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La formation de l’identité politique, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 331, 1998.
Dictionnaire des symboles musulmans : rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel,
Spiritualités vivantes poche n o 179, 2001.
L’imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, Quadrige n o 365, 2002.
Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 436, 2002.
Le livre des séductions, suivi de Dix aphorismes sur l’amour, Paris, Payot, Petite bibliothèque
Payot n o 284, 2002.
Du désir, Paris, Rivages, Rivages-poche Petite bibliothèque n o 414, 2003.
Encyclopédie de l’amour en Islam : érotisme, beauté et sexualité dans le monde arabe, en Perse
et en Turquie, 2 volumes, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot n o 8456, 2003.
L’esprit du sérail : mythes et pratiques sexuels au Maghreb, Paris, Payot, Petite bibliothèque
Payot n o 265, 2003.
Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige Essais, débats, 2004.
L’islam et la raison : le combat des idées, Paris, Perrin, coll. tempus n o 142, 2006.
13 contes du Coran et de l’Islam, Paris, Castor poche-Flammarion, Castor poche, Contes,
légendes et récits n o 1054, 2007 et 2010.
Traité des bonnes manières et du raffinement en Orient, 2 volumes, Paris, Payot, Petite
bibliothèque Payot n os 686 et 687, 2008.
L’islam expliqué, Paris, Perrin, coll. tempus n o 254, 2009.
L’esclavage en terre d’islam : un tabou bien gardé, Paris, Pluriel, 2010.
Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Pluriel, 2011.
Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, Références n o 32257, 2011.
Coffret Le Coran et Dictionnaire encyclopédique su Coran, Paris, Le Livre de poche, La
pochothèque, 2012.
L’islam, de chair et de sang : sur l’amour, le sexe et la viande, Paris, Librio, Idées n o 1047,
2012.
Le corps en Islam, Paris, PUF, Quadrige, 2013.
Vivre ensemble : éloge de la différence, Paris, Le Livre de poche n o 32843, 2013.
Secrétaire générale de la collection :
Marguerite de Marcillac
Tous les versets du Coran de cet ouvrage proviennent de la nouvelle traduction du Coran
par Malek Chebel (Fayard, 2009).
© Perrin, 2011
et Perrin, un département d’Édi8, 2015 pour la présente édition
EAN : 978-2-262-06465-5
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre
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Copyright
3 - Hérauts de l’islam
7 - Bâtisseurs et créateurs
Icônes de lumière
Bibliographie
Un collier de perles précieuses
Mais aussi puissant soit-il, Ali ne serait pas devenu cet homme
charismatique si Fatima n’avait pas été à ses côtés. Elle est la seule
d’ailleurs qui ait donné une postérité au Prophète, à travers ses petits-fils
Hassan et Hussayn. Fatima, surnommée « Az-Zahra » (la Lumineuse, la
Resplendissante), a toujours été entourée d’une vénération sans bornes de
la part des musulmans, et plus particulièrement des chiites.
Que sa légende ait ou non atteint le mythe que les chiites ont créé
ultérieurement, il reste que Fatima est à leurs yeux leur patronne naturelle,
à la fois mère de leurs deux imams, Hassan et Hussayn, et épouse d’Ali.
Le prestige de Fatima est immense. C’est en son nom, par exemple, que
s’est fondée la dynastie des Fatimides du Caire, laquelle se réclame
directement d’Ali et de sa femme, un couple, dit la légende, prompte à
broder, qui se serait formé sur l’injonction directe de l’archange Gabriel.
Mais outre les chiites duodécimains, Fatima est vénérée aussi par les
ismaéliens et, plus largement, par tous les musulmans, à quelque doctrine
qu’ils appartiennent. Un tel personnage est donc exceptionnel. Figure de
proue au sens plein du terme, Fatima a un statut proche de celui de
« prophétesse », sans toutefois l’atteindre puisque l’islam ne connaît qu’un
seul prophète, en la personne de Mohammed.
