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Nourritures et territoires en Europe.

La gastronomie comme frontière culturelle.

Denis SAILLARD

Abstract : The gastronomical discourse often links food and territory. It draws a lot of material and mental
« borders ». This is the case for national discourses, yesterday and today. For instance « national » gets the
upper hand of « transnational » on Europa stamps issued in 2005 whose topic was Gastronomy. However
history tell us that inter and extra-European food trade and culinary exchange were quite developed. Their
speeding-up since several decades and fusion cuisine’s fast spread lead to current questioning about the
future of European gastronomical cultures. Some cultural borders are revived or modified.

Keywords : identities, nation, nationalism, cultural transfers, transnational.

« On ne peut guère imaginer matière plus intimement liée à notre existence et à


nos activités quotidiennes que le boire et le manger. Il est indéniable que la cuisine et
les us et coutumes qui s’y rapportent, reflètent et modèlent de diverse manière les
lieux, la nature, l’histoire, la façon de voir les choses, le savoir technique, le modèle
social et la situation économique de chaque société. »
Document Europa de la Poste islandaise, 2005.

Le discours gastronomique ne cesse de repérer des liens géographiques, territoriaux, entre la nourriture
et une région donnée : zones de production d’un aliment, régions où l’on élabore un « plat typique », où l’on
fait un usage alimentaire spécifique ou réputé tel, etc. Il peut s’agir d’un discours scientifique, par exemple
quand, en 1937, Lucien Febvre établit des cartes des fonds de cuisine français (beurre, graisses animales,
huiles, ...) pour le tout nouveau musée national des arts et traditions populaires (Ferrières, Madeleine, « Une
frontière de l’huile d’olive », in Montanari et Pitte, 2009, p. 201-219). Cependant ce discours peut aussi servir
à marquer une différenciation anthropologique souvent dévalorisante pour l’Autre. Il n’est guère nécessaire
d’insister sur la kyrielle de sobriquets de nature alimentaire utilisés pour désigner les autres, ceux du village,
de la région ou de la nation situés au-delà d’une « frontière », administrative ou non : les Français sont taxés
de froggies, mangeurs de grenouilles, de l’autre côté de la Manche (Moulin, 1989, p. 10). Eux-mêmes ont
longtemps désigné les immigrés italiens par le terme de macaroni (Leveratto, 2010 et Noiriel, 2010). Un
biographe d’Emile Zola a stigmatisé la consommation d’huile d’olive de l’auteur de Germinal afin de rappeler
ses origines transalpines et décrédibiliser son œuvre et ses idées (Courtine, Robert, Zola à table, Paris, R.
Laffont, 1978, p. 5-19 ; sur ce littérateur gastronomique, cf. Francfort, Didier, « Les Chroniques de la
Reynière dans Le Monde », in Hache-Bissette et Saillard, 2007, p. 257-274). En Toscane, les habitants de
Farnocchia sont qualifiés de fagiolani c’est-à-dire de haricots donc d’idiots, par ceux des villages voisins
(Tak, 1988).
S’établit par conséquent une représentation des autres et des « identiques », deux groupes séparés par
une frontière culturelle. Ici je m’interrogerai principalement sur la construction d’un discours gastronomique
territorial à l’échelle de la nation qui aboutit à tracer des frontières culturelles entre les différents Etats
d’Europe. Ces délimitations, dans le contexte actuel de l’intégration européenne et de la mondialisation,
trahissent-elles la volonté d’une fermeture à autrui ou expriment-elles simplement la volonté d’individualiser
une culture au sein d’un grand espace géopolitique et économique ouvert ? J’analyserai principalement les
choix faits par soixante et une administrations postales européennes quand il s’est agi, pour la série Europa en
2005, de produire des timbres sur la « gastronomie ». Les émissions philatéliques font partie de la panoplie de
vecteurs utilisés pour conférer une identité à une nation (Anderson, 1983 ; Thiesse, 2006) et il importe de
comprendre la symbolique utilisée par les Etats « anciens », recréés ou nouveaux, voire les entités non
officiellement reconnues ou provisoires, en ce début de XXIe siècle, près de cinquante ans après le traité de
Rome et quinze ans après la chute du Mur de Berlin. D’autre part, au début de l’année 2006, le Conseil de
l’Europe publiait un beau livre dont le titre, Cultures culinaires d’Europe. Identité, diversité et dialogue,
indique assez bien la dialectique contenue dans notre objet d’étude. En effet, étudier la construction de
marqueurs identitaires gastronomiques invite également à aborder la question des migrations et des transferts
alimentaires et culinaires, donc des échanges à travers l’histoire avec l’Autre, de la transgression de la
frontière culturelle.

