ainsi le principe, mais aussi l'incar-
est rationnel, la moralité aussi doit être déjà réalisée. nation par excellence d'une métaphysique des mœurs,
Cette moralité effective sera celle de la Sittlichkeit, la réalisation concrète de la liberté ou de la raison
de la réalité éthique toujours-déjà à l'œuvre dans les pratique kantienne. Il offre le témoignage ultime de
mœurs (Sitten) et les institutions, juridiques tout spé- la rationalité du réel dont la plus pure expression,
cialement, d'une communauté donnée. Une philoso- transposée de l'éthicité réalisée à la pensée, s'articule-
phie du droit viendra donc relayer la métaphysique ra dans le système de la philosophie.
abstraite de la moralité. Elle trouvera le garant ultime Cette idée d'une réalisation effective de la liberté
de l'éthicité objective dans le concept d'État: «l'État dans l'État, tel que le pense le système, est celle qui
est la réalité en acte de l'Idée morale objective - a immédiatement suscité les plus vives oppositions
l'esprit moral comme volonté substantielle révélée, auprès des héritiers de Hegel, divisés après la mort
claire à soi-même, qui se connaît et se pense et ac- du maître en 1831 en hégéliens de droite, favorisant
complit ce qu'elle sait et parce qu'elle sait». 12 Seule la tangente théologico-Iogique du système, et de gau-
l'institution qu'est l'État de droit est à même de don- che, désenchantés par la proclamation spéculative de
ner une réalité objective et concrète à la liberté du la rationalité du réel et de son ordre étatique. L'hégé-
sujet kantien, rendant en effet juridiquement possible lien de gauche le plus connu aujourd'hui, celui dont
la cohabitation de l'ensemble des libertés (ce que l'efficace historique aura été le plus vaste, aura été
Kant, à notre connaissance, n'ignorait pas). Sans Karl Marx (1818-1883). Ses intuitions philosophiques
cadre étatique, né d'une substance éthique déjà ac- sont nées justement d'une critique de l'État hégélien.
tualisée au niveau de la famille et de la civilité, la
13 Ibid., § 260 (trad., p. 277). Pour une traduction et une
G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821),
12 lecture nouvelles de ces textes cf. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière,
§ 257 (trad. par A. Kaan, Paris, Gallimard, 1940; coll. Idées, Le syllogisme du pouvoir. Y a t-il une démocratie hégélienne?,
1972, p. 270). Paris, Aubier, 1989.
170 Emmanuel Kant Après Kant 171

Il a tôt fait d'y dénoncer une simple construction ratifs de la praxis n'est pas restée un phénomène isolé
idéaliste qui méconnaissait l'irrationalité persistante dans l'univers des idées de l'époque. En vérité, la
du réel, notamment la division de l'espace social en critique du système hégélien au nom de la primauté
classes antagonistes, et irréconciliables. Le réel est de la raison pratique et de la finitude, nerf de l'effort
loin d'être rationnel, mais, et en cela Marx reste un kantien, traverse comme un fil rouge les réactions
peu hégélien, il doit en toute nécessité le devenir, les plus viscérales à l'hégélianisme qu'aient connues
par l'abolition des classes sociales, entendons la vic- le XIX e siècle. Contre le parti pris du système en fa-
toire inévitable du prolétariat dans la lutte des classes, veur de la totalité, de l'universel et du logique, Sfh-
moteur de l'histoire. ren Kierkegaard (1813-1855), l'ancêtre de l'existen-
Ne sommes-nous pas encore à mille lieues de tialisme, invoquera l'irréductibilité de la conscience·
Kant? Moins qu'on ne pourrait le penser, car c'est éthique individuelle, confrontée à une décision per-
bien la dimension du devoir-être de la métaphysique sonnelle face au néant de sa propre existence dans
des mœurs que Marx oppose efficacement à l'hégélia- le temps. Réhabilitant la césure kantienne des phéno-
nisme. 14 Le monde n'est pas encore moral, mais il mènes et des choses en soi, marque de notre finitude,
est appelé à le devenir grâce à l'agir pratique des Arthur Schopenhauer (1788-1860) rappellera ce que
sujets qui n'ont qu'à prendre conscience de leur auto- les productions de la raison théorique, ou représenta-
nomie virtuelle. Marx réactualise de cette manière le tive, peuvent avoir d'imaginaire et de périphérique
primat kantien de la raison pratique, résultant d'une en regard d'une réalité opaque, secrètement régie par
renonciation aux stériles constructions philosophi- le jeu irrationnel des volontés. Friedrich Nietzsche
ques de la raison théorique, renouvelée dans la fa- (1844-1900) prolongera son travail de sape en démas-
meuse thèse de Marx sur Feuerbach: «Les philoso- quant toutes les prétentions de vérité comme autant
phes n'ont fait qu'interpréter le monde, ce qui de perspectives aléatoires et de déformations répon-
importe, c'est de le transformer». La faillite de la dant aux exigences inavouables d'une darwinienne
métaphysique simplement théorique, dont le système volonté de survie par la puissance. Bien sûr, la dé-
idéaliste, même dans sa réflexion sur le droit objectif, construction nietzschéenne affectera aussi, et par-des-
apparaissait comme le dernier avatar, a hâté une ré- sus tout, les illusions de la conscience morale, dont
habilitation de la raison pratique kantienne. Kant, Fichte, Kierkegaard et en un sens Marx procla-
Cette revalorisation programma tique des impé- maient encore la primauté. Mais Nietzsche s'en prend
surtout à l'hétéronomie des morales traditionnelles,
14 Le livre de Tom Rockmore, Fichte, Marx, and the German
à l'aliénante soumission de la volonté à des illusions
Philosophical Tradition, Carbondale, Southern Illinois University et des arrière-mondes métaphysiques. Or cette des-
Press, 1980, a bien montré à cet égard la dette de Marx, et par truction généalogique de la morale s'effectue elle-
là de toutes les philosophies de la praxis, envers Fichte, donc même au nom de ce qu'il faut encore appeler une
envers Kant.
morale de l'autonomie, de l'authenticité, de la lucidi-
172 Emmanuel Kant Après Kant 173

