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GILLES PLANTE

B.A. C.C.L. LL.L M.A. PH.D.

« LA LIBERTÉ DES UNS

S’ARRÊTE LÀ OÙ COMMENCE

CELLE DES AUTRES »

CENTRE D’ÉTUDES EN HUMANITÉS CLASSIQUES

« J’APPELLE CLASSIQUE CE QUI EST SAIN. » (GŒTHE)

SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE PARALLÈLE INC. (2014)


ISBN : 978-2-921344-36-4
GILLES PLANTE
B.A. C.C.L. LL.L M.A. PH.D.

« LA LIBERTÉ DES UNS

S’ARRÊTE LÀ OÙ COMMENCE

CELLE DES AUTRES »

CENTRE D’ÉTUDES EN HUMANITÉS CLASSIQUES

« J’APPELLE CLASSIQUE CE QUI EST SAIN. » (GŒTHE)

SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE PARALLÈLE INC.


ISBN : 978-2-921344-36-4
L’image des couvertures est de FLIXYA : KIWI_ORANGE_SOCKS-2061021.JPG
http://www.flixya.com/photo/2061021/Abstract-Colors-Blue-Swipe-Freedom

Éditeur : Société scientifique parallèle Inc.


4010 rue Cormier
Notre-Dame-du-Mont-Carmel
Québec

ISBN: 978-2-921344-36-4

Dépôt légal

Bibliothèque nationale du Québec


Bibliothèque nationale du Canada
2e trimestre 2014

© Gilles Plante, 21 juin 2014


350, De la terrasse
Saint-Étienne-des-Grès, Québec
Canada G0X 2P0
AVANT-PROPOS

Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être.
(Johann Wolfgang von Gœthe)

Cher lecteur,

Le domaine des humanités se caractérise de cu-


rieuse façon par rapport aux autres domaines
d’étude. Chez ces derniers, on prétend que les solu-
tions viennent finalement à bout des problèmes.

Dans le domaine des humanités, ce sont les problèmes qui, semble-


t-il, viennent à bout des solutions offertes, de temps à autre, par l'un
ou l'autre des auteurs, d'où des controverses, sinon interminables, du
moins non encore terminées à ce jour, peut-être parce que ces sujets
sont inépuisables, plus souvent parce que l’étude de ces sujets n’est
pas toujours conduites avec la rigueur qu’exige la sagesse qu’on dit
aimer : la philosophie.

Dans cette étude, je m'intéresse à l'expression : « La liberté des uns


s’arrête là où commence celle des autres. » Elle est si souvent em-
ployée dans les conversations qu’il est rare de rencontrer quelqu’un
qui, parmi nous, ne se l’est pas fait servir un jour ou l’autre, soit cette
forme soit sous l’une de ses variantes. Pourtant, ce proverbe, i.e. cette
locution censée exprimer une recommandation de sagesse, présente
plusieurs difficultés, à tel point que Johann Wolfgang von Gœthe écri-
vit : « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être. »

Dans les pages qui suivent, je conduis l’exploration d’une difficulté. Je


me concentre sur l’expression « là où », tout en examinant celles qui
gravitent autour d’elle. Cette exploration est faite à la lumière d’une
école de sagesse qui naquit dans l’Antiquité grecque, avec Aristote, et
fut ensuite relayée par les aristotéliciens, comme Thomas d’Aquin au

1
XIIIe siècle et Jean Poinsot au XVIIe siècle, pour nous parvenir aujour-
d’hui. 1

Selon cette école de sagesse, l’expression : « La liberté des uns s’ar-
rête là où commence celle des autres. » ne «  vaut comme philoso-
phie », i.e. comme sagesse savante, que si « elle est démonstrative-
ment vraie » ; autrement, elle ne vaut que comme sagesse non sa-
vante, disons « populaire ». 2

Lecteur, à toi de juger si l’exercice de dialectique que tu t’apprêtes à


lire t’en convainc !

Saint-Étienne-des-Grès, 21 juin 2014


—∞—

1 Les textes grecs sont pris du site : http://www.remacle.org, créé par Philippe Re-
macle, décédé le 11 mars 2011, dont l'œuvre est poursuivie par Anne-Sophie et
Jean-François Remacle. Les textes latins sont pris du site :
http://www.corpusthomisticum.org/iopera.html, créé par le professeur Enrique
Alarcón, et soutenu par l'université de Navarre. Les traductions françaises sont pri-
ses du site : http://docteurangelique.free.fr, créé par le professeur Arnaud Dumouch.
Ces sites sont tous répertoriés au site créé par Guy-François Delaporte :
http://www.thomas-d-aquin.com/Pages/LiensRessources/LiensMenuCadre.html.
Certains autres sites sont parfois utilisés, et cités. Nous employons aussi le Diction-
naire grec-français de Émile Pessonneaux, Paris, 1953, Librairie classique Eugène
Belin ; et le Dictionnaire illustré latin-français de Félix Gaffiot, Paris, 1934, Librairie
Hachette, http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php
2 Jacques et Raïsa Maritain, Œuvres complètes Volume XVI (1900-1973), Éditions
universitaires Fribourg Suisse et Éditions Saint-Paul Paris, 1999, p. 54
2
CHAPITRE I: UN PROVERBE BIEN CONNU

L’opinion selon laquelle : « La liberté des uns s’arrête là où commence


celle des autres. » 3 est bien connue. Elle est très souvent employée
dans les conversations, à tel point qu’elle est devenue un proverbe,
i.e. une locution censée exprimer une recommandation de sagesse.
Qu’en est-il ?

De quelle sorte de sagesse s’agit-il ? Une sagesse savante, dont on


peut dire qu’elle est démonstrativement vraie, ou une sagesse non sa-
vante, disons populaire, dont on peut dire qu’elle est une opinion lar-
gement répandue ?

Dans ce proverbe, substituons le nom « la liberté » au pronom « cel-


le », et reformulons-le comme suit :

(P1) : « La liberté des uns s’arrête là où commence la liber-


té des autres. »

Dans P1, l’opposition « des uns - des autres » est exprimée au pluriel.
Or, elle peut tout aussi bien être exprimée au singulier : « de l’un - de
l’autre ». Les noms « singulier » et «pluriel » renvoient ici à une notion
grammaticale familière : le nombre des noms.

Aujourd’hui, dans un monde dominé par la techno-science, le nom


« nombre » est surtout associé aux mathématiques. Pourtant, bien an-
térieurement aux notions de mathématiques, la grammaire enseigna le
nombre des noms que sont : le singulier et le pluriel. Or, cet ensei-
gnement de la grammaire s’appuie sur une expérience fort commune,
celle de l’être. C’est pourquoi la philosophie s’emploie depuis long-

3 Proverbe inspiré par le livre De la liberté, de John Stuart Mill : Classiques des
sciences sociales, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mij.del2
3
temps à l’examen de l’opposition unité-pluralité : « Il y a plusieurs
nuances d'opposition entre l'unité et la pluralité. » 4

Par exemple, à propos du mot « pluralité », le Centre National de


Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) écrit : « 1. Fait d'être plu-
sieurs ; 2. Grand nombre, multitude » 5. Alors, dans l'expression « une
(1) pluralité », comment le « fait d'être plusieurs », au point de faire
«  grand nombre », peut-il être compatible avec « une (1) » ? C’est,
pour le moins, paradoxal.

Le nom « nombre » vient du latin « numerus », où « nu » est la parti-


cule négative signifiant « non », alors que « merus » signifie «  seul,
unique ». Le nom « nombre » signifie littéralement : « non unique ».
Ce qui fait nombre est non unique parce que plus d’un s’y trouvent im-
pliqués. Dans la mesure même où la locution « de l’un - de l’autre » en
implique plus d’un, donc un « non unique », il s’ensuit que l’expression
« de l’un - de l’autre » suffit à exprimer l’opposition unité-pluralité qui
nous occupe ici, puisque plus qu’un commence avec deux.

Dans P1, qui est visé par les mots « uns » et «autres » dans « des
uns- des autres » ? Un être humain, un humain, un homme. Il s’ensuit
que P1 se transforme en P2, et ce, sans modification apportée au
sens de la phrase, comme suit :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

L’opposition contenue dans « de l’un - de l’autre », transformée en


« d’un homme - d’un autre homme », exprime une altérité entre « un -

4Métaphysique d’Aristote, traduite par J. Barthélémy Saint-Hilaire, Tome troisième,


Paris, 1879, Librairie Germer-Baillière et Cie,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque10.htm
5Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
http://www.cnrtl.fr/definition/pluralit%C3%A9
4
un autre », et ce, malgré que le même mot « homme » leur soit appo-
sé : « un homme - un autre homme ». Malgré que cet homme désigné
par « un homme » soit autre que cet autre homme désigné par « un
autre homme », l’un et l’autre sont désignés par le même mot
« homme », d’une part, et aussi par le même mot « un », d’autre part :
« un homme - un autre homme ».

Il s’ensuit que le mot « un » est porteur de deux significations.

a) La première porte sur l’unité numérique « un (1) homme », unité


numérique qui est séparée d’une autre unité numérique exprimée
dans « un (1) autre homme ». Remarquons qu’une seule et
même notion, celle de « unité numérique », sert à désigner deux
unités numériques, donc plus qu’une, alors que l’unité de la no-
tion n’est pas affectée. Nous y revenons plus bas.

b) La seconde porte la signification d’une altérité, celle que n’ex-


prime expressément que « un (1) autre homme », et ce, malgré
que, dans « un (1) homme », il est clair que cet homme est bien
autre que cet homme visé par «  un (1) autre homme  », et ce,
malgré que le mot « autre » mis en italique à la ligne précédente
ne soit pas expressément exprimé dans « un (1) homme ».

Il s’ensuit encore que cette séparation de deux unités numériques n’af-


fecte pas l’unité de la ressemblance entre les deux ressemblants
jouissant chacun de l’unité numérique, ressemblance que désigne le
même mot «  homme » qui leur est apposé. Bref, l’unité de l’espèce
« homme » n’est pas affectée par la séparation des deux unités numé-
riques : bien qu’il y ait deux (2) hommes, chacun (chaque 1) de ces
deux (2) hommes est homme selon une même espèce. Par ailleurs,
malgré que l’espèce homme soit une et qu’elle soit prédicable de ces

5
deux unités numériques, cette unité de l’espèce est impuissante à ré-
duire les deux unités numériques à une seule unité numérique. 6

Les locutions « un (1) homme », d’une part, et «  un (1) autre hom-


me », d’autre part, étant ainsi entendues, comment les entendre dans
l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme. » ?

Autrement dit, la manière d’entendre les locutions « un (1) homme »,


d’une part, et «  un (1) autre homme », d’autre part, affecte-t-elle la
manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté »
dans P3 ? Si oui, comment ?

D’où deux questions nous viennent à l’esprit :

Question 1 : La manière d’entendre les locutions « un (1) homme »,


d’une part, et «  un (1) autre homme », d’autre part, affecte-t-elle la
manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté » ?

Question 2 : Si oui, comment la manière d’entendre les locutions « un


(1) homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, af-
fecte-t-elle la manière d’entendre les deux occurrences de la locution
« la liberté » ?
—∞—

6 Aristote, Topiques, traduction française de Yvan Pelletier :[103a06] En premier de


tout, on doit définir, à propos de la même [chose], de combien de manière cela se
dit. Or cela tiendrait lieu d'endoxe [opinion] qu'à le prendre sommairement, on divise
de trois manières le fait d'[être] la même [chose]; de fait, nous avons coutume d'attri-
buer numériquement, spécifiquement ou génériquement d'[être] la même [chose].
Numériquement, c'est à ce pour quoi il y a des noms divers alors que la chose [si-
gnifiée] est [103a10] unique, par exemple une pelisse et un manteau. Spécifique-
ment, par ailleurs, c'est tout ce qui, pour divers que ce soit, demeure indifférent
quant à son espèce, comme: un homme [est la même chose] qu'un homme, un che-
val qu'un cheval; en effet, tout ce qui est de nature à se retrouver sous la même es-
pèce est dit la même [chose] spécifiquement. Semblablement encore, la même
[chose], génériquement, c'est tout ce qui se retrouve sous le même genre; par
exemple : un cheval [est la même chose] qu'un homme.
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/topiques.htm#VII
6
CHAPITRE II : DIT D’UN SUJET — EST DANS UN SUJET

Nous désirons répondre à deux questions :

Question 1 : La manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et «  un (1) autre homme », d’autre
part, affecte-t-elle la manière d’entendre les deux occurren-
ces de la locution « la liberté » dans l’opposition qu’expri-
me : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1)
autre homme. » ?

Question 2 : Si oui, comment la manière d’entendre les lo-


cutions « un (1) homme », d’une part, et «  un (1) autre
homme », d’autre part, affecte-t-elle la manière d’entendre
les deux occurrences de la locution « la liberté » dans l’op-
position qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. » ?

P3 est extraite de P2 :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

Pour répondre adéquatement à ces deux questions, il importe de con-


naître la distinction qui s’impose entre dit d’un sujet et être dans un
sujet :

Parmi les êtres, les uns sont affirmés d’un sujet, tout en
n’étant dans aucun sujet : par exemple, homme est affirmé
d’un sujet, savoir d’un certain homme, mais il n’est dans
aucun sujet.

D’autres sont dans un sujet, mais ne sont affirmés d’aucun


sujet (par dans un sujet, j’entends ce qui, ne se trouvant
pas dans un sujet comme sa partie, ne peut être séparé de
ce en quoi il est) : par exemple, une certaine science
grammaticale existe dans un sujet, savoir dans l’âme, mais
7
elle n’est affirmée d’aucun sujet ; et une certaine blancheur
existe dans un sujet, savoir dans le corps (car toute couleur
est dans un corps), et pourtant elle n’est affirmée d’aucun
sujet.

D’autres êtres sont à la fois affirmés d’un sujet et dans un


sujet : par exemple, la Science est dans un sujet, savoir
dans l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la gram-
maire.

D’autres êtres enfin ne sont ni dans un sujet, ni affirmés


d’un sujet, par exemple cet homme, ce cheval, car aucun
être de cette nature n’est dans un sujet, ni affirmé d’un su-
jet.

Et, absolument parlant, les individus et ce qui est numéri-


quement un ne sont jamais affirmés d’un sujet ; pour cer-
tains toutefois rien n’empêche qu’ils ne soient dans un su-
jet, car une certaine science grammaticale est dans un sujet
[mais n’est affirmée d’aucun sujet].7

Pourquoi importe-t-il de connaître la distinction qui s’impose entre dit


d’un sujet et être dans un sujet ?

D’abord, parce que la distinction qui s’impose entre dit d’un sujet et
être dans un sujet est indispensable pour saisir que, en ce qui con-
cerne l’unité numérique exprimée par « d’un (1) homme - d’un (1) au-
tre homme », « les individus et ce qui est numériquement un ne sont
jamais affirmés d’un sujet », bien que, « pour certains toutefois rien
n’empêche qu’ils ne soient dans un sujet ». 8

7 Aristote, Catégories, 1a 20 - 1b 9, nouvelle traduction pour Internet par soeur Pas-


cale Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction an-
glaise de E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr
8 En logique aristotélicienne, seul un prédicat universel peut être dit d’un sujet,
même si ce sujet est singulier, et ce, parce que tout prédicat doit être de rang supé-
rieur dans la hiérarchie des universels constituant un prédicament : v.g. Pierre est
homme.
8
Ensuite, parce que la distinction qui s’impose entre dit d’un sujet et
être dans un sujet est indispensable pour situer « liberté » et « hom-
me » dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme
- la liberté d’un (1) autre homme », et ce, en faisant abstraction de tout
ce qui concerne l’unité numérique exprimée dans « d’un (1) homme -
d’un (1) autre homme ».

La locution « être dans un sujet » prend ici une acception précise :


« par dans un sujet, j’entends ce qui, ne se trouvant pas dans un sujet
comme sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi il est », écrit Aris-
tote. Et, plus loin, il ajoute encore une précision : « Ne soyons donc
pas troublés du fait que les parties des substances sont dans le tout
comme dans un sujet, avec la crainte de nous trouver alors dans la
nécessité d’admettre que ces parties ne sont pas des substances.
Quand nous avons dit que les choses sont dans un sujet, nous
n’avons pas entendu par là que c’est à la façon dont les parties sont
contenues dans le tout. » 9

En ce qui concerne « homme », Aristote écrit : « Parmi les êtres, les


uns sont [dits] d’un sujet, tout en n’étant dans aucun sujet : par exem-
ple, homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme, mais il
n’est dans aucun sujet. » En est-il ainsi dans P3 ? Il est clair qu’il
«  n’est dans aucun sujet ». S’il en était autrement, homme serait dit
d’un sujet distinct de lui-même.

Dans P3, qu’en est-il de « liberté », ici dit à propos de l’homme dans
« la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre homme », et ce,
en faisant abstraction de tout ce qui concerne l’unité numérique ex-
primée par « d’un (1) homme - d’un (1) autre homme » ?

9 Aristote, Catégories, 3a 28, nouvelle traduction pour Internet par soeur Pascale
Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction anglaise de
E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr
9
La liberté est-elle :
a) « ce qui, ne se trouvant pas dans un sujet [ici l’homme] comme
sa partie, ne peut être séparé de ce en quoi [elle] est », ou
b) ce qui, se trouvant (...) dans un sujet [ici l’homme] comme sa par-
tie», est « dans le tout comme dans un sujet », et ce, « à la façon
dont les parties sont contenues dans le tout » pertinent ?

La réponse d’Aristote est que la liberté ne peut être séparée du sujet


en quoi elle est, soit un sujet dit homme, mais qu’elle ne se trouve pas
dans ce sujet dit homme « comme sa partie ». Il s’ensuit que la liberté
est « à la fois affirmés d’un sujet et dans un sujet », comme l’est la
science dans : « la Science est dans un sujet, savoir dans l’âme, et
elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire ».

À propos de l’opposition contenue dans P3 : « la liberté d’un (1)


homme - la liberté d’un (1) autre homme », notre tâche consiste
d’abord en un examen de la conséquence suivante :

a ) si « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain


homme, mais [qu’]il n’est dans aucun sujet », bien que ce
sujet soit un tout avec des parties « à la façon dont les par-
ties sont contenues dans le tout » ;

b) et si liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un


sujet », comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir
dans l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la gram-
maire » ;

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un


sujet », comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans
l’âme, [elle-même partie du tout dit homme, et ce, « à la fa-
çon dont les parties sont contenues dans le tout »], et elle
est aussi affirmée d’un sujet, la [faculté de choix réfléchi] ».

10
Et, elle consiste ensuite à établir si, compte tenu du paragraphe pré-
cédent, la manière d’entendre les locutions « un (1) homme », d’une
part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte ou n’affecte pas
la manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté »
dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. »

Pour ce faire, il convient de rappeler que la catégorie — selon le nom


qu’Aristote donne aux attributs univoques de l’être — n’est autre que
ce que les latins ont nommé «  prédicament  » (prædicamentum), où
apparaît nettement le mot « prédicat », qui est joint au suffixe « ment »
venant lui-même du verbe « memini » (avoir à l’esprit).

Dans son traité intitulé « Catégories », Aristote divise son exposé en


quinze chapitres. Les trois premiers ( 1 à 3 ) traitent de ce que l’École
aristotélicienne a reçu comme étant la doctrine des antéprédicaments :
les antéprédicaments exposent les conditions requises au discerne-
ment, à la constitution et à la coordination des divers prédicaments.
Les six derniers ( 10 à 15 ) traitent de ce que la même École a reçu
comme étant la doctrine des postprédicaments : les postprédicaments
exposent les modes d’opposition qui suivent des divers prédicaments.
Les autres chapitres exposent chacun des dix prédicaments.

La doctrine des antéprédicaments, prédicaments et postprédicaments


détermine le tissu argumentatif d’un syllogisme, tissu qui aussi détermi-
né par les propriétés logiques des propositions. On distingue le prédi-
cament dit « logique », tel qu’exposé au traité d’Aristote intitulé « Ca-
tégories », et le prédicament dit « métaphysique », tel que notamment
exposé aux livres V et surtout X du traité d’Aristote intitulé « Métaphy-
sique  ». Ainsi, dans la démonstration, on aura les principes dits
« communs » et les principes dits « propres » dont Aristote parle à la
ligne 76a 36 du traité intitulé Seconds analytiques :

11
Parmi les principes dont on se sert dans les sciences dé-
monstratives, les uns sont propres à chaque science, et les
autres communs  : mais c’est une communauté d’analogie,
étant donné que leur usage est limité au genre tombant
sous la science en question. 10

Le prédicament dit « métaphysique » est pris du point de vue de l’être


dont l’essence de la quiddité est distincte de son acte d’être, bref de
l’être dit « fini », parce que définissable en termes de genre et de diffé-
rence. Chacun des dix modes de l’être dit « fini » est un prédicament
dit « métaphysique »: substance, quantité, qualité, action, passion, re-
lation, où, quand, position, avoir.

Par exemple, la substance tire son nom « substance » de ce que son


opération propre consiste à soutenir (sub-stare) dans l’être les neuf
autres, dits «  accident de la substance ». C’est ainsi que le prédica-
ment « substance » est dit d’un sujet sans pouvoir être dans un sujet
puisqu’il est le prédicament qui soutient dans l’être les neuf autres, à
titre de sujet de ces neuf autres. Par contre, les neuf autres sont dits
d’un sujet et sont dans un sujet puisqu’ils sont soutenus par le prédi-
cament « substance », qui est leur sujet.

Le prédicament dit « logique » est pris du point de vue du discours


portant sur les modes de l’être dit « fini » ; il articule l’ordonnance (or-
dre de rangement) des genres et des différences affectant ces modes
pour constituer des espèces bien formées : le chapitre 3 du traité inti-
tulé « Catégories » en expose le cœur.

Les deux questions que nous avons formulées plus haut à propos de
l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme » concernent :

10Aristote, Les Seconds Analytiques, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-
Dominique Nau, selon la version grecque, la traduction Vrin et celle de G. R. G.
Mure, Edition http://docteurangelique.free.fr
12
• le discernement du prédicament pertinent à « homme » et le dis-
cernement du prédicament pertinent à « liberté », d’une part, ce
qui formera la matière du chapitre III,
• et le discernement du ou des postprédicaments pertinents à l’op-
position qu’exprime P3, d’autre part, ce qui formera la matière du
chapitre IV.

On distingue quatre antéprédicaments :


1. la distinction entre : univoque, équivoque, analogue, dénomi-
nation (intrinsèque ou extrinsèque) ;
2. la distinction entre : complexe (plusieurs essences dans la
quiddité : homme blanc), incomplexe (une seule essence dans
la quiddité : homme) ;
3. la distinction entre : être dit d’un sujet, être dans un sujet ;
4. la distinction des genres par leurs différences, pour concevoir
des espèces.

Pour être dans un prédicament, un être doit être : réel, fini, uni-
voque, incomplexe, et complet (former un tout).

On distingue quatre postprédicaments :


1. la notion d’opposition : de contradiction, de privation, de con-
trariété, de relatifs ;
2. la notion de priorité : de temps, de nature, de conséquence, de
dignité, d’ordre ;
3. la notion de simultanéité : de temps, de nature, de consé-
quence, de dignité, d’ordre ;
4. la notion d’avoir : par inhérence, par contenance, par posses-
sion, par relation, par juxtaposition.

—∞—

13
CHAPITRE III : DISCERNEMENT DE PRÉDICAMENTS

Nous désirons résoudre le problème de discernement qui obstrue no-


tre recherche d’une réponse à deux questions :

Question 1 : La manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et «  un (1) autre homme », d’autre
part, affecte-t-elle la manière d’entendre les deux occurren-
ces de la locution « la liberté » dans l’opposition qu’expri-
me : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1)
autre homme. » ?

Question 2 : Si oui, comment la manière d’entendre les lo-


cutions « un (1) homme », d’une part, et «  un (1) autre
homme », d’autre part, affecte-t-elle la manière d’entendre
les deux occurrences de la locution « la liberté » dans l’op-
position qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. » ?

Pour savoir si la manière d’entendre les locutions « un (1) homme »,


d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte ou n’affecte
pas la manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la li-
berté » dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1)
homme - la liberté d’un (1) autre homme », il s’impose de bien saisir
ce qu’est le prédicament « homme » et ce qu’est le prédicament « li-
berté », d’une part, et de bien saisir l’opposition qui les situent l’un par
rapport à l’autre, ce qui revient à les situer selon le ou les postprédi-
caments pertinents.

C’est ce que nous avions déjà annoncé comme étant à établir, en


écrivant que, à propos de P3 : « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme », nous avions pour tâche d’examiner la consé-
quence suivante :

15
a ) si « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme,
mais [qu’]il n’est dans aucun sujet », bien que ce sujet soit un
tout avec des parties « à la façon dont les parties sont contenues
dans le tout » ;

b) et si liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir dans l’âme,
et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire » ;

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans l’âme, [elle-
même partie du tout dit homme, et ce, « à la façon dont les par-
ties sont contenues dans le tout »], et elle est aussi affirmée d’un
sujet, la [faculté de choix réfléchi] » ;

pour ensuite à établir si la manière d’entendre les locutions « un


(1) homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part,
affecte ou n’affecte pas la manière d’entendre les deux occurren-
ces de la locution « la liberté » dans l’opposition qu’exprime :
(P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre
homme. »

D’où le plan suivant pour la suite du chapitre III :

Section 1 : Le prédicament « homme »

Section 2 : Le prédicament « liberté »

16
SECTION I: LE PRÉDICAMENT « HOMME »

«Homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme, mais il n’est
dans aucun sujet », bien que le dit sujet, qui est substance, est un tout
avec des parties « à la façon dont les parties sont contenues dans le
tout » pertinent, avons-nous écrit plus haut.

Nous avons aussi écrit que le prédicament dit «  métaphysique »


nomme chacun des dix modes de l’être dit « fini »: substance, quanti-
té, qualité, action, passion, relation, où, quand, position, avoir.

L’expression « mode de l’être » renvoie à la distinction qui s’impose


entre dit d’un sujet et être dans un sujet. Nous avons vu que ce qui se
dit d’un sujet peut soit ne pas être dans un sujet soit être dans un su-
jet.

Par exemple, considérons l’expression « sapin vert ». Le prédicat


« sapin » se dit d’un sujet, de tout sapin, mais il n’est pas dans un su-
jet : on dit alors que le mode d’être du sapin est celui d’avoir l’être en
soi, et non d’avoir l’être dans un autre. Par contre, le prédicat « vert »
se dit d’un sujet, de tout sapin vert, et il est dans un sujet, ici nommé
« sapin » : on dit alors que le mode d’être de vert est celui d’avoir l’être
dans un autre, et non d’avoir l’être en soi. 11

Parmi les dix modes de l’être dit « fini », les prédicaments dits « méta-
physiques », seule la substance a celui d’avoir l’être en soi. Tous les
autres ont celui d’avoir l’être dans un autre.

11 Dans l’expression « vert foncé », le prédicat « foncé » est dit avoir l’être dans un
autre, ici « vert » qui est dit avoir l’être en soi. Dans « sapin vert foncé », « foncé »
est dit avoir l’être dans un autre, ici « vert » qui est dit avoir l’être en soi du point de
vue de « foncé », mais qui est dit avoir l’être dans un autre du point de vue de « sa-
pin ». Et ce, du point de vue du prédicament dit « logique » seulement.
17
Le prédicament dit « logique » qui concerne le prédicament dit « mé-
taphysique » de substance a été étudié par Porphyre de Tyr (234-305
A.D.), un philosophe devenu célèbre pour son arbre de Porphyre.
Alain Mille nous en offre cette présentation 12 :

Genre suprême SUBSTANCE

Différence matérielle immatérielle

Genre subordonné CORPS ESPRIT

Différence animé inanimé

Genre subordonné ÊTRE VIVANT MINÉRAL

Différence sensible insensible

Genre proche ANIMAL PLANTE

Différence rationnel irrationnel

Espèce HUMAIN BÊTE

ARBRE DE PORPHYRE

Les règles selon lesquelles l’arbre de Porphyre est construit ont été
écrites par Aristote en ces termes :

Quand une chose est attribuée à une autre comme à son


sujet, tout ce qui est affirmé du prédicat devra être aussi
affirmé du sujet : par exemple, homme est attribué à
l’homme individuel, et, d’autre part, animal est attribué à
homme ; donc à l’homme individuel on devra aussi attribuer
animal, car l’homme individuel est à la fois homme et ani-
mal.

Si les genres sont différents et non subordonnés les uns


aux autres, leurs différences seront elles-mêmes autres
spécifiquement. Soit animal et science ; pédestre et bipède,

12 http://liris.cnrs.fr/amille/enseignements/DEA-ECD/ontologies/notion_ontologie.htm
18
ailé et aquatique sont des différences de animal. Or aucune
de ces différences n’est une différence pour science, car
une science ne se différencie pas d’une science par le fait
d’être bipède.

Par contre, dans les genres subordonnés les uns aux au-
tres, rien n’empêche que leurs différences soient les mê-
mes, car les genres plus élevés sont prédicats des genres
moins élevés, de sorte que toutes les différences du prédi-
cat seront aussi des différences du sujet. 13

À la dernière ligne de la table fournie par Alain Mille, nous lisons :


«  Espèce : Humain ». Aux deux lignes qui précèdent, nous lisons
«  Genre proche : Animal », soit le genre pertinent à l’espèce «  hom-
me  » (humain), et « Différence : rationnel », soit la différence perti-
nente à l’espèce « homme » (humain).

À la dernière ligne de la table fournie par Alain Mille, nous lisons aus-
si  : « Espèce : Bête  ». Aux deux lignes qui précèdent, nous lisons
« Genre proche : Animal », soit le genre pertinent à l’espèce « bête »,
et « Différence : irrationnel », soit la différence pertinente à l’espèce
« bête ».

La ligne oblique reliant « Humain, rationnel, Animal, sensible, Vivant,


animé, Corps, matériel, Substance » est une représentation graphique
de la règle :

Dans les genres subordonnés les uns aux autres, rien


n’empêche que leurs différences soient les mêmes, car les
genres plus élevés sont prédicats des genres moins élevés,
de sorte que toutes les différences du prédicat seront aussi
des différences du sujet.

13 Aristote, Catégories, 1b 10 - 24, nouvelle traduction pour Internet par soeur Pas-
cale Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction an-
glaise de E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr
19
De l’homme, dont on dit qu’il est « animal rationnel » (sa définition par
ses parties dites métaphysiques), non seulement on peut, mais on doit
aussi dire qu’il est : « vivant », «  corps », « substance », parce que
ces «  genres plus élevés sont prédicats des genres moins élevés »,
d’une part, et que « toutes les différences du prédicat seront aussi des
différences du sujet », sujet dont homme est dit, d’autre part.

De plus, de l’homme, dont on dit qu’il est « animal rationnel » (sa défi-
nition par ses parties dites métaphysiques), et dont on doit aussi dire
qu’il est : « vivant », « corps », « substance », parce que ces « genres
plus élevés sont prédicats des genres moins élevés », ces genres plus
élevés sont autant de parties du tout essentiel « animal rationnel », et
ce, « à la façon dont les parties sont contenues dans le tout ».

Évidemment, il s’impose de prendre garde « à la façon dont les parties


sont contenues dans le tout », ce qui fonde la distinction entre : le tout
logique (l’universel prédicable), le tout physique (parties : matière,
forme), le tout métaphysique (parties : genre, différence), le tout inté-
gral (parties : parties intégrantes), le tout potestatif (parties : puissan-
ces actives).

Ainsi, de l’homme, dont on dit qu’il est « animal rationnel » (sa défini-
tion par ses parties dites métaphysiques : genre, différence), non seu-
lement on peut, mais on doit dire qu’une partie de lui est corps ( en
grec, σῶμα ). Qu’est-ce qu’un σῶμα pour Aristote, un philosophe qui
s’exprime en grec ?

À la ligne 1052a 15 de son traité intitulé Métaphysique, Aristote écrit :

§ 1. Τὸ ἓν ὅτι μὲν λέγεται πολλαχῶς, ἐν τοῖς περὶ τοῦ


ποσαχῶς διῃρημένοις εἴρηται πρότερον· πλεοναχῶς δὲ
λεγομένου οἱ συγκεφαλαιούμενοι τρόποι εἰσὶ τέτταρες
τῶν πρώτων καὶ καθ' αὑτὰ λεγομένων ἓν ἀλλὰ μὴ κατὰ
συμβεβηκός.

20
§ 2. Τό τε γὰρ συνεχὲς ἢ ἁπλῶς ἢ μάλιστά γε [20] τὸ
φύσει καὶ μὴ ἁφῇ μηδὲ δεσμῷ καὶ τούτων μᾶλλον ἓν
καὶ πρότερον οὗ ἀδιαιρετωτέρα ἡ κίνησις καὶ μᾶλλον
ἁπλῆ̓· ἔτι τοιοῦτον καὶ μᾶλλον τὸ ὅλον καὶ ἔχον τινὰ
μορφὴν καὶ εἶδος, μάλιστα δ' εἴ τι φύσει τοιοῦτον καὶ
μὴ βίᾳ, ὥσπερ ὅσα κόλλῃ ἢ γόμφῳ ἢ συνδέσμῳ, ἀλλὰ
ἔχει ἐν αὑτῷ τὸ [25] αἴτιον αὐτῷ τοῦ συνεχὲς εἶναι.