Les timbres Europa 2005 : « la gastronomie »


Depuis 1993 PostEurop est l’organisme international héritier, pour la partie postale, de la Conférence
européenne des postes et télécommunications (CEPT), qui avait été fondée en 1956 par les six Etats de la
Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Chaque année PostEurop fixe un thème commun
à ses membres pour une émission, très prisée par les philatélistes du monde entier, qui porte le label Europa.
Chaque membre est totalement libre pour le choix de son visuel et le nombre de timbres. En 2005 ce dernier
fut compris entre un et six. Cette année-là PostEurop reconnaissait le label de l’émission Europa à 53
« entités », Etats à part entière, « dépendances » d’Etats européens : ses 43 membres et 10 autres entités, dont
certaines, depuis, ont rejoint l’organisme. Comme toutes les institutions européennes PostEurop est confronté
à la question de la définition de l’Europe. Elle reprend celle de la CEPT, qui incluait – par-delà donc le rideau
de fer à l’époque de sa définition – « tous les pays situés à l’ouest d’une ligne partant du milieu du Bosphore,
traversant la mer Noire et la mer Caspienne jusqu’à l’embouchure de l’Oural, longeant le fleuve et suivant la
crête des monts de l’Oural. » Cette définition de nature géographique permet à la Turquie et aussi au
Kazakhstan d’émettre officiellement des timbres Europa, mais en revanche elle est quelque peu ambiguë sur
l’appartenance ou non à l’Europe des Etats caucasiens. Dans les faits PostEurop reconnaît les émissions
Europa de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie. En revanche, pour des raisons philatéliques et
politiques, l’organisme postal européen considère comme abusives les utilisations de la mention Europa
émanant d’autres pays situés au-delà de cette limite géographique.
Cependant, les documents officiels de PostEurop sont parfois contradictoires ou confus : ainsi dans la
Revue annuelle de PostEurop pour l’année 2005, Andorre, qui est sous double administration postale
espagnole et française, est porté sur la carte officielle (Annual Review, 2005, p. 2-3) mais ne figure pas dans la
liste des 53 (ibidem, p. 47-50) ; tandis que l’île de Man, Jersey et Guernesey sont regroupés dans une seule
« entité ». D’autre part la présente étude n’a pas les mêmes objectifs que la classification officielle de
PostEurop, par ailleurs très évolutive depuis 1993. Aussi nous considérons ici 61 « entités » émettrices. Les
Pays-Bas n’ont pas émis de timbre en 2005 ; nous ajoutons aux 52 postes Andorre, Madère, les Açores, l’île
de Man et Guernesey, ainsi que les deux administrations postales bosniaques (croate et serbe), celle du
Monténégro (indépendant quelques mois plus tard) et enfin celle de Chypre du Nord (« République turque de
Chypre du Nord ») fonctionnant pour une entité non reconnue par l’ONU. Ces quatre dernières
administrations postales sont, logiquement, ignorées par PostEurop (sauf erreur le Kosovo n’a commencé à
émettre des timbres Europa qu’en 2006) qui compte parmi ses membres les Etats souverains de Chypre et de
Bosnie-Herzégovine. Mais la façon dont ce type de territoire se représente nous intéresse quand il s’agit
d’analyser les frontières culturelles.

Une transnationalité culturelle minoritaire, traversée par des identités culturelles nationales
Une nette majorité d’administrations postales, 46 sur 61 soit 75% (groupe 1), a choisi une ou plusieurs
recettes ou produits typiques de son pays ; 7 (groupe 2) ont émis des visuels plus génériques mais porteurs
eux aussi d’une identité territoriale et culturelle : Andorre, Biélorussie, Chypre, Danemark, Estonie, Saint
Marin, Vatican ; 8 autres enfin (groupe 3) des représentations sans référence géographique, si ce n’est
européenne dans son ensemble, mais pas forcément dépourvues de marqueurs identitaires : Allemagne,
Croatie, France, Grande-Bretagne, île de Man, Italie, Liechtenstein, Suisse.
A l’évidence le groupe 3 possède une certaine unité avec trois des six pays fondateurs de la Communauté
européenne auxquels s’ajoute la Grande-Bretagne. Et, dans une classification de type culturel, il n’est pas
étonnant de retrouver le Liechtenstein et la Suisse dans un groupe où figurent l’Allemagne et la France. Ainsi
la seule compréhension du terme « gastronomie » délimite une frontière culturelle entre deux groupes de pays
européens. Ce terme possède en effet deux sens. Il est très souvent utilisé comme synonyme de « cuisine » et
c’est donc dans cette acception que la plupart des administrations postales l’ont entendu. Cependant la
gastronomie, au sens premier, est la « connaissance de tout ce qui se rapporte à la cuisine, à
l’ordonnancement des repas, à l’art de déguster et d’apprécier les mets » selon le dictionnaire Larousse, qui
s’inspire de l’énoncé de Brillat-Savarin (Physiologie du Goût, 1826) : « La gastronomie est la connaissance
raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit. Son but est de veiller à la conservation
des hommes au moyen de la meilleure nourriture possible. »
L’administration postale allemande, dans la présentation de son timbre, précise soigneusement la
définition de « gastronomie ». Son texte souligne les origines « gréco-françaises » du mot. L’Allemagne, en
représentant par un simple trait blanc sur fond noir une table portant un verre, une bouteille, une bougie et une

