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DU MÊME AUTEUR

en poche

La formation de l’identité politique, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 331, 1998.
Dictionnaire des symboles musulmans : rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel,
Spiritualités vivantes poche n o 179, 2001.
L’imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, Quadrige n o 365, 2002.
Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 436, 2002.
Le livre des séductions, suivi de Dix aphorismes sur l’amour, Paris, Payot, Petite bibliothèque
Payot n o 284, 2002.
Du désir, Paris, Rivages, Rivages-poche Petite bibliothèque n o 414, 2003.
Encyclopédie de l’amour en Islam : érotisme, beauté et sexualité dans le monde arabe, en Perse
et en Turquie, 2 volumes, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 8456, 2003.
L’esprit du sérail : mythes et pratiques sexuels au Maghreb, Paris, Payot, Petite bibliothèque
Payot n o 265, 2003.
Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige Essais, débats, 2004.
L’islam et la raison : le combat des idées, Paris, Perrin, coll. tempus n o 142, 2006.
13 contes du Coran et de l’Islam, Paris, Castor poche-Flammarion, Castor poche, Contes,
légendes et récits n o 1054, 2007 et 2010.
Traité des bonnes manières et du raffinement en Orient, 2 volumes, Paris, Payot, Petite
bibliothèque Payot n os 686 et 687, 2008.
L’islam expliqué, Paris, Perrin, coll. tempus n o 254, 2009.
L’esclavage en terre d’islam : un tabou bien gardé, Paris, Pluriel, 2010.
Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Pluriel, 2011.
Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, Références n o 32257, 2011.
Coffret Le Coran et Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, La
pochothèque, 2012.
L’islam, de chair et de sang : sur l’amour, le sexe et la viande, Paris, Librio, Idées n o 1047,
2012.
Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige, 2013.
Vivre ensemble : éloge de la différence, Paris, Le Livre de poche n o 32843, 2013.
Secrétaire générale de la collection :
Marguerite de Marcillac

Tous les versets du Coran de cet ouvrage proviennent de la nouvelle traduction du Coran
par Malek Chebel (Fayard, 2009).

© Perrin, 2011
et Perrin, un département d’Édi8, 2015 pour la présente édition

12, avenue d’Italie


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
www.editions-perrin.fr

© Hayden Verry / Arcangel

EAN : 978-2-262-06465-5

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tempus est une collection des éditions Perrin.

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Sommaire
Titre

Du même auteur en poche

Copyright

Un collier de perles précieuses


1 - Il était une fois le Prophète

2 - Les Compagnons du Prophète

3 - Hérauts de l’islam

4 - Théologiens, mystiques et grands maîtres soufis


5 - À l’épreuve de la vie : philosophes et médecins

6 - Les enchanteurs : géographes, sociologues et autres découvreurs

7 - Bâtisseurs et créateurs

Icônes de lumière

Bibliographie
Un collier de perles précieuses

L’islam inquiète et inspire à la fois. Longtemps, il a été une réalité


lointaine et hermétique, à l’instar de la plupart des philosophies orientales.
Il était ainsi une affaire de spécialistes. Aujourd’hui, à la faveur des
déplacements de population, phénomène majeur de la mobilité
professionnelle conjuguée à la mondialisation, l’islam est devenu une
réalité tangible dans la plupart des pays européens comme en Amérique.
Par son histoire cependant, l’Europe occidentale avait croisé et affronté
souvent les peuples musulmans au cours des trois derniers siècles, sans
compter l’épisode des croisades. Ce fait historique majeur avait déclenché
une curiosité mutuelle que les élites des deux mondes, le monde
occidental et le monde arabo-musulman, allaient cultiver avec passion. Il
suffit de suivre les voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles pour comprendre
combien « l’Orient » était, à leurs yeux, une destination extrêmement
captivante, voire euphorisante.
Le XXe siècle fut marqué par deux autres phénomènes convergents : la
chute du califat musulman et la décolonisation, ce qui explique en grande
partie le métissage de populations venues de pays et de cultures différents.
Ainsi, Vietnamiens, Arabes et bien d’autres peuples se sont rencontrés
pour la première fois dans les pays qui les ont colonisés peu avant. C’est là
que la nécessité du travail les conduisait au demeurant. En réalité, la
première décennie du XXIe siècle s’annonce déjà comme la plus féconde
dans le domaine du brassage des populations, ce qui ne va pas sans créer
des frictions, notamment en temps de crise. Dans ce monde tout en
contrastes, l’islam apparaît soudainement comme la religion la plus
dynamique et, partant, la plus inquiétante. Le danger n’est pas intrinsèque
à sa doctrine même, mais à son application, son ressenti. Car dans le
dépaysement violent qu’il affronte quotidiennement, chaque musulman
souhaite conserver des liens – viscéraux – avec son pays d’origine. Pour
ceux qui sont nés en France, les musulmans de la deuxième et désormais
de la troisième génération, la question est encore plus complexe.
Comment concilier les valeurs républicaines du pays d’accueil et celles de
sa foi ? Peut-on être musulman tout en observant scrupuleusement les
devoirs du citoyen, et sans perdre de vue la culture de référence des
parents ? La résolution de ce dilemme passe aussi par la remise en
question de l’héritage même de l’islam… Pourtant, pour se construire,
toute personne doit connaître son histoire, pour mieux s’en affranchir
parfois, de sorte que l’exigence d’intégration – qui est un souci très fort –
ne fonctionne qu’à travers une mise à plat des pôles de référence.
Connaître son histoire et celle de ses parents est un devoir impérieux pour
celui qui cherche à s’intégrer dans un ensemble plus vaste, et plus
complexe. La destruction partielle des repères ancestraux ou leur
ignorance suscitent de grandes interrogations chez les jeunes, et en
particulier chez les jeunes musulmans. Inversement, les non-musulmans
qui ne connaissaient pas l’islam expriment désormais leur inquiétude et
leurs doutes à son encontre. La réponse la plus rationnelle à des demandes
aussi contradictoires se trouve dans leur dépassement. L’histoire des
grandes figures que je vais vous raconter ici a précisément pour vocation
de faire comprendre, d’aider à comprendre l’esprit de cette religion qui est
aussi culture.
Au demeurant, les monographies – ce qu’on appelle aussi
biographies – sur les grands hommes du passé ont toujours été un genre
littéraire extrêmement prisé dans le monde arabe. Cette approche était
d’ailleurs très commode pour des raisons de mémorisation, mais elle était
aussi prestigieuse pour celui qui incarnait la puissance d’une tribu, d’un
clan. La monographie présentait l’avantage de mettre en valeur une
civilisation en exaltant ses élites et en montrant ses apports les plus
significatifs.
Certes, ce genre n’appartient pas en propre aux Arabes, mais sur le
modèle de Plutarque et son célèbre Vies des hommes illustres, les auteurs
du Croissant fertile et de la péninsule Arabique ont voulu établir des
recensions exactes à la fois de leurs alliances et parentés, mais aussi de
leurs guerres, de leurs tractations commerciales, de leurs inimitiés
passées. Comme un lien social, plutôt complexe à vrai dire, qui rappelait
le fondement premier de leur civilisation – des nomades, avant leur
sédentarisation à partir du VIIe siècle. Les meilleurs travaux tenaient lieu
de bibliothèque nationale, parfois même de musée imaginaire. Leurs
auteurs étaient célébrés tels de grands ténors. Ainsi, Léon l’Africain et son
ouvrage peu connu, au titre éloquent d’Hommes illustres chez les Arabes,
ou encore des monographies de « nobles » chérifs marocains, descendants
directs ou indirects de la famille du Prophète. Ceux-ci furent rassemblés
par Marthe et Edmond Gouvion, dans une opération éditoriale lancée
naguère avec la complicité bienveillante du maréchal Lyautey, qui fut dans
les années 1920 le premier résident général du Maroc.
Dans le domaine mystique, Ibn Arabi (1165-1240), lui-même reconnu
unanimement comme un grand esprit (Qûtb), a rédigé une anthologie de
soufis célèbres ayant vécu en Andalousie, en son temps et précédemment.
Dans un autre de ses livres, Ibn Arabi identifia onze prophètes bibliques
qui auraient précédé Mohammed, le prophète de l’islam, et qui étaient,
chacun à sa manière, un « chaton de la sagesse », symbolisant par là la
continuité et la transmission entre eux des perles précieuses appartenant
toutes au même collier. Plus généralement, il faut rappeler ici le nombre
important des hagiographies que tant d’auteurs arabes et musulmans ont
consacrées à leurs prédécesseurs les plus illustres, à commencer par les
grands théologiens. Plus tard, cette pratique des monographies, qui allait
perdurer au cours des siècles, dépasserait les frontières du monde arabe
pour toucher l’espace musulman dans son ensemble. Peu à peu, tous ces
personnages « monographiés » serviraient de modèles pour construire le
présent des peuples qui les considéraient comme des icônes.
Il m’a fallu choisir parmi un grand nombre de figures de l’islam.
Trouver finalement un équilibre pour écrire un tel ouvrage. En arabe, le
mot imam signifie celui qui se met devant, comme un capitaine à l’avant
de son navire en proie à la tempête, bateau ivre et déboussolé, et dont il
rétablit l’orientation et le projet. Sémantique encore : jusqu’à maintenant,
j’ai utilisé indifféremment les mots arabe et musulman, mais il faut ici
définir leurs territoires respectifs. Il en va de même des notions
d’« islam » et d’« Islam », c’est-à-dire pour le premier la religion du
Prophète et pour le second la civilisation qu’elle a engendrée et que
l’usage représente graphiquement avec un i majuscule. J’appelle « Arabe »
celui qui se réclame de l’ethnie arabe, qui parle arabe et qui appartient à
une culture ou un pays dont le passé et le présent ont été déterminés à
quelque niveau que ce soit par la langue arabe. Premier paradoxe, on peut
utiliser le graphème arabe, et la phonétique des lettres arabes, mais cela ne
donne pas obligatoirement la même langue : les Persans utilisent
l’alphabet arabe, mais ne sont pas arabes et ne parlent pas arabe, hormis
les érudits évidemment. C’est encore plus vrai pour les Afghans, les
Pakistanais, les Pachtouns, les Kurdes, les Azéris, les maronites, les
chrétiens d’Irak qui utilisent l’alphabet arabe, mais qui parlent une autre
langue. Quand on parle l’ourdou, l’érudit arabe ne comprend pas la langue,
mais il en déchiffre l’alphabet.
Par ailleurs, j’appelle « musulman » celui qui croit en Dieu, Allah, et
en son prophète Mohammed, indépendamment de son origine, de sa
langue, de sa culture ou de la couleur de sa peau. Pour accéder à ce statut,
l’individu doit observer scrupuleusement l’ensemble du dogme, à savoir
les cinq conditions pour être un bon musulman – la profession de foi, la
prière, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage à La Mecque. Celui qui choisit
la spiritualité et la confraternité prônées par le Coran et par la tradition
sans pour autant se conformer aux règles du dogme n’est musulman que
par la conviction et non en pratique, même s’il est né dans un
environnement arabe.
Dans la réalité, un Arabe est souvent musulman, mais il arrive aussi
que des Arabes ne le soient pas. Un Libanais peut en effet se reconnaître
« arabe » par la langue et la culture, par le pays aussi, mais être chrétien
maronite ou druze. De même, un copte égyptien est véritablement arabe
par ses références culturelles et historiques, mais il est chrétien dans tous
ses faits et gestes. Cela ne l’empêche pas, par ailleurs, d’écouter le sermon
dominical en arabe et d’entendre dire : « O Seigneur qui êtes aux cieux,
Allah tout-puissant… » Ce faisant, il n’a pas changé de confession et ne
s’est pas converti, même si la langue liturgique est commune aux deux
religions dominantes dans le Croissant fertile, le christianisme et l’islam.
Dans les faits, tous les musulmans ne connaissent pas l’arabe et ne
pratiquent pas toujours leur religion, hormis la prière dans au moins deux
tiers des cas.
En Islam, les allégeances ont longtemps été la règle. C’est une autre
particularité. Certes, elles étaient non écrites, mais elles déterminaient
largement la place qu’occupaient les élites musulmanes. Ainsi, dans tous
les pays arabes, le choix d’un ministre ne dépendait pas toujours de sa
compétence, mais bien de la capacité qu’il avait développée pour plaire au
souverain en place. La révocation du même ministre, qu’il ait ou non
commis des erreurs, était elle aussi étroitement liée au bon vouloir du
maître. Du point de vue politique, le souverain en place avait à cœur
d’associer à son règne les grandes personnalités de son temps pour mieux
asseoir son pouvoir. C’était une obligation nécessaire, une question de
survie, d’autant plus que les allégeances fonctionnaient surtout au sein des
grandes familles, et non en dehors. Il n’y avait ainsi aucune base élective à
la transmission de la puissance publique, le souverain – de droit divin – ne
faisant, finalement, qu’appliquer dans le choix de ses vizirs la méthode
qu’il avait employée pour s’emparer du pouvoir. Il lui fallait à tout prix se
protéger d’éventuelles révolutions de palais, de possibles mutineries. Tous
les moyens étaient bons pour instaurer une légitimité toujours fragile et
improbable.
Les grandes figures ici rassemblées, plus d’une quarantaine, issues des
disciplines les plus diverses, ont également joué un rôle majeur dans leur
époque : maîtres à penser, savants, califes puissants, bâtisseurs. A ce
chiffre, finalement très réduit, des personnalités charismatiques de
l’islam, j’ai ajouté des personnages secondaires qui, par leur seule
présence, donnent du champ à la sélection effectuée et montrent combien
ce choix me fut parfois très difficile. Parmi ces icônes emblématiques, le
Prophète est la première grande figure tutélaire, avec ses principaux
compagnons, les quatre califes « bien guidés », ses secrétaires et son
harem. Dans ce « collier de perles précieuses », parmi ces chatons de
sagesse, je n’ai pas cherché à dupliquer l’ordre ancien, avec son caractère
normatif, mais j’ai sélectionné des figures pour leur influence sur la
marche du monde musulman, et parfois sur l’humanité tout entière. J’ai
été soucieux de restituer le contexte politique et culturel qui a permis à un
chef charismatique ou à un grand penseur d’émerger, d’agir et de générer
dans son sillage de multiples vocations. Il m’importait aussi de montrer
les pôles d’énergie créatrice de certaines personnalités marquantes qui,
sans hérédité sociale, sont sorties du lot. Quelques-uns des grands
« guerriers » de l’islam ont d’abord été des esclaves ou des captifs de
guerre chrétiens.
L’islam a eu son heure de gloire, son « âge d’or » et ses penseurs de
renom. Ceux-ci sont classés par ordre chronologique. Car nul ne naît de
l’absolu. Le médecin d’aujourd’hui s’enrichit de son confrère qui l’a
précédé, de même que l’historien s’inspire du militaire, lorsque celui-ci
est très attentif au travail du géographe, lequel confronte ses itinéraires à
ceux des voyageurs, etc. Les mauvaises conditions historiques et
économiques des peuples musulmans actuels expliquent en grande partie
le recul de l’islam et de la civilisation qu’il a engendrée.
La perte de repères est également perceptible dans le domaine de la
science et de la philosophie. Je citerai seulement ce que disait, en 1926,
l’un des philosophes français les plus réputés, Etienne Gilson, alors qu’il
s’exprimait dans un congrès de philosophie, à Harvard : « On n’obtiendra
aucune interprétation correcte des philosophies médiévales tant que l’on
ne fera pas précéder leur étude de celle des philosophies arabes qu’elles
réfutent ou dont elles s’inspirent. La pensée arabe et la pensée latine, que
nous tendons plus ou moins à isoler dans la pratique, ont été en continuité
historique et l’étude que nous en faisons doit tenir compte de cette
continuité plus qu’il n’a été fait jusqu’ici. Averroès, Avicenne et Algazel
devraient être aussi familiers qu’Aristote à celui qui veut étudier les
philosophies scolastiques. L’idéal serait de les posséder comme Albert le
Grand, saint Thomas et Duns Scot les possédaient. »
C’était avant l’ère actuelle, à la fois idéologique et manichéenne, qui
préside désormais aux rapports entre Orient et Occident. C’était au temps
où l’islam, qui ne faisait pas encore peur, pouvait être, au-delà de la magie
sommaire des voyages qu’il inspirait, un partenaire actif pour atteindre à
la connaissance, et ceci dans un respect mutuel.
Si les observations d’Etienne Gilson étaient si justes, c’est sans doute
parce que le philosophe n’était animé par aucune tentation révisionniste, et
n’avait pas la condescendance de ceux qui ignorent l’autocritique. Les
portraits qui vont suivre sont la réponse la plus naturelle à cette violence
symbolique que certains croient devoir s’infliger à eux-mêmes au
détriment de la vérité historique. Ce sont les mêmes qui cherchent à
dépouiller le monde arabe et l’islam de toute valeur de progrès et
d’humanisme. Au-delà de toute subjectivité, qui serait d’ailleurs vaine et
inappropriée, la condition de stabilité d’une société fondée sur l’individu
et l’affranchissement du poids des ancêtres passe par la volonté active de
se valoriser aujourd’hui, en tentant – pourquoi pas ? – d’enrichir avec de
nouveaux talents l’œuvre déjà accomplie.
1
Il était une fois le Prophète

Envisagé du seul point de vue du message coranique qui a été révélé


aux hommes au VIIe siècle, l’islam peut paraître de fait une énigme
spectaculaire parmi les grandes religions monothéistes. Parti d’Arabie,
l’« île des Arabes » (Jazirat al-Arab), il y a plus de quatorze siècles, voilà
qu’il s’étend désormais jusqu’aux confins du monde et ne compte pas
moins d’un milliard et demi de croyants. Une poignée de fidèles d’une
classe plutôt aisée, mais aussi quelques Bédouins et des marginaux en ont
constitué son noyau initial. Les conditions de la Prédication, un moment
mises en danger à La Mecque où Mohammed (vers 570-632) était
persécuté par la tribu régnante, celle des Qoraychites, s’étaient vite
améliorées à Médine. En effet, dès 622, c’est-à-dire moins d’une décennie
après le début du Message, le Prophète s’y réfugia avec ses premiers
disciples. Médine jouissait alors d’un certain confort et l’on y respirait,
selon Ibn al-Faqih al-Hamadani, géographe musulman du IXe siècle, « le
meilleur parfum » qu’il soit possible. Mais la marque la plus
impressionnante de son expansion reste la rapidité avec laquelle l’islam se
répandit tant en Arabie que dans les contrées les plus éloignées et parfois
les plus désolées du monde, emmené par des milliers de cavaliers et de
soldats qui n’avaient pour tout repère que la parole divine faite livre.
Au cours des premières années, la conversion avait été placée sous
l’autorité morale du Prophète, tandis que la doctrine était explicitée à
travers la notion d’« islam », un mot d’arabe ancien qui dérive de la racine
aslama, qui signifie « se soumettre à Dieu » et, par capillarité sémantique
si l’on peut dire, « se soumettre à son Prophète ». D’ailleurs, on ne
comprendra pas l’islam si nous ne gardons pas à l’esprit que la conversion
ne s’est pas faite à l’arabité ou à la bédouinité, mais bel et bien à
l’islamité. La foi avant le glaive, avant la servitude. L’artisan de cet
arrachement historique aux mirages du désert et au glacis des usages
bédouins est un homme du pays, un Mecquois du nom de Mohammed, ce
qui signifie le « Loué », le « Très béni », ou encore le « Comblé
d’éloges ».
La figure du prophète Mohammed, le « Beau modèle », sera analysée
ici à partir de ses capacités d’organisation, celles d’homme « sûr et
loyal », al-amin : l’homme d’Etat plus que le Prophète inspiré. C’est la
construction historique de sa personnalité que j’entreprends au travers de
ces pages, en laissant volontairement de côté le message coranique,
immense à tous égards, et ses innombrables vertus éthiques et humaines.
L’organisation de la cité islamique, la marche de l’islam et la fondation
d’une religion brillante, qui sera porteuse de civilisation, voilà les
éléments majeurs de cette construction. Il aura fallu une force
exceptionnelle, une mobilisation de tous les instants et une dynamique des
plus énergiques pour faire évoluer, avec douceur et fermeté les structures
bédouines ancestrales, patriarcales et claniques, et faire une place nouvelle
à l’islam, religion monothéiste dont le prestige serait assorti d’un Livre et
d’une Révélation.
Au-delà de la croyance en un Dieu Un, les patriarches arabes au temps
de Mohammed refusèrent d’abord de se déposséder de leurs privilèges
régaliens et de leur pouvoir quasi divin, sans compter leur attachement au
polythéisme. L’oligarchie mecquoise, très conservatrice, vit d’un mauvais
œil les appels de ce « révolutionnaire » hors normes, atypique et pugnace,
que fut Mohammed. Elle se croyait d’autant plus invincible que son
économie caravanière était protégée. Parfois, la trop grande confiance en
soi n’est pas un critère de stabilité ou de sécurité. Dans ce cas précis,
l’enjeu majeur fut la remise en cause de la primauté des règles du clan –
ici, les structures patriarcales vieillissantes. Les négociants mecquois et
médinois, rompus à toutes les subtilités du négoce et habitués à le tenir
entièrement entre leurs mains, ne pouvaient tolérer cette nouvelle
intrusion. Cependant, Mohammed, qui connaissait parfaitement leurs
appréhensions, allait trouver les meilleures voies de conciliation à la
condition, évidemment, qu’ils manifestent une adhésion pleine et entière
au nouveau Dieu, désormais Allah, et acceptent son statut de prophète.
C’est pourquoi le commerce (tijara) fut reconnu comme une activité
noble, d’autant plus facilement que le Prophète et tous ses proches
l’avaient pratiqué depuis toujours. Le commerce et ses dividendes
substantiels seront même sanctifiés par la parole divine dans le Coran (II,
275). Les hadiths (l’ensemble des propos du Prophète) et la tradition
renforceront encore cette orientation.
Bientôt, les contraintes nécessaires à l’édification de Médine en tant
que nouvelle cité-Etat et surtout la conduite de la guerre dans les
premières années de l’islamisation achèveront de donner à l’entité
financière une place considérable. Mais il n’y aurait sans doute pas
d’islam si les premiers croyants s’étaient contentés de s’enrichir
matériellement ou d’occuper des positions pour de simples raisons de
prestige. Pas plus d’islam si les armées musulmanes s’étaient arrogé tous
les droits et mis aux fers toutes les tribus récalcitrantes. La zakat (aumône
légale) et le kharaj (impôt, taxe) auront autant une valeur économique que
spirituelle, et dans beaucoup de cas le spirituel proprement dit prendra le
pas sur le matériel.
Simultanément, le Prophète allait développer une logique
d’accumulation primitive qui s’est révélée efficace aussi bien en temps de
disette (la prise en charge matérielle de toutes les veuves de guerre) que
dans les périodes plus fastes, avec la construction de lieux de culte sur
tous les parcours nouveaux, des villes islamiques, forts et fortins,
aqueducs, silos, hammams, jardins, souks. Ainsi, la figure du Prophète est
emblématique parce qu’elle est double : religieuse d’un côté, guerrière de
l’autre ; divine par l’inspiration, humaine par l’engagement ; individuelle
et intime, mais aussi publique au sens du service rendu à la communauté ;
intérieure pour ce qui est de l’inspiration, mais extrêmement pragmatique
dans le domaine politique : homme avisé, Mohammed sera un
remarquable partisan de la paix. Telle est la figure de proue principale de
l’islam. Cette religion lui doit tout, la conquête et l’islamisation des
premiers siècles, l’expansion aux quatre coins de la planète et également
l’une des plus incroyables expériences doctrinales, religieuses et
mystiques de tous les temps.
Le nom (à rallonge) du Prophète donne, selon la tradition arabe, sa
position dans la famille, son statut social et le fait qu’il soit père ou fils,
ou les deux. Il indique aussi son appartenance au clan et à la ville de
naissance. Ainsi, lorsqu’on dit que Mohammed s’appelle Abûl-Qaçim
Mohammed ibn ‘Abdallah ibn ‘Abd al-Mûttalib ibn Hachim al-Maqqi al-
Qûraychi, cela signifie que le Prophète a eu un enfant appelé Qaçim (mort
en bas âge) et qu’il est lui-même le fils d’Abdallah, son père, et le petit-
fils d’Abd al-Mûttalib, son grand-père, du clan des Banû Hachim, de la
tribu de Qoraych (Al-Qûraychi), qui habite La Mecque (Al-Maqqi), etc. On
peut remonter ainsi sa généalogie jusqu’à une date lointaine et certains ne
se sont pas gênés pour faire remonter l’ascendance du Prophète jusqu’à
Adam, soit plus de cinquante générations avant la branche hachimite de La
Mecque ! On prétend que la naissance du Prophète est contemporaine de
l’attaque de La Mecque conduite par Abraha, le général-roi du Yémen,
vers 570 (ou 571) après J.-C., un épisode dramatique que le Coran évoque
dans la sourate CV intitulée « Les Compagnons de l’éléphant », As’hab al-
fil. La date de sa mort est plus sûre, puisqu’elle est établie par des
historiens arabes fiables le 8 juin 632. Un jour, quelqu’un demanda à Ali,
le quatrième calife de l’islam, de décrire le prophète Mohammed, qui fut
son ami, compagnon et beau-père. Parmi les détails physiques qui
revinrent le plus souvent dans sa description, il y eut la chevelure.
L’historien Tabari (839-923) note qu’elle était abondante, et qu’elle
descendait jusqu’aux épaules. Elle était de couleur noire, mais il lui
arrivait de la teindre dans des couleurs fauves, ce qui était d’un usage
courant dans l’aristocratie mecquoise.
Très tôt, le Prophète, malgré une grande timidité, montre un sens aigu
du jugement et un vrai charisme qui font de lui une autorité morale et une
personnalité très respectée, et cela bien avant qu’il ne reçoive la
Révélation coranique. L’homme est énergique et doux, ainsi qu’il est
rappelé à maintes reprises : « Quiconque le voyait convenait n’avoir
jamais trouvé, ni avant ni après lui, un homme ayant la parole aussi
charmante… » Homme prudent et ascète, le futur prophète est souvent
plus pragmatique que ne le laissent cependant entendre ses hagiographes.
Ainsi son expérience de négociant débute vers 582, alors qu’il n’est âgé
que de douze ou treize ans. Plus tard, Mohammed cherchera d’abord à
convaincre ses proches, tandis que la propagation de l’islam a commencé.
Si le Prophète est présenté comme un méditatif, état propice à toutes les
exaltations spirituelles, il est aussi et surtout un chef de guerre déterminé
et un grand connaisseur de la psychologie humaine. Au XXe siècle,
Maurice Gaudefroy-Demombynes, auteur de l’une des biographies du
Prophète, n’hésite pas à le doter d’une « intelligence exceptionnelle ». Ce
tempérament de feu, Mohammed se l’est forgé au contact du plateau
central de l’Arabie, le Hedjaz rugueux et froid, avec ses pierres acérées et
sa couleur bistre lors de ses longs périples en caravane. Comme d’autres
prophètes avant lui, Mohammed devra affronter l’hostilité des puissants.
Cet homme exceptionnel s’était fait l’ami des déshérités, pauvres
orphelins, nomades sans toit, enfants valétudinaires ou voyageurs
désorientés. Or, c’est dans ce milieu de malheureux qu’il porte la parole
d’espoir qui leur manquait cruellement. En effet, avant d’être un messager
de la parole divine, Mohammed était naturellement tourné vers son
prochain, impliqué dans l’aide aux plus démunis.
A quarante ans, l’homme est riche. Le futur prophète jouit d’un statut
social plutôt confortable et sa femme Khadidja, avec qui il vit depuis une
quinzaine d’années, l’entoure de son affection. Aussi, pour quitter la
fatuité du monde matériel, Mohammed a-t-il pris l’habitude de méditer
dans une grotte appelée Hira, située à deux lieues au nord-est de La
Mecque. C’est la retraite spirituelle (khilwa), notion qui évoque aussi la
vacuité mentale, le sans-souci, la béatitude. Un jour, une voix distincte
sonne à son oreille. Il ne comprend pas, il est effrayé, et veut partir. L’ange
Gabriel lui apparaît, il le retient. Il lui demande de lire. Lire ? Mais
Mohammed ne sait pas lire. L’archange Gabriel insiste : « Lis, te dis-je ? –
Mais que dois-je lire ? », rétorque Mohammed.
Et c’est ainsi que débute la Révélation, le Coran dont le sens dérive
d’iqra (« Lis », « Récite ») ; « Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé !
Lis… Car ton Seigneur est le Très-Généreux. Il a instruit l’Homme au
moyen d’un calame et lui a enseigné ce qu’il ne savait point… » (Coran,
XCVI). L’ange Gabriel lui promet de revenir. Saisi d’une vague
inquiétude, Mohammed dévale la pente abrupte du mont Hira (Djebel
Hira) – appelé depuis Djebel an-Nour, « le mont de la Lumière » –, rejoint
Khadidja, et lui raconte par le menu ses étranges visions, l’apparition de
l’Archange nimbé de sa phosphorescence, le Message que celui-ci veut lui
transmettre de la part de Dieu.
Khadidja comprend vite. Son empathie d’épouse l’incite à se
rapprocher de lui et, par une forte étreinte, elle lui signifie qu’elle
reconnaît la religion dont il est le porteur et le messager. Dès cet instant,
Mohammed devient un autre homme, un prophète. Emu jusqu’aux larmes,
désemparé et ne sachant d’abord quoi faire exactement dans cette Arabie
du VIIe siècle qui sommeillait depuis longtemps, vouée au culte des idoles
et à la vénération passive des ancêtres ? Au quotidien, la seule opulence
des riches commerçants intimait l’autorité aux pauvres qui leur étaient,
pour la plupart, asservis. L’islam vint ainsi sortir de sa torpeur ancestrale
une terre entièrement livrée, selon le mot d’Hérodote, à la myrrhe et à
l’encens.
Avec la Révélation, la personnalité collective de la population s’en
trouva profondément changée : il n’est plus aucun croyant qui ne se vit
empêché de s’élever par ses prières vers Dieu. Le miracle de l’islam tient
alors en cette formule : Allah est le plus grand. Il est le Seul, il est
l’Unique. La pluralité des dieux, leur multitude fut aussitôt révolue.
Khadidja est la première croyante de l’islam. A ce titre, elle est « la
Mère des croyants » (Umm al-mû’minin). Elle sera bientôt suivie par Ali,
puis par Abu Bakr, par Umar, par Uthman et leurs familles proches. Ils
deviendront par la suite les califes « bien guidés » (al-khûlafa ar-
rachidûn). L’histoire de Mohammed se confond désormais avec l’islam, la
religion du Dieu unique auquel il faut tout abandonner. Tous les magiciens
du Hedjaz et de l’Arabie, ainsi que le moine Bahira, en sont convaincus.
Même l’horoscope de Mohammed l’atteste : il est le nouveau prophète.
Seuls les infidèles, les polythéistes et les sans-religions pouvaient encore
en douter. Cependant, dès le début de sa Prédication, le Prophète est
combattu dans son propre clan, celui des Qoraychites. Il subit, souffre et
patiente. Finalement, il se décide à quitter La Mecque, une nuit, pour
rejoindre l’oasis de Yathrib, une petite cité prospère située au nord de La
Mecque. Cette oasis prendra bientôt le nom de « Ville du Prophète »
(Madinat an-Nabi), en français Médine. C’est là que le Prophète acquiert
son statut définitif de messager de Dieu et de chef de la communauté,
consacré par l’établissement en 622 du calendrier musulman, appelé
hégirien en raison de l’émigration (hijra) qu’il s’imposa depuis sa ville
natale jusqu’à sa ville d’adoption. C’est à Médine enfin que Mahommed
décède, le 8 juin 632, sans laisser de descendance masculine, en dépit des
nombreuses unions qu’il avait contractées après la mort de Khadidja.
Le prophète de l’islam a suscité des centaines de biographies, on en
compte actuellement trois cents, dans toutes les langues. La plupart, ont
cherché à le décrire à travers son œuvre ; d’autres, au contraire, ont voulu
saisir sa personnalité, ses liens avec les femmes du harem, sa vie sociale.
Dans ce flot de textes plus ou moins bien documentés, il en est un, Le
Problème de Mahomet de Régis Blachère, paru en 1952, qui se distingue
de tous les autres, au moins par son souci d’équilibre, et dont j’extrais ce
passage instructif : « Ni l’indifférence, ni les blessures d’amour-propre, ni
le tort fait à ses intérêts matériels, ni les machinations ou les menaces, ni
surtout les offres de compromis plusieurs fois présentées par les
polythéistes ne purent le détourner de sa mission. Aux heures les plus
graves – le Coran en témoigne –, il sut conserver son sang-froid, ranimer
les courages, fermer les yeux sur les défaillances légères pour mieux
frapper la trahison. En vrai meneur d’hommes, il saura choisir ses
conseillers, Ali pour son dévouement, Abu Bakr pour sa pondération,
Umar pour son énergie, Uthman pour sa souplesse. Sans réelle illusion sur
les hommes, il n’omet jamais de leur rappeler leur devoir et leur mission.
Mieux que personne aussi, il connut les vertus et les défauts de la nation
où il était né. Cet inspiré, qui pas un jour n’a pensé réussir sans le secours
d’Allah, savait cependant prévoir l’avenir, mesurer les forces et les
faiblesses de l’adversaire. Quoi qu’on en ait dit, l’homme fut bon et
généreux… »
L’importance du message prophétique tient à l’acharnement avec
lequel le Prophète a combattu le polythéisme antique en se dotant d’une
règle claire, et d’une pratique religieuse fondée sur l’égalitarisme entre les
croyants, lesquels sont « sacralisés » au-delà même de leurs origines
ethniques et linguistiques. L’un des traits les plus marquants de cette
première période de l’islam est d’ailleurs le dépassement systématique du
fait national au profit de l’allégeance stricte à Dieu. A sa mort, le Prophète
laisse un héritage impressionnant : l’Arabie tout entière est islamisée,
hormis quelques tribus récalcitrantes, le panthéon mecquois est aboli (il
abritait plus de trois cent soixante idoles, selon les historiens), tandis que
les rituels de la nouvelle religion – profession de foi, prière, jeûne,
aumône, pèlerinage – sont fixés. Si l’origine de l’islam est
incontestablement liée au Hedjaz, en Arabie, le troisième monothéisme est
devenu quatorze siècles après sa naissance une religion planétaire. Plus
d’un milliard six cents millions d’âmes, surtout en Asie, en respectent les
règles, suivant le Coran qui demeure toujours, en langue arabe, le livre de
référence. Encore aujourd’hui, la spiritualité musulmane, qui est simple et
sécurisante, attire beaucoup d’adeptes.
De nombreux récits ont étayé les débuts de l’aventure islamique et
illustrent l’enseignement vivant que le Prophète prodiguait autour de lui,
comme en témoignent les hadiths, ces paroles qu’il aurait prononcées et
qui furent recueillies par ses proches : « Un jour, nous étions assis chez
l’Envoyé d’Allah, lorsqu’un homme que nous ne connaissions pas, de
blanc vêtu et qui ne semblait pas avoir voyagé, s’approcha du Prophète et
lui dit : “O Mohammed, fais-moi connaître ce qu’est la soumission à
Allah ?” Le Prophète dit : “La soumission consiste à témoigner de
l’unicité d’Allah et de la véracité de son Prophète et Envoyé, Mohammed.
Elle consiste à observer la prière rituelle, faire l’aumône, jeûner pendant le
mois de ramadan et faire, dans la mesure du possible, le pèlerinage à la
Maison de Dieu. – Tu dis vrai.” L’homme poursuivit : “Fais-moi connaître
ce qu’est la foi ? – La foi, dit le Prophète, consiste à croire en Dieu, à Ses
anges, à Ses livres, à Ses envoyés, au Jugement dernier, ainsi qu’à la
prédestination du bien et du mal. – Tu dis vrai.” Il ajouta encore : “Fais-
moi connaître la vertu ? – La vertu consiste, répondit le Prophète, à adorer
Allah comme si tu Le voyais, et si tu ne Le vois pas, Lui te voit…” Puis,
l’inconnu s’en alla comme il était venu. Un long silence suivit l’entretien.
Le Prophète s’adressa alors à nous et dit : “Vous savez qui m’a interrogé ?
– Non, ô Envoyé d’Allah. – C’était l’archange Gabriel, dit le Prophète. Il
est venu vous enseigner votre religion…” » Ce hadith est rapporté
notamment par Boukhari (810-870) et Mûslim (817-875), deux autorités
religieuses. Ainsi allait s’enrichir de récits oraux la geste du Prophète.
Alors que la doxa, contrainte et forcée, lui accorde une importance
relative, le harem du Prophète joue un rôle décisif dans le déroulement de
la Révélation et, plus tard, dans la transmission du hadith. Il s’agit d’abord
de l’univers féminin restreint du Prophète, ses deux femmes, Khadidja et
Aïcha et, plus tard sa fille, Fatima (605-633). Viennent ensuite ses autres
femmes, coépouses ou concubines, dont l’influence aura été secondaire,
mais pourtant toujours saluée par les collecteurs de hadiths, en confirmant
et en consolidant les propos d’Aïcha ou d’Abou Horaïra (VIIe siècle),
lequel compte parmi les passeurs les plus zélés.
La première épouse du Prophète, Khadidja bint Khuwaylid, est une
femme qoraychite de la meilleure société. Elle exerce un métier
normalement dévolu aux hommes depuis les temps les plus immémoriaux,
le négoce régional. Originaire de La Mecque, elle a été mariée à deux
reprises avant d’épouser le jeune Mohammed, après qu’il eut travaillé
pour elle au développement de son affaire, la légende rappelant qu’il avait
la « main heureuse ». Plus âgée et plus riche, Khadidja sera jusqu’au bout
la patronne incontestée de son entreprise. Mais lorsque son époux changea
de statut, en passant de celui d’homme « sincère » (al-amin), que tous les
citoyens de La Mecque écoutaient et respectaient, à celui de messager de
Dieu, Khadidja se conduisit à son égard avec une fidélité et une sincérité à
toutes épreuves. Elle joua de ce fait un rôle décisif dans la naissance de
l’islam et dans l’intériorisation de cet islam par le Prophète. Déjà, avant la
Révélation, elle encourageait les séjours répétés de son mari à Hira, la
grotte, sans jamais intervenir dans sa décision. Compréhensive et amusée
même, elle anticipait son désir de solitude (khilwa). Il lui arriva souvent
de lui prodiguer quelques conseils et de lui faire, en épouse attendrie, des
recommandations.
A chaque retraite de Mohammed, elle tenait à lui préparer son linge,
veillait aux différents talismans et amulettes qui devaient le protéger des
djinns mais qu’il refusait obstinément de prendre, arguant du fait que les
djinns étaient de mauvais esprits. Parfois, Khadidja s’occupait elle-même
du pain qu’il emportait dans son nécessaire de voyage. Et lorsque les
réserves étaient épuisées, elle envoyait une domestique acheter des dattes
sèches, du miel et de l’huile. Les provisions baissaient vite dans la
demeure ouverte de Khadidja, où chacun pouvait passer prendre ce dont il
avait besoin. Ainsi le voulait la coutume. Ses esclaves la servaient sans
rechigner. Femme de caractère, elle s’était battue au sein de ce monde
masculin pour imposer sa place, gravir une à une les marches de son
succès, avant d’entraîner dans un destin commun le jeune prodige
Mohammed. C’est elle qui prit l’initiative de le demander en mariage,
après avoir été tour à tour son employeuse et sa confidente. L’union, elle
ne l’avait pas oublié, n’avait pas été facile à mener à bien. Il semble que
son père n’ait pas voulu donner son accord pour une alliance qui lui
paraissait très inégale : sa fille, épouser un homme appauvri du clan des
Hachim ? Un orphelin ! Elle, une femme riche et établie, une femme en
vue à La Mecque… L’entreprise aurait dû échouer sous les quolibets, les
remarques assassines ou même les simples railleries. Il avait fallu agir
avec diplomatie, comme il est de coutume lorsqu’on est une femme dans
un environnement machiste et patriarcal, même si on est la fille du grand
seigneur mecquois Khuwaylid en personne. Mohammed épousa Khadidja
vers 595. Elle sera sa seule femme durant vingt-quatre ans, jusqu’à sa
mort, qui survient en 619, faisant de lui un monogame parfait jusqu’à son
veuvage. C’est alors que le Prophète allait prendre d’autres femmes, dont
les plus importantes seront Aïcha et Zaynab.
Pour un homme du VIIe siècle en Arabie, fût-il prophète, Aïcha (614-
678) est une femme idéale. Mutine, joyeuse et divinement capricieuse, sa
beauté envoûte son époux. Mais, possessive et jalouse, Aïcha faisait
trembler toutes celles qui s’approchaient du Prophète et n’hésitait pas, s’il
le fallait, à en venir aux mains. On sait qu’elle était choyée et adulée par
Mohammed, qui avait demandé sa main à son père, Abu Bakr – le futur
premier calife –, alors qu’elle avait cinq ans. Aïcha avait rejoint son harem
vers neuf ans, avant de devenir sa femme entre onze et treize ans. L’usage
de « réserver » les jeunes filles pour des mariages ultérieurs était une
pratique matrimoniale courante en Arabie. Elle le reste encore aujourd’hui
dans les campagnes et dans la bourgeoisie qui répugne à voir partir les
filles du clan vers d’autres demeures puissantes.
L’avènement du mariage avec Aïcha signe ainsi pour Mohammed, déjà
quinquagénaire, la possibilité d’une nouvelle vie auprès de sa jeune
épouse. Après ses années de vie avec Khadidja, « la Mère des croyants »,
cette union promettait d’être féconde. Aujourd’hui, Aïcha est considérée
comme une sainte, position confortée par les nombreux hadiths qu’elle a
pieusement conservés et rapportés. Lorsque le Prophète sentit que sa mort
était proche, il voulut demeurer chez Aïcha. Cependant, celle-ci aurait pris
soin de rappeler à ses autres coépouses qu’elle ne pénalisait aucune
d’entre elles, étant donné que le décès de Mohammed coïncidait avec le
moment où elle devait le recevoir dans ses appartements. Aïcha rapporte
que le Prophète rendit son dernier soupir alors que « sa tête reposait entre
sa gorge et sa poitrine » (bayna sahri wa nahri). Selon un autre hadith,
Mohammed aurait dit que la femme qu’il aimait le plus était Aïcha, et que
parmi les hommes les plus proches de lui figurait son beau-père, Abu
Bakr, un compagnon de la première heure.
Le harem « prophétique » occupe une place particulière dans le recueil
des hadiths. Certes, il est encore quelques chiites pour contester
l’importance de ce corpus littéraire et religieux, au prétexte qu’il avantage
surtout la lignée d’Abu Bakr, d’Umar et d’Uthman, mais la dimension
pédagogique du hadith dépasse largement cette querelle intestine et nous
permet, quatorze siècles après, de juger de quelle manière les musulmans
des premiers temps de l’islam les comprenaient. Les longues soirées que
le Prophète a passées avec Aïcha donnent une idée précise de la teneur des
discussions échangées en Arabie au VIIe siècle. On apprend ainsi que
Mohammed, pour qui l’éthique est la première des valeurs, lui faisait
nombre de commentaires en matière de doctrine, de jurisprudence ou de
morale religieuse. La transmission du hadith, la recherche d’un équilibre
entre les premières grandes figures de l’islam, enfin la neutralisation des
tensions qui agitaient les milieux les plus divers du pays sont autant de
questions « politiques » que le harem a cristallisées.
On doit le dire : si l’islam est ce qu’il est aujourd’hui, c’est en partie
aux femmes qu’il le doit. L’exemple du « témoignage par quatre » (Coran,
XXIV, 13), cette mesure draconienne exigée par le juge pour tout
témoignage concernant l’adultère, a été institué après la mésaventure
vécue par Aïcha, accusée au mépris de toute preuve objective. Il s’agissait
en réalité d’une rumeur lancée par Ibn Ubayy, un notable médinois, qui
voulait nuire au Prophète et briser dans l’œuf l’épanouissement de l’islam.
Cette nouvelle mesure eut aussi pour effet de protéger la famille contre
vents et marées. En laissant se répandre une rumeur assassine sur la
fidélité d’Aïcha, le harem du Prophète en aurait subi fatalement
l’opprobre. Le fait de la rapporter à une morale ordinaire constitua une
part non négligeable du combat antimusulman qui s’était engagé. Le
Coran se fait l’écho de cet épisode d’instabilité de la maison de
Mohammed au tout début de la sourate XXIV, aux versets 2, 3, 11 et 30 :
« Ceux qui ont colporté la calomnie sont en petit nombre parmi vous…
Celui qui colporte une telle calomnie aura sa part de tourment » (XXIV,
11). Certaines nuances nécessaires visant les versets les plus compliqués
sont elles aussi le fait des femmes du Prophète, en particulier d’Aïcha. Les
copistes n’ont souvent fait qu’entériner leur recension.
Tabari (839-923), l’un des historiens musulmans les plus crédibles et
dont la Chronique universelle tient lieu d’histoire officielle, soutient que
le Prophète aurait eu neuf femmes, et cinq concubines. Ce nombre semble
faire consensus. Il revient très souvent dans la littérature religieuse, à
commencer par la Vitae Prophitae d’Ibn Hicham, qui leur accorde tout un
chapitre. D’autres sources donnent cependant un chiffre supérieur, onze ou
treize et plusieurs concubines, en sachant que la concubine, qui au fond
n’est qu’une esclave, n’a pas le même statut que l’épouse. A la mort de
Khadidja, Sawda bint Zam’a, qui fut d’abord mariée à Sukran ‘Amor, fut
choisie par Mohammed. Aucune des femmes de Mohammed n’était
vierge, à l’exception d’Aïcha. Beaucoup d’entre elles étaient ou veuves ou
divorcées, comme Khadidja. De fait, la polygamie du Prophète était
circonstancielle, liée aux conditions de la guerre et à la nécessité des
alliances intertribales. Les conflits ont joué un rôle non négligeable dans
la conception et l’étendue du harem prophétique, ce qui relativise d’autant
la propension de Mohammed à se préoccuper exclusivement de sa
sexualité. En effet, durant toute sa vie amoureuse, Mohammed s’est
d’abord comporté comme un homme et un époux, même si çà et là on
trouve des hadiths, très peu nombreux, qui plaident pour le comportement
inverse, celui de chef de la communauté.
Seules les onze premières femmes sont considérées par la tradition
comme les épouses légitimes de Mohammed ; quant aux autres, elles ont
eu des statuts divers : certaines lui avaient été promises, mais le mariage
ne fut pas consommé, comme ce fut le cas avec Rouziya, surnommée
« Umm Cherik ». Quatre femmes eurent le statut de concubine : Marya la
Copte et sa sœur Sirin, envoyées en 630 par Muqawqis, le roi d’Egypte ;
Rayhana bint Zayd, une captive de guerre, et Waadjila, une autre
concubine que Zaynab bint Jahch, l’une des épouses légitimes, lui aurait
fortement recommandée.
Aucune des épouses du Prophète ne lui donna de garçon, à l’exception
de Khadidja, sa première épouse, dont il eut plusieurs enfants mâles et
femelles. Mais en ce temps-là les décès infantiles étaient courants. Seules
les filles survivront à leur couple. Fatima, notamment, deviendra plus tard
l’épouse d’Ali, quatrième calife, et sera vénérée par les chiites comme une
sainte. Marya la Copte aura un fils, Ibrahim, décédé vers quinze ou seize
ans. En 625, Hafsa épouse le Prophète, mais est répudiée peu de temps
après. Umar ibn al-Khattab, le père de Hafsa et futur deuxième calife, y vit
un affront personnel et s’ouvrit de son chagrin au Prophète, dont il était
l’un des Compagnons les plus proches. Bien que sourdes et imprécises au
premier regard, les rivalités entre clans étaient alors intenses. Lui-même
était dans la ligne de mire de ses adversaires, qui comptaient l’atteindre en
discréditant sa fille. Aussi, dans un souci d’apaisement, le prophète
Mohammed consentit à reprendre Hafsa, permettant ainsi à Umar de
conserver son rôle dans l’« organigramme » de Médine. Mohammed fut
plutôt bien inspiré en reprenant Hafsa, car elle allait jouer par la suite un
rôle précieux dans la mémorisation du Coran, qui n’était encore qu’un
ensemble de feuillets disparates. Son père avait commencé de regrouper
tous ces feuillets pour établir plus tard une vulgate définitive. A la mort de
celui-ci, Hafsa hérita de l’un des tout premiers manuscrits.
Le Prophète épousa deux femmes prénommées Zaynab. La première
en date est Zaynab bint Khuzayma, également surnommée « la Mère des
pauvres », épousée en secondes noces, après que son mari eut péri à la
bataille de Badr (du nom de la localité où la bataille eut lieu), en mars 624.
Elle est par ailleurs la sœur utérine de Maymouna, autre épouse de
Mohammed, qui décéda en 626, quatre mois à peine après leur mariage. La
même année, le Prophète épousa aussi Hind bint Abi Umayya dite aussi
Umm Salama.
La seconde Zaynab est la fille de Jahch (morte en 642). D’abord
mariée à Zayd ibn Harita, elle est demandée par le Prophète après que son
mari eut divorcé d’elle. Le Coran évoque cet épisode assez particulier, car
tout à fait personnel, dans un verset célèbre : « Zayd répudia son épouse.
Nous t’avons lié à elle, afin que les fidèles aient la liberté d’épouser les
femmes de leurs fils adoptifs, après leur répudiation » (Coran, XXXIII,
verset 37). Les historiens prétendent que Zaynad était belle et
suffisamment sensuelle pour envoûter le Prophète. Cependant, la magie
amoureuse que Marya la Copte, arrivée d’Egypte à l’occasion de
l’ambassade envoyée par le roi Muqawqis, exerça sur le Prophète est
restée sans égale. Tout porte à croire qu’elle était plus blanche de peau que
ses consœurs d’Arabie, et peut-être plus libre dans sa gestuelle et son
allure.
Renommée aussi, Juwayria bint al-Harith était une captive de guerre
que le Prophète épousa en 626, tout de suite après la bataille contre les
Banu Musta’liq, une tribu arabe qui fomentait une attaque surprise de
Médine que l’armée du Prophète avait déjouée. Douce et vertueuse, Safiya
bint Huayy était une autre captive de guerre qui fut mariée successivement
à deux poètes d’Arabie. En devenant l’épouse du Prophète (entre 627 et
628), elle gagna son affranchissement selon le principe du droit ancien
voulant que tout homme libre ayant épousé sciemment une esclave ou une
captive de guerre l’affranchisse aussitôt. Dans ces années-là, Khawla bint
Hudayl, un moment promise au Prophète, vint à mourir avant la
consommation de son mariage.
Tous ces mariages correspondent aux règles prescrites à l’époque de la
Révélation. Si certaines femmes sont affranchies à la suite de leur union
avec un homme libre, il est impossible d’épouser des femmes dont
l’alliance les ferait tomber sous le coup de l’inceste selon ce qui est défini
dans le Coran, sourate IV, verset 27 : « Il vous est interdit d’épouser vos
mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes paternelles, vos tantes maternelles,
les filles de vos frères et sœurs, etc. » On apprend ainsi que lorsque deux
hommes ont partagé la même nourrice, ils ne peuvent plus tard contracter
des alliances avec leurs filles, tabou de l’inceste élargi, ainsi que
l’explique le Prophète lui-même dans le contexte suivant. Il s’agit d’une
histoire que tout le harem de Mohammed avait colportée, au point que
Boukhari sentit le besoin de la reprendre dans son Livre authentique
(Sahih) :
« Zaynab bint Abou-Salama rapporte que Umm Habiba, la fille
d’Abou Soufyan, aurait eu cet échange avec le Prophète :
« – O Envoyé de Dieu, épouse ma sœur, Ramla, l’autre fille d’Abou
Soufyan.
« – Tu désirerais cela ? demanda le Prophète.
« – Oui, répondit-elle, car je ne suis pas ta seule femme, et ma sœur
est celle avec qui je préfère partager mon bonheur [mon homme].
« – Cela n’est pas permis, reprit le Prophète.
« – Cependant, on nous a raconté que tu voulais épouser Dora, la fille
d’Abou-Salama.
« – Epouser la fille d’Abou-Salama ! s’écria le Prophète.
« – Oui, reprit Umm Habiba.
« – Mais, ajouta le Prophète, même si elle n’était pas ma belle-fille et
même si elle était sous ma tutelle, je n’aurais pas le droit de l’épouser, car
elle est la fille de mon frère de lait. Tsouayba a été ma nourrice et la
nourrice d’Abou-Salama. Ne me proposez jamais ni vos filles ni vos
sœurs… »
2
Les Compagnons du Prophète