Ainsi, la sacralité de Fatima la place aux côtés de trois autres figures
féminines puissantes, Assiya, la femme de Pharaon, Marie, mère du
Christ, et Khadidja, première épouse du Prophète. Enfin, au plan
strictement « prophétologique », Fatima aurait fait partie des gens de la
Maison (ahl al-bayt), une notion qui apparaît dans le Coran (XXXIII, 33)
et concerne Ali, sa femme Fatima, donc, et leurs deux enfants. Selon la
légende chiite, le Prophète les aurait réunis sous sa tente (ou son manteau)
pour leur manifester une estime dont personne n’avait bénéficié avant eux
ni après. Pour de nombreux exégètes, l’expression « gens de la Maison »
est d’une importance capitale, car elle justifie a posteriori le fait que la
succession du Prophète aurait dû prioritairement revenir à Ali ibn Abi
Taleb, quatrième calife, et non pas aux trois califes précédents, même s’ils
étaient « bien guidés », comme le veut la tradition. Mais nous entrons là,
déjà, dans des controverses à caractère politique et juridique évoquées plus
longuement dans un de nos livres précédents, L’Islam et la Raison, le
combat des idées, paru chez Perrin.
Au plan politique, Ali était de tous les conseils, que ce soit au sein de
la jeune communauté de Médine ou de la famille même du Prophète.
Toutefois, après l’assassinat d’Uthman, le clan des Banu Umayya,
partisans de Mou’awiya – puissant général de Syrie, et cousin direct de
Uthman –, suspecta Ali d’être directement (ou indirectement) derrière cet
acte odieux. D’autant que le nouveau calife ne mit pas beaucoup de
vigueur pour châtier les meurtriers de son prédécesseur. La contestation
fut violente, au point que les protagonistes en arrivèrent aux armes.
Outre Mou’awiya, Aïcha, l’épouse favorite du Prophète, contestait elle
aussi Ali. Et c’est sur le champ de bataille, à Basra (4 décembre 656), que
les positions occupées par les deux camps allaient se préciser, avant de
devenir de réels bastions. Selon la tradition qui a donné à ces combats le
nom de « bataille du chameau », Aïcha y dirigeait ses troupes depuis son
palanquin. Elle y fut notamment soutenue, mais en vain, par Talha (mort
en 657) et Zubayr (mort en 656), deux compagnons du Prophète et
valeureux guerriers. Après cette bataille, Aïcha fut assignée à résidence à
Médine où elle vécut recluse jusqu’à sa mort, en 678. Beaucoup
d’historiens estiment que le vrai clivage entre sunnites et chiites se
produisit à cette occasion, primum movens d’une très longue phase de
l’histoire musulmane.
Un mot pour clore ce chapitre fondateur. Il est consacré à la projection
du « bel exemple » que donnaient les femmes. Si elles ont agi sans
démériter aux côtés des quelques grandes figures essentielles au début de
l’islam, la chronique ne les a jamais cependant créditées d’un réel apport,
en particulier dans la transmission de la sagesse prophétique. Pourtant,
consciemment ou inconsciemment, les musulmanes qui investissent
désormais plus facilement les champs du politique et de l’économique, en
attendant le champ religieux et spirituel, se réclament toutes d’une figure
féminine tutélaire ancienne. La plupart des femmes chiites ont toujours en
mémoire Fatima, « la Splendide », dans ses trois statuts : fille du Prophète,
femme d’Ali et mère d’Hassan et d’Hussayn.
Dans le reste du monde musulman, c’est Khadidja ou éventuellement
Aïcha qui inspirent celles qui affrontent les domaines verrouillés des
hommes, à commencer par son secteur le plus imprenable, le monde
politique. Le constat est pourtant extrêmement positif : les faits
historiques contredisent clairement le dogme de l’incapacité juridique
féminine régulièrement brandi par ceux qui veulent les empêcher
d’atteindre les plus hauts sommets de la hiérarchie d’un pays. Ainsi,
durant les cinquante dernières années, une dizaine de personnalités
majeures ont émergé, essentiellement dans les pays musulmans d’Asie du
Sud-Est et en Turquie. Leurs noms ne sont pas toujours connus du grand
public, car leur pouvoir n’était pas régalien, hormis pour quelques-unes
d’entre elles qui n’ont de surcroît pas cherché à conserver leur fonction à
vie, mais ont ponctuellement voulu servir leur pays. En 2001, Megawati
Sukarnoputri, fille de Sukarno, le leader indonésien, a succédé à
Abdurrahman Wahid, déposé par l’armée, en vertu d’un vote à forte valeur
symbolique dans le pays le plus peuplé du monde musulman, loin devant
le Pakistan, l’Inde ou la Malaisie.