§ 3. Τοιοῦτον δὲ τῷ μίαν τὴν κίνησιν εἶναι καὶ


ἀδιαίρετον τόπῳ καὶ χρόνῳ, ὥστε φανερόν, εἴ τι φύσει
κινήσεως ἀρχὴν ἔχει τῆς πρώτης τὴν πρώτην, οἷον
λέγω φορᾶς κυκλοφορίαν, ὅτι τοῦτο πρῶτον μέγεθος
ἕν.14

Jean Tricot en propose cette traduction française :

L’Un [τὸ ἓν] se prend en plusieurs sens : nous l’avons ex-


posé précédemment dans le livre des différentes acceptions
[livre V]. Mais ces modes nombreux se peuvent ramener, en
somme, sous quatre chefs principaux, qui embrassent tout
ce qui est dit un primordialement et en soi [τέτταρες τῶν
πρώτων καὶ καθ' αὑτὰ λεγομένων ἓν], et non par acci-
dent [ἀλλὰ μὴ κατὰ συμβεβηκός]. — Il y a d’abord le con-
tinu [συνεχὲς], soit en général [ἢ ἁπλῶς], soit, surtout, le
continu naturel [ἢ μάλιστά γε τὸ φύσει], et qui ne résulte
pas d’un contact, ni d’un lien extérieur. Et, parmi les êtres
continus, celui-là a plus d’unité et est antérieur, dont le
mouvement est plus indivisible et plus simple
[ἀδιαιρετωτέρα ἡ κίνησις καὶ μᾶλλον ἁπλῆ]. — Il y a en-
core unité, et même plus d’unité, dans ce qui est un tout [τὸ
ὅλον] et qui a une configuration et une forme [ἔχον τινὰ
μορφὴν καὶ εἶδος], surtout si le tout est tel naturellement
[εἴ τι φύσει] et n’est pas, ce qui est joint par la colle, par un
clou, par un lien, le résultat de la contrainte ; autrement dit,
si le tout porte en lui-même la cause de sa propre continuité
[τὸ αἴτιον αὐτῷ τοῦ συνεχὲς εἶναι] : et une chose est
telle parce que son mouvement est un et indivisible dans le

14Métaphysique d’Aristote, traduite par J. Barthélémy Saint-Hilaire, Tome troisième,


Paris, 1879, Librairie Germer-Baillière et Cie,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque10gr.htm#13
21
lieu et dans le temps [τὴν κίνησιν εἶναι καὶ ἀδιαίρετον
τόπῳ καὶ χρόνῳ]. Il en résulte manifestement que s’il
existe une chose possédant par nature un principe de mou-
vement du premier genre et premier dans ce premier genre,
à savoir la translation circulaire, cette chose est la première
de toutes les grandeurs qui sont unes. 15

Examinons l’image ci-après, qui reproduit une expérience fort com-


mune, celle que nous avons du corps humain. 16

Nous y discernons un «  continu naturel, (...) qui ne résulte pas d’un


contact, ni d’un lien extérieur ». Il y a là « unité, [et ce,] dans ce qui est
un tout et qui a une configuration et une forme ». Dès lors, « le tout
porte en lui-même la cause de sa propre continuité », et l’un des noms
de cette cause est : σῶμα ( en français, corps) Et cette « chose [qu’est
le corps] est telle parce que son mouvement est un et indivisible dans
le lieu et dans le temps », ce qui va prendre de l’importance pour notre
propos comme nous allons bientôt le voir.

15Aristote, La Métaphysique, Tome II, nouvelle édition entièrement refondue, avec


commentaire par J. Tricot, Paris, 1981, Librairie philosophique J. Vrin
16 Cette image provient de :
http://talent.paperblog.fr/2772547/dessiner-ou-peindre-le-corps-humain-elements-d-a
natomie-partie-n-1/
22
Pour le moment, concentrons-nous sur la notion de « continu natu-
rel », et, pour ce, allons lire ce qu’écrit Aristote à propos du tout à la
ligne 1023b 25 du traité intitulé La Métaphysique :

§ 1 Ὅλον λέγεται οὗ τε μηθὲν ἄπεστι μέρος ἐξ ὧν


λέγεται ὅλον φύσει, καὶ τὸ περιέχον τὰ περιεχόμενα
ὥστε ἕν τι εἶναι ἐκεῖνα· τοῦτο δὲ διχῶς· § 2  ἢ γὰρ ὡς
ἕκαστον ἓν ἢ ὡς ἐκ τούτων τὸ ἕν. Τὸ μὲν γὰρ καθόλου,
καὶ τὸ ὅλως λεγόμενον [30] ὡς ὅλον τι ὄν, οὕτως ἐστὶ
καθόλου ὡς πολλὰ περιέχον τῷ κατηγορεῖσθαι καθ'
ἑκάστου καὶ ἓν ἅπαντα εἶναι ὡς ἕκαστον, οἷον
ἄνθρωπον ἵππον θεόν, διότι ἅπαντα ζῷα· § 3 τὸ δὲ
συνεχὲς καὶ πεπερασμένον, ὅταν ἕν τι ἐκ πλειόνων ᾖ,
ἐνυπαρχόντων μάλιστα μὲν δυνάμει, εἰ δὲ μή,
ἐνεργείᾳ. Τούτων δ' αὐτῶν μᾶλλον τὰ φύσει ἢ τέχνῃ
τοιαῦτα, ὥσπερ καὶ ἐπὶ τοῦ ἑνὸς ἐλέγομεν, ὡς οὔσης
τῆς ὁλότητος ἑνότητός τινος.

§ 4. [1024a] Ἔτι τοῦ ποσοῦ ἔχοντος δὲ ἀρχὴν καὶ μέσον


καὶ ἔσχατον, ὅσων μὲν μὴ ποιεῖ ἡ θέσις διαφοράν, πᾶν
λέγεται, ὅσων δὲ ποιεῖ, ὅλον. § 5. Ὅσα δὲ ἄμφω
ἐνδέχεται, καὶ ὅλα καὶ πάντα· ἔστι δὲ ταῦτα ὅσων ἡ μὲν
φύσις ἡ αὐτὴ μένει τῇ μεταθέσει, ἡ [5] δὲ μορφὴ οὔ,
οἷον κηρὸς καὶ ἱμάτιον· καὶ γὰρ ὅλον καὶ πᾶν λέγεται·
ἔχει γὰρ ἄμφω. § 6. Ὕδωρ δὲ καὶ ὅσα ὑγρὰ καὶ ἀριθμὸς
πᾶν μὲν λέγεται, ὅλος δ' ἀριθμὸς καὶ ὅλον ὕδωρ οὐ
λέγεται, ἂν μὴ μεταφορᾷ. § 7. Πάντα δὲ λέγεται ἐφ' οἷς
τὸ πᾶν ὡς ἐφ' ἑνί, ἐπὶ τούτοις τὸ πάντα ὡς ἐπὶ
διῃρημένοις· [10] πᾶς οὗτος ὁ ἀριθμός, πᾶσαι αὗται αἱ
μονάδες. 17

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Le mot Tout se dit d’une chose à laquelle il ne manque au-


cune des parties qui la constituent dans sa totalité naturel-
le ; et aussi du contenant, qui enveloppe les choses conte-

17 Métaphysique d’Aristote, traduite par J. Barthélémy Saint-Hilaire, Tome troisième,


Paris, 1879, Librairie Germer-Baillière et Cie,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphysique5fr.htm#XXVI
23
nues, de telle sorte que ces choses forment une certaine
unité.

Ceci encore peut s’entendre de deux manières  : ou bien


chacune des choses contenues est une unité individuelle  ;
ou bien l’unité ne résulte que de l’ensemble de ces choses.
Ainsi, l’universel, et en général ce qui est exprimé comme
formant un tout, est universel, en ce sens qu’il renferme
plusieurs termes à chacun desquels il peut être attribué, et
que tous ces termes n’en sont pas moins chacun une unité
individuelle  : par exemple, un homme, un cheval, un dieu,
parce qu’on peut dire de tous qu’ils sont des êtres animés.

Dans le second sens, le mot Tout s’applique au continu et


au fini, quand l’unité résulte de plusieurs parties intégrantes
qui existent tout au moins en puissance dans le continu,
lorsqu’elles n’y sont pas absolument réelles. Et ici, cette
nuance du mot Tout se trouve bien plutôt dans les choses
que crée la nature que dans les produits de l’art. Déjà, nous
l’avons fait remarquer plus haut à propos de l’Un, quand
nous avons dit que la totalité d’une chose est une sorte
d’unité.

En un autre sens, comme la quantité a un commencement,


un milieu et une fin, on emploie le mot Tout au sens numé-
rique là où la position des parties, que les choses peuvent
avoir, ne fait aucune différence ; mais on le prend au sens
de Totalité là où la position fait une différence.

Dans les cas où ces deux conditions à la fois sont possi-


bles, on applique aux choses le mot Tout pris, soit numéri-
quement, soit dans le sens de totalité. Les deux nuances du
mot Tout sont possibles toutes les fois que le déplacement
ne change rien à la nature de la chose qui reste la même,
et qui ne change que de forme, comme il arrive pour de la
cire, ou pour un vêtement. On peut dire également de ces
choses Tout, soit au sens numérique, soit au sens de Totali-
té ; car elles ont ces deux caractères.

Mais en parlant de l’eau, des liquides ou du nombre, on


emploie le mot Tout au sens numérique ; mais on ne dit pas

24
Tout le nombre, Toute l’eau, dans le sens de totalité, si ce
n’est par métaphore.

On dit Tous au pluriel numériquement, quand il s’agit d’ob-


jets auxquels le mot Tout peut s’appliquer au singulier, pour
qu’ils forment une unité ; et le mot Tout s’y applique, parce
qu’on les considère comme des objets séparés. Par exem-
ple, Tout ce nombre, Toutes ces unités.18

Arrêtons-nous d’abord à ce passage : « Ce qui est exprimé comme


formant un tout est universel, en ce sens qu’il renferme plusieurs ter-
mes à chacun desquels il peut être attribué, et que tous ces termes
n’en sont pas moins chacun une unité individuelle  : par exemple, un
homme, un cheval, un dieu, parce qu’on peut dire de tous qu’ils sont
des êtres animés »

Nous retrouvons ici un développement que nous avons fait dès le dé-
but à propos de P2 : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence
la liberté d’un autre homme. » L’opposition contenue dans « d’un
homme - d’un autre homme », exprime une altérité entre « un - un au-
tre », et ce, malgré que le même mot « homme » leur soit apposé.

Il s’ensuit que la première occurrence du mot « un » est porteuse de


deux significations :

a) La première porte sur l’unité numérique « un (1) homme »,


unité numérique qui est séparée d’une autre unité numérique ex-
primée dans « un (1) autre homme ». C’est ainsi qu’une seule et
même notion universelle, celle de « unité numérique », sert à dé-
signer deux unités numériques, donc plus qu’une, alors que l’uni-
té de la notion n’est pas affectée.

18Aristote, La Métaphysique, Nouvelle édition pour Internet par Pascale-Dominique


Nau, à partir de la version grecque, de la traduction Vrin et la traduction de Voilquin
(Gallimard), Donostia - San Sebastián, 2008, http://docteurangelique.free.fr
25
b) La seconde porte la signification d’une altérité, celle que n’ex-
prime expressément que « un (1) autre homme », et ce, malgré
que, dans « un (1) homme », il est entendu que cet homme est
bien autre que cet homme visé par «  un (1) autre homme  », et
ce, malgré que le « autre » ici mis en italique ne soit pas expres-
sément exprimé dans « un (1) homme ».

Il s’ensuit encore que cette séparation de deux unités numériques n’af-


fecte pas l’unité de la ressemblance entre ces deux ressemblants
jouissant chacun de l’unité numérique, ressemblance que désigne le
même mot « homme » qui leur est apposé.

Arrêtons-nous ensuite à cet autre passage : « Le mot Tout se dit d’une


chose à laquelle il ne manque aucune des parties qui la constituent
dans sa totalité naturelle  ; et aussi du contenant, qui enveloppe les
choses contenues, de telle sorte que ces choses forment une certaine
unité. »

L’image ci-contre 19 nous présente


les organes internes du corps hu-
main. Il est certain que « le mot Tout
se dit d’une [telle] chose [qu’est un
corps humain ainsi considéré] à la-
quelle il ne manque aucune des par-
ties [organiques] qui la constituent
dans sa totalité naturelle ; et aussi du contenant, qui enveloppe les
choses contenues, de telle sorte que ces choses forment une certaine
unité ». Et, il est évident que le « contenant » que représente l’image
précédente complète bien notre représentation de la « totalité natu-
relle » pertinente.

19 http://okux.org/les-organes-du-corps-humain/
26
Arrêtons-nous enfin à cet autre passage, qui complète le précédent :
« Le mot Tout s’applique au continu et au fini, quand l’unité résulte de
plusieurs parties intégrantes qui existent tout au moins en puissance
dans le continu, lorsqu’elles n’y sont pas absolument réelles [pas en-
core développées en acte]. Et ici, cette nuance du mot Tout se trouve
bien plutôt dans les choses que crée la nature que dans les produits
de l’art. »

« Le mot Tout s’applique au continu et au fini, quand l’unité résulte de


plusieurs parties intégrantes » de telle façon qu’il « ne manque aucune
des parties qui [le] constituent dans sa totalité naturelle », si bien que
ce « continu et fini » se présente comme un tout intégral accompli.

C’est ainsi que, dans l’opposition « d’un homme - d’un autre homme »,
on trouve un (1) homme et un (1) autre homme constitués chacun
comme un tout intégral, mais un tout intégral distinct du tout dit univer-
sel « en ce sens qu’il renferme plusieurs termes à chacun desquels il
peut être attribué, et que tous ces termes n’en sont pas moins chacun
une unité individuelle ». Et c’est là ce qu’est un σῶμα pour Aristote :
un tout intégral.

Venons-en à cette « chose [qu’est le corps et qui] est telle [i.e. un «


tout (qui) porte en lui-même la cause de sa propre continuité », et ce,]
parce que son mouvement est un et indivisible dans le lieu et dans le
temps ».

Lorsqu’il commente ce passage écrit par Aristote, Thomas d’Aquin


s’exprime en ces termes :

Deinde cum dicit « tale vero » ostendit rationem unitatis in


istis duobus modis; dicens, quod aliquid est tale et conti-
nuum et unum, eo quod motus eius est et unus et indivisibi-
lis, loco et tempore. Loco quidem, quia versus quamcum-

27
que partem loci movetur una pars continui et alia. Tempore
vero, quia quando movetur una, et alia. 20

John P. Rowan en propose la traduction anglaise suivante :

1927. And a thing is such [3] : Then he clarifies the meaning


of unity contained in these two senses of the term one. He
says that a thing is such, i.e., continuous and one, because
its motion is one and indivisible both as to place and to
time; as to place, because whithersoever one part of a con-
tinuous thing is moved another part is also moved; and as
to time, because when one part is moved an other is also
moved. 21

Ce développement nous introduit au problème du lieu. Qu’est-ce que


le τόπος (lieu) pour Aristote ? Qu’est-ce que le κίνησις κατὰ τόπον
(mouvement local : φορά, translation, transport) pour Aristote ?

Notre traduction du texte latin écrit par Thomas d’Aquin se présente


ainsi :

Ensuite, lorsqu’il dit tale vero, il montre la notion commune


de l’Un [rationem unitatis] en ces deux modes : en disant
qu’une chose [aliquid] est telle [tale] qu’un continu fini [con-
tinuum et unum], parce que [eo quod] son mouvement [mo-
tus ejus] est et un et indivisible [est et unus et indivisibilis],
selon le lieu et le temps [loco et tempore]. Selon le lieu [loco
quidem], parce que [quia], vers quelle partie d’un lieu [ver-
sus quamcumque partem loci] qu’est mue une partie d’un
continu [movetur una pars continui], une autre l’est [et alia].
Selon le temps [tempore vero], parce que [quia] lorsque
l’une est mue [quando movetur una], une autre l’est [et alia].

20Thomae de Aquino, Sententia Libri Metaphysicae, lib. 10 l. 1 n. 8,


http://www.corpusthomisticum.org/cmp10.html#83498
21Commentaire du Livre des Métaphysiques d’Aristote (1268-1272) ,Traduction de
John P. Rowan, 1961, U.S.A. Dumb Ox Books, http://docteurangelique.free.fr
28
Si Jeannot Lapin se déplace du point A au point B, son oreille gauche
se déplace aussi du point A au point B, de même que son oreille
droite, sa patte avant gauche, etc. 22 Bien sûr, cette assertion nous
semble être d’une banalité accomplie. Mais, elle revêt une importance
majeure pour qui-
conque s’intéresse
à la philosophie de
la nature.

Ainsi, dans quel traité Aristote aborde-t-il ces questions ? J. Barthélé-


my Saint-Hilaire, qui le nomme « Leçons de Physique », nous met en
garde comme suit :

Simplicius nous apprend, dans la préface de son commen-


taire, que ce titre n'était pas le seul qui fût donné à l'ou-
vrage d'Aristote. Selon Adraste, dont Simplicius cite le livre
sur l'Ordre des œuvres d'Aristote, on intitulait la Physique
de différentes manières. Tantôt on l'appelait : Des princi-
pes  ; tantôt : Leçons de Physique. Parfois encore ou em-
ployait des titres particuliers pour les livres divers. Les cinq
premiers réunis étaient intitulés : des Principes ; les trois
derniers : Du Mouvement. Ces deux derniers titres sont
presque les seuls qui soient cités par Aristote lui-même ;
par exemple, dans le Traité du ciel, livre I, chapitre 5, édit.
de Berlin, page 272, a, 30 ; ibid. ch. 6, édit. de Berlin, p.
274, a, 21 ; id. livre III, ch. 1, édit. de Berlin, p. 299, a, 40.
Aristote parle aussi très souvent dans la Métaphysique de
son Traité sur la nature. J'ai préféré le titre de Leçons de
Physique à tous les autres, afin de conserver le souvenir de
la tradition, au moins en partie, puisqu'en général cet ou-
vrage est connu sous le nom de Physique d'Aristote Le titre
le plus convenable est celui que donnent quelques manus-

22 L’image est prise de :


http://www.alyon.org/InfosTechniques/biomedical/biologie/animale/sauts_animaliers.
html
29
crits : Des Principes de la nature ; mais ce titre, que Pacius
recommande avec raison, n'a pas prévalu. 23

En quoi le titre qui intitule un ouvrage sans titre, dirons-nous dans les
pages qui suivent, importe-t-il ? Quel est l’intérêt d’une telle enquête
sur le titre d’un ouvrage périmé ?

En effet, aujourd’hui, il existe toute une littérature qui nous raconte


que, depuis Galilée, une nouvelle physique a rendu obsolète la physi-
que d’Aristote. Or, dès le second chapitre du Livre I de l’ouvrage où
Aristote aborde les questions du τόπος (lieu) et du κίνησις κατὰ
τόπον (mouvement local : φορά, translation, transport), un ouvrage
contenant huit livres, à la ligne 184b 15, il écrit :

§ 1. Ἀνάγκη δ' ἤτοι μίαν εἶναι τὴν ἀρχὴν ἢ πλείους, καὶ


εἰ μίαν, ἤτοι ἀκίνητον, ὥς φησι Παρμενίδης καὶ
Μέλισσος, ἢ κινουμένην, ὥσπερ οἱ φυσικοί, οἱ μὲν ἀέρα
φάσκοντες εἶναι οἱ δ' ὕδωρ τὴν πρώτην ἀρχήν· εἰ δὲ
πλείους, ἢ πεπερασμένας ἢ ἀπείρους, καὶ εἰ
πεπερασμένας πλείους δὲ μιᾶς, ἢ δύο ἢ τρεῖς ἢ
τέτταρας ἢ ἄλλον τινὰ ἀριθμόν, καὶ εἰ ἀπείρους, ἢ
οὕτως ὥσπερ Δημόκριτος, τὸ γένος ἕν, σχήματι δὲ
<διαφερούσας>, ἢ εἴδει διαφερούσας ἢ καὶ ἐναντίας.

§ 2. Ὁμοίως δὲ ζητοῦσι καὶ οἱ τὰ ὄντα ζητοῦντες πόσα·


ἐξ ὧν γὰρ τὰ ὄντα ἐστὶ πρώτων, ζητοῦσι ταῦτα πότερον
ἓν ἢ πολλά, καὶ εἰ πολλά, πεπερασμένα ἢ ἄπειρα, ὥστε
τὴν ἀρχὴν καὶ τὸ στοιχεῖον ζητοῦσι πότερον ἓν ἢ
πολλά.

§ 3. Τὸ μὲν οὖν εἰ ἓν καὶ ἀκίνητον τὸ ὂν σκοπεῖν οὐ περὶ


φύσεώς ἐστι σκοπεῖν· ὥσπερ γὰρ καὶ τῷ γεωμέτρῃ
οὐκέτι λόγος ἔστι πρὸς τὸν ἀνελόντα τὰς ἀρχάς, ἀλλ'
ἤτοι ἑτέρας ἐπιστήμης ἢ πασῶν κοινῆς, οὕτως οὐδὲ τῷ

23 Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature, traduit en


français par J. Barthélémy Saint-Hilaire, Tome I, Paris, 1862, Librairie philosophique
de Lagrange, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys1.htm ; nous
sommes l’auteur de la mise en italique de certains caractères.
30
περὶ ἀρχῶν· οὐ γὰρ ἔτι ἀρχὴ ἔστιν, εἰ ἓν μόνον καὶ
οὕτως ἓν ἔστιν. Ἡ γὰρ ἀρχὴ τινὸς ἢ τινῶν.

§ 4. Ὅμοιον δὴ τὸ σκοπεῖν εἰ οὕτως ἓν καὶ πρὸς ἄλλην


θέσιν ὁποιανοῦν διαλέγεσθαι τῶν λόγου ἕνεκα
λεγομένων (οἷον τὴν Ἡρακλείτειον, ἢ εἴ τις φαίη
ἄνθρωπον ἕνα τὸ ὂν εἶναι),

§ 5. ἢ λύειν λόγον ἐριστικόν, ὅπερ ἀμφότεροι μὲν


ἔχουσιν οἱ λόγοι, καὶ ὁ Μελίσσου καὶ ὁ Παρμενίδου· καὶ
γὰρ ψευδῆ λαμβάνουσι καὶ ἀσυλλόγιστοί εἰσιν· μᾶλλον
δ' ὁ Μελίσσου φορτικὸς καὶ οὐκ ἔχων ἀπορίαν, ἀλλ'
ἑνὸς ἀτόπου δοθέντος τὰ ἄλλα συμβαίνει· τοῦτο δὲ
οὐδὲν χαλεπόν.

§ 6. Ἡμῖν δ' ὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια


κινούμενα εἶναι· δῆλον δ' ἐκ τῆς ἐπαγωγῆς.

§ 7. Ἅμα δ' οὐδὲ λύειν ἅπαντα προσήκει, ἀλλ' ἢ ὅσα ἐκ


τῶν ἀρχῶν τις ἐπιδεικνὺς ψεύδεται, ὅσα δὲ μή, οὔ,
οἷον τὸν τετραγωνισμὸν τὸν μὲν διὰ τῶν τμημάτων
γεωμετρικοῦ διαλῦσαι, τὸν δὲ Ἀντιφῶντος οὐ
γεωμετρικοῦ·

§ 8. οὐ μὴν ἀλλ' ἐπειδὴ περὶ φύσεως μὲν οὔ, φυσικὰς


δὲ ἀπορίας συμβαίνει λέγειν αὐτοῖς, ἴσως ἔχει καλῶς
ἐπὶ μικρὸν διαλεχθῆναι περὶ αὐτῶν· ἔχει γὰρ
φιλοσοφίαν ἡ σκέψις.

J. Barthélémy Saint-Hilaire en propose la traduction suivante :

§ 1. Nécessairement il doit y avoir dans l'être ou un principe


unique ou plusieurs principes. En supposant que ce prin-
cipe soit unique, il doit être, ou immobile, comme le préten-
dent Parménide et Mélissus, ou mobile, comme l'affirment
les Physiciens, soit qu'ils trouvent ce premier principe dans
l'air, soit qu'ils le trouvent dans l'eau. En admettant qu'il y a
plusieurs principes, ces principes sont en nombre fini et in-
fini ; s'ils sont finis, mais en étant toujours plus d'un, ils sont
alors deux, trois, quatre ou tel autre nombre ; s'ils sont infi-
nis, ils peuvent être comme l'entend Démocrite, d'un seul et

31
même genre, ne différant qu'en figure et en espèce ; ou
bien ils vont même jusqu'à être contraires.

§ 2. C'est encore une étude toute pareille que font les philo-
sophes qui recherchent quel est le nombre des êtres ; car
ils recherchent d'abord si la source d'où sortent les êtres et
les choses, est un principe unique, ou bien si ce sont plu-
sieurs principes ; puis en supposant qu'il y ait plusieurs
principes, ils se demandent s'ils sont finis ou infinis. Par
conséquent, c'est rechercher encore si le principe et l'élé-
ment des choses est unique, ou s'il y en a plusieurs.

§ 3. Cependant, étudier cette question de savoir si l'être est


un et immobile, ce n'est plus étudier la nature ; car de
même que le Géomètre n'a plus rien à dire à un adversaire
qui lui nie ses principes, et que cette discussion appartient
dès lors à une autre science que la géométrie ou à une
science commune de tous les principes, de même le philo-
sophe qui s'occupe des principes de la nature, ne doit pas
accepter la discussion sur ce terrain. Du moment, en effet,
que l'être est un, et un au sens d'immobilité où on le pré-
tend, il n'y a plus, à proprement dire, de principe, puisqu'un
principe est toujours le principe d'une ou de plusieurs autres
choses.

§ 4. Examiner si l'être est en ce sens, revient tout à fait à


discuter telle autre thèse tout aussi vaine, parmi celles qui
ne sont avancées que pour le besoin de la dispute, comme
la fameuse thèse d'Héraclite. Autant vaudrait soutenir que
l'être entier se concentre dans un seul individu de l'espèce
humaine.

§ 5. Au fond, c'est simplement réfuter un argument cap-


tieux, défaut que présentent les deux opinions de Mélissus
et de Parménide ; car elles reposent toutes deux sur des
prémisses fausses, et elles ne concluent pas régulièrement.
Mais le raisonnement de Mélissus est encore le plus gros-
sier, et il ne peut pas même causer la moindre hésitation ;
car il suffit d'une seule donnée absurde pour que toutes les
conséquences le soient également ; et c'est une chose des
plus faciles à voir.

32
§ 6. Quant à nous, posons comme un principe fondamental
que les choses de la nature, soit toutes, soit quelques-unes
au moins sont soumises au mouvement ; et c'est là un fait
que l'induction ou l'observation nous apprend avec toute
évidence.

§ 7. Mais, en même temps, nous ne prétendrons point ré-


pondre à toutes les questions, et nous ne réfuterons que les
erreurs que l'on commet dans les démonstrations en par-
tant des principes ; nous laisserons de côté toutes celles
qui n'en partent pas. C'est ainsi, par exemple, que c'est au
géomètre de réfuter la démonstration de la quadrature du
cercle par les segments; mais le géomètre n'a plus rien à
faire avec celle d'Antiphon.

§ 8. Néanmoins, comme sans traiter précisément de la na-


ture, ces philosophes touchent à des questions physiques,
il sera peut-être utile d'en dire ici quelques mots : car ces
recherches ne laissent pas que d’avoir leur côté de philoso-
phie.

Aristote situe les doctrines proposées par des philosophes qui l’ont
précédé, et ce, par opposition à la sienne. Alors que les doctrines de
ses devanciers porte sur l’être (τὸ ὂν), la sienne porte sur la nature
(περὶ φύσεώς). De ce long passage, retenons :

1. Nécessairement il doit y avoir dans l'être [τὸ ὂν] ou un principe


unique ou plusieurs principes :
1.1. en supposant que ce principe soit unique, il doit être :
1.1.1. ou immobile, comme le prétendent Parmé-
nide et Mélissus ;
1.1.2. ou mobile, comme l'affirment les Physiciens,
dont Héraclite et sa fameuse thèse [On ne se bai-
gne pas deux fois dans le même fleuve] ;
1.2. en supposant qu'il y a plusieurs principes, ces princi-
pes sont en nombre fini et infini :

33
1.2.1. s'ils sont finis, mais en étant toujours plus
d'un, ils sont alors deux, trois, quatre ou tel autre
nombre ;
1.2.2. s'ils sont infinis, ils peuvent être, comme l'en-
tend Démocrite, d'un seul et même genre, ne diffé-
rant qu'en figure et en espèce [atomisme, plein-
vide] ; ou bien ils vont même jusqu'à être contrai-
res.
2. Cependant, étudier cette question de savoir si l'être est un et
immobile, ce n'est pas étudier la nature (οὐ περὶ φύσεώς ἐστι
σκοπεῖν) comme moteur du mouvement naturel. Et là est l’impor-
tance du sujet étudié dans l’ouvrage sans titre, et l’intérêt de son
titre s’il doit exprimer le dit sujet.

Or, « étudier la nature » (περὶ φύσεώς σκοπεῖν), c’est le projet qui


anime Aristote lorsqu’il écrit l’ouvrage au titre incertain. Et ce projet
implique une question de méthode parce que, «  de même que le
Géomètre n'a plus rien à dire à un adversaire qui lui nie ses principes,
et que cette discussion appartient dès lors à une autre science que la
géométrie ou à une science commune de tous les principes [περὶ
ἀρχὰς ἐπιστήμη ], de même le philosophe qui s'occupe des principes
de la nature, ne doit pas accepter la discussion sur ce terrain. »

Le sujet précis sur lequel porte l’ouvrage d’Aristote, à savoir « περὶ


φύσεώ », sujet qui le distingue de Parménide et de Mélissus, tient en
cette courte phrase :

Quant à nous, posons comme un principe fondamental que


les choses de la nature [τὰ φύσει], soit toutes [ἢ πάντα],
soit quelques-unes [ἢ ἔνια] au moins, sont soumises au
mouvement [κινούμενα εἶναι] ; et c'est là un fait que l'in-

34
duction [ἐκ τῆς ἐπαγωγῆς] nous apprend avec toute évi-
dence [δῆλον]. » 24

Comment en traite-t-il ? Aristote répond : « ἔχει (...) φιλοσοφίαν ἡ


σκέψις. » ; « ces recherches ne laissent pas que d’avoir leur côté de
philosophie. » Si « ces recherches ne laissent pas que d’avoir leur cô-
té de philosophie », de quoi est fait ce « côté de philosophie » ? Et la
réponse d’Aristote se trouve à la ligne 193b 22 :

1 . Ἐπεὶ δὲ διώρισται ποσαχῶς ἡ φύσις, μετὰ τοῦτο


θεωρητέον τίνι διαφέρει ὁ μαθηματικὸς τοῦ φυσικοῦ
(καὶ γὰρ ἐπίπεδα καὶ στερεὰ ἔχει τὰ φυσικὰ σώματα καὶ
μήκη καὶ στιγμάς, περὶ ὧν σκοπεῖ ὁ μαθηματικός). (...) 4
Περὶ τούτων μὲν οὖν πραγματεύεται καὶ ὁ
μαθηματικός, ἀλλ' οὐχ ᾗ φυσικοῦ σώματος πέρας
ἕκαστον· οὐδὲ τὰ συμβεβηκότα θεωρεῖ ᾗ τοιούτοις
οὖσι συμβέβηκεν· διὸ καὶ χωρίζει· χωριστὰ γὰρ τῇ
νοήσει κινήσεώς ἐστι, καὶ οὐδὲν διαφέρει, οὐδὲ
γίγνεται ψεῦδος χωριζόντων. 5 Λανθάνουσι δὲ τοῦτο
ποιοῦντες καὶ οἱ τὰς ἰδέας λέγοντες· τὰ γὰρ φυσικὰ
χωρίζουσιν ἧττον ὄντα χωριστὰ τῶν μαθηματικῶν. 25

J. Barthélémy Saint-Hilaire en propose la traduction suivante :

24 Sur la science des principes : Aristote, Métaphysique,1059a 18 : Ὅτι μὲν ἡ


σοφία περὶ ἀρχὰς ἐπιστήμη τίς ἐστι, δῆλον ἐκ τῶν πρώτων ἐν οἷς διηπόρηται
πρὸς τὰ ὑπὸ τῶν ἄλλων [20] εἰρημένα περὶ τῶν ἀρχῶν· ἀπορήσειε δ' ἄν τις
πότερον μίαν ὑπολαβεῖν εἶναι δεῖ τὴν σοφίαν ἐπιστήμην ἢ πολλάς· εἰ μὲν γὰρ
μίαν, μία γ' ἐστὶν ἀεὶ τῶν ἐναντίων, αἱ δ' ἀρχαὶ οὐκ ἐναντίαι· εἰ δὲ μὴ μία, ποίας
δεῖ θεῖναι ταύτας ;
Que la philosophie soit précisément la science des principes, c'est une vérité qui
ressort de ce que nous avons dit, en discutant les théories relatives aux principes
que d'autres philosophes ont exposées. Mais on peut se demander si la philosophie
est une science unique, ou si plutôt elle ne se forme pas de plusieurs sciences. Si
elle ne forme qu'une seule science, on doit se rappeler qu'il n'y a jamais qu'une
seule et unique science pour les contraires. Or, les principes ne sont pas contraires
entre eux. D'un autre côté, si la philosophie ne forme pas une seule et unique
science, quelles sont les sciences dont elle se compose?
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque11gr.htm#11
25 Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature, traduit en
français par J. Barthélémy Saint-Hilaire,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys22.htm
35
§ 1. Après avoir parcouru toutes les acceptions du mot de
nature [Ἐπεὶ δὲ διώρισται ποσαχῶς ἡ φύσις], nous de-
vons dire maintenant en quoi l'étude des mathématiques
diffère de l'étude de la physique [μετὰ τοῦτο θεωρητέον
τίνι διαφέρει ὁ μαθηματικὸς τοῦ φυσικοῦ] ; car les corps
de la nature ont [γὰρ ἔχει τὰ φυσικὰ σώματα] des surfa-
ces [ἐπίπεδα], des solidités [στερεὰ], des lignes et des
points [καὶ μήκη καὶ στιγμάς], qui sont les objets particu-
liers des recherches du mathématicien [περὶ ὧν σκοπεῖ ὁ
μαθηματικός]. (...)
§ 4. Le mathématicien [ὁ μαθηματικός], quand il étudie les
surfaces, les lignes et les points [Περὶ τούτων μὲν οὖν
πραγματεύεται], ne s'en occupe pas en tant que ce sont là
les limites d'un corps naturel [ἀλλ' οὐχ ᾗ φυσικοῦ
σώματος πέρας ἕκαστον], et il ne regarde pas davantage
aux propriétés qui peuvent accidentellement leur appartenir
en tant que ces propriétés appartiennent à des êtres réels
[οὐδὲ τὰ συμβεβηκότα θεωρεῖ ᾗ τοιούτοις οὖσι
συμβέβηκεν] : aussi il peut abstraire ces notions [διὸ καὶ
χωρίζει], que l'entendement, en effet, sépare sans peine du
mouvement [χωριστὰ γὰρ τῇ νοήσει κινήσεώς ἐστι] ; et
cette abstraction, qui n'amène aucune différence [καὶ
οὐδὲν διαφέρει], n'est pas faite pour produire d'erreur
[οὐδὲ γίγνεται ψεῦδος χωριζόντων]. § 5. C'est là ce que
font précisément aussi ceux qui admettent le système des
Idées, sans d'ailleurs s'en apercevoir [Λανθάνουσι δὲ
τοῦτο ποιοῦντες καὶ οἱ τὰς ἰδέας λέγοντες]; car ils abs-
traient les choses physiques, qui sont bien moins suscepti-
bles d'abstraction que les choses mathématiques [τὰ γὰρ
φυσικὰ χωρίζουσιν ἧττον ὄντα χωριστὰ τῶν
μαθηματικῶν].