Sans doute le Prophète avait-il besoin de toutes ces femmes pour


mener la vie exigeante qu’il avait et pour affermir le clan des familles qui
le soutenaient depuis le début, mais le cercle des hommes qui
l’entouraient, qu’on appela depuis ses « Compagnons » (As-Souhaba),
n’était pas moins riche et diversifié. A sa mort, aucun successeur n’avait
été désigné de manière officielle, mais le Prophète était entouré de
personnalités éminentes, qui jouissaient toutes d’une gloire certaine. Au
premier rang, il y avait les quatre premiers califes qui, depuis les débuts
de la Révélation, l’avaient assisté dans la plupart de ses grandes décisions.
Ce quatuor d’hommes puissants, de pure ascendance arabe, constituait le
conseil le plus avisé dont tout prophète aurait rêvé : Abu Bakr as-Saddiq
(vers 570-634) était l’aîné des quatre et celui qui avait la fibre sociale la
plus forte. N’avait-il pas engagé sa fortune pour libérer un grand nombre
d’esclaves ? Il serait, à ce titre, le premier calife de l’islam, et cela au
lendemain même de la mort du Prophète. Pendant deux années, Abu Bakr
mérita vraiment son surnom « as-Saddiq », « le Sincère », car il se
conduisit de manière ouverte et avisée. Son attitude consensuelle et son
lien de parenté avec le Prophète, à travers Aïcha, protégèrent la jeune
religion des soubresauts liés à la succession.
Umar ibn al-Khattab (mort en 644) succéda à Abu Bakr, dont il
poursuivit l’œuvre. Il prit de nombreuses décisions qui marqueront les
esprits. La plus importante d’entre elles reste la collecte des versets du
Coran. Alors que le livre sacré était appris par cœur par un corps de
professionnels, Umar décida de faire tout consigner par écrit, ce qui fut
fait dans des conditions assez extraordinaires, tant par la rigueur de la
démarche que par la célérité avec laquelle les secrétaires et les préposés
s’acquittèrent de leur tâche.
Uthman ibn Affan (mort en 656) poursuivit la collecte et finalisa le
paraphe fondateur d’Umar : mettre hors de portée le Coran en tant que
charte primordiale de l’islam, le protéger de manière durable des
déviations – toujours possibles – et de l’oubli ravageur.
Enfin, Ali ibn Abi Taleb (mort en 661) fut le quatrième et dernier
calife du premier cercle. Personnage éminent, il est surtout le fondateur du
chiisme.
Figurent aussi parmi les figures éminentes ses secrétaires, dont Zayd
ibn Thabit, qui mourut en 665, non sans avoir mis en forme une partie du
Coran. Il y avait enfin ses hommes de main, ses généraux, ses envoyés, et
finalement toute une administration du culte qui ne pouvait déroger à la
tâche sacrée qui lui était confiée. On l’a compris, le quatrième calife, Ali
ibn Abi Taleb, mérite que l’on s’y attarde en raison de la confrontation
qu’il eut avec Mou’awiya (vers 605-680), puissant gouverneur de Syrie, et
son rôle dans la création du chiisme.
Ali est d’abord le gendre du Prophète grâce à l’union qu’il contracta
avec Fatima (morte en 633). Ali n’eut pas la tâche facile lorsque, après
plus de vingt-quatre années, il accéda finalement au statut envié de calife
du Prophète, devenant du même coup le chef suprême des armées
musulmanes de l’Empire en formation. L’injustice vint du fait qu’Ali était
le compagnon de jeunesse et le plus proche confident du Prophète. Il avait
partagé toutes ses peines et toutes ses déceptions, mais il avait aussi
savouré avec lui des moments de plaisir et de détente, ceux des retours
paisibles à Médine après telle ou telle expédition, de joyeuses
retrouvailles.
Au sein de l’islam originel, la place d’Ali qui mourut assassiné à
Koufa a été fortifiée par ses descendants, au premier rang desquels il faut
placer ses deux enfants, Hassan et Hussayn. Son action, sa posture
politique et ses idées ont fait école, au point qu’aujourd’hui, ses
« partisans » chiites (de l’expression arabe chi’at ‘Ali, « la voie d’Ali »)
seraient plus de cent millions. Ils se répartissent essentiellement en Iran,
où se concentrent les trois quarts des chiites (environ 72 millions), mais
aussi en Irak, au Liban et dans les pays du Golfe. Une diaspora qui
commence à être importante a fait souche dans quelques pays européens et
en Amérique.
On doit au quatrième calife Les Voies de l’éloquence (Nahdj al-
Balagha), ensemble de textes courts, de préceptes coraniques et de
commentaires réunis au début du XIe siècle par l’un de ses émules, Sharif
al-Radi, mort en 1016. Par sa thématique et son classicisme, cette œuvre a
joué un rôle de repère pour des millions d’adeptes qui cherchaient là un
réconfort et un motif de dépassement de soi. D’ailleurs, le thème dominant
de l’ouvrage, essentiellement composé de louanges dédiées à la vénération
de Dieu, reste une source d’espérance et d’optimisme pour les chiites :
Louange à mon Seigneur Dieu qui n’a pas fait de moi
Un bois mort, empoisonné, catatonique, malfaisant, stérile.
Il n’a pas fait de moi un apostat, un athée, un renégat, un fou délirant.
De façon à me faire éviter les affres des peuples qui m’ont précédé.

Mais aussi puissant soit-il, Ali ne serait pas devenu cet homme
charismatique si Fatima n’avait pas été à ses côtés. Elle est la seule
d’ailleurs qui ait donné une postérité au Prophète, à travers ses petits-fils
Hassan et Hussayn. Fatima, surnommée « Az-Zahra » (la Lumineuse, la
Resplendissante), a toujours été entourée d’une vénération sans bornes de
la part des musulmans, et plus particulièrement des chiites.
Que sa légende ait ou non atteint le mythe que les chiites ont créé
ultérieurement, il reste que Fatima est à leurs yeux leur patronne naturelle,
à la fois mère de leurs deux imams, Hassan et Hussayn, et épouse d’Ali.
Le prestige de Fatima est immense. C’est en son nom, par exemple, que
s’est fondée la dynastie des Fatimides du Caire, laquelle se réclame
directement d’Ali et de sa femme, un couple, dit la légende, prompte à
broder, qui se serait formé sur l’injonction directe de l’archange Gabriel.
Mais outre les chiites duodécimains, Fatima est vénérée aussi par les
ismaéliens et, plus largement, par tous les musulmans, à quelque doctrine
qu’ils appartiennent. Un tel personnage est donc exceptionnel. Figure de
proue au sens plein du terme, Fatima a un statut proche de celui de
« prophétesse », sans toutefois l’atteindre puisque l’islam ne connaît qu’un
seul prophète, en la personne de Mohammed.
Ainsi, la sacralité de Fatima la place aux côtés de trois autres figures
féminines puissantes, Assiya, la femme de Pharaon, Marie, mère du
Christ, et Khadidja, première épouse du Prophète. Enfin, au plan
strictement « prophétologique », Fatima aurait fait partie des gens de la
Maison (ahl al-bayt), une notion qui apparaît dans le Coran (XXXIII, 33)
et concerne Ali, sa femme Fatima, donc, et leurs deux enfants. Selon la
légende chiite, le Prophète les aurait réunis sous sa tente (ou son manteau)
pour leur manifester une estime dont personne n’avait bénéficié avant eux
ni après. Pour de nombreux exégètes, l’expression « gens de la Maison »
est d’une importance capitale, car elle justifie a posteriori le fait que la
succession du Prophète aurait dû prioritairement revenir à Ali ibn Abi
Taleb, quatrième calife, et non pas aux trois califes précédents, même s’ils
étaient « bien guidés », comme le veut la tradition. Mais nous entrons là,
déjà, dans des controverses à caractère politique et juridique évoquées plus
longuement dans un de nos livres précédents, L’Islam et la Raison, le
combat des idées, paru chez Perrin.
Au plan politique, Ali était de tous les conseils, que ce soit au sein de
la jeune communauté de Médine ou de la famille même du Prophète.
Toutefois, après l’assassinat d’Uthman, le clan des Banu Umayya,
partisans de Mou’awiya – puissant général de Syrie, et cousin direct de
Uthman –, suspecta Ali d’être directement (ou indirectement) derrière cet
acte odieux. D’autant que le nouveau calife ne mit pas beaucoup de
vigueur pour châtier les meurtriers de son prédécesseur. La contestation
fut violente, au point que les protagonistes en arrivèrent aux armes.
Outre Mou’awiya, Aïcha, l’épouse favorite du Prophète, contestait elle
aussi Ali. Et c’est sur le champ de bataille, à Basra (4 décembre 656), que
les positions occupées par les deux camps allaient se préciser, avant de
devenir de réels bastions. Selon la tradition qui a donné à ces combats le
nom de « bataille du chameau », Aïcha y dirigeait ses troupes depuis son
palanquin. Elle y fut notamment soutenue, mais en vain, par Talha (mort
en 657) et Zubayr (mort en 656), deux compagnons du Prophète et
valeureux guerriers. Après cette bataille, Aïcha fut assignée à résidence à
Médine où elle vécut recluse jusqu’à sa mort, en 678. Beaucoup
d’historiens estiment que le vrai clivage entre sunnites et chiites se
produisit à cette occasion, primum movens d’une très longue phase de
l’histoire musulmane.
Un mot pour clore ce chapitre fondateur. Il est consacré à la projection
du « bel exemple » que donnaient les femmes. Si elles ont agi sans
démériter aux côtés des quelques grandes figures essentielles au début de
l’islam, la chronique ne les a jamais cependant créditées d’un réel apport,
en particulier dans la transmission de la sagesse prophétique. Pourtant,
consciemment ou inconsciemment, les musulmanes qui investissent
désormais plus facilement les champs du politique et de l’économique, en
attendant le champ religieux et spirituel, se réclament toutes d’une figure
féminine tutélaire ancienne. La plupart des femmes chiites ont toujours en
mémoire Fatima, « la Splendide », dans ses trois statuts : fille du Prophète,
femme d’Ali et mère d’Hassan et d’Hussayn.
Dans le reste du monde musulman, c’est Khadidja ou éventuellement
Aïcha qui inspirent celles qui affrontent les domaines verrouillés des
hommes, à commencer par son secteur le plus imprenable, le monde
politique. Le constat est pourtant extrêmement positif : les faits
historiques contredisent clairement le dogme de l’incapacité juridique
féminine régulièrement brandi par ceux qui veulent les empêcher
d’atteindre les plus hauts sommets de la hiérarchie d’un pays. Ainsi,
durant les cinquante dernières années, une dizaine de personnalités
majeures ont émergé, essentiellement dans les pays musulmans d’Asie du
Sud-Est et en Turquie. Leurs noms ne sont pas toujours connus du grand
public, car leur pouvoir n’était pas régalien, hormis pour quelques-unes
d’entre elles qui n’ont de surcroît pas cherché à conserver leur fonction à
vie, mais ont ponctuellement voulu servir leur pays. En 2001, Megawati
Sukarnoputri, fille de Sukarno, le leader indonésien, a succédé à
Abdurrahman Wahid, déposé par l’armée, en vertu d’un vote à forte valeur
symbolique dans le pays le plus peuplé du monde musulman, loin devant
le Pakistan, l’Inde ou la Malaisie.
D’autres grandes dames ont été chefs de gouvernement ou en poste
dans des ministères importants : la bégum Khaleda Zia au Bangladesh en
mars 1991 ; la Turque Tansu Çiller en juin 1993 ; Benazir Bhutto au
Pakistan en octobre 1993. Enfin, depuis quelque temps, ce sont les
premières dames qui jouent un rôle éminent dans leur pays, comme en
Jordanie et au Qatar, alors qu’auparavant elles restaient dans l’ombre de
leurs époux, sans jamais se montrer ni même les accompagner dans les
voyages officiels. Beaucoup d’autres pays, Syrie, Liban, Palestine,
envoient désormais des ambassadrices dans les pays occidentaux.
Aujourd’hui, tous ces progrès sont pérennisés dans la pratique
gouvernementale de chaque pays, où il est désormais fort rare qu’un
pouvoir puisse se former sans que des femmes de qualité ne bénéficient de
portefeuilles significatifs, et pas seulement ceux qui ont trait à l’enfance et
à la famille. Enfin, le nombre de candidatures féminines à toutes les
fonctions politiques, de la municipale à la présidentielle et à des niveaux
intermédiaires, en passant par la direction des partis, la tête des entreprises
privées et publiques, et surtout les associations, est en très nette
augmentation…
3
Hérauts de l’islam