tasse sur une soucoupe, stylise la gastronomie davantage encore que la Croatie et l’Italie qui ont choisi deux
produits symboliques de l’alimentation, le pain et le vin pour la première, le blé et le raisin pour la seconde.
Les deux timbres italiens sont les seuls de toute la série Europa 2005 à utiliser le drapeau européen comme
fond. La France, le Liechtenstein, l’île de Man et la Suisse représentent la haute cuisine. Man consacre son
timbre à la formation des jeunes chefs (Youth Programme Masterchef). Le timbre suisse, comme l’allemand,
se veut par sa stylisation particulièrement transnational : la mention « art culinaire » figure en quatre langues
et une carte de l’Europe apparaît sur la cloche au centre de la table. De surcroît cette cloche masque son
contenu. La Grande-Bretagne enfin a émis une série de six timbres, rebaptisée « Changer de goûts (Changing
Tastes) », illustrant le multiculturalisme alimentaire moderne ; l’Afrique et l’Asie font, grâce à elle, leur
entrée dans la gastronomie vue d’Europe.
Par conséquent il est possible de percevoir une différenciation culturelle y compris dans le groupe des
émissions transnationales. L’histoire de la gastronomie française conduit ainsi logiquement au timbre Europa
de 2005. Cela fait maintenant plus de trois siècles, depuis la révolution culinaire des XVIIe et XVIIIe siècles et
les tables royales de Versailles, que la France joue un rôle primordial dans la gastronomie mondiale. C’est dès
la fin du XVIIIe siècle que se crée à Paris, métropole particulièrement bien approvisionnée par une production
nationale et internationale extrêmement variée, le restaurant moderne. Quelques années encore et, grâce à
Grimod de la Reynière, Antonin Carême, Brillat-Savarin puis leurs nombreux émules, la France réinvente le

discours gastronomique grec antique, fait de la gourmandise une qualité et exporte ses chefs dans le monde
entier (Ory, 1998 ; Ferguson, 2004 ; Hache-Bissette et Saillard, 2007). Elle souligne continuellement la
grande diversité et la richesse de ses terroirs et rappelle qu’elle est la patrie des banquets gaulois, du cuisinier
médiéval Taillevent et de Rabelais. Elle dresse un Panthéon virtuel à ses chefs du passé, Vatel, Auguste
Escoffier, Prosper Montagné, etc. comme à ceux d’aujourd’hui, de Ducasse à Gagnaire en passant par Bocuse
et Robuchon. Le dessin du timbre Europa – le chef en plus – est similaire à celui émis nationalement en 1980
qui portait déjà la mention « gastronomie française ». La Grande-Bretagne, elle, se veut officiellement la
promotrice du multiculturalisme depuis de longues décennies. Dans le domaine gastronomique cela
n’empêche pas qu’il existe toujours Outre-Manche, ne serait-ce que pour des raisons économiques, une
défense de la production alimentaire et des traditions culinaires nationales. Des campagnes en faveur de la
« nourriture britannique » sont régulièrement lancées dans le pays, comme on peut le voir sur le site internet
Love British Food. Chaque automne est organisée une « Quinzaine de la nourriture britannique ». Ce type de
manifestation peut aller jusqu’à prendre des colorations essentialistes ou nationalistes, lesquelles caractérisent
également le discours de certains hérauts de la cuisine française (Hache-Bissette et Saillard, 2007, p. 177-
290). Tel est le cas d’un article très hostile à Elizabeth David, célèbre cuisinière anglaise qui avait popularisé
la cuisine méditerranéenne en Grande-Bretagne à partir de la fin des années cinquante (Tim Hayward, « False
goddess. How Elizabeth David led devotees away from home-grown delights », Waitrose Food Illustrated,
October 2009, p. 68). Le numéro où il figure, « fait l’éloge de la tourte (pie), ce mets qui unit la Grande-
Bretagne ». Le magazine gastronomique de la chaîne alimentaire Waitrose possède par ailleurs une rubrique
« Tradition » qui met en exergue le lien entre nourriture, territoire et culture (« Into the Woods. […] Liz
Edwards gets a taste of old England », ib., p. 79-85). Ce type de représentation s’inscrit en réalité dans une
histoire longue de la défense de la culture culinaire et alimentaire britannique (Mennell, 1985 et Lehmann,
Gilly, The British Housewife: Cookery Books, Cooking and Society in 18th-Century Britain, Totnes, Prospect
Books, 2003). Il n’en reste pas moins que c’est le thème multiculturel qui a été choisi par le Royal Mail, ainsi
que celui de la haute cuisine grâce à l’île de Man. En effet la Grande-Bretagne prend soin d’être, à l’image du
modèle français, à la pointe en ce domaine. Il en va de même pour l’Allemagne, dont la qualité de la cuisine
est parfois brocardée. L’histoire culinaire allemande est pourtant fort riche et la pensée gastronomique très
développée depuis le XIXe siècle, ce que révèlent les travaux en cours de l’historienne Eva Nether.
La présence de la Croatie dans le groupe 3 est la moins attendue. Même si la slovène a choisi une
thématique originale, toutes les administrations postales des entités issues de l’éclatement de la Yougoslavie
ont émis des visuels nationaux. Ce choix paraît logique en raison de la jeunesse de ces Etats nés au cours
d’une période de conflits meurtriers et de déplacements ethniques forcés. Deux graphistes de Zagreb, Orsat
Franković et Ivana Vučić, ont représenté du pain et un verre de vin rouge sur un fond uniformément blanc. La
notice philatélique croate, Petit essai sur le pain et le vin (A sketch on bread and wine), l’une des plus longues