D’autres grandes dames ont été chefs de gouvernement ou en poste
dans des ministères importants : la bégum Khaleda Zia au Bangladesh en
mars 1991 ; la Turque Tansu Çiller en juin 1993 ; Benazir Bhutto au
Pakistan en octobre 1993. Enfin, depuis quelque temps, ce sont les
premières dames qui jouent un rôle éminent dans leur pays, comme en
Jordanie et au Qatar, alors qu’auparavant elles restaient dans l’ombre de
leurs époux, sans jamais se montrer ni même les accompagner dans les
voyages officiels. Beaucoup d’autres pays, Syrie, Liban, Palestine,
envoient désormais des ambassadrices dans les pays occidentaux.
Aujourd’hui, tous ces progrès sont pérennisés dans la pratique
gouvernementale de chaque pays, où il est désormais fort rare qu’un
pouvoir puisse se former sans que des femmes de qualité ne bénéficient de
portefeuilles significatifs, et pas seulement ceux qui ont trait à l’enfance et
à la famille. Enfin, le nombre de candidatures féminines à toutes les
fonctions politiques, de la municipale à la présidentielle et à des niveaux
intermédiaires, en passant par la direction des partis, la tête des entreprises
privées et publiques, et surtout les associations, est en très nette
augmentation…
3
Hérauts de l’islam
Aux XIe et XIIe siècles, les sciences irradient et inspirent toutes les
découvertes du moment ; elles sont l’argument décisif des bâtisseurs pour
convaincre leurs mécènes. Les érudits de cette époque éloignée étaient
polyglottes et xénophiles. Tous connaissaient l’astrolabe et l’utilisaient
pour leurs déplacements et nombre d’entre eux maîtrisaient les règles du
jeu des échecs qui commençait à se généraliser.
A la propension individuelle du bâtisseur fait écho une résonance
particulière de l’islam qui porte aux villes un goût immodéré. S’il y a une
particularité que l’on peut mettre à l’actif de cette religion, c’est bien la
naissance de la ville, de sa conception à son entretien, en passant par sa
construction, son fonctionnement et son embellissement. L’islam est né
d’une ville double, La Mecque d’un côté, Médine de l’autre. Il s’est
d’abord imposé dans les villes, notamment à Damas, s’est encore illustré
par les villes qu’il a construites ou reconstruites à quelques encablures de
là, Le Caire, Bagdad, Kairouan, Marrakech, Fès, Meknès, Cordoue et tant
d’autres villes andalouses, maghrébines, turques, iraniennes et indiennes.
A cette clause des villes, l’islam a ajouté une ingéniosité déterminée par la
vie en commun, le confort des familles, l’éducation, la transmission. Les
hammams et les jardins se sont développés autant que les palais, les
médersa, les hôpitaux. Cet ensemble va prévaloir dans tout l’espace
musulman, au point que les campagnes sont désertées, l’agriculture
n’ayant jamais été le fort de la religion du Prophète. Tel ne fut pas le cas
du commerce et du négoce, activités éminemment urbaines et
pourvoyeuses d’urbanisation rapide, que la tradition musulmane ne
manquera jamais de valoriser.
On peut dire de Nizam al-Mûlk (1018-1092) qu’il est l’homme d’Etat
le plus représentatif de l’Islam éclairé au temps de la dynastie seldjoukide,
et sans aucun doute l’administrateur le plus avisé, le plus puissant de toute
l’histoire musulmane. Il n’a jamais été calife ou souverain, mais
seulement grand vizir. Or, son nom et sa légende continuent à
impressionner au-delà des siècles. Du reste, qui des califes ou des
souverains abbassides qui gouvernaient en son temps avaient plus de
pouvoir que lui, plus d’influence politique, plus de rigueur ? On connaît
ses liens tumultueux avec Alp Arslan qui l’employa dès le début de son
sultanat. En 1072, lorsque Alp Arslan mourut, Nizam al-Mûlk, surnommé
le « souverain sans couronne », manœuvra adroitement pour faire élire un
jeune prince du nom de Malik Shah. Ce qui se produisit en effet, alors que
ce dernier n’avait que dix-huit ans. Pour le récompenser, Malik Shah
l’éleva au grade d’Ata-Beg, c’est-à-dire « Père-Seigneur ». Par ce geste
inconsidéré, Malik Shah venait de mettre entre les mains de Nizam al-
Mûlk tous les leviers du pouvoir, et cela jusqu’à sa mort, vingt années plus
tard, une mort violente. L’histoire de Nizam al-Mûlk n’est pas sans
rappeler celle des grands princes influents qui dans les cours européennes,
à Venise ou à Paris, complotaient pour s’emparer du pouvoir.