« Étudier la nature » (περὶ φύσεώς σκοπεῖν) avec son « côté de phi-


losophie », prend pour sujet d’étude « les corps de la nature [φυσικὰ
σώματα] » qui « ont des surfaces [ἐπίπεδα], des solidités [στερεὰ],
des lignes et des points [καὶ μήκη καὶ στιγμάς] ». Cette étude des
« corps de la nature [φυσικὰ σώματα] » faite par le philosophe de la
nature se distingue de celle que conduit « le mathématicien » en ce
qu’elle :

36
• « étudie les surfaces, les lignes et les points »,
• « s'en occupe (...) en tant que ce sont là les limites d'un corps
naturel [ἀλλ' οὐχ ᾗ φυσικοῦ σώματος πέρας ἕκαστον] »,
• et « regarde (...) aux propriétés qui peuvent accidentellement leur
appartenir en tant que ces propriétés appartiennent à des êtres
réels [οὐδὲ τὰ συμβεβηκότα θεωρεῖ ᾗ τοιούτοις οὖσι
συμβέβηκεν] ».

Tout φυσικος σώμα a comme accident propre d’être στερεός ; et tout


στερεός a comme accident propre d’être ἐπίπεδος. Comme « tout ce
qui est affirmé du prédicat devra être aussi affirmé du sujet » 26, il s’en-
suit que tout φυσικος σώμα, ayant comme accident propre de premier
ordre d’être στερεός, aura comme accident propre de second ordre
d’être ἐπίπεδος.

Nous avons vu que chacun de ses dix modes de l’être dit « fini » est
un prédicament dit «  métaphysique » : substance, quantité, qualité,
action, passion, relation, position, où, quand, avoir. La substance, qui
est dite d’un sujet sans être dans un sujet, est première en ce qu’elle
soutient dans l’être les neuf autres prédicaments, qui sont dits d’un
sujet et sont dans un sujet, soit la substance.

Or, il existe une ordonnance, un ordre de rangement, qui régit ces


neuf autres prédicaments et qui les situe l’un par rapport à l’autre. Par
exemple, à la ligne 4b 20 du traité intitulé « Catégories », Aristote
écrit : « En outre, la quantité est constituée soit de parties ayant entre
elles une position l’une à l’égard de l’autre, soit de parties n’ayant pas
de position l’une à l’égard de l’autre. » 27 Le prédicament « position »

26 Aristote, Catégories, 1b 10 - 24, nouvelle traduction pour Internet par soeur Pas-
cale Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction an-
glaise de E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr
27 Aristote, op. cit., 4b 20
37
est un accident de second ordre qui suit de l’étendue, accident de
premier ordre de la substance, dans cet exemple.

Autre exemple : tout corps, comme substance, a la quantité comme


accident de premier ordre, la qualité comme accident de second ordre.
La relation ayant pour fondement la quantité est un accident de se-
cond ordre par rapport à elle ; la relation ayant pour fondement le cou-
ple action-passion (relation cause-effet) est un accident de quatrième
ordre : 1e. quantité, 2e. qualité, 3e. action-passion, 4e. relation.

Tout φυσικος σώμα a comme accident propre d’être στερεός


ἐπίπεδος ; tout corps naturel est un solide limité par une une surface.

Le mot français «  solide  », qui traduit ici le mot grec « στερεός »,


prend, de ce fait, une signification précise qui diffère de certaines au-
tres acceptions courantes. C’est ainsi qu’on oppose souvent trois « é-
tats de la matière » 28 : solide, liquide, gazeux. Dans « l'étude de la
physique », selon son « côté de philosophie », celle que conduit Aris-
tote, la matière est un principe du corps naturel qui, lui, est toujours un
solide limité par une une surface, parce qu’il est continu et fini. Ainsi,
l’eau est un corps, l’air est un corps, et ces deux corps sont solides au
sens de στερεός.

L’eau, qu’elle soit liquide, glace ou vapeur, est solide au sens de


« στερεός ». Pour le saisir, il convient de le comparer avec « stéréo-
phonie » : « Ensemble des procédés de transmission ou d'enregistre-
ment, de reproduction et de diffusion des sons permettant à l'auditeur

28 Le mot « matière » vient du nom latin « materia », où le mot « mater », qui signifie
mère, est manifestement présent. La matière est mère du multiple. Par contre, la
forme engendre l’Un, contraire du multiple ; elle n’est donc en rien matière, par défi-
nition. Chez nos contemporains, le mot « matière » prend une autre signification qui,
chez Aristote, est plutôt appelée : corporel. Pour Aristote, la matière, à titre de prin-
cipe du corps naturel, ce pourquoi il a des parties intégrantes, n’existe pas en dehors
du corps dont elle est un des principes, l’autre étant la forme.
38
de reconstituer la répartition spatiale des sources sonores et d'obtenir
ainsi l'impression de relief acoustique (abrév. usuelle stéréo). » 29

Les parties de l’eau, comme corps naturel solide, sont d’une nature
(φύσις) telle que, nécessairement, elles se répartissent les unes à
l’extérieur des autres, et ce, conformément à la définition même de la
quantité continue, de l’étendue : l’étendue est l’accident attribuant au
corps, en tant que tout intégral, d’avoir des parties intégrantes, parties
intégrantes qui sont les unes à l’extérieur des autres, d’une part, et
parties intégrantes dont les extrémités se confondent en une seule et
même limite, d’autre part, — à l’exclusion des extrémités constituant la
surface de ce tout intégral — limite qui en fait un tout intégral fini pré-
cisément par ce qui est la surface (ἐπίπεδος) d’un tout intégral, et li-
mite qui cause que deux touts intégraux font nombre ; le nombre,
comme accident réel, naît de la discontinuité de deux touts intégraux.

Par ailleurs, la présence d’un gaz en expansion lors d’une explosion,


alors que le souffle de l’explosion se déploie, rend bien comment un
gaz est solide au sens de « στερεός ». Le vent qui abat le chêne est
aussi solide au sens de « στερεός ».

C’est ainsi que, à la ligne 227a 10 de l’ouvrage intitulé Des Principes


de la nature, selon la recommandation de Pacius, Aristote écrit :

Τὸ δὲ συνεχὲς ἔστι μὲν ὅπερ ἐχόμενόν τι, λέγω δ' εἶναι


συνεχὲς ὅταν ταὐτὸ γένηται καὶ ἓν τὸ ἑκατέρου πέρας
οἷς ἅπτονται, καὶ ὥσπερ σημαίνει τοὔνομα, συνέχηται.
Τοῦτο δ' οὐχ οἷόν τε δυοῖν ὄντοιν εἶναι τοῖν
ἐσχάτοιν. 30

29Centre national de ressources lexicales et textuelles,


http://www.cnrtl.fr/definition/stéréo
30 Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature, traduit en
français par J. Barthélémy Saint-Hilaire,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys55.htm
39
Henri Carteron en propose la traduction suivante :

Le continu [συνεχὲς] est dans le genre du contigu


[ἐχόμενόν] ; je dis qu’il y a continuité [λέγω δ' εἶναι
συνεχὲς], quand [ὅταν] les limites [πέρας] par où les deux
choses se touchent [οἷς ἅπτονται]  ne sont qu’une seul et
même chose [ταὐτὸ γένηται καὶ ἓν], et, comme l’indique
le nom [σημαίνει τοὔνομα], tiennent ensemble
[συνέχηται] ; or cela ne peut se produire quand les extré-
mités sont deux. 31

Plus loin, à la ligne 227a 23, Aristote emploie le nom « σύμφυσις »


(symphyse) dans ce passage :

Ὥστε ἡ σύμφυσις ὑστάτη κατὰ τὴν γένεσιν· ἀνάγκη


γὰρ ἅψασθαι εἰ συμφύσεται τὰ ἄκρα, τὰ δὲ ἁπτόμενα
οὐ πάντα συμπέφυκεν· ἐν οἷς δὲ μὴ ἔστιν ἁφή, δῆλον
ὅτι οὐκ ἔστιν οὐδὲ σύμφυσις ἐν τούτοις.

Henri Carteron en propose la traduction suivante :

Par suite, la symphyse des extrêmes exige leur contact,


tandis que les choses en contact ne sont pas naturellement
en symphyse, et là où il n’y a pas contact, il n’y a évidem-
ment pas non plus de symphyse.

Que faut-il entendre par « symphyse » ? Le mot français « symphy-


se  » s’emploie aujourd’hui en médecine : en anatomie, « connexion
entre deux os reliés par une articulation fibro-cartilagineuse peu mo-
bile ou par une ossification complète » ; en pathologie, « accolement
anormal de deux éléments organiques, notamment les feuillets d'une
séreuse »32

31 Aristote, Physique, texte établi et traduit par Henri Carteron, Troisième édition re-
vue et corrigée, Paris, 1961, Société d’édition «Les belles lettres »,
http://docteurangelique.free.fr
32 Centre national de ressources lexicales et textuelles,
http://www.cnrtl.fr/definition/symphyse
40
Sauf que le mot grec « σύμφυσις », manifestement composé de
« σύμ » et « φυσις », offre une signification évidente : « σύμ » est dé-
rivé de « σύν », la préposition « avec » qui exprime une unité ; et «
φυσις » est le nom grec « nature ». Sont en symphyse les parties d’un
tout intégral dont la nature exige la continuité de ses parties ; cette na-
ture, c’est l’étendue.

Tout φυσικος σώμα a comme accident propre d’être


στερεός ἐπίπεδος, par symphyse.

Tout corps naturel a comme accident propre d’être so-


lide avec une surface qui le limite, par symphyse.

Tout corps naturel a l’étendue, par symphyse.

Tout corps naturel est étendu, par symphyse.

Tout corps naturel s’étend, par symphyse.

Tout corps naturel, comme cause, a pour premier effet


propre de s’étendre par symphyse.

Nous sommes maintenant en mesure de saisir ce qu’est, pour Aris-


tote, la quiddité du τόπος. Pour ce faire, il convient de partir de la
quiddité de cet accident qu’est l’étendue, comme l’expose Jean Poin-
sot, en ces termes :

Secundum est: Ad ipsam rationem quantitatis intrinsecam


pertinere extensionem quantitativam, quae sit radix et apti-
tudo fundamentalis ad istas formalitates et affectiones ex-
tensionis in ordine ad locum; petit enim quantitas quantum
est ex se replere locum, non esse penetrative, esse formali-
ter divisibilem, et similia; sunt enim isti modi connaturales
quantitati. Unde sententia, quae affirmat consistere quanti-
tatem in extensione habente aptitudinem ad replendum lo-
cum et non se penetrandum, verissima est, sicut etiam con-
sistit in aptitudine ad mensuram et divisibilitatem, sed dimi-
41
nuta, quia explicat naturam rei, non per id quod dicit forma-
liter, sed per id quod petit radicaliter. Difficultas autem est,
in quo consistat formaliter ista radix. 33

Yves R. Simon, John J. Glanville, G. Donald Hollenhorst en proposent


cette traduction anglaise :

(2) Quantitative extension pertains intrinsically to the con-


cept of quantity. It is the root and the foundation or those
formalities and affections of quantity which are relative to
place. Quantity, by nature, tends to fill place, opposes pene-
tration, tends to be formally divisible, etc. These are modes
connatural to quantity. The theory that quantity consists in
an extension apt to fill place and to oppose penetration is
perfectly true. Yet it is a weakened expression of the truth,
since, instead of considering what the nature to be ex-
plained means formally, it considers what this nature de-
mands radically. The same remark holds for the theory that
quantity consists in aptitude to be a measure or to be divisi-
ble. The problem is to find out what formally constitutes the
root of those properties. 34

Notre traduction française du texte latin se lit ainsi :

Appartient intrinsèquement à la notion même de quantité


l'extension quantitative [l’étendue], qui est la racine et l’apti-
tude fondamentale [de la quantité du corps] à ces formalités
et ces dispositions de l’extension [action de se répandre]
ordonnée au lieu. Car, la quantité [du corps], par nature,
tend de soi à remplir le lieu, à ne pas être pénétrée [par la
quantité d’un autre corps], à être formellement divisible, et
autres semblables. Ce sont, en effet, des modes connatu-
rels à la quantité. De là, l’opinion [sententia] selon laquelle
la quantité consiste en une extension apte à remplir le lieu

33 Jean Poinsot, Cursus philosophicus thomisticus, Nova Editio, Tomus Primus, Lo-
gica, Parisiis, 1883, Ludovicus Vives, Editor, Secunda Pars Artis Logicæ, Q. XVI, De
quantitate, Art. 1 Quæ sit propria et formalis ratio quantitatis
34 The Material Logic of John of Saint-Thomas, Basic Treatises, translated by Yves
R. Simon, John J. Glanville, G. Donald Hollenhorst, Chicago and London, 1955, The
University of Chicago Press, p. 255
42
et à s'opposer à la pénétration est parfaitement vraie, — de
même qu’elle consiste aussi en une aptitude à la mesure et
à la divisibilité, — mais [cette opinion est] affaiblie [diminu-
ta], parce qu’elle explique la nature de la réalité [l’étendue
réelle du corps], non par ce qu’elle en dit formellement [non
per id quod dicit formaliter], mais par ce qu’elle exige radi-
calement [per id quod petit radicaliter]. Tandis que la difficul-
té [à résoudre formellement, per id quod dicit formaliter],
c’est ce en quoi consiste formellement cette racine [in quo
consistat formaliter ista radix].

Chez Jean Poinsot, cette « difficulté » à connaître « ce en quoi con-


siste formellement cette racine » évoque le problème de l’abstraction
dont Aristote dit, à la ligne 193b 22 de son ouvrage, comme nous
l’avons vu plus haut :

§ 4. Le mathématicien, quand il étudie les surfaces, les li-


gnes et les points, ne s'en occupe pas en tant que ce sont
là les limites d'un corps naturel, et il ne regarde pas davan-
tage aux propriétés qui peuvent accidentellement leur ap-
partenir en tant que ces propriétés appartiennent à des
êtres réels : aussi il peut abstraire ces notions, que l'enten-
dement, en effet, sépare sans peine du mouvement ; et
cette abstraction, qui n'amène aucune différence [en géo-
métrie], n'est pas faite pour produire d'erreur. § 5. C'est là
ce que font précisément aussi ceux qui admettent le sys-
tème des Idées, sans d'ailleurs s'en apercevoir ; car [ceux
qui admettent le système des Idées] abstraient les choses
physiques, qui sont bien moins susceptibles d'abstraction
que les choses mathématiques.

Autrement dit, il existe une « difficulté » dans la recherche et la saisie


de la quiddité qu’est l’étendue, cet accident de premier ordre du corps
envisagé comme cause du fait que le τόπος concerne un accident de
second ordre : le « où ». S’il est facile d’abstraire un lieu géométrique
(notamment un espace) pour mieux le connaître, puisque le géomètre
étudie la quantité abstraite, il n’en va plus de même pour un lieu natu-
rel, celui que comble la quantité concrète ; « étudier la nature » (περὶ

43
φύσεώς σκοπεῖν) avec son « côté de philosophie », se heurte à cette
« difficulté ».

Malgré cette « difficulté », à quel résultat aboutit Aristote lorsqu’il « ex-


plique la nature de la réalité [l’étendue réelle du corps] (...) par ce
qu’elle exige radicalement » si « la quantité consiste en une extension
apte à remplir le lieu », comme le dit Jean Poinsot ? La réponse
d’Aristote se trouve au Livre IV de l’ouvrage sans titre. — Nous ne
l’examinerons pas en détail parce qu’une telle tâche dépasserait de
beaucoup les limites du sujet que nous sommes à étudier et qui impli-
que un certain «là où ».

Cette réponse d’Aristote se trouve à la ligne 208a 27 de l’ouvrage Des


principes de la nature, selon la recommandation de Pacius :

1 Ὁμοίως δ' ἀνάγκη καὶ περὶ τόπου τὸν φυσικὸν ὥσπερ


καὶ περὶ ἀπείρου γνωρίζειν, εἰ ἔστιν ἢ μή, καὶ πῶς ἔστι,
καὶ τί ἐστιν. 2 Τά τε γὰρ ὄντα πάντες ὑπολαμβάνουσιν
εἶναί που (τὸ γὰρ μὴ ὂν οὐδαμοῦ εἶναι· ποῦ γάρ ἐστι
τραγέλαφος ἢ σφίγξ;) 3 Καὶ τῆς κινήσεως ἡ κοινὴ
μάλιστα καὶ κυριωτάτη κατὰ τόπον ἐστίν, ἣν καλοῦμεν
φοράν. 4 Ἔχει δὲ πολλὰς ἀπορίας τί ποτ' ἐστὶν ὁ τόπος·
οὐ γὰρ ταὐτὸν φαίνεται θεωροῦσιν ἐξ ἁπάντων τῶν
ὑπαρχόντων. 35

Henri Carteron en propose la traduction suivante :

Quant il en vient à l’étude du lieu, le physicien [le philoso-


phe de la nature] doit, tout comme au sujet de l'infini, re-
chercher s'il existe ou non, et à quel titre, et ce qu'il est. Se-
lon l’opinion commune, en effet, les êtres sont, comme tels,
quelque part, car le non-être n’est nulle part : où est le
bouc-cerf, le sphinx ? Puis le plus général et principal mou-
vement est le mouvement selon le lieu (dans notre termino-
logie, le transport). Mais la question de savoir ce que peut

35Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature,


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys41.htm
44
bien être le lieu est pleine de difficultés ; en effet, il n’appa-
raît pas unique à qui l’examine selon toutes ses
propriétés. 36

Remarquons bien la phrase : « Τά ὄντα πάντες ὑπολαμβάνουσιν


εἶναί που (τὸ γὰρ μὴ ὂν οὐδαμοῦ εἶναι). » « Selon l’opinion com-
mune, en effet, les êtres sont, comme tels, quelque part, car le non-
être n’est nulle part. » « Étudier la nature  » (περὶ φύσεώς σκοπεῖν)
avec son « côté de philosophie », s’accomplit en considérant « les
êtres [naturels] » et le « non-être » pertinent. À la ligne 208b 1, Aris-
tote poursuit en ces termes :

Ὅτι μὲν οὖν ἔστιν ὁ τόπος, δοκεῖ δῆλον εἶναι ἐκ τῆς


ἀντιμεταστάσεως· ὅπου γὰρ ἔστι νῦν ὕδωρ, ἐνταῦθα
ἐξελθόντος ὥσπερ ἐξ ἀγγείου πάλιν ἀὴρ ἔνεστιν, ὁτὲ
δὲ τὸν αὐτὸν τόπον τοῦτον ἄλλο τι τῶν σωμάτων
κατέχει· τοῦτο δὴ τῶν ἐγγιγνομένων καὶ
μεταβαλλόντων ἕτερον πάντων εἶναι δοκεῖ· ἐν ᾧ γὰρ
ἀὴρ ἔστι νῦν, ὕδωρ ἐν τούτῳ πρότερον ἦν, ὥστε δῆλον
ὡς ἦν ὁ τόπος τι καὶ ἡ χώρα ἕτερον ἀμφοῖν, εἰς ἣν καὶ
ἐξ ἧς μετέβαλον. 37

Henri Carteron en propose la traduction suivante :

Que donc le lieu existe, on le connaît clairement, semble-


t-il, au remplacement : là où maintenant il y a de l’eau, là
même, quand elle en part comme d’un vase, voici de l’air
qui s’y trouve et, à tel moment, une autre espèce de corps
occupe le même lieu : c’est que, semble-t-il, [le lieu] est une
chose autre que celles qui y surviennent et s’y remplacent,
car là où il y a maintenant de l’air, là il y avait tout à l’heure
de l’eau ; par suite, il est clair que le lieu est quelque chose

36 Aristote, Physique, texte établi et traduit par Henri Carteron, Troisième édition re-
vue et corrigée, Paris, 1961, Société d’édition «Les belles lettres »,
http://docteurangelique.free.fr
37Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys42.htm
45
d’autre que les deux corps qui y entrent et en sortent en se
remplaçant. 38

Nous avons mis «là où », associé à « corps », en caractères gras


puisque le sujet que nous sommes à étudier implique précisément un
certain «là où ».

Dans son texte, Aristote déclare aussi que, « au remplacement , on


connaît clairement, semble-t-il, que le lieu existe », ce qui recoupe un
aspect important de notre sujet, le κίνησις κατὰ τόπον (mouvement
local : φορά, translation, transport) : « là où il y a maintenant de l’air,
là il y avait tout à l’heure de l’eau ».

Mais, la déclaration d’Aristote est affaiblie par l’expression : « semble-


t-il ». L’expression « au remplacement » nomme le signe grâce auquel
« on connaît clairement, semble-t-il, que le lieu existe » ; mais, le
«  semble-t-il » empêche encore de qualifier ce signe selon qu’il est
soit « irréfutable », soit « réfutable ». Plus loin, il se prononcera pour
une qualification en termes de «  irréfutable  » (τεκμήριον), comme
nous le verrons bientôt. 39

Rappelons-nous que nous cherchons une réponse à la Question 1 :

La manière d’entendre les locutions « un (1) homme »,


d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte-
t-elle la manière d’entendre les deux occurrences de la lo-
cution « la liberté » dans l’opposition qu’exprime : (P3) —
«  la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre
homme. » ?

38 Aristote, Physique, texte établi et traduit par Henri Carteron, Troisième édition re-
vue et corrigée, Paris, 1961, Société d’édition «Les belles lettres »,
http://docteurangelique.free.fr
39Aristote, Rhétorique, 1357b 1-20,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/rheto1.htm#II ;
Premiers analytiques, 70a 1 - 70b 5,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt227.htm
46
Il est déjà clair que la manière d’entendre les locutions « un (1)
homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte
la manière d’entendre les deux occurrences du nom « homme » dans
l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme. »

Rappelons-nous aussi que nous cherchons une réponse à la Ques-


tion 2 :

Si oui, comment la manière d’entendre les locutions « un


(1) homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre
part, affecte-t-elle la manière d’entendre les deux occurren-
ces de la locution « la liberté » dans l’opposition qu’expri-
me : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1)
autre homme. » ?

Il est aussi déjà clair que la manière d’entendre les locutions « un (1)
homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte
la manière d’entendre les deux occurrences du nom « homme » dans
l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme. », et ce, selon que chacun de ces hommes est
un tout intégral dont l’étendue comble un lieu, celui qu’occupe chacun
d’eux.

Dès lors, sous réserve de l’expression « semble-t-il », en cas de rem-


placement d’ un (1) homme par un (1) autre homme, « là où il y a
maintenant [un (1) homme], là il y avait tout à l’heure [un (1) autre
homme] ; par suite, il est clair que le lieu est quelque chose d’autre
que les deux corps qui y entrent et en sortent en se remplaçant ».

L’expression « semble-t-il » situe la déclaration d’Aristote selon la vrai-


semblance. Or, à l’analyse, le vraisemblable peut parfois, pas toujours,
être résolu au vrai, comme il peut aussi être résolu au faux. Qu’en
est-il de l’expression « semble-t-il » eu égard à nos deux questions ?

47
Sa résolution analytique en ses principes aboutit au vrai, comme nous
allons maintenant le voir.

À la ligne 212a 7 de l’ouvrage Des Principes de la nature, selon la re-


commandation de Pacius, Aristote nous prévient que c’est « une
grande et difficile question de comprendre le lieu », en ces termes :

26 Δοκεῖ δὲ μέγα τι εἶναι καὶ χαλεπὸν ληφθῆναι ὁ τόπος


διά τε τὸ παρεμφαίνεσθαι τὴν ὕλην καὶ τὴν μορφήν, καὶ
διὰ τὸ ἐν ἠρεμοῦντι τῷ περιέχοντι γίγνεσθαι τὴν
μετάστασιν τοῦ φερομένου· ἐνδέχεσθαι γὰρ φαίνεται
εἶναι διάστημα μεταξὺ ἄλλο τι τῶν κινουμένων
μεγεθῶν. Συμβάλλεται δέ τι καὶ ὁ ἀὴρ δοκῶν ἀσώματος
εἶναι· φαίνεται γὰρ οὐ μόνον τὰ πέρατα τοῦ ἀγγείου
εἶναι ὁ τόπος, ἀλλὰ καὶ τὸ μεταξὺ ὡς κενὸν <ὄν>. 27
Ἔστι δ' ὥσπερ τὸ ἀγγεῖον τόπος μεταφορητός, οὕτως
καὶ ὁ τόπος ἀγγεῖον ἀμετακίνητον. Διὸ ὅταν μὲν ἐν
κινουμένῳ κινῆται καὶ μεταβάλλῃ τὸ ἐντός, οἷον ἐν
ποταμῷ πλοῖον, ὡς ἀγγείῳ χρῆται μᾶλλον ἢ τόπῳ τῷ
περιέχοντι. Βούλεται δ' ἀκίνητος εἶναι ὁ τόπος· διὸ ὁ
πᾶς μᾶλλον ποταμὸς τόπος, ὅτι ἀκίνητος ὁ πᾶς. 28
Ὥστε τὸ τοῦ περιέχοντος πέρας ἀκίνητον πρῶτον,
τοῦτ' ἔστιν ὁ τόπος. (...) 2 καὶ διὰ τοῦτο δοκεῖ ἐπίπεδόν
τι εἶναι καὶ οἷον ἀγγεῖον ὁ τόπος καὶ περιέχον. 3 Ἔτι
ἅμα τῷ πράγματι ὁ τόπος· ἅμα γὰρ τῷ πεπερασμένῳ τὰ
πέρατα. 4 Ὧι μὲν οὖν σώματι ἔστι τι ἐκτὸς σῶμα
περιέχον αὐτό, τοῦτο ἔστιν ἐν τόπῳ, ᾧ δὲ μή, οὔ. 40

Henri Carteron en propose la traduction suivante :

Il semble que ce soit une grande et difficile question de


comprendre le lieu, parce qu’il donne l’illusion d’être la ma-
tière et la forme, et parce que le déplacement du corps
transporté se produit à l’intérieur d’une enveloppe qui reste
en repos ; le lieu paraît en effet pouvoir être une autre
chose, intermédiaire, indépendante des grandeurs en mou-

40Physique d’Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature,


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys46.htm,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys47.htm
48
vement. À cela contribue l’apparence que l’air est incorpo-
rel ; le lieu paraît être, en effet, non seulement les limites du
vase, mais ce qui est entre ces limites, considéré comme
vide. D’autre part, comme le vase est un lieu transportable,
ainsi le lieu est un vase qu’on ne peut mouvoir. Par suite,
quand une chose, intérieure à une autre qui est mue, est
mue et change de place, comme un navire sur un fleuve,
elle est, par rapport à ce qui est l’enveloppe, plutôt comme
dans un vase que dans un lieu. Le lieu veut être immobile,
aussi est-ce plutôt le fleuve dans son entier qui est le lieu,
parce que dans son entier il est immobile. Par suite, la li-
mite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu. (...)
Autre conséquence : le lieu paraît être une surface et
comme un vase : une enveloppe. En outre, le lieu est avec
la chose, car avec le limité, la limite. 41

La « grande et difficile question» ici posée est celle «de comprendre


[ce qu’est] le lieu  » (ληφθῆναι ὁ τόπος ), ce qu’est sa quiddité :
« Qu’est-ce que le lieu ? » Et la réponse à une telle question consiste
à énoncer l’essence de cette quiddité, et ce, en une définition. Aristote
énonce l’essence de cette quiddité qu’est le lieu dans les termes de
cette définition : « la limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est
le lieu » :

(P4) — lieu définition : limite immobile immédiate de l’enve-


loppe

Aux lignes 212a 31 et 212b 3 du même ouvrage, Aristote ajoute :

212a 31 — Ὧι μὲν οὖν σώματι ἔστι τι ἐκτὸς σῶμα


περιέχον αὐτό, τοῦτο ἔστιν ἐν τόπῳ, ᾧ δὲ μή, οὔ. 

41 Aristote, Physique, texte établi et traduit par Henri Carteron, Troisième édition re-
vue et corrigée, Paris, 1961, Société d’édition «Les belles lettres »,
http://docteurangelique.free.fr
49
212b 3 — Ὥσπερ δ' ἐλέχθη, τὰ μέν ἐστιν ἐν τόπῳ κατὰ
δύναμιν, τὰ δὲ κατ' ἐνέργειαν. 42

Henri Carteron en propose la traduction suivante :

212a 31 — Si un corps a hors de lui un corps qui l'enve-


loppe, il est dans un lieu; si non, non.

212b 3 — Comme on l’a dit, les choses sont dans un lieu,


les unes en puissance, les autres en acte.

Donc, pour être dans un lieu, il est nécessaire qu’un corps soit enve-
loppé par un autre corps, un corps enveloppant. S’il est enveloppé par
un autre corps enveloppant, et ce, en acte, il est actuellement dans un
lieu. Et, il lui est alors possible d’être en puissance dans un autre lieu
si, en cet autre lieu possible, se trouve un corps qui peut ou pourrait
l’envelopper ; et nous avons ainsi un mouvement local en puissance.