té et de la véracité 15, autant de moments qui restent tard, de Sartre et Merleau-Ponty) pour voir réappa-
encore éminemment kantiens. Si Marx, Kierkegaard, raître les intuitions de Kierkegaard. La reconnaissan-
Schopenhauer, Nietzsche, pour ne nommer que les ce philosophique de Marx, sous une autre forme
plus connus aujourd'hui, dénoncent dans le logicisme d'existentialisme, date aussi de la même époque,
du système hégélien une rechute dans les illusions ayant été le fait d'auteurs comme Karl Korsch (Marx-
théoriques de la métaphysique pré kantienne , c'est isme et philosophie, 1923) et Georg Lukâcs (Histoire
donc afin de réactiver, d'une façon à chaque fois et conscience de classe, 1923) qui ont donné naissance,
distincte et indépendante, la préséance reconnue par dans les années trente, à la théorie critique de l'École
Kant à la métaphysique des mœurs et à l'autonomie de Francfort et de ce que l'on a parfois baptisé le
d'une raison pratique parce que finie. marxisme occidental (Gramsci, Horkheimer, Ador-
Souterrainement, 1'« après-Hegel» aura ainsi été no, Marcuse, Habermas). 16 Nietzsche est resté en
l'occasion d'un retour plus ou moins avoué aux pré- tout et pour tout un auteur marginal, influençant tous
occupations de la philosophie pratique de Kant. Sou- les courants, mais il a récemment fait école, par
terrainement seulement parce que ce retour au Kant l'intermédiaire de Heidegger, dans le mouvement du
de la métaphysique des mœurs n'est évident que pour déconstructivisme français (de Michel Foucault,
nous, du point de vue du XXC siècle. C'est que les Gilles Deleuze, Jacques Derrida). Sa déconstruction
réactions de Kierkegaard, Marx et Nietzsche n'ont (d'où son nom) de toutes les formes de métaphysique
pas eu d'impact directement saisissable sur la pensée vient bien sûr de Nietzsche, mais aussi très évidem-
philosophique officielle (alors inventée) du XIXe siè- ment de Kant. 17
cle. La plupart de ces anti-hégéliens avaient eux-
mêmes renoncé à la philosophie. Marx avait opté
16 Cf. notre étude «La réification de Lukâcs à Habermas.
pour l'économie politique, et le travail subversif d'au- L'impact de Geschichte und Klassenbewuf3tsein sur la théorie criti-
teurs aussi marginaux que Kierkegaard ou Nietzsche que », in Archives de philosophie, 51, 1988, pp. 627-646.
confinait davantage à la littérature qu'à la philosophie 17 Il n'est que de rappeler la part des travaux consacrés à

systématique. Aussi leur contribution philosophique Kant par les auteurs du déconstructivisme. C'est tout de suite
n'a-t-elle été pleinement reconnue qu'au XXe siècle après avoir rédigé un doctorat (non publié) sur et traduit
l'Anthropologie de Kant que Foucault élabora dans une de ses
(et encore!). Il a fallu attendre l'existentialisme des œuvres maîtresse, Les mots et les choses, Gallimard, 1964, son
années vingt (autour de Jaspers, Heidegger et, plus idée que l'homme n'était dans le champ des savoirs qu'une inven-
tion récente, datant de la fin du XVIIIe. Sur la présence de Kant
15 Cf. à ce propos Volker Gerhard, «Die Moral des Immora- dans sa dernière philosophie cf. son cours sur l'essai de 1785,
lismus. Nietzsches Beitrag zu einer Grundlegung der Ethik », in Qu'est-ce que les Lumières?, in Magazine littéraire, nO 207, mai
Krisis der Metaphysik. Wolfgang Müller-Lauter zum 65. Geburt- 1984, pp. 35-39. Deleuze consacra au penseur de Kôngisberg l'un
stag, édité par G. Abel et J. Salaquarda, BerlinlNew York, de de ses ouvrages les plus suggestifs, La philosophie critique de
Gruyter, 1989, pp. 417-447, qui souligne la motivation clandesti- Kant, P.U.F., 1963 (cf. aussi son essai récent «Sur quatre formu-
nement kantienne du projet nietzschéen. les poétiques qui pourraient résumer la philosophie kantienne »,
174 Emmanuel Kant Après Kant 175

Immédiatement après Hegel cependant, c'est l'encyclopédie des sciences philosophiques. La seule
moins cette redécouverte de la priorité d'une raison vocation qui s'offre encore à la philosophie est de se
pratique, d'une «métaphysique des mœurs» qu'un convertir en théorie de la science ou en épistémolo-
retour au Kant de la Critique de la raison pure, donc gie. Sa fonction sera d'élucider les principes a priori
à une sorte de «métaphysique de la nature» qui a qui garantissent l'objectivité du savoir scientifique.
provoqué une réorientation cruciale de la réflexion Pour le XIXe siècle posthégélien, c'est cette voie
philosophique. Ce fut un retour au Kant qui aurait nouvelle que Kant aurait voulu ouvrir à la philosophie
remplacé la métaphysique traditionnelle par le pro- en annihilant toutes les prétentions métaphysiques de
gramme d'une épistémologie des sciences exactes. Du la raison pure. C'est sous la forme, explicite cette
point de vue de la Dialectique transcendantale, qui fois, d'un «retour à Kant» que s'effectua ce tournant
censurait les prétentions totalisantes de la raison positiviste de la philosophie, auquel on prêta d'ail-
pure, la philosophie de Hegel se laissait aisément leurs le nom de néo-kantisme. Le premier grand re-
disqualifier comme la dernière aberration de la méta- présentant de ce mouvement, qui domina la scène
physique dogmatique, prékantienne. Le sens de la philosophique européenne de 1860 à 1933, fut Her-
critique kantienne était justement de mettre un terme mann Cohen (1842-1918). Son ouvrage fondateur de
au rêve métaphysique d'un système totalisant du sa- 1871, La théorie kantienne de l'expérience, interpré-
voir, faisant dériver l'ensemble du réel des mêmes tait la Critique de la raison pure comme une épistémo-
principes rationnels. Au vu des sciences exactes, qui logie des sciences exactes, entendons des sciences
venaient de conquérir leur autonomie à f titre de physico-mathématiques. Il y a bel et bien chez Kant
sciences expérimentales, les spéculations d'un Schel- une théorie générale des mathématiques et de la phy-
ling ou d'un Hegel sur les principes dialectiques de sique pure, mais les néo-kantiens n'en ont pas tou-
la chimie et de la physique devaient faire l'effet d'un jours bien compris la finalité. L'enquête sur les fonde-
égarement romantique de la raison. Dorénavant il ments a priori de ces sciences n'étaient pas une fin
incombera aux sciences positives d'administrer les di- en elle-même; elle avait pour but d'ouvrir la voie à
verses branches du savoir qui relevaient naguère de une réflexion sur les assises méthodologiques de la
métaphysique. Son fondement proviendra de l'effica-
in Philosophie, 9, 1986, pp. 29-34). Quant à Jean-François Lyo-
ce de la raison pratique, découvert au terme de la
tard, il s'est largement inspiré de la Critique de la faculté de juger Critique de 1781 dans le révolutionnaire Canon de la
pour répondre à la question «qu'est-ce que le postmoderne?» raison pure. Les néo-kantiens ont cru que la Dialecti-
(cf. tout particulièrement son essai du même nom dans son recueil que était le dernier mot de Kant sur la question de
Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1986, mais surtout la possibilité de la métaphysique. L'apport propre-
Le différend, Minuit, 1983). De Jacques Derrida, cf. par exemple
La vérité en peinture, Flammarion, 1978, Les fins de l'homme,
ment positif de la Critique, promis par Kant, serait
Galilée, 1981 et D'un ton apocalyptique adopté naguère en philo- à trouver dans la doctrine des principes de l'Analyti-
sophie, Galilée, 1983. que. Lisant la Critique à rebours, de la Dialectique
176 Emmanuel Kant Après Kant 177

