Amitié &
Compagnie
Autour du Discours de lq servitude
volontaire de La Boétie
Etudes réunies Par Stéphan Geonget
et Laurent Gerbier
PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2012LA PARRHESIA CHEZ EPICURE,
VERTU RISQUEE DE LAMITIE
Peut-on tout dire a ses amis ? La question a quelque chose de classique,
ce qui n’en entame ni la pertinence, ni la difficulté. Tout dire, ou dire ce
qu'on pense. Telle pourrait étre la traduction du terme grec parrhésia (de
Gv, tout et pijjia, ce qui est dit) notion assez plastique, puisqu’elle recéle en
son origine un sens politique (@ Achénes, c’était, pour un citoyen, le droit
de dite en assemblée ce qu’il pensait), qui a peu 4 peu dérivé pour signifier
quelque chose qui pourrait 4 peu prés correspondre au francais : « dire ses
quatre vérités ». Dans la communauté épicurienne, selon Philodéme en
particulier (Comme plus tard chez Plutarque), la parrhésia est la vertu de
Tamitié. C’est parce que je peux tout dire 4 l'ami que notre relation sen
trouve protégée, renforcée. Mais aussi, parce que précisément je peux tout
dire, et méme je dois tout dire, notre relation se trouve toujours menacée,
fragilisée paradoxalement par ce qui peut la sauvegarder : si je dis tout,
je risque bien de susciter des réactions de violence, de haine : c’est la le
risque propre de la parrbésia — courir ce risque, c’est, pour Philodéme,
assumer une certaine forme de vérité de la relation.
On en trouve le témoignage dans une ceuvre, vraisemblablement
inspirée de l’enseignement de son maitre Zénon de Sidon, dont il est
une sorte de biographe intellectuel, rapportant ses cours (un peu a la
maniére d’Arrien pour Bpictéte). Aux environs de 70, il vient en Italie,
sinstalle entre 70 et 55 chez Calpurnius Pison et devient membre
d'une école épicurienne campanienne, entre Rome et Herculanum!. La,
1 Michael White, « A Measure of Parthesia », in J. T. Fitzgerald, D. Obbink, G. Holland
Git.) Philodemus and the New Testament World, Leiden, Brill, 2004, p. 103-127, p. 104a VALERY LAURAND
Pison possédait une superbe villa, dans laquelle Philodéme réunissait,
a l’épicurienne, par exemple pour commémorer tous les mois la ‘mort
d'Epicure ou tous les ans son anniversaire, un petit groupe d’amis
(intellectuels, politiques et riches patrons de ce temps). Cette villa a
Herculanum abritait également une bibliothéque, et l’une des activités
de la communauté épicurienne du lieu était de copier et transmettre
les livres (d’ Epicure lui-méme, de Demetrius Lacon, peut-étre méme de
Chrysippe). On ne sait pas exactement si l’activité d’édition a continué
a la bibliothéque aprés la mort de Philodéme (autour de 40 av. J.-C.).
Ce qu’on sait, c'est que le monde et les méthodes des historiens de la
philosophie antique ne seraient sans doute pas les mémes s'il n’y avait eu
V'éruption du Vésuve en 79 ap. J.-C. qui détruisit la ville d’Herculanum
et singuliérement dévasta une grande partie de la bibliothéque, ne
laissanc enterrés dans la cendre que des rouleaux extrémement calcinés.
Lors de la découverte de la bibliothéque en 1752, on trouva environ
1800 de ces papyrus & la fois trés dégradés (le feu a briilé tout le dessus)
et paradoxalement conservés sous la cendre (il nous reste donc environ les
derniers tiers de papyrus : roulés de gauche a droite, la fin est préservée,
le début brdlé) : le papyrus 1471, qui nous occupe, a ainsi été déroulé et
les fragments ainsi obtenus ont été d’abord dessinés puis (mal) classés.
On en a perdu I’ordre. Le texte, trés lacunaire, a souffert en plus d’une
cassure du rouleau a peu prés en son milieu : il ne nous reste, au final,
que des fragments en désordre, extraits de colonnes qui elles-mémes ne
sont que des demi-colonnes dont il manque des lignes et dont on ne sait
€xactement quel est le haut, quel est le bas. Le manuscrit a été édité une
premiere fois par Olivieri' (1835-43). Cette édition se révéle elle-méme
asset ioe et a bénéficié de quelques émendations de Philipson? puis
ae critique Ae Marcello pees 1998 Paraissent aux Etats-
traduction de tous les fragments, mame is ‘ i Sagic Seu
7 ceux oubliés par Olivieri) par
Davi iskii
— we Diskin Clay, Clarence E. Glad, Johan Carl Thom et
re. Cet ouvr:
amas 'a8¢ marque une date dans la lecture de notre texte,
: ese and the school context »
Hu tate eOlve, Phin pl xappnoias Lib, Leipzig, Teubner, 1914,
1s a é ic ibe ;
igh wen a et sien ep nappnciag Libellus, « Berliner
Clarence E. Glad, Johan Catl Thom
} Translation and Notes, Atlanta,
ition et u
et James Ware, On
Scholar Press, 1998.LA PARRHESIA CHEZ EPICURE 25
dont on a pour la premiere fois une traduction complete (en anglais).
Ces derniéres années ont vu enfin les travaux paralléles de D. Delattre'
et de M. White? qui ont abouti dans deux articles fondamentaux, l'un
en 2010 et I’autre en 2009, aux conclusions suffisamment proches pour
donner quelques assises 4 une relecture nouvelle du traité de Philodéme.
A partir de mesures physiques du texte (hauteur, largeur des colonnes,
nombre de lignes, de mots par lignes — calculé grace au décompte par
les scribes de leur salaire — et d’autres choses encore dont la moindre
n'est pas le procédé multi-spectral de photographie infrarouge) les deux
chercheurs proposent un nouvel ordre des fragments.