de celles produites pour Europa 2005, insiste sur l’universalité des symboles gastronomiques choisis : « Le
pain et le vin sont les deux choses les plus importantes dans la vie de l’être humain. » Cependant il est
difficile de ne pas remarquer le dessin d’une croix sur la pain ; le fond blanc peut aussi faire penser à un autel.
D’ailleurs la notice souligne elle-même les différences de perception du vin. Multipliant les références aux
religions chrétienne, juive et grecque antique, mais pas à l’islam, elle montre que le vin peut être soit célébré,
soit considéré avec méfiance, voire condamné et proscrit. Pour conclure elle ne cite pas la vieille bénédiction
hongroise « Vin, pain et paix » mais la pensée du métaphysicien magyar Béla Hamvas. Au sortir de la
Seconde Guerre mondiale, dans Philosophie du vin (A bor fiozófiája, publiée bien après sa mort survenue en
1968 ; l’édition croate date de 1993), Hamvas, s’en prend aux hygiénistes, aux athées et aux fanatiques
religieux. Il fait l’apologie de la joie de vivre et celle du vin, où comme dans toute nourriture et dans l’amour,
réside, selon lui, la présence divine. Ainsi l’administration postale croate a incontestablement eu l’intention de
dépasser un nationalisme étroit. Cependant, déterritorialisée dans le graphisme et le motif des timbres, la
gastronomie est ici spiritualisée, tandis que la notice philatélique énonce sans ambages que le vin peut
constituer une source de division culturelle.

Les « spécialités nationales » tracent des frontières culturelles


Les sept pays du groupe 2 n’ont pas opté pour une représentation identitaire strictement nationale. La
Biélorussie n’a pas désiré représenter un plat local mais deux symboles gastronomiques génériques, du pain et
des légumes. Toutefois les graphistes ont aussi fait figurer sur les deux timbres des nappes brodées
traditionnelles. La République de Saint-Marin, qui avait déjà émis une série de huit timbres « Les saveurs de
notre terre » deux ans plus tôt, a également représenté le pain et le vin. Mais le visuel, la carafe italienne en
particulier, et la notice des deux timbres les rattachent au domaine méditerranéen. Il en va de même pour ceux
d’Andorre, deux natures mortes de tables sans équivoque méridionales, de Chypre, deux tables en plein air, et
du Vatican, deux assiettes en céramique où Picasso a peint des poissons, œuvres appartenant au musée de la

Cité pontificale. Ces deux timbres du Vatican se réfèrent implicitement et habilement au symbole chrétien
antique du Sauveur, l’ictus, voire à la pêche miraculeuse du Christ au lac de Tibériade. L’Estonie et le
Danemark ont chacun émis deux timbres, l’un avec un visuel alimentaire peu distinctif, le second avec des
produits typiques du pays, notamment des poissons.
Le Vatican n’a pas caché son embarras face au thème de la gastronomie : « Chaque pays exprime avec la
cuisine […] sa culture, son histoire, sa tradition, son art. […] L’Etat de la Cité du Vatican possède, par sa
nature, un rayonnement international et se justifie, comme entité étatique, parce qu’il offre un siège
identifiable et souverain au Successeur de Pierre. » Sans réalité nationale, pas de cuisine à soi. Les trois-
quarts des Etats et entités d’Europe ont, eux, bel et bien présenté leur cuisine nationale, laquelle constitue l’un
des éléments de ce que l’on a nommé « la check list identitaire », commune à toutes les nations européennes
(Löfgren, 1989 et Thiesse, 2006). Chaque nation se construit une identité en développant un discours, des
représentations, qui individualisent son histoire, ses symboles, les coutumes de sa population, etc. Une
frontière culturelle est par conséquent tracée entre ces différentes identités nationales « imaginées »
(Anderson, 1983), « inventées » (Hobsbawm et Ranger, 1983), « fabriquées » (Agulhon, 1989). Ainsi, en
2005, le rédacteur de la notice des timbres du Luxembourg peut considérer la frontière culturelle
gastronomique comme une évidence : « Est-il possible de manger une paella sans penser immédiatement à
l’Espagne, de goûter des pâtes al dente sans s’évader pour l’Italie, de partager un bon mezze sans se
retrouver un peu en Grèce ? Et pour cause, la spécificité culturelle d’un pays passe aussi par ses traditions
gastronomiques. Car comme l’affirme l’adage populaire : “ Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu
es ”. Dit autrement, il est légitime d’affirmer que la culture gastronomique d’un pays est fortement liée à son
histoire, à ses conditions géographiques et climatiques, à la richesse de sa structure sociale, à la mentalité et
au mode de vie des individus qui le composent. »
Les vignettes des 46 entités du groupe 1 montrent donc des plats, des boissons, des produits et des
éléments de service fort divers, puisque réputés propres à un espace et une culture donnés, mais elles
possèdent, à quelques exceptions près, la même fonction et relèvent de cette « grammaire identitaire » des
nations européennes (Löfgren, 1989) : lavash (pain) et harissa pour l’Arménie ; plov et dolma pour
l’Azerbaïdjan ; jambon pour l’Espagne ; poulet au paprika pour la Hongrie ; mămăligă (polenta) et învârtite
cu brânză (gâteau au fromage) pour la Moldavie ; cozido et bacalhau (morue) pour le Portugal ; blinis, caviar
et samovar pour la Russie ; etc. Quelques exemples suffiront ici, comme les deux timbres du Luxembourg, où
des photographies détaillent deux de ses plats traditionnels : « Au Luxembourg, la bonne chère fait également
partie intégrante de la culture. Car s’il est vrai que, de par la position frontalière du pays, la cuisine
luxembourgeoise combine harmonieusement la cordialité allemande avec la finesse de la cuisine franco-
belge, elle a également une personnalité qui lui est propre. C’est ainsi que de nombreuses recettes liées au
mode de vie agricole ont influencé de larges couches de la société luxembourgeoise, et ce jusqu’à nos jours.
[…] Plat national par excellence, le Judd matt Gaardebounen ou Collet de porc fumé aux fèves des marais à
la sauce brune, est un plat de caractère particulièrement apprécié des gourmets. Accompagné de pommes de
terre poêlées au lard et d’une bonne bouteille de vin blanc de la Moselle luxembourgeoise, [il] constitue un
véritable régal à partager entre amis ou en famille. »
Cependant dans ce groupe, certaines images retiennent particulièrement l’attention : celles qui lient
étroitement cuisine (ou alimentation) et territoire ou paysages nationaux (Thiesse, 2006 et Fumey, 2010, p.
106-111), et celles qui insistent sur la différenciation culturelle. Ainsi l’Islande, dont les deux timbres
circulaires comme des assiettes ont remporté le prix artistique PostEurop, Jersey et Guernesey évoquent
l’environnement maritime. Les timbres islandais représentent également la flore et les paysages terrestres du
pays. La Lituanie et le Kazakhstan figurent leurs pâturages et leurs produits laitiers typiques (plus le pain noir