vers l'Analytique, ils ont conclu que c'était cette «mé- sente incontestablement l'un des legs les plus dura-
taphysique de la nature », bref l'épistémologie des bles, et les plus cohérents, de l'après-Kant. Dès qu'il
sciences, qui reflétait la solution de Kant au problème nous arrive de nous demander, par exemple, si la
de la philosophie. Les seules propositions synthéti- sociologie, l'histoire ou la psychanalyse sont des
ques a priori que puissent se permettre la philosophie, sciences, et à quel titre, nous sommes les héritiers
en tant que métaphysique de l'expérience, seraient indirects de Kant et de sa critique de la pensée dog-
celles qui éclaircissent les principes des sciences expé- matique, à savoir du discours qui omet de réfléchir
rimentales. Les sciences portent, thématiquement, sur ses propres conditions de possibilité. Depuis
sur des données empiriques, mais qu'elles soumettent Kant, la question critique de la légitimité et de la
à certains principes conceptuels d'organisation, donc légitimation des savoirs est devenue un incontourna-
à certains a priori rationnels qu'il appartient à la ble de l'interrogation philosophique. Karl Popper est
philosophie de tirer au clair, si, bien entendu, elle de ceux qui s'identifient énergiquement à cet héritage
doit conserver une raison d'être dans l'univers des sa- du kantisme 18, Y voyant la seule façon de résister
voirs. aux assauts toujours répétés de la métaphysique et
L'attention des néo-kantiens s'est d'abord consa- de la mystification spéculative.
crée aux sciences physico-mathématiques, suivant On doit néanmoins se demander s'il convient de
l'exemple apparent de Kant. Peu à peu l'interrogation réduire la philosophie à ce type de questionnement.
transcendantale sur les «conditions de possibilité de De tout temps, la philosophie s'est en effet comprise
l'expérience », c'est-à-dire des sciences, fut élargie au comme science rigoureusement première, comme
domaine des sciences humaines qui tentaient alors de science fondamentale. La philosophie conserve à
définir leur respectabilité méthodologique en regard coup sûr sa prétention au fondamental en s'interro-
des sciences pures. C'est ainsi que Wilhelm Dilthey geant sur les a priori de la science, mais c'est alors
(1833-1911) plaça sa méditation épistémologique sur le fait de la science qui fonctionne comme phénomène
la méthodologie des sciences humaines sous le leitmo- premier. La philosophie devenue épistémologie se
tiv kantien d'une «Critique de la raison historique ». transforme alors en discipline de second degré, en
Kant avait en effet limité son investigation sur les
fondements du savoir aux seules sciences rationnelles,
18 Cf. «Kant's Critique and Cosmology» et «On the Status
la mathématique, la physique et la métaphysique. Si of Science and of Metaphysics» in K. Popper, Conjectures and
d'autres sciences élèvent une prétention à l'objectivi- Refutations. The Growth of Scientific Knowledge, New York,
té, il devient alors légitime et nécessaire de s'enquérir Harper & Row, 1968, pp. 175-200 (tf. ff. par Michelle-Irène et
de leur justification scientifique. Même si l'intention Marc B. de Launay, Conjectures et réfutations. La croissance du
savoir scientifique, Paris, Payot, 1985, pp. 264-299). Cf. aussi
de Kant, répétons-le, n'était pas de réduire la philoso-
G.F. de Maliandi, «Kant and Popper: towards a Metaphysics
phie à la théorie des sciences, l'omniprésence de of Experience », in Proceedings of the Sixth International Kant
l'épistémologie en philosophie contemporaine repré- Congress, vol. II/2, Washington, 1989, pp. 493-503.
178 Emmanuel Kant Après Kant 179

«métaréflexion», peu ou prou indispensable, sur les son fondement ultime de l~subjectivité constituante.
conditions d'un savoir qui existe déjà et qui n'a pas La philosophie première, la phénoménologie origi-
besoin de la philosophie pour continuer à marcher. naire, sera donc une théorie du sujet fondamental
La philosophie cesse alors d'être une science propre- lui-même, sur lequel pourront ensuite s'édifier des
ment première. Celui qui réhabilitera, pour le vingtiè- «ontologies régionales» qui débusqueront les fonde-
me siècle, l'idée que la philosophie puisse redevenir ments essentiels (<< eidétiques» dans la terminologie
une science absolument première sera Edmund Hus- assez platonisante de Husserl) constituant des do-
serl (1859-1938). Sa «phénoménologie» se place sous maines d'objets donnés (la nature, le mathématique,
l'injonction, apparemment banale, mais hardie pour etc.). La science elle-même, fait premier pour le posi-
la philosophie de son époque, d'un «retour aux cho- tivisme, doit elle-même dériver d'un projet intention-
ses elles-mêmes », mot d'ordre qu'il faut comprendre nel et trouver son fondement dans une phénoménolo-
dans le sens d'une critique de l'épistémologisme am- gie transcendantale érigée en philosophie première
biant qui partait de la facticité contingente des et intuitivement fondatrice.
sciences exactes. Husserl invite ainsi la philosophie Le mérite indiscutable de Husserl est d'avoir re-
à redevenir de son plein droit une théorie des phéno- nouvelé l'idée que la philosophie puisse être autre
mènes fondamentaux. chose qu'une épistémologie, qui soit constamment à
Cette phénoménologie prendra la forme d'une la remorque de la positivité des sciences. Elle peut
«philosophie transcendantale», titre qui n'est évi- redevenir science fondamentale en exhibant comment
demment pas sans rappeler Kant. Mais c'est à Descar- toute sphère d'objet résulte, a priori, d'une constitu-
tes et Hume que Husserl choisira de faire remonter tion égologique. Par un certain côté, Husserl reste
le projet d'une réflexion transcendantale, entendant cependant lui-~ême prisonnier du paradigme épisté-
par là une entreprise originairement fondatrice qui mologiste de son temps. Son analyse de l'ego privilé-
légitime toutes les prétentions du savoir à partir du gie en effet l'attitude cognitive d'un sujet qui connaît
fondement premier qu'est, pour toute démarche ré- ou qui perçoit un objet, fût-il constitué par une moti-
flexive, l'ego. La subjectivité est à comprendre vation intentionnelle. Tout se passe un peu comme
comme conscience intentionnelle, c'est-à-dire une si le sujet humain se trouvait réduit à la fonction d'un
conscience qui est toujours conscience de quelque cogito strictement intellectuel, dont l'activité de
chose, visée intentionnelle d'une sphère d'objet. En connaissance serait le mode d'actualisation primor-
tant que visée d'objet, l'intentionnalité procède origi- dial. Husserl perpétue ainsi le modèle cartésien d'un
nellement du sujet lui-même. C'est donc sur le sol sujet envisagé exclusivement comme chose pensante
inaugurateur d'un ego transcendantal qu'il y aura lieu qui avait été déterminant pour l'épistémologie, voire
de fonder les constitutions intentionnelles d'aires pour l'idéalisme postkantien, prolongeant le vecteur
d'objectivité. L'objectivité, entendons le découpage kantien d'une métaphysique de la nature qui dérive
d'une visée d'objet par l'intentionnalité, reçoit ainsi des catégories de l'entendement théorique. Unanimes
180 Emmanuel Kant Après Kant 181