On apprend dans ce qui nous reste du Peri Parrhesias, méme s'il est
plutée un témoignage de l’enseignement de Zénon de Sidon, comment
étaient organisées ces communautés épicuriennes (et sans doute celles de
Rome, de Campanie et de Naples) et comment la, parrbésia, manifestement
dans une acception devenue commune dans les écoles, était appliquée
dans ces communautés : elle y est présentée comme productrice d'exnoia,
concorde, harmonie. Ainsi, dans le fragment 79N (crés lacunaire, 3
lignes sont lisibles), peut-on lire « et par le moyen de la parrbésia, nous
intensifierons l’exnoia... envers eux-mémes »). Une parrhésia qui constitue
lexpression de la conduite des amis épicuriens entre eux : les maitres se
doivent la parrhésia, les disciples entre eux, et bien évidemment les maitres
envers les disciples mais aussi la réciproque. Et la parrbésia ici, dans une
optique du reste héritée en partie du cynisme, semble comprendre & la
fois cette vérité que I’on doit aux amis, la franchise (le contraire de la
flatterie de ce point de vue) et bien entendu aussi le blame, le reproche,
la réprimande. Mais on doit méler ce reproche et cette réprimande a
autre chose, pour ne pas étre trop dur. Avec Philodéme, la parrhésia
devient le fait des amis, dans une sorte de veille constante entre dire ce
quion a sur le cceur, et savoir comment le dire. Etonnamment, dans
ces textes, ce n’est plus la vérité qui est 4 conquérir : tout le probléme
consiste 4 savoir quand la dire et quand la taire, ce qu'il faut dire, ce
qu'on peut dire, et ce qu'il faut taire. Comment ménager en somme
1 Daniel Delattt, « Le Franc Parler de Philodéme (PHert. 1471): reconstruction bibliolo-
gique d'ensemble du rouleau » dans A. Antoni, G. Arrighetti, MI. Bertagna, D. Delattre
i, a Papyrologica Herculanensia, Pise, Rome, Fabrizio Serra Editore, 2010,
p. 271-291.
2 Michael White, « Ordering the Fragments of PHerc. 1471 : A New Hypothesis », Cromache
Ercolanesi 39 (2009), p. 29-70. Ppa neVALERY LAURAND
26
. montrant que la vérité trop bruce ne doit son éclat au
a doit y maintenir ? La relation devient ce lieu en équilit
apes de fire place la fois ala vérité, sans laquelle ae
oe it -relation tenant de la comedie, a |
ee ea Sea feinte, sans laquelle la relation
ne pourrait tenir face au risque de la vérité. Relation peices ee
d'une vérité qu’on doit oser, toujours protégée dans les atermoi news
qu'on doit aménager. Petits arrangements avec la vérité, au nom de a
nécessité plus impérieuse du lien, et dont le but paradoxal est en craitant
ainsi la vérité de la rendre plus efficace. Dés lors, la parrhésia se fait art,
technique, au sens ou il faut savoir s'arranger, téyvn oroxaouxy, chez
les Epicuriens, art conjectural, qui s'applique selon le xaipos, selon des
hypothéses a la fois vraisemblables et raisonnables (notion d'eviorsy
(ff fragment 1 de Philodéme). La parrbésia, art conjectural, s1approche
ainsi de la médecine, oi il s'agit de traiter l’dme.
I
Cette technique! implique alors différents types de parrhésia. Lordre
des fragments tel que les deux reconstructions récentes que nous avons
évoquées le donnent propose ainsi une série intéressante : 63-86-64-
87-65-88-66-89-67-90-68-69-91-70. Au début, en 64, il s'agit de
1 Gf Julie Giovacchini, « La nouvelle reconstruction de rouleau du Frane-Parler de Philodéme
ermer-elle encore de postuler l'existence d'une ITAPPHEIA spécifiquement épicurienne?
dans A. Antoni, G. Arrighetti, MI. Bertagna, D. Delactre (€d.), Miscellany Papyrologica
ta Editore (2010), p. 293-314, qui doute d'une
Herculanensia, Pise, Rome, Fabrizio Ser
bhai épicurienne » de la parrbitia,ce que l'on peut accorder. Mais elle inclut parmi
les critéres d'un traitement spécifiquement épicuri a fi
ppicurien de la parrhésia celui de la qualifi
comme techné stchastibé, at conjectural. Or, fe lc qualifier
ill ne me semble pas que le fait de qualifier
ae franc-parle implique d'en faire un att spécifiquement épicutien — aprés tout, la
Jardin, Par vile Pas sPécifiquement épicurienne, est appelée également aines par le
we PH Sus: elle insiste sur le fait quion ne trouve pas Vexpression telle quelle
‘on peut hi Mais nous allons voir qu'un
v re si expression n'
bien. Louvrag, i i jen bea
en. Low olloque de Sarlat : je ne ferai
hélas ii
cee ee ate an las insister sur les points deLA PARRHESIA CHEZ EPICURE a7
montrer que si la parrhésia est dans un premier temps un échec, il faut
recommencer encore et encore, comme dans un traitement a reprendre :
64. Et n’ayant réussi a rien, il en usera encore envers le méme homme. Si, bien
quill ait fauté, [le disciple] ne tient pas compte de la parrhésia, [le professeut]
lui reparlera franchement. Pace que bien qu'un médecin, pour une méme
maladie, n'ait rien accompli par un clystére, il purgera encore le patient. Et
pour cette raison, il reparlera franchement, parce qu'avant il n'est arrivé A rien,
et le fera encore et encore, et ainsi si ce n'est pas cette fois, alors une autre fois'.