pour la Lituanie), la Turquie une campagne où abondent légumes et céréales. Si la notice du timbre slovaque
égrène la liste de plusieurs plats et boissons typiques, le visuel figure simplement du pain et du sel. En offrir à
un visiteur étranger est une tradition slave particulièrement vivace en Slovaquie où elle porte le nom de
« chlieb a sol’ ». Cette tradition d’hospitalité est cependant conjuguée avec l’affirmation territoriale nationale
puisque la tranche de pain dessine l’Etat slovaque, indépendant depuis 1993. Le lien entre cuisine et
territoire est davantage marqué encore sur les deux timbres roumains, dont la riche symbolique comprend des
cartes. Ces dernières leur confèrent également une dimension historique, plus que dans tout autre
représentation de la série Europa de 2005, y compris celles émanant d’Etats très récents et celles des
territoires en quête d’une reconnaissance internationale. L’une des deux cartes représentant l’Europe au IXe
siècle porte la mention « DACIA » et figure un limes au nord du pays ; « les Daces qui habitaient ce territoire
sont les ancêtres des Roumains », précise la notice philatélique. La dimension historique est reprise par
plusieurs autres détails. La chasse est ainsi représentée comme une activité séculaire (le cavalier à l’arc), qui
perdure jusqu’à aujourd’hui et constitue l’une des sources principales des recettes nationales. L’administration
postale de Bucarest insiste

d’ailleurs régulièrement sur la filiation, contestée, entre Roumains et Daces (Thiesse, 2001, « Les fils des
Daces », p. 95-100). En 2005, presque simultanément avec l’émission Europa, elle émet un bloc de quatre
timbres sur la viticulture présentant chacun un cépage typique sur fond du décor sculpté de l’église
iconoclaste Stavropoleos construite à Bucarest en 1724. La notice rappelle les origines millénaires de la
viticulture et mentionne l’histoire de Burebista, roi du « premier Etat dace indépendant et centralisé » (un peu
plus grand que la Roumanie actuelle) qui, au premier siècle avant JC, avant donc l’occupation romaine, aurait
été contraint de prendre des mesures pour en restreindre l’étendue. Elle cite aussi comme « preuve de
continuité » historique, l’origine dace de trois termes viticoles roumains actuels.
Quant à la différenciation culturelle par la cuisine et l’alimentation elle est particulièrement intéressante à
analyser sur les vignettes de l’Autriche et des Etats issus de la Yougoslavie. Le timbre de l’administration
postale viennoise est un dessin humoristique mais il ne peut échapper que son sujet, le mélange, c’est-à-dire le
café mélangé à du lait dans des proportions égales, définit une identité culturelle par rapport à une autre, en
l’occurrence celle des Ottomans. La notice philatélique détaille les circonstances historiques de l’invention, à
la fin du XVIIe siècle à Vienne, du mélange, « une institution, une partie de l’Autriche », puis résume la place
centrale des cafés dans la société viennoise : Congrès de 1815, valses, littérature, etc.
Plusieurs Etats ou entités issus de l’ex-Yougoslavie ont soigneusement pris comme symboles
gastronomiques des plats perçus comme identitaires, car excluant les autres proches et établissant de ce fait
une démarcation culturelle. C’est en particulier le cas des trois entités bosniaques. Le règlement du conflit des
années 1990, défini par les accords de Dayton, n’est pas encore arrivé à son terme. Les deux vignettes de
l’Etat central, officiellement reconnu, de la Bosnie-Herzégovine (image à gauche) figurent la sogan dolma et
la baklava, nourritures d’origine orientale. Les baklavas sont produites et consommées sous des formes
variées dans l’ensemble du sud-est de l’Europe, vaste région communément désignée sous le terme de
« Balkans » (Todorova, 1997), mais l’administration postale de Sarajevo est la seule à les avoir choisies pour
Europa 2005. La notice des timbres émis par la poste croate de Mostar (au centre sur l’image), décrit la
« cuisine familiale d’Herzégovine » et insiste surtout sur la fabrication du jambon fumé, qui figure sur l’une
des deux vignettes (en haut à droite) avec une bouteille de vin, du pain, de l’ail et des oignons. Le jambon
constitue également le sujet de l’un des quatre timbres du Monténégro aux visuels assez génériques, les trois
autres étant le miel, le vin rouge, les poissons et crustacés.