Quelles grandes figures ont bâti l’empire de l’Islam, au sens politique


du terme, l’ont porté au-delà de la péninsule Arabique et défendu, des
siècles durant, le temps de son expansion ? Califes, sultans, grands vizirs
et généraux musulmans ont donné une cohésion à l’Islam quand celui-ci
ne formait encore qu’un ensemble hétéroclite de peuples, de races, de
croyances et de territoires. Car l’une de leurs préoccupations initiales fut
de rallier les nouveaux croyants sans privilégier les uns ou les autres, sans
non plus imposer leur foi. Car, après tout, il n’est pas évident d’adhérer à
une religion sans même connaître son livre sacré, ou le comprendre tout au
moins. Aujourd’hui encore, aussi bien en Afrique qu’en Asie – deux
continents à forte progression musulmane –, le Coran, peu compris en
arabe, est appréhendé de manière très globale. Parfois, l’imam fait
ânonner les disciples qu’il est chargé d’instruire, fermés à la complexité
de la langue du Hedjaz. Seule la chahada, formule par laquelle on
témoigne sa foi en un Dieu unique et en la prophétie de Mohammed, est
apprise par cœur et récitée au moment des prières.
S’il est difficile de distinguer tel ou tel général d’armée parmi ceux
qui ont succédé aux quatre califes « bien guidés » (al-khûlafa ar-rachidûn)
qui ont présidé à la destinée de l’islam durant les trente années qui
suivirent le décès du Prophète, il faut accorder une place de choix à l’un de
leurs contemporains, ‘Amr ibn al-‘As (mort en 663). Cet homme politique
avisé était un meneur d’hommes, un organisateur hors pair et un général à
la tactique éprouvée. Natif de La Mecque et compagnon du Prophète,
‘Amr ibn al-‘As prônait les « grandes conquêtes » (al-futuhat al-kubra),
une politique concertée menée dès les débuts de l’islam. Il a réussi la
performance d’arracher l’Egypte à son obédience initiale, c’est-à-dire
byzantine, pour la placer sous la férule de l’islam, offerte quasiment en
trophée au calife Umar ibn al-Khattab qui, vers 641 et 642, était aux
commandes de la jeune communauté. ‘Amr s’empara d’abord de la vallée
du Nil, consolida sa victoire auprès des paysans, avant de prendre en
écharpe la capitale et le delta. Plus tard, il lancera avec succès non loin du
Caire d’aujourd’hui la construction de Fustat, première ville-garnison de
l’islam et premier centre religieux majeur de l’islam en Afrique. Le Caire
(Al-Qahira) que nous connaissons revient aux Fatimides et plus
particulièrement au calife Al-Mu’iz (Xe siècle) et à son général Jawhar.
En ce temps-là, les problèmes de succession du Prophète étaient
encore aigus. Deux clans s’opposaient : celui d’Ali et celui de Mou’awiya,
gouverneur omeyyade de Syrie, dont on a vu auparavant dans quelle guerre
de tranchées il était engagé en vue de destituer Ali du titre de calife qui
devait naturellement lui revenir. Le gendre du Prophète affrontait alors une
forte opposition parmi l’élite arabe de La Mecque et de Damas.
Mou’awiya, d’un côté, Ali, de l’autre, s’engagèrent dans une bataille
mémorable, celle de Siffin, en 657, laquelle déboucha sur un arbitrage
concerté des deux parties, après que chaque camp eut constaté que les
forces des belligérants étaient d’égale puissance et qu’il était improbable
que dans ces conditions un vainqueur eût pu être désigné.
Les années passent. La capitale de l’Empire musulman s’est
maintenant déplacée à Damas, qui, sous la houlette des Omeyyades (660-
749), gouvernait de vastes terres musulmanes. Trois décennies après la
mort du Prophète, des guerres fratricides ne cessaient de secouer la
structure de l’islam, tandis que la mort violente menaçait les élites de la
jeune communauté. Combien de grands seigneurs périrent, disparurent ou
furent assassinés brutalement ? Les exemples ne manquent pas. En 671, on
annonce l’exécution du chef des « récitateurs » du Coran ; en 680 survient
la mort violente de Hussayn, fils d’Ali, à la bataille de Kerbala ; en 683,
c’est la mort d’Uqba ibn Nafi’, le fondateur de Kairouan, en Tunisie, qui
tombe sous les coups du chef berbère Qûsayla. Entre 684 et 692, les
révoltes kharidjites en Iran et en Irak secouèrent la dynastie omeyyade et
causèrent l’autre schisme de l’islam, celui des Ibadites que l’on appelle
aussi « les Sortants », car ils se scindèrent de plein gré du rameau chiite.
Entre agitations, révoltes, complots, exécutions, disparitions et
assassinats, l’instauration du califat au VIIIe siècle, le plus sanglant, ne sera
pas un long fleuve tranquille. Cependant, la Maison de l’islam
s’agrandissait à vue d’œil. En avril 711, par exemple, un cavalier rapide
pénétra dans la citadelle du calife et lui annonça une nouvelle
extraordinaire : les cavaliers musulmans venaient de franchir le détroit de
Gibraltar et progressaient très vite dans la péninsule Ibérique. Cet exploit
n’était pas le fait de Mûsa ibn Nûsayr, le gouverneur de l’Ifriquya
(équivalent du Maghreb d’aujourd’hui), mais de Tariq ibn Ziyad, son bras
droit. L’homme qui avait du sang berbère dans les veines était le
commandant en titre des armées de l’Ouest, stationnées dans la région de
Tanger et dont le nombre s’élevait entre sept mille et douze mille hommes
selon les différentes sources historiques. La plupart étaient berbères et
avaient été recrutés de l’autre côté du détroit ; de tempérament
bouillonnant, ils ne cherchaient rien de plus que d’affronter le roi wisigoth
Rodrigue. Lorsqu’il mit pied à terre, et comme il fallait galvaniser ses
troupes, Tariq ibn Ziyad aurait dit : « Mes chers cavaliers. Vous voilà près
du but ultime. Vous avez devant vous un ennemi puissant et derrière vous
une mer furieuse qui dévore ceux qui s’affrontent à elle. La mort devant,
la mort derrière. Mais une victoire sur l’ennemi vous sauvera des deux
périls. Sachez vous battre en héros. Allah est le plus grand ! »
On appela depuis djebel Tariq, et bientôt Gibraltar, le lieu-dit – c’est-
à-dire le Mons Calde – où le général musulman prit le dessus sur Rodrigue
et son armée. Celle-ci était placée sous l’autorité directe de son second, le
chef wisigoth Théodomir, dont les forces étaient inférieures à celle de son
rival, et surtout mal préparées. Un an auparavant, Tariq ibn Ziyad avait été
précédé par Tarif et quelques cavaliers émérites afin de procéder à une
reconnaissance minutieuse des lieux du débarquement. Tarif s’acquitta de
la tâche avec aisance et promptitude : le nom de Tarifa, la localité du sud
de l’Espagne, non loin de Gibraltar, constitue un hommage pour Tarif, que
les Espagnols n’ont pas voulu abolir. En 712, Mûsa ibn Nûsayr, qui
souffrait de ne pas avoir été lui-même à la tête de ces premiers musulmans
et jaloux de cette victoire inopinée de son adjoint, un sang-mêlé, rejoignit
son lieutenant et acheva de conquérir des villes comme Séville qui
n’avaient pas encore été soumises par Tariq ibn Ziyad.
De l’autre côté de la planète, les terres musulmanes ne cessaient de
s’étendre. En cette même année bénie de 711, les armées musulmanes
arrivèrent à Samarkand et en Inde et, de là, au pied de l’Himalaya. On
verra bientôt que si la dynastie omeyyade de Damas atteignait là son
sommet et le point ultime de sa gloire, elle finirait par céder devant la
marche irrésistible de ses adversaires historiques. Toutefois, en dépit de
toutes les infortunes qu’elle essuierait, la dynastie omeyyade ne lâchera
jamais l’Andalousie. N’était-elle pas la « perle de l’Occident », comme se
plaisaient à l’appeler ses poètes et prosateurs, et en même temps – rivalité
oblige ! – la meilleure réponse que la famille omeyyade déchue à Damas,
en 750, pouvait donner, quelques décennies plus tard, à la dynastie
victorieuse, implantée à Cordoue et à Séville, celle des Abbassides ? Peu
étudiée, cette opposition entre Omeyyades et Abbassides, si elle était en
effet obsessionnelle, ne manqua pas d’ajouter une dose importante
d’émulation entre les différents souverains.
En 750, la naissance de la maison Abbasside, ainsi nommée en raison
de sa relation avec Al-Abbas ibn al-Muttalib, un oncle du Prophète, allait
mettre directement en péril le règne des Omeyyades de Damas, dont les
rejetons furent pourchassés et assassinés comme des bêtes. Seul l’un
d’entre eux échappa au massacre. Il s’agit d’Abd Rahman Ier (731-788).
Et, parmi tous les émirs qui régnèrent à Cordoue, le premier d’entre eux
est sans doute le plus impressionnant, le plus haut en couleur, le plus
inventif aussi. Son arrivée sur la terre andalouse, déjà acquise à l’islam
depuis une quarantaine d’années, est digne d’un roman de cape et d’épée.
Rescapé d’une tuerie généralisée destinée à décapiter la tête de la dynastie
omeyyade de Damas, Abd Rahman, inconsolable, réussit à se frayer un
chemin et sauva sa tête in extremis. Grâce à quelques complicités, il gagna
promptement l’Egypte, puis le Maghreb, avant de se réfugier à Cordoue,
où il reçut le surnom d’Ad-Dakhil (« l’Entrant », voire l’Immigré), car il
« forçait l’entrée » de l’Andalousie.
Cependant, à Bagdad, les Abbassides continuaient à prospérer. Ils
réussirent le miracle de perpétuer une dynastie qui allait se prolonger
pendant plus de sept siècles, avec cependant des rémanences visibles liées
aux faiblesses du système califal : un empire trop étendu, avec une
multiplication de fiefs et de seigneuries féodales. Ces signes de
vieillissement étaient scrutés attentivement par toutes les dynasties
ennemies qui, depuis longtemps, voulaient en découdre avec le grand
calife. La situation ne cessa de se dégrader jusqu’au jour où les intrépides
soldats de Gengis Khan finirent par lui donner le coup de grâce, en 1258.
Cependant, à la suite de son fondateur As-Saffah, surnom d’Al-Abbas,
quatre califes imposants se succédèrent à la tête du trône le plus brillant de
l’Islam : Al-Mansour (754-775), Al-Mahdi (775-785), Al-Hadi (785-786)
et surtout Haroun Rachid (786-809). Car plus encore que les quatre
premiers califes de l’islam, dits « bien orientés », Haroun Rachid (que l’on
devrait écrire exactement : Haroun er-Rachid) est l’archétype même du
calife bienveillant, généreux et chevaleresque. Protecteur des arts et des
lettres, ami des savants et des philosophes, compagnon des poètes et des
aventuriers, il est celui que les Mille et Une Nuits magnifièrent à l’excès,
au point que l’on peut légitimement se demander si les fameux récits de
Shéhérazade n’ont pas été inventés dans son propre palais par des
concubines pour s’attirer ses bonnes grâces : elles en auraient ainsi profité
pour avancer leurs pions à travers cette hagiographie déguisée, devenue à
jamais la plus fastueuse des histoires que le monde des lettres ait jamais
connue.
On peut dire sans risque qu’Haroun Rachid a façonné le portrait idéal
du calife musulman. Il a incarné l’idée de puissance et de munificence au-
delà même de tout ce que les narrateurs auraient pu en restituer. Son nom
est par lui-même un condensé de toutes ces qualités, attributs, titres et
autres charges effectives ou symboliques. D’abord, la fonction de calife
est rappelée d’entrée : Al-Khalifat, un trophée souvent lourd à porter. Vient
ensuite son nom personnel qui est doublé de son ascendance ou de sa
descendance : Abdallah ibn Mohamed Haroun Rachid, enfin le titre
prestigieux qu’il s’est donné, à savoir Commandeur des croyants (Amir al-
mû’minin). Avec lui, l’Islam connut un apogée. L’or coulait à flots. La
crise sociale n’existait pas ou, si elle existait, ne concernait que quelques
groupes déshérités aux marges des terres musulmanes. L’ordre du calife
régnait partout, y compris dans les marais du Sud irakien où, cependant,
des groupes d’esclaves Zanj préparaient déjà une révolution de classe qui
ébranlerait les bases du califat au milieu du XIIIe siècle.
Après lui, trente-deux califes abbassides maintiendront l’Empire dans
ses limites de puissance et d’espace. Il y aura notamment Al-Amin (809-
813), fils d’Haroun Rachid, puis Al-Ma’mûn (813-833), autre fils
d’Haroun Rachid, ainsi qu’Al-Mu’tassim (833-842). Parmi ces califes, Al-
Ma’mûn figure au nombre de ceux qui ont le plus défendu, parfois contre
eux-mêmes, la corporation des savants, y compris ceux d’entre eux qui se
sont risqués au-delà des frontières acquises et des certitudes spécifiques au
dogme. Son nom est associé à la Maison de la sagesse (Bayt al-hikma) et à
l’essor des sciences qui s’y développa alors sensiblement. C’est là que les
savants pouvaient en toute liberté se livrer à leur activité, la controverse
philosophique, le débat, la recherche. En outre, Al-Ma’mûn cultivait pour
lui-même l’amour des livres.
Cette passion l’avait poussé à dépêcher des émissaires aux quatre
coins de l’Empire, mais aussi dans les empires voisins, pour lui en acheter.
Il lança d’ailleurs la traduction en langue arabe de beaucoup d’œuvres
grecques, qui serviront plus tard, notamment en Europe. Sous son règne, la
médecine fut dotée d’une école afin de former les praticiens. Un
observateur pouvait alors écrire : « Sous le règne d’Al-Ma’mûn, Bagdad
fut le théâtre de la révolution scientifique qui enfiévra tout le monde
musulman. »
Au siècle suivant, le calife Al-Mansûr (mort en 1002), venu de
l’Espagne musulmane cette fois-ci, fera une entrée fracassante dans le
sénacle bien protégé des chefs militaires qui acquièrent le statut
d’hommes d’Etat. Car Al-Mansûr (littéralement « le Victorieux », une
contraction de l’expression arabe al-mansûr billah, « le Victorieux par la
grâce de Dieu ») s’appelle en réalité Abu Amir Mohamed ibn Abu Amir. Il
cumulait les qualités politique et militaire : après une carrière remarquée
de chambellan (hajib) et de ministre auprès du sultan omeyyade Al-
Hakam II, puis de vizir auprès du puissant Hicham II, Al-Mansûr entre
dans l’histoire grâce aux galons acquis sur le champ de bataille. Outre ses
victoires remportées sur les chrétiens d’Espagne, son souvenir est associé
à la terrible et regrettable destruction de Saint-Jacques-de-Compostelle,
dont ne subsista intacte que la tombe de l’Apôtre.
Quelques années plus tard, en 985, Barcelone et plusieurs villes
portugaises connurent le même sort. En Andalousie même,
l’agrandissement en 987 de la mosquée de Cordoue, la Mezquita, est, de
son fait, un geste destiné à expier ses crimes. Mais sa puissance éclate
surtout lorsqu’il construit non loin de là, sur le Guadalquivir, une ville
princière qui s’appelait – car il n’en reste que quelques ruines – Madinat
al-Zahira (« la Ville resplendissante »). Un historien arabe du nom d’Ibn
‘Idhari en décrivit « les larges dimensions ». Il semble qu’elle fut édifiée
en moins de deux années seulement. Au milieu du XXe siècle, l’auteur
espagnol Claudio Sánchez-Albornoz a écrit des lignes très élogieuses à son
sujet : « Almanzor ou le génie, pourrions-nous dire. Car il faut l’inclure
parmi les individus d’exception que l’humanité a produits avec
parcimonie au cours des siècles… » (L’Espagne musulmane).
Mais toutes les décisions d’Al-Mansûr n’eurent pas un caractère
bienveillant. D’abord, on l’a vu, lorsqu’il détruisit Saint-Jacques-de-
Compostelle : il fit charger sur le dos de ses prisonniers les portes de
l’église, et cela jusqu’à Cordoue. Il fit de même des cloches du monastère,
qui servirent un moment de luminaires dans la grande mosquée. On sait
maintenant que lorsque Ferdinand III de Castille s’empara de Cordoue, en
1236, ces mêmes cloches prirent le chemin inverse de Cordoue à Saint-
Jacques-de-Compostelle, mais cette fois-ci sur les épaules de captifs
musulmans. Enfin, Al-Mansûr écarta sans ménagement tous ceux qui
étaient susceptibles de lui ravir le pouvoir, à commencer par le jeune
calife de sang qui vivait sous sa protection, surveillé comme un danger
potentiel.
Deux siècles s’écoulent, et nous voilà au cœur des croisades, avec leur
cortège de violence, de haine et de misère. L’incompréhension entre
musulmans et chrétiens est à son comble. L’islam, religion déjà assagie et
prospère, n’était pas préparé à croiser le glaive. Mais la situation menaçait
son régime, sa loi : il fallait aller à la guerre, lever une armée et envisager
un corps à corps qui pouvait se révéler fatal. C’est là qu’apparut la figure
plus que légendaire de Saladin, de son nom arabe Salah ad-Din al-Ayyubi
(vers 1137-1193), littéralement « le Réformateur de la religion ». Après
avoir mis fin au règne des Fatimides (1171), Saladin poursuivit sa
mainmise sur l’Egypte et la Syrie jusqu’en 1193. Son empire s’étendit
aussi à la péninsule Arabique et à la Mésopotamie. Souverain mythique et
d’autant plus choyé par l’Occident qu’il en fut le vainqueur, Saladin a
réalisé la prouesse de fédérer tous les musulmans derrière lui, une réussite
extraordinaire et une gloire que les siècles allaient chanter comme un
avènement d’inspiration prophétique. L’une des meilleures descriptions
est sans doute celle de Voltaire qui, dans son Histoire des croisades, ne
tarit pas d’éloges sur le général, dont il rappelle ici l’origine kurde : « Au
milieu de tant de ruines s’élevait le grand Salaheddin, qu’on nommait en
Europe Saladin. C’était un Persan d’origine, du petit pays des Kurdes,
nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut un de ces capitaines qui
s’emparaient des terres des califes ; et aucun ne fut aussi puissant que
lui. »
Il arrivait cependant que Saladin perde des batailles. Aussi, ce jour-là,
alors qu’il encaissait sa déveine du moment, Saladin revoyait son parcours
depuis le début. Né à Tikrit, au bord du Tigre, dans une famille qui allait
très tôt émigrer à Damas, Saladin, ambitieux quoique assez magnanime,
n’a jamais cessé de gravir les échelons au sein même de l’hostilité
générale, d’abord celle des chefs légitimes de la dynastie égyptienne, puis
celle des chefs syriens. A ses débuts, Saladin, alors officier, avait été
dépêché auprès du sultan fatimide d’Egypte pour y tenir le rôle de vizir, et
en même temps servir d’ambassadeur au sultan Nûr ad-Din (1118-1174),
maître de Damas. Il y installa une chaire magnifique à laquelle Nûr ad-Din
aurait lui-même travaillé, et qui fut transportée d’Alep jusqu’à Jérusalem.
On pouvait y lire : « Le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription
après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains. »
Mais lorsque, en 1172, il renversa le sultan fatimide, ce fut tout un pan
de la puissance chiite qui tomba devant le sunnisme, en une sorte de
« Reconquista » intérieure. Saladin était de la même race guerrière que les
montagnards kurdes d’aujourd’hui, solidement charpenté et rusé, au point
que feu Saddam Hussein, au sommet de sa gloire, se réclama directement
de lui, mais en le singeant. Méprise ou vérité, Saladin deviendra l’icône du
monde musulman, alors même qu’il n’était jamais parvenu à endosser
l’habit du calife. L’avait-il jamais imaginé, ce destin ? L’histoire garde de
lui l’image d’un preux chevalier, aussi prompt à la cruauté sur le champ de
bataille qu’à la bonté lorsqu’il croyait son triomphe assuré. On lui doit
cette sagesse toute salomonique : « Pardonner par erreur me plaît
davantage que punir à tort. »
L’histoire a parfois des secrets qu’elle ne livre que
parcimonieusement. En ce jour néfaste de 1177, à Ramla, la bataille faisait
rage entre les deux camps ennemis. Ni les croisés chrétiens ni encore
moins les musulmans ne comptaient céder. Mais les guerres ne se
ressemblent jamais et leur issue est toujours incertaine. Faute de
munitions, la partie musulmane, la mort dans l’âme, finit par battre en
retraite, épuisée et humiliée. A ce moment précis, Saladin se retourna sur
son cheval et jeta un regard triste sur son armée défaite. Il n’avait pas
l’habitude de compter autant de morts dans ses rangs, mais à la bataille de
Montgisard, à Safad, à Kérak, le château fort de Transjordanie solidement
tenu par Renaud de Châtillon, la chance était du côté croisé. Et ce fut fête
dans le camp chrétien, qui brillait au loin, sur la côte, de joyeux feux de
camp. On entendait même, apportées par la brise du soir, quelques bribes
de chansons paillardes. Sottes rengaines de soldats… Plus tard, entre 1188
et 1189, toutes ces places fortes retomberaient dans l’escarcelle des
musulmans. Mais pour l’heure, Saladin était en panne d’inspiration, ayant
manqué tout à la fois de prudence et de sens tactique. C’est lorsqu’on se
croit militairement irrésistible que la faiblesse est le plus imminente,
aurait pu dire Sun Tse. Précisément, cet art de la guerre, lui, le
généralissime Saladin, l’aura exercé de la plus belle manière et sur tous
les fronts. Il en a exploré toutes les techniques et mis au point les
manœuvres militaires les plus appropriées. Beaucoup d’historiens, francs
comme musulmans, à commencer par le très savant Barthélemy
d’Herbelot (1625-1695), auteur de la Bibliothèque orientale, saluent en lui
le fin négociateur, le diplomate : « Saladin reçut le roi de Jérusalem son
prisonnier sous une tente magnifique qu’il fit dresser exprès pour cette
cérémonie et le fit asseoir à son côté. »
Les défaites de Saladin n’étaient au fond que le miroir inversé de sa
trop grande puissance, puisqu’il remporta toutes les autres batailles, celle
de Hattin en particulier, en date du 4 juillet 1187, à laquelle il participa en
personne, ainsi que son grand rival chrétien, Guy de Lusignan, roi de
Jérusalem, dont les 20 000 soldats furent taillés en pièces. Cette victoire
inattendue, car il n’avait pas désiré l’affrontement, lui ouvrit dès octobre
les portes de Jérusalem et d’autres territoires francs, à l’exception notoire
de Tyr.
Pour comprendre la vie de Saladin et suivre son cheminement, il faut
se plonger dans l’univers des deux premières croisades, car c’est la chute
de Jérusalem qui déclencha la troisième croisade. Et l’on en comptera
huit, étalées sur trois siècles (XIe-XIIIe). Combien de familles, tant
chrétiennes que musulmanes, furent endeuillées ? Combien de prisonniers,
combien de disparus, combien de convertis ? On sait le peu d’impact que
ces croisades eurent sur l’imaginaire collectif arabe et sur celui des
théologiens de l’époque, période durant laquelle Saladin allait rayonner,
quand le moindre prêche fait en Occident et appelant à la croisade faisait
trembler tous les postes de garde en Orient, les fortins avancés et
jusqu’aux citadelles imprenables.
Ainsi, lorsqu’on parle de Saladin, s’agit-il du personnage privé ou du
mythe ? Sûrement des deux mêlés, indissociables, car devenir le héraut de
la brillante civilisation musulmane d’alors, parmi tant de généraux
musulmans aussi intrépides que lui, trop vite neutralisés, n’était pas chose
aisée. Le génie militaire de Saladin lui permit de s’imposer face aux
croisés, qui le confirmèrent de nouveau aux yeux des siens. Hattin, cette
première victoire de Saladin, traumatisa la chrétienté et lui assura auprès
des musulmans un immense crédit : Hattin, jonché de cadavres desséchés
et d’ossements humains. Dans le camp musulman, on fêta la victoire, on
édifia des stèles commémoratives. On plastronnait. Ibn al-Athir (1160-
1233), historien de l’Espagne andalouse et du Maghreb, en savoura chaque
détail. Il évoqua le dôme de la Victoire (Qubbat as-nasr) que Saladin fit
édifier en souvenir au sommet d’une colline.
Les croisés se souviendraient longtemps de leurs souffrances. Ils
avaient soif, car la bataille s’était déroulée sous un soleil de plomb. Pour
les exciter, les archers musulmans décochaient sur leurs montures des
nuées de flèches, tuant ainsi un certain nombre de chevaux francs, ainsi
que leurs cavaliers. Les autres, ne pouvant plus tenir, furent poussés à
l’affrontement direct. Mais lorsque les deux camps furent engagés, le chef
musulman de la colonne, Taqi ad-Din Umar, le neveu de Saladin, transmit
l’ordre à son armée de ménager un passage pour que la colonne ennemie
puisse s’y engouffrer sans rencontrer de résistance. A ce moment précis,
un soldat volontaire se faufila à travers les rangs du comte chrétien et mit
le feu aux broussailles déjà très sèches et à l’herbe qui recouvraient le sol.
Le feu prit instantanément. Pour le malheur des soldats chrétiens, le vent
poussa la chaleur et la fumée dans leur direction. Les soldats musulmans
accentuèrent leur harcèlement. En historien, Ibn al-Athir a raconté
comment les chrétiens furent contraints d’affronter simultanément le vent,
la poussière, l’incendie, la soif et, bien sûr, le harcèlement des soldats
musulmans. Quelle débâcle !
Saladin, maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume
de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit Etat et hâtaient sa
ruine. Guy de Lusignan (1159-1194), couronné roi mais à qui on disputait
la couronne, rassembla en Galilée le camp chrétien, assez divisé mais que
ce nouveau péril réunissait. Il marcha contre Saladin, l’évêque de
Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse et tenant entre ses bras
une croix qui passait pour être l’instrument même qui mit au supplice
Jésus-Christ. Bien que les chefs espérèrent un sursaut ou un miracle, voire
de mettre à profit cette occasion pour souder plus fortement les rangs du
bataillon, les croisés furent tués ou pris jusqu’au dernier.
Fait captif, le roi chrétien s’attendait à une mort certaine. Mais il fut
traité avec dignité et respect. En agissant comme un chevalier, Saladin
anticipait sans le savoir les règles ultérieures de la guerre qui stipuleraient
qu’un adversaire a toujours des droits et qu’un soldat vaincu devrait jouir
d’une sorte d’immunité liée à son statut. Saladin présenta de sa main à
Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans la neige. Le roi, après avoir
bu, offrit la coupe à un de ses capitaines, Renaud de Châtillon (1120-
1187). C’était une coutume inviolable établie chez les musulmans, encore
usitée chez quelques Arabes, de ne point faire mourir les prisonniers
auxquels on avait donné à boire et à manger : ce droit ancien d’hospitalité
était sacré pour Saladin. Cependant, il ne souffrit pas que Renaud de
Châtillon bût après le roi. C’eût été un manquement à l’éthique militaire
qui aurait entraîné la fin du noble chevalier franc. Pour montrer qu’il
savait châtier comme pardonner, Saladin fit sauter d’un coup de sabre la
tête de son ennemi, d’aucuns disent seulement son bras !
Quelque temps après, arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait
plus se défendre, Saladin accorda à Sibylle, fille du roi de Jérusalem, puis
reine elle-même (1187), une capitulation qu’elle n’espérait pas. Il lui
permit de s’exiler où elle voudrait. La reine opta pour Naplouse, qu’elle
put gagner en compagnie de sa suite, mais mourut en 1190 durant le siège
de Saint-Jean-d’Acre. La légende ajoute que la noblesse de Saladin
l’obligea à ne rien exiger non plus des citoyens grecs de Jérusalem, alors
même qu’ils se préparaient à payer une rançon. Lorsqu’il fit son entrée
dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds, réclamant
les unes leurs maris, les autres leurs enfants. Saladin les fit libérer avec
une générosité sans précédent dans cette partie du monde. Il semble même
que les femmes qui ne purent retrouver leurs maris aient été dédommagées
en argent, en biens divers ou en cadeaux, chacune selon son rang social.
Enfin, Saladin se fit laver les mains avec de l’eau de rose par les imams de
la mosquée. Celle-ci avait fait partie de la dot du vainqueur lorsque la ville
avait été occupée par les Francs, le 15 juillet 1099, au cours de la première
croisade.
Outre la guerre, Saladin sut mettre de l’ordre dans son clan et sa
famille : ainsi, il contint la prédication chiite et réussit de surcroît à
s’approprier les meilleures qualités de ses adversaires, les croisés. C’est
dire que son œuvre fut plébiscitée autant de son vivant qu’après sa mort.
Au plan des innovations et de l’œuvre, Voltaire, là encore, ne tarit pas
d’éloges sur le prince : « Il établit des écoles musulmanes ; mais, malgré
son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église
qu’on appelle du Saint-Sépulcre, quoiqu’il ne soit point du tout
vraisemblable que Jésus ait été enterré en cet endroit. Il faut ajouter que
Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Guy de Lusignan, en lui faisant
jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne
tint pas sa parole. »
A travers ce récit de la vie de Saladin, on peut voir comment les règles
les plus importantes de la guerre sont réaffirmées comme autant de
dogmes intangibles. C’est dans ce contexte qu’il faut placer le statut des
captifs de guerre et des prisonniers. Il est question évidemment du rachat
des captifs, des règles d’allégeance pratiquées ici et là, de la redistribution
du butin, de la place des esclaves, de celle des « dhimmis » (protégés par
la Loi musulmane) et surtout de l’art de la médiation, voire de la
négociation directe avec l’ennemi. De part et d’autre, on admettra que le
traitement des prisonnières fut digne de bout en bout. L’ancêtre des
conventions de Genève était mise ici sur le métier, restait à l’appliquer. Ce
fut le cas pour Marie Comnène, ancienne épouse du roi Amaury Ier et
désormais épouse de Balian, ou de la reine Sibylle, qui devait rejoindre
Guy de Lusignan alors qu’il était prisonnier à Naplouse, ou encore de la
veuve de Renaud de Châtillon.
A cet égard, l’Islam de Saladin préfigure indirectement celui
d’Averroès, celui d’Avicenne, celui des poètes persans du vin et de la
rose : l’homme était visionnaire, comme le seront les philosophes et les
médecins de l’époque qui va suivre.
Le personnage même de Saladin possède toutes les qualités
chevaleresques du guerrier arabe, tel le Noir Antar ibn Chaddad
(VIe siècle), héros arabe d’avant l’islam, ce qui ne l’empêchera pas d’être
éconduit par la famille d’Abla, la femme qu’il aimait plus que tout. On le
sait maintenant, pour peu qu’elles soient glorieuses, les grandes épopées
sont oublieuses de leur passé. La mémoire des hommes est ainsi faite
qu’elle ne se souvient que de quelques faits plus ou moins avérés pour ne
privilégier du fatras des rumeurs que leur côté honorable et sibyllin. Ce fut
le cas de Saladin, mais aussi d’Haroun Rachid, de Gengis Khan, de
Tamerlan ou de Soliman le Magnifique.
On ne sait pas avec exactitude quel est l’impact de Tamerlan, ou Timur
Lang, né en 1336 à Kech, près de Samarkand, et mort en 1405, sur la
jeunesse musulmane d’aujourd’hui, et si – au-delà de quelques cours
d’histoire au lycée – on construit encore autour de son nom une
quelconque mythologie. Pourtant, le parcours de ce puissant chef militaire,
qui se réclamait lui-même de Gengis Khan, fut aussi spectaculaire que
controversé. Une forte personnalité en effet, qui mérite un long détour.
D’abord pour la violence avec laquelle Tamerlan entreprit ses nombreuses
conquêtes, pays, territoires, villes, hameaux et routes, dont la plupart
étaient situés en Asie centrale. Mais aussi pour Samarkand, pivot central
de sa puissance, son havre de paix, le lieu où il se ressaisit, aidant l’un et
encourageant l’autre. Tamerlan était fier d’être entouré de lettrés,
d’artistes, de poètes, de danseurs-acrobates. Son goût pour la fête et son
hédonisme déclaré faisaient leur fortune. C’est à Samarkand encore,
lorsque le moment sera venu, que Tamerlan sera inhumé, et qu’il repose
encore aujourd’hui.
Seigneur de la guerre, Tamerlan n’avait aucun scrupule à tout piller et
détruire sur son passage. Janus à deux faces, Tamerlan ne forçait pas sa
personnalité pour être d’un côté froid et cruel et, de l’autre, bienveillant.
Mais ce qui domine, c’est le cynisme et la rage démoniaque avec lesquels
il pouvait affronter et éliminer tous ceux qui lui résistaient. Chaque fois
qu’il était annoncé dans une région, les habitants étaient sûrs de se voir
dépouillés de leurs biens les plus précieux, champs, troupeaux, maisons.
Si Tamerlan se présente comme le héros négatif auquel les historiens
dénient l’urbanité qu’ils accordent à Saladin, l’objectivité impose de dire
que cette figure a étendu et renforcé l’Empire musulman et s’est propulsée
à la tête des nombreuses ethnies, fières et batailleuses, qui lui contestaient
ce leadership. Son art de la guerre, qui fut d’une efficacité redoutable,
était pourtant bâti sur un plan de bataille simple : occuper les villes une à
une, demeurer un certain temps maître de la première avant d’attaquer la
deuxième, et faire de même des peuplades ennemies qui s’opposaient à sa
marche. Entre Balkh, qu’il s’adjugea en 1370, et le Khwarezm, la riche
région voisine, s’écouleront dix années. Douze années encore, et il se
lança éperdument dans la bataille contre les territoires de l’Est, du Nord et
du Sud.
De 1391 à 1395, Tamerlan réussit à se défaire de la Horde d’Or fondée
par le Mongol Batu Khan (1204-vers 1255), petit-fils de Gengis Khan, qui
avait établi sa souveraineté sur toute la Sibérie méridionale, la Hongrie et
l’Adriatique. 1398 le trouva en Inde, et plus particulièrement à Delhi, qu’il
assiégea sans coup férir, détruisant les symboles les plus marquants du
sultanat fameux de l’époque. Tamerlan aura ainsi occupé de manière
circulaire des provinces immenses qui s’étendaient entre Moscou et la
Chine, en passant dans la steppe, sur les bords de la Volga, la Perse, l’Irak,
l’Azerbaïdjan, l’Anatolie, l’Afghanistan et l’Inde. Pourquoi ce parcours
circulaire ? Parce que les places fortes d’Anatolie et d’Irak ne tombèrent
dans son escarcelle que bien des décennies après une première, une
deuxième et une énième incursion.
Tamerlan – au contraire de Saladin –, par exemple, n’accepta jamais la
moindre résistance. Pourtant, Bagdad ne se rendit qu’en 1401, alors qu’il
dominait déjà toute la région, prenant ainsi entièrement en écharpe
l’ancienne cité. En 1402, Ankara, la ville ottomane qui s’appelait encore
Angora, tomba à son tour, un an après la Ville ronde, et ce fut au détriment
de Bayazid Ier (1360-1403), le vainqueur des croisés, que Tamerlan
s’arrogea ce splendide trophée. En 1402, Bayazid fut emprisonné dans
Ankara, sa ville anatolienne qu’il aimait tant, avant d’être transporté dans
« une litière grillée » jusqu’à Aksehir, où il mourut un an après. A la fin de
l’année 1404, la Chine allait subir le même sort que toutes les autres
contrées déjà dominées. Depuis déjà une trentaine d’années, la déferlante
Tamerlan ne laissait aucun répit à ses rivaux. En février 1405, à la suite
d’une maladie sûrement contractée lors d’une campagne, Tamerlan, émir
de Transoxiane, vainqueur de la Horde d’Or et guerrier intrépide, mourut,
non sans avoir laissé un immense empire qu’il répartit entre ses enfants et
dont héritèrent également ses petits-enfants. Aujourd’hui encore, le
visiteur peut s’incliner devant son mausolée (Gour-i Mir) à Samarkand, à
quelques encablures de Kesh, la ville où il est né. Samarkand, il l’aima au
point d’en faire La Mecque des lettrés de son temps. Les artistes de toutes
les disciplines y accoururent, ainsi que les rêveurs utopistes, les médecins,
les astronomes, les voyageurs et autres mystiques.
Tout allait bien dans cette partie du monde musulman et cela devait
continuer, à quelques soubresauts près, jusqu’au début du XVIIIe siècle. Il
faut dire que le ver était déjà dans le fruit, puisque la Compagnie anglaise
des Indes orientales avait été fondée en 1600, soit un siècle plus tôt. Elle
serait suivie en 1664 par la Compagnie française des Indes orientales. Un
siècle plus tard exactement, en 1763, le traité de Paris réduisait l’Inde
française à cinq comptoirs, tandis que les Britanniques conservaient
Bombay, Madras et tout le Bengale. Aujourd’hui, l’Inde musulmane est
cantonnée essentiellement au nord, dans le Rajasthan. La population
indienne de confession musulmane s’élevait, il y a quelques années, à
11 % du total, qui avoisine et dépasse même le milliard d’âmes.
Au même moment, dans les terres européennes de l’Islam, la débâcle
continue. Elle a déjà gagné la plupart des petits territoires occupés par les
musulmans, mais c’est à la fin du XVe siècle qu’ils allaient tout perdre.
Aussi bien les Nasrides, à qui appartenaient encore le palais de l’Alhambra
et une partie du territoire autour de Grenade, que les autres petites
dynasties devenues avec le temps des proies fragiles pour tout prédateur
quelque peu avisé. Une catastrophe terrible pour tout l’Islam, dira un
historien musulman de l’époque, ce que l’ensemble des musulmans de par
le monde n’a cessé de rappeler depuis, y compris ceux qui n’avaient pu
prêter main-forte à leurs coreligionnaires, comme les Mamelouks
d’Egypte.
Mais c’est la chute du dernier sultan, Abu Abdallah (Mohammed XI,
qui régna de 1482 à 1483, puis de 1486 à 1492), connu en Occident sous le
nom de Boabdil, qui a été décrite à l’envi. Dans un ensemble hétéroclite de
mentions plus ou moins sensationnelles, la scène la plus juste a été
imaginée par Chateaubriand qui, dans Les Aventures du dernier
Abencérage, rappelle le dépit et la tristesse du jeune monarque : « Lorsque
Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d’abandonner le royaume de
ses pères, il s’arrêta au sommet du mont Padul […] La sultane Aïxa, sa
mère, qui l’accompagnait dans son exil avec les grands qui composaient
jadis sa cour, lui dit : “Pleure maintenant comme une femme un royaume
que tu n’as pas su défendre comme un homme.” Ils descendirent de la
montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours. » Boabdil
mourut à Fès en 1527.
Deux années à peine après la chute du dernier royaume musulman
d’Espagne, en 1494, naquit en Turquie un jeune prince de la famille
ottomane, que l’Europe connaîtra plus tard sous son titre de chef suprême
des armées : Soliman le Magnifique (1494-1566). Son nom exact est
Sülayman al-Qanuni, ce qui veut dire « le Législateur », « l’Homme de
loi », un surnom que les Turcs lui ont donné en lieu et place de Soliman le
Magnifique. Il n’était pas le premier des Sülayman, mais le deuxième :
Sülayman Ier Tchélébi, mort en 1411, était le fils de Bayazid Ier.
Si Soliman le Magnifique succéda à son père, Sélim Ier (1512-1520),
leurs styles de gouvernement et de conduite de la guerre diffèrent
totalement. Soliman le Magnifique conduisait lui-même les campagnes
qu’il commandait. Sa stratégie évoluait ainsi sur le terrain, car c’est là que
l’on observe le mieux le savoir-faire de l’ennemi, son aptitude à tenir le
siège, à anticiper ou à réagir. Aussi, lorsque Soliman le Magnifique réussit
à mater la révolte de Syrie, il s’employa aussitôt à lancer ses troupes à
l’assaut de Belgrade, qu’il arracha des mains des chrétiens en 1521.
En ce temps-là, l’opposition entre François Ier et Charles Quint, entre
le Français et l’Autrichien, était à son comble et c’est dans cette brèche
que se rua Soliman le Magnifique… En 1522, Rhodes tomba dans
l’escarcelle des musulmans après qu’elle eut soutenu un très long siège.
En 1526, il tenait Buda, après avoir défait le roi de Hongrie à Mohacs.
Enfin, en 1529, Soliman le Magnifique parvint devant la citadelle de
Vienne, peu avant d’envahir la Styrie (1532), une province autrichienne
qui fut par le passé slovène et même yougoslave. A vrai dire, ses dernières
expéditions se sont toutes soldées par des semi-échecs et, comme tels, ne
figurent pas au nombre de ses grands succès. Après chaque nouvelle
victoire, Soliman procédait toujours de la même manière : rafler le butin –
une façon d’enrichir ses palais – puis nommer et installer des souverains
en place entièrement dévoués à sa cause. Ce fut le cas notamment de Jean
Zapolya pour Buda et la plaine danubienne (1526-1540) en lieu et place de
leur souverain naturel Ferdinand Ier de Habsbourg (1526-1564), roi de
Hongrie élu par la Diète.
En 1534, Soliman le Magnifique ouvrit le front oriental, surtout vers la
Perse, s’emparant de Bagdad en 1534, puis de Tabriz, Szeged, Temesvar et
d’autres localités. En mer, les corsaires turcs sillonnèrent toute la
Méditerranée orientale et jetèrent l’effroi et le malheur dans l’ensemble de
la chrétienté. Charles Quint y puisa de la détermination, d’autant que
Soliman avait plutôt choisi de s’allier avec François Ier, avec lequel il
signa un traité. Ceux qui se distinguèrent le plus furent les frères
Barberousse, Khaïr ed-Dine – qui deviendrait grand amiral de la flotte
ottomane en 1533 – et Baba Arudj, le pacha Piyale et Dragut. Ceux-ci
firent trembler de nombreuses places fortes, dont certaines furent alors
occupées : Coron, Tunis, le château de Messine, Nice, Djerba, Aden et
Diu, une île située au nord de Bombay, laquelle appartenait encore aux
Portugais.
Si pour les musulmans Soliman est « le Législateur », c’est qu’il a
édicté une multitude de lois et de décrets en vue de réorganiser l’armée et
d’instaurer une sorte de « féodalité » à la fois militaire et foncière, assortie
d’un système de prélèvement des impôts. On lui doit en outre la
construction de nombreux édifices publics : des mosquées, des aqueducs,
des palais. En son temps, Constantinople devint un centre de rayonnement
de l’âme ottomane, turque quant à l’ethnie, musulmane quant à la
doctrine. Des savants, des poètes, des voyageurs, des diplomates
séjournèrent sur les bords du Bosphore, tandis que Topkapi, le grand sérail,
s’enrichissait de mille et un savoirs pratiques, et cela dans tous les
domaines : architecture, ingénierie, musique, médecine, art. De son temps
aussi, nous vient la chronique sinistre des massacres d’enfants illégitimes
ou potentiellement dangereux pour la stabilité de l’Empire. On connaît de
nom Roxelane, favorite du sultan, car elle incarnait la personnalité la plus
complexe du harem. Son sang-froid ajouté à son cynisme conduisit par
exemple à l’assassinat du prince Mustapha, fils aîné du sultan (1553), car
il mettait en péril les ambitions propres de Roxelane pour le pouvoir.
Durant cette période, l’islam tout entier était dominé par la Sublime
Porte qui symbolisait l’Islam dans toute sa splendeur. Mais le réveil de
l’Occident chrétien au XVIIIe siècle allait peu à peu contraindre le sultan à
se dépouiller de la plupart des territoires conquis par ses ancêtres. De 1829
à 1878, le dernier califat musulman allait perdre la Grèce, qui
proclamerait son indépendance en 1829, l’Algérie (1830), l’Egypte de
Méhémet-Ali (1841), la Serbie, la Moldavie, la Valachie et l’essentiel des
Balkans (1878), l’île de Chypre, etc. Le poids était trop lourd pour le
califat qui irait tout droit à sa chute. Elle se produirait dès la fin de la
Première Guerre mondiale et prendrait la forme d’une mise à l’écart du
dernier sultan, Abdülmecid (1922-1924), puis de l’avènement d’Atatürk.
Du reste, si au début du XIXe siècle tout était propice au Proche-Orient
pour le lancement d’une réforme des usages politiques et des mentalités, il
fallait néanmoins trouver un homme providentiel dont le charisme et
l’énergie viendraient à bout de la torpeur orientale, et surtout de
l’essoufflement déjà perceptible de l’Empire ottoman. Cet homme,
l’Egypte le trouva en la personne de Méhémet-Ali (1769-1849). Albanais
d’origine – les Arabes l’appellent Mohamed Ali Pacha –, il avait un sens
tactique développé, multipliant les victoires, tant politiques que militaires.
Il devint dès 1805 vice-roi du sultan de Constantinople, ce qui lui valait
déjà le titre, sinon l’aura, d’un souverain régalien et d’un pontife. Après
avoir franchi les étapes nécessaires qui le rendaient maître du pays et
contourné la résistance pusillanime des beys, il allait instaurer, en
quelques décennies, dans le vieux pays du Nil, une puissante dynastie
autochtone et lui donner un air de modernisme à un moment où la région
affrontait les nombreuses difficultés de la reconstruction. A l’intérieur, il
balaya les convenances qui, après l’avoir empêché un moment de s’asseoir
sur le divan royal, freinaient maintenant toutes ses initiatives. Car, sur la
fin du régime khédival, l’Egypte commençait à douter de sa bonne fortune,
une situation que confortait le déclin manifeste des Mamelouks.
Méhémet-Ali, en homme robuste que nombre de peintres du
XIXe siècle ont cherché à magnifier – un peu comme ils le firent au même
moment pour l’émir Abd el-Kader, en Algérie –, a quasiment inventé
l’Egypte moderne. Il est à l’origine des transformations les plus
significatives et les plus pérennes. En bâtissant les usines du pays, en
éradiquant les maladies endémiques, dont le choléra qui sévissait autour
du Nil, le roi des fleuves, contrôlé partiellement grâce à un réseau
d’irrigation, et en construisant le premier chemin de fer du pays, encore en
fonctionnement entre Alexandrie et Le Caire, Méhémet-Ali a permis à
l’Islam d’opter pour des réformes structurelles profondes. Après coup, un
débat stérile s’est ouvert pour délimiter avec précision ses éventuelles
avancées, de même que ses prétendus échecs militaires, mais c’était sans
compter avec le retard abyssal que le monde arabe avait accumulé face à
une Europe galvanisée par les débuts prometteurs de l’industrialisation.
C’est dans ce cadre que la Turquie ottomane, via la Sublime Porte,
amorça ses réformes, qui, quelques années plus tard, amenèrent au pouvoir
des personnalités aussi marquantes que Mustafa Kemal Pacha, dit Kemal
Atatürk (1881-1939), fondateur de la Turquie moderne et patriarche
vénéré encore aujourd’hui par l’aile laïque du pays. Le surnom d’Atatürk
(« le Père de la nation turque »), vainqueur des Arméniens, des Kurdes et
des Grecs, laisse entendre qu’il y a une continuité de fond entre Mustapha
Kemal et Mehmet II, dit « le Conquérant » (Al-Fatih, 1432-1481), ainsi
nommé en raison des nombreuses victoires remportées au détriment des
Byzantins, à commencer par la prise de Constantinople, le 29 mai 1453.
Très symboliquement, nous assistons là au basculement de l’Empire
ottoman en une Turquie du XXe siècle, moderne, laïque et très portée vers
un leadership plus musclé. Ancré dans la modernité du nouveau siècle qui
s’ouvrait, Atatürk fut un homme d’action, un général à poigne et un
visionnaire. Et à l’image de certains visionnaires, il était autoritaire, de cet
autoritarisme « vertueux » qui caractérisait à l’époque les despotismes
éclairés. Le résultat fut tangible : il réussit entre 1923 et 1938 à
transformer durablement le visage de la Turquie, après lui avoir donné par
le fer ses frontières actuelles, ce que les Alliés acceptèrent par traité, à
Lausanne, en 1923.
Mais les transformations les plus profondes sont ailleurs. Grâce à des
décisions quasi univoques, Atatürk a fait passer son pays du Moyen Age
voluptueux des sultans à la modernité européenne avec, en sus, tous les
symboles de modernisme triomphant qui lui étaient accolés alors :
électricité, automobile, matériel agricole, etc. Au passage, l’ensemble des
pays musulmans, et plus particulièrement les pays du Croissant fertile,
comme la Syrie, le Liban, l’Egypte, l’Arabie, l’Irak, et, dans une moindre
mesure, le Maghreb, se sont sentis obligés de suivre le mouvement, même
à contrecœur. Pensez-vous, un chef ottoman qui professait clairement la
mort de l’islam conservateur et de la bourgeoisie sclérosée qui s’y était
greffée !
Résistant, triomphateur puis organisateur de la Turquie moderne,
proclamée sous forme de république dès 1923, sur les décombres encore
fumants du califat ottoman, cet homme d’Etat exceptionnel préfigure déjà
un Bourguiba, fondateur de la Tunisie moderne, et même, dans un autre
genre, Sukarno, le président indonésien, avec sa « démocratie dirigée » et
son socialisme tiers-mondiste. Mais Atatürk aura surtout marqué le
mouvement de la réforme dans le monde musulman, sur lequel nous
reviendrons. Son autoritarisme lui a permis de mener des réformes
qu’aucun souverain n’osera tenter après lui durant tout le XXe siècle, et
cela jusqu’à nos jours : suppression des écoles théologiques et de
l’enseignement traditionnel avec, à la clé, interdiction des confréries et
abolition des tribunaux de la charia.
Atatürk planifia toutes les réformes qui devaient « turquiser » son
pays. En effet, après l’échec définitif du califat, la tentative protéiforme de
restructuration/réorganisation du pays – tanzimat – tentait de moderniser
un colosse aux pieds d’argile. Aussi, pour réaliser ce projet assez
homérique, Atatürk n’hésita pas, avec le volontarisme qui caractérise
certains visionnaires, à supprimer d’un trait les confréries religieuses qui
tenaient le pays. Parallèlement, le vêtement religieux fut remisé, cela
concernait en particulier le fez des hommes qui fut remplacé par le
chapeau haut de forme qu’Atatürk lui-même arborait en public. Enfin, il
imposa l’adoption du calendrier julien en lieu et place du calendrier
hégirien, l’adoption de l’alphabet latin en lieu et place de l’ancien
alphabet osmanli, sans compter l’acclimatation des codes juridiques
européens, dont celui de la Suisse. Le nouvel homme fort de la Turquie
parvint à « turquiser » son pays, en affirmant son indépendance politique
et culturelle, à le moderniser au plan juridique et économique, et surtout à
l’occidentaliser, puisque l’Occident constituait en ce temps-là une
alternative au califat défunt.
Ainsi naquit la Turquie moderne dont le fondateur, Mustafa Kemal
Atatürk, disait qu’elle était républicaine, nationaliste, populiste, étatiste,
laïque et révolutionnaire.
4
Théologiens, mystiques et grands maîtres soufis