Il ne s'agit pas d’un acharnement : ce disciple qui mérite la parrhésia
dispose d’une nature telle qu’il faut arriver & ce qu'il supporte le franc-
parler et s'en trouve transformé, mais cela veut dire aussi que la parrhésia
utilisée doit elle-méme étre dosée, nuancée : le fragment 87 parle des
cajoleries que l’on peut glisser en méme temps que les reproches, dans
une approche mélée, sans ironie. Le parrhésiaste est comparable 4 un
dresseur de poulains, mais il dresse des Hommes (dv@pwaoddpvny) &
étre libres — et dans un bon dressage, on alterne, on méle, caresses et
coups. De fait, le fragment 65 montre qu'il ne faut pas perdre espoir :
si ce n’est la premiére, ni la deuxiéme, ce sera la troisiéme application
de parrhésia qui sera la bonne. Pour arriver au résultat suivane :
65. Etbien quil désobéissait auparavant, méprisant le reproche comme extérieut
4 lui-méme (dAAozpiav éxipopay, apres, en renongant, il obéit 3 l'admonition
(voubereie). Alors il était affligé de passions qui gonflent [d’orgueil] ou yéné-
ralement entravent, mais aprés, une fois soulagé (xovpiodei), il écouera en
baissant la téte (Szaxovoerai), Alors il affrontait [des passions] qui perver-
tissent (d:aorpepsvro), mais maintenant il n’aura plus affaire a elles. Avant,
il était dans l'opposition (dveidoxevay) et, dans l’égarement (naveodiio), il
ne I'a pas fait...
Cet avant-aprés nous donne un apercu des attentes de I’éducation épi-
Curienne, Ladmonition améne progressivement (fragments 89-67) les
disciples « ig puAdrnrag éabrov», a l'amour de soi (fragment 90). Non
Pas cet amour-passion qui fait enfler d’orgueil, mais cette relation a
Soi faite d’affection et de confiance en soi. Un soi retrouvé par dela les
rsouflures d'un moi phantasmatique, en somme. Cela grace A cette
barrhésia qui tache, selon l'occasion et selon le disciple, de méler reproche
—~_
rongue a ied Parrbesias sera cité, j'utilise 'édition américaine de Konstan et alii. Le
‘agment est indiqué avant. Je traduis.28 VALERY LAURAND
et gentillesse, dans une sorte de discours bariolé : poikilés dit le fragment
90, suivi par le fragment 68 qui parle de « xoixtAn gthorexvia» :
habileté bariolée, qui mene au mélange (Erasis — le fragment 68 comporte
le verbe xeppavupi) de reproches et de louanges, mélange qui parie sur
la bonne nature du disciple et sur ses chances de guérison. De fait, le
fragment 69 souligne la nécessité de continuer le traitement pour ceux
dont on peut raisonnablement penser quiils peuvent guérit, comme le
font les médecins. Car si l’on fait ceuvre de parrbésia, Cest que le disciple
en vaut la peine, et au fond, c’est sur sa nature que se régle le type de
parrbésia 4 utiliser. Traitement tout la fois symptomatique et traitement
de fond. Symptomatique d’abord (fragment 90) : commencer le traitement,
est faire arréter le mal, méme si l'admonestation n'est pas acceptée. On.
commence par arréter les symptémes, pour pouvoir extirper leur cause.
Cette cause, c'est que nous sommes encombrés de vide. Philodéme
nous propose un exemple frappant de ce vide, frappant aussi parce qu'il
se trouve a l’opposé du parrhésiaste tel que le congoit I’épicurien.
a. Seulement? ?... certes, il pousse 4 quelque moquerie [...]. Il finie (?) par
devenir fou... et le sage, alors qu'il équipe parfois il aime
(pai) cette fagon de vivre. La raison de cela, c'est que, dans leur parler (1
Aadéiv), ils none pas de désirs pour résister avec effort (dvriteivovcas), d’ot par
suite, ils disent intégralement (dxepaias) ce qui, certes, semble (16 gatvopevov
78), mais dans leur agir (r@ apdrren) qui tourmentent
douloureusement, de sorte qu'il leur est impossible de persévérer (Eyuévew)
dans ce qu'ils louaient (of éxrjvovy.
b Ils n'admertent pas de raisonnements (46yous) utiles (ovvpépovtas), mais
parlent uniquement par recherche de la réputation (doEoxoxiav),
«ne donnaient aucun prix & leurs paroles (ds dv ox evovuevor tovs Adyovg),
imais les traient sans effort (duoz8ed depuis V'air vide (éx BaBeiac ai8)époe) »,
Mais lorsque le fait de peiner (ré xovouy) est piqueé (xvio6)p, ils font des bole
(rnbdiow), incapables (ddvvarodvreq) de conserve leur personnage (rd mAdopa
pineld, Patfois ils croient que méme eux (kéxeivoug) sont amendés (vofu}
SereioBfay) comme il convient (Sedvrac), mais
r quant a eux parfois
il aime cette fagon de vivre ». Alors qu'il équipe ses audiceurs, alors
qu'il est en train d’enseigner la parrbésia & ses auditeurs, le maitre peut
se mélanger les pinceaux, finir par devenir fou, s'amouracher du /alein.
Aimer le Jalein, est dire tout, tout ce qui nous semble : rester dans
le phénoménal et le traduire en mots, dire intégralement, dire mais
expérimenter en méme temps une déchirure entre le dire et le faire.
Déchirure qui interroge le désir : pas de désir pour résister & une sorte
d'amour de la parole (peut-étre pas logorthée, mais amour de quelque
chose comme parler, dite tout), mais désirs qui déchirent, tourmentent.
La maniére méme de tourner la chose a un grand intérét : « pas de désir
pour... », mais des désirs qui tourmentent. Labsence de désir tient
dans les «efforts contre », une résistance (on ne sait pas trop sur quoi
porte cet dvzitetvovoac; Gigante, comme les traducteurs américains,
le fait porter sur la vie heureuse) : dans leur parler, ils n’offrent aucune
résistance au bonheur, mais dans leurs actes, ¢a résiste, parce que leur
désir est ailleurs : désir de gloire, désir de paraitre. La résistance, dans
les actes, c’est celle qui nait du souci de la réputation.