Les images de la « République serbe » de Bosnie (Banja Luka) illustrent la cuisine rurale et ses « plats
traditionnels », où apparaît une nouvelle fois le jambon, servis sur une grande table en bois, autour d’un
foyer. Ces représentations de 2005 se situent dans la continuité du conflit de la décennie précédente. La
cuisine et les habitudes alimentaires servent de marqueurs identitaires aux discours nationalistes, comme on le
voit de manière éloquente dans Nationalism on the menu, documentaire réalisé en 2007 par Djordje Naskovic
et David Muntaner.

La porosité des frontières alimentaires et culinaires


Le choix d’une spécialité culinaire ou alimentaire nationale peut par conséquent dériver vers un discours
nationaliste qui souligne les oppositions avec l’Autre (consommation ou non de la viande de porc, etc.) tandis
que la diversité gastronomique intérieure, les frontières culinaires internes, sont complètement gommées. Il
est remarquable que, pour la série Europa 2005, l’un des deux seuls pays à ne pas avoir complètement dissous
les régions dans la nation soit la Slovénie. Issu pourtant récemment lui aussi de l’éclatement de la
Yougoslavie, cet Etat a acquis l’indépendance dans des circonstances un peu moins dramatiques. Sa poste a
représenté la potica, un gâteau roulé présenté comme « l’une des spécialités culinaires les plus appréciées »
du pays et un dessert couramment servi dans « presque chaque foyer slovène ». Sa technique de confection
remonte à environ deux siècles et dérive de celle de la povitica. Mais ce gâteau se présente dans des
déclinaisons très variées, notamment pour le fourrage utilisé même si la noix est aujourd’hui la plus souvent
choisie. Aussi le timbre montre-t-il trois poticas, fourrées respectivement de noix, de graines de pavot et
d’estragon, dans l’intention d’évoquer les principales zones géographiques slovènes, les régions « alpine,
méditerranéenne et pannonienne », mais également pour suggérer l’idée que la cuisine slovène résulte d’une
conjonction d’influences. La notice du timbre mentionne de surcroît les emprunts faits par les recettes
slovènes à celles de l’ensemble des Balkans et à la haute cuisine internationale. D’ailleurs l’un des deux
timbres de la République de Macédoine (pour reprendre la dénomination figurant sur les timbres), à
l’extrémité opposée de l’ex-Yougoslavie, représente lui aussi, à côté d’un pain rond et d’épis de blé, un gâteau
roulé au pavot. Gibraltar, entité portuaire aux confins de l’Europe et de l’Afrique, de la Méditerranée et de
l’Atlantique, a explicité sur ses quatre timbres les migrations culinaires et la grande diversité de sa propre
cuisine. Leur texte, « L’influence de la cuisine … », précise en effet, en anglais et en espagnol, les
différentes origines de quatre recettes : influence culinaire portugaise pour le bar grillé (Robalo a la parrilla /
grilled Sea-Bass), gênoise pour la tourte aux épinards (Torta de acelga / spinach pie), britannique pour le
diplomate à la crème pâtissière (Trifle with custard), maltaise enfin pour les paupiettes de veau (rollitos de
ternera / veal ‛birds’). On remarquera au passage l’absence d’exemple culinaire espagnol, mais surtout que
les choix opérés par Gibraltar et la Grande-Bretagne démontrent assez que des vignettes philatéliques peuvent
très bien évoquer, malgré leur petite taille, autre chose qu’un symbole identitaire simplificateur.
Ces derniers timbres rejoignent par là le but assigné par le Conseil de l’Europe, désireux sans nul doute de
ne pas verser dans une vision essentialiste de chacune des nombreuses cuisines nationales, aux auteurs du
livre Cultures culinaires d’Europe : insister sur les mutations. Cet ouvrage collectif se présente sous la forme
de 40 contributions (6 des 46 membres, en 2006, du Conseil sont absents de cette publication : Albanie,
Andorre, Liechtenstein, République tchèque, Saint-Marin et Suisse), encadrées d’une introduction et d’une
conclusion toutes deux assez développées. Une grande latitude a néanmoins été laissée aux auteurs et
l’ouvrage frappe l’imagination non seulement par l’effet « kaléidoscopique » de toutes ces recettes si
différentes, mais également par ses innombrables mentions des mutations et échanges culinaires à travers les
siècles (cf. aussi Fumey, 2004 et 2010 ; Oddy et Petranova, 2005). Ainsi « localité » et contraintes naturelles
ont été maintes fois dépassées par les sociétés humaines. Quant aux habitudes alimentaires qui passent parfois
pour immuables, elles se sont nettement modifiées et leur métamorphose s’accélère au cours des dernières
décennies. Même si des habitudes, des préventions ou des dégoûts peuvent retarder longtemps cette évolution,
ingrédients et recettes franchissent les frontières : le gâteau roulé au pavot mis en valeur sur les timbres
slovène et macédonien a également une solide réputation en Pologne, en Slovaquie, dans le sud-est de
l’Europe, etc. De surcroît il est connu et fort apprécié, sous le nom de makotch, dans le nord de la France en
raison de l’immigration de travailleurs polonais à l’époque de l’exploitation minière. Même transnationalisme
pour le gâteau à la broche (Bonnain, 1995) et pour combien d’autres plats et produits alimentaires !
Il n’en reste pas moins que les discours identitaires, nationaux ou autres, sont parfaitement capables
d’intégrer des nourritures venant d’ailleurs. Les processus utilisés vont du très simple au plus sophistiqué : ces
discours oublient de préciser l’« exotisme » (Régnier, 2004) des plats et produits, ou bien ils louent la capacité
d’appropriation de leur propre culture et ses résultats, ou encore ils revendiquent plus ou moins
catégoriquement, mais de manière peu convaincante pour les historiens de la gastronomie, la paternité de telle
ou telle recette. Ainsi la frontière culturelle est-elle bien vite à nouveau tissée. C’est par exemple le cas dans
le sud-est de l’Europe où l’influence culturelle ottomane est largement sous-estimée, voire entièrement passée
sous silence. Ce que déplorent les militants des mouvements antinationalistes, comme Atanas Vangeli en
République de Macédoine : « […] La période ottomane a aussi laissé énormément de traces dans les
coutumes et les gestes quotidiens qui sont des caractéristiques inévitables de notre code culturel. […] La
cuisine est un autre domaine de la vie quotidienne qui ne manque pas d’influences turques : la sarma (feuilles
de vigne ou de chou farcies), la moussaka, la tourlitava (ratatouille) et le börek (feuilleté). Nous buvons du
café turc et nous sommes tous friands de baklavas, de touloumba et de boza, ces douceurs orientales. Sans
oublier la kafeana (du turc kahvehan), qui est l’institution où se crée l’opinion publique, que ce soit en ville
ou à la campagne, et qui, bien que semblable aux bars et aux restaurants, restera toujours une kafeana car
elle n’a pas d’homologue dans le monde occidental. » (« Quelque chose en nous de profondément ottoman »,
Globus cité par Courrier international, 18 février 2010).