Lorsqu’il commente la définition du lieu que donne Aristote et le com-


mentaire qu’en fait Thomas d’Aquin, Jean Poinsot écrit :

In hoc capite resolutive tradit Philosophus suam sententiam


circa quidditatem loci. Consistit autem essentia in co-
gnoscendo genus et differentiam, et inde eliciendo integram
definitionem, et quia inde sequuntur passiones, quæ notio-
res sunt quoad nos, ex illisque ascendimus ad cognitionem
essentiae. Primo, prœmittit affectiones, seu passiones
quasdam loci. Secundo, genus ejus tradit. Tertio, differenti-
am. Quarto, integram elicit definitionem. (...) Circa quartum,
infert integram definitionem loci : Quod locus est superficies
corporis continentis immobilis prima. Dicitur superficies cor-
poris continentis, quia adæquatur locus locato, et sunt simul
contigue, non continue. Dicitur immobilis propter rationem
jam dictam. Dicitur prima ad differentiam loci communis,

42Physique d’Aristote, op. cit.,


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys47.htm
50
respectu enim locati prima superficies, quæ occurrit extra
locus proprius est. 43

Notre traduction française se lit ainsi :

Dans ce chapitre, le Philosophe livre, de manière analytique


[resolutive], son opinion sur la quiddité du lieu [quidditatem
loci]. Elle consiste à en connaître le genre et la différence
[in cognoscendo genus et differentiam], et, de là, à en choi-
sir une définition entière [eliciendo integram definitionem],
et parce que de là suivent ses passions, qui sont plus con-
nues quant à nous, de celles-ci nous remontons à la con-
naissance de l’essence [ad cognitionem essentiae]. Premiè-
rement, il fait ressortir les affections, ou passions du lieu.
Secondement, il livre son genre. Troisièmement, la diffé-
rence. Quatrièmement, il choisit la définition entière. (...)
Concernant le quatrième point, il infère la définition entière
du lieu : Que le lieu est la surface première immobile du
corps enveloppant. [Le lieu] est dit surface du corps enve-
loppant, parce que le lieu est rendu égal au localisé à l’en-
veloppé, qu’ils sont ensemble par contigüité [leurs extrémi-
tés sont ensemble par contact], non par continuité. [Le lieu]
est dit immobile à cause de la notion déjà mentionnée [au
point trois, où il est précisé que, si un «  vase est un lieu
transportable », « le lieu est un vase qu’on ne peut mou-
voir »]. [Le lieu] est dit premier à la différence du lieu com-
mun, [à titre de] surface première par rapport à l’enveloppé,
[surface] qui le rencontre [immédiatement] du dehors à titre
de lieu propre.

(P5) — lieu [du corps enveloppé] définition : surface première


immobile du corps enveloppant

De l’enseignement d’Aristote, commenté par Thomas d’Aquin et Jean


Poinsot, Henri Grenier tire ces trois notions :

43 Jean Poinsot, Cursus philosophicus thomisticus, Nova Editio, Tomus Secundus,


Philosophia Naturalis, Parisiis, 1883, Ludovicus Vives, Editor, Summa Textuum, Li-
brorum Physicorum Aristotelis, Summa Libri Quarti, Summa capitis IV, p. 471
51
282. Loci notio. — Locus ab Aristotele definitur: superficies
prima et immobilis corporis ambientis.

a) Locus ab omnibus concipitur ut id quod continet locatum.


Hoc autem est superficies prima (terminus) corporis imme-
diate ambientis (corporum ambientium) corpus locatum.

b) Dicitur immobilis, primo ut distinguatur locus, v.g., a vase


quod continet mobiliter : vas enim continet mobiliter, et mo-
velur cum re contenta, dum locus non movetur·; secundo,
quia. locus non est superficies prout est hujus vel illius cor-
poris, sed formaliter prout designat determinatam positio-
nem in universo corporeo. Quare superficies ita sumpta ea-
dem manet etiam variato corpore ambiente ; v .g., aqua va-
riatur circa navim quae stat in flumine, sed locus non varia-
tur.

283. Spatii notio.— Spatium reale immediate sequitur quan-


titatem corporum et ab ipsa constituitur. Quantitas enim es-
sentialiter est partium ordo secundum positionem. Hunc or-
dinem sequitur relatio distantiae vel propinquitatis. Spatium
formaliter in relatione distantiae consistit. Prout relatio dis-
tantiae consideratur intra unam eamdemque quantitatem,
ab uno extremo ad aliud, ab una parte ad aliam magis vel
minus distantem, habelur spatium internum ; prout conside-
ratur ab uno corpore ad aliud, ad unam quantitatem ad
aliam, habetur spatium externum. Spatium ut receptaculum
vacuum conceptum non est nisi spatium imaginarium.

284. Ubi notio. — Ubi definitur : accidens proveniens ex cir-


cumscriptione corporis a circumscriptione loci.

Ubi, ut patet, non est locus, nec identificatur cum quantitate


vel substantia corporis quæ invariatæ manent, variante loco
et ubi. Ubi iterum non est mera relatio (esse ad) corporis
locati ad locum, sed determinatio intrinseca corporis (esse
in) proveniens ex loco, et ideo est prædicamentum sui ge-
neris. 44

44Henri Grenier, Cursus philosophiæ, Volumen primun, editio qunita, Québec, 1943,
Presses Universitaires Laval, p. 301
52
Nous en proposons la traduction suivante :

282. Notion de lieu — Le lieu est défini par Aristote : surface


première et immobile du corps enveloppant.
a) Le lieu est conçu par tous comme ce qui contient un là
placé [locatum]. Cependant, c’est la superficie première (li-
mite) du corps immédiatement enveloppant (des corps en-
veloppants) un corps là placé.
b) Il est dit immobile, premièrement pour que le lieu soit dis-
tingué, par exemple du vase déplaçable [mobiliter] qui con-
tient : en effet, le vase déplaçable contient, et il est mû avec
la réalité contenue, alors que le lieu n’est pas mû ; deuxiè-
mement, parce que le lieu n’est pas une surface selon qu’il
est de ce ou de cet autre corps, mais formellement selon
qu’il désigne une position déterminée dans un corps tout
entier. C’est pourquoi une surface ainsi entendue persiste
même si le corps enveloppant varie ; v .g., l’eau qui reste
dans le fleuve varie autour du navire, mais le lieu [du na-
vire] ne varie pas.

283. Notion d’espace.— L’espace réel suit immédiatement


de la quantité des corps et est constitué par elle-même. En
effet, la quantité est essentiellement un ordre des parties
selon la position. La relation de distance ou de proximité
[voisinage] suit de cet ordre. L’espace consiste formelle-
ment en une relation de distance. Selon que la relation de
distance est considérée à l’intérieur d’une même quantité,
d’un extrême à l’autre, d’une partie à une autre plus ou
moins distante, il y a espace interne ; selon qu’elle est con-
sidérée d’un corps à un autre, d’une quantité à une autre, il
y a espace externe. L’espace comme réceptacle [abstrait]
conçu comme vide n’existe pas, si ce n’est comme espace
imaginaire [Note : car un réceptacle concret conçu comme
vide, s’il l’est, implique un espace interne.]

284. Notion de Où. — Le « où » est défini : accident prove-


nant de la circonscription d’un corps par la circonscription
d’un lieu.
Le « où », c’est évident, n’est pas le lieu, ni n’est identifié
avec la quantité ou la substance du corps qui demeurent

53
invariants, ni n’est identifié avec le lieu variant et le « où ».
De son côté, le lieu n’est pas une simple relation (esse ad)
du corps y placé au lieu, mais une détermination intrinsè-
que du corps (esse in) provenant du lieu, et c’est pourquoi il
est un prédicament de son propre genre.

Ces définitions montrent bien pourquoi le lieu naturel fait partie de ces
« choses physiques qui sont bien moins susceptibles d'abstraction que
les choses mathématiques », notamment d’un lieu géométrique. Ten-
tons de fournir un exemple pour rendre ces considérations plus fami-
lières.

Un homme sur un plongeoir plonge dans l’eau ; il « s’enfonce tout en-


tier dans l’eau », comme l’enseigne le Petit Robert. Ainsi plonger dans
l’eau constitue un mouvement local au sens où Aristote l’entend. Sur
le plongeoir, l’homme est enveloppé par l’air ; l’extrémité du corps
qu’est l’air qui touche le corps de l’homme par contiguïté est le lieu du
corps de cet homme. Une fois enfoncé tout entier dans l’eau, l’homme
est enveloppé par l’eau ; l’extrémité du corps qu’est l’eau qui touche le
corps de l’homme par contiguïté est le lieu du corps de cet homme.
L’extrémité du corps qu’est l’air, d’une part, et l’extrémité du corps
qu’est l’eau, d’autre part, sont une surface première immobile d’un
corps enveloppant le corps enveloppé de l’homme, et ce, en ce sens
que l’extrémité du corps enveloppant et l’extrémité du corps envelop-
pé, en contact par contiguïté, est l’essence d’une quiddité, nommée
« lieu ». C’est ainsi que « le déplacement du corps transporté se pro-
duit à l’intérieur d’une enveloppe qui reste en repos », et qui est « une
autre chose, intermédiaire, indépendante des grandeurs en mouve-
ment ». Et cette « enveloppe qui reste en repos » est une « choses
physiques, qui sont bien moins susceptibles d'abstraction que les cho-
ses mathématiques », bien qu’elle soit une réalité physique abstraite
selon un mode qui est propre à la philosophie de la nature.

54
La réserve de l’expression « semble-t-il » étant ainsi levée, nous pou-
vons conclure notre section sur le prédicament « homme » comme
suit :

1. d’une part, il est clair que :

1.1. la manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et «  un (1) autre homme »,
d’autre part, affecte la manière d’entendre les deux
occurrences du nom « homme » dans l’opposition
qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. »,

1.2. et ce, selon que chacun de ces hommes est un


tout intégral dont l’étendue comble un lieu, celui
qu’occupe chacun d’eux en acte, ou en puissance.

2. d’autre part, il est clair que :

2.1. en cas de remplacement d’un (1) homme par un


(1) autre homme, «  là où il y a maintenant [un (1)
homme], là il y avait tout à l’heure [un (1) autre
homme],

2.2. et que, par suite, « le lieu est quelque chose


d’autre que les deux corps qui y entrent et en sortent
en se remplaçant », parce que, là où un (1) homme
se trouve, aucun (0) autre homme ne peut y être
sans déplacement du premier et remplacement par
le second.

Dès lors, de la proposition :

55
(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la
liberté d’un autre homme. »

on tire, quant au lieu, la proposition :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

En est-il de même de sa liberté ?

56
SECTION II : LE PRÉDICAMENT « LIBERTÉ »

Dans notre discernement du prédicament « homme », nous venons de


terminer notre exploration sommaire de l’une de ses parties, celle qui
est corps (en grec, σῶμα). Nous avons examiner ce qu’est-un σῶμα
pour Aristote, et deux de ses accidents propres : étendue et où. Le se-
cond de ces accidents a exigé une excursion du côté du lieu.

Mais, un retour à l’arbre de Porphyre et à la table fournie par Alain


Mille enrichit notre discernement du prédicament « homme », puis-
qu’on doit aussi dire de lui qu’il est « corps animé », donc « vivant » :
tout vivant est un corps animé. Nous devons ainsi explorer une autre
partie du tout « animal rationnel », et ce, en prenant garde « à la façon
dont les parties sont contenues dans le tout ».

Un corps animé exige un principe et une cause qui explique l’anima-


tion pertinente ; en effet, s’il n’est pas faux de dire que tout vivant est
un corps animé, il est mieux de dire : tout vivant s’anime. Pourquoi ?
Parce que le vivant possède en lui la source même de son animation.

Il s’ensuit que l’explication prochaine de l’animation pertinente, i.e. de


cette auto-animation, ne se trouvera ni du côté du corps (en grec,
σῶμα), ni du côté de ses accidents propres : étendue et où.

Évidemment, un corps animé demeure un corps, mais le terme « ani-


mé » ajoute quelque chose de plus à ce qui est signifié par « corps ».

Les philosophes qui s’exprimait en latin à propos du corpus animatum


n’ont pas manqué de s’interroger sur le principe et la cause expliquant
l’animatio pertinente : ils lui ont donné le nom suivant : anima. L’anima
est principe et cause de l’animatio.

57
« Explication prochaine », disons-nous, parce que l’explication éloi-
gnée se trouve du côté du corps (en grec, σῶμα), et de ses accidents
propres : étendue et où. Tout vivant est et ne cesse pas d’être un
corps, bien que, en plus, il soit animé.

Revenons à l’image ci-contre qui


nous présente les organes internes
du corps humain. Selon une autre
table de l’arbre de Porphyre que
celle fournie par Alain Mille, la défini-
tion de « vivant » n’est pas «  corps
animé », mais « corps organisé ».

Si « le mot Tout se dit d’une [telle] chose [qu’est un corps humain ainsi
considéré] à laquelle il ne manque aucune des parties [organiques] qui
la constituent dans sa totalité naturelle », il est certain que le manque
de l’un de ces organes illustrés sur l’image ci-contre, non seulement
donnerait un corps mal organisé, mais encore constituerait un sérieux
empêchement à ce qu’il puisse être un « corps animé ». Cependant, la
possession de ces organes, bien qu’elle soit une condition sine qua
non pour pouvoir être vivant, ne constitue pas formellement la vie ;
l’homme qui vient de rendre son dernier souffle possède encore les
organes illustrés sur l’image ci-contre ; il est encore «  corps organi-
sé », mais il ne possède plus la vie.

À la ligne 412a 11 de son traité intitulé De l’âme, Aristote écrit :

3 Οὐσίαι δὲ μάλιστ' εἶναι δοκοῦσι τὰ σώματα, καὶ


τούτων τὰ φυσικά· ταῦτα γὰρ τῶν ἄλλων ἀρχαί. Τῶν δὲ
φυσικῶν τὰ μὲν ἔχει ζωήν, τὰ δ' οὐκ ἔχει· ζωὴν δὲ
λέγομεν τὴν δι' αὑτοῦ τροφήν τε καὶ αὔξησιν καὶ
φθίσιν. Ὥστε πᾶν σῶμα φυσικὸν μετέχον ζωῆς οὐσία
ἂν εἴη, οὐσία δ' οὕτως ὡς συνθέτη. 4 Ἐπεὶ δ' ἐστὶ καὶ
σῶμα καὶ τοιόνδε, ζωὴν γὰρ ἔχον, οὐκ ἂν εἴη σῶμα ἡ
ψυχή· οὐ γάρ ἐστι τῶν καθ' ὑποκειμένου τὸ σῶμα,
58
μᾶλλον δ' ὡς ὑποκείμενον καὶ ὕλη. Ἀναγκαῖον ἄρα τὴν
ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος σώματος φυσικοῦ δυνάμει
ζωὴν ἔχοντος. Ἡ δ' οὐσία ἐντελέχεια· τοιούτου ἄρα
σώματος ἐντελέχεια. 45

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Ce que l’opinion commune reconnaît, par dessus tout,


comme des substances, ce sont les corps, et, parmi eux,
les corps naturels, car ces derniers sont principes des au-
tres. Des corps naturels, les uns ont la vie et les autres ne
l’ont pas : et par « vie » nous entendons le fait de se nourrir,
de grandir et de dépérir par soi-même. Il en résulte que tout
corps naturel ayant la vie en partage sera une substance, et
substance au sens de substance composée. Et puisqu’il
s’agit là, en outre, d’un corps d’une certaine qualité, c’est-à-
dire d’un corps possédant la vie, le corps ne sera pas iden-
tique à l’âme, car le corps animé n’est pas un attribut d’un
sujet, mais il est plutôt lui-même substrat et matière. Par
suite, l’âme est nécessairement substance, en ce sens
qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puis-
sance. Mais la substance formelle est réalisation ; l’âme est
donc la réalisation d’un corps de cette nature. Mais la réali-
sation se prend en un double sens ; elle est tantôt comme
la science, tantôt comme l’exercice de la science, Il est ain-
si manifeste que l’âme est une réalisation comme la
science, car le sommeil aussi bien que la veille impliquent
la présence de l’âme, la veille étant une chose analogue à
l’exercice de la science, et le sommeil, à la possession de
la science, sans l’exercice. Or l’antériorité dans l’ordre de la
génération appartient, dans le même individu, à la science.
C’est pourquoi l’âme est, en définitive, une réalisation pre-
mière d’un corps naturel ayant potentiellement la vie, c’est-
à-dire d’un corps organisé. 46

45 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame2.htm
46 Aristote, Traité de l’âme, Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale-Do-
minique Nau, Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduc-
tion de R. Bodéüs (GF Flammarion), http://docteurangelique.free.fr
59
Un corps organisé ayant potentiellement la vie ne possède la vie en
acte qu’avec l’addition d’un principe qui est cette vie en acte, l’âme (en
grec, ψυχή).

« Des corps naturels, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas : et
par ‘ vie ’ nous entendons le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir
par soi-même. Il en résulte que tout corps naturel ayant la vie en par-
tage sera une substance, et [sera] substance au sens de substance
composée. » Ainsi est-il pris garde « à la façon dont les parties sont
contenues dans le tout » ; le corps naturel ayant la vie en acte est une
substance composée de deux parties.

Composée de quoi ? «Puisqu’il s’agit là, en outre, d’un corps d’une


certaine qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne
sera pas identique à l’âme. » La substance pertinente sera composée
d’un corps organisé ayant la vie en puissance et d’une âme lui procu-
rant la vie en acte.

Quel rapport y a-t-il entre ce corps organisé ayant la vie en puissance


et l’âme lui procurant la vie en acte ? « L’âme est nécessairement
substance, en ce sens qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la
vie en puissance. Mais la substance formelle est réalisation ; l’âme est
donc la réalisation d’un corps de cette nature. (...) C’est pourquoi
l’âme est, en définitive, une réalisation première d’un corps naturel
ayant potentiellement la vie, c’est-à-dire d’un corps organisé. »

L’âme, à titre de forme substantielle, est l’acte premier d’un corps na-
turel ayant potentiellement la vie, c’est-à-dire d’un corps organisé pour
vivre ; acte premier, i.e. acte constituant ce corps organisé n’ayant la
vie qu’en puissance en vivant en acte.

Une fois qu’un corps organisé ayant la vie en puissance la possède en


acte, une fois que le vivant en puissance existe à titre de vivant en

60
acte, il reste à ce vivant à assumer l’exercice de sa vie qui consiste,
par exemple, à se nourrir, à grandir, etc. Bref, il reste au vivant consti-
tué en acte premier à accomplir certaines opérations qui sont des ac-
tions ou des passions. Pour pouvoir ainsi accomplir de telles opéra-
tions, sont exigées, comme principe et cause de ces opérations, cer-
taines qualités.

Les prédicaments dits « métaphysiques » pertinents au vivant en acte


sont, dans l’ordre : âme (à titre de partie d’une substance corporelle),
qualité, action, passion.

Quels sont ces qualités exigibles d’un vivant pour qu’il puisse accom-
plir les opérations qui sont les siennes ? Puisqu’il s’agit d’accomplir
des opérations, les qualités exigibles seront des puissances opérati-
ves. Et comme sont impliquées l’action, d’une part, et la passion, d’au-
tre part, ces puissances opératives seront actives, d’une part, et pas-
sives, d’autre part.

Cependant, notre tâche ne consiste pas à offrir un traité exhaustif de


l’âme. En effet, rappelons-nous que nous nous intéressons à deux
questions :

Question 1 : La manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et «  un (1) autre homme », d’autre
part, affecte-t-elle la manière d’entendre les deux occurren-
ces de la locution « la liberté » ?

Question 2 : Si oui, comment la manière d’entendre les lo-


cutions « un (1) homme », d’une part, et «  un (1) autre
homme », d’autre part, affecte-t-elle la manière d’entendre
les deux occurrences de la locution « la liberté » ?

61
Comme nous l’avions déjà dit plus haut, notre tâche consiste d’abord
à examiner et à établir le bien-fondé de la conséquence suivante, et
ce, à propos de (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1)
autre homme » :

a ) si « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme,


mais [qu’]il n’est dans aucun sujet », bien que ce sujet soit un
tout avec des parties « à la façon dont les parties sont contenues
dans le tout » ;

b) et si liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir dans l’âme,
et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire » ;

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans l’âme, [elle-
même partie du tout dit homme, et ce, « à la façon dont les par-
ties sont contenues dans le tout »], et elle est aussi affirmée d’un
sujet, la [faculté de choix réfléchi] » ;

pour ensuite à établir si la manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte
ou n’affecte pas la manière d’entendre les deux occurrences de la lo-
cution « la liberté » dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté
d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre homme. »

Or, nous venons de conclure notre section sur le prédicament


« homme » comme suit :

1. d’une part, il est clair que :

1.1. la manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et «  un (1) autre homme »,
d’autre part, affecte la manière d’entendre les deux
62
occurrences du nom « homme » dans l’opposition
qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. »,

1.2. et ce, selon que chacun de ces hommes est un


tout intégral dont l’étendue comble un lieu, celui
qu’occupe chacun d’eux en acte, ou en puissance.

2. d’autre part, il est clair que :

2.1. en cas de remplacement d’un (1) homme par un


(1) autre homme, «  là où il y a maintenant [un (1)
homme], là il y avait tout à l’heure [un (1) autre
homme],

2.2. et que, par suite, « le lieu est quelque chose


d’autre que les deux corps qui y entrent et en sortent
en se remplaçant », parce que, là où un (1) homme
se trouve, aucun (0) autre homme ne peut y être
sans déplacement du premier et remplacement par
le second.

Et nous venons d’établir que, de la proposition :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

on tire, quant au lieu, la proposition :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

Sauf que, au début de cette Section II, nous venons de lire cet ensei-
gnement d’Aristote :

63
Et puisqu’il s’agit là, en outre, d’un corps d’une certaine
qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne
sera pas identique à l’âme, car le corps animé n’est pas un
attribut d’un sujet, mais il est plutôt lui-même substrat et
matière. Par suite, l’âme est nécessairement substance, en
ce sens qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la vie
en puissance. Mais la substance formelle est réalisation  ;
l’âme est donc la réalisation d’un corps de cette nature.
Mais la réalisation se prend en un double sens  ; elle est
tantôt comme la science, tantôt comme l’exercice de la
science. Il est ainsi manifeste que l’âme est une réalisation
comme la science, car le sommeil aussi bien que la veille
impliquent la présence de l’âme, la veille étant une chose
analogue à l’exercice de la science, et le sommeil, à la pos-
session de la science, sans l’exercice. Or l’antériorité dans
l’ordre de la génération appartient, dans le même individu, à
la science. C’est pourquoi l’âme est, en définitive, une réali-
sation première d’un corps naturel ayant potentiellement la
vie, c’est-à-dire d’un corps organisé.

et que, à la Section I, nous avions lu cet autre enseignement d’Aristo-


te :

Si les genres sont différents et non subordonnés les uns


aux autres, leurs différences seront elles-mêmes autres
spécifiquement. Soit animal et science ; pédestre et bipède,
ailé et aquatique sont des différences de animal. Or aucune
de ces différences n’est une différence pour science, car
une science ne se différencie pas d’une science par le fait
d’être bipède.

« Le corps animé n’est pas un attribut d’un sujet », en ce sens que


« corps animé » se dit d’un sujet, mais n’est pas dans un sujet ; c’est
ainsi que l’homme est un corps animé. Tout corps animé est capable
d’animation (anim-able), ce pourquoi il est animal (anim-al) ; le suffixe
« al » reprenant le suffixe « able » de « cap-able » dans « capable
d’animation ». Et, une partie substantielle du corps animé, l’âme, est la
« réalisation première d’un [tel] corps naturel ayant potentiellement la
vie, c’est-à-dire d’un corps organisé », son acte d’existence première.
64
Par contre, l’exercice des opérations vitales n’est pas l’âme qui est au
principe de l’exercice de ces opérations. Le genre pertinent à l’âme,
d’une part, et le genre pertinent à l’exercice des opérations vitales,
d’autre part, « sont différents et non subordonnés les uns aux autres »,
et « leurs différences seront elles-mêmes autres spécifiquement ».
Dès lors, par exemple, l’opération vitale consistant à se nourrir se dit
d’un sujet, le vivant, et est dans un sujet, son organe de nutrition.
L’exercice des opérations vitales concernent des actes d’existence se-
conde.

L’examen et l’établissement du bien-fondé au soutien de la consé-


quence formulée à propos de (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme » sont ainsi partiellement accomplis. Sont
établis les antécédents :

a ) « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme,


mais il n’est dans aucun sujet », bien que ce sujet soit un
tout avec des parties « à la façon dont les parties sont con-
tenues dans le tout » ;

b) liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir dans
l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire ».

Il nous reste à examiner et à établir la partie du conséquent ici mis en


italique :

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un


sujet », comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans
l’âme, [elle-même partie du tout dit homme, et ce, « à la fa-
çon dont les parties sont contenues dans le tout »], et elle
est aussi affirmée d’un sujet, la [faculté de choix réfléchi] ».

65
À partir de la proposition :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

peut-on conclure que la liberté est dans un lieu ? Oui, si elle a une
étendue. Sauf que, à la ligne 424a 24 de son traité intitulé De l’âme,
Aristote écrit :

2  Αἰσθητήριον δὲ πρῶτον ἐν ᾧ ἡ τοιαύτη δύναμις.


Ἔστι μὲν οὖν ταὐτόν, τὸ δ' εἶναι ἕτερον· μέγεθος μὲν
γὰρ ἄν τι εἴη τὸ αἰσθανόμενον, οὐ μὴν τό γε αἰσθητικῷ
εἶναι οὐδ' ἡ αἴσθησις μέγεθός ἐστιν, ἀλλὰ λόγος τις καὶ
δύναμις ἐκείνου. 47

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

L’organe sensoriel premier est celui dans lequel réside une


puissance de cette nature. Organe et faculté sont donc
identiques, mais leur essence est différente  : car l’organe
qui sent doit être une certaine étendue, tandis que ni la fa-
culté sensible ni le sens lui-même ne sont de l’étendue,
mais bien une certaine forme et une puissance de cet or-
gane. 48

Si la puissance opérative qu’est la liberté réside dans un organe sen-


soriel, alors, « l’organe qui sent doit être une certaine étendue, tandis
que ni la faculté sensible ni le sens lui-même ne sont de l’étendue,
mais bien une certaine forme et une puissance de cet organe. »

Dès lors, la liberté n’est pas dans un lieu . Il s’ensuit que le « là où »


écrit dans la proposition :

47 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame2a.htm#XI
48 Aristote, Traité de l’âme, Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale-Do-
minique Nau, Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduc-
tion de R. Bodéüs (GF Flammarion), http://docteurangelique.free.fr
66
(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la
liberté d’un autre homme. »

n’est en rien le « là où » de la proposition :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. » 49

Par contre, si « l’âme est, en définitive, une réalisation première d’un


corps naturel ayant potentiellement la vie, c’est-à-dire d’un corps or-
ganisé » qui, lui, est dans un lieu en tant que corps, s’ensuit-il que
l’âme, qui « est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissan-
ce », donc entéléchie de ce corps, est là où ce corps se trouve ?

Tel est le problème à examiner et à résoudre en ce qui concerne la


partie du conséquent ici mis en italique :

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un


sujet », comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans
l’âme, [elle-même partie du tout dit homme, et ce, « à la fa-
çon dont les parties sont contenues dans le tout »], et elle
est aussi affirmée d’un sujet, la [faculté de choix réfléchi] »,

et c’est la résolution de ce problème qui ouvrira la voie pour ensuite à


établir si la manière d’entendre les locutions « un (1) homme », d’une
part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte ou n’affecte pas
la manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté »
dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme. »

49 À plus forte raison est-ce le cas si la puissance opérative qu’est la liberté ne réside
pas dans un organe sensoriel : « Il n’est pas raisonnable d’admettre que l’intellect
soit mêlé au corps, car alors il deviendrait d’une qualité déterminée, ou froid ou
chaud, ou même posséderait quelque organe, comme la faculté sensitive or, en réa-
lité, il n’en a aucun. » (De l’âme, 429a 24)
67
À la ligne 432b 7 de son traité intitulé De l’âme, Aristote écrit : « 4 Καὶ
δὴ καὶ περὶ οὗ νῦν ὁ λόγος ἐνέστηκε, τί τὸ κινοῦν κατὰ τόπον τὸ
ζῷόν ἐστιν. » 50 Pascale-Dominique Nau en propose la traduction
suivante : « Revenons à l’objet de notre précédente étude : qu’est-ce
qui meut l’animal selon le lieu ? » 51

C’est là l’angle d’attaque qui convient pour entreprendre résolution du


problème précis qui obstrue la voie conduisant à établir la manière
d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté » dans l’op-
position qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté
d’un (1) autre homme. »

Au point de départ de notre entreprise, arrêtons-nous au mot « délibé-


ration ». Pour ce mot, le Centre national de Ressources Textuelles et
Lexicale écrit : « action de délibérer, de réfléchir » 52. Et, au mot « libé-
ration », il ajoute : « [Correspond à libérer ] Action de libérer quel-
qu'un ; le résultat de cette action ; 1. a) Fait de rendre à quelqu'un la
libre disposition de sa personne. » 53

Remarquons bien que, si la liberté consiste en une « libre disposition


de sa personne », le « fait de [la] rendre à quelqu’un » implique que
quelqu’un d’autre que le premier « quelqu’un » est en position de pri-
ver ce premier « quelqu’un [de] la libre disposition de sa personne ».
Cette opinion semble offrir un bon point de départ pour résoudre le

50 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame3a.htm#X
51 Aristote, Traité de l’âme, Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale-Do-
minique Nau, Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduc-
tion de R. Bodéüs (GF Flammarion), http://docteurangelique.free.fr
52 Centre national de Ressources Textuelles et Lexicale,
http://www.cnrtl.fr/definition/délibération
53 Centre national de Ressources Textuelles et Lexicale,
http://www.cnrtl.fr/definition/libération
68
problème précis qui se pose à propos de la manière d’entendre les
deux occurrences de la locution « la liberté » dans l’opposition qu’ex-
prime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre
homme. »

Selon cette source, le Centre national de Ressources Textuelles et


Lexicale, une distinction s’imposerait donc entre :

a ) une liberté intérieure : la « libre disposition de sa personne » ;

b) une liberté extérieure : une certaine autre « libre disposition »


dont on peut nous priver ou nous rendre.

Une délibération qui ne conduit pas à une libération intérieure manque


son but. L’ action de délibérer, lorsqu’elle atteint son but, soit libérer,
place le délibérant en possession de la «  libre disposition de sa per-
sonne ». Et, il est probable que Johann Wolfgang von Gœthe l’avait à
l’esprit lorsqu’il écrivit : « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit
libre sans l’être. »

Poursuivons notre lecture d’Aristote au delà de la ligne 432b 7 du trai-


té intitulé De l’âme, et rendons-nous à la ligne 432b 25 :

7 Ἀλλὰ μὴν οὐδὲ τὸ λογιστικὸν καὶ ὁ καλούμενος νοῦς


ἐστιν ὁ κινῶν· ὁ μὲν γὰρ θεωρητικὸς οὐθὲν θεωρεῖ
πρακτόν, οὐδὲ λέγει περὶ φευκτοῦ καὶ διωκτοῦ οὐθέν,
ἀεὶ δὲ ἡ κίνησις ἢ φεύγοντός τι ἢ διώκοντός τί ἐστιν.
Ἀλλ' οὐδ' ὅταν θεωρῇ τι τοιοῦτον, ἤδη κελεύει φεύγειν
ἢ διώκειν, οἷον πολλάκις διανοεῖται φοβερόν τι ἢ ἡδύ,
οὐ κελεύει δὲ φοβεῖσθαι, ἡ δὲ καρδία [433a] κινεῖται, ἂν
δ' ἡδύ, ἕτερόν τι μόριον. 8 Ἔτι καὶ ἐπιτάττοντος τοῦ
νοῦ καὶ λεγούσης τῆς διανοίας φεύγειν τι ἢ διώκειν οὐ
κινεῖται, ἀλλὰ κατὰ τὴν ἐπιθυμίαν πράττει, οἷον ὁ
ἀκρατής. Καὶ ὅλως δὲ ὁρῶμεν ὅτι ὁ ἔχων τὴν ἰατρικὴν
οὐκ ἰᾶται, ὡς ἑτέρου τινὸς κυρίου ὄντος τοῦ ποιεῖν
κατὰ τὴν ἐπιστήμην, ἀλλ' οὐ τῆς ἐπιστήμης. Ἀλλὰ μὴν
οὐδ' ἡ ὄρεξις ταύτης κυρία τῆς κινήσεως· οἱ γὰρ
69
ἐγκρατεῖς ὀρεγόμενοι καὶ ἐπιθυμοῦντες οὐ πράττουσιν
ὧν ἔχουσι τὴν ὄρεξιν, ἀλλ' ἀκολουθοῦσι τῷ νῷ. 54

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Mais ce n’est pas non plus la faculté rationnelle, et ce qu’on


nomme l’intellect, qui est le moteur. En effet, l’intellect théo-
rétique ne pense rien qui ait rapport à la pratique, et
n’énonce rien sur ce qu’il faut éviter et poursuivre, alors que
le mouvement de progression est toujours d’un être qui
évite ou poursuit quelque chose. Et même quand l’intellect
porte sur une chose de ce genre il n’ordonne pas pour au-
tant de la poursuivre ou de l’éviter : par exemple, souvent il
pense quelque chose de redoutable ou d’agréable sans or-
donner de fuir  ; c’est le cœur seul qui est mis en mouve-
ment, ou, s’il s’agit d’une chose agréable, quelque autre
partie du corps. Enfin, même quand l’intellect prescrit et que
la pensée dit de fuir quelque objet ou de le poursuivre,
l’animal ne se meut pas par là même  ; au contraire, il agit
parfois selon l’appétit, et c’est ce que fait l’intempérant. En-
fin, d’une manière générale, nous observons que celui qui
possède la science médicale ne l’exerce pas pour autant,
ce qui montre bien que c’est tout autre chose qui détermine
l’action conforme à la science, et non pas la science elle-
même. Enfin, ce n’est pas davantage le désir qui détermine
ce genre de mouvement  : car les tempérants, quand ils
éprouvent des désirs et des appétits, n’accomplissent pas
les choses dont ils ont le désir, mais ils obéissent à la rai-
son. 55

Pour ce qui a « rapport à la pratique », donc à l’action (en grec :


πρᾶξις, d’où vient le paronyme πρακτικόν), « le mouvement de pro-
gression est toujours [celui] d’un être qui évite ou poursuit quelque
chose » ; « ce qu’il faut éviter», c’est le «  redoutable  » ; ce qu’il faut

54 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame3a.htm#IX
55 Aristote, Traité de l’âme, Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale-Do-
minique Nau, Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduc-
tion de R. Bodéüs (GF Flammarion), http://docteurangelique.free.fr
70
«  poursuivre», c’est l’« agréable ». Cependant, « quand l’intellect
prescrit et que la pensée dit de fuir quelque objet ou de le poursuivre,
l’animal ne se meut pas par là même » ; « ce n’est pas davantage le
désir qui détermine ce genre de mouvement ».