Je pense que dans leur amour du parler, parler pour parler, dire inté-
gralement ce qui semble, ils ne font pas l’expérience du désir, parce qu'ils
ne font pas l'expérience précisément de ce qui résiste dans la parole, de7 VALERY LAURAND
30
Dire ce qui semble, c'est une chose. Avoir
dire, avec peine, dans la résistance, ce qui
est bien autre chose.
ce qui résisce dans la vérité.
experience de l'effore pour dire, ae
ille, ce qui, précisément, Equipe, a
Teeaue dela ‘ercé ne se fait pas dans la résistance au bon heur, Kes are
tégies déployées pour n’étre pas heureux, mais dans le fait de einer me a
dans la parole. De fait, les politiques ne persévérent pas dans la pa "a :
ils la contournent, la subvertissent, d'une certaine fagon, par une parole
vaine qui recherche la gloire : c'est la seconde partie du texte. Il y a des
paroles utiles, et il y a un prix a la parole, une fatigue a aller chercher les
mots. Eux usent de mots éthérés. Mais une telle pratique de la parole faillit,
fait obstacle et 1a, ils « font des bonds ». D'une certaine maniére, comme
le traduit d’ailleurs trés bien Gigante : ils se mettent debout ; « balzano
in piedi» = «ils sautent debout », littéralement. Pourquoi ? Parce qu’ils
ne peuvent conserver leur personnage (« 16 mAéopa tnpeiv »). Lamour du
Jalein, Cest aussi un joli masque, le joli masque de la parrhévia : on veut
tout dire, dire tout ce qui vient, tout ce qui semble, sans faire l’expérience
de la résistance, de l’effort d'un dire qui ne se tire pas des hauteurs, mais
du plus profond (il y a une profondeur) de l’écre. Alors ces gens Ia croient
quiils n’one pas fauré. Ils font au contraire une faute contre la parrhésia :
ils vont contre le Adyoc. Alors, certes, ce fragment peut viser le politique.
Mais il vise, plus généralement, toute personne qui croit que la parole de
vérité tient dans un simple dire « ce qu'il nous semble », un « ce qu'il nous
semble » du reste un peu étonnant, puisquil est puisé dans les hauteurs, et
ne recherche que la vaine gloire, ou la réputation, ou un nouveau masque
que l'on demande & l'autre de nous mettre au lieu de lui demander de
nous I’éter. Car il y a un geste chirurgical de la parrhésia.
A. Hest rare de trouver un homme pauvre par rapport ala fin de la nature et
fiche par rapport aux opinions vides. Car aucun insensé ne se satisfait de ce
Guia, mais il se tourmente plutde pour ce qu'il n'a pas. De méme donc que
lesgens sso de fitvre ont toujours soif 4 cause du mauvais état résuleine
fe leur maladie et i er i
désirent les choses les plus contraires, de méme ceux qui
a : °
ee ode dee tvais état sont toujours privés de tout et tombent dans toures
tes de désirs sous l'effet de leur avidité gloutonne!,
Cure €picurienne revient a retrancher du vide,
ON Houver . La maladie de lame, et la souffrance qui s’en
1 Bpicute, 471 Us. trad. Voelke,LA PARRHESIA CHEZ EPICURE 31
ue de limites au désir, qui fait qu’aucun
5 méme que ce qui fait qu’ils ne sont
des. Il faut donc « nous occuper de
suit, Cest précisément le mang!
désir ne peut étre comblé, alor:
pas comblés, ce sont des opinions vi
notre propre guérison ».
D’une maniére générale, la philosophie naturelle contribue 4 la
préparation de ce que Philodéme! appellera le « quadruple reméde »
(tetrapharmakos) contre les troubles qui nous éloignent du bonheur.
Ce dispositif, qui sous-tend la structure de la Lettre a Méné&ée et qui
est repris par les Maximes Capitales 1 IV, se décompose ainsi : il n'y
a rien a craindre des dieux; la mort n'est rien par rapport a nous; la
limite des plaisirs peut étre atteinte et elle correspond 4 !’élimination
de toute douleur; nous pouvons supporter la douleur car elle n’est pas
illimitée. Or, ce dispositif passe par un certain usage de la parole. Le
philosophe est médecin de I’ame (on le sait des le début de la Lettre a
Ménécée), et médecine et parrhésia constituent des réyvat oroyaotixat’.
D’oit une possibilicé d’erreur, méme de la part du sage ou du maitre
(fragment 46). Le sage peut etrer, par amour du Jalein, on \'a vu, mais
aussi tout simplement parce que la parrhétia, comme la médecine, est
une technique par conjecture. Art du kairos, art du signe, qui demande
ailleurs toute une sémiologie :
57, [méme s'Jil ne leur a pas mis la main dessus alors qurils sont amoureux
(ui xarextsigen ép[dvJeac) ou possédés par certains vices (xarao]zJérous Kaxians
no}, mais a inféré par signes (@2Ad ontet@aduevov). Mais que les conjectures
raisonnables (eUtoylora 6 oroyaota) ne tourent pas toujours comme on
espérait, méme si on concluc strictement & partir de ce qui paraft argument
raisonnable, on doit, au moins, I'admettre, méme si c'est par hypothése, parce
que la raison choisit de prendre en main (5ié11 Abyos aipet xarevgsipeii) et...
On I'a déja dit, la parrhésia est un art conjectural. Il faue sarréter sur
la chose, parce que ce fragment engage en fait des notions tout & fait
importantes dans l’épicurisme et nous perd un peu, il faut bien l’avouer.
Le mot embarrassant dans le texte, c'est onpeiwodpevoy, participe aoriste
de onetoduiar, lequel mot peut étre lu de deux maniéres : d’une part,
comme la classique sémiotique de l'amour (la littérature regorge de
1 Philodéme, Contre les Sophists,1V, 9-14 = Long-Sedley 25 J.
2 Julie Giovacchini, art. cit, donne les rélérences: p. 306.299, Voit aussi Marcello Gigante
‘«"philosophia medicans” in filodemo », Cronache Ereolanesi 5 (1975), p. 53-61.2 VALERY LAURAND
3
d’autre part, il consticue un terme technique
sur deux tableaux, dans une sorte de
mixte entre la rigueur de la séméiologie épicurienne (la rigueur, mais
aussi l’étendue des inférences qu’elle permet) et le nécessaire flow qd une
pratique qui s'appuie sur le £airas, comme Ja médecine ou la thétorique.
