Il se souvenait de sa première
apparition. Son charme résidait dans
sa beauté juvénile. À une époque où
les étoiles ne naissent plus dans le
ciel mais dans les cliniques de
chirurgie esthétique, elle ne
ressemblait à personne.
Elle n’était pas une star, elle était
une créature lumineuse. Elle n’avait
pas besoin de se déguiser ni de se
maquiller pour être féminine. Il
suffisait qu’elle s’exprime. C’était une
femme qui vous mettait devant
l’alternative suivante : devenir
jardinier ou voleur de roses. Vous ne
saviez pas s’il fallait en prendre soin
comme d’une fleur rare ou faire main
basse sur sa beauté avant que
d’autres ne s’emparent d’elle.
Elle a réveillé en lui une pulsion
de voleur qui se déguise en jardinier.
Elle s’ouvrait parfois, telle la fleur
du nymphéa, et avant que vous ne
tendiez la main pour cueillir son
secret, elle dissimulait sous un demi-
rire son embarras lors d’une réponse
à une question, puis se refermait.
C’était quand la part masculine de sa
nature s’éveillait qu’elle redevenait
une femme dans toute son
irrésistible séduction. Une femme
qui n’avait pas peur de la mort, mais
qui craignait la vie et ses lumières
violentes qui mettent le cœur à nu.
Il saurait plus tard qu’elle ne
s’était pas entraînée au succès, ni ne
s’y était préparée. Seule la vengeance
comptait pour elle.
L’animateur de l’émission lui a
demandé :
— Vous apparaissez toujours vêtue
de noir… Vous comptez porter le
deuil longtemps ?
— Le deuil n’est pas dans ce que
nous portons mais dans ce que nous
percevons. Il réside dans notre
regard sur les choses. Les yeux de
notre cœur peuvent être en deuil…
mais personne ne s’en aperçoit.
— Vous aviez prévu un succès
pareil, le jour où vous avez pris la
décision de monter pour la première
fois sur scène ?
— Vous croyez que, face à la mort,
une personne pense à la réussite ?
Tout ce qu’elle désire, c’est réussir à
rester en vie. J’ai tenu à participer à
la cérémonie organisée par quelques
chanteurs pour la première
commémoration de l’assassinat de
mon père. J’ai décidé d’interpréter la
chanson qui était la plus chère à son
cœur, pour défier les tueurs avec ma
voix, sans plus… Si je les avais
affrontés avec des pleurs, ç’aurait été
comme s’ils avaient réussi à me tuer
également.
— Vous n’aviez pas craint de
frayer votre chemin vers la musique
parmi les cadavres ?
— Les menaces des proches ont
modifié ma perception de la peur.
Plus que les assassins, une femme
craint une société soumise à la loi du
crime d’honneur. Il y a un terrorisme
moral qui surpasse les crimes des
terroristes.
Captivé par ses propos,
l’animateur a murmuré « oui, en
effet ».
— Figurez-vous que lorsque je suis
montée sur scène la première fois,
j’avais plus peur de mes proches que
des terroristes. Je suis fille d’une ville
au pied de l’Aurès, où on ne badine
pas avec l’honneur.
— Il est heureux que vous ayez
remporté ce round… puisque vous
êtes là, parmi nous.
— Le round ? Un round oppose un
combattant à un autre. Ce n’est pas
le cas quand on se retrouve seul sur
le ring à encaisser des coups que
chacun cherche à vous assener à tour
de rôle. Une femme exposée sur un
ring de boxe, et qui n’est pas
protégée par un homme, ni équipée
pour le combat, et qui en plus n’a pas
prévu de se munir d’une éponge
qu’elle pourrait jeter en cas de
défaite, ne peut se payer le luxe de
perdre. Et son courage ne fait
qu’exciter l’ardeur des hommes à la
vaincre. C’était cela la grande
frayeur de ma mère et c’est la raison
pour laquelle nous avons quitté
l’Algérie pour nous réfugier en Syrie,
puisqu’elle est syrienne.
— Vous pensez que vos épreuves
ont contribué à populariser vos
chansons ?
— J’ai sans aucun doute bénéficié
de la compassion du public, mais de
beaux sentiments seuls ne suffisent
pas à asseoir le succès d’un artiste. Il
y faut de la persévérance et de la
détermination. La réussite est une
autre paire de manches.
— Et l’amour ?
Elle a répondu avec pudeur :
— L’amour ne fait pas partie de
mes priorités.
— Pourtant tous les titres de votre
album sont des chansons d’amour…
Elle a répliqué en riant :
— Je chante l’amour en attendant
le bien-aimé !
— Donc vous provoquez l’amour
pour qu’il vous réponde.
— Mieux, je l’ignore pour qu’il me
remarque !