Il arrive souvent que l’enfance des grands hommes soit nimbée de


mystère. Elle est écrite (ou réécrite) en fonction des conditions politiques
et sociologiques qui dépassent leur personnalité propre. Plus tard, lorsque
leur prime éducation et leur jeunesse nous sont à peu près connues, on
découvre que de nombreux détails viennent nuancer le beau portrait qu’ont
peint leurs hagiographes. C’est souvent le cas pour les mystiques et les
théologiens.
Avec la médecine et la théologie, la mystique compte parmi les
disciplines les plus dynamiques de l’islam. Toutes trois connaissent au fil
du temps le développement le plus constant. La mystique sera le
complément d’âme dont l’islam va progressivement avoir besoin. En effet,
l’islam se caractérise par une disposition particulière au dépassement de
soi vis-à-vis des formes closes du dogme. Toute la subtilité tient en ce mot
de « dépassement ». En effet, si l’islam récuse le monachisme (IX, 31, 34),
il n’interdit à personne de s’adonner à l’approfondissement des multiples
sens du Coran, ni à la communion des adeptes entre eux. On pense en outre
que, sans être à proprement parler un mystique, le prophète Mohammed
est à l’origine de la méditation d’islam. Déjà, avant la Prédication, il
aimait à se réfugier dans une grotte appelée Hira. Après qu’il eut reçu le
message coranique, le Prophète a conservé son mode de vie, le repli d’un
côté, la vie en société de l’autre, la khilwa et la jilwa. Il continuait à aller
méditer dans ce lieu propice à toutes les retraites. Son œuvre, son attitude,
sa personnalité, sa sagesse et la profondeur de certains propos qui lui sont
attribués en témoignent amplement.
La plupart des grands historiens de la pensée en islam admettent que le
verset coranique qui, à leurs yeux, a légitimé l’existence de la mystique
musulmane, est illustré par la métaphore de la lampe allumée dans la
niche, soit le cœur du verset 35 de la XXIVe sourate. Depuis, les
théologiens et les mystiques ont eu le temps d’affiner la connaissance de
ce verset, en cherchant notamment les multiples correspondances qui
corroborent ce lien et cette filiation, mais il suffit de reprendre le verset en
entier pour constater qu’il caractérise merveilleusement le style
coranique : « Allah est la lumière (nûr) des cieux et de la terre. Sa lumière
est semblable à une niche dans laquelle se trouve une lampe. Cette lampe
est placée dans un globe de verre. Le globe ressemble à un astre de feu qui
brille depuis l’intérieur d’un arbre béni, un olivier qui n’est ni du Levant
ni du Couchant. Son huile semble s’illuminer sans qu’aucune flamme ne la
touche. Lumière sur lumière, Allah oriente qui Il veut vers sa lumière. Ce
faisant, Allah donne des paraboles aux hommes pour qu’ils puissent
comprendre. De toute chose Allah en est le Savant. »
Le registre lexical de ce verset est particulièrement dense et peut en
effet donner lieu à une glose vivante et fournie : lumière (nûr), niche
(michkawat), lampe (misbah), globe de verre (zûjaja), astre de feu (kawkab
dûriy), arbre béni (chajarat mûbaraka), olivier (zitûn), Levant (charqiya),
Couchant (gharbiya), huile (zit), s’illuminer (yûdhi’û), flamme (nâr),
lumière sur lumière (nûr ‘ala nûr), paraboles (amthal). Pour ceux qui
connaissent un tant soit peu les arcanes de la mystique musulmane, tous
ces mots détiennent une forte charge symbolique.
Plus étonnant sont les deux versets qui suivent, lus comme un
encouragement explicite pour le méditant et l’ascète : « Dans des
demeures qu’Allah a accepté qu’on élève, afin que Son nom y soit invoqué
et glorifié matin et soir par des hommes chez qui la remémoration du nom
d’Allah n’est détournée ni par le commerce ni par une vente quelconque.
Ils observent le rite de la prière et font l’aumône. Ils redoutent aussi le
jour où les cœurs et les regards seront transformés de fond en comble »
(XXIV, 36-37). Ou lorsque le Prophète est directement convié par Dieu à
demeurer avec ceux qui, matin et soir, « invoquent leur Seigneur et
désirent sa Face » (XVIII, 28).
Le soufisme – nom que l’on donne habituellement à la mystique
musulmane – s’est constitué progressivement. L’exemple à suivre, le
parangon, c’est bien le Prophète, mais depuis, de siècle en siècle, les
partisans de l’extatisme et de l’esseulement métaphysique ont toujours
observé les trois critères fondamentaux que voici : une règle, un saint, une
confrérie. Dès lors, on peut définir le soufi (du mot arabe mûtaswwif)
comme étant celui qui observe la règle édictée par l’ordre auquel il
appartient, celui qui s’implique dans cette « voie » et celui qui médite sur
sa condition d’être humain. Cependant, la règle est vaste et souple, tandis
que la sainteté ne se décrète pas. On ne peut donc être soufi en partant du
néant, autrement dit le nombre des années est indispensable à toute
volonté d’adhésion du disciple en quête de sa voie.
Idéalement, le soufisme est un humanisme pratique et une vision du
monde. Cette définition ne porte pas sur la dimension collective du
soufisme, son côté confrérique, mais seulement sur sa dimension
spirituelle, celle de l’« appel » au divin. Car le soufisme est entièrement
orienté vers Allah, ce que Jean Chevalier appelle « l’ivresse de Dieu »,
voire une utopie de l’au-delà vécue ici-bas par l’adepte. De fait, le
soufisme révèle a contrario la dimension concrète de l’islam, son ancrage
dans la pratique quotidienne de la foi et sa projection dans un au-delà de
l’Homme qui confine à la sacralisation de la créature.
Si la thèse d’Ibn Khaldun (1332-1406) est juste, la finalité du soufisme
est la piété, la dévotion exclusive à Dieu, le renoncement aux vanités du
monde et à ses plaisirs, enfin la retraite et la méditation. Il s’agit donc
d’une pédagogie de l’initiation et d’une volonté exprimée par l’adepte
pour se rapprocher de Dieu. Le soufisme se présente comme une utopie
vivante de l’être parfait, exigeant vis-à-vis de lui-même et indulgent vis-à-
vis des autres. Cette utopie de la vie dévote est incarnée par le soufi dans
sa vie quotidienne. Peut-être trouve-t-on là l’adaequatio affectio dont
parlent les scholastiques, le vécu étant l’instance ultime de vérification.
Avec Ibn Arabi, Ibn al-Faridh (1181-1235) est l’une des figures de
proue de l’ésotérisme musulman après l’avènement de Ghazali. Un siècle
plus tard, Naqchabandi (mort en 1389), littéralement « le tisserand, le
brodeur d’or et de soie », compte, lui aussi, au nombre de ces grandes
figures qui ont façonné le mysticisme. Aujourd’hui encore, son influence
demeure très grande dans toute une partie de l’Islam asiatique, à savoir la
Turquie, les Balkans, les pays du Caucase, la steppe mongole et l’Inde.
Ce domaine de la mystique était encore vierge à la fin du VIIe siècle,
ou peu s’en faut. Il y avait bien eu tel ou tel mystique précurseur comme
Hassan al-Basri (mort en 728) – c’est-à-dire un siècle à peine après le
début de la Révélation –, ou Al-Muhassibi (mort en 857), tous deux
considérés comme des préclassiques, quand à la même période, avec
Rabi’a al-’Adawiyya (713-801), entre en scène la « première femme
mystique » de l’islam, une sorte de Thérèse d’Avila, avec parfois les
mêmes accents lyriques et les mêmes voies mystiques qui conduisent à
l’extase. Et dans ses poèmes, la même posture d’abandon à Dieu, la même
exigence de chasteté, la même fusion.
Dans son Langage des oiseaux, Farid al-Din Attar, qui fait partie des
deux ou trois plus grands mystiques musulmans de tous les temps, écrit à
propos de Rabi’a, qu’elle avait la valeur mystique de « cent hommes ».
Une figure de proue, donc, quasi exemplaire, même si, selon une rumeur
tenace, elle aurait commencé sa vie en tant qu’esclave et l’aurait
poursuivie en tant que prostituée. C’est après coup qu’elle se serait
affranchie, gagnant ses lettres de noblesse. Attar ajoutait dans sa langue
imagée qu’elle fut « transpercée par la quintessence de la douleur ;
plongée de la tête jusqu’aux pieds dans la Vérité-Réalité ; disparue dans la
radiance divine et libérée de tous les excès superflus ».
Ancienne joueuse de flûte à ses heures, elle aurait ensuite connu une
vie humble et austère, retirée dans le désert des environs de Basra, puis à
Basra même, où elle vivra jusqu’à la fin de sa vie. Son credo de l’amour
spirituel était le suivant : Allah ne peut être aimé comme un être humain,
car cela conduirait à le comparer aux hommes, ce qui constituerait une
offense inacceptable, un rabaissement. Allah ne peut être aimé que pour
lui-même. Une mystique sensible qui, tout en écoutant la demande
indifférenciée du corps, arrive à la transformer en un pôle de puissance et
d’abnégation. Poussant plus loin, elle disait adopter la même attitude à
l’égard du Prophète, dès lors qu’il était investi, en tant que messager, de la
part de divinité du « Maître des mondes » (Rabb al-’alamin) (Coran, I, 1).
Cependant, Rabi’a al-’Adawiyya n’avait d’yeux que pour Allah, le
Créateur du monde. Elle l’évoque à travers sa vie qui se consume
lentement dans les oraisons, les chants et les larmes. Elle meurt très âgée,
pratiquement centenaire, non sans avoir été qualifiée de « couronne des
hommes » (tâj ar-rijal), ce qui était un hommage insigne auquel seules les
femmes du Prophète, ou ses filles, auraient pu aspirer.
Sa poésie est complexe, malgré une phraséologie linéaire et une
transfiguration sublime, au point que de nombreux écrivains chrétiens,
dont Joinville (XIIIe siècle), à la suite de Jean-Pierre Camus, évêque de
Belley, la surnomment « Dame Caritée ». Dans son ensemble, la littérature
chrétienne en fait une transposition, en contexte musulman, de la sainte
chrétienne. Les auteurs ont bâti autour d’elle une cathédrale fondée sur
leurs valeurs de chasteté, de pauvreté et de solitude. De plus, le fait qu’elle
se soit « rachetée » de sa première vie dissolue en se faisant « nonne » lui
donne la possibilité de réaliser des miracles de type christique : la
multiplication des maigres provisions dont elle disposait en vue de nourrir
les voyageurs et les errants qui la visitaient, ou encore la diffusion d’une
lumière intérieure qui éclairait suffisamment sa demeure pour la dispenser
d’allumer des flambeaux :
Je t’aime avec deux amours :
Avec l’amour du désir passionné
Et avec un amour nouveau :
Parce que tu es digne d’être aimé.
Si mon âme te désire,
C’est que ton nom emplit ma mémoire
Et des créatures,
De ce qui n’est pas toi, efface le souvenir.
Et si en outre il t’aime,
Seulement parce qu’il te croit digne d’amour,
C’est que toi-même arraches
Les voiles qui te cachent, et je te regarde.
Ce n’est donc pas moi
Qui mérite la louange pour ce double amour.
Pour les deux amours,
A toi seul, Seigneur, soit la gloire.

(Cité par Miguel Asin Palacios dans L’Islam christianisé.)

On lui prête aussi cette oraison : « O Seigneur ! si c’est la crainte de


l’enfer qui me pousse à te prier, jette-moi en enfer ; si c’est le désir du
paradis, ne me laisse pas y entrer ; mais si je m’approche de Toi pour Toi
seul, ne me cache pas ta beauté éternelle. »
Rabi’a al-‘Adawiyya n’est pas du genre à partager ses émois, et ne
professe qu’une religion à la fois, celle de l’amour. La manière dont elle
décrit sa fusion à Dieu comme des lames de feu qui la traversent ou la
force brutale de cette énergie qui en fait une esclave acquise et conquise
montre à l’évidence que la notion de transcendance, de dépassement de soi
est maîtrisée dès la fin du premier siècle de l’islam.
Si Rabi’a tient de Thérèse d’Avila, Husayn ibn Mansûr al-Hallaj (vers
857-922) est la synthèse de toutes les influences, mazdéennes,
hellénistiques et chrétiennes incarnées en un seul homme. Son abandon à
Allah et ses oraisons le démontrent de manière éclatante. Hallaj est né à
Baydh ou Baydha, en Perse, non loin de Persépolis, dans une famille
fraîchement convertie à l’islam. Son père travaillait la laine et le coton, ce
qui lui vaut le sobriquet d’Al-Hallaj, littéralement : « le Cardeur ».
Dans son enfance, Husayn al-Hallaj apprend le Coran par cœur et
devient « récitant » (hafiz), une formation qui lui sera très utile par la
suite. Il suit l’enseignement de Jûnayd (mort en 909), auquel il doit
d’avoir été revêtu du manteau des soufis (khirqa). Il approfondit ensuite sa
discipline auprès de Sahl at-Tustari (818-896), puis d’Amr Makki (mort en
909), de Chibli (861-945) et de tant d’autres. Il accomplit son pèlerinage à
La Mecque, fréquente les pauvres du Khorasan et d’Inde, avant de se livrer
entièrement à l’extase sublimée pour un dépassement toujours plus poussé
de son être corporel.
Au cours de ses nombreuses oraisons, Hallaj découvre les profondeurs
insondables de son âme d’orant et change peu à peu d’attitude à l’égard de
la mystique elle-même. Il quitte son froc de soufi, un long vêtement blanc
tissé dans la laine vierge, pour un vêtement de mendiant, le mouraqqa’a,
littéralement « le vêtement en lambeaux cousus ». La conversion mystique
de Hallaj date de ce moment-là : un « apostolat » quasi érémitique qui le
porte à être l’« otage » – le mot est de Louis Massignon – d’une vie qui
semble ne pas lui appartenir. Ce décentrement est perceptible à La
Mecque, lors du grand pèlerinage, alors que les fidèles ordinaires récitent
inlassablement la prière du Labbayk (« Me voici à Toi, ô mon Dieu, selon
Tes vœux ») ; Hallaj la conjugue dans sa langue propre, celle de
l’« esseulement » :
« Me voici, me voici ! ô mon secret, et ma confidence ! Me voici, me
voici ! ô mon but, et mon sens !
« Je T’appelle… non, c’est Toi qui m’appelles à Toi ! Comment
T’aurais-je invoqué “c’est Toi” (Coran, I, 4), si Tu ne m’avais susurré
“c’est Moi” ? » (in Hallaj, Dîwan).
Son chant religieux (qasida), intitulé Labbayka, labbayka !… ma’na,
que l’on peut traduire par « Me voici à Toi, me voici à Toi », est si puissant
et sa résonance sur l’âme des croyants si forte que même les adversaires
irréductibles de Hallaj en furent impressionnés. Ainsi, le virulent
théologien Ibn al-Jawzi (1116-1200) admet que cette prière, qui est assez
longue, surpasse en beauté tout ce que l’on pouvait imaginer en matière de
suppliques faites à Dieu. Ainsi fut Hallaj : mystique, prédicateur et surtout
« Martyr de Dieu ». Il sera décapité en place publique le 26 mars 922 pour
cause d’hérésie et de magie, mais il marquera de son empreinte le dernier
millénaire de l’islam. Non pas que la raison ait dominé ses séances
d’extase ou ses oraisons mystiques, ni ses extériorisations (shattahat), à la
manière de Bistami (mort en 874), mais parce qu’il a clairement affirmé
son indépendance vis-à-vis de l’institution religieuse, avant de la
combattre.
J’ai renié la religion de Dieu, disait-il, le reniement
Est un devoir pour moi, un péché pour les musulmans.

Pour comprendre le message du mystique Hallaj, il faut donc remonter


deux décennies plus tôt, vers 895. Après son pèlerinage à La Mecque,
Hallaj se lance dans une quête spirituelle éperdue. Il devient prédicateur et
spécule autour du « pèlerinage spirituel » qui, selon lui, peut se substituer
avantageusement au pèlerinage réel : « Si un homme désire faire le
pèlerinage à La Mecque, mais qu’il n’en a pas la possibilité, qu’il le fasse
dans une chambre ou un enclos carré (comme la Kaaba) que nulle
souillure n’atteigne, et auquel nul n’a accès : le moment du pèlerinage
venu, qu’il accomplisse autour de cette construction les tournées rituelles
et les autres cérémonies que l’on accomplit à La Mecque. Après quoi,
qu’il rassemble trente orphelins, leur prépare le meilleur repas qu’il lui
soit possible, les amène à cette chambre et leur serve ce repas, se tenant
lui-même à leur service ; ensuite, qu’il leur lave les mains, donne à chacun
d’eux une chemise et sept dirhems et cela lui tiendra lieu de pèlerinage. »
Hallaj n’a cependant jamais exposé cette théorie par écrit. De toute façon,
le soupçon de « mu’tazilisme » effréné, de magie noire et d’hérésie qui
l’entourait suffira aux théologiens du pouvoir abbasside pour l’envoyer à
la potence, car on ne remplace pas en islam, hier comme aujourd’hui, une
obligation canonique par un acte symbolique. Dénoncé par des jaloux
acariâtres, qui étaient autant de rivaux que sa seule présence éclipsait, au
calife abbasside Al-Moqtadir (mort en 932), il fut aussitôt enfermé, jugé,
condamné et supplicié.
Hallaj ne se reniera jamais. Il connut le martyre final devant une foule
immense que l’oligarchie des cadis tout-puissants avait fait venir par
aboyeur interposé sur la place centrale de Bagdad. Vers l’an 1000, Ibn
Miskawayh, un historien musulman au service de la petite dynastie
bouyide, témoignera de la violence avec laquelle Hallaj est passé de vie à
trépas : « Le bourreau, ayant reçu l’ordre de lui donner mille coups de
fouet, se mit à le frapper sans que le patient poussât un gémissement ou
demandât grâce […] Alors il ne dit plus rien, jusqu’au millième coup de
fouet. Ensuite, on lui coupa la main et le pied, puis on le décapita et on
brûla son corps. Sa tête fut exposée sur le pont, puis envoyée au
Khorasan » !
L’œuvre de Hallaj est abondante mais, difficile d’accès, elle reste
hermétique et peu connue. Sans doute subit-elle encore les mêmes griefs
qui conduisirent « le Persan » – le surnom péjoratif de Hallaj – sur
l’échafaud, tant l’imaginaire collectif s’acharne souvent à garder le pire et
rarement le meilleur. On doit à Louis Massignon, l’un des plus grands
spécialistes de l’islam du XXe siècle, d’avoir en grande partie traduit
l’œuvre immense de Hallaj et de l’avoir réhabilitée. Depuis La Passion de
Hallaj, parue en 1921, Massignon est devenu le commentateur le plus
avisé de l’œuvre de Hallaj, au point qu’à son tour il fut suspecté de tirer
l’image d’Husayn ibn Mansûr vers une herméneutique typiquement
chrétienne, la coupant, selon ses détracteurs, de son ancrage originel
musulman, de ses luttes homériques pour accroître la valeur symbolique
de l’échange avec Dieu, niant ainsi au passage son rhizome strictement
oriental.
Le sacrifice pour apostasie d’Husayn ibn Mansûr al-Hallaj fait penser
à celui du théosophe Shihabu ad-Din Suhravardi (ou Suhrawardi), son
contemporain, lui aussi exécuté, mais plus tard, en 1191, avant d’avoir
atteint sa quarantième année. L’œuvre de Suhravardi est entièrement
contenue dans ses oraisons philosophico-mystiques, et dans son apport au
monde de l’invisible. Mais plus que les autres mystiques, Suhravardi,
qualifié de maître de l’illumination (shaykh al-ichraq), établit le lien de la
subjectivité soufie avec la philosophie rationnelle : « Le sujet qui en toi
pense et comprend (al-’aqil), écrit-il, est indépendant des dimensions
spatiales et de tout ce qui leur est inhérent. Les philosophes le qualifient
d’“âme pensante” » (nafs natiqa), tandis que les soufis le nomment
“secret” (sirr), “esprit” (rûh), “verbe” (kalima) et “cœur” (qalb). »
On doit à Henry Corbin (1903-1978), le plus iranien des philosophes
français, d’avoir fait connaître Suhravardi et la confrérie intellectualiste
qui s’en réclame (la Suhrawardiya), mais aussi toutes les autres
personnalités iraniennes, pour certaines adulées comme des prophètes.
Tout fonctionne à partir de cette époque, c’est-à-dire le Xe siècle, comme
si la terre d’Iran allait devenir la source principale des innovations
mystiques, et le lieu d’émergence des prédicateurs et des théologiens.
Autre personnalité marquante du soufisme et de la théologie, Al-
Ghazali, l’Algazel des auteurs latins du Moyen Age, un personnage
puissant situé au carrefour du rationalisme et de la gnose, au moins pour
avoir réalisé la synthèse entre la théologie et le droit d’une part, la
mystique et la philosophie d’autre part. Son nom complet est Abu Hamid
Mohamed ibn Mohamed al-Ghazali at-Tûsi (1058-1111), ce qui indique
immédiatement son lieu de naissance, à savoir Tûs, près de la ville sainte
de Mechhed, dans le Khorasan iranien, là même où serait né Ferdowsi
(mort en 1020). Si on veut être plus précis, on dira plus exactement qu’il
est né à Ghazala, nom d’un bourg situé non loin de Tûs.
Très jeune, Al-Ghazali et son frère Ahmed, lui aussi soufi très
respecté, sont devenus orphelins. Al-Ghazali aurait suivi un enseignement
théologique et juridique poussé avec de nombreux maîtres plus ou moins
fameux, tant à Tûs même qu’à Djurdjan et à Nisaboûr. Or, après avoir
fréquenté les philosophes, les rationalistes, les pédagogues et les
historiens, lui qui était vu comme un apologiste engagé en faveur de la
doctrine ach’arite, la religion d’Etat, et un sceptique, Al-Ghazali se
dépouille de toutes ces étiquettes pour ne plus être qu’un mystique en
quête de sens, saisi qu’il est d’une longue période de doute existentiel.
En 1085, on remarque sa présence aux côtés du célèbre Nizam al-
Moulk qui lui confia des tâches importantes d’enseignement à la
Nizamiyya, l’université que ce grand vizir avait ouverte à Bagdad.
Quelque temps après, Ghazali sera promu au poste de recteur de la
Nizamiyya, avant de cesser toute activité d’enseignement. On a beaucoup
discuté ce changement dans le parcours et la vie d’Al-Ghazali, mais il
n’est pas impossible qu’il ait surtout eu peur des assassinats politiques
ciblés qui étaient ordonnés par Hassan-i Sabbah (mort en 1124), le grand
maître de la secte des Assassins, et sa milice secrète. Après tout, Nizam
al-Moulk lui-même, son protecteur, n’avait-il pas été victime d’une
vengeance ancienne ? Les historiens signalent d’ailleurs qu’Al-Ghazali
décida de se retirer de tout engagement public après avoir vu mourir son
ami Nizam al-Moulk, et bien après sa crise mystique survenue alors qu’il
n’avait que trente-cinq ou trente-six ans.
Une fois libéré de ses charges, Al-Ghazali entamera une série de
voyages qui le conduiront à Damas, à Jérusalem, à Hébron, à La Mecque et
à Médine, où il visite les tombes du Prophète et de ses compagnons. A
l’hiver 1095, il participe au pèlerinage à La Mecque, avant de revenir de
nouveau à Damas, puis à Bagdad et, enfin, à Tûs, où, sous la pression
amicale de Fakhr al-Moulk, le fils de Nizam al-Moulk, il reprend, en 1105
ou 1106, son enseignement public. On suit ce cheminement dans son
œuvre majeure, Revivification des sciences de la religion (Ihya Ulum ad-
Din), un immense traité théologico-mystique dans lequel tous les thèmes
de sa doctrine sont traités avec concision. Pendant dix ans, dira-t-il, une
voix intérieure murmura à son oreille : « Allons, partons pour ce long
voyage, car il ne reste de la vie terrestre que peu. Entre tes mains, le choix
du départ, car ce que tu possèdes aujourd’hui n’est qu’illusion, autant la
science que l’œuvre. Si tu ne te prépares pas à l’instant à ta vie ultime,
quand le feras-tu ? »
Au plan mystique, son voyage initiatique vers Damas et la Syrie – que
les Arabes appellent aussi Cham – fut crucial. On lui dit : « Qu’as-tu fait
de ton temps dans le pays du Cham ? – La prière, le vide, la méditation, la
prière de nouveau. »
Lors de son cheminement, Al-Ghazali, en mystique et non en
philosophe, étudie les œuvres des meilleurs représentants du soufisme
d’alors, Al-Makki, Al-Muhassibi, Al-Jûnayd, Ach-Chibli, Al-Bistami.
Après ce long détour par la théorie, Al-Ghazali s’abandonnera
définitivement à la gnose mystique, à l’écriture d’introspection et aux
oraisons devant quelques disciples, les seuls à pouvoir être témoins de son
ascèse.
Son approche, qui suppose une vraie compréhension des phénomènes
sociaux et collectifs, voire une participation active au réel, implique des
actes concrets, comme le choix d’un métier, la responsabilité d’une
famille et l’obligation de transmettre aux disciples le fruit de ses
cogitations. Ce cheminement induit une maïeutique complexe qui, tel un
fil d’Ariane, s’impose à l’activité d’une confrérie (tariqa) ou d’un couvent
(khanga), ce dont le vocabulaire mystique n’est au fond que la
transposition : goût (dhawq), états (ahwal), attributs (sifat), etc. Telle est
l’attitude de celui qui veut atteindre les sommets de la mystique. Seule la
crainte d’Allah (taqwa) est en mesure de l’aider à avancer. A son tour,
cette crainte requiert la croyance totale (yaqin) en Dieu, bien sûr, mais
aussi au Prophète et au Jour dernier. Al-Ghazali témoigne dans ses écrits
de sa période de doute et d’hésitation. Tiraillé entre une existence
confortable de maître à penser et d’exégète reconnu et une vie de
privations et de retraite spirituelle, il lui faudra arbitrer ce dilemme
constitutif à la fois de la démarche qu’il a choisie, et de son œuvre propre.
Précisément, c’est dans la conciliation de ces deux extrêmes, et dans la
transition qu’il y a entre le fait public et l’intuition individuelle, qu’Al-
Ghazali va progressivement inscrire l’une des œuvres les plus stimulantes
de la théologie et de la mystique musulmanes. Il prend le dessus sur les
avantages matériels et les plaisirs profanes que le grand maître a connus à
Bagdad. De là, sans doute, date la rédaction de son autre ouvrage
important, La Délivrance de l’erreur (Al-Mûnqidh min ad-dhalal), plus
autobiographique que le précédent et, partant, plus personnel. On y trouve
l’essentiel de la pensée philosophique d’Al-Ghazali, ses thèses et ses
opinions religieuses. En définitive, Al-Ghazali a-t-il été un mystique, un
extatique, un maître soufi ou seulement le grand théologien prémoderne
qui a réussi l’exploit d’être à la fois un réformateur de son temps et
l’érudit le plus orthodoxe de la tradition musulmane, opérant ainsi la
synthèse de l’innovation et de la tradition ? Il faut relire cette phrase
étrange de son Ihya Ulûm ad-Din (Revivification des sciences de la
religion), œuvre dense, riche et protéiforme que d’aucuns ont comparée à
la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin et qui ouvre au croyant
tous les arcanes de la foi : « Celui qui pousse à accepter un enseignement
traditionnel et à éloigner de lui la raison est un être irréfléchi. »
Mais pour les soufis, Al-Ghazali reste l’auteur de La Délivrance de
l’erreur, malgré ses très fortes réminiscences sceptiques. Il incarne le
maître soufi à l’éloquence contrôlée en public et qui, en privé, professe
une autre vérité, plus ésotérique. C’est en tout cas l’opinion de l’un de ses
successeurs les plus talentueux, le philosophe Ibn Tûfayl.
Par sa facture et la montée en puissance de la connaissance de soi
qu’elle constitue, La Délivrance de l’erreur aura plus de succès que ses
soixante-dix autres opuscules. En Europe, l’ouvrage a été comparé aux
Confessions de saint Augustin, son aîné de cinq siècles et, plus tard, à
l’Apologie du cardinal anglais John Henry Newman (1801-1890).
Aujourd’hui, Al-Ghazali est fêté comme le plus grand savant dans les
domaines de la théologie et de la mystique. Cependant, ses contempteurs
ont oublié la période très agitée de L’Incohérence des philosophes
(Tahafût al-Falasifa), où Al-Ghazali chargea avec violence les philosophes
rationalistes qui l’avaient précédé, après avoir condamné miracles et
fausses divinités.
Il leur reprochait leur athéisme, car on ne pouvait être simultanément
croyant et athée. Si aujourd’hui la tombe d’Al-Ghazali est vénérée comme
celle d’un saint, ce n’est pas seulement en raison de son œuvre qui est
vaste et dense, mais aussi parce qu’il a influencé l’ensemble de la pensée
en Islam et même en Occident. Il a donné de la vigueur à la réflexion
spéculative et des armes à la mystique. Mêlées l’une à l’autre, son œuvre,
sa vie, son action, sa culture et même sa mort, à cinquante-deux ans, ont
été extrêmement bénéfiques à la philosophie et à la mystique. En outre,
Al-Ghazali aura été le premier théologien d’envergure qui a traité de front
des questions aussi ardues que le doute, le repli réflexif sur soi et même la
critique méthodique de la philosophie. Il disait : « Celui qui adopte la
raison dans toute son étendue sans faire appel à la science coranique et à la
sunna est lui aussi victime d’erreur (maghrûrûn). » Malgré tout, et c’est un
paradoxe, l’une des postures intellectuelles les plus intéressantes d’Al-
Ghazali est sûrement ce dialogue contrasté entre philosophie et théologie.
Si l’on exclut le scepticisme, on se rend compte que dans le dispositif
ghazalien la philosophie ouvre effectivement sur un horizon spéculatif et
sur une contestation de l’ordre établi, tandis que la seconde, la théologie,
qui semble plus efficacement l’arrimer à une foi personnelle, donne une
image plus valorisée de la quête spirituelle, ce qui n’était pas le cas
auparavant. En cela, il rejoint indirectement Averroès, son cadet d’un
demi-siècle, une autre grande figure de la philosophie en Islam, qui aura
tout le loisir de le méditer et de le commenter.
L’avantage avec les grands mystiques, c’est la continuité qu’ils
manifestent dans le domaine qui est le leur par excellence, la recherche de
sens. Cette particularité est visible chez l’Andalou Muhyi-ad-Din ibn
Arabi, qui naquit un demi-siècle après la mort d’Al-Ghazali, soit en 1165.
Il mourut en 1240, non sans avoir laissé une œuvre majeure, dont son
Traité de l’amour mystique, où il détaille les quarante attributs de l’état
amoureux. C’est lui qui a dit que nous sommes issus de l’amour, que nous
tendons vers l’amour et qu’entièrement nous appartenons à l’amour. Ibn
Arabi est un mystique d’Occident qui a été fasciné et attiré par l’Orient.
Né à Murcie, en Espagne, Ibn Arabi est mort à Damas où son mausolée y
est encore vénéré. Il est le fils d’Ali ibn Mohamed, un Arabe andalou de
bonne condition sociale et religieux sincère. Sa famille et son entourage
étaient influents au plan politique. Ibn Arabi lui-même aurait été un
moment assez proche du roi de Murcie, un chrétien du nom d’Ibn
Mardanich, au moins jusqu’à la chute de ce dernier avec l’occupation de
Murcie par les Almohades. Lorsque la maison d’Ibn Mardanich succomba
aux assauts des Muwahhidûn venus du Maghreb, le sultan de Séville, Abu
Ya’qûb Yûsûf, almohade lui-même, offrit aussitôt l’asile au père d’Ibn
Arabi, ce dernier étant alors encore jeune. Ce fut donc à Séville qu’il reçut
sa formation initiale, à savoir l’apprentissage du Coran, la lecture et la
récitation assonancée du Livre saint, qu’il complétera d’apports
doctrinaux et d’exégèse.
Dans Al-Futuhat al-maqqiya, que l’on traduit habituellement en
français par Les Révélations mecquoises, Ibn Arabi raconte comment
Averroès, alors au faîte de sa puissance, demanda à le rencontrer. Ils en
furent troublés tous les deux, car Ibn Arabi promettait déjà beaucoup.
Pour les érudits musulmans de son temps, le voyage vers l’Orient
s’imposait comme un chapitre de l’initiation mystique et intellectuelle,
surtout quand on naissait et que l’on habitait l’Andalousie et le Maghreb.
Aussi, vers trente ans, Ibn Arabi quitta la péninsule Ibérique pour un long
périple qui le mena de Séville à Tlemcen et Tunis, en passant par Tarifa,
Ceuta et Fès. Il rentra à Séville en 1195 et repartit à Fès l’année d’après,
puis à Marrakech et Bougie. Il séjourna à La Mecque (1201-1204), à
Hébron, puis au Caire, et repassa par La Mecque en 1207. En 1210, il
visita l’Anatolie et s’arrêta à Konya. On le signala ensuite à Bagdad, à
Alep, encore à La Mecque, à Aqsaray et à Damas, où il demeura jusqu’à sa
mort qui survient le 16 novembre 1240.
Tous les mystiques s’accordent à dire qu’Ibn Arabi est l’un des plus
grands gnostiques de tous les temps, ce qui lui valut le surnom flatteur de
« Grand Maître » (Ach-Chaykh al-Akbar). D’autres surnoms ont été
attribués à celui qui portait déjà un prénom prémonitoire : Muhyi ad-Din,
ce qui signifie « le Revivificateur de la religion ». Il eut également
d’autres surnoms : « le Soufre rouge » (Al-Kibrit al-ahmar), « le Mystique
intellectuel », « le Théoricien de l’amour parfait » et finalement « le
Défenseur de la doctrine de l’Unité » (ahadiyya), au sens d’unité à Dieu,
tant il est vrai qu’Ibn Arabi était surtout connu pour sa philosophie
moniste. Ces idées étaient déjà amplement répandues dans la péninsule
Ibérique, au point que toutes les écoles qui émergèrent dans cette région
et, au-delà de l’Atlas marocain, dans tout l’Islam, s’inspirèrent
directement du grand maître dont l’influence allait s’étendre jusqu’aux
milieux chrétiens. Le théologien catalan Raymond Lulle (vers 1235-1315),
dont on disait qu’il était franciscain, lira et commentera l’œuvre d’Ibn
Arabi, qui va l’inspirer beaucoup. Il en est de même pour le Florentin
Dante Alighieri (1265-1321).
Son influence, enfin, a été tout aussi marquante au sein de l’islam,
puisque la plupart des maîtres à penser du soufisme qui lui ont succédé en
tant que « pôles » ont reconnu en lui le « Pôle des pôles » (Qutb al-qutûb).
Ceux-là, on peut les citer : Qutb ud-Din Shirazi, Abdal-Karim al-Jili, Jalal
ud-Din Rûmi ou encore, l’émir Abd el-Kader l’Algérien, qui fut longtemps
enterré à Damas, à côté de celui qu’il considérait comme un maître, avant
que ses cendres ne soient rapatriées en Algérie.
Les islamologues européens tardifs, y compris ceux du XXe siècle, ont
été impressionnés par l’étendue et la profondeur de son œuvre au point
qu’A. J. Arberry va jusqu’à dire dans son Introduction à l’histoire du
soufisme, paru au milieu du XXe siècle, que « pas un mystique venu après
lui n’a échappé à son influence ».
Grâce à ses écrits, on peut facilement reconstituer les moments clés de
son initiation à un âge très précoce, autour de vingt ans, et fixer les jalons
de sa doctrine unitariste (wihdat al-wujûd) qui s’affirmera au fur et à
mesure de son avancement dans la voie. Sa philosophie de l’Unité de
l’Etre est au cœur de toute sa philosophie. Elle est un rappel de sa
philosophie moniste et de son panthéisme. Mais l’idée de savoir si Dieu
était Un et que tout ce qui s’en éloignait n’était qu’une illusion recueillait
plusieurs autres traditions soufies antérieures, dont elle formera la
meilleure synthèse post-ghazalienne.
Parmi ses nombreux travaux, il faut citer l’un des plus connus, La
Sagesse des prophètes (Fuçuç al-hikam), Les Révélations mecquoises (Al-
Futuhat al-maqqiya) et L’Interprète des désirs (Turjuman al-Ashwaq), un
recueil qui chante l’amour divin.
Dans le premier de ces trois livres, Ibn Arabi écrit : « Les prophètes se
servent d’un langage concret parce qu’ils s’adressent à la collectivité et
qu’ils se fient à la compréhension du sage qui les entendrait. » Une idée
qu’il précise plus loin : « De même, tout ce que les prophètes apportèrent
de sciences est revêtu de formes accessibles aux plus communes capacités
intellectuelles, afin que celui qui ne va pas au fond des choses s’arrête à ce
vêtement et le prenne pour ce qu’il y a de plus beau, tandis que l’homme
de compréhension subtile, le plongeur qui pêche les perles de la Sagesse,
sait indiquer pour quelle raison telle Vérité divine se revêtissait de telle
forme terrestre… » Pourtant, la question qui lui tient à cœur est bien celle
de l’amour, amour divin certes, mais qui présente tant de caractéristiques
communes avec l’amour profane : « L’amour pour Dieu, explique-t-il dans
Les Révélations mecquoises, reste un problème réduit à quatre
hypothèses : 1°, aimer Dieu pour Lui ; 2°, aimer Dieu pour nous ; 3°,
l’aimer pour Lui et pour nous à la fois ; 4°, l’aimer, mais ni pour Lui ni
pour nous. Et ici surgit une nouvelle question, à savoir, quel motif peut-on
supposer, à notre amour pour Dieu, si après avoir affirmé que nous
l’aimons nous ajoutons que ce n’est ni pour Lui ni pour nous, ni pour les
deux à la fois ? Quel sera ce quatrième motif ? Telle est la question… »
La tombe d’Ibn Arabi à Damas continue à être un point de
convergence pour tous ceux qui sont épris de théosophie musulmane.
Toutefois, pour ceux que l’image un peu abstraite d’Ibn Arabi surprend et
déroute, voici le récit d’une autre vie, celle de Rûmi, qui aurait pu être le
disciple rêvé d’Ibn Arabi, ou son compagnon de route, puisqu’ils vécurent
quasiment à la même période.