Il sagit d’allier la rigueur et le flou, la rigueur et une pratique sémio-
logique qui confine 4 la physiognomonie, pour démontrer que le sage
peut se romper, mais en méme temps montrer que cette erreur ne lui
est pas totalement imputable — puisque presque rien en effet dans sa
pratique ne lui fait défauc. C’est & mon avis le sens profond de cet usage
de I’expression réyvn otoyaotiky, qu’on ne trouve du reste pas dans
le Peri parrhesias (alors qu’on a l’expression xoaxcvrixy tézvn dans la
colonne Ib14). Néanmoins, le paralléle constant avec la médecine, avec
l'art du pilotage, eux-mémes stochastikai technai, ne laisse aucun doute.
On peut trés rapidement présenter l’inférence épicurienne. Les critéres
de la vérité, on le sait, sont chez les épicuriens la sensation, évidem-
ment, la prolepse (préconception : un concept forgé a partir de plusieurs
expériences d’un méme type de fait), et les affects ou sentiments (pathé)
(plaisir et douleur) — ensuite, il y a eu dans l’épicurisme un autre critére,
Vepibolé. A partir de ces critéres, les épicuriens adoptent un mode de
raisonnement spécifique :
ces sémata de \'amour’) i
de I’épicurisme. Philodéme joue
B. De plus, il faut observer toutes choses d’aprés les sensations, et, de fagon
générale, d’aprés les appréhensions immédiates (ré¢ napoviaas émiPodde), soit
de la pensée, soit de n'importe lequel des critéres, de méme encore d’aprés les
affections présentes, afin que nous ayons de quoi procéder & partit de signes au
sujet de ce qui attend confirmation et de l'invisible (6a dv xai 16 npooptévov
Kai 10 ddnhov éxopev oi onpewwadpe0),
Il s'agit de procéder a partir de signes. Ce qu’on appelle inférence
sémiotique, et qui doit normalement nous donner accés & la vérité. « Le
signe, pour Epicure, n'est Pas propositionnel, c’est un phainomenon, une
chose apparaissante’, évidente’ » (voir Diogéne Laérce, Vies et opinions
des Philosophes illustres, X, 32 : «Crest i partir des phénoménes qu’il faut
1
a oe a
en cie Jaume Portulas (Université de Barcelone) d’avoir attiré mon attention sut ce
2 a
; Rane a Heniel 38, trad. M. Conche légérement allégée en fin de course.
sande, «La connaissance: principes et méthodes » dans A Gig -M.N
Lire Epicure et les picuriens, Paris, PUF, 2007, p. 72-98, voir p. 91. pair aeLA PARRHESIA CHEZ EPICURE 8
inférer (yer) onuerodo8a!) au sujet des choses qui ne tombent pas sous
les sens»). Signe & partir duquel on peut conclure sur ce qui échappe
3 observation directe ou, plus largement, a la sensation. C'est surtout
sur l'analogie que se fonde |'inférence sémiotique : « le bénéfice est
de rejeter la voie démonstrative, purement logique, sans pour aurant
senfermer dans le seul champ de l’expérience immédiate’ ». Une sorte
de « bougé » entre le logique et !’expérience sensible. Philodéme, dans
le De signis, montre que l'inférence par signes doit mener cependant a
la méme certitude que l'expérience sensible :
C. On ne doit pas se limiter a ce qui est évident mais procéder 3 partir de 1a
a des inférences au sujet du non-apparent; et il ne faut pas rejeter ce qui est
montré & partir d’elles par similarité, mais en étre convaincu comme on lest
par ce dont I'inférence par signes procéde*,
Dans la parrhésia, l'inférence porte d’abord sur la nacure du disciple. Ainsi
le fragment 63 montre que cette nature se distingue par des symptémes,
signes, que le sage déchiffre et sur lesquels il peut se tromper (les deux
fragments 63 et 86 portent sur l’erreur du sage) =
63. Patce qu'il en va comme lorsqu’un médecin suppose, a cause de signes
raisonnables (did onueiov eb46yov) que quelqu'un a besoin d'une purge, et
du coup, parce qu'il a fait une erreur dans l'interprétation des signes (év 17
onucidéoc), ne purge plus jamais cet homme lorsquil est affecté d'une autre
maladie. Ainsi, jugeant par cette méthode, il reparlera franchement
Ce n'est pas parce qu'on se trompe une fois qu'on se trompe tout le
temps. La confiance dans la méthode se double dans la confiance dans
le traitement. Ce « bougé » entre certitude et erreur, qui définit l'art
conjectural, est affaire d’expérience. La connaissance apodictique ne fait
pas tout : il y a une sorte de psychologie fine dont le sage ou le maitre,
V'éducateur, est expert. C'est par cette expérience qu’il va adapter le
traitement a la nature du disciple, « couper » son franc-parler d’un peu
de cAlineries, ou méme s'abstenir.
1 Ibid., p. 92.
2 Philodéme, De signis, fragment 2, trad. Gigandet34 VALERY LAURAND
I
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@naowévous Kai 16 oxAnp@ xprioetan Tic xappnotag elder. Kai yép...
«Mais plutdt quenvers ceux qui sont délicats, c'est envers les forts et ceux qui
en ont en quelque sorte davantage besoin qu’il porte son attention, lorsque
envers les forts et ceux qui avec peine, s‘ils se font engeuler, sont préts & se
déplacer, il sait user de la dure de la parrbétia. Bt en effet... »
Le couple dxaddc/ ioyvpéc est assez ambivalent. A priori les délicats,
aimables, n'ont pas besoin de la forme dure de la parrbésia. Mais en méme
temps, ce sont peut-étre aussi ceux qui, d’une certaine facon, n’en ont pas
besoin par défaut, parce qu'ils n'y sont tout simplement pas préts. Auquel
cas on pourrait traduire plus simplement par « mous », « délicats » au
sens d’efféminés — ceux qui n’ont pas le courage de la vérité, ceux qui
préférent l’ombre. Un indice va dans ce sens : les « forts », ceux qui osent,
eux, semblent, a la conditionnelle prés, « préts 4 changer » (est l'usage
du participe futur : comme si ces gens-Ia étaient préts, contrairement
peut-étre aux «aimables »), préts 4 bouger de leur position. Un autre
indice de ce sens me parait étre le fragment 10 :
10. Dans la plupart des cas, il pratiquera son habileté (Suapuoreyvijoei) ainsi.
Mais parfois il usera de la parrhésia simplement (dxAd«), en pensant que cela
doit étre risqué (napaxiSvvevréor) si autrement ils [les éleves] n’écoutent pas.