— Si je vous invitais à l’émission
du mois prochain à l’occasion de la
Saint-Valentin, vous accepteriez d’y
participer ?
— Bien sûr. Comment ne pas
accepter une invitation de l’amour !
— Parfait. Nous nous retrouverons
donc sur ce plateau dans un mois.
]]]
Après la fin de l’émission, il était
resté assis de longues minutes,
absorbé dans ses pensées.
Dans quelle langue cette femme
s’était-elle exprimée ? Comment
pouvait-elle concilier chagrin et
profondeur, être si désarmée, et
quand même paraître aussi altière ?
Même deux ans après cette
interview, il se rappelait encore
chaque mot qu’elle avait prononcé.
Sa mémoire en avait conservé les
moindres détails. Ce jour-là, il avait
regretté de n’avoir pas pensé à
enregistrer l’émission. Il avait besoin
de prendre des doses
supplémentaires de sa voix comme
quelqu’un qui se soigne pour traiter
une affection chronique. C’était sur-
le-champ, en la découvrant cette
toute première fois, qu’il avait
compris qu’il était malade. Il lui
manquait une femme de cette
trempe pour qu’il guérisse et se
déleste de tous ces artifices dont il se
servait pour compenser une vie qui
avait perdu ses attraits.
Pourquoi n’avait-il pas eu le
réflexe d’enregistrer cette émission,
rien que pour immortaliser son
apparition dans son innocence
première, avant qu’elle ne se
transforme sous son influence ? Car
il était persuadé qu’elle allait devenir
sienne.
Il avait continué à la contempler,
heureuse de recevoir des mains de
l’animateur des bouquets de roses
qui envahissaient le plateau et ravie
de l’écouter lire les messages des
admirateurs.
Elle était aussi émerveillée qu’un
papillon dans un champ de fleurs et
si délicieuse avec la fraîcheur de son
bonheur, dont s’exhalait comme un
parfum d’oranger qui avait fleuri
dans les jardins de la peur.
Il avait espéré qu’elle chante pour
voir les larmes de son âme se
répandre en musique. Il s’était senti
un lien de parenté avec ses larmes
fières.
Un désir irrésistible de la voir,
d’avoir la chance de la rencontrer,
l’avait pris par surprise. Il avait senti
qu’elle lui avait offert ce qu’il lui
manquait pour revivre : la passion. Il
avait éteint le poste et s’était mis à
bourrer sa pipe en pensant aux filets
à tendre pour la capturer.
Il voulait tenir entre ses mains
cette étoile fugitive.
]]]
Il a communiqué à sa secrétaire
française la date et l’adresse du
récital, en précisant, contrairement à
son habitude, comme pour justifier
ses ordres :
— Je suis invité à un récital auquel
je ne pourrai pas assister. Envoyez
un bouquet à cette adresse et
chargez quelqu’un de filmer
l’événement.
Le voilà en train de se comporter
comme un prédateur rassemblant
toutes les informations possibles sur
sa victime.
Et si c’était lui, la victime d’un
amour entier et dévastateur ?
Ce qui lui importait, c’était
l’instant où elle recevrait son
bouquet et se mettrait à sa recherche
d’un regard qui parcourrait
l’assistance, s’imaginant l’avoir
vaincu et obligé de brûler les règles
du jeu.
Cela le divertissait de contempler
les femmes dans le flottement de
leurs indécisions et la naïveté de leur
comportement face aux signaux
mensongers de l’amour !
]]]
Le lendemain, en attendant
l’avion qui devait la ramener à
Beyrouth, elle a eu amplement le
temps de revoir tous ces détails
tragiques et de se désoler une fois de
plus du fait qu’en 2001, les
téléphones portables n’avaient pas
encore été commercialisés en
Algérie, et que son frère n’avait pas
eu d’autre choix que de recourir à
une cabine publique. Comment
aurait-il pu se douter qu’il allait
composer le numéro de la mort ?
Les larmes qu’elle avait retenues la
veille se sont mises à couler. Les
nuages amoncelés cherchaient une
excuse pour crever. Le succès parfois
pouvait aboutir à la mélancolie, mais
c’était surtout la perte, la perte de
tous ses hommes qui était en cause
en ce moment, y compris cet homme
qui lui avait offert une joie
trompeuse et qui avait disparu dans
ce même aéroport où il lui avait
donné rendez-vous, une semaine
auparavant.
Jusqu’au dernier instant, elle avait
espéré un appel de sa part. C’était
seulement maintenant qu’elle avait
fini par croire son cœur qui lui
chuchotait qu’elle n’allait plus le
revoir et que son destin était de ne
jamais être heureuse.
Son bonheur a toujours été
éphémère, comme les ailes des
papillons. Chaque fois qu’elle
essayait d’attraper leurs couleurs,
son émerveillement se dissipait en
poussière entre les doigts.