à reconnaître la limite de cet héritage, les disciples qu'être dans le monde responsable de sa liberté et
de Husserl ont tenté de radicaliser l'intention phéno- de son autonomie. Ce sujet que nous sommes, et que
ménologique de leur maître en la purgeant de tous Heidegger nommera Dasein (1'« être-là»), se définira
ses résidus théoriques. Max Scheler (1874-1928) comme l'étant pour lequel il y va en son être de cet
ouvrit cette voie en lançant le programme d'une phé- être même. Le Dasein n'est pas livré à l'automatisme
noménologie des émotions qui s'inspirait des philoso- aveugle de ses instincts, il est habité d'une insigne
phies de la vie développés par des auteurs comme ouverture à soi, qu'on peut qualifier d'éthique en ce
Bergson et Nietzsche. Ce n'est donc pas un hasard qu'elle est ouverture à une possibilité d'être authenti-
si le travail de Scheler déboucha sur une éthique, qui que. S'inspirant largement de motifs kierkegaardiens,
prit la forme d'un débat systématique avec la morale Heidegger pense le Dasein comme un être foncière-
kantienne 19. La réhabilitation de la philosophie pra- ment libre, confronté à l'angoisse d'une décision sur
tique était enclenchée. l'orientation de son être. Projeté dans un monde qu'il
C'est Martin Heidegger (1889-1976), bien cons- ne maîtrise pas, le Dasein essaie de se tirer d'affaire
cient de sa dette envers Scheler 20, qui opéra la révo- dans l'exister en s'investissant dans des projets de
lution la plus radicale dans cette destitution du sujet compréhension qui constituent autant de possibilités
théorique qui devait aboutir à une redécouverte du de son être-dans-le-monde. La science et l'activité
sujet pratique, répétant ainsi la révolution fondamen- cognitive, les paradigmes du néo-kantisme comme de
tale de la Critique de la raison pure. La phénoménolo- la phénoménologie, ne sont que des modes secon-
gie, dont Heidegger se réclame encore, doit, en tant daires du souci radical qui tenaille le Dasein. Par
que théorie du fondamental ou philosophie première, elles, le Dasein s'assure la maîtrise d'une sphère
bel et bien partir de l'ego comme 'source ultime de d'étant déterminée. On voit que la science ne peut
légitimation, mais cet ego, ce ne sera plus le sujet être un fait premier puisqu'elle dérive du souci du
neutre de la connaissance (la «conscience transcen- Dasein, qui est un souci pratique, un souci de soi
dantale»), mais un sujet qui existe d'abord sur le comme être-dans-le-monde possiblement autonome.
mode de la préoccupation ou du souci. Ce qui pré- Le Dasein se caractérise ainsi par une ouverture
occupe l'ego, c'est son être le plus propre en tant à l'être qu'il a (encore) à être, l'être qu'il peut être.
Le Dasein n'est pas fixé dans l'être, à la manière des
19 Cf. M. Scheler, Le formalisme en éthique et l'éthique maté-
riale des valeurs (1916), trad. par M. de Gandillac, Paris, Galli-
autres étants de la nature, il n'existe que dans des
mard, 1955.
possibilités d'être qu'il peut assumer ou ne pas assu-
20 Cf. ses propos à la mémoire de Max Scheler quelques mer en propre. Afin d'échapper à ce choix de soi,
jours après son décès in M. Heidegger, Gesamtausgabe, tome ressenti comme angoissant, puisqu'il est confronta-
26, cours du semestre d'été 1928, Francfort, V. Klostermann, tion avec sa finitude, le Dasein s'en remet le plus
1978, pp. 62-64, où il dit, à une époque où Husserl vivait toujours,
que Scheler était la force philosophique la plus puissante dans
souvent à la commodité des idées reçues, à ce que
l'Allemagne de son temps, voire dans toute l'Europe. Heidegger nommera l'idéologie anonyme du «on »,
182 Emmanuel Kant Après Kant 183

laquelle a pour fonction de décharger le Dasein de qu'il n'est pas lui-même, à savoir liberté, tant qu'il
la décision qui lui incombe quant à ses possibilités s'abandonne à la quiétude hypnotisante du «on»,
éthiques fondamentales. À la liberté possible d'un laquelle équivaut à un renoncement à soi du Dasein.
être-au-monde autonome, fût-il sans cesse à recon- Dans un lexique dont il ne faut pas méconnaître la
quérir, le Dasein préfère la sécurité aliénante et l'hé- portée éthique, Heidegger dit que le cri de la
téronomie des assurances du «on». Le Dasein existe conscience révèle au Dasein sa propre culpabilité
alors de façon rigoureusement inauthentique, «im- (Schuldigsein), sa faute essentielle. La culpabilité en-
propre », en ce qu'il cesse, pour ainsi dire, d'être Da- vers soi tient à ce que le Dasein découvre, grâce à
sein, c'est-à-dire le lieu d'une ouverture et d'un dialo- cet appel, qu'il se manque lui-même en se livrant
gue sur ses possibilités d'être. Cette inauthenticité, systématiquement à l'hétéronomie du «on», obs-
ou hétéronomie, correspond à une déchéance ou une truant ainsi l'espace d'une liberté et d'une lucidité
aliénation de l'homme, car le Dasein choisit alors possibles auquel il est invité en tant que Dasein, ou
d'exister comme une sorte de machine qui n'a pas à appel de la conscience.
se poser de questions sur son être. S'engouffrant dans Au risque de heurter certaines sensibilités, il faut
des préoccupations mondaines, le Dasein interrompt reconnaître dans la démarche heideggérienne un cer-
ainsi le dialogue ouvert sur soi-même auquel il est tain retour au Kant de la métaphysique des mœurs,
convié en tant qu'être radicalement libre. par-delà le Kant de la métaphysique de la nature qui
La déchéance face à ce que peut être l'homme avait prévalu dans la phénoménologie transcendanta-
comme être éthique est si bien ancrée que Heidegger le, le néo-kantisme et, en un sens, dans les systèmes
en fera un «existential », c'est-à-dire une structure théoriques de l'idéalisme. S'opposant à la réduction
fondamentale de notre être-dans-Ie-monde. Du creux de la subjectivité humaine à une fonction purement
de cette déchéance essentielle, l'être-au-monde au- cognitive ou mentaliste, Heidegger renouvelle le pri-
thentique, la liberté qu'est, mais que recouvre aussi mat kantien de la raison pratique, celui-là même qui
le Dasein, prendra la forme d'un «appel », d'un appel avait animé les premières réactions paraphilosophi-
de la conscience (Gewissen, donc conscience au sens ques à l'idéalisme, celles de Kierkegaard et des jeunes
moral du terme). Cet appel, en tant qu'existential hégéliens. Cette primauté de la raison pratique
qui taraude tout Dasein, n'a pas de contenu précis, (terme que Heidegger se gardera d'utiliser, tant la
il reste formel, ne visant que le mode d'être du Dasein notion de raison reste associée à l'idéal contemplatif
dans son ensemble. Il se fait donc entendre, presque d'une theoria) se manifeste dans le caractère impératif
tautologiquement, comme un «vouloir avoir une et immédiat d'un appel à soi, ou d'une autonomie
conscience », comme un appel, mieux encore, un rap-
pel du Dasein à soi. 21 Il rappelle en effet au Dasein reprise en marge des traductions d'Elre et temps de F. Vezin,
Cf. Martin Heidegger, Sein und Zeit (1927), § 57, Tübin-
21 Gallimard, 1986, et d'E. Martineau, Authentica, 1985): «Dans
gen, Niemeyer Verlag, 14. Auflage 1977, p. 275 (pagination la conscience, le Dasein s'appelle lui-même.»
184 Emmanuel Kant Après Kant 185