Des frontières culturelles solubles dans la mondialisation ?


Aussi la connaissance de l’histoire et de la gastronomie et sa diffusion peuvent être précieuses pour
modifier l’appréhension que nous avons chacun des frontières culturelles. Un livre comme Cultures culinaires
d’Europe, qui détaille leur construction et leur complexité, possède incontestablement une fonction
pédagogique. Cependant, à l’instar du discours d’Atanas Vangeli reconnaissant explicitement l’existence
d’identités culturelles, et de la série philatélique PostEurop mettant en valeur la diversité gastronomique, le
Conseil de l’Europe se montre soucieux de la reconnaissance et de la défense de la multitude d’identités
culturelles qui existent de l’Atlantique jusqu’à l’Oural et la Caspienne. Son ouvrage gastronomique porte
d’ailleurs le sous-titre Identité, diversité et dialogue.
« Les milieux culturels européens reconnaissent enfin le rôle de l’alimentation dans la constitution des
identités locales, régionales et nationales, et dans les liens qu’entretiennent ces identités en notre époque de
mondialisation des échanges », écrit l’historien Fabio Parasecoli dans l’introduction de ce livre. Rejoignant
les préoccupations d’intellectuels et d’associations, telle Slow Food, peu enclins au nationalisme ou au
conservatisme politique et social et celles de producteurs agricoles spécialisés, le discours gastronomique du
livre publié par le Conseil de l’Europe développe l’idée que la diversité culinaire et alimentaire, source de
richesse culturelle, est peut-être menacée par l’évolution économique internationale actuelle. Les frontières
culturelles seraient-elles donc solubles dans le grand marché mondial qui tend à se mettre en place ?
Dans la série philatélique Europa 2005, un pays se fait l’écho de cette interrogation. La Pologne a bien
choisi, elle aussi, une spécialité alimentaire comme symbole, mais il ne s’agit pas d’un plat national. L’image
représente l’oscypek podhalański, un fromage fumé, à base traditionnellement de lait de brebis pressé dans
des formes en bois, fabriqué au sud du pays dans le Podhale, dont la ville principale est Zakopane. Seule
région véritablement montagneuse de Pologne, elle possède une personnalité culturelle propre, « inventée » et
incarnée dans le dialecte, le folkore, etc. Le choix de l’oscypek podhalański, également produit dans les
montagnes au-delà de la frontière avec la Slovaquie (cas fréquent de non superposition des frontières étatiques
et culturelles ; depuis 1994 existe l’eurorégion des Tatras), a-t-il été réalisé dans le but d’affirmer et d’ancrer
l’appartenance de cette région limitrophe à la Pologne ? Non, il fut motivé parce que ce fromage fut le
premier produit régional polonais classé par la législation de l’Union européenne, qui s’inspire pour une part
du modèle français des AOC (appellations d’origine contrôlée) dont la création remonte aux années 30. La
notice philatélique luxembourgeoise Europa 2005 évoque d’ailleurs le principe de ce classement : « Véritable
berceau de la gastronomie dans le monde, l’Europe possède une incroyable variété de produits
agroalimentaires de qualité. Consciente de la valeur d’un tel patrimoine, la Commission européenne a même
mis en place, dès 1994, un système en vue de protéger et de préserver les traditions culinaires européennes
issues de savoir-faire ancestraux. »