Alors, qu’est-ce ? La réponse d’Aristote se trouve à la ligne 434a 5


traité intitulé De l’âme :

2 Ἡ μὲν οὖν αἰσθητικὴ φαντασία, ὥσπερ εἴρηται, καὶ ἐν


τοῖς ἄλλοις ζῴοις ὑπάρ- χει, ἡ δὲ βουλευτικὴ ἐν τοῖς
λογιστικοῖς (πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε, λογισμοῦ
ἤδη ἐστὶν ἔργον· καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖν· τὸ μεῖζον γὰρ
διώκει· ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων
ποιεῖν). Καὶ αἴτιον τοῦτο τοῦ δόξαν μὴ δοκεῖν ἔχειν, ὅτι
τὴν ἐκ συλλογισμοῦ οὐκ ἔχει, αὕτη δὲ κινεῖ· 3 διὸ τὸ
βουλευτικὸν οὐκ ἔχει ἡ ὄρεξις· νικᾷ δ' ἐνίοτε καὶ κινεῖ
ὁτὲ μὲν αὕτη ἐκείνην, ὁτὲ δ' ἐκείνη ταύτην, ὥσπερ
σφαῖρα <σφαῖραν>, ἡ ὄρεξις τὴν ὄρεξιν, ὅταν ἀκρασία
γένηται· φύσει δὲ ἀεὶ ἡ ἄνω ἀρχικωτέρα καὶ κινεῖ· 56

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

La représentation sensitive appartient donc, comme nous


l’avons dit aux autres animaux aussi, tandis que la repré-
sentation délibérative n’appartient qu’à ceux qui sont rai-
sonnables car pour ces derniers, savoir si l’on fera telle
chose ou telle autre c’est déjà l’œuvre du raisonnement et il
leur est nécessaire de n’employer qu’une unité de mesure,
puisque c’est ce qui est le plus avantageux qu’ils poursui-
vent. Les animaux raisonnables sont donc capables de
construire une seule image à partir d’une pluralité d’images.
Et la raison pour laquelle les animaux imparfaits ne sem-
blent pas posséder le jugement, c’est qu’ils n’ont pas cette
imagination qui découle du syllogisme alors que celle-ci im-
plique celui-là. Aussi le désir irrationnel n’implique-t-il pas la
faculté délibérative. Mais, chez l’homme, il l’emporte à cer-

56 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame3a.htm#IX
71
tains moments sur le désir rationnel et le meut ; à d’autres
moments, au contraire, c’est ce dernier qui l’emporte sur le
premier, comme une Sphère sur une autre Sphère ; ou, en-
fin, le désir irrationnel domine le désir rationnel, dans le cas
de l’intempérance (bien que, par nature, ce soit toujours la
faculté la plus haute qui possède la suprématie et qui im-
prime le mouvement).

« La représentation délibérative n’appartient qu’à ceux qui sont rai-


sonnables », écrit Aristote. C’est ainsi que « les tempérants, quand ils
éprouvent des désirs et des appétits, n’accomplissent pas les choses
dont ils ont le désir, mais ils obéissent à la raison », avons-nous lu
plus haut. Que signifient ces termes : « raisonnables » et « raison » ?
Pour répondre adéquatement à cette question, il convient de saisir
l’essence de la quiddité qu’est la « représentation délibérative ».

« Le désir irrationnel n’implique (...) pas la faculté délibérative », souli-


gne Aristote ; c’est l’appétit sensitif, celui qui naît de la connaissance
sensitive. Même que, « chez l’homme, il l’emporte à certains moments
sur le désir rationnel et le meut ». Ainsi, « le désir irrationnel domine le
désir rationnel, dans le cas de l’intempérance. » 57

Par contre, « à d’autres moments, (...), c’est [le désir rationnel] qui
l’emporte sur [le désir irrationnel] », ce qui « implique (...) la faculté dé-
libérative ». Dans un tel cas, « savoir si l’on fera telle chose ou telle
autre c’est déjà l’œuvre du raisonnement » ; et alors, l’homme agit se-
lon sa « nature » d’animal raisonnable en employant « la représenta-
tion délibérative ».

L’emploi de « la représentation délibérative » par la « faculté représen-


tative » conduit l’homme qui s’interroge quant à « savoir [s’il] fera telle
chose ou telle autre » à «  n’employer qu’une unité de mesure ». En

57 Tempérance et intempérance sont longuement examinées par Aristote au traité


intitulé Éthique à Nicomaque.

72
quoi consiste cette « unité de mesure » ? Sa « nature » d’animal rai-
sonnable, « car les tempérants, quand ils éprouvent des désirs et des
appétits, n’accomplissent pas les choses dont ils ont le désir, mais ils
obéissent à la raison », avons-nous lu plus haut.

Ainsi, « par nature, [c’est] toujours la faculté la plus haute qui possède
la suprématie et qui imprime le mouvement », puisque c’est seulement
ainsi que « ce qui est le plus avantageux » pour l’animal raisonnable,
pour l’homme, est ce « qu’il poursuit », si c’est un bien, ce qu’il évite,
si c’est un mal.

Il s’ensuit qu’une délibération qui ne conduit pas à une telle libération,


la seule qui assure que « ce soit toujours la faculté la plus haute qui
possède la suprématie et qui imprime le mouvement  », manque son
but. « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être » ;
chez un tel « celui », « le désir irrationnel domine le désir rationnel ».

Par contre, la liberté consistant à ce que « ce soit toujours la faculté la


plus haute qui possède la suprématie et qui imprime le mouvement »,
et ce, chez un homme qui vit selon cette « suprématie », donc qui
possède la liberté intérieure, le libre arbitre, et qui en jouit en l’exer-
çant de manière ferme et constante, n’est aucunement concernée par
une phrase telle que :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

bien qu’il le soit toujours par une phrase telle que :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

En quoi consiste le « désir rationnel », cette « la faculté la plus haute


qui possède [par nature] la suprématie et qui imprime le mouve-
ment »?.
73
À la ligne 1139b 1 du traité intitulé Éthique à Nicomaque, Aristote ré-
pond :

[1139b 1] αὕτη γὰρ καὶ τῆς ποιητικῆς ἄρχει· ἕνεκα γάρ


του ποιεῖ πᾶς ὁ ποιῶν, καὶ οὐ τέλος ἁπλῶς (ἀλλὰ πρός
τι καὶ τινός) τὸ ποιητόν, ἀλλὰ τὸ πρακτόν· ἡ γὰρ
εὐπραξία τέλος, ἡ δ' ὄρεξις τούτου. Διὸ ἢ ὀρεκτικὸς
νοῦς ἡ προαίρεσις (5) ἢ ὄρεξις διανοητική, καὶ ἡ
τοιαύτη ἀρχὴ ἄνθρωπος. 58

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Cette dernière sorte de pensée commande également l’in-


tellect poétique, puisque dans la production l’artiste agit tou-
jours en vue d’une fin  ; la production n’est pas une fin au
sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production
d’une chose déterminée. Au contraire, dans l’action, ce
qu’on fait  est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse
est une fin, et le désir [rationnel] a cette fin pour objet. Aussi
peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel est un
intellect désirant ou un désir raisonnant, et le principe qui
est de cette sorte est un homme [raisonnable]. 59

« Dans l’action [πρακτόν] », alors que « ce qu’on fait  est une fin au
sens absolu, car la vie vertueuse est une fin, et [que] le désir [ration-
nel] a cette fin pour objet », « le choix préférentiel [προαίρεσις, proai-
resis] est un intellect désirant [ὀρεκτικὸς νοῦς] ou un désir raison-
nant [ὄρεξις διανοητική], et le principe [ἀρχὴ] qui est de cette sorte
[τοιαύτη] est un homme [ἄνθρωπος] ».

Chez un tel homme, « la faculté la plus haute qui possède la supréma-


tie et qui imprime le mouvement » lui procure la liberté intérieure, le

58 La morale et la politique d’Aristote , traduite du grec par M. Thurot, Paris, 1824,


chez Firmin Didot, Père et Fils,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/morale6gr.htm#1139b
59Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-
Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/
74
libre arbitre. Et ce désir irrationnel qui peut l’emporter sur le désir ra-
tionnel, celui qui menace et peut entraver cette liberté intérieure, se
trouve aussi à l’intérieur et seulement à l’intérieur d’un tel homme.

Qu’en est-il de la liberté extérieure ? Allons au plus court ! À la Ques-


tion 6 : Le volontaire et l’involontaire, Article 4 : Peut-on faire violence
à la volonté ? 60, Thomas d’Aquin répond :

La volonté comporte deux actes : l'un qui procède immédia-


tement d'elle, étant comme émis par cette faculté ; cet acte
dit "élicite" [elicitus], c'est le vouloir. L'autre acte est celui
qu'elle commande et qui suppose la médiation d'une autre
puissance, par exemple marcher et parler : ce sont des ac-
tes que la volonté commande et qui sont exécutés par l'in-
termédiaire de la puissance motrice. S'il s'agit des actes
"impérés" [imperatus], c'est-à-dire commandés, la volonté
peut souffrir violence; les membres extérieurs peuvent en
effet être empêchés par violence d'exécuter le commande-
ment de la volonté. Mais dans son acte propre, élicite, la
volonté ne peut être affectée par aucune violence.

60 Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia IIae Pars, Edition numérique:


http://bibliotheque.editionsducerf.fr/, mise à disposition du site sur les œuvres com-
plètes de saint Thomas d'Aquin, http://docteurangelique.free.fr ; Thomae de Aquino,
Iª-IIae q. 6 a. 4 co., http://www.corpusthomisticum.org/sth2006.html#33770 :
Respondeo dicendum quod duplex est actus voluntatis, unus quidem qui est eius
immediate, velut ab ipsa elicitus, scilicet velle; alius autem est actus voluntatis a vo-
luntate imperatus, et mediante alia potentia exercitus, ut ambulare et loqui, qui a vo-
luntate imperantur mediante potentia motiva. Quantum igitur ad actus a voluntate
imperatos, voluntas violentiam pati potest, inquantum per violentiam exteriora mem-
bra impediri possunt ne imperium voluntatis exequantur. Sed quantum ad ipsum
proprium actum voluntatis, non potest ei violentia inferri. Et huius ratio est quia actus
voluntatis nihil est aliud quam inclinatio quaedam procedens ab interiori principio
cognoscente, sicut appetitus naturalis est quaedam inclinatio ab interiori principio et
sine cognitione. Quod autem est coactum vel violentum, est ab exteriori principio.
Unde contra rationem ipsius actus voluntatis est quod sit coactus vel violentus, sicut
etiam est contra rationem naturalis inclinationis vel motus. Potest enim lapis per vio-
lentiam sursum ferri, sed quod iste motus violentus sit ex eius naturali inclinatione,
esse non potest. Similiter etiam potest homo per violentiam trahi, sed quod hoc sit ex
eius voluntate, repugnat rationi violentiae.

75
La raison en est que l'acte de volonté n'est rien d'autre
qu'une inclination qui procède d'un principe intérieur doué
de connaissance, de même que l'appétit naturel est une in-
clination qui procède aussi d'un principe intérieur, mais dé-
pourvu de connaissance. Or ce qui est contraint et violent
vient d'un principe extérieur. Il est donc contraire à l'acte
même de la volonté d'être contraint ou violenté, comme
d'ailleurs aussi à toute inclination ou mouvement naturel.
Rien n'empêche en effet qu'une pierre soit jetée vers le haut
par violence, mais que ce mouvement violent procède de
son inclination naturelle, voilà ce qui est impossible. Pa-
reillement, on peut traîner un homme par force, mais que
cela vienne de sa volonté est contraire à la notion même de
violence.

L’acte de la volonté dit "élicite" [elicitus], le vouloir, procède et ne peut


procéder que de la liberté intérieure. Dans cet « acte propre, élicite, la
volonté ne peut être affectée par aucune violence ». Mais, il n’en est
plus de même de l’acte de volonté dit « impéré » ; ici, « la volonté peut
souffrir violence ». C’est que « les membres extérieurs peuvent en ef-
fet être empêchés par violence d'exécuter le commandement de la vo-
lonté ». Ainsi, «  on peut traîner un homme par force, mais que cela
vienne de sa volonté est contraire à la notion même de violence ».

Alors, n’y a-t-il pas une possibilité de contraindre un homme de telle


manière qu’il soit amené, en son for intérieur, à prendre une décision
que, sans cette contrainte, il ne prendrait pas ?

La réponse d’Aristote se trouve à la ligne 1109b 30 du traité intitulé


Éthique à Nicomaque, où il écrit :

Il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter


leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et
l’involontaire ; et cela est également utile au législateur pour
établir des récompenses et des châtiments.
On admet ordinairement qu’un acte est involontaire quand il
est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par
76
contrainte tout ce qui a son principe a hors de nous, c’est-à-
dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours
de l’agent ou du patient si, par exemple, on est emporté
quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous
tiennent en leur pouvoir.
Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands
maux ou pour quelque noble motif (par exemple, si un tyran
nous ordonne d’accomplir une action honteuse, alors qu’il
tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu’en
accomplissant cette action nous assurerions leur salut, et
en refusant de la faire, leur mort), pour de telles actions la
question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou
involontaires. C’est là encore ce qui se produit dans le cas
d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours
d’une tempête  : dans l’absolu, personne ne se débarrasse
ainsi de son bien volontairement, mais quand il s’agit de
son propre salut et de celui de ses compagnons un homme
de sens agit toujours ainsi. De telles actions sont donc mix-
tes tout en ressemblant plutôt à des actions volontaires, car
elles sont librement choisies au moment où on les accom-
plit, et la fin de l’action varie avec les circonstances de
temps. On doit donc, pour qualifier une action de volontaire
ou d’involontaire, se référer au moment où elle s’accomplit.
Or, ici l’homme agit volontairement, car le principe qui, en
de telles actions, meut les parties instrumentales de son
corps réside en lui, et les choses dont le principe est en
l’homme même, il dépend de lui de les faire ou de ne pas
les faire. Volontaires sont donc les actions de ce genre,
quoi que dans l’absolu elles soient peut-être involontaires,
puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en
elle-même.
Les actions de cette nature sont aussi parfois objet d’éloge
quand on souffre avec constance quelque chose de hon-
teux ou d’affligeant en contrepartie de grands et beaux
avantages ; dans le cas opposé, au contraire, elles sont ob-
jet de blâme, car endurer les plus grandes indignités pour
n’en retirer qu’un avantage nul ou médiocre est le fait d’une
âme basse. Dans le cas de certaines actions, ce n’est pas
l’éloge qu’on provoque, mais l’indulgence  : c’est lorsqu’on
accomplit une action qu’on ne doit pas faire, pour éviter des
maux qui surpassent les forces humaines et que personne
77
ne pourrait supporter. Cependant il existe sans doute des
actes qu’on ne peut jamais être contraint d’accomplir, et
auxquels nous devons préférer subir la mort la plus épou-
vantable  : car les motifs qui ont contraint par exemple
l’Alcméon d’Euripide à tuer sa mère apparaissent bien ridi-
cules. Et s’il est difficile parfois de discerner, dans une ac-
tion donnée, quel parti nous devons adopter et à quel prix
ou quel mal nous devons endurer en échange de quel
avantage, il est encore plus difficile de persister dans ce
que nous avons décidé car la plupart du temps ce à quoi
l’on s’attend est pénible et ce qu’on est contraint de faire,
honteux ; et c’est pourquoi louange et blâme nous sont dis-
pensés suivant que nous cédons ou que nous résistons à
cette contrainte.
Quelles sortes d’actions faut-il dès lors appeler forcées  ?
Ne devons-nous pas dire qu’au sens absolu, c’est lorsque
leur cause réside dans les choses hors de nous, et que
l’agent n’y a en rien contribué  ? Les actions qui, en elles-
mêmes, sont involontaires, mais qui, à tel moment et en re-
tour d’avantages déterminés, ont été librement choisies et
dont le principe réside dans l’agent, sont assurément en el-
les-mêmes involontaires, mais, à tel moment et en retour de
tels avantages, deviennent volontaires et ressemblent plutôt
à des actions volontaires  : car les actions font partie des
choses particulières, et ces actions particulières sont ici vo-
lontaires. Mais quelles sortes de choses doit-on choisir à la
place de quelles autres, cela n’est pas aisé à établir, car il
existe de multiples diversités dans les actes particuliers.
Et si on prétendait que les choses agréables et les choses
nobles ont une force contraignante (puisqu’elles agissent
sur nous de l’extérieur), toutes les actions seraient à ce
compte-là des actions forcées, car c’est en vue de ces sa-
tisfactions qu’on accomplit toujours toutes ses actions. De
plus, les actes faits par contrainte et involontairement sont
accompagnés d’un sentiment de tristesse, tandis que les
actes ayant pour fin une chose agréable ou noble sont faits
avec plaisir. Il est dès lors ridicule d’accuser les choses ex-
térieures et non pas soi-même, sous prétexte qu’on est faci-
lement capté par leurs séductions, et de ne se considérer
soi-même comme cause que des bonnes actions, rejetant

78
la responsabilité des actions honteuses sur la force contrai-
gnante du plaisir.
Ainsi donc, il apparaît bien que l’acte forcé soit celui qui a
son principe hors de nous, sans aucun concours de l’agent
qui subit la contrainte. 61

Nous ne résoudrons pas entièrement le problème qui est ici posé par
Aristote dans ce passage, bien que, au prochain chapitre, nous re-
viendrons sur ce qui est « utile au législateur ». Mais, nous fournirons
une réponse partielle parce qu’il permet de poser un autre problè-
me qui, lui, nous concerne directement : celui de la liberté d’action.

Frédéric Ramel, dans « Accès aux espaces communs et grandes stra-


tégies : vers un nouveau jeu mondial », une étude 62 publiée sous l’au-
torité de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM),
emploie l’expression « liberté d’action » dans le contexte suivant :

Des stratégies spécifiques à la notion de Grande stratégie


Ce débat entre stratégies spécifiques et stratégie unique
n'est rien d'autre que celui qui oppose relativistes et essen-
tialistes. Comme le souligne Hervé Coutau-Bégarie : «La
guerre se fait aussi bien sur la terre que sur mer. D'où la
question centrale, toujours posée et jamais résolue : y-a-t-il
une Stratégie, dont les principes seraient universellement
valables, ou y-a-t-il des stratégies, dont les règles varient

61 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-


Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous. Texte grec à :
http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0053%
3Abekker+page%3D1109b%3Abekker+line%3D25
62 Étude de l'IRSEM n°30 - 2014, p. 11 : la mise en italique de certains caractères est
de nous.
https://www.google.ca/search?q=L%E2%80%99Institut+de+recherche+strat%C3%A
9gique+de+l%E2%80%99%C3%89cole+militaire+(IRSEM)&oq=L%E2%80%99Instit
ut+de+recherche+strat%C3%A9gique+de+l%E2%80%99%C3%89cole+militaire+(IR
SEM)&aqs=chrome..69i57j0.6379j0j8&sourceid=chrome&es_sm=91&ie=UTF-8#q=E
tude+de+l'IRSEM+n%C2%B030+-+2014
79
selon le milieu ?». Il ne s'agit pas ici de trancher définitive-
ment entre ces deux options mais plutôt de souligner un ni-
veau d'analyse qui aboutit à la formulation de deux constan-
tes.
Le débat entre essentialistes et relativistes peut, dans une
certaine mesure, être appréhendé selon le niveau opéra-
tionnel et tactique. Toutefois, on peut aussi l'appréhender
du point de vue politico-stratégique. Si l'on s'en tient à cette
dernière échelle dans la réflexion, alors, des convergences
se manifestent. Elles permettent d'identifier des constantes,
lesquelles relativisent la thèse d'un isolat stratégique dont
pourraient bénéficier ces milieux.
La première de ces constantes vise à assurer une liberté
d'action. Accéder aux espaces communs, agir en leur sein,
ou bien opérer depuis ces derniers relèvent bel et bien de
cette perspective qui consiste à garantir les manœuvres
stratégiques, y compris le recours à la force armée. L'asser-
tion du Général Abrial selon laquelle «qui dispose du ciel,
dispose de la liberté d'action en surface» peut en effet être
applicable au spatial comme au cyber. Cette liberté d'action
stratégique repose également sur une interface entre logi-
que civile et logique militaire : pérennité des flux, des ap-
provisionnements et, plus largement, protection des espa-
ces, favorise aussi la liberté d'action des civils...
Le corollaire, et c'est là une deuxième constante, consiste à
empêcher l'autre d'agir dans ces espaces, ou, tout du
moins, à enrayer sa marge de manœuvre en leur sein. L'en-
treprise consiste ainsi à neutraliser l'action de l'ennemi.

Comme nous l’avons écrit plus haut, celui qui possède la liberté inté-
rieure, le libre arbitre, et qui en jouit en l’exerçant de manière ferme et
constante, n’est aucunement concerné par une phrase telle que :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

bien qu’il le soit toujours par une phrase telle que :

80
(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence
un autre homme. »

Frédéric Ramel nous montre bien comment il l’est quant au lieu avec
cet « accès aux espaces communs », ce qui implique de l’envahir
malgré la résistance de l’ennemi, tout en empêchant ce dernier d’y ac-
céder , et ce, avec « recours à la force armée ».

Cette « liberté d’action » relève de l’art militaire, celui dont Aristote


nous parle à la ligne 1094a 1 63 du traité Éthique à Nicomaque, en ces
termes :

Mais, en réalité, on observe une certaine différence entre


les fins : les unes consistent en des activités, et les autres
en certaines œuvres, distinctes des activités elles-mêmes.
Dans les cas où existent certaines fins distinctes des ac-
tions, les œuvres sont par nature supérieures aux activités
qui les produisent.
Or, comme il y a multiplicité d’actions, d’arts et de sciences,
leurs fins aussi sont multiples : ainsi, l’art médical a pour fin
la santé, l’art de construire des vaisseaux le navire, l’art
stratégique la victoire, et l’art économique la richesse. Mais
dans tous les arts de ce genre qui relèvent d’une unique
potentialité (de même, en effet, que sous l’art hippique tom-
bent l’art de fabriquer des freins et tous les autres métiers
concernant le harnachement des chevaux, et que l’art hip-
pique lui-même et toute action se rapportant à la guerre
tombent à leur tour sous l’art stratégique, c’est de la même
façon que d’autres arts sont subordonnés à d’autres), dans
tous ces cas, disons-nous, les fins des arts architectoniques
doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés,
puisque c’est en vue des premières fins qu’on poursuit les
autres. Peu importe, du reste, que les activités elles-mêmes
soient les fins des actions ou que, à part de ces activités, il

63 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-


Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous ; texte grec à
http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0053
81
y ait quelque autre chose comme dans le cas des sciences
dont nous avons parlé.

Aristote voit « une certaine différence entre les fins : les unes consis-
tent en des activités, et les autres en certaines œuvres, distinctes des
activités elles-mêmes ». Lorsqu’un fin consiste en une activité, ce qui
le cas de vertu, ce sont la prudence et « le choix préférentiel »
[προαίρεσις, proairesis] qui sont en cause : la fin est alors la perfec-
tion de l’homme en tant qu’homme, en tant que sujet moral. Lors-
qu’une fin consiste en une œuvre plutôt qu’en une activité, la fin est la
perfection de l’œuvre, et non la perfection de l’homme : c’est alors l’art
qui est en cause. « Dans les cas où existent certaines fins distinctes
des actions, les œuvres sont par nature supérieures aux activités qui
les produisent », précise Aristote ; il s’agit alors de l’activité relevant
proprement de l’art pertinent.

« L’art stratégique », dit Aristote, a pour fin une œuvre : « la victoire ».


Cette fin consiste à défaire l’ordre de bataille ennemi, i.e. à mettre
l’ennemi hors de combat, et à le désarmer. Mais existe-t-il une pru-
dence militaire qui, compte tenu de sa nature de vertu, a pour fin la
perfection de l’homme ? — L’art est un savoir-faire, qui relève de la
ratio recta factibilium, alors que la prudence est un savoir-agir-mora-
lement qui relève de la ratio recta agibilium. —

Allons au plus court ! À la Question 57 : Les vertus intellectuelles, Arti-


cle 4 : La prudence est-elle une vertu distincte de l’art ? (Ia IIæ), Tho-
mas d’Aquin répond à cette question par l’affirmative, en ces termes :

Là où se trouvent des caractéristiques diverses de vertus, il


faut les distinguer. Or, nous l'avons dit plus haut, il y a des
habitus qui ne sont des vertus que par cela seul qu'ils con-
fèrent une capacité pour de bons ouvrages; mais il y en a
qui ont ce titre du fait qu'ils procurent non seulement une
aptitude à de bonnes œuvres, mais aussi l'usage de cette
aptitude. Pour ce qui est de l'art, il ne confère que la capaci-
82
té de bien faire, puisqu'il n'a rien à voir avec l'appétit. La
prudence au contraire confère non seulement la capacité
de bien faire, mais aussi l'usage de cette capacité; en effet,
elle concerne l'appétit, étant donné précisément qu'elle en
présuppose la rectitude.

Le motif de cette différence, c'est que l'art est la droite règle


dans les choses à fabriquer, tandis que la prudence est la
droite règle dans l'action. C'est toute la différence entre faire
et agir selon la Métaphysique ; le premier est un acte qui
passe dans une matière extérieure, comme bâtir, tailler,
etc.; le second un acte qui demeure dans l'agent lui-même,
comme voir, vouloir, etc. Ainsi donc, la prudence se com-
porte à l'égard de cette activité humaine qu'est l'usage des
puissances et des habitus comme l'art à l'égard des fabrica-
tions extérieures; de part et d'autre, c'est la raison qui est
parfaite dans les choses auxquelles elle s'applique.

Or la perfection et rectitude de la raison en matière spécula-


tive dépend des principes à partir desquels elle fait ses dé-
ductions; aussi la science dépend-elle, avons-nous dit, de
cette simple intelligence qu'est l'habitus des principes, et le
présuppose. Mais dans les actes humains les fins ont le
même rôle que les principes dans la spéculation, dit le Phi-
losophe. Et c'est pourquoi la prudence, qui est la droite rè-
gle de l'action exige qu'on soit bien disposé à l'égard des
fins. Cela suppose un appétit réglé. Et voilà pourquoi la
prudence exige la vertu morale, puisque c'est par la vertu
morale que l'appétit est rectifié.

Mais dans les œuvres d'art le bien n'est pas celui de la


puissance appétitive de l'artisan, mais celui des œuvres el-
les-mêmes. Et c'est pourquoi l'art ne présuppose pas de
sentiments droits. De là vient qu'on félicitera beaucoup plus
l'artisan qui fait des fautes exprès que celui qui en fait sans
le vouloir; en revanche, il est beaucoup plus contraire à la
prudence de pécher exprès que de pécher sans le faire ex-
près, parce que la rectitude de la volonté est essentielle à la

83
prudence et non à l'art. - Il est donc par là même évident
que la prudence est une vertu distincte de l'art. 64

Bien que l’art soit une vertu distincte de la prudence, il existe, néan-
moins, une prudence militaire, écrit Thomas d’Aquin à la Question 50,
Article 4, (Iae IIæ) :

La nature vise deux fins: premièrement gouverner chaque


chose en elle-même, deuxièmement résister aux attaques
extérieures et aux causes de destruction. C'est pour cette
raison qu'elle a donné aux animaux non seulement la puis-
sance concupiscible par laquelle ils sont mus à rechercher
ce qui est conforme à leur bien, mais encore la puissance

64 Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia IIae Pars, Edition numérique:


http://bibliotheque.editionsducerf.fr/, mise à disposition du site sur les œuvres com-
plètes de saint Thomas d'Aquin, http://docteurangelique.free.fr. ; Thomae de Aquino,
Iª-IIae q. 57 a. 4 co., http://www.corpusthomisticum.org/sth2055.html#35910 :
Respondeo dicendum quod ubi invenitur diversa ratio virtutis, ibi oportet virtutes dis-
tingui. Dictum est autem supra quod aliquis habitus habet rationem virtutis ex hoc
solum quod facit facultatem boni operis, aliquis autem ex hoc quod facit non solum
facultatem boni operis, sed etiam usum. Ars autem facit solum facultatem boni ope-
ris, quia non respicit appetitum. Prudentia autem non solum facit boni operis faculta-
tem, sed etiam usum, respicit enim appetitum, tanquam praesupponens rectitudinem
appetitus. Cuius differentiae ratio est, quia ars est recta ratio factibilium; prudentia
vero est recta ratio agibilium. Differt autem facere et agere quia, ut dicitur in IX Meta-
phys., factio est actus transiens in exteriorem materiam, sicut aedificare, secare, et
huiusmodi; agere autem est actus permanens in ipso agente, sicut videre, velle, et
huiusmodi. Sic igitur hoc modo se habet prudentia ad huiusmodi actus humanos, qui
sunt usus potentiarum et habituum, sicut se habet ars ad exteriores factiones, quia
utraque est perfecta ratio respectu illorum ad quae comparatur. Perfectio autem et
rectitudo rationis in speculativis, dependet ex principiis, ex quibus ratio syllogizat,
sicut dictum est quod scientia dependet ab intellectu, qui est habitus principiorum, et
praesupponit ipsum. In humanis autem actibus se habent fines sicut principia in spe-
culativis, ut dicitur in VII Ethic. Et ideo ad prudentiam, quae est recta ratio agibilium,
requiritur quod homo sit bene dispositus circa fines, quod quidem est per appetitum
rectum. Et ideo ad prudentiam requiritur moralis virtus, per quam fit appetitus rectus.
Bonum autem artificialium non est bonum appetitus humani, sed bonum ipsorum
operum artificialium, et ideo ars non praesupponit appetitum rectum. Et inde est
quod magis laudatur artifex qui volens peccat, quam qui peccat nolens; magis autem
contra prudentiam est quod aliquis peccet volens, quam nolens, quia rectitudo volun-
tatis est de ratione prudentiae, non autem de ratione artis. Sic igitur patet quod pru-
dentia est virtus distincta ab arte.

84
irascible par laquelle l'animal résiste à ceux qui l'attaquent.
Aussi, dans les œuvres de la raison, n'est-il pas besoin seu-
lement de la prudence politique par laquelle soit convena-
blement disposé ce qui a rapport au bien commun, mais il
faut encore la prudence militaire, par laquelle soient re-
poussés les assauts ennemis. 65

Nous avons vu plus haut que l’acte de la volonté dit "élicite" [elicitus],
le vouloir, procède et ne peut procéder que de la liberté intérieure, et
qu’il ne peut être affectée par aucune violence ». Mais, il n’en est plus
de même de l’acte de volonté dit « impéré » qui, lui, « peut souffrir vio-
lence » ; cet acte de volonté dit « impéré » concerne la liberté exté-
rieure.