possible, qui arrache l'homme au cercle de l'hétéro- On peut sûrement débattre des mérites et des lacunes
nomie. De même que Kant avait aperçu dans l'impé- de la métaphysique heideggérienne de la liberté, mais
ratif catégorique une élévation de l'humanité au-des- elle aura contribué, au moins négativement, à détour-
sus du règne de la nature, de même Heidegger verra ner les esprits de l'épistémologisme et de l'orientation
dans l'ouverture à un être-au-monde authentique la unilatéralement théorisante de la phénoménologie
détermination fondamentale du Dasein comme d'un transcendantale. Dans les termes de l'après-Kant: la
être pour lequel il y va d'abord en son être de la mise en marge de la métaphysique de la nature (favo-
liberté possible de cet être. Dans les deux cas, c'est risée par les néo-kantiens et le positivisme) a provo-
l'impérative incitation à l'autonomie, ou, négative- qué, comme cela s'était déjà produit chez Kant et les
ment, la lutte toujours à reprendre contre l'hétérono- jeunes hégéliens, un tournant vers la métaphysique
mie, qui constitue le propre de l'homme. Pour Hei- des mœurs. La plupart des élèves de Heidegger et
degger comme pour Kant, c'est la destination morale de ceux qui ont été influencés par sa philosophie se
de l'homme qui prévaut sur ses capacités spécifique- sont donc tournés vers l'éthique. Ce fut le cas, pour
ment théoriques et qui est appelée à servir de fonde- ne nommer que les plus connus, de Gerhard Krüger,
ment à une métaphysique, c'est-à-dire à une réflexion qui redécouvrit par-delà le néo-kantisme la motiva-
philosophique fondamentale. Cette métaphysique en tion originellement éthique de la métaphysique kan-
sera une des mœurs ou de la liberté, une «métaphysi- tienne 24, Hans-Georg Gadamer, qui retourna à
que du Dasein», dira Heidegger dans son grand livre l'éthique de la finitude de Platon et d'Aristote 25,
sur Kant, donc une éthique. 22 Herbert Marcuse, qui voulut pallier l'oubli de la di-
Il est donc légitime de dépister dans les recher- mension sociale chez Heidegger en s'inspirant des
ches phénoménologiques du jeune Heidegger les pré-
mices qui ont conduit à une réhabilitation de la philo-
sophie pratique au cours du vingtième siècle. 23 temps M. Riedel a eu l'occasion de mettre en relief les origines
kantiennes de ce tournant méthodologique vers la raison pratique
22 On comprend sans peine que la métaphysique du Dasein dans des essais regroupés sous le titre Urteilskraft und Vernunft.
proposée par Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysi- Kants ursprüngliche Fragestellung, Francfort, Suhrkamp, 1989.
que (1929) ait pu se réclamer de la philosophie pratique de Kant 24 G. Krüger, Critique et morale chez Kant (1931), Paris,
dans un cours de l'année suivante, conçu comme introduction à Beauchesne, 1961.
la philosophie: De l'essence de la liberté humaine. Introduction 25 H.-G. Gadamer, L'éthique dialectique de Platon (1931),
à la philosophie, trad. par E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987. Paris, Actes Sud (traduction annoncée). Cette redécouverte
23 Cf. à ce propos l'étude de M. Riedel, «Heidegger und d'une éthique de la finitude, en partie dirigée contre la lecture
der hermeneutische Weg zur praktischen Philosophie », in M. unilatéralement théorique de la métaphysique grecque par Hei-
Riedel, Für eine zweite Philosophie, Francfort, Suhrkamp, 1988, degger, allait conduire en 1960 à une reprise radicale de la problé-
pp. 171-196. M. Riedel avait d'ailleurs documenté cette résur- matique herméneutique dans Vérité et méthode, Paris, Seuil,
gence de l'éthique dans son recueil Die Rehabilitierung der prak- 1976, l'œuvre la plus marquante en philosophie allemande depuis
tischen Philosophie, 2 tomes, Freiburg, Rombach, 1974. Entre- Être et temps.
Après Kant 187
186 Emmanuel Kant

écrits de jeunesse de Marx 26, Leo Strauss, qui se Ce retour massif à l'éthique, donc à Kant, ne se
précipita dans une réhabilitation du droit naturel des produisit pas, Dieu merci, sans une prise de distance
Anciens 27, et Hannah Arendt, dont la réflexion poli- critique envers Heidegger. Si le radicalisme existen-
tique fit ressortir l'autonomie de la vila activa en tial de Heidegger avait permis de redécouvrir l'irré-
regard de la vie contemplative qui avait servi de mo- ductibilité de la dimension éthique, sa propre éthique
dèle à l'ensemble de la tradition métaphysique, de du souci de soi était bien loin de répondre aux normes
Platon à Husserl. 28 Il n'est pas interdit de penser à de ce que Kant nous avait enseigné à attendre d'une
des «disciples» plus tardifs ou plus lointains comme métaphysique des mœurs (pour ne rien dire des le-
Jan Patocka, Emmanuel Lévinas, voire à Jürgen Ha- çons que l'on a pu tirer de son engagement en faveur
bermas et Karl-Otto Apel. 29 d'Hitler en 1933). Au moins deux moments kantiens,
essentiels à l'éthique, paraissaient faire défaut chez
26 H. Marcuse, L'homme unidimensionnel (1964), Paris, Mi-
nuit, 1968, œuvre qui doit aussi beaucoup à l'analyse de la techni- Heidegger: l'exigence d'universalité et l'idée connexe
que chez le dernier Heidegger. d'une obligation intersubjective. Le souci éthique
27 L. Strauss, Droit naturel et histoire (1953), Paris, Flamma- dans Être et temps est avant tout un souci de soi, une
rion-Champs, 1986. invitation à réaliser ses possibilités d'existence indivi-
28 H. Arendt, La condition de l'homme moderne (1958),
duelles, celles que nul autre ne peut assumer pour
Paris, Calmann-Lévy, 1983, œuvre qui s'inspire également des
travaux de Heidegger sur la technique, et La vie de l'esprit (1978), moi. Or l'éthique est-elle d'abord souci de soi ou
2 tomes, Paris, P.U.F., 1981. Pour une confrontation des pensées souci de l'autre? C'est ainsi le paradigme de l'inter-
«politiques» de Heidegger et Arendt, cf. J.-F. Mattéi, «La fon- subjectivité, ou la priorité de l'autre pour la
dation de la cité: l'enracinement ontologique de la politique chez conscience morale, qui s'imposa à la réflexion éthique
Heidegger et Hannah Arendt, in J .-F. Mattéi, L'ordre du monde:
Platon-Nietzsche-Heidegger, Paris, P.U.F., 1989, pp. 145-176. dans le sillage de Kant et de Heidegger. La redécou-
29 Cf. J. Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de verte du primat de l'altérité fut d'abord accomplie,
l'histoire, Lagrasse, Verdier, 1981. E. Lévinas, Totalité et infini, de souche phénoménologique, par l'œuvre d'Emma-
La Haye, Nijhoff, 1961. J. Habermas n'a jamais caché "que sa nuel Lévinas, qui s'opposa radicalement à Heidegger.
motivation philosophique première lui est venue de la lecture
d'Être et temps (cf. par exemple J. Habermas, Die nachholende
On a vu plus haut ce que l'idée lévinassienne d'une
Revolution, Francfort, Suhrkamp, 1990, p. 104), mais c'est juste- obligation inconditionnée face à autrui pouvait avoir
ment son primat de la praxis qui le conduisit, à l'instar de Marcu- de kantien.
se, au marxisme de l'Ecole de Francfort, qu'il réoriente mainte- En Allemagne pendant ce temps, le problème
nant dans le sens d'une éthique universaliste d'inspiration moral le plus urgent devint celui des principes norma-
kantienne. On observe une évolution analogue chez Karl-Otto
Apel, dont la thèse de doctorat, non publiée, de 1949 (Dasein tifs qui doivent guider l'agir intersubjectif. Les nor-
und Erkennen, Diss. Bonn) avait d'abord salué chez Heidegger mes morales ont beau être toujours matérielles et
une radicalisation de la problématique éthique. C'est pour en concrètes, procédant d'un ethos vécu, leur moralité
critiquer les soubassements jugés irrationnels qu'il réhabilita plus doit pouvoir se mesurer à un étalon universel, celui
tard l'universalisme de l'éthique kantienne, transformée en éthi-
que de la communication intersubjective.
qu'adjurait l'impératif catégorique, «Agis de telle
188 Emmanuel Kant Après Kant 189