Au début, Nizam al-Mûlk a pratiqué une politique plutôt clairvoyante,
allant jusqu’à abolir les taxes, qui étaient selon lui contraires à l’esprit de
l’islam. Il a amélioré les routes qui menaient à La Mecque, rendant ainsi
le pèlerinage plus accessible aux croyants. Mais c’est surtout sa culture et
son intelligence qui le révélèrent comme l’un des plus grands protecteurs
des sciences et des lettres. A Bagdad même, on lui doit la création d’une
institution, la Madrassa, une sorte d’université religieuse flanquée d’une
cité universitaire avec des facilités matérielles qui permettaient aux
étudiants de poursuivre leurs recherches sans se soucier du quotidien. Le
modèle de Bagdad est suivi à Mossoul, à Nichapour, à Merw, à Balkh, à
Hérat, etc. Telle est la Nizamiyya, un nom issu de Nizam al-Mûlk. Elle
symbolise les lieux d’accès au savoir coranique et à toutes les sciences
descriptives du moment. La Nizamiyya a par ailleurs formé un grand
nombre de poètes, de littérateurs, de grammairiens et de jurisconsultes.
Parmi ses autres motifs de gloire, il faut compter l’aide et la
protection que ce grand vizir avait accordée à Umar Khayyam, le fameux
mathématicien musulman, au moment où ce dernier calculait le nouveau
calendrier que Malik Shah avait commandé et qui, depuis, est appelé « le
calendrier de Malik Shah » (Tarikh-i maliki). C’est encore lui qui
accueillit le théologien Al-Ghazali. A cette époque, Al-Ghazali entamait
une longue retraite piétiste. En 1092, Nizam al-Mûlk mourut. On sait qu’il
a été assassiné, mais la chronique palatiale ne donne aucune précision
quant aux circonstances du crime, ni sur l’identité de son commanditaire.
Certains sont allés jusqu’à conjecturer que le néo-ismaélien Hassan-i
Sabbah, le fameux Vieux de la Montagne, qui connaissait Nizam al-Mûlk,
l’avait assassiné. D’autres disent que Nizam al-Mûlk, ayant pris une trop
grande place au sein du palais, en aurait payé le prix fort et que le
souverain régnant était complice de l’assassinat, s’il ne l’avait pas
ordonné. Dans son ouvrage testament, le Traité de gouvernement, le
Siyaset-Nameh, également appelé Siyaset al-Mûlûk (La Vie des rois),
Nizam al-Mûlk a écrit : « Le prince ne doit jamais, dans sa conduite, se
laisser aller à la précipitation. Lorsqu’il apprendra une nouvelle ou qu’un
événement viendra à se produire, il devra agir avec une sage lenteur, afin
de connaître l’état réel des choses et distinguer le faux du vrai. »
Rappelons que les grands Seldjoukides ont formé, au XIe et au XIIe siècle,
une dynastie puissante qui régnait en Irak, en Iran et sur tout le territoire
de la Syrie actuelle. L’une des branches de cette dynastie, appelée
Seldjoukides de Roum, se maintiendra en Turquie jusqu’au XIIIe siècle.