La mosaïque européenne : fusions et frontières-phénix


Loin d’être un élément mineur de la « check-list identitaire » nationale, alimentation et cuisine
apparaissent au contraire comme une matière particulièrement propice au discours nationaliste.
Consubstantiels aux besoins et aux expériences corporels, à la mémoire personnelle et familiale ainsi qu’à des
territoires réels, recomposés ou mythiques, les habitudes et les goûts alimentaires, éprouvés quotidiennement,
jouent un rôle important dans la vie sociale et l’imaginaire de chacun. Le discours gastronomique, pour peu
qu’il passe par des formes et des vecteurs non élitistes, ce qui est généralement le cas, parle donc directement
à la totalité de la population qui le reçoit. L’existence d’une frontière alimentaire et culinaire peut alors
paraître naturelle et indépassable aux yeux de deux « communautés », deux villages, deux régions, deux
nations, d’autant que les facteurs géographiques déterminent les productions agricoles pour une part plus ou
moins importante selon les lieux et les époques. Le besoin de se rassurer par rapport à l’étrangeté d’autrui et
d’exprimer une supériorité par rapport à l’Autre peuvent aller de pair avec cette apparente évidence.
Les nations européennes, au cours des siécles précédents et jusqu’à nos jours, comme nous le voyons sous
de multiples facettes dans les documents philatéliques de 2005 sur la gastronomie, doivent aborder de face la
question des frontières de type culturel : en atténuant la signification et la portée de celles qui existent à
l’intérieur de leur propre espace et en développant un arsenal de représentations identitaires pour l’ensemble
de cet espace. Dans le contexte de la construction de l’Union européenne et de la mondialisation, cette double
tâche (Dieckhoff et Jaffrelot, 2004) s’opère aussi bien dans les Etats récemment créés ou reformés que dans
ceux à l’histoire plus ancienne, dans les pays les plus étendus comme dans ceux qui possèdent une superficie
plus modeste. Ainsi, dans ces représentations officielles, ou au moins officieuses, que sont les timbres
nationaux, on s’aperçoit que les images porteuses d’une transnationalité culturelle, déjà assez peu
nombreuses, sont elles-mêmes traversées par des éléments identitaires nationaux : c’est particulièrement le
cas des timbres croates, français et britanniques.
Cependant cette série de timbres Europa 2005 montre également que les frontières culturelles ne sont pas
seulement perçues sous un prisme national, voire peut-être que dans certains cas c’est le prisme national lui-
même qui est en train de se métamorphoser. Même si les conceptions sur la construction européenne varient
d’un pays et d’un parti politique à l’autre, les nations peuvent difficilement faire abstraction de leur
appartenance ou de leur volonté d’appartenance à un ensemble géopolitique aux multiples traditions
culturelles. Les institutions européennes ont choisi de mettre simultanément en valeur la « diversité
culturelle » et le « dialogue interculturel ». Si visuellement la série philatélique Europa 2005, elle, penche
nettement vers le premier thème, de nombreuses notices sont rédigées dans un « esprit européen »,
interculturel, tout discours identitaire n’étant pas nationaliste.
L’analyse de la gastronomie nous montre que les différenciations culturelles existent toujours, ne serait-ce
que dans l’imaginaire d’une grande majorité d’Européens. Alors que les mouvements migratoires,
l’intégration européenne et la mondialisation de l’économie et de l’information (internet, culture
internationale de masse, etc.) semblent accélérer la rencontre et le mélange des cultures culinaires, tant dans la
restauration bon marché (fast foods en tout genre) que dans la haute cuisine (« cuisine-fusion »), des frontières
se réinventent partout. Elles sont loin d’être obligatoirement investies de valeurs nationalistes ou
régionalistes, même si les tenants de ces idéologies croient y voir leur triomphe. Sur un plan concret,
géographique, avec le développement international des « terroirs », des zones de production délimitées, mais
aussi mentalement avec la prise de conscience grandissante que la fusion des cuisines pourrait ranger les
multiples cultures gastronomiques dans un musée, apparaît le besoin de se repérer par rapport à des frontières
culturelles.

Sources et bibliographie

La plupart des timbres Europa 2005 figurent sur les pages du site internet de PostEurop :
http://www.posteurop.org
Les notices présentant les timbres sont parfois consultables sur les sites des administrations postales et sur
différentes pages philatéliques, comme par exemple pour la Slovénie et la Croatie :
http://www.istrianet.org/istria/philately/stamps/2005.htm

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