À ce propos, à la ligne 433b 19 du traité intitulé De l’âme, Aristote


écrit :

7  ᾧ δὲ κινεῖ ὀργάνῳ ἡ ὄρεξις, ἤδη τοῦτο σωματικόν


ἐστιν-διὸ ἐν τοῖς κοινοῖς σώματος καὶ ψυχῆς ἔργοις
θεωρητέον περὶ αὐτοῦ. 8  Νῦν δὲ ὡς ἐν κεφαλαίῳ
εἰπεῖν, τὸ κινοῦν ὀργανικῶς ὅπου ἀρχὴ καὶ τελευτὴ τὸ
αὐτό-οἷον ὁ γιγγλυμός· ἐνταῦθα γὰρ τὸ κυρτὸν καὶ τὸ
κοῖλον τὸ μὲν τελευτὴ τὸ δ' ἀρχή (διὸ τὸ μὲν ἠρεμεῖ τὸ
δὲ κινεῖται), λόγῳ μὲν ἕτερα ὄντα, μεγέθει δ'
ἀχώριστα.Πάντα γὰρ ὤσει καὶ ἕλξει κινεῖται· διὸ δεῖ,

65 Thomas d'Aquin, Somme théologique, Iae IIae Pars, Edition numérique:


http://bibliotheque.editionsducerf.fr/, mise à disposition du site sur les œuvres com-
plètes de saint Thomas d'Aquin, http://docteurangelique.free.fr ; Thomae de Aquino,
IIª-IIae q. 50 a. 4 co. :Respondeo dicendum quod ea quae secundum artem et ratio-
nem aguntur conformia esse oportet his quae sunt secundum naturam, quae a ratio-
ne divina sunt instituta. Natura autem ad duo intendit primo quidem, ad regendum
unamquamque rem in seipsa; secundo vero, ad resistendum extrinsecis impugnanti-
bus et corruptivis. Et propter hoc non solum dedit animalibus vim concupiscibilem,
per quam moveantur ad ea quae sunt saluti eorum accommoda; sed etiam vim iras-
cibilem, per quam animal resistit impugnantibus. Unde et in his quae sunt secundum
rationem non solum oportet esse prudentiam politicam, per quam convenienter dis-
ponantur ea quae pertinent ad bonum commune; sed etiam militarem, per quam
hostium insultus repellantur.
85
ὥσπερ ἐν κύκλῳ, μένειν τι, καὶ ἐντεῦθεν ἄρχεσθαι τὴν
κίνησιν. 66

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Quant à l’instrument par lequel meut le désir, c’est dès lors


quelque chose de corporel : aussi est-ce dans les fonctions
communes au corps et à l’âme qu’il doit être étudié. Pour le
moment, qu’il nous suffise de dire d’une façon sommaire,
que ce qui cause le mouvement par le moyen d’organes se
trouve au point où le commencement et la fin coïncident,
comme, par exemple, la jointure : là, en effet, le convexe et
le concave sont, le premier, fin, et le second, principe ; c’est
pourquoi le concave est en repos, et le convexe en mou-
vement, et qu’ils sont logiquement distincts tout en étant
inséparables dans l’étendue. 67

Les caractères mis en italique autorisent la paraphrase suivante :


«  L’instrument par lequel meut le désir, instrument qui est quelque
chose de corporel impliquant des fonctions communes au corps et à
l’âme, bref ce qui cause le mouvement par le moyen d’organes, cons-
titue une jointure au point où le commencement et la fin coïncident,
comme, par exemple, le convexe et le concave qui sont logiquement
distincts tout en étant inséparables dans l’étendue. »

Comme l’illustre l’image de la page suivante 68 , « une forme concave


est une forme creuse : l'intérieur d'un bol par exemple. Une forme
convexe est une forme bombée : un bol à l'envers par exemple. » Or, il

66 Psychologie d’Aristote, Traité de l’âme, traduit par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Pa-


ris, 1846, Librairie philosophique De Lagrange,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/ame3a.htm#X. La mise en italique
de certains caractères est de nous.
67 Aristote, Traité de l’âme, Nouvelle traduction pour Internet par sœur Pascale-Do-
minique Nau, Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduc-
tion de R. Bodéüs (GF Flammarion), http://docteurangelique.free.fr
68 Quelle est la différence ?,
http://quelleestladifference.blogspot.ca/2012/08/quelle-est-la-difference-entre-concav
e.html
86
est manifeste que la liberté d’action dont
parle Frédéric Ramel, prise à titre de liber-
té extérieure selon la notion que nous
avons retenue, implique un mouvement —
ici symbolisé par la flèche dans l’image —
par le moyen d’organes où une jointure se trouve là où la violence
peut intervenir, précisément au point où le commencement d’une liber-
té d’action et la fin d’une autre coïncident, comme, par exemple, le
convexe et le concave, qui « sont logiquement distincts tout en étant
inséparables dans l’étendue ».

Comme nous l’avons écrit plus haut, celui qui possède la liberté inté-
rieure, le libre arbitre, et qui en jouit en l’exerçant de manière ferme et
constante, n’est aucunement concerné par une phrase telle que :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

bien qu’il le soit toujours par une phrase telle que :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

Même si «l’instrument par lequel meut le désir (...) est quelque chose
de corporel impliquant des fonctions communes au corps et à l’âme »,
l’acte de la volonté dit "élicite" [elicitus], le vouloir, procède et ne peut
procéder que de la liberté intérieure qui ne « peut souffrir violence »,
alors que l’acte de volonté dit « impéré », celui « qui cause le mouve-
ment par le moyen d’organes », « peut souffrir violence ». Et l’agent
qui inflige cette violence agit aussi par un acte de volonté dit « impé-
ré ». Dès lors, si un agent, avec sa liberté extérieure, inflige une vio-
lence à un patient, qui la subit dans sa liberté extérieure, cet agent et
ce patient sont tels que le côté concave qui pousse le côté convexe à
fléchir, d’où la flèche dans l’image.

87
Ainsi, pour ce qui en est de la liberté extérieure, et ce, selon la notion
que nous en retenons, il convient de dire que celui qui la possède et
qui en jouit en l’exerçant de manière ferme et constante est concerné
par une phrase telle que :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où commence


un autre homme. »

ce pourquoi il l’est tout autant par une phrase telle que :

(P7) : « La liberté extérieure d’un homme s’arrête là où


commence la liberté extérieure d’un autre homme. »

Plus haut, nous avions dit que notre tâche consistait en un examen de
la conséquence suivante :

a ) si « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme,


mais [qu’]il n’est dans aucun sujet », bien que ce sujet soit un
tout avec des parties « à la façon dont les parties sont contenues
dans le tout » ;

b) et si liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir dans l’âme,
et elle est aussi affirmée d’un sujet, la grammaire » ;

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un sujet »,


comme « la [liberté] est dans un sujet, savoir dans l’âme, [elle-
même partie du tout dit homme, et ce, « à la façon dont les par-
ties sont contenues dans le tout »], et elle est aussi affirmée d’un
sujet, la [faculté de choix réfléchi] » ;

pour ensuite à établir si la manière d’entendre les locutions « un (1)


homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte
ou n’affecte pas la manière d’entendre les deux occurrences de la lo-

88
cution « la liberté » dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté
d’un (1) homme - la liberté d’un (1) autre homme. »

En retenant la distinction qui s’impose entre la liberté intérieure et le


liberté extérieure, il s’impose de rectifier la conséquence comme suit :

a ) si « homme est [dit] d’un sujet, savoir d’un certain homme,


mais [qu’]il n’est dans aucun sujet », bien que ce sujet soit un
tout avec des parties « à la façon dont les parties sont conte-
nues dans le tout » ;

b) et si liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un su-


jet », comme dans : « la Science est dans un sujet, savoir
dans l’âme, et elle est aussi affirmée d’un sujet, la gram-
maire » ;

c) alors liberté est « à la fois affirmé d’un sujet et dans un su-


jet »,

i) savoir dans l’âme, [elle-même partie du tout dit


homme, et ce, « à la façon pertinente dont les parties
sont contenues dans le tout » qu’est l’homme], et elle
est aussi affirmée d’un sujet, [l’acte de volonté dit
"élicite"] », d’une part,

ii) savoir dans un organe corporel, [lui-même partie du


tout dit homme, et ce, « à la façon pertinente dont les
parties sont contenues dans le tout qu’est l’homme»],
et elle est aussi affirmée d’un sujet, [l’acte de volonté
dit "impéré"] », d’autre part.

Dès lors, il est établi que la manière d’entendre les locutions « un (1)
homme », d’une part, et « un (1) autre homme », d’autre part, affecte
89
la manière d’entendre les deux occurrences de la locution « la liberté »
dans l’opposition qu’exprime : (P3) — « la liberté d’un (1) homme - la
liberté d’un (1) autre homme », et ce, de la façon indiquée dans la
conséquence rectifiée.

La Section II est ainsi close, ainsi que le Chapitre III.


—∞—

90
CHAPITRE IV : DISCERNEMENT DE POSTPRÉDICAMENTS

À la ligne 1109b 30 du traité intitulé Éthique à Nicomaque, nous avons


lu que :

Il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter


leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et
l’involontaire ; et cela est également utile au législateur pour
établir des récompenses et des châtiments. 69

Que ce serait bien si tous les hommes étaient vertueux ! Mais, il sem-
ble que ce ne soit pas le cas. Presque tout le monde en convient,
même Aristote.

C’est pourquoi il est important qu’un législateur vertueux, notamment


prudent et juste, exige l’accomplissement de l’action qu’accomplit vo-
lontairement l’homme vertueux, et ce, même si cet accomplissement
involontaire est obtenu avec « des récompenses et des châtiments »
qui fléchissent le récalcitrant de manière oblique, par la voie de la con-
trainte opposée à la liberté extérieure.

Tout homme vertueux, i.e. prudent, tempérant, courageux et juste,


jouit naturellement de l’auctoritas (autorité) : il inspire confiance aux
autres hommes vertueux. C’est cette confiance qui motive les autres
hommes vertueux à lui obéir ; ils ont confiance en lui, ce pourquoi ils
acceptent de bon gré d’accomplir les actions qu’il commande.

L’autorité ne doit pas être confondue avec le pouvoir de contraindre,


par quelque moyen que ce soit. Le tyran possède la seconde, pas la
première. Par ailleurs, l’homme qui manque de vertu ne peut pas être

69 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-


Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous.
91
contraint à acquérir la faculté de choix réfléchi disciplinée par la pru-
dence. C’est pourquoi le législateur vertueux, notamment prudent
tempérant, courageux et juste, a certes l’autorité, mais il a aussi be-
soin de l’art de contraindre l’homme qui manque de vertu. C’est ainsi
que la distinction entre la liberté intérieure et la liberté extérieure est «
utile au législateur » vertueux.

Hélas ! « établir des récompenses et des châtiments » n’est propre ni


au seul législateur vertueux ni à quiconque est vertueux ; le vicieux en
est tout autant capable. À ce jour, aucune recette magique n’a été
trouvée pour remédier à ce fléau ; et demain n’est pas la veille où elle
sera découverte, semble-t-il.

Dès lors, on saisit pourquoi la proposition P1 est devenu le proverbe


que l’on sait :

(P1) : « La liberté des uns s’arrête là où commence la liber-


té des autres. »

Cependant, en l’absence d’une recette magique, les principes du re-


mède à ce fléau ont été découverts depuis longtemps. Ainsi, à la ligne
1094b 3 du traité intitulé Éthique à Nicomaque, nous avons lu que :

Or, comme il y a multiplicité d’actions, d’arts et de sciences,


leurs fins aussi sont multiples : ainsi, l’art médical a pour fin
la santé, l’art de construire des vaisseaux le navire, l’art
stratégique la victoire, et l’art économique la richesse. Mais
dans tous les arts de ce genre qui relèvent d’une unique
potentialité (de même, en effet, que sous l’art hippique tom-
bent l’art de fabriquer des freins et tous les autres métiers
concernant le harnachement des chevaux, et que l’art hip-
pique lui-même et toute action se rapportant à la guerre
tombent à leur tour sous l’art stratégique, c’est de la même
façon que d’autres arts sont subordonnés à d’autres), dans
tous ces cas, disons-nous, les fins des arts architectoniques
doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés,

92
puisque c’est en vue des premières fins qu’on poursuit les
autres. 70

Les arts qui relèvent d’une unique potentialité doivent donc être sub-
ordonnés à d’autres arts dits « architectoniques ».

L’art politique est architectonique. À la ligne 1094a 24 du traité intitulé


Éthique à Nicomaque, Aristote écrit :

S’il en est ainsi, nous devons essayer d’embrasser, tout au


moins dans ses grandes lignes, la nature du Bien Suprême,
et de dire de quelle science particulière ou de quelle poten-
tialité il relève. On sera d’avis qu’il dépend de la science
suprême et architectonique par excellence. Or, une telle
science est manifestement la politique car c’est elle qui dé-
termine quelles sont parmi les sciences celles qui sont né-
cessaires dans les cités, et quelles sortes de sciences cha-
que classe de citoyens doit apprendre et jusqu’à quel point
son étude sera poussée ; et nous voyons encore que même
les potentialités les plus appréciées sont subordonnées à la
politique par exemple la stratégie, l’économique, la rhétori-
que. 71

« Les potentialités les plus appréciées » que sont « la stratégie, l’éco-


nomique, la rhétorique », lorsqu’elles ne sont pas « subordonnées à la
politique », deviennent ce qu’elles sont aujourd’hui entre les mains des
politiciens : par exemple, l’économisme. L’économisme se présente
sous deux formes :
a) une forme qui se veut savante chez Karl Marx, par exemple :

70 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-


Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous.
71 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, op. cit, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise
en italiques de certains caractères est de nous. Texte grec à :
http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text?doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0053%
3Abekker+page%3D1094a%3Abekker+line%3D1
93
L'ensemble de ces rapports [de production ] forment la
structure économique de la société, la fondation réelle [in-
frastructure] sur laquelle s'élève un édifice juridique et poli-
tique [superstructure], et à quoi répondent des formes dé-
terminées de la conscience sociale. Le mode de production
de la vie matérielle domine en général le développement de
la vie sociale, politique et intellectuelle. 72
b) mais une forme qui est devenue le lieu commun qui marque le
discours tenu par les idéologues politiciens de tous les horizons,
par exemple :

« La politique de notre parti, c’est : économie, économie,


économie. »

Adam Smith, avec sa « main invisible », est l’un des auteurs qui in-
fluença Karl Marx. Smith l’exposa d’abord dans son livre intitulé Théo-
rie des sentiments moraux, publié en 1759 :

Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il


est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seule-
ment dans cette quantité produite ce qui est le plus pré-
cieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus
que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur ra-
pacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre com-
modité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du
labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule sa-
tisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent
tout de même avec les pauvres les produits des améliora-
tions qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible
à accomplir presque la même distribution des nécessités de
la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée
en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans
le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent
des moyens à la multiplication de l'espèce. 73

72 Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, 1859, Avant-propos,


trad. Rubel, Gallimard, Folio/Essais, 1994, p. 488)
73 Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Léviathan, Paris, 1999, PUF, p.257
94
C’est le germe de l’idéologie selon laquelle la libre concurrence dans
un libre marché apporte une autorégulation à la société.

Ensuite, Smith la reprit dans son livre intitulé Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations, publié en 1776 :

En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de


l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnel-
lement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette indus-
trie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur
possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme
dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main in-
visible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses in-
tentions  ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal
pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses in-
tentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il
travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'in-
térêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y tra-
vailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs
entreprises de commerce, à travailler pour le bien général,
aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette
belle passion n'est pas très commune parmi les marchands,
et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en
guérir. 74

La « science politique » dont Aristote parle dans le passage cité plus


haut n’est autre que la sagesse (philosophie) politique. Le nom
«  science » employé par Aristote n’a pas la signification qu’il prend
dans l’usage courant. Le paronyme qui en explicite la signification, pa-
ronyme qui existe encore dans l’usage courant, est : sciemment.

« Sciemment » signifie : en connaissance de cause. La science politi-


que dont Aristote nous parle consiste à connaître les causes dont l’ef-
fet sera l’existence d’une cité (en grec, polis ; en latin, civitas), i.e.
d’une communauté où « les potentialités les plus appréciées sont

74Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
Paris, 1991, Flammarion, tome II, p. 42-43
95
subordonnées à la politique : par exemple la stratégie, l’économique,
la rhétorique. »

Cette science porte sur l’universel, ainsi défini : « J’appelle ‘ universel ’


l’attribut qui appartient à tout sujet, par soi, et en tant que lui-même. »,
écrit Aristote à la ligne 73b 26 du traité intitulé Seconds analytiques 75 .
À la ligne 1139b 18 du traité intitulé Éthique à Nicomaque, il ajoute :

La nature de la science (si nous employons ce terme dans


son sens rigoureux, et en négligeant les sens de pure simili-
tude) résulte clairement des considérations suivantes. Nous
concevons tous que les choses dont nous avons la science
ne peuvent être autrement qu’elles ne sont ; pour les cho-
ses qui peuvent être autrement, dès qu’elles sont sorties du
champ de notre connaissance, nous ne voyons plus si elles
existent ou non. L’objet de la science existe donc nécessai-
rement. 76

Par contre, à la ligne 1140a 1 du même traité, il écrit :

Les choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont [elles


sont contingentes] comprennent à la fois les choses qu’on
fabrique et les actions qu’on accomplit. Production et action
sont distinctes (...)  ; il s’ensuit que la disposition à agir ac-
compagnée de règle est différente de la disposition à pro-
duire accompagnée de règle. De là vient encore qu’elles ne
sont pas une partie l’une de l’autre, car ni l’action n’est une

75 Aristote, Les Seconds Analytiques, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-
Dominique Nau, selon la version grecque, la traduction Vrin et celle de G. R. G.
Mure, Edition http://docteurangelique.free.fr ; Logique d'Aristote, traduite par J. Bar-
thélemy Saint-Hilaire, Tome III, Derniers analytiques, Paris, 1842, Librairie philoso-
phique De Lagrange : « Καθόλου δὲ λέγω ὃ ἂν κατὰ παντός τε ὑπάρχῃ καὶ καθ´
αὑτὸ καὶ ᾗ αὐτό. »,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/analyt2gr.htm#49
76 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-
Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous. Le texte grec se trouve à : La morale et la politique
d’Aristote , traduite du grec par M. Thurot, Paris, 1824, chez Firmin Didot, Père et
Fils, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/morale6gr.htm#III.
96
production, ni la production une action. (...) L’art concerne
toujours un devenir et s’appliquer à un art, c’est considérer
la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont
susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe
d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose pro-
duite ; l’art, en effet, ne concerne ni les choses qui existent
ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres natu-
rels, qui ont en eux-mêmes leur principe. Mais puisque pro-
duction et action sont quelque chose de différent, il faut né-
cessairement que l’art relève de la production et non de
l’action. Et en un sens la fortune et l’art ont rapport aux
mêmes objets, comme Agathon le dit : «L’art affectionne la
fortune, et la fortune l’art». Ainsi donc, l’art, comme nous
l’avons dit est une certaine disposition, accompagnée de
règle vraie, capable de produire  ; le défaut d’art, au con-
traire, est une disposition produire accompagnée de règle
fausse ; dans un cas comme dans l’autre, on se meut dans
le domaine du contingent. 77

Et il complète sa pensée à la ligne 1140a 24 du traité intitulé Éthique à


Nicomaque, en ces termes :

Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la


prudence c’est de considérer quelles sont les personnes
que nous appelons prudentes. De l’avis général, le propre
d’un homme prudent c’est d’être capable de délibérer cor-
rectement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même,
non pas sur un point partiel (comme par exemple quelles
sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur
du corps), mais d’une façon générale, quelles sortes de
choses par exemple conduisent à la vie heureuse. Une
preuve c’est que nous appelons aussi prudents ceux qui le
sont en un domaine déterminé, quand ils calculent avec jus-
tesse en vue d’atteindre une fin particulière digne de prix,
dans des espèces où il n’est pas question d’art  ; il en ré-

77 Aristote,op. cit., http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de certains


caractères est de nous. Le texte grec se trouve à : La morale et la politique
d’Aristote, traduite du grec par M. Thurot, Paris, 1824, chez Firmin Didot, Père et
Fils, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/morale6gr.htm#1140a.
97
sulte que, en un sens général aussi, sera un homme pru-
dent celui qui est capable de délibération.
Mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent
pas être autrement qu’elles ne sont [le nécessaire], ni sur
celles qu’il nous est impossible d’accomplir ; par consé-
quent s’il est vrai qu’une science s’accompagne de dé-
monstration, mais que les choses dont les principes peu-
vent être autres qu’ils ne sont n’admettent pas de démons-
tration (car toutes sont également susceptibles d’être au-
trement qu’elles ne sont), et s’il n’est pas possible de déli-
bérer [1140b] sur les choses qui existent nécessairement, la
prudence ne saurait être ni une science, ni un art  : une
science, parce que l’objet de l’action peut être autrement
qu’il n’est  ; un art, parce que le genre de l’action est autre
que celui de la production. Reste donc que la prudence est
une disposition, accompagnée de règle vraie, capable
d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un
être humain. 78

Une étude approfondie de ces notions nous éloignerait de notre pro-


pos, mais sa lecture suffit à expliquer pourquoi les prévisions que font
les économistes ressemblent souvent à celles qui sont faites au bulle-
tin public de météo ; c’est que la science proprement dite étudie le né-
cessaire, alors que l’art s’occupe du contingent. Aussi, nous limiterons
à évoquer une analogie :
a) de même qu’une science militaire, un art militaire (stratégie) et
une prudence militaire, trois potentialités distinctes l’une de
l’autre, sont exigibles pour le bien qu’est la sécurité de la cité,
b) de même
i) sont exigibles une science économique, un art économique
et une prudence économique, trois potentialités distinctes
l’une de l’autre, pour le bien qu’est la prospérité de la cité,

78 Aristote,op. cit., http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de certains


caractères est de nous. Le texte grec se trouve à : La morale et la politique
d’Aristote, traduite du grec par M. Thurot, Paris, 1824, chez Firmin Didot, Père et
Fils, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/morale6gr.htm#1140b.
98
ii) et sont surtout exigibles, à titre architectonique, une science
politique, un art politique et une prudence politique, trois po-
tentialités distinctes l’une de l’autre, pour le bien commun
de la cité.

Cette digression ne nous a-t-elle pas éloigné de notre propos ? À la


ligne 1109b 30 du traité intitulé Éthique à Nicomaque, n’avions-nous
pas lu que :
Il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter
leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et
l’involontaire ; et cela est également utile au législateur pour
établir des récompenses et des châtiments. 79

Notre propos concerne l’indispensable, dont l’utile dépend, si bien que


saisir l’utile sert à saisir l’indispensable.

En effet, notre propos est un « examen sur la vertu », ce pourquoi


« distinguer entre le volontaire et l’involontaire » nous est « indispen-
sable » ; mais, la notion de liberté extérieure, opposée à celle de liber-
té intérieure, nous est « également utile ». Pourquoi ? Parce que les
diverses distinctions dont nous avons fait état se fondent, pour une
bonne part, sur les postprédicaments puisque, notamment, les notions
de liberté intérieure et de liberté extérieure sont opposées.

D’où le plan suivant pour la suite du chapitre IV :

Section 1 : Quatre postprédicaments

Section 2 : Quatre cas de figure

79 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Nouvelle traduction pour Internet par Pascale-


Dominique Nau, à la fois selon la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
de Voilquin Gallimard, http://docteurangelique.free.fr/ ; la mise en italiques de cer-
tains caractères est de nous.
99
SECTION I : QUATRE POSTPRÉDICAMENTS

Le moment est venu d’examiner plus en détail en quoi consiste les


quatre postprédicaments que sont :
1. la notion d’opposition : de contradiction, de privation, de
contrariété, de relatifs ;

2. la notion de priorité : de temps, de nature, de consé-


quence, de dignité, d’ordre ;

3. la notion de simultanéité : de temps, de nature, de con-


séquence, de dignité, d’ordre ;

4. la notion d’avoir : par inhérence, par contenance, par


possession, par relation, par juxtaposition. 80

Nous les prenons dans cet ordre, d’où quatre paragraphes.

§ 1 - Opposition : contradiction - privation - contrariété - relatifs

L’opposition de contradiction, qui implique un dire (en latin : dictio, ac-


tion de dire) affirmatif ou négatif, concerne l’incompatibilité entre être
et ne pas être. Aristote la décrit comme suit :

Passons à ce qui est opposé comme l’affirmation et la né-


gation : il est manifeste que l’opposition ne s’effectue selon
aucun des [autres] modes dont nous avons parlé, car c’est
dans le présent cas seulement qu’il faut de toute nécessité
que toujours un opposé soit vrai et l’autre faux. De fait, ni
pour les contraires, ni pour les relatifs, ni pour la possession
et la privation, il n’est nécessaire que toujours l’un des op-
posés soit vrai, et l’autre faux. Par exemple, la santé et la
maladie sont des contraires : or ni l’une ni l’autre n’est vraie
ou fausse. De même encore, le double et la moitié sont op-

80 Aristote, Catégories, 1a 20 - 1b 9, nouvelle traduction pour Internet par soeur


Pascale Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction
anglaise de E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr ; Henri Grenier, Cur-
sus philosophiæ, Volumen primun, editio qunita, Québec, 1943, Presses Universitai-
res Laval, p. 166.

101
posés comme relatifs, et ni l’un ni l’autre n’est vrai ou faux.
Même remarque pour ce qui tombe sous la privation et la
possession, comme la vue et la cécité. En un mot, aucune
des expressions qui se disent, sans aucune liaison n’est
vraie ou fausse, et tous les opposés dont nous avons parlé
s’expriment sans liaison.
Il semblerait cependant qu’un tel caractère se rencontrât
principalement dans les contraires qui s’expriment dans une
liaison. Socrate se porte bien est, en effet, le contraire de
Socrate est malade. Mais même dans ces expressions, il
n’est pas toujours nécessaire que l’une d’elles soit vraie et
l’autre fausse. Sans doute, si Socrate existe, l’une sera
vraie et l’autre fausse, mais s il n’existe pas, toutes les deux
seront fausses, car ni Socrate est, malade, ni Socrate se
porte bien ne sont vraies, si Socrate lui-même n’existe pas
du tout.
En ce qui concerne la privation et la possession, si le sujet
n’existe pas du tout, ni l’une, ni l’autre n’est vraie ; et même
si le sujet existe, il n’arrive pas toujours que l’une soit vraie
et l’autre fausse. De fait, Socrate possède la vue est oppo-
sé à Socrate est aveugle, comme la possession et la priva-
tion ; si Socrate existe, il n’est pas nécessaire que l’une de
ces expressions soit vraie, et l’autre fausse (car lorsque
Socrate n’est pas encore naturellement capable de voir, les
deux propositions sont fausses) ; et si Socrate n’existe pas
du tout, les deux expressions sont également fausses, sa-
voir qu’il possède la vue et qu’il est aveugle.
Il en est tout autrement pour l’affirmation et la négation :
pour l’affirmation et la négation : que le sujet existe ou
n’existe pas, de toute façon l’une sera fausse et l’autre
vraie. En effet, soit Socrate est malade et Socrate n’est pas
malade ; si Socrate lui-même existe, il est clair que l’une de
ces deux propositions est vraie et l’autre fausse ; et s’il
n’existe pas, il en est de même, car, s’il n’existe pas, dire
qu’il est malade est faux, et dire qu’il n’est pas malade est
vrai.
Ainsi, les choses qui sont opposées comme l’affirmation et
la négation ont seules la propriété d’être toujours, l’une
vraie et l’autre fausse.

102
Ce qui tombe sous la négation et l’affirmation n’est pas soi-
même affirmation et négation, puisque l’affirmation est une
proposition affirmative, et la négation une proposition néga-
tive, tandis que les termes qui tombent sous l’affirmation et
la négation ne sont pas des propositions. On dit cependant
qu’ils sont opposés entre eux comme l’affirmation et la né-
gation, car, dans ce cas aussi, le mode d’opposition est le
même.
De fait, de même que l’affirmation est opposée à la néga-
tion, comme par exemple, dans les propositions il est assis
à il n’est pas assis, ainsi également sont opposées les cho-
ses qui tombent sous l’une et sous l’autre proposition, par
exemple : tel homme est assis à tel homme n’est pas
assis. 81

L’opposition de privation concerne l’incompatibilité entre la forme et sa


carence dans un sujet apte à recevoir cette forme. Aristote la décrit
comme suit :

Privation et possession tournent autour du même sujet : par


exemple, la vue et la cécité se disent de l’oeil. Et, en règle
générale, le sujet dans lequel la possession se trouve natu-
rellement est aussi celui dont l’un ou l’autre des opposés se
trouve affirmé. Nous disons que la privation est attribuée à
tout sujet apte à recevoir la possession, quand cette pos-
session n’est d’aucune façon présente dans la partie du su-
jet à qui elle appartient naturellement, et au temps où elle
doit naturellement s’y trouver. Nous n’appelons pas un être,
édenté, par cela seul qu’il n’a pas de dents, ni aveugle, par
cela seul qu’il n’a pas la vue, mais bien parce qu’il n’a ni
dents, ni vue au temps où il doit naturellement les possé-
der  : car il existe des êtres qui, à la naissance, ne possè-
dent ni la vue, ni les dents, et on ne les appelle pas pour
autant des édentés ou des aveugles.
Etre privé d’un état ou le posséder n’est pas la même chose
que la privation ou la possession. La possession, par
exemple, c’est la vue, et la privation, la cécité ; mais avoir la

81Aristote, Catégories, 13b 1-35 ; 12b 5-15 ; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
103
vue n’est pas la vue, ni être aveugle, la cécité. La cécité est
une certaine privation, tandis qu’être aveugle c’est être pri-
vé, ce n’est pas la privation. De plus, si la cécité était iden-
tique a être aveugle, les deux termes pourraient être affir-
més du même sujet ; or si on dit que l’homme est aveugle,
on ne dit jamais que l’homme est cécité.
Il semble bien que être privé d’un état et posséder un état
sont opposés de la même façon que le sont entre elles pri-
vation et possession, car le mode d’opposition est le même.
De fait, de même que la cécité est opposée à la vue, ainsi
également être aveugle est opposé à avoir la vue. 82

L’opposition de contrariété concerne l’incompatibilité entre deux réali-


tés qui appartiennent au même genre, mais qui s’excluent mutuelle-
ment du même sujet ; certains contraires admettent un intermédiaire,
certains autres, non. Aristote la décrit comme suit :

Le contraire du bien est nécessairement le mal : cela est


évident en vertu de l’induction fondée sur des cas particu-
liers. Par exemple, le contraire de la santé est la maladie,
du courage, la lâcheté, et ainsi de suite. Mais le contraire
d’un mal est tantôt un bien et tantôt un mal : le besoin, qui
est un mal, a pour contraire l’excès, qui est un mal, et la
mesure, qui est un bien, est également contraire à l’un et à
l’autre. Pourtant, c’est seulement dans un petit nombre de
cas qu’on peut constater pareille chose ; la plupart du
temps, le mal a toujours le bien pour contraire.
En outre, dans les contraires, l’existence de l’un n’entraîne
pas nécessairement l’existence de l’autre : si tout le monde
est bien portant, la santé existera, et la maladie n’existera
pas ; de même, si tous les êtres sont blancs, la blancheur
existera, à l’exclusion de la noirceur. De plus, si Socrate est
bien portant est contraire à Socrate est malade, comme il
n’est pas possible que deux états contraires appartiennent
ensemble au même sujet, il sera impossible que, l’un de
ces contraires existant, l’autre existe également : si c’est le

82Aristote, Catégories, 12a 26 - 12b 5; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
104
fait que Socrate est bien portant qui existe, le fait que So-
crate est malade n’existera pas.
Il est évident que les contraires doivent exister naturelle-
ment dans un sujet qui est le même par l’espèce ou par le
genre. De fait, la maladie et la santé se trouvent naturelle-
ment dans le corps de l’animal, la blancheur et la noirceur
dans un corps, sans autre distinction, la justice et l’injustice
dans l’âme humaine.
Il est nécessaire aussi que les couples de contraires soient,
dans tous les cas, ou bien dans le même genre, ou bien
dans des genres contraires, ou bien enfin soient eux-mê-
mes des genres. Le blanc et le noir, en effet, sont dans le
même genre (la couleur, qui est leur genre), la justice et l’in-
justice dans des genres contraires (car le genre de la pre-
mière, c’est la vertu, et le genre de la seconde, le vice) ;
quant au bien et au mal, ils ne sont pas dans un genre,
mais ils sont eux-mêmes genres de certaines choses.
D’une part, pour les contraires entre lesquels il n’existe au-
cun moyen, il faut nécessairement que, dans le sujet où ils
résident ou dont ils sont affirmés, l’un d’eux soit toujours
présent, car, avons-nous dit, il n’existe aucun terme moyen
entre les contraires dont l’un ou l’autre doit appartenir né-
cessairement au sujet qui les reçoit : tel est le cas de la ma-
ladie et de la santé, de l’impair et du pair.
D’autre part, pour lès contraires qui admettent un moyen, il
n’est nullement nécessaire que l’un d’eux appartienne au
sujet ; il n’est pas nécessaire, en effet, que tout sujet qui les
reçoit soit par exemple forcément blanc ou noir, chaud ou
froid, puisque rien n’empêche qu’entre ces contraires on
n’insère un moyen. En outre, avons-nous dit, comportent un
intermédiaire les contraires dont l’un ou l’autre n’appartient
pas nécessairement au sujet qui les reçoit, à moins cepen-
dant que l’un d’eux n’appartienne naturellement au sujet,
comme, pour le feu, être chaud, et, pour la neige, être blan-
che : dans ce cas, il est alors nécessaire qu’un seul des
deux contraires appartienne déterminément au sujet, et non
pas l’un ou l’autre indéterminément, car il n’est pas possible
pour le feu d’être froid, ni pour la neige d’être noire. A tout
sujet destiné à les recevoir, l’un ou l’autre des contraires
n’appartient donc pas nécessairement, à moins que nous
105
ayons, affaire uniquement à des sujets auxquels un seul
peut naturellement appartenir, et qui, dans ce cas, ne pour-
ront recevoir qu’un seul contraire déterminé, et non pas l’un
ou l’autre indifféremment. 83

L’opposition de relatifs concerne l’incompatibilité entre deux deux réali-


tés dont « tout l’être consiste à être dit de leur opposé ou [dont tout
l’être] s’y rapporte de quelque autre façon » : v.g. entre père et fils, la
réalité père consiste entièrement à être dite de son opposé, fils (rela-
tion de paternité) ; et la réalité fils consiste entièrement à être dite de
son opposé, père (relation de filiation) ; le relatif père ne doit être con-
fondu avec être père, et le relatif fils avec être fils, puisque le premier
terme est un relatif, alors que le second exprime la relation. Aristote
décrit l’opposition de relatifs comme suit :

Les termes qui sont opposés comme des relatifs sont ceux
dont tout l’être consiste à être dit de leur opposé ou qui s’y
rapporte de quelque autre façon.
Par exemple, le double est ce qui, dans son essence
même, est dit double d’une autre chose, car c’est de quel-
que chose qu’il est dit double. La connaissance et le con-
naissable sont aussi opposés comme des relatifs : la con-
naissance est dite, dans son essence même, connaissance
du connaissable, et le connaissable, à son tour, est lui-
même, dans son essence, dit de son opposé, savoir la con-
naissance, car le connaissable est dit connaissable pour
quelque chose, c’est-à-dire pour la connaissance. Les ter-
mes qui sont opposés comme des relatifs sont donc ceux
dont tout l’être consiste à être dit d’autres choses, ou qui
sont, d’une façon quelconque, en relation réciproque. 84

Passons maintenant au second paragraphe.