Er ceux qui sont excessivement forts (SnepeAddveas ioyvpotc), 3 la fois pat
nature et du fait de leur progrés (xai poet xai 5i¢ mpoxomiy), [il leur appliquera
la parrbésia} avec toute la colére (xavei Ovid) et le blame...
Les forts, ceux sur lesquels il faut appliquer une forme dure de parrhésia,
le blame, la parrhésia cynique, mordante, ce sont finalemen: 4
sont en progres, ceux qui sont les plus armés d’une armure de principes
(les, forts, ceux qui ont de quoi se défendre, qui ont les défenses les plus
importantes), qui peuvent, ou sont en mesure de changer. Avec peine,
Certes, mais eux, au moins, bougent. Ceux contre lesquels on aboie : a
ne peut que rappeler le mode cynique de la parrhésia. Le mot « &y«; :
~ : poe
Yao8Ho[\]y » est forgé'sur un terme qui veut dire aussi « aboyer », aboyer
it ceux quiLA PARRHESIA CHEZ EPICURE 35,
dans, d’od ma traduction par «engueuler » qui, en frangais, je pense,
s'approcherait le mieux du sens grec. On comprend alors ce qu’est la
«forme dure » de la parrhésia ou tout simplement la dureté de la par-
rhésia + sans aucun doute, la vérité nue. Aux forts, ceux qui sont assez
forts pour supporter la vérité nue, on peut alors user d’une forme dure
d'un dire vrai.
D’od une question de nature : celle du disciple, qui, au moins aurant
que les circonstances, va décider de la forme de parrhésia & adopter. D’ott
aussi une question de savoir (cider — que la traduction américaine ne
traduit pas, & grand tort, me semble-t-il). Il y a 14 route l'importance
d’un savoir d’usage qui s'appuie non seulement sur les circonstances
mais aussi sur une sorte de «sens» de l'autre, une intuition de ce
qu'il peut supporter, de sa force, précisément' : Pythagore employait
la physiognomonie, 8 comprendre ici comme une sorte de psychologie
intuitive, du type « je sens celui auquel j'ai affaire », comme on dirait
de quelqu'un qu'il est fin psychologue, lorsqu’il « sent » le caractére (et
ne juge pas seulement sur la mine). Il s'agit 1a d’un savoir d’usage :
savoir reconnaitre la nature du disciple, le moment oii I’on peut opérer
(borc, Kaipos), mais aussi savoir choisir, en fonction de cela, le type de
parrhésia qui convient.
Concentrer son effort (émrivei) sur un type de nature particulier,
pour un type de parrbésia particulier. Cette question de la nature parait
cependant tout a fait étonnante lorsqu’on lit par ailleurs le fragment 28 :
28. [radlisc 6 prolvlelid]ov Onpevrig: xiv x[e|piSeuxvoupev exihonrotixiis, St
nodday xai KadOv ex pidias nepryivopéve ovdEv Bott tmAIKODTOV Gc 76 Exer
@ rdlylxdpolle tic épet xai AféyJovtos dxovoera.. opdd(p]a yap 1} pvors dpéyerat
pls twas éxxadixtew & [vJoei. Aoindv 68...
«De manire convenable, celui qui chasse Philonidés : méme si nous démon-
trions logiquement que de l'amitié découlent beaucoup de choses et trés belles,
rien n'est plus puissant que d’avoir quelqu’un a qui dire ce qu’on a dans le
coeur et I'écouter quand il parle’. Notre nature désire ardemment en effet
révéler 3 quelqu’un les choses que nous pensons. Pour le reste... »
La chasse : ici, la drague. Celui qui chasse Philonides, c'est son erastés. la
question de Ja nature de I'aimant est engagée, et celle de ce qui se passe
1 Michel Foucaule, L’'Herméneutique du Sujet, Paris, Gallimard, Le Seuil, EHESS, 2001,
p. 395.
2 lei également, je dois remercier Jaume Portulas pour avoir corrigé ma traduction36 VALERY LAURAND
dans l'amour. Une sorte d’érotique liée 4 la vérité (rien de nouveau, a vrai
dire, sous le soleil : of Phédre, 255 a-b), une érotique mue par quelque chose
de plus fore que ce qui peut étre démontré logiquement : ce ne sont pas
les bienfaits en nombre que peut apporter l’amitié (sur ce point, voir les
arguments épicuriens sur l’amitié, sur lutilité qu'apportent les amis et
la vie en commun, la sécurité, notamment), mais c’est bien une question
avant tout de désir, et de puissance du désir, rmduxodzoy, qui signifie « d'une
aussi grande importance », cela veut dire aussi « aussi vieux », « d’un aussi
grand age», ou «aussi jeune» (racine : #Auxia, l'age). On pourrait le lire
comme ce qu'il y a de plus originaire, de plus important dans le sens ol
est premier non plus logiquement, mais génétiquement. Si de l'amitié
découlent de nombreuses choses trés nécessaires et trés utiles, il n’en reste
pas moins que ce qui est le plus originaire, ce qui a le plus trait au désir,
est de parler. De se parler. Et ce qu'on cherche dans I’ami (l’amour
— eros — et l’amitié — philia — sont liés), ce qu'on cherche dans !’ami, dans
Vamant qui va étre un ami, c'est lui parler, 4 lui dire ce qu’on a moins
sur le coeur que dans le coeur. On cherche a lui parler mais aussi a l’écouter
et aussi sans doute a étre écouté de lui. Voila I’essentiel, voila ce qu’au
fond (ce qui prouve quill y a la part de ’originel, a de I’« essentiel »)
notre nature désire. Désir profond d’un dialogue en vérité, désir profond
d'un dévoilement du coeur (et des pensées, mais les deux sont assez liés).