En effet, maître soufi par excellence, Jalal ad-Din Rûmi (1207-1273) a


laissé une œuvre d’enseignement mystique dynamique et étendue en tout
point comparable par son importance à celle d’Ibn Arabi. Composé de
vingt-cinq mille distiques, son Mathnawi traite de l’Homme et du cosmos,
de la mystique, de la science, de la cosmologie et de la psychologie. Sa
« complainte du roseau » en particulier est l’une des plus citées, qui ouvre
le Mathnawi. Chez Rûmi, la flûte en roseau (nay) symbolise l’âme
désespérée de ne pas être en liaison avec le divin créateur, dont elle a été
abusivement séparée. Elle est ici un corps organique traversé par la vie, le
souffle du mystique. Selon certains soufis, la flûte à neuf trous – souvent
utilisée dans les cérémonies de dhikr, en particulier chez les derviches
tourneurs – représente l’architecture à neuf degrés des états spirituels, à
savoir la Poitrine, le Cœur, la Crainte, l’Intérieur du cœur, l’Eden, la Vie-
sang, l’Enveloppe du cœur et la Conscience. Quant au neuvième, le poison
et la thériaque, il est évoqué à la fin du poème quels sont les deux versants
de l’extase mystique, l’ivresse de l’arrachement au monde profane d’un
côté ; de l’autre, la douleur inconsolable de ne jamais se trouver à bonne
distance de Dieu.
Au panthéon de la gnose, Rûmi reste l’un des soufis les plus imposants
de toute l’histoire de l’islam. Son nom et surtout son action sont encore
vivaces dans les pays qui entourent la Turquie, son pays d’adoption, et
plus particulièrement les terres arides d’Anatolie. Il en est ainsi des pays
de la Caspienne, de l’Iran, de l’Afghanistan et d’une partie du Proche-
Orient. Il fait partie du carré de tête des mystiques prestigieux comme Al-
Ghazali, Ibn Arabi ou Al-Hallaj.
Appelé Mawlana – Mevlana, en turc –, Rûmi est, entre autres, le
fondateur de la confrérie des Mevlévis, dont le couvent principal (tekke)
est à Konya, qui donnera ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom
de derviches tourneurs.
La légende s’est emparée de ce personnage hors du commun pour
tracer de lui un portrait haut en couleur et qui combine de manière
singulière la mentalité de son pays d’origine, l’Iran – il est né à Balkh –, à
la mentalité de son pays d’adoption, la Turquie, où il est arrivé jeune, et
qui est aussi le pays où il est enterré – à Konya, en Anatolie, là même, en
effet, où il est encore vénéré tel un saint. Son œuvre maîtresse, le
Mathnawi, est un poème mystique, un poème-fleuve que les lettrés
apprennent parfois par cœur.
C’est ainsi que les lettrés iraniens honorent encore aujourd’hui leurs
maîtres soufis comme on le ferait de grands poètes : Abu Yazid Bistami
(VIIIe siècle), Farid al-Din Attar (1119-1190), Mulla Sadra Shirazi (1572-
1640). Farid al-Din Attar, en particulier, est l’auteur d’une œuvre
imposante.
Dans ce contexte, la force d’inspiration de Jalal-ad-Din Rûmi est si
grande et son Mathnawi tellement singulier qu’il n’est pas rare de trouver
des Iraniens cultivés si épris de ses vers qu’ils en sont émus jusqu’aux
larmes à leur simple lecture. Si la traduction française en rend mal la
délicatesse, on peut être sûr que la richesse ornementale de sa poésie
mystique permet à certains auteurs de broder des heures sur le même
thème, sa perception et l’émotion qui en résulte. Ce sentiment de plénitude
a aussi, en creux, son pendant, la finitude (al-fana).
O résurrection soudaine, ô miséricorde infinie !
O toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu,
Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clé d’une prison.
Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine.
Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,
Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement,
Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées.
C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces.
O donneur incomparable de vie, ô joie de la connaissance et de l’action,
Tout le reste n’est que prétextes et fourberies : ce sont des maux, c’est toi le
remède.

(In Odes mystiques de Jalal ad-Din Rûmi.)

Appelé couramment le maître de l’illumination (shaykh al-ichraq),


Shihab ad-Din Suhravardi reste l’un des maîtres soufis les plus
représentatifs de la pensée libre de l’islam chiite. Ses prises de position,
ses écrits (dont le Kitab hikmat al-Ichraq, Le Livre de la sagesse et de
l’illumination) et son approche de la mystique lui ont aliéné les autorités
du califat, après qu’il eut bénéficié de leur protection.

Le moment charnière entre cette période, que l’on peut appeler


classique, et nos temps actuels est marqué par le grand débat de la réforme
(islah), également appelé Nahda, « Renaissance ». En effet, les initiateurs
de ce mouvement ont été considérés un moment comme de véritables
figures de proue de l’islam. Ces réformateurs ont pour noms : Jamal ad-
Din al-Afghani (1839-1897), Mohamed Abdouh (1849-1905), mais aussi
Tahtawi (1801-1873), Sayyid Ahmad Khan Bahadur (1817-1898),
Mohammed Rachid Ridha (1865-1935), Chakib Arslan (1869-1946), Al-
Kawakibi (1848-1906), Mohammed Iqbal (1877-1938) et, sur le tard,
Michel Aflak (1910-1989), Malek Bennabi (1905-1973) et d’autres.
Cependant, la pensée réformiste, qui annonçait la Nahda proprement dite,
avait été lancée plus tôt, par Khayr-Eddine (1822-1889).
Ce mouvement animé par des penseurs musulmans souvent laïcs,
arabes musulmans et arabes chrétiens remettait en question les anciens
prédicats religieux et contestait sur le fond et la forme, c’est-à-dire
constitutionnellement et politiquement, la suprématie des Ottomans et leur
mainmise sur une grande partie des terres arabes.
Au même moment, l’appétit de plus en plus aiguisé des puissances
occidentales pour le monde arabe se précisait, ce qui allait retarder
presque mécaniquement la restructuration politique prônée par les
intellectuels. A voir cet épisode et sans en justifier a posteriori l’échec, on
se rend compte que, si les idées fusaient de partout, la marche de
l’histoire, elle, n’était pas favorable à la Réforme. C’est le moins que l’on
puisse dire, car les puissances occidentales voyaient d’un mauvais œil
l’émancipation rapide des peuples de cette région, ce qui aurait sans aucun
doute mis en péril leurs objectifs. Aussi, au moment où l’Empire ottoman
se mourait, d’autres maîtres exogènes se profilaient. De son côté, et
seulement pour la nouvelle patrie turque, Mustafa Kemal reprenait à son
compte quelques items de modernité tels qu’ils étaient déjà conceptualisés
par les réformateurs égyptiens et syro-libanais, mais leur impact fut
strictement national. Quoi de plus normal, puisque la Turquie vivait
encore sur le prestige de la Sublime Porte. Elle était la seule oasis où,
malgré des traités contraignants et des alliances incertaines, les
gouvernants initièrent une véritable politique nationale. Juste retour des
choses, cependant, le balancier de la réforme allait toucher la plupart des
pays musulmans qui justifiaient alors leur autocritique par des velléités
d’autonomie. Khayr-Eddine, par exemple, est de ceux-là. Cet homme
d’Etat tunisien, d’abord captif des Balkans élevé au sein du palais,
deviendra au crépuscule de sa vie un grand vizir attaché au palais ottoman.
Sa personnalité et son franc-parler l’ont aidé à établir un diagnostic (amer)
sur la déliquescence du monde musulman dans la seconde partie du
XIXe siècle. D’où son livre, Réformes nécessaires aux Etats musulmans
(1867), qui pose clairement les termes du débat, à savoir transcender au
plus vite la longue phase d’introspection et de dolorisme arabo-turco-
musulman. Pour lui, il n’y a pas d’autre issue à l’immobilisme qui menace
les pays musulmans et qui leur interdit de rêver.
Les animateurs de la « Renaissance arabe » ont souvent récusé la
pertinence, donnée comme indispensable, du régime califal, responsable
selon eux de la décadence de l’islam, de son ordre, de sa morale et de sa
pensée. D’ailleurs, plusieurs souverains musulmans de leur temps, comme
Selim III (1789-1807) ou Mahmud II (mort en 1839), et surtout
Muhammed Ali, khédive d’Egypte, dit Méhémet-Ali (1805-1849),
soutinrent ces réformes en despotes éclairés, soit en les anticipant, soit en
les accélérant. L’Aufklärung était indispensable, à condition de ne pas
imiter servilement celle des Lumières européennes.
Aujourd’hui, en dépit de quelques avancées notoires, le combat des
Lumières est en Islam à l’endroit même où Voltaire l’avait laissé pour
l’Europe : conservatisme de la société, place prédominante de Dieu,
mainmise de la mosquée sur les consciences. Depuis lors, et jusqu’à nos
jours, les droits de l’homme et du citoyen, l’autonomie du sujet et sa
responsabilité politique et, d’une certaine façon, la liberté, sous toutes ses
formes, sont encore à construire. Une telle révolution ne peut se faire sans
un apport constant de concepts novateurs que les musulmans puissent
s’approprier. Pour nombre de ces réformistes, il s’agit d’adapter le texte
du Coran aux réalités d’aujourd’hui, sans pour autant altérer la foi de
chacun. Selon eux, ce travail devrait mettre en évidence que l’ordre de la
Raison n’est pas incompatible avec celui de la foi, l’une et l’autre agissant
en effet à des niveaux parfaitement distincts.
Dans ce paysage, une expérience unique a surgi des solitudes de
l’Arabie. Loin de toute réforme « positiviste », orientée comme ci-devant
vers le progrès historique et la marche du temps tel que l’Occident l’a déjà
institué avec le siècle des Lumières et l’industrialisation, voici l’itinéraire
de Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1791 ou 1792), un prédicateur
musulman devenu fameux grâce à un ancrage mixte de mystique et de
politique. Si l’on met de côté l’objection idéologique, on peut dire que cet
homme a changé le visage de l’islam, d’abord en Arabie et en son Najd
natal, ensuite dans un grand nombre de pays. Après une formation
religieuse à Médine et un bref séjour à Bassora et à Bagdad, il revient à
Al-‘Aïnah, le village de ses parents, où, directement inspiré de plusieurs
théologiens hanbalites – disciples d’Ibn Hanbal (780-855), Ibn Taymiya
(1263-1328) et Ibn Qayyim al-Jawziyya (mort en 1350), dont il aurait lu et
médité l’œuvre –, il se met à prêcher le retour à la religion, basé sur le seul
Coran qu’il considère comme une constitution et un programme politique.
Selon lui, même la sunna (corpus théologique et pratique des anciens) doit
être assujettie à la Parole révélée, et ne jamais la contredire.
Sa mission de prédicateur prend une tournure nouvelle, nettement plus
« prophétique », lorsqu’il est exilé à Dar’iyya où il fait la rencontre de
l’émir du Najd, Muhammed ibn Saoud. Le théologien fondamentaliste et
le rusé politique, après avoir conclu une alliance dès 1744, cherchent à
renverser le pouvoir largement fragilisé qui règne sur les tribus de la
péninsule Arabique, à l’instar des petits rois qui exerçaient leur double
tutelle égypto-ottomane sur les Lieux saints. Face à cette union sacrée,
l’Arabie centrale ne tarda pas à être gagnée par la fièvre wahhabite. Tout
proches, l’Irak et la Syrie commencèrent à écouter cette voix nouvelle
venue du grand désert voisin.
Alertées, les autorités ottomanes envoyèrent des émissaires à
Mohammed Ali Pacha, leur gouverneur en Egypte, pour mettre fin à cette
révolution des ascétiques du Najd et du Hedjaz. Plusieurs campagnes
militaires furent organisées et envoyées en Arabie centrale dans le but
affiché de mettre fin à l’influence toujours grandissante des Wahhabites.
Mais lorsqu’en 1841, les troupes égypto-ottomanes se furent retirées, les
prédicateurs wahhabites reprirent du service. Dès lors, il s’est agi pour eux
de lancer les bases d’un nouvel Etat, celui de la famille des Ibn Saoud, ce
qui se produisit en 1926, c’est-à-dire peu de temps après la déliquescence
du pouvoir central à Istanbul. C’est d’ailleurs à cette période, entre 1915 et
1918, que remonte l’activisme en faveur des Ibn Saoud d’un agent anglais
de l’Intelligence Service, l’écrivain Lawrence d’Arabie (1888-1935).
Les idées du théologien Muhammad ibn Abd al-Wahhab se
propagèrent dans tout le monde musulman, de Marrakech, où elles
influencèrent l’action du sultan Sidi Mohammed ibn Abd Allah (1757-
1790) jusqu’en Inde, en passant par la propagande d’Ali Senoussi (1787-
1870) en Libye, ou par le mahdi soudanais Mohammed ibn Ahmed (1844-
1885).
Aujourd’hui encore, à quelques détails près, et bien que contestée, la
doctrine rigoriste de Muhammad ibn Abd al-Wahhab inspire l’action
gouvernementale du royaume d’Arabie saoudite. C’est au nom de cette
philosophie que des milliards de pétrodollars ont été investis durant plus
de soixante-dix années pour la construction de mosquées d’obédience
wahhabite dans tout le monde musulman. C’est aussi cette philosophie qui
inspire dans le pays les actes diplomatiques, les usages juridiques et
politiques, la division du travail, la ségrégation des sexes.
Muhammad ibn Abd al-Wahhab a laissé quelques ouvrages de
doctrine, dont le Kitab at-Tawhid (Le Livre de l’unicité de Dieu) où il est
question des Kabaïr, fautes majeures et péchés véniels à ne jamais
commettre, ainsi que du respect absolu des droits du Seigneur Dieu sur
tous les autres droits. Progressivement, ce mouvement wahhabite a affecté
l’ensemble des représentations liées à l’islam. Celles-ci ont profondément
transformé le visage de la religion du Prophète au cours du XXe et depuis le
début du XXIe siècle. Voici un bref extrait de l’Epître wahhabienne
(Rissala wahhabiya), telle qu’elle est traduite par Alexandre Chodzko dans
le Journal asiatique, il y a un siècle et demi de cela, c’est-à-dire au
moment même où le nouveau fondamentalisme religieux prenait son
envol : « Sache, que Dieu te bénisse, que le culte professé par Ibn Hanifa
est le seul orthodoxe et identique avec celui d’Abraham. Il consiste à
servir Dieu par une religion pure, telle que Dieu la prescrivit aux hommes,
en les créant uniquement pour elle. Dieu le Très-Haut en parle lui-même
en ces termes : “Je n’ai créé les hommes et les génies qu’afin qu’ils me
servent.” » (Coran, LI, 56.)
Le mouvement wahhabite séduit essentiellement pour sa conviction
réaffirmée de l’unicité de la Création et de l’union mystique de l’Homme
à Dieu. C’est ce que nous lisons dans la suite de cette épître, fort bien
traduite du fait même de la neutralité relative du traducteur : « Après que
tu auras appris que Dieu a créé ses serviteurs dans le but de se faire servir
par eux, sache aussi que ce service ou cette dévotion ne s’appelle ainsi que
parce qu’elle doit avoir pour objet Dieu seul et unique (tawhid) ; de même
que la prière ne se nomme prière que parce qu’elle doit être accompagnée
des purifications prescrites par la loi. Tout alliage hétérogène (chirk) en
détruit la pureté primitive. Un atome de souillure quelconque (hadat),
introduit dans de l’eau ou du sable dont on se purifie, suffirait pour
anéantir tout ce qu’il y a de méritoire dans cet acte. A plus forte raison,
vouloir associer quelqu’un à Dieu, c’est-à-dire faire participer celui-là au
culte, dont nous ne sommes redevables qu’à celui-ci, serait méconnaître
étrangement ce culte, en le marquant au sceau de l’idolâtrie. » L’épître
continue, entièrement consacrée à cette question du tawhid, c’est-à-dire
l’obligation faite au croyant de refuser toute idolâtrie et de ne voir que
Dieu, et Lui seul.
Dans son ouvrage principal, Muhammad ibn Abd al-Wahhab prônait
un rigorisme religieux qui, en accentuant la soumission du croyant,
radicaliserait l’observance de la matière religieuse enseignée par Abou
Hanifa (700-767), Ibn Hanbal (780-855) et leurs successeurs.
Mais le wahhabisme a ouvert la boîte de Pandore, donnant ainsi lieu à
des dérives extrêmement contestables sur le fond et la forme, comme la
prédication tous azimuts indépendamment de la réception parfois
extrêmement négative de l’islam par les populations locales. Le salafisme,
qui est un mouvement théologique qui prône clairement l’allégeance aux
« Pieux ancêtres » (as-salaf as-salah, d’où le mot salafisme), entretient
avec le wahhabisme une proximité fusionnelle.
Cette propension est partagée avec d’autres mouvements piétistes,
comme le Tabligh (« la transmission du Message ») fondé par Mohamed
Ilyas al-Kandahlawi (1887-1948) ou les Frères musulmans de Hassan al-
Banna (1906-1949), qui se distinguent les uns des autres non pas par leur
objectif final – l’établissement d’un Etat islamique sur les anciennes bases
du califat –, mais seulement par le chemin pour y parvenir, la tactique
employée.
Depuis cinquante ans (bientôt cent ans pour les Frères musulmans),
tous ces mouvements se sont substitués aux Etats-nations, très défaillants,
pour imprimer progressivement leur marque éculée aux comportements
collectifs les plus significatifs des musulmans. Si l’habillement des
femmes et la longue barbe des hommes en sont le signe le plus visible, les
habitudes alimentaires, les usages au sein de la famille et l’image que les
musulmans se font d’eux connaissent aujourd’hui une transformation
fulgurante. Du reste, rappelons que l’attitude adoptée par ces « Pieux
ancêtres », relayée par des théologiens orthodoxes comme Sayyid Qotb
(1906-1963) ou Abou Bakr Djaber al-Djazaïri (né en 1921), a inspiré toute
une génération d’éducateurs musulmans chargés de transmettre les valeurs
morales de l’islam, et de sévir en cas de manquement à la règle établie.
Depuis peu, le côté piétiste l’a emporté sur l’exemplarité des Ancêtres,
d’autant que l’islam, idéologisé et inquiet, a forgé des règles immuables
qui étouffent toute initiative personnelle. Né à la fin du XVIIIe siècle, mais
remis au goût du jour dans les années 1980 et 1990, le salafisme est à la
fois une doctrine particulière de l’islam, un moyen de transmission de la
religion du Prophète et un code moral rigoriste. Le pays qui l’a popularisé
est l’Arabie saoudite, mais les pays qui l’appliquent désormais sont plus
nombreux : Soudan, Yémen, Egypte, Afghanistan, Pakistan et Inde, où
vivent quelque cent millions de musulmans.
5
À l’épreuve de la vie : philosophes et médecins