sorte tu puisses aussi vouloir que ta maxime devienne mesure de subir un tel test intersubjectif, a fortiori
une loi universelle ». C'est cette exigence d'universali- si l'éthique de la communication propose un modèle
té qu'on a voulu retrouver dans le projet d'une méta- visant à trancher des litiges sur des questions norma-
physique des mœurs, entendue comme réflexion sur tives (car l'universalité peut être aisément acquise
les principes rationnels, donc universels, de l'action. pour des principes qui ne font pas problème). Il est
La norme de l'universalité est redevenue après Hei- aussi possible de se demander comment l'on peut
degger un incontournable de l'après-Kant éthique. savoir si les intérêts de tous ont été représentés et
Pour Kant, cet étalon universel ne pouvait être s'ils ont été acceptés par tous et pour les mêmes motifs.
opérant qu'au sein de la conscience individuelle, qui On se demandera enfin si les normes qui résulteraient
était, pour ainsi dire, seule avec elle-même ou face d'une telle discussion seraient encore des normes mo-
à Dieu. Prenant congé de la philosophie de la subjec- rales au sens strict? La régulation normative de l'inter-
tivité, K.-O. Apel et J. Habermas voudront appliquer subjectivité ne relève-t-elle pas du droit plutôt que de
le critère de l'universalité (une norme doit être vala- la morale? 31 Le droit n'est en effet concerné que par
ble «pour tous») à un plan résolument intersubjectif, le problème de la cœxistence légale des libertés. Sa lé-
ou communicationnel. L'impératif formel de l'éthi- gislation ne tient pas compte du mobile interne de
que prendra donc la forme d'une invitation à fonder l'action ou de l'assentiment à la loi, dont la moralité ne
les normes éthiques par le biais d'une discussion argu- peut relever que de la conscience individuelle. Les nor-
mentative. Dans les termes de J. Habermas, une mes juridiques, à la différence des règles morales, se
«norme valable» devra satisfaire à la condition selon prêtent en effet à la discussion et à l'argumentation, en
laquelle «les conséquences et les effets secondaires fonction du principe universel qui vise à rendre possi-
qui (de manière prévisible) proviennent du fait que ble la cœxistence pacifique, donc juridiquement
la norme a été universellement observée dans l'inten- contrôlée, des libertés.
tion de satisfaire les intérêts de tout un chacun peu- L'actualité de cette norme universelle du droit
vent être acceptés par toutes les personnes concernées a conduit en philosophie française contemporaine à
(et préférées aux répercussions des autres possibilités un nouveau «retour à Kant», et Fichte, qui a pris la
connues de règlement)>> 30. On peut assurément se forme d'une réhabilitation de la philosophie juridi-
demander si une norme morale est concrètement en que. 32 C'est à coup sûr l'un des champs les plus

30 J. Habermas, Morale et communication. Conscience mora- 31 Distinction bien marquée par O. Haffe, Introduction cl la
Le et activité communicationnelle, Paris, Cerf, 1986, pp. 86-7. Cf. philosophie pratique de Kant. La moraLe, le droit et la religion,
de K.-O. Apel, L'Éthique à l'âge de la science, Presses universi- Albeuve, éditions Castella, 1985.
taires de Lille, 1987, et «L'éthique de la discussion: sa portée, 32 Cf. L. Ferry, Philosophie politique (3 tomes), Paris,
ses limites», in Encyclopédie philosophique universelle, publiée P.U.F., 1984; L. Ferry/A. Renaut, Système et critique. Essais
sous la direction d'A. Jacob, Paris, P.U.F., 1. 1, 1989, pp. 154- sur la critique de la raison dans La philosophie contemporaine,
165. Bruxelles, Ousia, 1984.
190 Emmanuel Kant Après Kant 191

ouverts de l'après-Kant tant il est récent. La redécou- logie en arrêtant sa lecture de la Critique de la raison
verte postkantienne de la rationalité pratique, telle pure à la Dialectique transcendantale et de ne pas
qu'elle s'actualise dans l'ordre juridique, se propose avoir pris en compte l'issue positive qu'offrait la Mé-
de poser une limite à l'irrationalisme sous-jacent à thodologie en ouvrant le chemin, toujours à explorer,
l'entreprise d'une déconstruction radicale de la méta- de la raison pratique. La révolution kantienne n'a
physique à la suite de Heidegger et de Nietzsche. En pas fini de s'accomplir.
Allemagne comme en France, c'est à chaque fois
au nom de l'universalisme kantien qu'on s'est opposé
au déconstructivisme radical 33. Cette déconstruction
conserve évidemment quelque chose de kantien en
ce qu'elle se propose de libérer l'individu des chi-
mères métaphysiques qui risquent de tyranniser sa
finitude (motivation qui mérite en soi d'être appelée
éthique). À ce titre, le déconstructivisme généralisé
est un peu une réécriture de la Dialectique transcen-
dantale, laquelle censurait les prétentions de la philo-
sophie à une connaissance totalisante, encourageant
la raison métaphysique à une perpétuelle autocriti-
que. La critique des illusions de la raison, qu'on pour-
rait, en poursuivant le débat, retourner contre l'éthi-
que de la discussion et de l'apriorisme juridique,
représente un moment originairement kantien de la
philosophie contemporaine. Mais la Dialectique kan-
tienne n'avait dénoncé ces illusions que pour faire
place à un nouveau type de raison, celle qui s'actua-
lise dans l'impératif moral. L'erreur du déconstructi-
visme est d'avoir imité le néo-kantisme et l'épistémo-