Avant de désirer coucher (la chasse, on voit bien ot ¢a méne. ..), on désire
parler et étre entendu, sortir le caché, extraire ce qui était caché de soi.
Se révéler dans la parole. Si le verbe xadvatw signifie « cacher », « dissi-
eo dint te gen aa ea
le moteur de ae = que la nature désire au sens fort, et voila
aa ere € au reste... et bien le texte n’en dit rien!
parr age il une lacune. Le reste, ici, ce n'est pas l’essentiel. La
de ad ainsi comme une demande de l'amour, une demande
mn articulecependane aif Fl la chasse de /'erastes a a faire avec ce désir.
cilement un autre fragment avec ce dernier! :
48. :
rod ribovs, dover ah tered” dna00s, obte 51d grajoewg rod Aadeiv bxép
dat tov épdvtwy, Stav Katadéyew thy uoipdv
Cela amane daillen
1 uts Elisabet! aa
990, p. 2369.2406, ici p ee Ki Philodemus’ Epicureanism », ANRW, 2.36.4,
Vision épicurienne roger :
ie a get : dans le fragment - i
de la parrBétia et de Te ae gment 28, est-ce vraiment laLA PARRHESIA CHEZ EPICURE 37
saoya ward Tiig
wos Suotov 1 sineiv Uroandowat ovweuvoovees, dda de x
Siadboews Adv Segerdcnt Kai...
«Or nous avons choisi d’user de franc parler sans passion, non pas Acause de
n de l'affect, comme certains font
amour [affection] pour le parler en raisor
parmi les amoureux, lorsque leurs compagnons de table réPusnent (action
se retirer) 2 exposer le lot de quelquun et & dite la méme chose. Daucres
choses sone cependane dignes d'écre dites selon la disposition : si par ailleurs
on examine aussi... »
la logorrhée de l’amoureux lorsqu'il
est dans les banquets (le texte ici manifestement parle d'une pratique
symposiale qui nous reste assez obscure), Parler pour parler : l'amoureux
en question, ce n'est pas l’amoureux de quelqu'un, c'est l'amoureux du
parler, du /alein, encore une fois. Au contraire, parler sans passion (apa-
thos), ca n’est pas parler sans passion pour l'autre, pour celui a qui l'on
parle, c'est parler sans passion pour le parler. En fait, c'est ce qui, dans
Lamour, est passionnel, indigne de Vintérét d’un épicurien : l'amour du
parler, plutét que l'amour de quelqu’un. Encore que l'amour de quelqu’un
soit aussi problématique, parce qu’éros est toujours une mauvaise chose.
‘Amour du /alein, amour de l'autre... La chasse est motivée par le désir
de découvrir la vérité du coeur, non pas le désir de parler de quelqu’'un
d’autre, ni de parler, tout simplement. Loin du gazouillement amoureux,
la chasse épicurienne, ou I’amitié qui en découle peut-étre, a comme but
de se dire 4 l'autre. C’est cela, sans doute, parler selon la disposition, la
diathesis : parler de soi, de 1a of on en est. Le parrhésiaste est ainsi celui
qui recherche & dire et 4 écouter, celui qui recherche & parler selon son
coeur et sa disposition, qui parle de 14 ob il est, et non pas celui qui
parle & tort et a travers. Celui donc qui prend acte du désir profond,
originel, de la nature (humaine), qui est de désirer parler de soi, de ce
que recéle le coeur, et non pas parler pour parler.
‘Au fond, la parrhésia revient ainsi se dévoiler a l'autre, faire que le
lien dépasse les gazouillis pour s'accrocher & ce qui, en l'autre, est aussi
vérité, Que cela passe par le blame, par le risque d’une rupture, n’a rien
d’étonnant : un lien a l'autre, cela peut-étre hautement phantasmatique.
On peut se lier 4 ce qui est en l’autre ce que je crois voir de moi-méme,
ou de ce que je voudrais étre (Plutarque le dit trés bien), ou on peut se
lier en l'autre a ce qui est la part cachée, celle qui précisément échappe
au phantasme, et se découvre peut-étre a l'occasion de ce risque. Parce
JI faut examiner autre chose que38 VALERY LAURAND
que la parole de la parrhésia est parole débarrassée de toute entrave (et
il ese difficile d'apprendre & parler ainsi, sans entraves!), elle sénonce au
mépris (elatif) des encraves de Vautre, pour aussi opérer en l'autre ce
changement, pour qu'il entende enfin autre chose que les illusions qu'il
peut se faire sur lui-méme, Méme au risque de l'erreur de celui qui lui
parle ainsi. Il s'agit de viser moins la vérité d’un contenu que la vérité
d'une relation. Oser prendre le risque de cette relation, c'est aussi oser
faire confiance a cette relation. C'est sans doute pour cela que les forts
peuvent recevoir plus de parrhésia : au fond, puisqu'ils sont en progres,
on peut leur faire plus de confiance et y aller plus franchement.
IV
Pour finir ce petit tour d’horizon, je voudrais montrer cependant
certaines limites que je crois apercevoir de la parrhésia épicurienne. La
place manque et je ne peux qu’effleurer le sujet, mais il vaudrait la peine
d'approfondir les quelques pistes que je vais & présent risquer.