Longtemps la philosophie fut la reine des disciplines en Islam et le


creuset dans lequel naissaient ou s’affirmaient tous les savoirs. Il n’était
pas rare que tel savant des sciences médicales se risque à être aussi
philosophe. L’inverse est moins fréquent. Les exemples sont légion :
Avicenne et Avenzoar (connu sous le nom arabe d’Ibn Zuhr, mort en
1162), qui fut l’ami d’Averroès, sont médecins, philosophes et religieux.
Dans les faits, si la philosophie grecque se percevait comme une entité
pleine et complète depuis les débuts de la connaissance humaine, la
philosophie musulmane, elle, avait vocation à être une médiation entre les
mondes profane et sacré, entre le matériel et le spirituel, entre le corps,
l’esprit et l’âme.
Tous les penseurs et savants dont on va ici dérouler l’itinéraire
n’étaient jamais coupés de la réalité. Les mécanismes d’apprentissage et
l’approche encyclopédique des universités et autres medersa formaient en
effet des penseurs polyvalents. Car il ne s’agissait pas seulement de
diriger sa vie et d’acquérir des connaissances : être philosophe, penseur ou
théologien, dans le monde musulman, consistait avant tout à embrasser le
savoir humain, à faire le bien et le mettre au service du souverain, et
partant de toute la société.
Parfois, en outre, l’on s’adonnait au travail de l’historien, de
l’astronome ou du philologue. Le savoir était un corpus de connaissances
que tel maître transmettait à un ou plusieurs disciples à la fois. Chaque
maître était chargé de veiller sur ses disciples, et ne donnait son blanc-
seing que lorsqu’il les estimait suffisamment avertis, et très pénétrés de
leur art. Cette exigence était poussée très loin, car les médecins
fraîchement admis à leur examen final (ijaza) prenaient la relève de leurs
maîtres auprès des seigneurs et des puissants. La responsabilité de l’un et
de l’autre était donc pareillement engagée. Les futurs praticiens ne
recevaient pas toujours de diplômes à proprement parler ; leur compétence
s’élaborait au terme d’un cursus long et complexe. Au temps de l’Islam
classique, l’enseignant débutant était interrogé par ses propres étudiants,
sous le contrôle avisé des maîtres. Lorsque les réponses qu’il donnait au
feu roulant des questions n’étaient pas celles que les solliciteurs
attendaient de lui, il était renvoyé devant ses anciens formateurs. Il semble
qu’Abou Hanifa (mort en 767), qui deviendra plus tard un théologien
réputé, ait connu cette situation, lorsque, très jeune, il fut renvoyé à sa
medersa pour compléter ses connaissances.
Tous les grands noms de la philosophie et de la science ne sont pas
traités ici. Certains, par leur absence remarquée, montrent combien le
choix a été draconien. Il en est ainsi d’As-Sufi (Xe siècle), célèbre
astronome de Chiraz, qui travailla à déterminer la durée exacte des
saisons, ou d’Ibn al-Haytham (dit Alhazen, 965-1039), qui était un
philosophe et un mathématicien émérite, même si son nom a été
durablement associé à deux disciplines voisines : l’optique et
l’astronomie. On dit que ses travaux sur les éclipses ont amélioré les
observations de Galien, d’Euclide et de Ptolémée. La chirurgie
s’enorgueillit aussi de l’œuvre d’Abul-Qassim az-Zahrawi (dit Abulcasis,
mort vers 1013), qui fut une figure marquante de Cordoue. Ibn Miskawayh
(mort en 1030), néoplatonicien et moraliste, et Ibn Hazm (994-1064),
juriste zahirite, furent également des penseurs émérites. L’un des livres
d’Ibn Hazm, Le Collier de la colombe (Tawq al-hamama), célèbre l’amour
au temps de l’Andalousie musulmane. Avempace (Abu Bakr Mohamed ibn
Bajja, mort en 1138) était médecin, Ibn as-Sid al-Batalyûsi de Badajoz
(1052-1127) philosophe et grammairien, Abu Ishaq az-Zarqali (ou
Azarquiel et Arzachel, mort en 1087) astronome de renom. Enfin, parmi
les noms qui auraient pu figurer dans ce prestigieux florilège, il y a Nasir
ad-Din Tûsi (1201-1274), qui fut le fondateur de l’observatoire de
Maragha, dans l’Azerbaïdjan actuel et que Hulagu (1217-1265) fit
construire en 1259.
A la frontière de la littérature et de la philosophie, plusieurs noms se
distinguent aussi, en particulier ceux d’Al-Mutanabbi (915-965) et d’Abu
al-‘Ala al-Maari (973-1058). Ecrivain et philosophe d’origine syrienne, ce
dernier était considéré comme un sceptique dont la pensée et l’action
attentaient au bien-fondé de certaines conceptions inamovibles en islam.
Al-Mutanabbi, littéralement : « Celui qui a prétendu être prophète », fut,
lui, soupçonné d’avoir voulu inventer un autre Coran, ce qui aurait été une
profanation de la parole sacrée. Il faut savoir que l’un des dogmes
fondateurs de l’islam n’est rien de moins que l’« inimitabilité » du Coran
(i’jaz), ainsi qu’il est rappelé dans plusieurs sourates, dont la deuxième, au
verset 23, la dixième et la onzième aux versets 38 et 13. On prête à Al-
Mutanabbi cette phrase : « Adore Dieu, non sa créature, la Loi asservit
quand la raison libère. » Si de tels propos paraissent aujourd’hui répondre
aux conditions minimales de la pensée, ils étaient loin de faire l’unanimité
au Xe siècle, c’est-à-dire au moment où l’islam cherchait à inscrire dans le
marbre les normes et valeurs qui le constituaient.
Parmi les grandes figures de l’islam, Mohamed ibn Mûsa al-
Khuwarizmi, dit Algorismus, est un des rares qui a connu de son vivant la
reconnaissance de ses pairs. Mathématicien puissant, Al-Khuwarizmi est
né en 780 à Khwarizm, en Perse, d’où son nom, et vivait au temps du
calife Al-Ma’mûn, l’un des protecteurs les plus engagés en faveur de la
corporation des gens de lettres, des savants et des poètes que la dynastie
abbasside de Bagdad ait jamais connue. Al-Khuwarizmi est mort vers 850,
au milieu du IIIe siècle de l’hégire, à un moment où l’islam commençait à
se doter d’un codex contraignant, la charia. La communauté musulmane
(Umma) est censée aujourd’hui encore respecter les règles de droit établies
au cours de cette lointaine période.
On ne sait pas grand-chose de la jeunesse du futur grand savant, mais
son œuvre dans le domaine des mathématiques, de la géométrie surtout,
l’a imposé à l’ensemble de la communauté scientifique de son temps.
C’est en géométrie qu’il excella. D’ailleurs, les Latins ne s’y sont pas
trompés lorsqu’ils lui attribuèrent la paternité de l’algorithme, procédé
systématique du calcul que tous les lycéens du monde connaissent. On lui
doit aussi le mot « algèbre » (al-jabr), car il est le premier à l’avoir utilisé
dans l’un de ses ouvrages, intitulé Maqalah fil hisab, al-jabr wal-
mûqabala (Epître sur le calcul de l’algèbre et des comparaisons). On lui
prête aussi l’introduction des chiffres indiens, devenus chiffres arabes
depuis que Jean de Séville, au XIIe siècle, a traduit son traité sous le titre
de Liber alchoarismi. Al-Khuwarizmi a également introduit dans les
mathématiques le zéro (çifr), qui est aussi d’origine arabe. Ainsi, à ceux
qui doutent encore que l’islam puisse ne pas être porteur de dépassement
dans le domaine scientifique (et la tentation est très grande aujourd’hui), il
faut opposer l’exemple presque parfait, exemplaire en tout cas, d’Al-
Khuwarizmi.
A lui tout seul, ce chercheur passionné devrait ramener à la raison tous
les histrions qui salissent la réputation des premiers savants musulmans au
prétexte que la civilisation arabo-persane d’aujourd’hui serait bien en
peine de concourir pour la médaille Fields. D’ailleurs, concernant Al-
Khuwarizmi, les études continuent. On pense qu’un aspect tout aussi
déterminant de son œuvre n’a pas connu la fortune de son traité d’algèbre.
Il serait notamment l’auteur d’un ouvrage, aujourd’hui perdu, consacré à
l’écoumène, et dont le nom Kitab sûrat al-ard dit suffisamment l’intérêt
qu’Al-Khuwarizmi avait éprouvé pour les sciences physiques et la
géographie. D’autres auteurs lui attribuent, en outre, des études sur les
calendriers, les astrolabes ou les cadrans solaires.
A la même époque vécut Al-Kindi. Reconnu comme étant le « père »
de la philosophie musulmane, sans en être toutefois ni le plus puissant ni
le plus célèbre représentant. Alors même que les Arabes en firent le
« philosophe des Arabes », Al-Kindi, dit aussi Alchindius et Alkindus
(mort entre 860 et 870), naquit à Koufa. Un pur Arabe, en réalité, dont le
milieu social attestait de l’ancienneté, puisque son père fut le gouverneur
de Koufa, une grande ville typiquement musulmane à l’époque où les
Abbassides arrivaient au pouvoir à Bagdad.
Il semble que ce soit le calife Al-Mahdi (mort vers 785), au IIe siècle
de l’islam, puis Haroun Rachid (789-809), le célèbre calife des Mille et
Une Nuits, et finalement Al-Ma’mûn (mort en 833), un autre de ses fils,
qui furent ses premiers employeurs, à travers une nouvelle institution, la
Maison de la sagesse (Bayt al-hikma). La grande intimité d’Al-Kindi avec
ses protecteurs explique pourquoi il fut chargé par Al-Mu’tassim (mort en
842) d’être le précepteur de son fils Ahmad, ce qui était alors une fonction
prestigieuse réservée aux seuls dignitaires du califat. Ainsi, les conditions
de formation du jeune philosophe furent optimales, même si, semble-t-il,
il aurait payé un lourd tribut, avec persécution à la clé et séquestration de
bibliothèque, au temps du calife Al-Mûtawakkil (822-861).
On ne sait pas grand-chose sur sa formation ni sur ses premiers
maîtres, tout juste peut-on conjecturer un parcours extrêmement riche et
élaboré. L’étude de son œuvre telle qu’elle est présentée par le Fihrist, un
célèbre dictionnaire bio-bibliographique auquel Ibn an-Nadim (mort en
995), un libraire de Bagdad, aurait travaillé sa vie durant, montre qu’Al-
Kindi était non seulement un philosophe dans la pure tradition arabe, mais
aussi un scientifique et un traducteur. N’a-t-il pas « corrigé » la traduction
de la Théologie d’Aristote menée sous la férule d’un érudit comme Na’ima
al-Himsi ? Le Fihrist attribue ainsi à Al-Kindi quelque 241 titres,
aujourd’hui perdus, outre les quelques textes qui furent traduits en latin. Y
sont déclinées toutes les disciplines de la pensée, en particulier la
philosophie, les mathématiques, l’optique, la médecine et l’astronomie.
« Titre » ne veut pas dire « ouvrage » comme on l’entend aujourd’hui, soit
une œuvre conséquente, structurée en plusieurs sections et requérant une
introduction, une conclusion et des notes, mais un « écrit » qui porte
généralement sur une question unique et qui tient en quelques pages.
Parmi ses travaux, 22 titres sont consacrés à la philosophie, 23 à la
géométrie, 22 à la médecine, 20 à la logique, 19 à l’astrologie, 17 à la
polémique et 16 à l’astronomie. Le bibliographe égyptien Al-Qifti (mort
en 1248), auteur d’une Histoire des savants (Tarikh al-hûkama), lui
attribue 228 titres et Ibn Abi ‘Usaybia (mort en 1270) n’en compte pas
moins de 280.
Le fonds principal de cette œuvre si éclectique est conservé à la
bibliothèque Aya-Sophia d’Istanbul. Le catalogue de cette institution met
en exergue plus de 29 manuscrits, tous attribués à Al-Kindi. Enfin, plus de
61 manuscrits rédigés en arabe et consacrés à diverses disciplines
(philosophie, météorologie, astronomie/astrologie ou musique) sont
disséminés dans plusieurs autres bibliothèques du monde. Pour la plupart,
on peut les trouver sous forme d’épîtres philosophiques publiées par
différentes maisons d’édition arabes. Al-Kindi vénérait tout
particulièrement Aristote, via La Théologie et La Métaphysique, son
disciple Platon et aussi Les Ennéades de Plotin. Plus que d’autres,
cependant, c’est un ouvrage, De intellectu d’Alexandre d’Aphrodisias, qui
l’aurait particulièrement influencé. Cependant, la discussion des matières
s’inscrit toujours dans une confrontation plus ou moins nuancée de Platon
et de son maître dès lors que le commentaire de leurs opinions en
constitue toujours la plus grosse part. Ceci est particulièrement valable
pour toutes les questions concernant l’intellect, l’âme, le rêve, la tristesse,
la joie, le corps, la pensée, le bonheur, le malheur, la foi, la raison, le
sensible, etc.
Al-Kindi, premier philosophe arabe dans un contexte musulman, fut
un fervent partisan de la Raison. Peut-être même fut-il un adepte du
mu’tazilisme, le fameux mouvement de libres-penseurs musulmans ?
Selon Abdurrahman Badawi, auteur de l’Histoire de la philosophie en
Islam, Al-Kindi a été « le premier à faire une synthèse originale entre la
pensée grecque et la pensée religieuse musulmane ». L’auteur explique
aussi qu’Al-Kindi a bâti un « système philosophique cohérent, basé sur la
Raison pure et ne faisant appel à la Révélation que pour donner le change à
une orthodoxie ombrageuse », tant il est vrai que l’humanisme musulman
s’appuyait d’abord sur la rigueur des démonstrations et sur l’étendue des
connaissances.
Al-Kindi fut-il lui-même un grand maître ? Sans doute si l’on en juge
par le nombre de disciples qui ont débattu de son œuvre et par le chiffre
impressionnant de publications de valeur le concernant. Douze siècles plus
tard, il est encore des étudiants en philosophie qui lui trouvent un rôle
suffisant pour lui consacrer des mémoires et des thèses, et des philosophes
professionnels – Browne, Munk, Badawi – lui ont accordé dans leurs
propres ouvrages de larges chapitres. Indéniablement, le début de la
philosophie rationnelle en Islam a trouvé là, sinon son « inventeur », du
moins celui qui l’introduisit comme discipline à part entière dans le
champ des savoirs arabes.
Al-Kindi pouvait-il imaginer que peu de temps avant sa mort, vers
870, allait naître l’un de ses successeurs les plus éminents et les plus
appréciés : Razi ? Non pas dans le même domaine, celui de la philosophie,
bien que Razi ait aussi écrit des opuscules de philosophie, mais dans celui
de la médecine. En effet, celui que nous connaissons sous le patronyme
d’Abu Bakr Mohamed ibn Zakariya al-Razi, dit « Rhazès », est né à Rayy
en 865, dans l’Iran actuel. Selon de nombreux auteurs arabes, ses
premières activités, alors qu’il était encore très jeune, furent
commerciales et artistiques : joaillier, changeur de monnaie, joueur de
luth, alchimiste. Il lui fallut cependant s’instruire, travailler, apprendre,
courtiser les maîtres, s’en inspirer. Les Arabes qualifient quelqu’un qui
suit l’enseignement d’un autre : tatalmada, « il a été le disciple d’untel ».
L’un d’entre eux fut Ali ibn Rahban, littéralement « Ali, fils du rabbin ».
Plus tard, Al-Razi s’adonna à la médecine, activité dans laquelle il
excella au point de se voir octroyer la direction de l’hôpital de Rayy, avant
d’occuper le même poste et la même fonction à la tête de l’hôpital de
Bagdad, le fameux Bamaristan que le calife Al-Moqtadir inaugura vers
918. C’est dans cette fonction qu’Al-Razi allait peu à peu devenir le chef
de file des médecins hospitaliers de Rayy, puis de Bagdad et, sans doute,
« le plus illustre et le plus grand médecin de toute l’école arabe du
Xe siècle » selon Abdul-Karim Chéhadé, auteur d’un ouvrage sur Ibn an-
Nafis (1210-1288), le premier découvreur de la circulation pulmonaire. La
réputation d’Al-Razi lui valut d’être appelé par le calife Al-Muktafi (mort
en 907) pour diriger tous ses services médicaux. D’autres seigneurs, les
grands du pays, firent appel à lui, soit parce que l’un des leurs était
malade, soit qu’ils étaient eux-mêmes à la recherche de quelque savoir. A
la fin de sa vie, Al-Razi rentra à Rayy, la ville où il avait débuté plus de
quarante années auparavant. Il y installa une « université ouverte »,
institution califale réservée aux étudiants doués qui désiraient suivre ses
cours.
D’Al-Razi, nous gardons aujourd’hui un ensemble d’ouvrages
essentiels : le Liber continens, comme on l’appelait au Moyen Age,
s’appelle en réalité Al-Hawi, une immense encyclopédie médicale à
laquelle Al-Razi a travaillé pendant des années, et qui a été traduite en
latin dès le XIIIe siècle. Et d’autres ouvrages, comme le Kitab al-Mansûri
(Liber ad Almansorem), réputé au Moyen Age, ou le Kitab al-Mûlûki. Tous
deux ont été largement plébiscités et copiés durant les cinq siècles où la
médecine musulmane fut à son apogée. Al-Biruni, que nous découvrirons
plus loin, a compté jusqu’à 184 essais ou épîtres écrits par Al-Razi. Plus
d’une cinquantaine sont consacrés à la médecine, les autres se répartissent
entre les mathématiques, la philosophie, la théologie, la métaphysique et
l’alchimie scientifique dont il sera le « précurseur », si l’on en croit
Pareja, l’auteur-coordinateur d’Islamologie, un ouvrage collectif de plus
de 1130 pages et que l’Imprimerie catholique de Beyrouth a publié entre
1957 et 1963.
On l’aura compris, l’apport d’Al-Razi à la discipline d’Hippocrate fut
très vaste, bien qu’il soit partiellement inaccessible. Son ouvrage le plus
connu est Le Secret des secrets (Sirr al-asrar ou Secretum Secretorum).
Un siècle plus tard, l’avènement d’Avicenne a annexé la puissance d’Al-
Razi, même si la personnalité hors norme d’Avicenne a dû trouver, dès le
départ, ses marques et son souffle. Mais comment imaginer que les
observations cliniques qu’Al-Razi exposait à voix haute au cours de ses
consultations, mais dont il ne reste pour nous que des bribes, n’étaient pas
connues d’Avicenne, et amplement méditées ? Ensuite, sa façon de
disposer les malades selon les types d’affections, ce qui de fait limitait la
contagion, a fait de lui l’un des premiers épidémiologistes de l’histoire.
Son approche innovante de la scarlatine et de la variole est transcrite dans
un ouvrage que les arabophones connaissent sous le nom de Kitab al-
jadari wal-hasba et, jusqu’à nos jours, ses études sur la rougeole restent
d’actualité.
En grand érudit, Al-Razi agissait aussi sur le plan social et sur celui
des croyances communes. Sa conviction et son attachement à la
philosophie comme discipline mère par excellence en firent un homme de
son temps, c’est-à-dire un érudit attiré par le chiisme, par l’ismaélisme et,
bien entendu, le mu’tazilisme.
Maintenant, n’y a-t-il pas plus périssable qu’une œuvre de médecine,
une méthodologie clinique ou une gestion d’hôpital ? Certainement. Et
pourtant, l’œuvre d’Al-Razi, comme celle d’Avicenne d’ailleurs, aura eu
un impact tel qu’aux Xe, XIe et XIIe siècles, des universités comme
Francfort-sur-Oder, Montpellier ou Bologne, ou encore les universités
espagnoles, arabes et musulmanes, l’inscrivirent toutes dans leurs
programmes. Au XIXe siècle, des observations liées à l’herboristerie et à la
pharmacologie qui lui étaient attribuées couraient encore dans les
recensions médicales.
A la même époque qu’Al-Razi vivait un autre grand savant, Al-Farabi
(870-950), également appelé Alfarabius et Avennaser. Ce fidèle
continuateur d’Al-Kindi (iranien et non plus arabe) était un partisan
d’Aristote, même si sa philosophie sera totalement singulière. Voici
comment débute son livre le plus connu, son Traité des opinions des
habitants de la cité idéale : « L’Etre Premier est la Cause Première de
l’existence de tous les êtres. Il est pur, sans aucune imperfection, alors que
tout autre que Lui ne peut être exempt d’un certain manque. »
Abû Nasr Mohammed al-Farabi ibn Tarkhan est né à Wasij, un district
qui dépend de Farab, situé à cheval sur les deux rives du Syr-Daria ou
Iaxarte. Aujourd’hui, il serait de nationalité turkmène. La ville de Wasij
est de construction ancienne, largement préislamique. Depuis le VIIe siècle,
son nom est devenu Utrar, ce dont les géographes Ibn al-Faqih al-
Hamadani (IXe siècle) et, plus tard, Ibn Hawqal (Xe siècle) témoignent dans
leurs livres respectifs. On ne connaît pas avec exactitude sa date de
naissance, tout au moins le jour et le mois, mais on sait qu’il est
turcophone, et que, peut-être, il descendait d’une ethnie turque installée
depuis longtemps dans le Turkestan. Al-Farabi a appris l’arabe sur le tard,
sans doute à Bagdad, où son intelligence est remarquée au point que Sayf
ad-Dawla, souverain hamdanide d’obédience chiite, l’invita à le rejoindre
au palais d’Alep où il fut fort bien reçu, devenant même, selon certains
auteurs, « l’ornement de la cour ».
En parallèle, il s’initie progressivement aux disciplines philosophiques
auprès de maîtres confirmés, comme le philosophe chrétien nestorien
Yûhanna ibn Haylan durant le règne d’Al-Moqtadir (908-932) ou, plus
tard, au côté du traducteur Abu Bichr Matta ibn Yunus (mort en 972).
Encore étudiant et désargenté, celui qui deviendra plus tard Al-Farabi
travaillait la nuit pour s’adonner à sa passion le jour. Après sa mort, Al-
Farabi intéressera beaucoup les chroniqueurs et les historiens iraniens et
arabes, en particulier Ibn Khallikan (1211-1282), Ibn Hawqal (Xe siècle) et
Al-Mas’ûdi (vers 893-956).
Son œuvre philosophique est volumineuse et compte plus de 140
traités, opuscules, épîtres, commentaires ou controverses. N’est-il pas le
second maître (magister secundus), quand le premier maître (magister
primus) n’est autre qu’Aristote lui-même ? La plupart de ses écrits portent
sur Aristote et Plotin, dont il assure la continuité et même la fusion, mais
Al-Kindi, Alexandre d’Aphrodisias, Porphyre, qui fut l’élève de Plotin,
Ptolémée et Hippocrate figuraient également dans son champ d’intérêt.
Al-Farabi était conscient du danger que la philosophie pouvait faire courir
à la religion. Il le dit textuellement, notamment à propos de l’Eglise
romaine : « Les évêques se réunirent, se consultèrent sur ce qu’on devait
maintenir et ce qu’on devait abolir de cet enseignement. Ils décidèrent de
maintenir l’enseignement de la logique jusqu’à la fin des figures non
modales, et d’abolir l’enseignement de ce qui vient après, car ils y ont vu
un danger pour le christianisme, et estimèrent que ce qu’ils permirent
d’enseigner aiderait à fournir le moyen de défendre leur religion. Cette
partie fut donc la seule à être exposée, tandis que le reste fut caché… »
Al-Farabi n’est pas plus tendre avec l’islam, dont il voit le naufrage
imminent du fait de théologiens ivres de puissance. S’il suit de près les
méandres de la quiddité divine, c’est-à-dire la nature même de Dieu, au
sein de la Parole révélée, Al-Farabi n’hésite pas à appeler à une
transformation radicale des formes de pensée dans ce domaine. Pour lui, le
bon souverain est le souverain philosophe, un « roi philosophe » en
quelque sorte, car seule la philosophie est apte à offrir aux hommes une
cité idéale (al-Madina al-fadila). Il se méfie du « clergé » autoproclamé
de l’islam orthodoxe, de son autoritarisme et des déviances qui
s’ensuivent.
Al-Farabi a été le premier à identifier le philosophe péripatéticien
Andronicos de Rhodes, celui qui, en disciple du maître, organisa et
structura l’œuvre d’Aristote. Chargé par l’empereur Auguste de réunir
l’ensemble des œuvres éparpillées d’Aristote et de Théophraste,
Andronicos avait retrouvé et complété la bibliothèque d’Apellicon de Téos
(Ier siècle av. J.-C.). Strabon raconte que ce dernier, bibliophile passionné,
avait réalisé une copie de la plupart des œuvres d’Aristote. L’ensemble fut
déposé à Athènes avant que le dictateur Lucius Cornelius Sylla (– 138/– 78
av. J.-C.) ne décide de tout rapporter à Rome.
Malgré tout, Al-Farabi a ses détracteurs, assez médiocres au
demeurant. Ainsi, on trouve des « spécialistes » d’Al-Farabi au XXe siècle,
mais aussi dès le XIXe siècle, tel R. Walzer, dans l’Encyclopédie de l’Islam,
qui ont voulu réduire sa portée, notamment comme découvreur du
patrimoine philosophique grec. Ils imaginèrent même d’hypothétiques
ouvrages grecs, perdus évidemment, qu’Al-Farabi n’aurait fait que copier :
« Très remarquable est la théorie de l’imagination et de la prophétie
adoptée par Al-Farabi ; elle provient peut-être également de quelque
ouvrage original grec perdu par ailleurs. » Quel ouvrage, quel philosophe,
quelles idées auraient été pillées ? Aucune réponse n’a été donnée à ces
questions, ni par ce savant supposé être au-dessus de tout soupçon en
matière de rigueur et de documentation, ni par d’autres.
Avicenne (980-1037) ou selon son nom latinisé, Avicenna, et hébraïsé,
Aven Sina, s’appelait en fait Abu Ali Hussayn ibn Abdallah ibn Sina. Ce
grand philosophe musulman d’origine persane, qui fut aussi un médecin
fameux, est né à Afshana, non loin de Boukhara, pays d’où sa mère était
originaire. Plus vénéré en tant que médecin – sans doute le plus grand que
l’Islam ait jamais connu –, Avicenne est celui que la Sorbonne, à Paris,
mais aussi Montpellier et Bologne ont plébiscité en dispensant son
enseignement à tous les étudiants de médecine du XIe jusqu’au XVIIe siècle.
Son livre Le Canon de la médecine (Kitab al-qanûn fit-tibb) a influencé
des générations entières de médecins, et cela des siècles durant. Il en est
de même de son Livre de la guérison (Kitab ach-chifa) que les Latins
connaissaient aussi sous le nom de Sanatio.
Mais d’autres idées aviceniennes ont marqué durablement la
philosophie : « Des thèses enfin à lui personnelles, rappelle Anne-Marie
Goichon, dans un petit opuscule qui lui est consacré, ont été retenues dans
la philosophie thomiste et dans la philosophie scotiste, et sont passées par
là dans notre patrimoine occidental au point d’en être inséparables… »
La carrière d’Avicenne a débuté alors qu’il avait à peine dix-sept ans.
Sa bonne étoile, dit la légende, fut qu’à cet âge fort précoce il eut la main
heureuse en prescrivant le bon médicament au prince régnant de
Boukhara !
Avicenne, qui a fourni un nombre considérable de conseils cliniques, a
décrit avec précision plusieurs affections cérébrales, comme la méningite,
mais aussi l’apoplexie, les fièvres éruptives et la pleurésie.
L’opinion d’Avicenne dans ce domaine complète celle de Galien et
d’Hippocrate, qui organisent la nomenclature des médicaments en
plusieurs classes et selon leur efficacité supposée. En ce temps-là, il n’y
avait pas de médicaments de synthèse ni de séquençage précis des
composants. Les médicaments principaux étaient souvent prélevés ou
composés directement à partir des règnes minéral et végétal : l’absinthe,
l’ammoniac, l’opium, le safran, le miel, l’anis, l’ail, l’oignon, la sauge, la
marjolaine. Chaque potion avait ses vertus précises : stomachiques,
diurétiques, fébrifuges, etc.
Médecin réputé, Avicenne fut aussi « le premier philosophe de langue
arabe » qui établit le système le plus complet en la matière. Ce point est
clairement confirmé par Claude Cahen dans son Islam, des origines au
début de l’Empire ottoman. Il écrit : « De toutes les disciplines pratiquées
alors, la médecine a été la plus interconfessionnelle ; c’est aussi chez les
médecins qu’on rencontre les attitudes les plus “philosophiques” et
“matérialistes”. Bien entendu, Hippocrate et Galien restent les maîtres,
mais corrigés, complétés par une expérience vivante que favorise le
développement des hôpitaux… »
Avicenne est mort non loin d’Hamadan. A cette époque, la dynastie
des Samanides (819-999), qui était au pouvoir dans le Khorasan iranien, le
prit en faveur et en fit un proche des princes, qu’il soignait au besoin.
Appelé à des tâches politiques et administratives, Avicenne ne se départit
pas de sa vocation médicale qu’il approfondissait alors en compagnie de
ses premiers disciples.
En matière de science religieuse, Avicenne aurait eu une filiation
ismaélienne : c’est du moins ce qu’en dit Henry Corbin (1903-1978), qui a
étudié l’œuvre des plus grands savants de l’Iran. Outre le fait qu’il soit
iranien par la naissance et déjà chiite quant à la doctrine, Avicenne aurait
été extrêmement attiré par la gnose orientale, appelée ishraq. Le génie
d’Avicenne, médecin polyglotte et l’un des plus célèbres dans cette
discipline, a donc été de proposer une synthèse totale entre la philosophie
orientale et le savoir grec (Galien, Platon, Aristote), deux univers que l’on
croyait sinon totalement opposés, du moins disjoints. Là réside
l’humanisme musulman de beaucoup d’érudits de cette période. Ainsi
cette anecdote qui illustre bien sa personnalité : ayant eu entre les mains la
Métaphysique d’Aristote, il dit avoir lu le livre des dizaines de fois de
suite sans rien y comprendre. Mais dès l’instant où il prit connaissance
d’un commentaire du philosophe Al-Farabi sur la question, il put tout
comprendre, comme si, disait-il, des « écailles me tombaient
soudainement des yeux ».
Médecine et philosophie encore avec Abu Bakr Mohamed ibn Tûfayl
(1110-1185 ou 1186), surnommé Abd al-Malik al-Qays, considéré comme
le premier « vrai » philosophe arabe, musulman et andalou. Né à Cadix, en
Espagne, et mort à Marrakech, Ibn Tûfayl suit d’abord une formation
classique, structurée autour de l’apprentissage du Coran et de diverses
matières connexes, comme la langue arabe, la grammaire ou la théologie.
Il est connu en Occident sous le nom d’Abubacer, médecin et philosophe
de Guadix, mais aussi vizir du gouverneur de Cordoue et, plus tard,
confident du sultan almohade Abd al-Mu’min (mort en 1163). Ibn Tûfayl
nous a laissé un livre majeur, un roman philosophique intitulé Le Vivant
fils de l’Eveillé (Hayy ibn Yaqzan), ou Le Vivant et le Vigilant. Dans cette
utopie philosophique, notamment adaptée par Pococke en 1671 sous le
titre Philosophus autodidactus à la suite d’une traduction en latin de
Moïse de Narbonne, Ibn Tûfayl invente, bien avant l’Anglais Daniel De
Foe, auteur de Robinson Crusoé en 1719, un individu vierge de tout savoir
– un enfant – qui grandit seul sur une île déserte et découvre une sorte de
religion naturelle. L’enfant philosophe saura-t-il s’insérer dans la nature
giboyeuse qui l’entoure, verdoyante, turgescente ? Saura-t-il surtout
atteindre cette intuition rare d’un Dieu Un – celui du monothéisme ? Quel
enseignement utile en tirera-t-il ? Très logiquement, l’enfant en vient,
selon Ibn Tûfayl, à cette évidence selon laquelle il ne peut y avoir de
création sans créateur. La parabole est claire : il s’agit d’une synthèse
ramassée de l’être humain en général, avec ses qualités morales et ses
attributs corporels, mais qui préfigure aussi la nécessaire transmutation
spirituelle d’une conscience dès l’instant où elle est orientée vers Dieu :
« Parvenu à ce degré de science, écrit Ibn Tûfayl, il reconnut que la sphère
céleste tout entière, avec tout ce qu’elle comprend, est comme un objet
unique dont les parties forment un tout ; que tous les corps qu’il avait
autrefois examinés, comme la terre, l’eau, l’air, les plantes, les animaux,
et autres de même nature, y sont intégralement contenus, qu’aucune ne
peut être en dehors d’elle ; que dans son ensemble, elle est tout à fait
semblable à un individu d’entre les animaux : les astres brillants qui s’y
trouvent répondent aux sens de l’animal ; les diverses sphères qu’elle
contient, ajustées l’une à l’autre, en représentent les membres ou organes ;
enfin, ce qui constitue, dans la concavité de cette sphère, le monde de la
génération et de la corruption, joue le rôle qu’ont dans le ventre de
l’animal les divers excréments et humeurs, dans lesquels assez souvent se
forment aussi des animaux comme dans le macrocosme. »
L’histoire de ce « philosophe spontané », Hayy ibn Yaqzan, fut traduite
en français par Léon Gauthier, en 1900, sous le titre du Philosophe sans
maître. Livre de philosophie pure, certes apolitique et en partie utopique,
l’ouvrage pose les termes d’un débat original, celui du déterminisme
humain par opposition – ou par contraste – avec le créationnisme divin des
soufis et autres mystiques.
Ce XIIe siècle musulman sera le plus riche en innovations de toutes
sortes, en philosophie, en médecine, en poésie, en littérature, en
découvertes. Il est, avec le XIe siècle, l’âge d’or de l’Islam, une sorte de
siècle des Lumières avant l’heure. Aussi, après son concitoyen le
mathématicien Al-Khuwarizmi, voici Umar Khayyam (mort vers 1123),
astronome célèbre, directeur de l’observatoire de Merw autant que poète
célébré pour ses quatrains libres sur l’amour, le vin et le scepticisme
philosophique, mais encore ignoré en tant que mathématicien.
Aux yeux des musulmans, Umar Khayyam n’est pas le chantre du
carpe diem tel que l’Occident se plaît à le camper en baladin de l’amour,
iconoclaste ou pessimiste dérouilleur de dogmes. Non, Umar al-Khayyam
est cet autre personnage plus élaboré, plus fin et plus constant qui aura
brillé dans le domaine scientifique au point que l’autorité califale n’hésita
pas à lui confier, dès 1074, le soin de réformer le calendrier en vigueur
pour le remplacer par le calendrier jalali, du nom du souverain seljoukide
de l’époque Malik Shah Jalal ud-Din. Qui l’aurait cru ? Parmi les grandes
figures de l’islam, auteur de quatrains bacchiques, hétérosexuel ou
transsexuel selon les moments, amateur de bonne chère et de compagnies
avinées, Al-Khayyam est également la personnalité la plus déroutante de
notre panel, la plus iconoclaste ! C’est en savant reconnu par ses pairs
qu’Al-Khayyam a contribué à la résolution d’un certain nombre de
problèmes mathématiques. Bien sûr, Umar Khayyam le libertin a défrayé
la chronique de son temps, mais aurait-il pu se joindre aux équipes de
mathématiciens, géomètres et astronomes du palais, parmi les meilleurs
du moment, s’il n’avait été qu’un simple détrousseur de jeunes filles ? On
pense notamment à Mozart, dont les frasques retentissantes n’avaient
d’égal que la variété de ses talents, son intelligence, son labeur invisible.
Certes, les amitiés d’Umar Khayyam étaient solides et puissantes, comme
avec Nizam al-Mûlk, ou plus jeunes avec Hassan-i Sabbah, qui sera plus
tard le chef de la secte des Assassins. Tel est le paradoxe : malgré ses
mérites, Umar Khayyam a été la victime solaire d’un culte qui lui a été
porté en Occident depuis qu’en 1859, le poète anglais Edward Fitzgerald
fit l’adaptation de son œuvre poétique principale, les Rûba’iyât. Mais la
poésie qui a mis en lumière le Nichapourien a enfermé le savant dans une
cage dorée où n’apparaît plus que l’histrion d’une culture de cour,
sûrement profonde dans sa langue native, mais qui est desservie dans la
traduction par des images superficielles et compassées.
Miracle de la continuité historique, au moment où décédait Umar
Khayyam, venait au monde celui qui deviendrait le phare de l’Occident
musulman, célèbre entre tous et maître incontesté de la philosophie
rationnelle. Il s’agit d’Averroès, soit de son nom arabe complet, Abûl-
Walid Mohammed ibn Rochd (1126-1198), à la fois le fils et le petit-fils
direct de deux autres Ibn Rochd, son père et son grand-père, éminents
juristes attachés à la dynastie almohade, et à ce titre politiques madrés et
influents. Certains auteurs arabes le surnomment le « Petit-Fils », une
manière de le distinguer de ses deux prestigieux ascendants. Averroès était
à la fois médecin et philosophe. On doit à Ibn Tûfayl d’avoir présenté
Averroès au sultan sévillan de la dynastie des almohades, Abû Ya’qûb
(1163-1184), qui s’intéressait à des questions complexes de philosophie
grecque. En outre, Averroès jouissait d’une grande considération auprès du
sultan almohade de Marrakech, Abû Youssef Ya’qûb al-Mansour (« le
Victorieux ») (1184-1199), fils du premier. Mais la période était trouble et
les librespenseurs n’étaient protégés que dans la mesure où le souverain en
place se sentait les coudées franches, car les destitutions et les révolutions
de palais pouvaient d’un moment à l’autre les rendre indésirables.
Pour l’heure, c’est Ibn Rochd qui devint gênant pour le sultan, alors
aux prises avec une très forte vague de conservatisme religieux. Ibn
Rochd, philosophe bien en cour, était visé depuis un certain temps et son
cas mérite d’être conté, expliqué. Sous l’emprise croissante des
théologiens et prédicateurs musulmans, Ya’qûb al-Mansour devait chaque
jour donner plus de gages afin d’échapper à l’étau vertueux qui se
refermait sur lui. Ibn Rochd fut invité à quitter son poste, déchu au
prétexte que sa philosophie était hérétique. Très influents, les théologiens
les plus conservateurs voulaient des gages, ils voulaient sévir. Et à leurs
yeux, Ibn Rochd constituait la cible idéale, d’autant qu’Al-Mansour avait
besoin de tous ses affidés pour tenir en respect les chrétiens qui se
faisaient alors très menaçants. Et pour préserver cet appui, le sultan avait
accepté, la mort dans l’âme, l’autodafé des ouvrages d’Averroès, ceux de
philosophie en particulier. Ernest Renan raconte par le menu toutes ces
péripéties dans sa thèse : Averroès et l’averroïsme. Il explique comment
l’étau fondamentaliste s’était refermé sur des philosophes aussi éminents
qu’Ibn Tûfayl ou Averroès, mais aussi, peu de temps avant eux, sur un
savant comme Ibn al-Haytham (l’Alhazen du Moyen Age, mort en 1039)
qui fut, certes, un mathématicien de grande réputation, mais dont les idées
avaient l’heur de déplaire aux souverains fatimides.
Tel était l’islam en cette fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle :
un vent mauvais y charriait le fondamentalisme le plus ravageur qui,
depuis Marrakech et tout le Maghreb, allait s’abattre sur la péninsule
Ibérique. Il n’empêche, les Commentaires mis en lumière par Averroès
restèrent fort célèbres pendant longtemps, et leur influence si grandissante
que l’Eglise chrétienne, saint Thomas d’Aquin en tête, prit peur et voulut
les condamner, ce que l’université de Paris ne tardera pas à faire en les
interdisant dès 1240. Plus tard, en 1513, Léon X en confirmerait la
censure. Pourtant, l’averroïsme n’avait cessé de progresser tout au long du
Moyen Age, influençant Siger de Brabant (XIIIe siècle), ou la philosophie
italienne (XIVe-XVIe siècles), contribuant à structurer l’école de Padoue
dont les animateurs furent Pomponazzi (1462-1525) et Cremonini (1550-
1631). Ce dernier était particulièrement connu par les lettrés européens
pour avoir traduit en latin la plupart des œuvres classiques arabes.
Que reste-t-il aujourd’hui d’Averroès ? Une idée principale et de
nombreuses applications : la haute stature d’Averroès montre à elle seule –
mais elle est la plus magnifique – que la discipline philosophique est au
cœur de l’Islam et que le greffon d’origine grec a largement prospéré sur
ce terroir, en donnant tous les fruits arabes et musulmans que l’on pouvait
désirer…
A son corps défendant, en rationaliste éminent, Averroès a montré
qu’il pouvait à la fois être un grand philosophe et un bon musulman. Une
telle conciliation était possible en son temps ; elle a valeur d’exemple
alors même que la pensée critique en terre d’islam n’a jamais été aussi
problématique qu’aujourd’hui. A cette approche sont rattachés des notions
et des principes qui ont littéralement disparu du champ intellectuel
musulman actuel : l’objectivité dans l’étude des textes, l’ouverture
d’esprit qui autorisait un membre influent de l’élite au pouvoir à
s’intéresser au primus magister que fut Aristote sans jamais subir
d’anathème et, au final, la possibilité de s’adonner à d’autres
préoccupations philosophiques que celles, étroites et égotistes de l’arabité,
de l’islamité, de la foi et du monothéisme. N’est-ce pas que toute pensée
critique se nourrit de la désobéissance intellectuelle et non de la
soumission aux dogmes établis ?
Qu’Ibn Rochd ait été ou non un adepte de la fameuse « double vérité »
– une vérité pour l’élite et une autre pour la masse – n’y a rien changé dès
lors que ses ennemis se recrutaient d’abord dans son entourage proche, et
non dans la « masse » musulmane. Et s’il avait eu à craindre quelque
remise en question brutale, il l’aurait éprouvée dans le sérail des
philosophes et des souverains séculiers, sans compter que les grands
théologiens le lisaient et le comprenaient parfaitement. Enfin, depuis tant
de siècles, ses Commentaires d’Aristote et les corrections qu’il a apportées
au Stagirite ont fait merveille dans l’Université européenne, sans que,
d’ailleurs – c’est le paradoxe –, l’Université arabe en ait tiré de bénéfices
marquants.
De fait, les thèses d’Averroès auront pour l’essentiel concerné son
domaine de prédilection, à savoir la philosophie, et n’ont pas influé sur les
structures de pensée du plus grand nombre. A quelques exceptions près :
de nombreux sujets complexes, ceux notamment qui touchent à la Vérité
et à la Foi, ont été en effet éclairés d’un jour nouveau par Ibn Rochd. Et
d’ailleurs, ce n’est pas un texte comme le Façl al-Maqal (Traité décisif),
que certains plébiscitent par conformisme, mais plutôt des plus subversifs
comme Tahafût at-tahafût (L’Incohérence de l’incohérence), riches en
controverses philosophiques, propos acerbes ou polémiques écrits. Enfin,
si Al-Kindi a été le premier philosophe authentiquement rationnel du
monde arabe, Averroès est le dernier de la lignée des grands penseurs du
passé, le plus fameux en tout cas, et finalement celui qui aura été perçu
comme le plus « occidental » de tous. Peut-être est-ce là l’effet direct de
cette « admiration superstitieuse », dixit ses détracteurs, qu’il éprouvait
pour Aristote ?
Ce grand mouvement des sciences et de la philosophie arabes s’est
progressivement éteint avec le recul de l’Islam lumineux aux XIe et
XIIe siècles, une fin calamiteuse qui a prouvé au monde que l’Orient
n’avait plus, désormais, l’écrasante supériorité du temps de ses pères
fondateurs. Abdul-Karim Chéhadé, dont j’ai cité plus haut le travail sur
Ibn an-Nafis, emploie une formule idoine pour exprimer ces changements
d’époque, ces emprunts : « Les Arabes payaient aux chrétiens d’Occident
les services qu’ils avaient reçus jadis des chrétiens d’Orient. »
6
Les enchanteurs : géographes, sociologues et autres
découvreurs