33 Cf. J. Habermas, Le discours philosophique de la moderni-


té (1985), Paris, Gallimard, 1988 et L. Ferry/A. Renaut, La
pensée 68. Essai sur l'antihumanisme contemporain, Gallimard,
1985. À notre connaissance, les représentants du déconstructivis-
me ont assez peu réagi à ces attaques. Laissons leur encore, en
toute rigueur dialogique, un droit de réponse.
BIOGRAPHIE

Emmanuel Kant naît le 22 avril 1724 à Konigs-


berg, capitale de la Prusse orientale. Il reçoit de sa
mère une éducation piétiste, dont la trace est encore
perceptible dans le rigorisme de sa philosophie mora-
le. De 1740 à 1748, il fait des études de mathémati-
ques, de sciences, de théologie et de philosophie à
l'Université de Konigsberg. Ses maîtres l'initient à
l'univers de la métaphysique leibnizienne, alors re-
présentée en Allemagne par A. G. Baumgarten et
Christian Wolff, mais aussi à la physique newtonien-
ne, laquelle deviendra pour Kant un modèle de ri-
gueur scientifique. Après ses études, il exerce des
fonctions de précepteur dans les environs immédiats
de sa ville natale. En 1755, sa thèse de doctorat Sur
le feu et sa Nouvelle explication des premiers principes
de la connaissance métaphysique lui donnent le droit
d'enseigner à l'université. Des écrits comme ses Ob-
servations sur le sentiment du beau et du sublime
(1764) et ses satiriques Rêves d'un visionnaire (1766)
font de lui un écrivain fort populaire. On lui offrira
d'ailleurs une chaire d'art poétique et de rhétorique
194 Emmanuel Kant Biographie 195

en 1764, qu'il rejettera, tout comme il refusera des d'anthropologie (1798) et de logique (1800). À la fin
postes de professeur à Erlangen et Iéna en 1769. de sa vie, il suit avec assez de distance les prolonge-
Avec sa dissertation Sur la forme et les principes du ments que sa philosophie avait suscités dans les tra-
monde sensible et du monde intelligible de 1770, il vaux systématiques, tentant justemcnt de systémati-
devient professeur de logique et de métaphysique à ser sa philosophie transcendantale, de Reinhold,
K6nigsberg. Pendant dix ans, il cesse de publier, Beck, Fichte et Schelling. En 1799, excédé, il est
s'abandonnant à un long silence consacré à la concep- amené à publier une courte, mais vitriolique «Décla-
tion d'un ouvrage monumental, la Critique de la rai- ration contre Fitchte», où il se dissocie complètement
son pure, qui paraît en 1781. Il en vulgarise les thèses d'une entreprise de systématisation qu'il repousse
essentielles deux ans plus tard dans ses Prolégomènes comme une rechute dans la métaphysique scolasti-
à toute métaphysique future qui voudra se présenter que. Il consacre ses dernières énergies à la conception
comme science. Dans ses Fondements de la métaphysi- d'un ouvrage colossal qui devait jeter un pont de la
que des mœurs de 1785 et sa Critique de la raison métaphysique à la physique et qui aurait pu être
pratique de 1788, il pose les fondements de sa morale. comme une synthèse de sa philosophie transcendanta-
Une troisième Critique, la Critique de la faculté de le. Affaibli par la maladie, il ne peut terminer l'ouvra-
juger met un terme en 1790 à la féconde décennie ge, dont les esquisses constituent son Opus post-
«critique» de Kant. Il promet alors de s'attaquer à umum. Kant s'éteint le 12 février 1804.
la philosophie doctrinale que ses œuvres critiques de- La vie de Kant est censée avoir été d'une mono-
vaient préparer. Mais en 1793, en pleine période de tonie proverbiale, cliché qui mériterait probablement
bouleversements politiques, c'est un livre sur la Reli- d'être revu. Il ne se maria jamais, mais cela ne
gion dans les limites de la simple raison qu'il a l'audace l'empêcha pas d'être d'une très grande sociabilité.
de faire paraître. L'ouvrage connaît des démêlés avec On sait qu'il aimait réunir autour de sa table des
la censure, reserrée depuis la Révolution de 1789, élèves et des amis. Le romantisme n'ayant pas encore
pour laquelle Kant ne cache pas ses sympathies de inventé le mythe du voyage comme fin en soi, il n'eut
principe. Kant doit cependant s'engager à ne plus jamais l'occasion de sortir de sa province natale, mais
jamais se prononcer publiquement sur des questions il n'en adorait pas moins les récits des voyageurs et
de religion (serment auquel il ne s'estimera plus lié des explorateurs. Ses cours d'anthropologie et de pé-
après la mort du roi Frédéric-Guillaume Il en 1797). dagogie montrent toute l'étendue de ses connaissan-
Changeant à peine de sujet, il publie en 1795 un ces en géographie tant physique qu'humaine. Il était
Projet de paix perpétuelle, qui connaîtra un immense également un lecteur passionné de Rousseau et des
succès. Le projet d'une Société des nations, ancêtre auteurs classiques, latins surtout. Il faut en outre lui
de l'O.N.U., s'en inspira. Kant cesse d'enseigner en reconnaître une bonne connaissance de la pensée
1796. Après sa Métaphysique des mœurs de 1797, son anglo-saxonne de son temps, celle de Hutcheson et
œuvre doctrinale de morale, il fait publier ses cours de Hume tout particulièrement. Il faisait une prome-
196 Emmanuel Kant

nade quotidienne, à la même heure et suivant le


même parcours, si bien qu'on raconte que les habi-
tants de Kônigsberg avaient l'habitude de régler leurs
horloges sur son passage. Il interrompit cette routine
à au moins deux reprises, lorsqu'il fut absorbé par
la lecture de l'Emile de Rousseau et lorsqu'il apprit
la nouvelle de la Révolution française. Loin de
s'enfermer dans une tour d'ivoire, il s'impliqua sou-
vent dans les affaires de la cité, toujours pour défen-
dre la liberté de pensée, que ce soit en politique, en
religion ou dans l'enseignement universitaire. Il fut Bibliographie
d'ailleurs à quelques reprises recteur de son universi-
té. Esprit d'une culture universelle, il fut le représen-
tant par excellence des Lumières allemandes, mais
sa critique de la raison, procédant d'une conscience Il existe une récente et excellente traduction des
aiguë de la finitude humaine, contribua à l'essor du œuvres philosophiques de Kant publiée sous la direc-
romantisme. tion de Ferdinand Alquié dans la Bibliothèque de la
Pléiade (E. Kant, Oeuvres philosophiques, t. I: 1980;
t. II: 1985; t. III: 1986). On n'indiquera ici que les
titres principaux et quelques-unes des traductions
plus anciennes, mais toujours usuelles.

1755 Histoire générale de la nature et théorie du ciel,


trad. par A.-M. Roviello, Vrin, 1984.

1755 Nouvelle explication des premiers principes de


la connaissance, in Oeuvres philosophiques, t. I.

1763 Recherche sur l'évidence des principes de la théo-


logie naturelle et de la morale, trad. par M. Fichant,
Vrin, 1966.