DEUXIÈME
MOUVEMENT
« De quelles étoiles
sommes-nous tombés
pour nous
rencontrer ? »
Nietzsche à Lou Andreas-Salomé,
à leur première rencontre
Quelques semaines après son retour
de Paris, elle a reçu une invitation
pour donner un récital au Caire. Elle
s’est mise à négocier avec sa mère
pour obtenir la permission de
voyager en Égypte, comme si elle
négociait avec elle le sort du Moyen-
Orient. En Égypte, elle n’avait pas de
proches comme à Paris, et la mère
s’inquiétait du milieu où sa fille allait
se retrouver.
En réalité, sa mère ne voulait pas
qu’elle chante. Elle ne voyait que des
dangers autour de sa fille. Si elle
avait pu, elle l’aurait gardée à la
maison. Elle la voyait comme une
gazelle que tous guettaient pour lui
dérober son musc. Tandis que sa fille
pensait qu’une gazelle enfermée à la
maison n’était plus qu’une poule
mouillée. Une gazelle est née pour
gambader dans les prairies, non pour
se cacher, apeurée. La peur de la
mort est une mort qui peut se
prolonger tout le long de la vie.
Voilà des mois qu’elle étudiait la
musique, et elle pensait être en
mesure maintenant d’affronter le
plus sévère des publics : le public
égyptien. Quelle grande aventure, si
elle acceptait de donner un récital
au Caire !
Pour rassurer sa mère et dissiper
ses appréhensions, elle lui a proposé
de venir avec elle. Et, comme elle s’y
attendait, sa mère a décliné
l’invitation, ajoutant d’un ton
bougon :
— Ce voyage en Égypte avec son
milieu d’artistes ne me rassure pas
du tout. Et je ne veux pas d’argent de
tes fêtes, je préfère manger une
galette de fromage dans la dignité !
Comme à l’accoutumée, elle a dû
assurer sa défense :
— Notre dignité est protégée,
maman. Et tu sais que je ne gagne
pas beaucoup avec ces concerts. En
plus, celui-ci a un but caritatif. Il
s’agit de récolter une somme
d’argent pour construire un centre
médical dédié aux enfants atteints
du cancer.
Avec ces paroles, elle a remporté
l’approbation de sa mère. Elle
pourrait ainsi voyager munie de sa
bénédiction, d’autant plus que Najlâa
s’était proposé de l’accompagner.
Le vol était court et elle n’avait pas
encore visité Le Caire. Elle voulait
profiter de cette superbe occasion
car elle s’attendait à plein de
surprises.
En dépit de ce remue-ménage
émotionnel, quand elle est rentrée à
Damas, Najlâa a poussé un cri
admiratif en la revoyant :
— Qu’est-ce que tu as fait pour
être à ce point radieuse ?
Elle a ri, elle a juré, elle a affirmé :
— Je te jure, rien, rien du tout !
— Et à part ton boulot
d’infirmière, tu t’es occupée à quoi
pendant ces dix jours ?
— Je suppose que tu veux dire
« pendant trois jours ». Tu sais,
l’amour s’amène toujours en retard !
Le voici donc.
Enfin lui. Heureux, amical comme
jamais.
On aurait dit que dans l’extase de
sa réjouissance, il semblait ne pas
croire à la réalité de sa présence
dans sa maison. Il avait oublié de la
prendre entre ses bras, il la
contemplait plutôt, et elle, elle
contemplait l’appartement, dans
l’élégance de son ameublement
allégé, choisi avec un goût
contemporain raffiné. Tout baignait
dans la transparence d’un
magnifique verre épais, les tables
comme les étagères se tenaient sur
des colonnes de verre à la base
dorée. Même les sièges couleur
d’ivoire n’étaient pas surchargés
d’ornements. C’était l’art de l’espace.
Rien ne bloquait la vue, et les tapis
semblaient être des tableaux soyeux
aux couleurs douces étalés sur le sol.
Tout différait de la maison qu’elle
a laissée derrière elle à Damas, et
encore plus de la maison où elle
avait vécu en Algérie, avec son salon
doré, ses cadres de tableaux dorés et
ses tables dorées. La vraie richesse
n’a pas besoin d’exhiber son or. Elle
ne cherche à éblouir personne. C’est
pourquoi seuls les gens riches savent
d’un regard estimer la valeur des
choses qui n’ont pas d’éclat.
— Venez, je vais vous montrer le
paysage.
Elle l’a suivi jusqu’à la terrasse. Il a
ouvert le store de la fenêtre. La vue
donnait sur une voie arpentée par
quelques voitures, et bordée sur un
côté par un bois avec un lac en son
milieu.