83Aristote, Catégories, 13b 35 - 14a 25 ; 12b 27- 13a 2; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
84Aristote, Catégories, 11b 24-33; texte grec à
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
106
§ 2 - Priorité : temps - nature - conséquence - dignité - ordre

La priorité de temps est une priorité dans la durée ; v.g. Tout adulte fut
un adolescent. Celle qui concerne la priorité de nature est la priorité
de la cause sur son effet ; elle n’implique pas une priorité de temps ;
v.g. Le Soleil a priorité sur la lumière qu’il émet. La priorité de consé-
quence est la priorité de l’un sur un autre qui est inféré de l’un (v.g. Il
est homme, donc il est animal.), bien que l’un, lui, ne s’infère pas de
l’autre (v.g. Il est animal. donc il est homme ), de telle sorte que : v.g. Il
est homme, donc il est animal., mais pas Il est animal. donc il est
homme. La priorité de dignité est celle de l’un sur un autre en raison
de sa perfection dans un genre donné (excellence, rôle, mérite): v.g.
Le champion olympique a priorité de dignité sur ses concurrents. , Le
roi a priorité de dignité sur ses sujets. , Le héros a priorité de dignité
sur le quidam. La priorité d’ordre est celle de l’un sur un autre en rai-
son de sa position dans un rangement ; v.g. 1 a priorité d’ordre sur 2. ,
Un principe a priorité d’ordre sur ce qui en dépend. , Dans un récit,
l’introduction a priorité d’ordre sur le dénouement. Évidemment, une
priorité de l’un sur un autre détermine une postérité pour cet autre.

Sur la priorité, Aristote s’exprime comme suit :

Une chose est dite antérieure de quatre façons.


En un sens premier et fondamental, c’est selon le temps
d’après lequel une chose est dite plus vieille et plus an-
cienne qu’une autre : c’est parce qu’il s’est écoulé plus de
temps qu’on. appelle la chose plus vieille et plus ancienne.
En second lieu, est antérieur ce qui n’admet pas de récipro-
cation en ce qui concerne la consécution d’existence : par
exemple, le nombre un est antérieur au nombre deux, car si
deux est donné, il s’ensuit immédiatement qu’un existe,
tandis que si c’est un qui est donné, il ne s’ensuit pas né-
cessairement que deux existe. Ainsi l’existence du nombre
un n’entraîne pas, par réciprocation, celle de l’autre nom-
bre. Il semble donc bien qu’est antérieur ce dont la consé-
cution d’existence n’admet pas de réciprocation.
107
En troisième lieu, l’antérieur se dit par rapport à un certain
ordre, comme dans les sciences et les discours. De fait,
dans les sciences démonstratives, il y a l’antérieur et le
postérieur selon l’ordre : les éléments sont antérieurs selon
l’ordre, aux propositions géométriques, et, dans la gram-
maire, les lettres sont antérieures aux syllabes. Et de
même, dans les discours, le préambule est antérieur selon
l’ordre, à l’exposition.
Outre les sens dont nous venons de parler, il y en a un au-
tre : ce qui est meilleur et plus estimable semble bien être
antérieur par nature. Dans le langage courant, on dit des
hommes qu’on estime le plus et qu’on aime le mieux qu’ils
sont avant les autres. C’est là sans doute le plus détourné
de tous les sens d’antérieur.
Tels sont donc, à peu près, les différents modes d’antérieur.
Il semblerait cependant qu’en dehors des sens d’antérieur
que nous venons d’énumérer, il y en eût un autre. Dans les
choses, de fait, qui admettent la réciprocation en ce qui
concerne la consécution d’existence, la cause, à un titre
quelconque, de l’existence d’une autre chose semblerait
devoir être antérieure par nature. Or il est évident qu’il
existe des exemples de ce genre : l’homme réel se récipro-
que selon la consécution d’existence avec la proposition qui
est vraie à son sujet. Si, en effet, l’homme existe, la propo-
sition par laquelle nous disons que l’homme existe est vraie
aussi ; et réciproquement, si la proposition par laquelle
nous disons que l’homme existe est vraie, l’homme existe
aussi. Cependant la proposition vraie n’est en aucune façon
cause de l’existence de la chose ; c’est au contraire la
chose qui semble être, en quelque sorte, la cause de la vé-
rité de la proposition, car c’est de l’existence de la chose ou
de sa non-existence que dépend la vérité ou la fausseté de
la proposition.
C’est donc bien de cinq façons qu’une chose est dite anté-
rieure à une autre. 85

Nous en venons ainsi au troisième paragraphe.

85Aristote, Catégories, 14a 25 - 14b 24; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
108
§ 3 - Simultanéité : temps - nature - conséquence - dignité - ordre

La simultanéité concerne ceux qui n’ont aucune priorité l’un par rap-
port à l’autre, donc aucune postérité l’un par rapport à l’autre, que ce
soit de temps (durée), de nature, de conséquence, de dignité, ou d’or-
dre. Aristote la décrit comme suit :

Simultané se dit, au sens simple et le plus fondamental du


terme, des choses dont la génération a lieu en même
temps, aucune d’elles n’étant antérieure ni postérieure à
l’autre. Elles sont dites simultanées dans le temps.
Sont simultanées par nature les choses qui se réciproquent
en ce qui concerne la consécution d’existence, sans que
l’une soit d’aucune façon la cause de l’existence de l’autre.
Tel est le cas du double et de la moitié : ces termes se réci-
proquent (car si le double existe, la moitié existe, et si la
moitié existe, le double existe), bien qu’aucun des deux ne
soit la cause de l’existence de l’autre.
Les espèces qui, provenant de la division du même genre,
sont opposées l’une à l’autre sont aussi appelées simulta-
nées par nature. Par « opposés l’un à l’autre dans la divi-
sion », j’entends les termes qui sont opposés selon la
même division ; par exemple, l’ailé est simultané au pédes-
tre et à l’aquatique. Ces termes sont opposés dans la divi-
sion, quand ils proviennent du même genre, car l’animal est
divisé en des espèces comme l’ailé, le pédestre et l’aquati-
que ; aucune d’elles n’est antérieure, ni postérieure, mais
de tels termes semblent bien être simultanés par nature.
Chacune de ces espèces, le pédestre, l’ailé et l’aquatique
peut être à son tour divisée en espèces : il y aura donc
aussi simultanéité naturelle pour ces dernières espèces qui
proviennent du même genre, selon la même division.
Par contre, les genres sont toujours antérieurs aux espè-
ces, car il n’y a pas réciprocité au point de vue de la consé-
cution d’existence : par exemple, si l’aquatique existe l’ani-
mal existe, mais si l’animal existe l’aquatique n’existe pas
nécessairement.
On appelle donc simultanés par nature les termes qui se
réciproquent en ce qui concerne la consécution d’existence,
109
sans que l’un soit, en aucune façon, la cause de l’existence
de l’autre ; ensuite, les espèces qui s’opposent l’une à l’au-
tre dans la division à partir du même genre. Enfin sont si-
multanés, au sens simple, les êtres dont la génération a lieu
en même temps. 86

Et, nous terminons avec le quatrième paragraphe.

§ 4 - Avoir : inhérence - contenance - possession - relation - jux-


taposition

La notion d’avoir, que ce soit par inhérence, par contenance, par pos-
session, par relation, ou par juxtaposition, se présente comme suit :
a) avoir par inhérence : le sujet a, par inhérence, ce qui est dans le
sujet ;
b) avoir par contenance : v.g. la bouteille a, par contenance, le vin
qu’elle contient ;
c) avoir par possession : il s’oppose à être privé, mais il va aussi
au-delà de la privation lorsque l’on a ce dont il n’est pas vrai de
dire : « où il doit naturellement les posséder », comme il est vrai
de le dire dans le cas de privation ;
d) par relation : v.g. tout fils a un père ;
e) par juxtaposition : v.g. Gérard a un manteau sur les épaules. ,
Gaston a la Médaille du Mérite au revers de son veston. , Gisèle
a un collier de perles autour du cou.

Sur l’avoir, Aristote s’exprime comme suit :

Le terme avoir se prend en plusieurs acceptions.


Il est pris au sens d’état et de disposition ou de quelque au-
tre qualité : nous disons, en effet, posséder une science ou
une vertu.

86Aristote, Catégories, 14b 24 - 15a 11; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
110
Ou encore comme quantité : par exemple la grandeur de
taille qu’on se trouve avoir, car on est dit avoir une grandeur
de trois coudées ou de quatre coudées.
Ou comme ce qui entoure le corps, tel qu’un manteau ou
une tunique.
Ou comme ce qui est dans une partie du corps : l’anneau
de la main.
Ou même comme une partie du corps : la main, le pied.
Ou comme dans un vase : ainsi le médimne contient le blé,
ou le flacon le vin, car on dit que le flacon a le vin, et le mé-
dimne, le blé. Tout cela est dit avoir au sens de « comme
dans un vase ».
C’est encore comme la possession : nous disons posséder
une maison ou un champ.
Nous disons aussi d’un homme qu’il a une femme, ou de la
femme qu’elle a un mari : mais le sens présentement énon-
cé du terme avoir semble bien être le sens le plus détourné,
car nous ne signifions rien d’autre, en disant avoir une
femme, qu’habiter avec elle.
Peut-être pourrait-on encore mettre en évidence d’autres
sens du terme avoir ; en tout cas, les sens habituels ont été
à peu près tous énumérés. 87

Maintenant que nous connaissons plus en détail ce en quoi consiste


les quatre postprédicaments, voyons comment ils contribuent à éluci-
der l’opposition entre la liberté intérieure et la liberté extérieure.

87Aristote, Catégories, 15b 16-31; texte grec à


http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
111
SECTION II : QUATRE CAS DE FIGURE

À propos de l’opposition de contradiction, nous avions lu plus haut


que :

Ce qui tombe sous la négation et l’affirmation n’est pas soi-


même affirmation et négation, puisque l’affirmation est une
proposition affirmative, et la négation une proposition néga-
tive, tandis que les termes qui tombent sous l’affirmation et
la négation ne sont pas des propositions. On dit cependant
qu’ils sont opposés entre eux comme l’affirmation et la né-
gation, car, dans ce cas aussi, le mode d’opposition est le
même.

C’est que le prédicament dit « métaphysique » est pris du point de vue


de l’être dit « fini », alors que le prédicament dit « logique » est pris du
point de vue du discours portant sur les modes de l’être dit « fini ».
C’est ainsi que « ce qui tombe sous la négation et l’affirmation » est
pris du point de vue de l’être dit « fini », alors que « l’affirmation [qui]
est une proposition affirmative, et la négation [qui est] une proposition
négative » contiennent le prédicament dit « logique », celui qui est pris
du point de vue du discours portant sur les modes de l’être dit « fini ».
Or, le prédicament dit « métaphysique » fonde le prédicament dit « lo-
gique » en ce sens que, de « ce qui tombe sous la négation et l’affir-
mation », on dit « qu’ils sont opposés entre eux comme l’affirmation et
la négation, car, dans ce cas aussi, le mode d’opposition est le
même ».

Cette « mêmeté » de mode, qui concerne également le prédicament,


se répercute aussi sur le postprédicament, ce que nous pouvons ai-
sément constaté de la lecture du texte écrit par Aristote pour décrire
chacun des prédicaments. Un exemple va suffire à le montrer :

La contrariété [postprédicament] appartient aussi à la quali-


té [prédicament] : par exemple, la justice [prédicament] est

113
le contraire [postprédicament] de l’injustice [prédicament], la
noirceur, de la blancheur, et ainsi de suite. Et il en est de
même pour les choses qui sont qualifiées d’après ces dé-
terminations : l’injuste [prédicament] est le contraire [post-
prédicament] du juste [prédicament], et le blanc, du noir. Tel
n’est cependant pas toujours le cas : le rouge, le jaune et
les couleurs de cette sorte n’ont pas de contraires, bien que
ce soient des qualités. 88

En ce qui la tâche qui est ici nôtre, le moment est donc venu de dé-
couvrir les « déterminations » pertinentes à donner à « ce qui tombe »
sous les mots contenus à P2 :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

et qui n’est pas un mot, en tenant compte de ce qui fut écrit dans les
chapitres précédents, mais sans prétendre épuiser le sujet

Pour nous faciliter la tâche, partons de ce que Thomas d’Aquin écrit


en réponse à la Question 7 : Les circonstances des actes humains
(volontaires), Article 1 : Qu’entend-on par « circonstances » :

Puisque les noms sont, d'après Aristote, " les signes de nos
pensées ", il est nécessaire que l'ordre des dénominations
se conforme à celui de la connaissance intellectuelle. Or
celle-ci va du plus connu au moins connu. Voilà pourquoi,
chez nous, les noms sont aussi transférés du plus connu au
moins connu. C'est ainsi, dit Aristote, que le mot de " dis-

88 Aristote, Catégories,10 b 11 ; la mise en italique de certains caractères est de


nous. Pour le texte grec : « § 23. Ὑπάρχει δὲ καὶ ἐναντιότης κατὰ τὸ ποιόν, οἷον
δικαιοσύνη ἀδικίᾳ ἐναντίον καὶ λευκότης μελανίᾳ καὶ τἆλλα ὡσαύτως, καὶ τὰ
κατ´ αὐτὰς δὲ ποιὰ λεγόμενα, οἷον τὸ ἄδικον τῷ δικαίῳ καὶ τὸ λευκὸν τῷ
μέλανι. § 24. Οὐκ ἐπὶ πάντων δὲ τὸ τοιοῦτον· τῷ γὰρ πυῤῥῷ ἢ ὠχρῷ ἢ ταῖς
τοιαύταις χροιαῖς οὐδέν ἐστιν ἐναντίον ποιοῖς οὖσιν. »,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/categories.htm#X
« Le rouge, le jaune et les couleurs de cette sorte n’ont pas de contraires » parce
qu’il s’agit de sous-contraires. Par ailleurs, la « mêmeté » ici mentionnée, qui con-
cerne la vrai théorétique, situe Aristote par rapport à une autre école de pensée qui
élabore une doctrine de l’énoncé dit « protocolaire ».
114
tance " qui concerne d'abord une situation locale, est em-
ployé pour désigner n'importe quel contraire. Pareillement,
nous employons des mots relatifs au mouvement local pour
désigner d'autres mouvements, car ce que nous connais-
sons le mieux, ce sont les corps, que le lieu circonscrit. De
là vient que le mot de " circonstance " est passé d'objets
situés dans le lieu, aux actes humains.
Or, en matière de lieu, on dit qu'une chose en circonscrit
une autre (circumstare) quand, tout en étant une réalité ex-
térieure à elle, elle la touche ou l'approche localement. De
même appelle-t-on " circonstances " (circumstantiae) des
conditions qui, tout en étant en dehors de la substance de
l'acte humain, le touchent cependant en quelque façon. Et
parce qu'on appelle " accident " tout ce qui se trouve en de-
hors de la substance d'une chose, tout en se rapportant à
elle, il faut dire pareillement que les circonstances des ac-
tes humains sont pour ces actes des accidents. 89

Et, à l’Article 2, Solution 3, il ajoute :

L'examen des circonstances revient aussi bien au mora-


liste, au politique et au rhéteur. Au moraliste, pour autant
qu'en raison des circonstances on atteint ou non le juste
milieu de la vertu dans les actes humains et les passions.
Au politique et au rhéteur selon que par les circonstances
les actes deviennent louables ou blâmables, excusables ou
condamnables, mais de façon diverse, car là où le rhéteur
persuade, le politique tranche. 90

La liberté intérieure, avons-nous vu plus haut, rencontre une résis-


tance lorsque « c’est [le désir irrationnel] qui l’emporte sur [le désir ra-
tionnel] ». À ce propos, Johann Wolfgang von Gœthe dit : « Nul n’est
plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être.  » Dans ce cas,

89 Thomas d’Aquin, Somme théologique Ia IIae Pars, Édition numérique:


http://bibliotheque.editionsducerf.fr/,
mise à disposition du site, http://docteurangelique.free.fr, 2004. Pour le texte latin :
Thomae de Aquino, Iª-IIae q. 7 a. 1 co.,
http://www.corpusthomisticum.org/sth2006.html#33809
90 Thomae de Aquino, http://www.corpusthomisticum.org/sth2006.html#33812
115
« celui qui se croit libre sans l’être » est manifestement privé de la li-
berté intérieure.

Cependant, la liberté consistant à ce que « ce soit toujours la faculté la


plus haute qui possède la suprématie et qui imprime le mouvement »,
et ce, chez un homme qui vit selon cette «  suprématie », donc qui
possède la liberté intérieure et qui en jouit en l’exerçant de manière
ferme et constante, n’est aucunement concernée par une phrase telle
que :

(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence la


liberté d’un autre homme. »

Sont ici concernées l’opposition privation-possession et l’opposition


être privé-posséder. Et aussi la notion d’avoir par possession. Et en-
core celle de : priorité de dignité : en effet, celui qui possède la liberté
intérieure est meilleur que celui qui ne la possède pas.

Par ailleurs, la liberté intérieure, prise comme ce qui se dit d’un sujet
sans être dans un sujet, l’acte de volonté dit "élicite", et la liberté exté-
rieure, prise comme ce qui se dit d’un sujet tout en étant dans un su-
jet, l’acte de volonté dit "impéré", s’opposent de telle manière que la
liberté intérieure peut aussi rencontrer de la résistance de la part de la
liberté extérieure, et ce, d’une manière exposé plus haut avec la com-
paraison : convexe-concave. La liberté extérieure est alors prise
comme circonstance de la liberté intérieure.

Si, « en matière de lieu, on dit qu'une chose en circonscrit une autre


(circumstare) quand, tout en étant une réalité extérieure à elle, elle la
touche ou l'approche localement », et qu’on appelle " circonstances "
(circumstantiae) des conditions qui, tout en étant en dehors de la
substance de l'acte humain [de l’acte élicite], le touchent cependant en
quelque façon  », on voit comment la liberté extérieure enveloppe la
liberté intérieure, comme la superficie de l’air colle à la peau d’un
116
homme pour ainsi lui attribuer son lieu. Cette comparaison, que fait
Thomas d’Aquin, est proprement une analogie de proportionnalité.

De même que l’air, comme corps enveloppant, applique une pression


atmosphérique sur le corps enveloppé de l’homme, de même la liberté
extérieure applique une pression sur la liberté intérieure. Cette pres-
sion dite sociale est celle qui est étudiée en sociologie et en psycholo-
gie sociale. De même que l’homme a besoin d’air pour respirer, le
même air qui lui applique une pression, de même l’homme a besoin
d’une société pour atteindre son bien-être humain, la même société
qui lui applique une pression sociale.

À l’instar de la pression atmosphérique,


qui presse l’homme sans l’écraser, la
pression sociale ne doit pas écraser la
liberté intérieure de l’homme ; on re-
trouve ici la problématique du couple
concave-convexe dans une conjoncture évoqué plus haut et tenant à
« ce qui cause le mouvement par le moyen d’organes ».

Posons que :
a) « la liberté intérieure existe » signifie : je possède le libre arbitre ;
b) « la liberté intérieure n’existe pas » signifie : je suis privé du libre
arbitre ;
c) « La liberté extérieure existe » signifie : je possède la liberté ex-
térieure ;
d) « La liberté extérieure n’existe pas » signifie : je suis privé de la
liberté extérieure.

Posons ensuite les quatre cas de figure suivants :


a) la liberté intérieure existe, et la liberté extérieure existe ;
b) la liberté intérieure existe, et la liberté extérieure n’existe pas ;
c) la liberté intérieure n’existe pas, et la liberté extérieure existe ;
117
d) la liberté intérieure n’existe pas, la liberté extérieure n’existe
pas.

Alors, selon l’opposition être privé - posséder et privation-possession :

a) la liberté intérieure existe, et la liberté extérieure existe : je


possède le libre arbitre (acte de volonté élicite), et je possède
la liberté extérieure (acte de volonté impéré) ; ainsi, mon acte
de volonté impéré suit de mon acte de volonté élicite et ce,
sans subir de pression sociale allant dans une autre direction
que celle de mon acte de volonté élicite ;
b) la liberté intérieure existe, et la liberté extérieure n’existe
pas : je possède le libre arbitre (acte de volonté élicite), et je
suis privé de la liberté extérieure (acte de volonté impéré) ;
ainsi, mon acte de volonté impéré ne suit pas de mon acte de
volonté élicite parce que mon acte de volonté impéré subit une
pression sociale allant dans une autre direction que celle de
mon acte de volonté élicite ;
c) la liberté intérieure n’existe pas, et la liberté extérieure
existe : je suis privé du libre arbitre (acte de volonté élicite), et
je possède la liberté extérieure (acte de volonté impéré) ; ain-
si, mon acte de volonté impéré ne suit pas d’un acte de volon-
té élicite, mais d’un désir irrationnel, et ce, sans subir de pres-
sion sociale allant dans une autre direction que celle de mon
désir irrationnel ;
d) la liberté intérieure n’existe pas, et la liberté extérieure
n’existe pas : je suis privé du libre arbitre (acte de volonté éli-
cite), et je suis privé de la liberté extérieure (acte de volonté
impéré) ; ainsi, mon acte de volonté impéré ne suit pas d’un
acte de volonté élicite, mais d’un désir irrationnel, et ce, parce
que mon acte de volonté impéré subit une pression sociale
allant dans une autre direction que celle de mon désir irration-
nel.

Par ailleurs, la problématique qui concerne P2, notamment vue à la


lumière de ce que nous venons d’écrire, implique manifestement l’op-
position « bien-mal » :

118
Le contraire du bien est nécessairement le mal : cela est
évident en vertu de l’induction fondée sur des cas particu-
liers. Par exemple, le contraire de la santé est la maladie,
du courage, la lâcheté, et ainsi de suite. Mais le contraire
d’un mal est tantôt un bien et tantôt un mal : le besoin, qui
est un mal, a pour contraire l’excès, qui est un mal, et la
mesure, qui est un bien, est également contraire à l’un et à
l’autre.

Est-ce que l’opposition de relatifs, celle qui concerne une, et parfois


deux réalités dont « tout l’être consiste à être dit de leur opposé »,
peut être impliquée ?

À la ligne 12a 34 du traité intitulé Catégories, Aristote écrit :

Quant aux termes qui sont opposés comme des contraires,


ils n’ont pas leur essence dans le rapport qu’ils soutiennent
l’un avec l’autre, mais ils sont dits seulement contraires les
uns aux autres. De fait, on ne dit pas que le bien est le bien
du mal, mais le contraire du mal  ; on ne dit pas non plus
que le blanc est le blanc du noir, mais le contraire du noir. 91

Si « on ne dit pas que le bien est le bien du mal, mais le contraire du


mal », peut-on dire que la liberté intérieure est liberté intérieure de la
liberté extérieure, ou que la liberté extérieure est liberté extérieure de
la liberté intérieure ? Dans un essai littéraire, on pourrait se permettre
une telle licence, mais pas en philosophie.

Tout l’être de la liberté intérieure ne consiste pas à être dit de la liberté


extérieure, ou vice-versa. Toutes deux sont des réalités absolues,
donc non relatives, en ce que chacune d’elle a un être à elle, et ce,
indépendamment de l’autre. La liberté extérieure est une circonstance

91 Aristote, Catégories, 3a 28, nouvelle traduction pour Internet par soeur Pascale
Nau, sur la base de la version grecque, la traduction Vrin et la traduction anglaise de
E. M. Edghill, Édition http://docteurangelique.free.fr
119
de la liberté intérieure, mais une circonstance distincte de ce dont elle
est une circonstance.

Est-ce que la simultanéité pourrait être impliquée ? Le désir rationnel


et le désir irrationnel sont des « espèces qui, provenant de la division
du même genre, sont opposées l’une à l’autre [et sont ainsi] appelées
simultanées par nature ». La simultanéité est donc impliquée.

Beaucoup d’autres aspects pourraient être examinés. Plusieurs déve-


loppement pourraient être consacrés au démêlement de l’écheveau
qui se dégage de la complexité qui se cache derrière P2. Un tel démê-
lement constitue la tâche même d’une éthique bien conduite, i.e. con-
duite avec la rigueur qu’introduisent les antéprédicaments, les prédi-
caments et les postprédicaments.

Mais, comme le titre de notre chapitre le dit, notre objectif se limitait au


discernement des postprédicaments qu’implique P2. C’est pourquoi
nous jugeons que nous avons atteint cet objectif avec ce que nous dit.

En effet, nos quatre cas de figure nous ont permis de bien situer l’ex-
pression « là où », ainsi que celles qui gravitent autour d’elle.
—∞—

120
CHAPITRE V : EN GUISE DE CONCLUSION

Dans cette étude, comme nous l’avions annoncé dès le début, nous
avons conduit un examen du proverbe : « La liberté des uns s’arrête là
où commence la liberté des autres. » Nous lui avons même apposé
cet autre énoncé nous venant de Johann Wolfgang von Gœthe : « Nul
n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être. »

Le proverbe, qui est censé exprimer une recommandation de sagesse,


présente plusieurs difficultés, avions-nous dit. Notre objectif, avions-
nous ajouter, consistait à conduire une exploration, non pas de toutes
les difficultés, mais d’une seule : l’expression « là où », et celles qui
gravitent autour d’elle.

L’exploration de cette recommandation de sagesse, avions-nous dit,


était guidée par une interrogation à laquelle nous espérions apporter
une réponse : de quelle sorte de sagesse s’agit-il ? Est-ce une sa-
gesse savante, dont on peut dire qu’elle est démonstrativement vraie,
ou une sagesse non savante, disons populaire, dont on peut dire
qu’elle est une opinion répandue ?

Rendu au terme de notre exploration, après avoir instruit l’expression


« là où » que le proverbe nous propose, nous jugeons que cette re-
commandation se présente comme un conseil de sagesse populaire,
certes, mais qu’elle s’enracine dans une sagesse savante qui la fonde,
une sagesse qui s’est constitué comme philosophie depuis l’Antiquité
grecque, et qui est démonstrativement vraie pour la partie qui ne re-
lève ni de la prudence ni de l’art.

En résumé, celui qui possède la liberté intérieure, le libre arbitre,


et qui en jouit en l’exerçant de manière ferme et constante, n’est
aucunement concerné par une phrase telle que :

121
(P2) : « La liberté d’un homme s’arrête là où commence
la liberté d’un autre homme. »

bien qu’il le soit toujours par une phrase telle que :

(P6) : « Quant au lieu, un homme s’arrête là où com-


mence un autre homme. »

ce pourquoi il l’est tout autant par une phrase telle que :

(P7) : « La liberté extérieure d’un homme s’arrête là où


commence la liberté extérieure d’un autre homme. »

De plus, au « là où » de deux libertés extérieures, si un acte de volon-


té dit « impéré », celui « qui cause le mouvement par le moyen d’or-
ganes », « peut souffrir violence » de la part d’un autre, il peut tout au-
tant souffrir soutien. Dès lors, si un agent, avec sa liberté extérieure,
procure un soutien à un patient, qui le reçoit dans sa liberté extérieure,
cet agent et ce patient sont tels que le côté concave et le côté con-
vexe, de « inséparables dans l’étendue », deviennent inséparables
dans une cité, ce qui donne lieu à une autre thèse de la philosophie
politique d’Aristote.

À la ligne 1253a 31 du traité intitulé La politique, Aristote écrit :

Φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην


κοινωνίαν· ὁ δὲ πρῶτος συστήσας μεγίστων ἀγαθῶν
αἴτιος. Ὥσπερ γὰρ καὶ τελεωθὲν βέλτιστον τῶν ζῴων ὁ
ἄνθρωπός ἐστιν, οὕτω καὶ χωρισθεὶς νόμου καὶ δίκης
χείριστον πάντων. Χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα
ὅπλα· ὁ δὲ ἄνθρωπος ὅπλα ἔχων φύεται φρονήσει καὶ
ἀρετῇ, οἷς ἐπὶ τἀναντία ἔστι χρῆσθαι μάλιστα. Διὸ
ἀνοσιώτατον καὶ ἀγριώτατον ἄνευ ἀρετῆς, καὶ πρὸς
ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴν χείριστον. Ἡ δὲ δικαιοσύνη

122
πολιτικόν· ἡ γὰρ δίκη πολιτικῆς κοινωνίας τάξις ἐστίν, ἡ
δὲ δικαιοσύνη τοῦ δικαίου κρίσις. 92

Jean-François Champagne en propose la traduction suivante, revue et


corrigée par M. Hoefer :

La vie sociale est pour l'homme un penchant impérieux de


la nature. Le premier qui constitua un État, fut l'auteur du
plus grand des bienfaits. L'homme perfectionné par la so-
ciété est le meilleur des animaux ; il est le plus terrible de
tous, lorsqu'il vit sans justice et sans lois. Quel fléau que
l'injustice qui a les armes à la main ! Les armes que la na-
ture donne à l'homme, sont la prudence et la vertu, pour
combattre surtout les passions et les vices. Sans vertu, il
n'est qu'un être impur et féroce, qui ne sait que se remplir et
se reproduire. La justice est la base de la société ; le juge-
ment constitue l'ordre de la société : or le jugement est l'ap-
plication de la justice. 93

Lorsqu’il commente ce texte, Thomas d’Aquin écrit :

Homo enim est optimum animalium si perficiatur in eo vir-


tus, ad quam habet inclinationem naturalem. Sed si sit sine
lege et iustitia, homo est pessimum omnium animalium.
Quod sic probat. Quia iniustitia tanto est saevior, quanto
plura habet arma, idest adiumenta ad male faciendum. Ho-
mini autem secundum suam naturam convenit prudentia et
virtus quae de se sunt ordinata ad bonum: sed quando ho-
mo est malus, utitur eis quasi quibusdam armis ad male fa-
ciendum: sicut cum per astutiam excogitat diversas fraudes,
et per abstinentiam potens fit ad tolerandum famem et sitim,
ut magis in malitia perseveret, et similiter de aliis; et inde
est, quod homo sine virtute quantum ad corruptionem iras-
cibilis est maxime scelestus et silvestris, utpote crudelis et
sine affectione. Et quantum ad corruptionem concupiscibilis
est pessimus quantum ad venerea, et quantum ad voracita-

92Aristote, La politique, Traduction française : Jean-François CHAMPAGNE, revue et


corrigée par M. Hoefer, Paris, 1843, Chez Lefèvre, éditeur, Chez Charpentier, édi-
teur, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/politique1a.htm.
93 Aristote, op. cit., http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/politique1a.htm
123
tem ciborum. Sed homo reducitur ad iustitiam per ordinem
civilem: quod patet ex hoc, quod eodem nomine apud
Graecos nominatur ordo civilis communitatis, et iudicium
iustitiae, scilicet diki. Unde manifestum est, quod ille qui ci-
vitatem instituit, abstulit hominibus quod essent pessimi, et
reduxit eos ad hoc quod essent optimi secundum iustitiam
et virtutes. 94

Nous en proposons la traduction suivante :

En effet, l’homme est le meilleur des animaux si la vertu


s’est accomplie en lui. Mais, s’il est sans loi ni justice, il est
le pire de tous les animaux. Ce qu’il [Aristote] prouve ainsi.
L’injustice est d’autant cruelle qu’elle a d’armes, i.e. de
moyens pour faire le mal. Cependant, à l’homme, suivant
sa nature, conviennent la prudence et la vertu qui, de soi,
sont ordonnées au bien : mais, quand l’homme est mau-
vais, il les emploie comme armes pour faire le mal : c’est
ainsi que, par astuce [fausse prudence], il cogite diverses
actions délictueuses ; et, par abstinence, il devient capable
de tolérer la faim et la soif, en s’abstenant de nourriture , de
telle sorte qu’il persévère plus dans la malignité, et autres
méchancetés ; et, c’est de là que l’homme sans vertu,
quant à la corruption de son appétit irascible [racine de la
violence], est le plus grand scélérat et sauvage, et dès lors
cruel et sans sentiment. Et, pour ce qui en est de la corrup-
tion de son appétit concupiscible [racine de la convoitise], il
est le pire quant aux plaisirs sexuels, et quant à la glouton-
nerie. Mais, l’homme est ramené à la justice par l’ordre ci-
vil : ce qui appert de ce que, chez les Grecs, l’ordre civil de
la communauté et le jugement de justice sont nommés du
même nom, i.e. le juste. De là, il est manifeste que celui qui
institua la cité [polis, civitas] arracha les hommes de ce qui
serait le pire, et les amena à ce qui serait le meilleur selon
la justice et les vertus. 95

94Thomae de Aquino, Sententia libri Politicorum, lib. 1 l. 1 n. 33,


http://www.corpusthomisticum.org/cpo.html
95Notre traduction française est réalisée en nous aidant de : Thomas Aquinas,
Commentary on Aristotle’s Politics, Translated by Richard J. Regan, Indianapolis/
Cambridge, 2007, Hackett Publising Company
124
Dans ce commentaire, Thomas d’Aquin se trouve à définir le sujet
qu’étudie la philosophie politique : l’ordre civil qu’est la cité du meilleur
des animaux, i.e. de l’homme chez qui la vertu s’est accomplie.