1763 Essai pour introduire en philosophie le concept


de grandeur négative, trad. par R. Kempf, Vrin, 1949.
198 Emmanuel Kant Bibliographie 1()9

1763 L'unique fondement possible d'une démonstra- 1784 Idée d'une histoire universelle du point dl' l'lit'
tion de l'existence de Dieu, in E. Kant, Pensées succes- cosmopolite, trad. par S. Piobetta, in E. Kant. l,II
sives sur la théodicée et la religion, trad. par J. Gibe- philosophie de l'histoire, Aubier, 1947.
lin, Vrin, quatrième édition, 1972.
1785 Fondements de la métaphysique des mœurs, trad.
1764 Observations sur le sentiment du beau et du su- par V. Delbos, Delagrave, 1907 (rééditions nombreu-
blime, trad. par R. Kempf, Vrin, 1953. ses).

1766 Rêves d'un visionnaire, trad. par F. Courtès, 1785 Qu'est-ce que les Lumières?, trad. par S. Piobet-
Vrin, 1967. ta, in E. Kant, La philosophie de l'histoire, Aubier,
1947.
1770 Sur la forme et les principes du monde sensible
et du monde intelligible, ouvrage aussi connu sous le 1786 Premiers principes métaphysiques de la science
titre de Dissertation de 1770, trad. par P. Mouy, Vrin, de la nature, trad. par J. Gibelin, seconde édition,
troisième édition, 1967 (avec une traduction, par A. Vrin, 1971.
Philonenko, de l'importante lettre à Marcus Rerz du
21 février 1772). 1786 Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée?, trad.
par A. Philonenko, Vrin, 1959.
1774-1775 Manuscrit de Duisbourg (1774-1775).
Choix de réflexions des années 1771-1777, trad. par 1788 Critique de la raison pratique, trad. par F. Pica-
X. Chenet, Vrin, 1988. vet, P.U.F., cinquième édition, 1966 (coll. Quadrige,
1983).
1781 Critique de la raison pure, trad. par A. Treme-
saygues et B. Pacaud, P.U.F., 1944 (coll. Quadrige, 1789 Première introduction à la Critique de la faculté
1984) ; trad. par J. Barni, revue par P. Archambault, de juger, trad. par L. Guillermit, Vrin, deuxième
Garnier-Flammarion, 1987. édition, 1982.

1783 Prolégomènes à toute métaphysique qui pourra 1790 Critique de la faculté de juger, trad. par A.
se présenter comme science, trad. par J. Gibelin, Vrin, Philonenko, Vrin, 1965, troisième édition, 1974.
1941, neuvième édition, 1984; trad. par L. Guiller-
mit, Vrin, 1985. 1793 La religion dans les limites de la simple raison,
trad. par J. Gibelin, Vrin, 1952.
Emmanuel Kant Bibliographie .~{' 1
200

1793 Les progrès de la métaphysique en Allemagne Delbos, V., La philosophie pratique de Kant, P.ll.I""
depuis le temps de Leibniz et Wolf, trad. par L. Guil- 1905, troisième édition, 1969.
lermit, Vrin, 1968, seconde édition, 1973.
Deleuze, G., La philosophie critique de Kant, P.U.F.,
1795 Projet de paix perpétuelle, trad. par J. Gibelin, 1963.
Vrin, 1948.
Goulyga, A., Emmanuel Kant. Une vie, Aubier,
1797 Métaphysique des mœurs, Première partie: Doc- 1985.
trine du droit, trad. par A. Philonenko, Vrin, 1971;
Deuxième partie: Doctrine de la vertu, même traduc- Grondin, J., Kant et le problème de la philosophie:
teur, Vrin, 1968.
l'a priori, Vrin, 1989.

1798 Le conflit des facultés, trad. par J. Gibelin, Vrin, Havet, J., Kant et le problème du temps, Gallimard,
1946.
1955.

1798 Anthropologie du point de vue pragmatique, Hegel, G. W. F., Leçons sur l'histoire de la philoso-
trad. par M. Foucault, Vrin, 1964. phie, tome 7, trad. par P. Garniron, Vrin, 1990.

1800 Logique, trad. par L. Guillermit, Vrin, 1966. Heidegger, M., Kant et le problème de la métaphysi-
que (1929), Gallimard, 1953.
Opus postumum, trad. par F. Marty, P.U.F., 1986.
Hotte, O., Introduction à la philosophie pratique de
Kant. La morale, le droit et la religion, Albeuve,
Ouvrages d'introduction à Kant éditions Castella, 1985,

Alquié, F., La critique kantienne de la métaphysique, Jaspers, K., Kant, Plon, 1967 (collection 10-18, 1970).
P.U.F., 1968.
Krüger, G., Critique et morale chez Kant (1931),
Boutroux, E., La philosophie de Kant, Vrin, 1926. Beauchesne, 1961.

Carnois, B., La cohérence de la doctrine kantienne Lacroix, J., Kant et le kantisme, P.U.F., 1966.
de la liberté, Seuil, 1973.
Malherbe, M., Kant ou Hume ou la raison et le sensi-
ble, Vrin, 1980.
202 Emmanuel Kant

Martin, G., Science moderne et ontologie tradition-


nelle chez Kant (1951), P.U.F., 1963.

Philonenko, A., L'œuvre de Kant, Vrin, t. 1: La


philosophie pré critique et la Critique de la raison
pure, 1969; t. II: Morale et politique, 1972.

Puech, M., Kant et la causalité, Vrin, 1990.

Vialatoux, J., La morale de Kant, P.U.F., 1956. Table des matières


Vleeschauwer, H.J. de, La déduction transcendantale
dans l'œuvre de Kant, Librairie Ernest Leroux, t. 1:
1935; t. II: 1936; t. III: 1937 (repr.: New York! 1. AVANT KANT .................... .
London, Garland Publishing, 1976). 1.1. La rigueur et le problème dl' la
métaphysique .................. 1)

1.2. Le rationalisme:
tout est analytique ............... 1X
1.3. L'empirisme:
tout est synthétique .............. .' \
1.4. Le double défi de Kant. . . . . . . . . . . .'X
1.5. L'anarchie de la métaphysique. . . . . \,'
1.6. L'énigme du synthétique a priori . . . \()

II. KANT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ·1'1


2.1. La critique comme nouveau traité dl'
la méthode ..................... ·1 ')
2.2. Des éléments de la connaissance
humaine ....................... ,IX
2.3. Le phénoménalisme:
la perte de l'en-soi et le succès dcs
mathématiques .................. S·~
2.4. La logique transcendantale d'ullc
constitution a priori de la nature . . . (,S
204 Emmanuel Kant

2.5. La dialectique de la raison


syllogistique .................... 80
2.6. Le tournant méthodologique vers la
raison pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
2.7. La métaphysique depuis la liberté.. 104
2.8. De la philosophie comme système:
la Critique de la Faculté de Juger ou
la nostalgie du suprasensible. . . . . .. 116
2.9. La modernité de Kant:
la question de l'homme ou de
l'histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 133

III. APRÈS KANT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 153

Biographie ............................. 193

Bibliographie ........................... 197

Table des matières ...................... 203

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