Ouvrons ce chapitre par l’évocation d’Al-Qazwini (mort en 1283), un


savant reconnu par l’ensemble de la communauté des chercheurs, mais qui
est rarement placé en bonne position parmi les grandes figures de l’islam.
Pourtant, au XIIIe siècle, Abû-Yahya Zakarya ibn Muhammad al-Qazwini,
né à Qazwin, une ville de l’Iran actuel, fut un grand géographe et un auteur
remarquable. On lui doit en particulier la plus magnifique des
encyclopédies de sciences naturelles, appelée tantôt Géographie, tantôt
Livre des merveilles de la Création (de son titre original en arabe ‘Ajaïb
al-makhlûqat wa gharaïb al-mawjûdat). Dans cette œuvre magistrale, Al-
Qazwini décrit avec une rare précision les phénomènes les plus étranges,
tant célestes que terrestres. Il s’attaque à l’ordre animal qu’il classe selon
divers critères, s’occupe de préciser au mieux la classe zoologique de
chaque espèce animale, son anatomie, son étendue, le folklore qui s’y
rattache, etc. Il place l’homme dans les rubriques de son ouvrage,
signifiant par là que la « divinité » de celui-ci – reconnue par le Coran –
était déjà largement émondée par le savoir profane. Enfin, quant à la
botanique, Al-Qazwini nous laisse un excellent panorama des arbres,
plantes et végétaux dont il était familier : les arbres en général, les plantes
à épices (poivrier, giroflier…), les arbres fruitiers (dattiers, pruniers,
amandiers…), les plantes médicinales, les fleurs, etc.
Al-Qazwini, comme tant de savants de son temps, avait l’esprit ouvert.
Cela est bien perceptible dans son approche de la minéralogie, car, tout en
respectant les critères d’une observation conventionnelle (aujourd’hui, on
dirait « une observation de laboratoire »), Al-Qazwini élargit son champ à
l’activité de la terre, qu’il ne mythifie jamais, à celui de l’environnement
humain et matériel. Ainsi, des phénomènes géologiques et
météorologiques comme les séismes (zilzal), les fumerolles, les volcans et
les climats qui les occasionnent et qui terrorisaient les anciens, qu’il
observe avec objectivité et méthode. Mais le savant curieux était aussi un
homme de son temps. Il n’hésite pas à faire le descriptif des aspects
incompréhensibles du règne végétal ou donner crédit, même partiellement
et avec la distance critique voulue, à l’existence d’animaux fantastiques.
Al-Qazwini réussit ainsi la performance de transformer le mariage
précaire de la science et du folklore en une source de jaillissement
intellectuel extrêmement fécond. Il est de ce point de vue le savant type,
car il se fie à son intelligence et à sa curiosité plutôt que de se laisser
couler dans le moule de la pensée magique, autant de traits qui lui valent
le surnom flatteur de « Pline des Arabes » et qui, nonobstant, le rapproche
d’un Al-Biruni (973-1050), autre grand savant « naturaliste » musulman.
Il faut dire qu’en Islam les sciences de la Terre et de la Nature, et
même l’histoire, n’avaient pas seulement pour but d’aider le prince à
affûter sa politique, elles étaient une vocation et un chemin dans la vie. De
la sorte, le voyageur pouvait devenir géographe et le géographe historien.
Les plus grands d’entre eux ont consacré leur vie au service de leur foi et
au service de la connaissance. L’un des plus influents, Ibn Battouta, a
passé plus d’un quart de siècle à sillonner les routes de la Mamlaka, de
Tanger jusqu’aux îles Moluques et, de là, à Boukhara, Samarkand, La
Mecque et Médine. Il en fut de même d’Ibn Joubayr et d’Al-Muqaddassi,
le Palestinien. Mais avant de rencontrer les grandes figures de cette belle
et vaste discipline, il faut un moment remonter aux sources de leur
inspiration et nommer leurs lointains mentors. C’est pourquoi, un
personnage aussi original et aussi curieux que l’a été Al-Jahiz figure ici,
en tant qu’écrivain et littérateur, en contrepoint à toute la recherche
historique et géographique. Quelle peut être la vie quotidienne, à la fin du
VIIIe siècle et au début du IXe, d’un fin lettré bagdadi comme Al-Jahiz ?
Quelles occupations et quelles passions intellectuelles pouvaient le
conduire à s’élever aussi méthodiquement contre les tabous, les
archaïsmes et les vanités de son temps ? Parmi les mille et une situations
rocambolesques qu’il aurait vécues, celle qui, paradoxalement, fait la
fierté et l’amusement du lecteur arabe reste la mort supposée d’Al-Jahiz
sous un torrent de livres qui s’abattit sur lui dans sa petite maison de
Bassora, la ville où il était né en 776, là même où il aurait rendu son
dernier souffle en 868. A cette seule image, on peut en effet comprendre
que le personnage était assez exceptionnel.
Qui est-il donc, cet Al-Jahiz, un histrion, un génie authentique ou un
vrai prosateur ? A l’instar d’un Jean-Paul Sartre, il n’avait ni le physique
de jeune premier ni l’entregent d’un séducteur et pourtant il connut
beaucoup de succès mondains.
De son nom arabe complet, celui que nous appelons Al-Jahiz
(« l’Homme aux yeux exorbités ») s’appelle Abou Uthman ‘Amr ibn
Bachir al-Kinani. Il est appelé également Al-Baçri, c’est-à-dire le
Basriote, puisqu’il est né dans la Bassora d’aujourd’hui, la ville du sud de
l’Irak, à l’embouchure du Chatt al-Arab.
Très jeune, Al-Jahiz était arrivé avec ses parents à Bagdad, où il avait
été initié à toutes les matières classiques, grammaire, philologie, religion,
mais aussi à quelques disciplines assez singulières, comme la zoologie et
la sociologie. Par la suite, l’auteur se révéla un encyclopédiste-né tant son
œuvre était truffée de faits de science et de cette intelligence
d’observation qui caractérise les grands esprits : elle embrasse la
grammaire, certes, mais aussi l’art oratoire, la chronique sociale,
l’observation sociologique et naturaliste, la controverse. Pour toutes ces
disciplines, Al-Jahiz adopta une approche éclairée qui est peut-être
inspirée par le mouvement des libres-penseurs musulmans (al-mu’tazila).
Ces derniers ont failli imposer un nouvel ordre théologique au calife
abbasside que fut Al-Ma’mûn, qui régna de 813 à 833. Cependant, on
cherchera en vain une attache idéologique explicite ou quelque soumission
d’Al-Jahiz à telle ou telle doxa, un alignement sur l’opinion dominante, en
dehors de son intérêt pour le mu’tazilisme. Le souci d’Al-Jahiz était
d’informer son lecteur avec autant de rigueur que possible, en y mettant
une liberté de ton que l’on n’avait jamais vue auparavant.
Le contexte s’y prêtait à merveille et les sujets ne manquaient pas : le
rôle des Turcs dans l’armée califale, la réponse aux chrétiens, la boisson et
les amateurs de vin, le statut des esclaves, l’éloge des éphèbes et des
courtisanes, l’esclave-chanteuse, la femme, la dénonciation des mœurs des
« secrétaires », le jaloux et le jalousé, l’apologie des Noirs, le carré et le
rond, le sérieux et le plaisant, et tant d’autres opuscules qu’Al-Jahiz a
rédigés sur commande. Ce sont d’ailleurs ces menus travaux, ces épîtres
(rassa’ïl) que le lecteur arabe préfère à tous les autres traités de Jahiz, plus
imposants, comme le Kitab al-bukhala (Le Livre des avares) ou le Kitab
al-hayawan (Le Livre des animaux).
Le lecteur d’aujourd’hui doit se représenter l’islam du IXe siècle
lorsque, les doctrinaires ayant sévi, ce fut au tour des vrais penseurs de
montrer leur science et de divulguer leurs travaux. A la suite de la
théologie dogmatique et du mouvement des grands oulémas qui avaient
fixé le droit musulman était né un autre mouvement, celui des
rationalistes. Ce mouvement avait trouvé le soutien de différents mécènes
abbassides, dont Al-Ma’mûn, qui en fit même la doctrine officielle de
l’Etat abbasside en 827. La philosophie tenait alors en très haute estime la
science et la recherche sous toutes leurs formes. Au temps d’Al-Jahiz, les
deniers publics étaient ainsi consacrés de manière massive à la
construction d’observatoires, de bibliothèques, d’hôpitaux tels que nous
les connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire une clinique adossée à un pôle de
recherche et une recherche appuyée sur l’expérimentation.
Al-Jahiz n’était ni mathématicien, ni médecin, ni géologue. Pourtant,
son rôle fut éminent, car ce grand explorateur de l’âme humaine a été le
premier à transformer la vieille poésie, affublée du titre de « parlement
des Arabes », en une science de la langue qui, maturation après
maturation, allait ouvrir largement le champ aux sciences humaines. Le
domaine littéraire, qui était alors dominé par la poésie et par
l’hagiographie, s’est progressivement dépouillé de ses incantations et de
ses vieilles rémanences bédouines pour ne plus laisser place qu’à
l’observation sociologique, ce que nous appelons aujourd’hui l’« essai ».
Si Al-Jahiz était parmi nous, il aurait une audience qui dépasserait de loin
celle des prosateurs de cour, des poètes qui se complaisent à la redondance
de rimes éculées ou des pseudo-savants qui pillent leurs homologues. A
l’image d’un Tabari (839-923), le grand historien du IXe siècle et auteur
d’une Histoire universelle, d’un Abul-Faraj al-Isfahani (897-967) – ou
Isbahani, selon une autre formulation – et d’un Abul-Hassan al-Mas’ûdi
(893-956), chroniqueurs ayant laissé des monographies-fleuves sur la
société musulmane, Al-Jahiz fut un excellent aiguillon, un éveilleur de
consciences et un maître puissant.
Vers l’an 1000, le géographe palestinien Al-Muqaddassi explique que
sa méthode est l’aboutissement d’une immense expérience de vie : « Je ne
l’ai, pour mon compte, embrassée de façon définitive qu’après avoir
vagabondé dans les pays, parcouru le monde de l’islam, rencontré les
savants, servi les princes, fait séance avec les cadis, reçu l’enseignement
des juristes, visité les lettrés, les lecteurs du Coran et les mûhadditun, ceux
qui s’occupent spécialement du hadith, fréquenté les ascètes et les
mystiques, assisté aux réunions des prédicateurs et des sermonnaires… »
(In Ahsan at-taqassim.)
Les curiosités des voyageurs se conjuguent dans un ensemble plus
vaste, celui de la relation « ethnographique ». Certaines figures sont des
scientifiques authentiques, cherchant à connaître ce qui se cache derrière
les apparences, vérifiant, transcrivant sur une carte, évaluant, mesurant et
comparant sans relâche. D’autres, comme Ibn Fadlan (Xe siècle), furent
d’abord des missionnaires, l’équivalent de nos évangélistes chrétiens. Ibn
Fadlan avait été envoyé, vers 940, auprès d’Almush, roi des Bulgares de la
Volga et chez les Kazars dans le seul but de les convertir à l’islam ou de
leur « apprendre l’islam » à leur demande, ainsi que le soulignent les
Lettres musulmanes. D’autres, au contraire, motivaient leurs voyages par
leurs curiosités sur l’être humain. Un auteur comme Al-Idrissi (mort vers
1160) a acquis une vaste notoriété en raison des liens qu’il cultivait avec
Roger II de Sicile, d’Italie et Lombardie, un roi normand, auquel il dédia
son ouvrage le plus connu, Géographie d’Occident, également appelé Le
Livre de Roger. Dans ce livre, Al-Idrissi rappelle comment, en 1154, il lui
avait fallu traiter « de la figure de la terre, dont on appelle la description
“géographie”, en suivant Ptolémée ». Le but ultime était de tracer la
mappemonde des « sept climats », dont on faisait alors la découverte, celle
des contrées et pays, des côtes, des campagnes, des golfes et des mers, des
fleuves et des cours d’eau avec leur embouchure, des zones habitées, des
déserts et des routes. Déjà la préoccupation était globale, puisque la
géographie terrestre ne peut s’entendre sans son pendant, la géographie
économique (espaces cultivés, récoltes, produits fabriqués, marchandises,
négoce) et humaine (populations, races, tribus, villes et villages).
Toutes ces personnalités étaient des érudits qu’aucune abstraction ne
rebutait et tous étaient à leur manière des découvreurs. Si, après avoir
appris le sanscrit au point de pouvoir le traduire en arabe et, de plus, avoir
étudié toutes les philosophies orientales et occidentales, Al-Biruni
découvre le système des castes en Inde et le décrit correctement, Ibn
Joubayr, de Valence, montre dans sa Relation la diversité humaine telle
qu’elle se présentait en son temps, allant jusqu’à détailler à la manière de
l’ethnologue les croyances, les rites mortuaires et les cérémonies des
peuples qu’il avait visités.
Son homologue Ibn Fadlan croque, lui, d’un trait alerte les mœurs très
étranges des habitants de la Volga, que l’islam regarde alors comme des
païens. Plus tard, en partant de Tanger, Ibn Battouta fera le plus long
voyage dans la Mamlaka, c’est-à-dire le territoire complet de l’Islam.
Plusieurs autres géographes ou chroniqueurs laisseront de très belles pages
pour leurs contemporains comme pour les chercheurs d’aujourd’hui :
ainsi, l’ouvrage très arborescent d’Al-Mas’ûdi, intitulé Le Livre des
merveilles ou Le Livre des pays de Yaqût (mort vers 1229), une
encyclopédie fort utile pour la connaissance des routes, des étapes, des
villes et des contrées au XIIIe siècle. Une telle investigation du monde avait
forcément un sens, car, alors que l’islam s’installait dans la durée, il lui
était plus que jamais nécessaire de prospecter un horizon neuf, sinon
réaffirmé, pour exister dans l’espace, se constituer en empire,
expérimenter le monde et se confronter à son altérité.
Par quelle supercherie le joli nom d’Al-Biruni (mort entre 1048 et
1050) s’est-il trouvé confondu avec Aliboron, au point d’être si
malencontreusement écorné ? Car le mot « Aliboron », notamment utilisé
par Voltaire (« Laissez donc braire maître Aliboron »), non seulement
discrédite le personnage, mais donne de lui une image contrefaite, un faux.
Voltaire lui-même n’est que l’héritier lointain de ce glissement qui s’est
opéré au Moyen Age et qui dégrada Al-Biruni en maître Aliboron,
l’incarnation de l’homme ignorant, mais qui croit tout savoir, le benêt
aussi. Pire, il aurait désigné le diable et, de fil en aiguille, l’« âne » chez
Jean de La Fontaine, comme d’ailleurs chez Voltaire, car ne brait que
l’âne.
Pourtant, Abu Rayhan al-Biruni, né au temps des Samanides et de la
petite dynastie ghaznavide, dont il s’allia le chef, Mahmoud de Ghazna
(mort en 1030), fut un savant du meilleur cru doublé d’un encyclopédiste,
comme c’était l’usage par le passé. Moins philosophe qu’historien, tout en
étant aussi minéralogiste et géographe féru d’expérimentation et de
comparatisme, Al-Biruni était rompu à plusieurs disciplines, dont il fit les
axes principaux de son œuvre. Ce penchant pour le voyage, l’astronomie et
la science pure allait lui permettre de s’affranchir de l’influence des pères
tutélaires de son temps, à commencer par Aristote, le primus magister.
Son ouvrage majeur, Histoire de l’Inde (Tarikh al-Hind), est le
premier à avoir soulevé la question des castes au sens où nous l’entendons
aujourd’hui, nonobstant le système esclavagiste qui sévissait alors dans le
monde musulman : « La bonne conduite, écrit Al-Biruni dans son Histoire
de l’Inde, est fixée par la religion hindouiste dont les principes sont
subdivisés en de nombreux articles. Voici, pour les Hindous, les neuf
commandements qu’ils doivent respecter : 1. Tu ne tueras point ; 2. Tu ne
mentiras point ; 3. Tu ne voleras point ; 4. Tu ne seras pas adultère (zani) ;
5. Tu n’accumuleras point ; 6. Tu seras sanctifié (qoddos) et purifié ; 7. Tu
observeras le jeûne et la mortification (taqashshuf) ; 8. Tu adoreras ton
Dieu et tu le glorifieras ; 9. Tu auras toujours présent à l’esprit le mot OM
(la syllabe sacrée), celui de la Création, sans toutefois le prononcer. »
F. M. Pareja, de Madrid, a raison de noter notre méconnaissance de
l’œuvre écrite d’Al-Biruni et rappelle, dix siècles après, l’importance qu’a
eue pour les sciences cet « homme extraordinaire », ainsi que le définit
l’historien français de l’islam, Claude Cahen : « Avec une large
description géographique, physique et anthropologique, Al-Biruni nous
livre les fruits de ses observations sur les croyances religieuses, les
sciences, les lois, les coutumes, les institutions de la culture indienne,
mises en valeur par de nombreuses considérations personnelles. Le tout est
d’une telle richesse et d’une telle précision dans les détails, que l’étude en
est encore indispensable à ceux qui s’intéressent à la culture indienne de
cette période. » Il n’est pas inutile, enfin, de rappeler qu’Henry Corbin a
fait d’Al-Biruni « l’une des figures les plus saillantes de l’islam au temps
de l’âge d’or (musulman) pour les mathématiques et les sciences
naturelles ».
Al-Biruni entretenait une correspondance nourrie avec Avicenne, dont
il était très complice intellectuellement, comme il le fut aussi d’Al-Razi,
ce qui prouve que les savants de l’époque n’étaient pas coupés les uns des
autres et que l’astronome pouvait apprécier le médecin et vice versa. Dans
son quotidien, le scientifique ne perdait jamais de vue le caractère
spéculatif et en même temps relatif de ses observations, raison pour
laquelle il ne cessait d’en confronter les parties, et les fins. La nature est
vue comme un « principe d’activité ».
Du reste, Al-Biruni était adepte de la non-éternité du monde,
rejoignant ainsi la thèse des libres-penseurs musulmans qui prétendaient
subordonner le travail de la philosophie à celui de la Raison. La plus
grande force d’Al-Biruni tient sans conteste à ses nombreuses
observations naturalistes et au travail comparatif qu’il a mené entre la
civilisation musulmane et la civilisation indienne. Dans le domaine des
mathématiques, Al-Biruni montra en outre des aptitudes exceptionnelles
pour l’abstraction, une passion pour les chiffres – nombres continus et
nombres discontinus – et pour les théorèmes. En astronomie, il est crédité
d’une intuition, formulée autour de l’an 1000, et qui se révélera des plus
justes. Il s’agit du mouvement de la Terre autour du Soleil, et par
conséquent l’ensemble des planètes qui observent une révolution
similaire. On relève, à cet égard, une sorte de curiosité bienveillante de ce
grand savant pour tous les systèmes clos de l’époque, autant le
géocentrisme que l’atomisme, l’hylémorphisme ou le symbolisme
ésotérique, déjà largement établis dans les cénacles du pouvoir.
Le monde musulman était à son apogée et les savants pouvaient
travailler sans entraves. C’est dans ce contexte que naquit Ibn Joubayr
(1145-1217), un lettré arabe de Valence, en Espagne, qui laissera une
recension très informée du voyage (la Rihla) qu’il fit dans certains pays
chrétiens, dont la Sicile.
Ibn Joubayr est le représentant d’une corporation d’humanistes qui
jouira de grandes occurrences pour manifester sa curiosité de l’autre et son
souci de l’observation ethnologique. Ce fut le cas, avant lui, d’Abu Ubayd
al-Bakri (mort en 1094), ce sera surtout le cas après lui, avec Ibn Battouta
(1304-entre 1368 et 1377), voyageur religieux par excellence, un peu
comme le pénitent qui, tout en souffrant le martyre sur le chemin de
Lourdes ou de Saint-Jacques-de-Compostelle, poursuit inlassablement son
calvaire. Ce qui est sûr, c’est que cet enfant prodigue de l’Islam est
considéré par les Arabes comme le « voyageur » par excellence, le
traveller.
Né à Tanger au temps de la dynastie des Mérinides, Ibn Battouta, dont
le nom complet est Chams ad-Din Abou Abdallah Mohamed ibn Battouta,
a réalisé un périple de plus d’un quart de siècle à travers tout le domaine
musulman (Dar al-Islam ou Mamlaka) et rédigé avec son secrétaire Ibn
Jozaï une relation de voyage (Rihla) demeurée célèbre. Sur beaucoup de
plans, le travail d’Ibn Battouta nous sert encore pour comprendre l’état de
l’opinion musulmane à la veille de la débâcle andalouse. A ce seul titre, on
peut en effet le compter parmi les personnages les plus influents de
l’islam, tandis que son unique œuvre, Présent destiné à ceux qui savent
observer les curiosités des pays et les merveilles induites par les voyages
(Tûhfat an-nuzzar fi ghara’ib al-amsar wa aja’ib al-asfar), reste la source
géographique et historique la mieux documentée de son temps, aussi bien
sur les pays africains que sur l’Arabie, l’Anatolie et nombre de contrées
asiatiques.
Ibn Battouta quittera Tanger le 13 juin 1325, après avoir déclaré
vouloir rejoindre La Mecque pour effectuer son pèlerinage – l’une des
cinq conditions de la foi. Il n’y reviendra que quatorze années plus tard,
avant de repartir pour l’Afrique noire – notamment Tombouctou, Gao,
Mopti, Djenné – et l’Andalousie. Il a parcouru le Maghreb, l’Egypte,
l’Arabie où il a séjourné de nombreuses années, notamment à La Mecque
entre 1327 et 1330. Son voyage, il le poursuivra à Bethléem, Jérusalem,
Damas. Il visitera Antioche, Konya, Istanbul. Il ira au nord, jusqu’en
Crimée, à Astrakhan et à Volgograd. Revenu vers le sud, il passera à
Mossoul, à Bagdad, à Tabriz et à Ispahan, à moins que ce ne soit la voie de
Khwarezm, en Ouzbékistan, qu’il empruntera, ce qui le mène à
Samarkand, à Boukhara et à Balkh. Viennent enfin Kaboul, Delhi, l’Inde,
les Maldives, Ceylan, l’Indonésie, la Malaisie, Sumatra et, en 1349, la
Chine. Il mourra à Fès, à plus de soixante-dix ans, ce qui était déjà un âge
respectable.
Son ouvrage, pour la première fois traduit par Defrémery et
Sanguinetti entre 1853 et 1859, fourmille d’indications méticuleuses.
Voici un court passage où l’auteur se livre à la description du poivrier, le
poivre étant une denrée importante à l’époque : « Les poivriers
ressemblent aux vignes et sont plantés vis-à-vis des cocotiers afin qu’ils
grimpent comme la vigne ; cependant, ils n’ont pas de vrilles. Les feuilles
du poivrier ressemblent à celles de la rue, une plante herbacée de la
famille des rutacées, et certaines, à celles de la ronce. Les poivriers
donnent des petites grappes dont les grains sont pareils à ceux de l’abû
qinnîna lorsqu’ils sont verts. En automne, on cueille ces grappes de poivre
et on les étale sur des nattes, au soleil, comme on le fait pour le raisin
lorsqu’on veut le faire sécher. On retourne ces grappes continuellement
jusqu’à ce qu’elles soient bien sèches et qu’elles soient devenues noires.
C’est alors qu’elles sont vendues aux commerçants […] A Calicut, j’ai vu
vendre le poivre à la mesure, comme on le fait chez nous, pour le
millet… »
Bien que l’Islam ait atteint depuis longtemps sa maturité et acquis une
grande autonomie, on commence déjà à percevoir un affaissement dans
tous les domaines. Dès la fin du XIIe siècle, des signes patents témoignant
du doute philosophique et de l’exigence de spiritualité sont manifestes. Et
le balancier n’est pas à l’avantage de la libre-pensée, ou seulement de la
curiosité du scientifique et de la controverse. Le XIIIe siècle sera le siècle
du retour sur soi et de l’introspection. En 1258, les Mongols prennent
possession de Bagdad, le plus beau joyau de l’Empire musulman au
moment de sa grandeur, et balaient la dynastie abbasside. C’est aussi le
moment pour nombre de prédicateurs et de théologiens de recourir à une
sous-culture religieuse, faite de croyances plus ou moins identifiées et de
religiosité populaire. Au demeurant, un grand mouvement de confréries
allait naître et prospérer sur les terres, laissées en friche, des philosophes
rationalistes.
L’Islam est aphone. Raison pour laquelle le sociologue Ibn Khaldoun
(1332-1406) paraît être un paradoxe vivant, dès lors que son émergence ne
se produit que plus d’un siècle après l’assoupissement de toutes les
provinces musulmanes. Son émergence dans l’histoire tardive de l’Islam
en fait le lointain maillon d’une chaîne de savants ou de penseurs, pourtant
très importante, qui a démarré cinq à six siècles auparavant, avec Ibn
Tûfayl, Al-Farabi, Avicenne, Al-Jahiz, et qui a connu son point d’orgue
avec Averroès, vers 1150. Abd-Rahman ibn Khaldoun, en homme de
science et de pouvoir, a réussi la synthèse entre une foi personnelle, qui
affleure dans son autobiographie et son œuvre structurée, et son rejet
horrifié de l’athéisme, un rejet assumé pour autant et qui n’influe pas sur
l’objectivité de son analyse, son goût pour la réflexion équilibrée.
Le savoir encyclopédique d’Ibn Khaldoun l’a sauvé de toute
compromission avec les idéologues de son temps, ce qui en fait l’un des
phares les plus puissants de la pensée arabe et musulmane. Voici comment
il a expliqué son rapport à l’histoire, au cœur de son activité
intellectuelle : « L’histoire se distingue, entre les sciences, par la noblesse
de son objet […] C’est elle qui nous instruit de ce qui est arrivé chez les
peuples qui nous ont précédés ; elle nous fait connaître leurs caractères et
leurs mœurs, la geste des prophètes, les dynasties et l’administration des
rois, et par là elle fournit des exemples dont on peut faire son profit quand
on le veut pour se diriger dans la conduite des affaires spirituelles et
temporelles… » (Le Livre des exemples.)
En auteur scrupuleux, Ibn Khaldoun insiste sur la dimension critique
de la discipline, sa volonté de distinguer le vrai du faux et son souci de
s’éloigner de toute spéculation métaphysique. Il met surtout l’accent sur
l’effort que tout historien doit manifester pour assurer l’objectivité et le
sérieux de l’information qu’il véhicule. Ce Maghrébin avant l’heure, né en
Tunisie, était au service des Hafsides qui tenaient alors le pays, avant les
Marinides de Fès, puis les Abdelwadides, la dynastie berbère qui régna à
Tlemcen de 1235 à 1554. Il finira grand cadi malikite en Egypte (1382).
Par sa généalogie, ses nombreux voyages, autant que ses fonctions, Ibn
Khaldoun illustre à lui seul l’extrême capillarité qui existait entre les pays
au temps de l’Islam classique. Il est aussi, à son corps défendant, le
dernier de la maison arabe à fouler les terres sacrées de la science, car
après lui va commencer une longue période de léthargie : « Notre maison,
écrit-il, tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le
milieu du VIIe siècle – de l’hégire –, lors de l’exode consécutif à la victoire
du fils d’Alphonse, roi de Galice […] Dix générations identifiées nous
relient à Khaldoun qui, de mes ancêtres, fut le premier à fouler la terre
andalouse. Appartenant à la tribu arabe yéménite de Hadramawt, nous
sommes issus de Wa’il ibn Hujr, chef arabe de renom, qui compta parmi
les compagnons du Prophète […] Né à Tunis, tout au début du mois de
ramadan de l’an 732 [1332], je fus élevé jusqu’à mon adolescence dans le
giron de mon père […] J’appris le Coran sous la direction du professeur
Abû Abd Allah al-’Ançari, émigré andalou de la province de Valence, où il
avait reçu sa formation. Je me perfectionnais pendant le même temps dans
l’étude de la langue sous la direction de mon père, et de certains
professeurs de Tunis… »
Ainsi se présente Ibn Khaldoun dans Le Voyage d’Occident et
d’Orient. Selon l’usage, il établit la chaîne des ascendants, ce qui
d’évidence contribue à sa fierté d’Arabe et d’érudit. N’a-t-il pas été le plus
avisé des observateurs de la vie politique et sociale du XIVe siècle ?
L’histoire retiendra enfin qu’il rencontra Timur Lang (Tamerlan) à Damas
en 1401. Mais Ibn Khaldoun est surtout connu pour son Kitab al-Ibar,
immense fresque historique consacrée aux Arabes, aux Persans et aux
Berbères, où il fait montre d’une grande maîtrise de la méthode
sociologique, de l’anthropologie, de l’histoire et de la théologie. Cela est
particulièrement visible dans ses Prolégomènes, son ouvrage le plus connu
et toujours très commenté dans les pays arabes.
L’œuvre d’Ibn Khaldoun continue à irriguer un grand nombre de
travaux sur l’Islam, notamment ceux qui traitent de l’histoire des tribus et
des dynasties. Elle suscite des études critiques, des commentaires et des
traductions. A plus d’un titre, cette œuvre est immense, tant par le nombre
d’ouvrages laissés par l’auteur que par son contenu. Ainsi, l’« esprit de
clan » (‘asabiyya) qui s’oppose fondamentalement à la communauté
musulmane (Umma), l’un tourné vers le particulier, l’autre ouvrant à
l’universel.
Mais que l’on se comprenne bien : la sociologie d’Ibn Khaldoun n’est
en aucun cas abstraite ou désincarnée. L’auteur s’implique, pose ses
convictions religieuses, donne son appréciation des rapports politiques et
sociaux avec ses points d’ombre. Parmi ceux-là, il y a l’acceptation de
l’esclavage, la dignité humaine n’étant pas encore, ni dans ces régions ni
ailleurs, une donnée intrinsèque à chaque être. Autre point d’ombre, le
concept de lutte des classes lui étant bien postérieur, la fracture
irréductible entre les différentes classes sociales, ce qui explique la courte
vue de ce siècle et des suivants, pratiquement jusqu’à nos jours, quant à
l’esclavage.
Cette disposition au jugement et la facilité avec laquelle on aboutit à
des généralisations tiennent à la façon qu’avaient les anciens de faire de la
sociologie et à la vocation de celle-ci à décrire le concret et non pas,
comme c’est la tentation aujourd’hui, à établir des règles pérennes. Ibn
Khaldoun est d’abord un encyclopédiste qui cherche à peaufiner la
description qu’il fait de la société dans laquelle il vit, allant jusqu’à
préciser la terminologie distincte qu’il emploie dans le champ de sa
discipline. Une telle posture expliquant naturellement que l’anthropologie
ici ne pouvait se départir d’une certaine esthétique de la langue.
Quant aux idées-forces qui traversent l’œuvre d’Ibn Khaldoun, elles
sont à la fois nombreuses et d’une richesse suffisante pour inséminer le
champ anthropologique et sociologique et, partant, celui de la psychologie
collective. Le fait qu’Ibn Khaldoun commence par poser le cadre de
référence, à savoir la civilisation, est éminemment moderne. Dans ce
cadre, il donne à l’Homme une place essentielle, et peut-être exclusive.
L’Homme est vu comme l’aboutissement de toutes les tensions sociétales,
leur réceptacle. Il est à la fois une synthèse et une réalité en mouvement.
Ibn Khaldoun est étudié dans la plupart des centres universitaires du
monde. Si la plupart n’osent pas remettre en question son apport à la
sociologie et à l’histoire, d’autres en montrent les limites. Séduit par le
pouvoir, Ibn Khaldoun occupa de nombreux postes-clés auprès des
dynasties en place à son époque. Il n’en sera pas de même pour un autre
grand musulman, qui passa à la postérité sous son nom chrétien : Léon
l’Africain.
Géographe, voyageur et observateur émérite, Léon l’Africain était tout
cela à la fois avant même que le sort ne le porte à embrasser la religion du
Christ, puisqu’il sera bientôt baptisé en l’église de Rome par le pape
Léon X. Son nom premier est Al-Hassan ibn Mohamed al-Wazzan al-
Fassi. Mais Léon n’est pas né à Fès comme son nom l’indique, même s’il
y demeura avec ses parents dès son plus jeune âge. Il est né andalou, très
exactement Grenadin. Lorsque sa ville fut envahie par les chrétiens à la fin
du XVe siècle (1491 et 1492), il alla se réfugier à Fès, qui était un centre
culturel rayonnant quand l’Islam brillait encore de tout son éclat. Plus
tard, il dira : « J’ai eu l’Afrique pour nourrice, là où j’ai été élevé et ai
consommé la plus belle part de mes ans. » Mais d’autres sources situent ce
départ à l’adolescence, lorsque Léon suivit son père, un « excellent
orateur, un poète », dans son ambassade auprès du roi de Tombouctou. De
ce voyage initial, Léon l’Africain fit un voyage initiatique. Ainsi ne
reviendra-t-il dans sa patrie natale que quarante ans plus tard.
Après Tombouctou, les chemins de Léon l’Africain prirent une
tournure compliquée, ayant visité pas moins d’une vingtaine de pays et de
villes dans des contrées lointaines. On le signale à Babylone, en Perse, en
Arménie, en Arabie, en Egypte, au Maghreb, à Constantinople et
finalement en Italie, où il est emprisonné en 1518. Auparavant, il a assisté
à la déposition de Salim II, sultan naturel d’Alger, par Aroudj, le premier
barbaresque de la province. En 1517, alors que son navire est arraisonné
par des flibustiers, son destin bascule. Venant de Constantinople, Léon
l’Africain avait pris place sur le navire qui cinglait en direction du Maroc.
Alors qu’il arrive à hauteur de l’île de Djerba, en Tunisie, un navire de
corsaires chrétiens le prit en chasse. Plus rapide et sans doute mieux armé,
celui-ci eut raison de la résistance de sa proie et finit par l’arraisonner.
Voilà donc Léon l’Africain devenu esclave du capitaine italien, lequel,
ayant bien remarqué ses nombreuses connaissances pratiques et son
intelligence, comptait bien tirer le meilleur parti de lui. Léon l’Africain
avait en outre l’expérience de la mer, il savait aussi conter et faire preuve
de qualités de pédagogue qui lui seront très utiles plus tard.
En 1518, on le retrouve à Rome, devant le pape Léon X. Sa Sainteté est
curieuse de mieux connaître l’islam et les musulmans ; c’est de la bouche
même de Léon l’Africain qu’elle va s’informer. Léon X accorde alors à ce
captif brillant une bourse, avant de l’inciter à la conversion. A Rome, Léon
l’Africain s’investit pleinement dans le domaine des lettres et dans la foi
chrétienne, progressant dans l’apprentissage de la langue de Dante. Plus
tard, il enseignera l’arabe en vue notamment d’instruire les enfants de la
bonne société romaine aux complexités sémantiques du Coran.
Bientôt, Léon l’Africain se sent assez mûr pour traduire de l’arabe en
italien La Description de l’Afrique. « Médiocrement », dirent aussitôt ses
détracteurs ! Cet ouvrage sera son unique œuvre connue. Léon l’Africain
voyagera dans toute l’Italie, avant de retraverser la mer Méditerranée, du
côté de la Tunisie où il s’éteint, non sans avoir retrouvé son identité de
musulman qu’il semble n’avoir reniée que parce qu’il y avait été contraint
et forcé. Le manuscrit de son unique ouvrage était donné pour
complètement perdu, lorsque, par un heureux hasard, Giovanni Battista
Ramusio (1485-1557), géographe italien, le découvrit vers 1530 et le
traduisit de nouveau en bon italien. Depuis, sa Description de l’Afrique a
été traduite en latin par Jean Florius, en français par Jean Temporel (1556)
et en allemand par Lersbach (1805). Comme toujours, les œuvres majeures
étant les plus pillées, c’est à Marmol, un compatriote de Léon l’Africain,
grenadin qui plus est, que revient la palme du plus vaste braconnage
intellectuel qui ait jamais existé dans ce domaine.
L’œuvre de Léon l’Africain demeure une bonne initiation au monde
africain pour les voyageurs et les historiens, mais de nombreux
successeurs se sont méfiés de ses informations. Certes, le fait qu’il ait
rédigé sa relation d’une manière aléatoire, voire elliptique, l’excuse pour
l’essentiel, mais il n’a pas démontré par la suite, à Rome, de grandes
vertus méthodologiques ou même quelque souci de la précision. Pourtant,
la personnalité de Léon n’aura cessé d’intriguer : fut-il vraiment cet
intellectuel désintéressé qui plaçait au-dessus de tout son amour de la
science, ou bien était-il tel qu’il se décrit lui-même, ordinaire et plutôt
soucieux de son confort, de sa sécurité et de son statut privilégié, allant
même jusqu’à traiter de « canailles » un certain nombre de paysans
rencontrés sur la route ? Léon aura la sincérité d’admettre son manque de
pugnacité et de courage. Ainsi, lorsque sa terre d’adoption, Fès, en
Afrique, fit l’objet de remarques acides ou désobligeantes, il n’hésita pas à
rappeler à ses interlocuteurs sa naissance andalouse : « Par quoi, si les
Africains viennent à être vitupérés, je dirai que je suis natif de Grenade et
non d’Afrique ; et si mon pays ne reçoit aucun blâme, j’alléguerais en
faveur de moi que l’Afrique est le pays où j’ai pris ma nourriture et là où
j’ai été endoctriné… »
Sitôt l’étau de la conversion élargi en raison du décès de son
protecteur, le pape Léon, Léon l’Africain ne tarda pas à retrouver sa
confession initiale, montrant ainsi qu’il était capable en toute circonstance
de s’adapter sans fausse pudeur aux conditions les plus extrêmes. Malgré
tout, sa Description de l’Afrique aura vraiment marqué les esprits, car
depuis quatre siècles elle nourrit les œuvres les plus diverses, alors même
que la définition du territoire africain à cette époque était encore
hermétique et close. Titre de gloire, sûrement, bénéfique à l’humanité et à
la connaissance intime de l’esprit d’un continent à un moment où, grâce
aux routes, le commerce ou les échanges étaient intenses.
On peut justement conclure sur ces voyageurs en mettant l’accent sur
la notion de territoire, fondement premier de la grandeur de l’Islam au
moment où il amorçait son repli. Depuis sa naissance, les généraux
musulmans avaient compris que, pour se construire de manière
harmonieuse, l’Islam avait besoin d’une grammaire riche et complète qui
puisse englober toutes les provinces qu’il s’était arrogées au fil du temps.
La description morphologique du territoire ainsi que le vocabulaire qui y
est utilisé sont essentiels. L’une des illustrations les plus cocasses est celle
qu’en donne Al-Muqaddassi, le voyageur palestinien qui, au Xe siècle,
exprimait déjà par des mots simples la complexité à laquelle était arrivé
l’islam aux temps classiques. « On m’a donné, dit-il, pour m’appeler ou
pour m’adresser la parole, trente-six noms : muqaddassi (hiérosolymitain,
c’est-à-dire habitant de Jérusalem), filastini (palestinien), misri
(égyptien), maghribi (maghrébin), khurasani (khorasanien), salami (de
Salamiyya, une ville de Syrie), etc. » Suivent plus d’une trentaine d’autres
appellations parmi lesquelles il faut encore relever « dévot » (‘abid),
« juriste » (faqih), « mystique » (sufi), « papetier » ou « libraire »
(warraq), « relieur » (mujallid) et « prédicateur » (khatib).
7
Bâtisseurs et créateurs

Aux XIe et XIIe siècles, les sciences irradient et inspirent toutes les
découvertes du moment ; elles sont l’argument décisif des bâtisseurs pour
convaincre leurs mécènes. Les érudits de cette époque éloignée étaient
polyglottes et xénophiles. Tous connaissaient l’astrolabe et l’utilisaient
pour leurs déplacements et nombre d’entre eux maîtrisaient les règles du
jeu des échecs qui commençait à se généraliser.
A la propension individuelle du bâtisseur fait écho une résonance
particulière de l’islam qui porte aux villes un goût immodéré. S’il y a une
particularité que l’on peut mettre à l’actif de cette religion, c’est bien la
naissance de la ville, de sa conception à son entretien, en passant par sa
construction, son fonctionnement et son embellissement. L’islam est né
d’une ville double, La Mecque d’un côté, Médine de l’autre. Il s’est
d’abord imposé dans les villes, notamment à Damas, s’est encore illustré
par les villes qu’il a construites ou reconstruites à quelques encablures de
là, Le Caire, Bagdad, Kairouan, Marrakech, Fès, Meknès, Cordoue et tant
d’autres villes andalouses, maghrébines, turques, iraniennes et indiennes.
A cette clause des villes, l’islam a ajouté une ingéniosité déterminée par la
vie en commun, le confort des familles, l’éducation, la transmission. Les
hammams et les jardins se sont développés autant que les palais, les
médersa, les hôpitaux. Cet ensemble va prévaloir dans tout l’espace
musulman, au point que les campagnes sont désertées, l’agriculture
n’ayant jamais été le fort de la religion du Prophète. Tel ne fut pas le cas
du commerce et du négoce, activités éminemment urbaines et
pourvoyeuses d’urbanisation rapide, que la tradition musulmane ne
manquera jamais de valoriser.
On peut dire de Nizam al-Mûlk (1018-1092) qu’il est l’homme d’Etat
le plus représentatif de l’Islam éclairé au temps de la dynastie seldjoukide,
et sans aucun doute l’administrateur le plus avisé, le plus puissant de toute
l’histoire musulmane. Il n’a jamais été calife ou souverain, mais
seulement grand vizir. Or, son nom et sa légende continuent à
impressionner au-delà des siècles. Du reste, qui des califes ou des
souverains abbassides qui gouvernaient en son temps avaient plus de
pouvoir que lui, plus d’influence politique, plus de rigueur ? On connaît
ses liens tumultueux avec Alp Arslan qui l’employa dès le début de son
sultanat. En 1072, lorsque Alp Arslan mourut, Nizam al-Mûlk, surnommé
le « souverain sans couronne », manœuvra adroitement pour faire élire un
jeune prince du nom de Malik Shah. Ce qui se produisit en effet, alors que
ce dernier n’avait que dix-huit ans. Pour le récompenser, Malik Shah
l’éleva au grade d’Ata-Beg, c’est-à-dire « Père-Seigneur ». Par ce geste
inconsidéré, Malik Shah venait de mettre entre les mains de Nizam al-
Mûlk tous les leviers du pouvoir, et cela jusqu’à sa mort, vingt années plus
tard, une mort violente. L’histoire de Nizam al-Mûlk n’est pas sans
rappeler celle des grands princes influents qui dans les cours européennes,
à Venise ou à Paris, complotaient pour s’emparer du pouvoir.
Au début, Nizam al-Mûlk a pratiqué une politique plutôt clairvoyante,
allant jusqu’à abolir les taxes, qui étaient selon lui contraires à l’esprit de
l’islam. Il a amélioré les routes qui menaient à La Mecque, rendant ainsi
le pèlerinage plus accessible aux croyants. Mais c’est surtout sa culture et
son intelligence qui le révélèrent comme l’un des plus grands protecteurs
des sciences et des lettres. A Bagdad même, on lui doit la création d’une
institution, la Madrassa, une sorte d’université religieuse flanquée d’une
cité universitaire avec des facilités matérielles qui permettaient aux
étudiants de poursuivre leurs recherches sans se soucier du quotidien. Le
modèle de Bagdad est suivi à Mossoul, à Nichapour, à Merw, à Balkh, à
Hérat, etc. Telle est la Nizamiyya, un nom issu de Nizam al-Mûlk. Elle
symbolise les lieux d’accès au savoir coranique et à toutes les sciences
descriptives du moment. La Nizamiyya a par ailleurs formé un grand
nombre de poètes, de littérateurs, de grammairiens et de jurisconsultes.
Parmi ses autres motifs de gloire, il faut compter l’aide et la
protection que ce grand vizir avait accordée à Umar Khayyam, le fameux
mathématicien musulman, au moment où ce dernier calculait le nouveau
calendrier que Malik Shah avait commandé et qui, depuis, est appelé « le
calendrier de Malik Shah » (Tarikh-i maliki). C’est encore lui qui
accueillit le théologien Al-Ghazali. A cette époque, Al-Ghazali entamait
une longue retraite piétiste. En 1092, Nizam al-Mûlk mourut. On sait qu’il
a été assassiné, mais la chronique palatiale ne donne aucune précision
quant aux circonstances du crime, ni sur l’identité de son commanditaire.
Certains sont allés jusqu’à conjecturer que le néo-ismaélien Hassan-i
Sabbah, le fameux Vieux de la Montagne, qui connaissait Nizam al-Mûlk,
l’avait assassiné. D’autres disent que Nizam al-Mûlk, ayant pris une trop
grande place au sein du palais, en aurait payé le prix fort et que le
souverain régnant était complice de l’assassinat, s’il ne l’avait pas
ordonné. Dans son ouvrage testament, le Traité de gouvernement, le
Siyaset-Nameh, également appelé Siyaset al-Mûlûk (La Vie des rois),
Nizam al-Mûlk a écrit : « Le prince ne doit jamais, dans sa conduite, se
laisser aller à la précipitation. Lorsqu’il apprendra une nouvelle ou qu’un
événement viendra à se produire, il devra agir avec une sage lenteur, afin
de connaître l’état réel des choses et distinguer le faux du vrai. »
Rappelons que les grands Seldjoukides ont formé, au XIe et au XIIe siècle,
une dynastie puissante qui régnait en Irak, en Iran et sur tout le territoire
de la Syrie actuelle. L’une des branches de cette dynastie, appelée
Seldjoukides de Roum, se maintiendra en Turquie jusqu’au XIIIe siècle.