À la ligne 1253a 19 du traité intitulé La politique, Aristote écrit aussi :

Καὶ πρότερον δὲ τῇ φύσει πόλις ἢ οἰκία καὶ ἕκαστος


ἡμῶν ἐστιν. Τὸ γὰρ ὅλον πρότερον ἀναγκαῖον εἶναι τοῦ
μέρους· ἀναιρουμένου γὰρ τοῦ ὅλου οὐκ ἔσται ποὺς
οὐδὲ χείρ, εἰ μὴ ὁμωνύμως, ὥσπερ εἴ τις λέγοι τὴν
λιθίνην (διαφθαρεῖσα γὰρ ἔσται τοιαύτη), πάντα δὲ τῷ
ἔργῳ ὥρισται καὶ τῇ δυνάμει, ὥστε μηκέτι τοιαῦτα ὄντα
οὐ λεκτέον τὰ αὐτὰ εἶναι ἀλλ' ὁμώνυμα.  Ὅτι μὲν οὖν ἡ
πόλις καὶ φύσει πρότερον ἢ ἕκαστος, δῆλον· εἰ γὰρ μὴ
αὐτάρκης ἕκαστος χωρισθείς, ὁμοίως τοῖς ἄλλοις
μέρεσιν ἕξει πρὸς τὸ ὅλον, ὁ δὲ μὴ δυνάμενος
κοινωνεῖν ἢ μηδὲν δεόμενος δι' αὐτάρκειαν οὐθὲν
μέρος πόλεως, ὥστε ἢ θηρίον ἢ θεός.

Les mêmes traducteurs en proposent la traduction suivante :

L'État est avant la famille et les individus, parce que le tout


est avant sa partie. Ainsi un homme est un tout: s'il meurt,
on ne peut plus dire que son pied ou sa main existent en-
core. On appellera bien pied ou main ces membres inani-
més, mais par analogie, comme on appelle main, la main
d'une statue. Tous les êtres ont également leurs fonctions et
leurs propriétés déterminées. S'ils perdent les caractères
qui leur sont propres, il ne reste plus qu'une ressemblance
sans réalité. D'après ces principes, l'État est par sa nature
avant l'individu ; car, si chaque individu isolé ne peut se suf-
fire à lui-même, tous seront, pris séparément, dans le
même rapport avec le tout. S'il se trouvait donc un homme
qui ne pût vivre en société, ou qui prétendît n'avoir besoin
que de ses propres ressources, ne le regardez point
comme faisant partie de l'État : c'est une bête féroce ou un
dieu.

Nos traducteurs traduisent « πόλις », dans « φύσει πόλις » par « É-


tat  ». Or l’État, c’est plutôt l’ensemble des magistrats assumant la
125
charge de conduire la πόλις, la civitas, la société civile, à son bien
commun, i.e. à la vie sociale d’hommes perfectionnés par la vertu, en
ce sens qu’ils deviennent inséparables dans une cité. L’ellipse com-
mise par nos traducteurs est fréquente ; elle est même au fondement
d’une doctrine politique erronée : le totalitarisme.

Lorsqu’il commente ce texte, Thomas d’Aquin écrit :

Deinde cum dicit et prius itaque civitas etc., ostendit ex


praemissis, quod civitas sit prior secundum naturam quam
domus, vel quam unus homo singularis, tali ratione. Ne-
cesse est totum esse prius parte, ordine scilicet naturae et
perfectionis. Sed hoc intelligendum est de parte materiae,
non de parte speciei, ut ostenditur in septimo metaphysi-
cae. Et hoc sic probat: quia destructo toto homine, non re-
manet pes neque manus nisi aequivoce, eo modo quo ma-
nus lapidea posset dici manus. Et hoc ideo, quia talis pars
corrumpitur corrupto toto. Illud autem, quod est corruptum,
non retinet speciem, a qua sumitur ratio definitiva. Unde pa-
tet, quod non remanet eadem ratio nominis, et sic nomen
aequivoce praedicatur. Et quod pars corrumpatur corrupto
toto, ostendit per hoc, quod omnis pars definitur per suam
operationem, et per virtutem qua operatur. Sicut definitio
pedis est, quod sit membrum organicum habens virtutem ad
ambulandum. Et ideo, ex quo iam non habet talem virtutem
et operationem, non est idem secundum speciem, sed ae-
quivoce dicitur pes. Et eadem ratio est de aliis huiusmodi
partibus, quae dicuntur partes materiae, in quarum defini-
tione ponitur totum, sicut et in definitione semicirculi ponitur
circulus. Est semicirculus media pars circuli. Secus autem
est de partibus speciei, quae ponuntur in definitione totius,
sicut lineae ponuntur in definitione trianguli. 96

Sic igitur patet, quod totum est prius naturaliter quam partes
materiae, quamvis partes sint priores ordine generationis.
Sed singuli homines comparantur ad totam civitatem, sicut
partes hominis ad hominem. Quia sicut manus aut pes non

96 Thomae de Aquino, Sententia libri Politicorum, lib. 1 l. 1 n. 30

126
potest esse sine homine, ita nec unus homo est per se suf-
ficiens ad vivendum separatus a civitate. Si autem contin-
gat, quod aliquis non possit communicare societate civitatis
propter suam pravitatem, est peior quam homo, et quasi
bestia. Si vero nullo indigeat, et (sit) quasi habens per se
sufficientiam, et propter hoc non sit pars civitatis, est melior
quam homo. Est enim quasi quidam Deus. Relinquitur ergo
ex praemissis, quod civitas est prius secundum naturam
quam unus homo. 97

Nous en proposons la traduction suivante :

Ensuite, lorsqu’il dit « et prius itaque civitas etc. », il montre,


à partir de prémisses, que la cité a une priorité de nature
[postprédicament] sur la maison, ou sur un homme indivi-
duel, avec les arguments suivants. Il est nécessaire que le
tout soit antérieur à la partie, par ordre de nature et de per-
fection. Mais, ceci est à entendre du point de vue de la ma-
tière, et non de celui de la forme, comme c’est montré au
Livre VII de la Métaphysique. Et ceci, il le prouve ainsi :
après qu’un homme est entièrement détruit, il ne reste de
pied et de main que de manière équivoque, comme la main
d’une statue peut être dite « main ». Et c’est ainsi parce que
la partie est corrompue avec la corruption du tout, puisque
toute partie est définie par son opération et par la puissance
en vertu de laquelle elle est opérante. Et ainsi, la définition
du pied est : membre organique ayant la puissance de mar-
cher. Et c’est pourquoi, de ce que, en ce moment, il n’a pas
une telle puissance et une telle opération, il n’est pas le
même selon la forme, et qu’il est dit «  pied  » de manière
équivoque. Et, il en est de même, pour la même raison,
pour les autres parties de ce genre [les démembrées], qui
sont dites « parties de la matière », dans la définition des-
quelles est posé le tout, comme « cercle » est posé dans la
définition de « demi-cercle ». Un demi-cercle est la moitié
d’un cercle. Cependant, il en est autrement des parties de
la forme, qui sont posées dans la définition du tout, comme
les lignes sont posées dans la définition du triangle.

97 Thomae de Aquino, Sententia libri Politicorum, lib. 1 l. 1 n. 31


127
Ainsi, il s’ensuit que le tout a une priorité de nature [post-
prédicament] sur les parties de la matière, bien que ces
parties aient la priorité dans l’ordre de la génération. Mais,
les hommes individuels sont comparés au tout de la cité
comme les parties [organes] de l’homme sont comparés à
l’homme [entier]. Parce que, comme la main ou le pied ne
peuvent pas être sans homme, ainsi un (1) homme n’est
pas par soi suffisant pour vivre séparé de la cité. Si, cepen-
dant, il arrivait que quelqu’un [quelque un (1) ; un individu]
ne puisse pas prendre sa part [communicare] de la société
civile à cause de son défaut [quant à la forme humaine], il
serait moins qu’un homme [n’en ayant pas la forme, quasi-
ment une bête. Si, en vérité, il n’était nullement indigent
[quant à la forme humaine], et qu’il était, par soi, suffisant,
et qu’à cause de cela il ne faisait pas partie de la société
civile, il serait alors plus qu’un homme, quasiment un dieu.
Donc, il suit des prémisses que la cité a priorité de nature
sur l’homme individuel. 98

La seconde et la troisième phrases de ce texte se lisent ainsi :

Il est nécessaire que le tout soit antérieur à la partie, par


ordre de nature et de perfection. Mais, ceci est à entendre
du point de vue de la matière, et non de celui de la forme,
comme c’est montré au Livre VII de la Métaphysique. Et
ceci, il le prouve ainsi

Le premier et le troisième éléments mis en italique : nécessaire et


prouve, nous signalent que le passage d’Aristote ici commenté relève
de la science politique, et non de la prudence ou de l’art politique.
Prouver le nécessaire est la tâche de la science. La prudence et l’art
politique concernent le contingent.

Le second : Livre VII de la Métaphysique, est un renvoi au livre Z


(dans d’autres éditions), livre qui commence à la ligne 1028a 10 de

98 Notre traduction française est encore réalisée en nous aidant de : Thomas Aqui-
nas, Commentary on Aristotle’s Politics, Translated by Richard J. Regan, Indianapo-
lis/Cambridge, 2007, Hackett Publising Company
128
l’ouvrage. De quoi traite ce Livre VII ? De la substance, d’une part, et
de la définition, d’autre part. À la ligne 1030a 19, nous lisons :

§ 11. Ἢ καὶ ὁ ὁρισμὸς ὥσπερ καὶ τὸ τί ἐστι πλεοναχῶς


λέγεται; Καὶ γὰρ τὸ τί ἐστιν ἕνα μὲν τρόπον σημαίνει
τὴν οὐσίαν καὶ τὸ τόδε τι, ἄλλον δὲ ἕκαστον τῶν
κατηγορουμένων, ποσὸν ποιὸν καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα. 99

Remarquons bien le mot « κατηγορουμένων », qui se traduit par


« catégorie », « attribut », « attribution » ou « prédicament », selon les
auteurs. Nous prenons « prédicament », ce qui est aussi le choix de J.
Tricot dans sa traduction. Pascale-Dominique Nau, elle, propose la
traduction suivante :

C’est que le mot Définition aussi bien que celui d’Essence


peut avoir plusieurs acceptions. En effet, ce qu’est la chose
peut, en un sens, signifier la substance, et aussi tel ou tel
objet individuel  ; mais, en un autre sens, il exprime indis-
tinctement chacune des attributions [prédicaments] : quanti-
té, qualité, et le reste. 100

Pour notre propos, « le mot Définition », discours qui exprime « ce


qu’est la chose », concerne le prédicament pertinent à : « la définition
du pied est : membre organique ayant la puissance de marcher ». Or,
cette définition présente une particularité ; il s’agit d’une définition par
addition, comme nous le verrons bientôt :

1031a 1 Il faut donc en conclure qu’il n’y a vraiment de dé-


finition que pour la substance. S’il y en a pour les autres ca-
tégories, c’est uniquement par voie d’addition, comme on le
voit quand on veut définir la qualité ou l’impair. Il est impos-
sible, en effet, de définir l’impair sans l’idée du nombre, pas

99 Métaphysique d’Aristote, traduite par J. Barthélemy Saint-Hilaire, Tome deuxième,


Paris, 1879, Librairie Germer-Baillière et Cie,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphyque7.htm#411
100
Aristote, La métaphysique, Nouvelle édition pour Internet par Pascale-Dominique
Nau, Donostia - San Sebastián, 2008, http://docteurangelique.free.fr/
129
plus qu’on ne définit l’idée de femelle sans l’idée d’animal.
Par Voie d’addition, j’entends les cas où, comme dans ceux
qu’on vient de citer, l’on répète deux fois la même chose. 101

Ce qui concerne au premier chef « la définition du pied  » à titre de


«membre organique ayant la puissance de marcher », c’est le pro-
blème qui tient à cette expression : « ceci est à entendre du point de
vue de la matière, et non de celui de la forme, comme c’est montré au
Livre VII de la Métaphysique ». C’est du point de vue de la matière
que : « Il est nécessaire que le tout soit antérieur à la partie, par ordre
de nature et de perfection ». Au dit Livre VII, c’est le problème dit des
« parties de la définition ».

L’énoncé de ce problème des « parties de la définition » se trouve à la


ligne 1034b 20 :

Toute définition est une explication d’une certaine chose, et


toute explication a des parties diverses. Mais comme l’ex-
plication est à la chose totale, qu’elle fait connaître, dans le
même rapport qu’une de ses parties est à une partie de
cette chose, on s’est demandé s’il faut nécessairement que
l’explication des parties se retrouve dans l’explication du
Tout, ou s’il n’y a là rien de nécessaire.
On peut répondre que, pour certains cas, il semble bien que
la définition des parties est comprise dans la définition du
Tout ; pour certains autres, cela n’est pas. Ainsi, la définition
du cercle ne contient pas celle de ses segments, tandis que
la définition de la syllabe implique celle des lettres qui la
forment. Cependant, le cercle se divise en segments, tout
aussi bien que la syllabe se divise en ses lettres.
Autre question encore. Si les parties sont antérieures au
Tout, l’angle aigu, étant une partie de l’angle droit, comme
le doigt est une partie de l’animal, il s’ensuivrait que l’angle
aigu est antérieur à l’angle droit, dont il est une partie ; et le
doigt, antérieur à l’homme, à qui il appartient.

101 Aristote, op.cit., http://docteurangelique.free.fr/


130
Mais il semble que ce sont au contraire l’homme et l’angle
droit qui sont antérieurs ; car c’est d’eux qu’est tirée l’expli-
cation de leurs parties  ; et les choses sont toujours anté-
rieures, quand elles n’ont pas réciproquement besoin des
autres. 102

Le mot « antérieur » y renvoie manifestement le problème au postpré-


dicament « priorité ».

La résolution du problème énoncé à la ligne 1034b 20 se trouve à la


ligne 1035b 3 :

Ce que nous avons dit jusqu’ici suffit à faire voir le vrai. Ce-
pendant nous allons revenir sur nos pas pour rendre ceci
encore plus net.
Toutes les parties de la définition et les éléments dans les-
quels la définition se divise, toutes ces parties, ou du moins
quelques-unes, sont antérieures à la forme et au Tout. La
définition de l’angle droit ne se divise pas dans la définition
de l’angle aigu ; mais c’est au contraire la notion de l’angle
aigu qui emprunte la notion de l’angle droit, puisque, pour
définir l’angle aigu, il faut nécessairement employer la défi-
nition de l’angle droit, et qu’on dit, en effet, que l’angle aigu
est plus petit que l’angle droit.
C’est là également le rapport du cercle au demi-cercle, le
demi-cercle se définit par le cercle, comme le doigt se défi-
nit par le corps total auquel il appartient, puisque le doigt
n’est qu’une certaine partie de l’homme.
Par conséquent, tout ce qui fait partie d’une chose comme
matière, et tous les éléments matériels dans lesquels les
choses se divisent, sont autant d’éléments postérieurs  ;
mais tout ce qui entre dans la définition, et dans la subs-
tance que la définition détermine, tout cela ou presque tout
cela est ultérieur.
Prenons pour exemple l’âme dans les animaux. Elle est
l’essence de l’être animé  ; et, pour le corps où elle réside,

102Aristote, op. cit., http://docteurangelique.free.fr/. La mise en italique de certains


caractère est de nous.
131
elle est la substance qui entre dans sa définition ; elle est la
forme du corps, et l’essence qui fait qu’il est ce qu’il est. De
là vient qu’on ne peut pas définir convenablement une par-
tie quelconque du corps, sans définir aussi la fonction de
l’âme, qui, d’ailleurs, n’existe pas sans la sensibilité. Ainsi,
toutes les parties de l’âme, ou du moins quelques-unes,
sont antérieures au composé tout entier, qui est l’animal ; et
il en est de même pour tout autre cas.
Mais le corps et les parties du corps sont postérieures à la
substance de l’âme  ; et ce n’est pas du tout cette subs-
tance, c’est le composé de l’âme et du corps, qui se divise
en ces parties, qui en sont la matière. Ainsi, en un sens,
ces parties matérielles sont antérieures au composé ; et, en
un autre sens, elles ne le sont point. C’est qu’elles ne peu-
vent pas exister séparément de lui ; car un doigt n’est pas
en tout état de cause le doigt d’un être animé  ; et, par
exemple, le doigt d’un cadavre n’est pas un doigt, si ce
n’est par simple homonymie. 103

Cette résolution du problème repose sur un mode qui est exposé au


«  Livre VII de la Métaphysique », mode qui est exposé dans le com-
mentaire que Thomas d’Aquin fait à Sententia libri Politicorum, lib. 1 l.
1 n. 30 et à Sententia libri Politicorum, lib. 1 l. 1 n. 31, et mode que re-
prenons en ces termes :

Un problème est posé : prouver, à partir de prémisses, que la cité


a une priorité de nature sur la maison (la famille et son domaine),
ou sur un homme individuel, et ce, dans une argumentation.
Sa résolution est accomplie comme suit :

1. Prémisse : Il est nécessaire que le tout soit antérieur à la par-


tie, par ordre de nature et de perfection. Mais, ceci est à en-
tendre du point de vue de la matière, et non du point de vue
de la forme, comme c’est montré au Livre VII de la Métaphysi-
que.

103Aristote, op. cit., http://docteurangelique.free.fr/. La mise en italique de certains


caractère est de nous.
132
2. Preuve que la cité a une priorité de nature en partant de la
prémisse : Il est nécessaire que le tout soit antérieur à la par-
tie, par ordre de nature et de perfection, mais, ceci est à en-
tendre du point de vue de la matière :
i) Après qu’un homme est entièrement démembré, il ne reste
de « pied » et de « main » que dit de manière équivoque
(antéprédicament), comme la main d’une statue ne peut
être dite « main » que de manière équivoque (antéprédica-
ment).
ii) Pourquoi ? Parce que la partie intégrante est corrompue
avec la corruption du tout intégral, puisque la main et le
pied d’un homme vivant, comme parties intégrantes d’un
tout intégral, cessent d’être parties intégrantes dès lors que
le tout intégral qu’est l’homme cesse de les intégrer.
iii) Pourquoi ? Toute partie d’un tout est définie par son opéra-
tion (prédicament : action, ou passion) et par la puissance
(prédicament : puissance active, ou passive) en vertu de
laquelle elle est opérante comme membre d’un homme vi-
vant, i.e. comme partie intégrante d’un tout qui l’intègre.
iv) C’est ainsi que la définition de l’organe nommé « pied »,
pour un homme vivant, est : membre organique ayant la
puissance de marcher.
v) Et c’est ainsi que, une fois que ce pied n’est plus ce mem-
bre organique, il n’a plus la puissance de marcher, non plus
que l’opération de marcher. Dès lors, il n’est plus le même
selon la forme de membre organique ayant la puissance de
marcher, et il n’est désormais dit «  pied  » que de manière
équivoque (antéprédicament) par rapport à la manière uni-
voque (antéprédicament) de le dire selon la définition :
membre organique ayant la puissance de marcher.
vi) Et, il en est de même, et pour la même raison, pour les au-
tres parties démembrées, qui sont alors dites « parties ma-
térielles » de l’homme, dans la définition desquelles est po-
sé le tout de l’homme, comme le tout dit « cercle » est posé
dans la définition du « demi-cercle ». Aucun cercle, qui est
forme géométrique, n’est un demi-cercle.

3. Considérations selon le point de vue de la forme :

133
i. Cependant, il en est autrement des parties de la forme de
l’homme, qui sont posées dans la définition du tout de
l’homme, comme les lignes sont posées dans la définition
du triangle.
ii. En effet, le tout intégral qu’est un corps a une priorité de
nature [postprédicament] sur les parties intégrantes consti-
tuant sa matière, bien que ces parties aient la priorité dans
l’ordre de la génération, comme il vient d’être expliqué plus
haut.
iii. Or, les hommes individuels sont comparés au tout de la
cité comme les parties [organes] de l’homme à l’homme
[entier], et ce, selon une analogie de proportionnalité tenant
à : Il est nécessaire que le tout soit antérieur à la partie, par
ordre de nature et de perfection.
iv. Comment ? De même que la main ou le pied, comme par-
tie intégrante, ne peuvent pas être sans que l’homme, le
tout intégral qui les intègre de telle manière qu’elles sont
intégrantes, ne soit, de même un (1) homme n’a pas, à soi
seul, les ressources suffisantes pour vivre séparément de la
cité.
v. S’il arrivait que quelqu’un [quelque un (1)] ne puisse pas
prendre sa part [communicare] de la société civile à cause
d’un manque quant à sa forme humaine, dès lors il serait
moins qu’un homme n’ayant aucun manque quant à sa
forme humaine, quasiment une bête, qui a moins que la
forme humaine malgré qu’il soit un vivant.
vi. S’il arrivait que quelqu’un [quelque un (1)] ne soit aucune-
ment indigent quant à sa forme humaine, et qu’il ait, par soi
seul, les ressources suffisantes pour vivre séparément de la
cité, ce à cause de quoi il ne ferait pas partie de la société
civile, alors il serait plus qu’un homme, quasiment un dieu.
4. Donc, il suit de ce qui vient d’être dit, tant du point de vue de
la matière que du point de vue de la forme, que la cité a priori-
té de nature sur l’homme individuel.

À partir du problème posé plus haut et résolu selon la conclusion : « la


cité a priorité de nature sur l’homme individuel », deux principes furent
formulés pour la société civile :

134
a) le principe de totalité : Unus pro omnibus, omnes pro uno, Un
pour tous, tous pour un, One for all, all for one, Einer für alle, alle
für einen, Uno per tutti, tutti per uno, Uno para Todos, Todos para
Uno ;
b) le principe de subsidiarité ou de suppléance : Le
fort protège le faible, selon une inégalité protectrice
reprise par le salut de l’éclaireur (scout), illustré dans
l’image ci-contre , et qui tient à la φιλία (bienveillan-
ce) 104.

Il ne faut pas confondre le principe de totalité avec le totalitarisme. Le


principe de totalité concerne la société civile (πόλις, civitas, cité) dans
sa spécificité, ce pourquoi il admet le principe de subsidiarité ou de
suppléance. Le totalitarisme, qui concerne l’État, ne l’admet pas ;
l’État n’est pas la société civile, encore moins les familles, et les autres
corps intermédiaires, qui ont leur spécificité.

La découverte et la formulation de ces deux principes sont obtenues


en science politique. Mais la mise en œuvre de ces deux principes re-
lève de la prudence politique, d’une part, et de l’art politique, d’autre
part.

Cette mise en œuvre vise à établir et à maintenir l’ordre civil qu’est la


cité, cette entité ordonnée au bien commun du meilleur des animaux
i.e. de l’homme chez qui la vertu s’est accomplie, ce qui est la fin ul-
time à poursuivre. Mais, comme nous l’avons évoqué plus haut, même
si ce serait bien que tous les hommes soient vertueux, il semble que
ce ne soit pas le cas. Même Aristote en convient lorsqu’il écrit :

104 http://www.scout.ch/fr/le-scoutisme/traditions/le-salut-scout
135
[1277a 1] Ἐπειδὴ ἀδύνατον ὁμοίους εἶναι πάντας τοὺς
πολίτας, οὐκ ἂν εἴη μία ἀρετὴ πολίτου καὶ ἀνδρὸς
ἀγαθοῦ. Τὴν μὲν γὰρ τοῦ σπουδαίου πολίτου δεῖ πᾶσιν
ὑπάρχειν (οὕτω γὰρ ἀρίστην ἀναγκαῖον εἶναι τὴν
πόλιν), τὴν δὲ τοῦ ἀνδρὸς τοῦ ἀγαθοῦ ἀδύνατον, εἰ μὴ
πάντας ἀναγκαῖον ἀγαθοὺς εἶναι τοὺς ἐν τῇ σπουδαίᾳ
πόλει πολίτας. 105

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Comme il n’est pas moins impossible que tous les citoyens


agissent tous identiquement [Ἐπειδὴ ἀδύνατον ὁμοίους
εἶναι πάντας τοὺς πολίτας], il faut dès lors avouer qu’il ne
peut exister d’identité entre la vertu politique et la vertu pri-
vée [οὐκ ἂν εἴη μία ἀρετὴ πολίτου καὶ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ].
Dans la république parfaite [τοῦ σπουδαίου πολίτου], la
vertu civique doit appartenir à tous [δεῖ πᾶσιν ὑπάρχειν],
puisqu’elle est la condition indispensable de la perfection de
la cité  [οὕτω γὰρ ἀρίστην ἀναγκαῖον εἶναι τὴν πόλιν];
mais il n’est pas possible que tous y possèdent la vertu de
l’homme privé [τὴν δὲ τοῦ ἀνδρὸς τοῦ ἀγαθοῦ
ἀδύνατον], à moins d’admettre que, dans cette cité mo-
dèle, tous les citoyens doivent nécessairement être gens de
bien [εἰ μὴ πάντας ἀναγκαῖον ἀγαθοὺς εἶναι τοὺς ἐν τῇ
σπουδαίᾳ πόλει πολίτας]. 106

C’est pourquoi, dans la cité, et ce, pour les affaires qui concernent
spécifiquement la cité, lorsqu’il affronte les affairistes politiciens, pour
qui « le désir irrationnel domine le désir rationnel », l’homme pour qui
« la faculté la plus haute (...) possède la suprématie et (...) imprime le
mouvement » s’emploie à mettre en œuvre un principe de résistance
qui tient au courage, mais aussi à la patience, comme Ésope l’évoque
dans sa fable De l’Arbre et du Roseau :

105 La morale et la politique d’Aristote , traduite du grec par M. Thurot, Paris, 1824,
chez Firmin Didot, Père et Fils,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/politique3.htm#II
106 Aristote, La politique, Nouvelle édition pour Internet par Sœur Pascale Nau,
http://docteurangelique.free.fr
136
Un Olivier et un Roseau disputaient ensemble sur leur force
et sur leur fermeté. L’Olivier reprochait au Roseau sa fragili-
té, qui l’obligeait de plier au moindre vent. Le Roseau ne
trouvant point de bonnes raisons pour lui répliquer, garda le
silence ; mais ayant attendu quelque temps sans rien dire,
un vent violent vint à souffler tout à coup. Le Roseau agité
par le vent, plia, et n’en fut point incommodé ; mais l’Olivier
ayant voulu résister à l’orage, fut emporté et déraciné par la
violence du tourbillon. Alors le Roseau prenant son temps
pour parler, dit à l’Olivier qui était par terre : – Tu vois bien
qu’il est plus à propos de céder à un ennemi puissant, que
de lui résister avec une témérité qui a toujours de mauvai-
ses suites. 107

Comme le dit encore Pindare : « L'adversité met la prudence au cœur


de l'homme. » Il s’agit ici de l’homme dont Aristote dira plus tard :
«  Aussi peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel est un
intellect désirant ou un désir raisonnant, et le principe qui est de cette
sorte est un homme. » 108

Terminons avec un rappel : « Nous ne pouvons en effet, sans le se-


cours de la philosophie, distinguer le genre et l'espèce, définir, diviser,
discerner le vrai d'avec le faux, suivre les conséquences, voir les con-
tradictions, démêler les équivoques.», écrit Cicéron, dans De l’orateur.

Lecteur, à toi de juger si j’y suis parvenu !


—∞—

107Ésope, De l’Arbre et du Roseau ; cette fable d’Ésope sera reprise par Jean de La
Fontaine : Le chêne et le roseau.
http://www.ebooksgratuits.com/html/esope_fables_1.html#_Toc125626606
108 Pindare est un poète grec (518-438 av. J.C.)
137
TABLE DES MATIÈRES

Chapitres Page

Avant-propos 1

Chapitre I : Un proverbe bien connu 3

Chapitre II : Dit d’un sujet - Est dans un sujet 7

Chapitre III : Discernement de prédicaments 15

Section I : Le prédicament « homme » 17

Section II : Le prédicament « liberté » 57

Chapitre IV : Discernement de postprédicaments 91

Section I : Quatre postprédicaments 101

Section II : Quatre cas de figure 113

Chapitre V : En guise de conclusion 121

Table des matières 139

139
AUTRES OUVRAGES DE L’AUTEUR

Le défi de Gorgias, Société scientifique parallèle, 2013,


http://classiques.uqac.ca/contemporains/plante_gilles/plante_gilles.html

Bataille navale et droite règle vraie, Société scientifique parallèle, 2013,


http://classiques.uqac.ca/contemporains/plante_gilles/plante_gilles.html

Laïcité, neutralité, non-confessionnalité. À propos d’une charte, Société


scientifique parallèle, 2013,
http://classiques.uqac.ca/contemporains/plante_gilles/plante_gilles.html

Comment réussir un démantèlement territorial : le cas de la Basse-Mauricie,


en collaboration avec François Chénier, Société scientifique parallèle, 2010

Paroisse Saint-James : investigation du patrimoine religieux, en collaboration


avec Yvon Leclerc, Société scientifique parallèle, 2009

Les Récollets — Saint-James, en collaboration avec Yvon Leclerc, Société


scientifique parallèle, 2009

Paroisse Saint-Étienne-des-Grès, 150 ans, en collaboration avec Yvon Le-


clerc, Société scientifique parallèle, 2008

Paroisse Saint-Ambroise-de-Kildare : investigation du patrimoine religieux,


en collaboration avec Yvon Leclerc, Société scientifique parallèle, 2008

Michel Villey et la science du juste, Société scientifique parallèle, 2007,


http://classiques.uqac.ca/contemporains/plante_gilles/plante_gilles.html

Rapport - Patrimoine religieux - Paroisse Saint-Étienne-des-Grès, en collabo-


ration avec Yvon Leclerc, Société scientifique parallèle, 2007

Méditations goldiennes sur l'unité de négociation bien proportionnée, Société


scientifique parallèle, 1996

Le Conflit du travail : stratégie et tactique, Presses de l'Université Laval,1984

141
Le domaine des humanités se caractérise de curieuse façon par rapport aux
autres domaines d’étude. Chez ces derniers, on prétend que les solutions
viennent finalement à bout des problèmes.

Dans le domaine des humanités, ce sont les problèmes qui, semble-t-il,


viennent à bout des solutions offertes, de temps à autre, par l'un ou l'autre des
auteurs, d'où des controverses, sinon interminables, du moins non encore
terminées à ce jour, peut-être parce que ces sujets sont inépuisables, plus
souvent parce que l’étude de ces sujets n’est pas conduites avec la rigueur
qu’exige la sagesse qu’on dit aimer : la philosophie.

Dans cette étude, on s’intéresse à l'expression : « La liberté des uns s’arrête là


où commence la liberté des autres. » Elle est si souvent employée dans les
conversations qu’il est rare de trouver quelqu’un qui, parmi nous, ne se l’est
pas fait servir un jour ou l’autre, soit cette forme soit sous l’une de ses
variantes. Pourtant, ce proverbe, i.e. cette locution censée exprimer une
recommandation de sagesse, présente plusieurs difficultés, à tel point que
Johann Wolfgang von Gœthe écrivit : « Nul n’est plus esclave que celui qui se
croit libre sans l’être. »

Dans les pages qui suivent, on conduit l’exploration d’une difficulté  : on se


concentre sur l’expression « là où », tout en examinant celles qui gravitent
autour d’elle. Cette exploration est faite à la lumière d’une école de sagesse qui
commence dans l’Antiquité grecque, avec Aristote, et se continue ensuite avec
les aristotéliciens, comme Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) et Jean Poinsot (XVIIe
siècle), et ce, jusqu’à aujourd’hui.

Selon cette école de sagesse, l’expression : « La liberté des uns s’arrête là où
commence la liberté des autres. » ne « vaut comme philosophie », i.e. comme
sagesse savante, que si « elle est démonstrativement vraie » ; autrement, elle
ne vaut que comme sagesse non savante, disons « populaire ».

ISBN: 978-2-921344-36-4

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