Icônes de lumière
Ces figures de proue ont fait rayonner l’islam, par-delà les conquêtes
autour de la Méditerranée, en Asie, en Turquie, dans les Balkans et en
Afrique. Au départ, le Prophète avait fixé l’horizon idéal de la nouvelle
religion, en traçant pour elle les limites du possible, son implantation
locale, sa dimension spirituelle. L’expansion géographique viendra par la
suite. A la mort de Mohammed, en juin 632, les califes qui le
représentaient ont cherché à transcrire dans le réel le rêve d’une religion
paisible qui aurait combattu avec succès l’hérésie polythéiste, en lui
substituant sa cosmogonie propre fondée sur le Dieu unique, celui
d’Abraham. Très vite, l’équation s’est révélée difficile à réaliser, car
l’islam ne pouvait se limiter à la seule péninsule Arabique au risque de
demeurer sans consistance, mais il ne pouvait non plus s’extraire de cet
espace exigu sans empiéter sur le domaine des autres croyances, des autres
peuples. Cette recherche lancinante du début qui visait à mettre en
conformité la puissance terrestre avec les prescriptions coraniques a été
déterminante aux yeux des califes.
Pendant un siècle, les défenseurs de la prédication armée imposeront
leur seule façon de voir. L’expansion réalisée, l’épée rangée dans son
fourreau, l’islam, stabilisé dans sa doctrine et clair sur son dogme, allait se
lancer d’autres défis. Ceux de la civilisation en particulier, en rassemblant
une armée de concepteurs, d’ingénieurs et autant de rêveurs utopistes. Les
philosophes et les théologiens spéculatifs poseront les premiers jalons,
délimitant des champs intellectuels nouveaux et s’affrontant
pacifiquement au travers de fécondes controverses. Dans ce cadre, on
assista bientôt à l’émergence de la pensée musulmane classique, articulée
autour de quatre de ses plus grands penseurs, le médecin Avicenne, le
philosophe Averroès, le sociologue Ibn Khaldoun et le théologien Al-
Ghazali.
Ainsi, ces grandes figures n’auraient pu essaimer si l’islam n’était pas
parvenu au cours de ses mille quatre cents années d’existence à se
constituer en une véritable civilisation, au sens plein du terme. Il est vrai
cependant que l’islam ne fut pas le seul facteur opérant, mais il en
constitua la matrice et l’ancrage, non pas forcément la finalité. Ainsi,
peut-on dire qu’Ibn Khaldoun est devenu sociologue parce qu’il était
musulman ? Ou encore qu’Al-Khuwarizmi, Umar al-Khayyam devinrent
mathématiciens au prétexte qu’ils étaient de bons ou – d’ailleurs – de
mauvais croyants ? On pourrait se poser la question pour le philosophe Al-
Farabi, le naturaliste Al-Qazwini, continuer à s’interroger avec Al-Biruni,
Ibn Battouta ou Al-Mawçili ? En même temps, on ne peut nier que leurs
œuvres participent pleinement de la grandeur de l’islam.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Pour réussir dans des domaines aussi
exigeants que celui des sciences exactes ou des sciences humaines, les
grands esprits de l’islam sont amenés à quitter leurs différents pays pour
rejoindre l’Europe et l’Amérique. C’est dans ces contrées que se forge
désormais le renouveau de demain. Aucun pays arabe ou musulman n’a
pour l’heure la capacité de créer et d’entretenir une élite parmi les savants,
ni même de porter les sciences à un niveau aussi élevé qu’au temps de la
splendeur de l’islam. Pourtant, au même moment, la construction de
mosquées se poursuit partout dans le monde musulman. Et l’on doit faire
ce constat : à des milliers de lieues de son brillant passé – le souvenir de
l’âge d’or de l’islam –, la religion du Prophète a fini par perdre son
message originel pour se replier dans un conservatisme contre-productif.
Désormais, l’islam n’a pratiquement plus aucune incidence sur la
marche du monde, alors même qu’il en fut l’un des éléments constitutifs.
L’erreur des musulmans a été d’associer la gestion de ses âmes à celle de
la matière immédiate, faisant comme si le niveau matériel était le reflet
direct du monde spirituel et de ses convulsions les plus intimes. Or,
l’islam n’est pas seulement une antithèse du monde profane, ou une
réfutation de celui-ci ; c’est une religion infiniment plus noble et plus
profonde, plus complexe aussi. L’Occident, en revanche, a très vite
compris, grâce à ses réflexions emportées par le siècle des Lumières, que
le progrès humain était d’abord le fait des êtres humains et que Dieu ne
pouvait pas et ne devait pas être convoqué sur des questions déterminées
ici et maintenant. Ainsi, les pays se réclamant de l’islam ne pourront
progresser dans le domaine de la science et de la haute technologie qu’au
prix de très grands efforts, et affranchis de toute vision « extatique » de
Dieu. Les pays musulmans ne peuvent espérer égaler l’Occident que
lorsque toutes ces contradictions seront levées. La spiritualité ne peut en
aucun cas se substituer à la méthodologie strictement matérialiste qui
résulte elle-même d’une accumulation des savoirs.