Sinan (1488 ou 89-1587) est un « bâtisseur » au sens moderne du


terme, le Vauban musulman. Son histoire est extraordinaire et dénote de la
capacité qu’avait l’Islam d’intégrer les citoyens étrangers, y compris en
instaurant un système cruel, le devshirmé, qu’il nous faut détailler. Sinan
grandit au sein du palais du sultan ottoman. Il est d’abord un jeune page
chrétien que la troupe ottomane aurait capturé lors d’une bataille contre
les croisés, dans les Balkans. Converti à l’islam, le jeune Sinan servira
ensuite l’institution militaire comme soldat, c’est-à-dire janissaire, à
moins d’avoir été un serviteur attaché au sérail, la partie publique du
palais. Devshirmé est le nom que l’on donne à cette « levée » de garçons
dans les terres chrétiennes à la suite de razzias. Devenus grands, ils étaient
intégrés à la troupe des janissaires, où ils prenaient leurs quartiers
librement dans la cité au point que certains d’entre eux pouvaient atteindre
les plus hautes fonctions. Ce fut précisément le cas de Sinan, qui, de
janissaire, devint peu à peu le confident du chef le plus charismatique des
armées ottomanes, Soliman le Magnifique. Sous les couleurs ottomanes,
Sinan participera activement aux nombreuses campagnes militaires
menées par Soliman, que les Turcs appellent Sülayman Al-Qanûni
(Soliman le Législateur), et traversera à ses côtés les multiples pays,
territoires et routes qui le conduiront aux confins de l’Empire, dans les
Balkans, à Belgrade, à Rhodes, à Vienne, à Mohacs.
Après l’Europe, c’est en Asie qu’on le trouve à nouveau, à Bagdad et
en Irak au cours des années 1534 et 1535. Plus tard, il est à Corfou (1537)
et dans le pays moldave (1538). C’est au cours de ces conquêtes que Sinan
va progressivement s’imposer grâce à ses talents d’ingénieur, puis de chef
des travaux de construction, qualités dont il usera ultérieurement dans son
activité civile. La curiosité de Sinan était sans limites, de même ses
sources d’inspiration. Il accompagne le goût des souverains ayyoubides et
mamelouks pour les grands travaux d’architecture militaire, des citadelles
entières, avec leurs fortifications et leurs équipements privés, à l’image
des palais, des jardins et des hammams. A la frontière extérieure, les
besoins militaires ne sont pas totalement satisfaits. Il faut aussi des routes,
des aqueducs et toutes sortes de fortins, ou ribats, ainsi que des
perfectionnements dans le système de défense au cœur même des
bâtiments. Sinan savait que la pierre à bâtir se trouvait en abondance dans
tous les pays allant de la Syrie jusqu’en Turquie, et ailleurs, au Maghreb,
en Andalousie, et qu’il pouvait en faire venir via la flottille ottomane qui
écumait la Méditerranée.
Toutes ses dispositions se manifestent encore plus brillamment
lorsqu’il est porté en 1538 à la tête du corps des ingénieurs attachés au
palais du calife. Soliman le Magnifique en personne devient son
protecteur. La chronique palatiale ne tarit pas d’éloges sur Sinan, car il a
imaginé et construit la plus grande partie des mosquées du pays, de la
mosquée de Shehzade jusqu’à la Süleymaniye, instruit un ordre précis en
matière d’architecture et établi les différents espaces, les minarets effilés,
leurs balcons circulaires, ainsi que les différentes coupoles qui lui
reviennent de droit. Car c’est encore à lui que l’on fit appel. Il en
construira d’autres. Le nombre exact de constructions réalisées par ses
équipes n’est pas connu, mais on avance le chiffre exorbitant d’une
centaine de mosquées, dont soixante mosquées-cathédrales, soixante
écoles coraniques (médersa), dix-sept cuisines publiques, trois hôpitaux,
sept viaducs, sept ponts, vingt-sept palais, vingt et un caravansérails,
trente bains, vingt chapelles funéraires ou mausolées, cinq bâtiments
administratifs, des réservoirs, des aqueducs.
Vers 1575, Sinan achève la Selimiye d’Edirne (Andrinople), à la
frontière avec la Bulgarie, une mosquée qui compte parmi ses plus belles
réalisations, notamment en raison de la complexité de sa coupole. Cette
mosquée-cathédrale a la même amplitude que la Süleymaniye Camii (la
mosquée de Soliman), la plus grande mosquée d’Istanbul : Sinan, mort à
quatre-vingt-dix-sept ans, y repose désormais, non loin de son maître.
Dans toutes ses mosquées et constructions diverses, le talent du bâtisseur
est magnifié de diverses façons. Sinan innove, avec ses techniques
d’aération qu’il appliqua pour la première fois lors de la construction de la
mosquée Mihrimah Sultan, l’acoustique sophistiquée des parties
cultuelles, la captation de la lumière et sa distribution, la disposition des
ouvertures – des portes et des fenêtres – de manière à préserver la chaleur
du bâti en hiver, sa fraîcheur en été, et la faïence d’Iznik qu’il introduisit
vers 1560 dans la construction de la mosquée Rüstem Pacha. Il innove
encore dans la disposition des volumes intérieurs et extérieurs, l’accès à la
nef centrale, le circuit des couloirs et des annexes, l’aménagement des
dépendances, des voies d’accès externes et l’emplacement du cimetière,
des patios, des jardins, voire la construction à flanc de colline, comme ce
fut le cas avec la mosquée Sokullu Mehmet Pacha (1572).
Jusqu’à maintenant, nous avons surtout mis l’accent sur les bâtisseurs
individuels, sur les découvreurs, les voyageurs. Mais une grande
civilisation requiert parfois que ses biens représentatifs, ses monuments
prestigieux, ses réalisations les plus durables soient le fruit d’une œuvre
collective et répondent à une tension qui dépasse de loin l’énergie d’un
seul bâtisseur. C’est le moins que l’on puisse dire de l’Alhambra, en
Espagne, une œuvre que les rois maures de Grenade, en bâtisseurs
collectifs, ont mis plus de deux siècles à construire. Durant ce temps,
l’unité architecturale et la complexité des plans de la forteresse rouge –
puisque telle est l’étymologie exacte du nom Alhambra, « La Rouge », du
mot arabe Al-Hamra – furent poursuivies sans relâche. On a désormais
reconstitué au détail près les développements de cette citadelle royale,
anciennement fortin ziride, promue siège central et capitale du
« gouvernement » de la dynastie nasride. Un premier groupe de bâtiments
entourant la cour principale et regroupant le sanctuaire et l’ancienne
mosquée, ainsi que la grande porte d’entrée, dite « porte du Jugement » et
la tour de Comarès, date de la seconde moitié du XIIe siècle. Ce groupe
austère qui, de l’extérieur, fait plus penser aux fortins guerriers des débuts
de l’Islam qu’à un palais cossu oriental est l’œuvre de plusieurs
souverains nasrides de Cordoue et de Grenade. Le premier d’entre eux, le
fondateur de la dynastie nasride en personne, a pour nom Mohamed Ier Ibn
al-Ahmar (1203-1273), également appelé le Vainqueur (al-Ghalib). Il a
mené tambour battant la reconquête de la péninsule au détriment des
Almohades, venus du Maghreb, avant de s’emparer de Grenade en 1237.
Au fil du temps sont bâties les constructions « civiles » cernant la cour des
Myrtes, avec ses innombrables ornements, les arabesques, les dessins, les
stucs et les fontaines qui ponctuent l’ensemble.
Mais le joyau de l’Alhambra est entièrement concentré dans la cour
des Lions et offre au regard une belle perspective pavée de marbre blanc et
ouvrant sur une galerie circulaire que soutiennent pas moins de cent vingt-
huit colonnes, tout en marbre elles aussi. La succession des nombreuses
cours, salles et galeries qui composent le palais le plus célèbre de
l’Espagne musulmane exprime la richesse et le confort dans lesquels
vivaient les sultans. Accessoirement, c’est aussi une façon de multiplier
les protections en cas d’attaque surprise. Enfin, dans un pays où la chaleur
peut atteindre des records, l’aménagement de parties communes
ombragées était indispensable. L’un des plus beaux espaces est
probablement la salle des Ambassadeurs, anciennement appelée salle du
Trône. Cette partie de l’Alhambra est sans doute l’une des plus cossues qui
puissent exister, sinon la plus raffinée et la plus aboutie de ce que nous
pouvons appeler le « petit Versailles arabe ». La perspective la plus
connue, que tous les peintres et écrivains ont cherché à immortaliser, est
un angle propice qui, de la salle des Ambassadeurs, donne sur le pavillon
de la Reine. Enfin, la salle de la Barca est l’endroit où se retrouvent les
chambellans, les dignitaires et la garde personnelle du sultan. A
l’extérieur, se situent la cour des Myrtes – également appelée le patio de
l’Alberca ou de l’Estanque – puis la salle des Deux Sœurs, ainsi
dénommée en raison de deux dalles symétriques posées de chaque côté de
la petite fontaine qui les sépare.
La cour des Lions porte ce nom en raison des douze lions en marbre
noir qui trônent en son centre, supportant une grande vasque d’albâtre
débordant d’une eau au bruissement continu et vivifiant. Tout autour, des
frises de stuc et d’albâtre travaillées avec soin donnent à ce lieu une
grandeur et une beauté qui surclassent nombre de réalisations
architecturales d’aujourd’hui. L’art des bâtisseurs andalous atteint ici une
avancée technique assez extraordinaire ; la salle des Abencérages, du nom
de la fameuse dynastie qui a régné en ces lieux après avoir bâti
l’Alhambra et régné sur toute l’Espagne musulmane, la salle des Rois, aux
multiples petites fenêtres qui donnent sur le Darro, la rivière qui court à
plus de soixante mètres en contrebas, la salle de las Camas (des lits), les
bains royaux, constitués d’une salle de repos, de taille moyenne, avec sa
fontaine ajourée de belles faïences sont autant de joyaux. Une lumière
laiteuse et irisée, diffuse à travers des lucarnes en forme d’étoiles, éclaire
la cour du Mexuar (en arabe Mechouar) où se regroupait la partie
administrative du palais. C’est là aussi que se réunissait le Conseil du
Sultan, le lieu où se rendait la justice, à travers le fonctionnement complet
d’un tribunal, avec son juge, ses assesseurs, ses greffiers et ses gardes. Le
palais de l’Alhambra abritait également un cimetière.
Derrière le palais, on peut encore visiter le jardin du Generalife
(littéralement : Jannat al-‘arif, « le Paradis du savant »), où mille essences
se côtoient dans une harmonie de couleurs dominées par le vert profond et
les bosquets de fleurs. Certaines parties du palais des Abencérages,
comme la vieille mosquée, sont tombées d’elles-mêmes, d’autres ont été
détruites. En 1526, Charles Quint (1500-1558), qui est aussi appelé
Charles Ier d’Espagne et dont l’action vigoureuse de « désislamisation »
d’Al-Andalus est encore peu étudiée – ainsi, par exemple, la conversion
forcée des Maures du royaume de Valence en 1523 –, confia cet immense
chantier à deux architectes espagnols, Pedro et Luis Machuca. Leur
mission était de combler la partie manquante de l’Alhambra, mais
l’ouvrage en question ne vit jamais le jour. Construit à l’extérieur de
l’Alhambra, le palais de Charles Quint lui-même, de style Renaissance, est
austère et peu gracieux comparé au bijou architectural dans lequel il est
serti. L’histoire de la présence musulmane en Espagne s’arrête donc aux
portes de ce palais. A lui seul, il représente toutes les déchirures que
l’histoire musulmane a connues dès lors.
Enfin, une image poignante, celle du dernier occupant des lieux,
Boabdil. C’est à son sujet que Chateaubriand écrivit dans sa longue
nouvelle intitulée Les Aventures du dernier Abencérage le passage suivant
que je souhaite à nouveau citer : « Lorsque Boabdil, dernier roi de
Grenade, fut obligé d’abandonner le royaume de ses pères, il s’arrêta au
sommet du mont Padul. De ce lieu élevé on découvrait la mer où
l’infortuné monarque allait s’embarquer pour l’Afrique ; on apercevait
aussi Grenade, la Véga et le Xénil, au bord desquels s’élevaient les tentes
de Ferdinand et d’Isabelle. A la vue de ce beau pays et des cyprès qui
marquaient çà et là les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à verser
des larmes. La sultane Aïxa, sa mère, qui l’accompagnait dans son exil
avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit : “Pleure maintenant
comme une femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un
homme.” Ils descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux
pour toujours… »
A l’est de l’Empire musulman déclinant une dynastie appelée « des
sultans-esclaves » allait transformer le visage des terres à l’est de l’Iran et
en Inde. René Grousset disait à ce sujet : « L’Islam indien eut ses Cortez
afghans, ses Pizarre turcs qui, à la tête de leurs escadrons de mamelouks,
galopèrent victorieusement des rives du Gange aux rivages du Carnate.
Plus heureux que Pizarre et Cortez, ils réussirent à fonder pour eux-
mêmes, au pays de la fable, des dynasties souveraines qui éblouirent
l’Orient. »
Dans cette épopée, Babur (1483-1530), l’un des plus grands
descendants de Tamerlan, et surtout le fondateur de l’empire des Grands
Moghols de l’Inde, jouera un rôle moteur et, à ce titre, peut être considéré
comme un visionnaire. Son nom complet est Zahir al-Din Mohamed
Babur. Véritable monarque de droit divin, il a su mettre sur pied une
dynastie prestigieuse sans compromettre le message humaniste de l’islam.
Babur Shah (transcrit aussi Babour et Baber) serait le descendant de
Tamerlan par son père et de Gengis Khan, par sa mère. Ses talents
d’organisateur s’exercèrent naturellement sur le terrain des batailles,
d’abord à Ferghana (du côté de Tachkent), dont il était le roi à douze ans,
qu’il perdit cependant, puis à Samarkand, Kaboul et enfin à Kandahar. A
Panipat, il remporta une nette victoire sur un rival inattendu, Ibrahim Loti,
de Delhi, qui n’était même pas son ennemi direct. L’ayant défait, il put
s’emparer de cette ville, déjà prestigieuse, et d’Agra, avant de s’installer
durablement dans le Bihar, l’une des provinces les plus prometteuses
d’Asie. A sa mort, le territoire revint à son fils Humayûn, qui le cédera à
son tour à Akbar.
Outre ses capacités guerrières et son sens de l’adaptation (il put se
doter avant ses ennemis d’armes à feu), Babur passe aussi pour un poète et
un érudit, sans doute aussi un dilettante raffiné qui n’a pas peur de
s’adonner à l’amour des belles choses. Outre l’invention du « jardin
moghol », avec son damier de terre-pleins et de canalisations axiales, il
aurait laissé une véritable œuvre autobiographique, en particulier un livre
intitulé Babur-nama, mais son talent dépassait la littérature pour
s’épanouir également dans le domaine mystique.
A la suite de Babur, ou Baber, qui mourut jeune, son petit-fils, Akbar
connaîtra lui aussi un destin exceptionnel. Babur anticipe et « explique »
Akbar, figure majeure de la dynastie moghole. A son sujet, René Grousset
écrit des phrases nourries d’une intuition rare doublée d’une sensibilité et
d’une suggestion redoutables : « C’est bien un roi-chevalier, un
personnage de la Renaissance épris de littérature et d’art, soucieux de
toutes les formes de l’humanisme, à la fois dilettante et homme d’Etat –
un homme d’Etat qui, sur plus d’un point, déjà, préfigure à nos yeux
Akbar » (Figures de proue). En effet, tous ceux qui connaissent l’histoire
de l’Inde savent quelle a été l’importance d’Akbar, souverain moghol qui,
vers 1555, débuta un règne d’un demi-siècle alors qu’il n’avait pas encore
treize ans. Les mêmes observateurs peuvent aussi témoigner que le très
puissant Empire musulman des Indes doit sa stabilité et son faste à toute
une série de souverains précoces qui, à l’instar d’Akbar, montraient une
sagacité remarquable. Akbar (1542-1605), qui veut dire le « Plus Grand »,
fils de Humayûn (mort en 1556) et petit-fils du sultan Babur, est le
septième descendant de Tamerlan. Si l’on en croit les miniatures qui le
représentent, il a les traits typiques de la race moghole, même si son
aspect extérieur dit combien le chemin parcouru a été immense. Akbar est
né à Umarkot au milieu du XVe siècle, c’est-à-dire au moment où l’Empire
musulman d’Occident s’écroulait comme un château de cartes. En Asie
musulmane, l’hagiographie ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce nouveau
prophète, Akbar, dont on dit que, malgré son peu d’instruction, il fut un
souverain éclairé qui entourait de sa sollicitude savants et philosophes
qu’il conviait au palais pour des joutes dont il ne se lassait jamais. Il
aimait aussi l’art et le montrait à travers l’accueil chaleureux qu’il
réservait aux doreurs, aux relieurs, aux miniaturistes et aux décorateurs de
son palais, dont le nombre s’élevait à plus de cent.
Akbar, le septième descendant de Tamerlan, fils de Humayûn, qui fut
l’empereur de Delhi, et petit-fils du sultan Babur, représente en Islam un
autre type de monarque éclairé, à la fois mystique et original. En dehors de
ses nombreuses réalisations architecturales, Akbar se distingua aussi dans
les campagnes militaires qu’il remporta sur ses ennemis hindous, avant de
se rallier à eux à la fin de sa vie. En 1560, alors qu’il n’avait que dix-huit
ans, Akbar se sépara brutalement de son mentor Bahram Khan (également
dit Bairam Khan), qui, jusqu’alors, était le régent de son domaine. Et
lorsque ce dernier, ce même protecteur, se rebella contre sa destitution, il
n’hésita pas à l’emprisonner un certain temps, avant de l’envoyer à La
Mecque pour un pèlerinage salutaire, car Akbar savait être, à l’occasion,
cruel, lunatique et retors. Toute sa vie, Akbar mènera une guerre
incessante et sans merci à l’encontre de ceux qui s’emparaient de parcelles
de terrain ayant appartenu à ses ancêtres. En guerrier téméraire et plutôt
chanceux, Akbar réussit à unifier un immense territoire de plusieurs
centaines de milliers de kilomètres carrés qui s’étendait de la partie
orientale de l’Iran actuel au Bengale englobant l’Afghanistan, le Rajasthan
et l’Inde himalayenne. En 1564, alors qu’il venait d’avoir vingt-deux ans,
et sans doute sous l’influence de la nouvelle épouse rajpoute qu’il
accueillit dans son harem en 1562, Akbar inaugura un régime monarchique
très personnel et fort bienveillant avec la religion hindoue. Il protégea sa
nouvelle femme de ses autres épouses qui cherchèrent à lui nuire. Cette
attitude fut à l’origine de la liberté de culte dont les non-musulmans
bénéficièrent tout au long de son règne.
Mais le fougueux Akbar jouissait d’un tempérament dont il usa
librement, à l’instar de tous les souverains puissants. Ainsi, s’opposa-t-il à
certaines formes de la foi des hindouistes, comme l’ascétisme extrême et
l’incinération rituelle des veuves (sati). Vers 1578, Akbar fit appel à un
conseiller spécial en la personne de l’historien musulman Abul-Fadl
(1551-1603), avec lequel il conçut pour son empire des réformes
politiques et administratives. Son penchant pour la culture, qu’il recevait
de la bouche même des plus grands lettrés de son temps, a fortifié sa
mémoire, au point dit-on qu’il pouvait participer aisément aux joutes
oratoires les plus complexes. Ayant vécu au sein même du palais d’Akbar,
le père Monserrat, de l’ordre des jésuites, témoigne : « Il connaissait
exactement les dogmes de nombreuses religions […] Il était d’un
tempérament mélancolique et souffrait d’épilepsie. » Le caractère d’Akbar
ne finira pas de surprendre la chronique palatiale qui, une fois, en fait un
être fantasque, colérique et violent, une autre fois le décrit comme un
politicien exceptionnellement subtil et rusé.
Akbar avait un penchant singulier pour le mysticisme et la religion,
qu’il pratiqua sincèrement. Il versa ainsi pour le jaïnisme, un culte
mystérieux qui interdisait que l’on touchât à toute entité de la Création, ce
qui eut pour effet de valoriser l’ascétisme et la non-violence. C’est ainsi
que durant une grande crise mystique autour de 1579 ou 1580, et après
avoir abandonné l’islam comme religion familiale, Akbar inventera
littéralement sa propre religion personnelle qu’il appelle Din-iilahi
(littéralement : « la religion de Dieu ») ! Bien sûr, ce n’est tout au plus que
la fusion du monothéisme musulman, d’une forte dose de mysticisme
unitariste et de relents syncrétiques d’inspiration hindouiste comme la
métempsycose, mais cela lui suffit pour se proclamer seul prophète devant
l’Eternel. Ne partageait-il pas le même attribut de grandeur que les
musulmans réservent au seul Dieu, comme dans l’expression « Allahû
Akbar » ? Devenu de fait le chef spirituel et temporel de cette nouvelle
croyance, il s’efforça de convertir tout son entourage, ce qui tourna
rapidement à une forme extrême de despotisme politique et religieux.
La curiosité d’Akbar pour toutes les questions religieuses n’en sera
pas épuisée pour autant. Akbar est ainsi le seul souverain musulman qui
tendra la main aux missions étrangères, en l’occurrence jésuites, parvenant
à les attacher à sa cour. Trois missions de jésuites portugais de Goa se
succédèrent, en 1580, 1590 et en 1594, tandis que la ville d’Agra, près de
Delhi, servait de capitale pour toutes les missions qui s’activaient au sein
de l’Empire. Et c’est sous leur influence qu’Akbar allait peu à peu
découvrir les arts et la culture de l’Occident, ainsi que le christianisme.
Des jésuites qui espéraient bien le voir embrasser la religion du Christ…
Son fils, Salim Jahangir, lui succéda, s’emparant de son trône avec autant
de difficultés que de soulagement. La religion d’Akbar aura fait peu
d’émules, dix-huit personnes tout au plus, qui l’abandonnèrent
pratiquement le jour même où il mourut.
Au temps d’Akbar, quelques années seulement avant lui, vécut Kabir
(1488-1512), qui fut lui aussi une personnalité très syncrétique, un
mystique que les musulmans appréciaient beaucoup. D’ailleurs, on doit à
l’un de ses disciples du nom de Guru Nanak (1469-1538), contemporain de
Luther, qui deviendra le prophète des Sikhs (littéralement : « les
Disciples »), un culte très vivant aujourd’hui au Penjab, en Inde du Nord,
et désormais dans de nombreux pays européens et nord-américains. La
caractéristique du sikhisme tient en une formule, inscrite dans le
préambule même de leur foi : l’Unité de Dieu et la fraternité des hommes.
Y a-t-il encore des créateurs comme ceux que nous venons d’évoquer,
Sinan, Akbar ? Y a-t-il des hommes d’Etat capables de transformer le
visage de l’islam comme on l’a vu avec Saladin ou avec Haroun Rachid ?
Y a-t-il même des artistes, des hommes de théâtre ou des compositeurs
dont le talent est à même de provoquer l’adhésion de millions d’adeptes
ou d’amateurs ? Oui. Ils sont nombreux depuis le début de l’islam jusqu’à
nos jours à vouloir nous faire rêver, soit par le chant, soit par la musique,
ou même par la création théâtrale, le roman, le conte, la nouvelle. L’une
des figures les plus célèbres dans ce domaine reste l’Egyptienne Oum
Kalsoum, diva indiscutable du monde arabe, et cela depuis que le chant
profane et sacré s’est immiscé dans cette société. Son nom de scène
équivaut à une étoile polaire dans un ciel parfaitement étoilé. Parmi toutes
les personnalités susceptibles de représenter le monde arabe et l’islam au
XXe siècle, Oum Kalsoum s’impose d’elle-même, car elle représente
l’entrée dans une autre ère, la modernité politique et artistique, que
l’Egypte, synthèse du monde arabe et de l’islam, cultive avec ferveur.
Plus spirituelle que dogmatique, sans que l’on sache si elle a été
vraiment croyante – ses contemporains diront : « Qu’importe ! » –, Oum
Kalsoum est au croisement de deux univers complémentaires. Le premier
est celui de la musique profane égyptienne de la fin du XIXe siècle, à la fois
classique et populaire, et dont le code a été établi lors du fameux congrès
de musique arabe tenu au Caire en 1932. A cette époque encore, la
musique urbaine égyptienne était caractérisée par une débauche
d’instruments qui donnaient à l’orchestre dit classique un aspect
pléthorique, un peu pompier, et des variations langoureuses sur le thème
quasi obsessionnel de l’amour.
Le second univers est celui de la musique sacrée, dite également
sama’, littéralement « sens mystique, écoute », avec ses effusions
extatiques, ses élévations mentales et un message qui prône, comme un
leitmotiv, l’esseulement sonore et la remémoration du nom d’Allah. Oum
Kalsoum est surtout la synthèse vivante de la longue tradition musicale de
l’Egypte, du monde arabe et finalement de l’islam.
La musique arabe a pris son essor à Médine même, au temps des
califes orthodoxes, et cela jusqu’à la moitié du VIIe siècle. Après, les
grands musiciens – persans pour l’essentiel –, les auteurs de textes, des
poètes arabes et les mécènes se déplacèrent à Damas, au temps des
Omeyyades, mais c’est surtout à Bagdad que leurs successeurs allaient
trouver un climat extraordinairement porteur. Les plus grands noms de cet
art furent Ibrahim al-Mawçili (mort au début du IXe siècle) et Ibrahim al-
Mahdi (779-839), Ziryab (789-857), qui fut par le passé l’élève d’Ishaq al-
Mawçili (fils d’Ibrahim al-Mawçili, 767-850), puis son rival, avant d’être
chassé de la cour de Bagdad, une occasion pour l’émirat omeyyade de
Cordoue de le prendre à son service. C’est dans ce contexte que les styles
appelés muwachchahs et zajal sont nés, de même que la structure de la
nouba, l’équivalent d’une suite musicale pour orchestre, et finalement
toute la musique dite « arabo-andalouse », un avatar réussi de ces
métissages culturels profonds.
Pour toutes ces raisons, un culte secret et entièrement univoque fut
élevé à Oum Kalsoum de son vivant, et cela bien avant des chanteurs ou
compositeurs aussi éminents qu’Abdel Halim Hafez, Farid al-Atrache,
Ismahène ou Baligh Hamdi. Seule Oum Kalsoum réussit le miracle de
bloquer la circulation trépidante du Caire et, lorsqu’on programmait un de
ses concerts à la radio égyptienne, il aurait été vain de diffuser un discours
politique ou un prêche religieux, car personne ne l’aurait écouté.
A l’extérieur de l’Egypte, d’autres grandes personnalités ont réussi à
s’arracher à la pesanteur sociale qui a englouti tant de révolutionnaires en
chambre et d’idéalistes rêveurs ne voyant que leur propre utopie et non la
demande collective. En Tunisie, Habib Bourguiba avait fait un travail
prodigieux dans le domaine de la réforme, ne serait-ce que pour avoir mis
à l’index les surcharges qui attentaient à la religion du Prophète. En
Egypte même, il y eut bien sûr Nasser, le contemporain d’Oum Kalsoum,
dont on connaît la force d’entraînement et le charisme sur les masses
arabes. Dans de nombreux autres pays, des réformateurs se sont élevés
contre l’anomie imposée par les prédicateurs. Il faut en citer quelques-uns,
notoires mais peu populaires : Mohamed Abdouh (1849-1905) et son
mentor, Jamal ad-Din al-Afghani (mort en 1897), Mohamed Iqbal (1876-
1938) qui a fasciné un moment en raison de son influence objective sur les
créateurs de l’Etat pakistanais, mais dont l’action sera finalement limitée
dans l’espace et dans le temps ; d’autres encore, Malek Bennabi en
Algérie, Allal al-Fasi au Maroc, mais l’Empire musulman ayant depuis
longtemps cédé le pas devant l’émergence des Etats-nations, l’action de
tous ces réformateurs a été cantonnée et réduite à une zone d’influence
extrêmement limitée. Il faut dire qu’au début du XXe siècle, les
potentialités ne manquaient pas. Il y avait autant de révolutionnaires que
de partisans de la décolonisation, autant de politiques nationalistes que de
fondateurs de l’Opep et du mouvement des non-alignés : mais tous se sont
retrouvés dans la diva du Nil. Par sa voix, elle envoûtait l’Egypte tout
entière, son peuple et son élite. Et celui qui envoûtait l’Egypte des années
1950 envoûtait le monde arabe tout entier, de son ponant à son levant. Et
cela concernait aussi la campagne égyptienne dont Oum Kalsoum était
issue et à qui, symboliquement, elle redonnait une sorte de fierté.
Plus largement, Oum Kalsoum aura déterminé les codes
vestimentaires féminins, s’inventant devant un public immense quasi sous
transe. Elle peut aussi être tenue pour la véritable conceptrice de
l’orchestre arabe. Au Liban, seule Fayrouz put un moment rivaliser avec
l’idole du Nil, celle dont les seuls foulards auraient coûté des prix
faramineux si quelqu’un avait eu l’idée de les vendre aux enchères. A
l’époque, la culture avait une belle place dans le monde oriental et nul
n’éprouvait de honte à admirer une femme, à aller au concert, à payer son
obole aux baladins de l’esprit. La société musulmane n’était pas encore
corsetée : on se livrait à la joie du collectionneur comme on allait à la
prière, l’une et l’autre étaient décomplexées. L’islam était certes une
composante majeure de l’alchimie d’ensemble, mais cette composante
n’étouffait pas les aspirations des individus, il n’y avait aucune
confrontation avec le réel, aucun heurt possible avec soi-même. Il avait
encore ses Lumières, ses élites, ses théologiens. Il pouvait même espérer
une renaissance possible, un goût pour la controverse philosophique et un
investissement autrement plus stimulant pour la culture.
CONCLUSION

Icônes de lumière

Ces figures de proue ont fait rayonner l’islam, par-delà les conquêtes
autour de la Méditerranée, en Asie, en Turquie, dans les Balkans et en
Afrique. Au départ, le Prophète avait fixé l’horizon idéal de la nouvelle
religion, en traçant pour elle les limites du possible, son implantation
locale, sa dimension spirituelle. L’expansion géographique viendra par la
suite. A la mort de Mohammed, en juin 632, les califes qui le
représentaient ont cherché à transcrire dans le réel le rêve d’une religion
paisible qui aurait combattu avec succès l’hérésie polythéiste, en lui
substituant sa cosmogonie propre fondée sur le Dieu unique, celui
d’Abraham. Très vite, l’équation s’est révélée difficile à réaliser, car
l’islam ne pouvait se limiter à la seule péninsule Arabique au risque de
demeurer sans consistance, mais il ne pouvait non plus s’extraire de cet
espace exigu sans empiéter sur le domaine des autres croyances, des autres
peuples. Cette recherche lancinante du début qui visait à mettre en
conformité la puissance terrestre avec les prescriptions coraniques a été
déterminante aux yeux des califes.
Pendant un siècle, les défenseurs de la prédication armée imposeront
leur seule façon de voir. L’expansion réalisée, l’épée rangée dans son
fourreau, l’islam, stabilisé dans sa doctrine et clair sur son dogme, allait se
lancer d’autres défis. Ceux de la civilisation en particulier, en rassemblant
une armée de concepteurs, d’ingénieurs et autant de rêveurs utopistes. Les
philosophes et les théologiens spéculatifs poseront les premiers jalons,
délimitant des champs intellectuels nouveaux et s’affrontant
pacifiquement au travers de fécondes controverses. Dans ce cadre, on
assista bientôt à l’émergence de la pensée musulmane classique, articulée
autour de quatre de ses plus grands penseurs, le médecin Avicenne, le
philosophe Averroès, le sociologue Ibn Khaldoun et le théologien Al-
Ghazali.
Ainsi, ces grandes figures n’auraient pu essaimer si l’islam n’était pas
parvenu au cours de ses mille quatre cents années d’existence à se
constituer en une véritable civilisation, au sens plein du terme. Il est vrai
cependant que l’islam ne fut pas le seul facteur opérant, mais il en
constitua la matrice et l’ancrage, non pas forcément la finalité. Ainsi,
peut-on dire qu’Ibn Khaldoun est devenu sociologue parce qu’il était
musulman ? Ou encore qu’Al-Khuwarizmi, Umar al-Khayyam devinrent
mathématiciens au prétexte qu’ils étaient de bons ou – d’ailleurs – de
mauvais croyants ? On pourrait se poser la question pour le philosophe Al-
Farabi, le naturaliste Al-Qazwini, continuer à s’interroger avec Al-Biruni,
Ibn Battouta ou Al-Mawçili ? En même temps, on ne peut nier que leurs
œuvres participent pleinement de la grandeur de l’islam.

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Pour réussir dans des domaines aussi
exigeants que celui des sciences exactes ou des sciences humaines, les
grands esprits de l’islam sont amenés à quitter leurs différents pays pour
rejoindre l’Europe et l’Amérique. C’est dans ces contrées que se forge
désormais le renouveau de demain. Aucun pays arabe ou musulman n’a
pour l’heure la capacité de créer et d’entretenir une élite parmi les savants,
ni même de porter les sciences à un niveau aussi élevé qu’au temps de la
splendeur de l’islam. Pourtant, au même moment, la construction de
mosquées se poursuit partout dans le monde musulman. Et l’on doit faire
ce constat : à des milliers de lieues de son brillant passé – le souvenir de
l’âge d’or de l’islam –, la religion du Prophète a fini par perdre son
message originel pour se replier dans un conservatisme contre-productif.
Désormais, l’islam n’a pratiquement plus aucune incidence sur la
marche du monde, alors même qu’il en fut l’un des éléments constitutifs.
L’erreur des musulmans a été d’associer la gestion de ses âmes à celle de
la matière immédiate, faisant comme si le niveau matériel était le reflet
direct du monde spirituel et de ses convulsions les plus intimes. Or,
l’islam n’est pas seulement une antithèse du monde profane, ou une
réfutation de celui-ci ; c’est une religion infiniment plus noble et plus
profonde, plus complexe aussi. L’Occident, en revanche, a très vite
compris, grâce à ses réflexions emportées par le siècle des Lumières, que
le progrès humain était d’abord le fait des êtres humains et que Dieu ne
pouvait pas et ne devait pas être convoqué sur des questions déterminées
ici et maintenant. Ainsi, les pays se réclamant de l’islam ne pourront
progresser dans le domaine de la science et de la haute technologie qu’au
prix de très grands efforts, et affranchis de toute vision « extatique » de
Dieu. Les pays musulmans ne peuvent espérer égaler l’Occident que
lorsque toutes ces contradictions seront levées. La spiritualité ne peut en
aucun cas se substituer à la méthodologie strictement matérialiste qui
résulte elle-même d’une accumulation des savoirs.
En définitive, cette longue histoire des hommes et des femmes en
Islam est traversée par des continuités et des discontinuités. Les
continuités culturelles, intellectuelles et spirituelles sont souvent
discrètes. Elles relèvent, en effet, d’un processus lent et exigeant qui
demande un investissement personnel, parfois un acharnement, et une
persévérance de groupe. En revanche, les discontinuités sont bruyantes :
tel est le cas des crises, des révolutions de palais, des hérésies, des guerres
et, depuis peu, du fanatisme religieux et de la violence qui en découle. On
peut du reste se demander légitimement si les grands maîtres, sages
profanes célébrés pour leur art, qui sont d’immenses figures
charismatiques ayant pensé le monde, ont encore une place dans la
représentation que se font les jeunes musulmans d’aujourd’hui ? Et quels
sont pour ces jeunes la place et le rôle du héros, pour autant que le héros
puisse se représenter autrement que par des pixels ? Le héros, disait tel
penseur de l’Islam, est-il celui qui entraîne les nations par sa force
cosmique ou seulement un homme aux dons exceptionnels qui sait profiter
du dynamisme de son peuple, qu’il fait bénéficier de son flux vital au
moment le plus opportun ?
L’œuvre collective est encore vivace dans les textes, dans les usages,
dans les récits et dans la mythologie quotidienne à laquelle des millions de
musulmans donnent crédit, en somme, tout ce qui fascine dans la
civilisation islamique : « Qui n’a rêvé devant la svelte hardiesse des
minarets, écrit J. Janot, un missionnaire chrétien en terre d’islam, devant
le galbe harmonieux des vases ou des lampes, devant le prodigieux lacis
des décorations géométriques, devant la souplesse des calligraphies
soufiques ou maghrébines, devant les étonnantes délicatesses de la
musique arabe, si déconcertantes pour nos oreilles raidies par la gamme
diatonique ? » Et d’ajouter plus loin : « Un voyage en Orient, en Egypte,
en Espagne, en Algérie, au Maroc nous confronte soudain avec une
civilisation qui n’a pas eu sa Renaissance ni ses découvertes modernes,
mais qui témoigne d’une culture vaste et singulièrement originale dont
l’influence a profondément marqué l’Occident. »
Depuis peu, une idéologie de fermeture et de repli a contaminé la
troisième religion du Livre, à un point tel qu’elle peut à tout instant
sombrer dans la guerre de religion. Et si cette idéologie ne s’est jusqu’à
présent cantonnée qu’aux groupes les plus désespérés, c’est parce que,
précisément, ces figures de proue et leurs relais d’aujourd’hui ont joué un
rôle crucial de structuration et de stabilisation des représentations. Louées
soient les grandes figures de l’islam, véritables exemples au sens universel
du terme, ce qui montre que l’Islam est fondé sur une sagesse humaine des
plus élaborées, mais encore bien vivante. Lorsqu’un jeune musulman
choisit comme modèle référent un imam fondamentaliste ou un idéologue
haineux, il méconnaît totalement les sources d’inspiration de sa foi. Cela
signifie aussi, accessoirement, que la partie n’est jamais gagnée et qu’il
faut multiplier les occasions de ramener ce jeune à la raison. C’est
pourquoi, une fois l’équité sociale établie et lorsqu’une bibliothèque
nouvelle ouvre dans le monde arabe ou en terre d’Islam, lorsque le grand
imam de tel pays appelle à la concorde civile, lorsqu’un professeur
inaugure un enseignement sur la culture universelle ou encore qu’un érudit
traduit une œuvre de fiction étrangère dans la langue de son pays, l’Islam
retrouve sa vocation première, celle de la paix et du progrès.
Il reste au monde arabe à réussir cette mutation gigantesque :
construire non pas la cité de Dieu, mais la cité des hommes.
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