— Vous vous rendez compte, j’ai
été chanceux ! C’est très rare de voir
des appartements pareils mis en
vente. De cette hauteur, je bénéficie
d’une vue prenante. Les habitants de
ces beaux quartiers ne proposent pas
très souvent leurs propriétés aux
acheteurs. Ils en héritent. L’habileté,
c’est de les séduire avec une offre qui
dépasse la valeur sentimentale de
leur patrimoine.
Elle ne s’est pas enquise du prix
qu’il avait payé pour acquérir
l’appartement, ni de l’histoire de ses
propriétaires… Seule son histoire
comptait pour elle, dans une maison
dont elle souhaitait que les murs et
le toit veillent sur sa vie et ses rêves.
Elle a murmuré en français alors
qu’elle contemplait le paysage :
— Mon Dieu, comme c’est beau !
— Je suis heureux qu’il vous plaise.
Vous êtes la première à le visiter.
Même ma femme n’est pas au
courant.
Elle a été surprise par sa
confession. Elle était aux anges,
c’était comme s’il lui avait dit qu’elle
comptait plus que sa femme.
Il a poursuivi en lui indiquant une
autre direction :
— Il y a une entrée de service pour
les domestiques.
Tout lui faisait croire qu’elle était
devenue la maîtresse de maison, et
lui, le guide immobilier qui
l’accompagnait dans cette visite des
lieux.
— Il y a quatre chambres à
coucher avec leurs salles de bain.
Mais il ne lui en a montré que la
première, où il avait posé sa valise.
Elle a compris que c’était sa
chambre, celle qu’il lui avait
réservée.
Il n’en a pas franchi le seuil. Elle a
trouvé cette attitude très galante.
Il est revenu sur ses pas et a
traversé le couloir. En lui montrant
la cuisine puis en ouvrant le frigo, il
lui a demandé :
— Vous devez avoir faim ! Ou bien
vous préférez boire ? Il y a plein de
choses légères.
Le frigo avait deux portes, et tout à
l’intérieur était bien rangé et
appétissant comme dans une pub à
la télé.
Elle ne parvenait pas encore à
réaliser tout ce qui lui arrivait, ni
l’idée de sa présence dans sa maison
et dans sa cuisine, debout près de lui.
Ce qu’elle désirait, en réalité,
c’était anéantir cette maudite
distance qui la séparait de lui depuis
des mois.
Elle a répondu :
— Merci, mais pas maintenant… Je
n’ai pas faim, à moins que vous ne
m’ayez attendue pour déjeuner.
Il a dit en refermant le frigo :
— Je vous ai attendue pour
revivre…
Un silence soudain s’est abattu
entre eux. Elle était paralysée par le
désir d’un élan fiévreux, comme s’il
l’avait embrassée avec cette phrase.
Tous deux sont restés figés sur place.
À un mètre l’un de l’autre. À cette
distance, a commencé à se répandre
la langueur d’un baiser qui ne s’était
pas encore manifesté. Il s’est
approché d’elle et a englouti ses
lèvres… puis il lui a laissé le feu de
son baiser et il s’est éloigné.
Maintenant, il essayait de la
conquérir dans un lit. Tel un volcan
qui vient de se réveiller, ses baisers
se répandaient en lave sur sa
féminité. Il l’avait toujours vue
comme une gerbe de paille prête à
prendre feu à son brasier.
Il voulait enflammer cette femme
aux rêves candides. Peut-être
tomberait-il ivre mort sans avoir à la
boire d’une traite. Il voulait
s’emparer de tous ses charmes. Il
souhaitait qu’elle l’oublie dans son
lit pour plus d’une nuit, comme
quelqu’un qu’on oublie dans un
magasin de jouets, une nuit de fête.
Son refus excitait son envie.
C’était un négociateur tenace, il
allait réclamer chaque parcelle de
son être jusqu’à ce qu’elle se rende à
lui. Il avait usé avec elle d’une
patience infinie et s’il ne la cueillait
pas cette nuit, quelqu’un d’autre que
lui récolterait ses fruits, un autre
homme que lui attiserait son feu.
Pourtant, qui mieux que lui savait
animer du souffle les braises des
belles juvéniles, sans faiblir pour que
la petite flamme ne meure pas et
sans brusquer pour qu’elle ne se
transforme pas en feu ravageur ?
Hélas, la bouteille vide avait
épuisé toute sa patience de chasseur
et son habileté à décider du moment
de l’assaut.
Le poète n’a-t-il pas écrit :
« Il fonce tête baissée et sa proie
lui échappe. / Il l’aurait attrapée s’il
avait su calmer ses ardeurs. »
Lui, il n’a pas su se tempérer. Et
voici que le corps de son amante
récupère tout à coup sa mémoire
tribale et que les hommes de sa tribu
reprennent leur ronde, au moment
où il s’imaginait qu’ils avaient
abandonné les lieux.