En définitive, cette longue histoire des hommes et des femmes en
Islam est traversée par des continuités et des discontinuités. Les
continuités culturelles, intellectuelles et spirituelles sont souvent
discrètes. Elles relèvent, en effet, d’un processus lent et exigeant qui
demande un investissement personnel, parfois un acharnement, et une
persévérance de groupe. En revanche, les discontinuités sont bruyantes :
tel est le cas des crises, des révolutions de palais, des hérésies, des guerres
et, depuis peu, du fanatisme religieux et de la violence qui en découle. On
peut du reste se demander légitimement si les grands maîtres, sages
profanes célébrés pour leur art, qui sont d’immenses figures
charismatiques ayant pensé le monde, ont encore une place dans la
représentation que se font les jeunes musulmans d’aujourd’hui ? Et quels
sont pour ces jeunes la place et le rôle du héros, pour autant que le héros
puisse se représenter autrement que par des pixels ? Le héros, disait tel
penseur de l’Islam, est-il celui qui entraîne les nations par sa force
cosmique ou seulement un homme aux dons exceptionnels qui sait profiter
du dynamisme de son peuple, qu’il fait bénéficier de son flux vital au
moment le plus opportun ?
L’œuvre collective est encore vivace dans les textes, dans les usages,
dans les récits et dans la mythologie quotidienne à laquelle des millions de
musulmans donnent crédit, en somme, tout ce qui fascine dans la
civilisation islamique : « Qui n’a rêvé devant la svelte hardiesse des
minarets, écrit J. Janot, un missionnaire chrétien en terre d’islam, devant
le galbe harmonieux des vases ou des lampes, devant le prodigieux lacis
des décorations géométriques, devant la souplesse des calligraphies
soufiques ou maghrébines, devant les étonnantes délicatesses de la
musique arabe, si déconcertantes pour nos oreilles raidies par la gamme
diatonique ? » Et d’ajouter plus loin : « Un voyage en Orient, en Egypte,
en Espagne, en Algérie, au Maroc nous confronte soudain avec une
civilisation qui n’a pas eu sa Renaissance ni ses découvertes modernes,
mais qui témoigne d’une culture vaste et singulièrement originale dont
l’influence a profondément marqué l’Occident. »
Depuis peu, une idéologie de fermeture et de repli a contaminé la
troisième religion du Livre, à un point tel qu’elle peut à tout instant
sombrer dans la guerre de religion. Et si cette idéologie ne s’est jusqu’à
présent cantonnée qu’aux groupes les plus désespérés, c’est parce que,
précisément, ces figures de proue et leurs relais d’aujourd’hui ont joué un
rôle crucial de structuration et de stabilisation des représentations. Louées
soient les grandes figures de l’islam, véritables exemples au sens universel
du terme, ce qui montre que l’Islam est fondé sur une sagesse humaine des
plus élaborées, mais encore bien vivante. Lorsqu’un jeune musulman
choisit comme modèle référent un imam fondamentaliste ou un idéologue
haineux, il méconnaît totalement les sources d’inspiration de sa foi. Cela
signifie aussi, accessoirement, que la partie n’est jamais gagnée et qu’il
faut multiplier les occasions de ramener ce jeune à la raison. C’est
pourquoi, une fois l’équité sociale établie et lorsqu’une bibliothèque
nouvelle ouvre dans le monde arabe ou en terre d’Islam, lorsque le grand
imam de tel pays appelle à la concorde civile, lorsqu’un professeur
inaugure un enseignement sur la culture universelle ou encore qu’un érudit
traduit une œuvre de fiction étrangère dans la langue de son pays, l’Islam
retrouve sa vocation première, celle de la paix et du progrès.
Il reste au monde arabe à réussir cette mutation gigantesque :
construire non pas la cité de Dieu, mais la cité des hommes.
Bibliographie