Ce savoir étrange qu’est la parrbésia, savoir technique, donc, pour parler
comme Aristote, sans possible théorisation, dont l'application dépend
entiérement des circonstances et repose sur I’habileté du parrhésiaste,
doit servir chez les épicuriens & resserrer les liens de la communauté
d’amis. Chez eux, la parrhésia devient a la fois l'art de vivre entre amis
mais aussi la régle entre amis. Une régle (le devoir de vérité, de parler
Ouvertement) qui se décline comme un art. Les épicuriens, je crois, font
un pas supplémentaire par rapport @ une barrhésia qui serait le ciment
d'une amitié entre deux personnes singuligres : en élargissant a la
communauté des amis, et en faisant de la parrhétia une régle €tonnante)
du vivre ensemble, ils institutionnalisent la parrbésia. Or on peut se poser
la question de la survie de la parrhésia & cette institutionnalisation, Ce
faisant, ne vident-ils pas le franc-parler de son sens lorsque par ailleurs
il est particuligrement difficile d’instituer la barrhésia comme & la fois
régle et art conjectural? Comme si ce qui échappe de la régle, la part
dombre de la régle, sortie au grand jour, devenait un carcan. C'est en
fout cas mon sentiment en lisant ce qu’il nous reste du Peri parrhesiasLA PARRHESIA CHEZ EPICURE 39
uel de l’édition des fragments. Tout se
en instituant la parrbésia comme régle
éminemment problématique d’une communauté, s‘obligeaient 4 une
perversion de cette parrhésia : transformant précisément le tout de « tout
dire» en une préoccupation d’ordre quantitatif. Ainsi observe-t-on
des pratiques (qu’on peut cependant, je crois, expliquer) de délation',
confession publique ou au maitre 4 qui on ne doit rien cacher (mais tout
dire, est-ce aussi ne rien cacher ?) :
de Philodéme, dans l'état acti
passe comme si les épicuriens,
Al. Mais il est nécessaite qu’agir en secret (Aadpaonpayeid est rout & fait
anti-amical (dguddraron), Cest évident. Celuii qui n'en référe pas (Hi) mp0-
avapépar) cache clairement ces choses & celui qui de ses amis est le plus
exceptionnel et il n'y aura aucun avantage pour celui qui cache : pas une
seule chose n’échappe...
La suite 49-50-51-52 me parait étre une sorte de manuel d’usage de la
délation, en particulier le fragment 50 :
50. Parce qu'il ne considérera pas comme un. calomniateur (614foA6v) celui qui
désire que son ami obtienne une correction (ov émOupobvta tov pidov TuzEIV
Siopéksacax), mais plutdt comme quelqu’un attaché a son ami (pi26p0¥). Parce
et sil ne dénonce pas un ami
qu'il comprend Ia différence entre ces choses,
(ueradi6@) un mauvais ami (xaxdioy) ou un ami du mal (piAdxaxoy), et le...
Pour étre tout & fait franc, ces fragments sont peu clairs. Le fragment
52 par exemple, donne clairement les limites de cette délation :
52, Ils ne se précipitent pas chez les puissants pour se concilier leurs bonnes
graces, ni pour faire éralage de bienveillance ou pour rapporter les paroles et
les gestes de leurs compagnons & l'encontre des puissants : une telle délation
en effet ne convient pas aux disciples qu'unit le lien de l'amitié, de la bien-
veillance et par-dessuis tout de la familiatité?.
A vrai dire, je ne suis stir ni de cette traduction de M. Gigante (je ne retrouve
pas le grec du fragment 51, mais peut-étre I’établit-il aucrement ?), ni du
fait que ce soit IA une véritable limite & la délation : il s'agic simplement de
1 Julie Giovacchini, att. cit. montre toutes les précautions qu'il convient de prendre avant
ide patler de pratiques de délation : of p. 304-305 notamment.
2. Traduction M. Gigante, dans « Philodéme et l'histoire de la liteéracure grecque » dans
C. Auvray-Assayas et D. Delattre (dir.), Cicéron et Philodéme, La polémique en philusopbie
Paris, Editions de la Rue d'Ulm, 2001, p. 23-51, p. 27.40 VALERY LAURAND
critiquer l'exemple des flacceurs, qui auprés des puissants leur rapportent
ce que font et disent tel ou tel (Plutarque le méme exemple). Cert l Jes
disciples d’Epicure ne font pas ainsi : ce n'est pas auprés des puissants et
pour en tirer profit qu'ils dénoncent, mais par bienveillance et sollicitude
envers leurs amis. Je ne sais pas si c'est beaucoup mieux... ;
Dans le méme ordre d’idée, cette institutionnalisation de la parrhésia
méne a la confession collective :
55. Et ils livrent en parlane franchement de ce qui les concerne en présence
de ceux qui s'instruisent (xataoxevagopévow, pour étre placés devant picure
et pour la grace de la correction (zdptv S1opAicew.).
Pratiques étonnantes, qui méneront on le sait 4 une signification de
la parrhésia moins comme blame opposé qu’aveu consenti, que l'on
retrouvera dans la confession chrétienne, aprés les péres de l’Eglise et
une notable modification du sens de la notion.
Il s'agit de vivre sous le régime de la vérité. Mais quand la vérité
devient régime, ne risque-t-elle pas de se transformer en mensonge, dans
lequel la liberté de parole devient aliénation ? Deux points sont ainsi a
souligner chez les épicuriens : la perversion possible de la parrhésia via
son institution comme régle, et, nouveau point, qui est sans doute |
mais je ne sais pas encore bien comment, la réponse a la question « qui
parle, dans la parrhésia ? ». Pour les épicuriens, c'est clair, celui qui parle,
Cest Epicure lui-méme. La vérité est assignée a la parole d’Epicure, ou
plutét, la parole d’Epicure est vérité. Un retour d'une certaine fagon a
une vision de la vérité non plus « modale » (lle consisterait alors plus
dans une « maniére de dire » quelque chose que dans le contenu de ce
Ha ce ai, mais substantielle, une nouvelle adequatio rei et intellectus &
essort : la parole vraie doit étre adéquate a la parole d’Epicure,
parce que la parole d’Epicure est elle-m@me en adéquation avec l’ordre
les choses (ou la nature des choses : natur rerum). ll faudrait rapprocher
de natura ). Tl faud:
ene set ‘iene et cravailler par différence : qui parle dans
ea ie ? ; sprit 5 Mais Cest un esprit étrange, qui fait
Bebe) a, Parle pas le méme discours (ce serait sinon retourner a
), €n revanche que tous entend chacun parler dans sa langue
maternelle (la barrhési, é ité i
ae, ia transférée, une modalité du dire et une modalité
1 Actes des Apétres, 2, 6,LA PARRHESIA CHEZ EPICURE mM
de l’entendre : ou comment ce qu'on dit échappe et se fait entendre par
lautre dans ce qu'il a de plus intime).
Valéry LAURAND
Université de Bordeaux IIT
Sciences, Philosophie, Humanités
EA 4201
Institut universitaire de France