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Estratto da:
ECONOMIA E ENERGIA
SECC. XIII-XVIII
Atti della “Trentaquattresima Settimana di Studi”
15-19 aprile 2002
Le Monnier
Stampato con il contributo di:
ISBN: 88-00-72235-0
La Tipografica Varese S.p.A. – Stabilimento di Firenze – Aprile 2003
Mathieu Arnoux
2 G. COMET, Le paysan et son outil. Essai d'histoire technique des céréales, Rome 1992 (Collection
de l'École française de Rome, 165), pp. 389-414.
3 D. LOHRMANN, Le moulin à eau dans le cadre de l’éonomie de la Neustrie (VIIe-IXe siècle), dans
éd. A. ATSMA, La Neustrie. Les pays du nord de la Loire de 650 à 850, Sigmaringen 1989 (Beihefte
der Francia, 16), 1, pp. 367-404 et Travail manuel et machines hydrauliques avant l’an mil, dans Le
travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire, éd. J. HAMESSE, C. MURAILLE-SAMARAN, Turn-
hout 1990, pp. 35-47.
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miquement très active, qui contribue pour un tiers aux finances du royaume.
Homogène d’un point de vue juridique, le duché offre une très grande abon-
dance de sources, en particulier sur l’histoire rurale, les seules comparables
aux sources anglaises pour l’espace français. D’un point de vue social, il se ca-
ractérise par une relative faiblesse des institutions seigneuriales, fermement
contraintes par le pouvoir ducal d’un côté, et par le dynamisme des commu-
nautés de l’autre4. Cette situation a abouti à un fort développement des as-
pects économiques de la seigneurie, au détriment de ses aspects justiciers ou
châtelains. Sur un tel espace, aucune enquête ne peut viser à l’exhaustivité, qui
aboutirait à accumuler des références innombrables, dépourvues de sens pré-
cis pour la plupart. Par ailleurs, un travail croisé d’étude des archives et
d’inventaire topographique et monumental des installations conservées ne
permettrait pas, en toute rigueur, de parler de la réalité médiévale, la plupart
des cours d’eau normands ayant fait l’objet jusqu’au XXe siècle de travaux
constants de modification et d’adaptation des sites5. Aussi le choix a-t-il été
fait de travailler à partir de dossiers ou de séries de textes contractuels, pariant
sur la possibilité d’approcher à partir d’exemples bien critiqués le fonction-
nement réel des moulins en tant que pièce essentielle d’un mécanisme éco-
nomique et social.
Dans les remarques qui suivent, on s’efforcera de montrer comment le
statut seigneurial ou royal des moulins permet de servir de manière efficace la
demande d’énergie des campagnes normande, en étudiant dans un premier
temps les conséquences de leur insertion dans le réseau féodal et seigneurial,
puis en montrant la manière dont les moulins eux-mêmes doivent êtres
considérés comme éléments d’un système global d’exploitation des cours
d’eau. Dans un dernier temps, on montrera les spécificités du système
contractuel qui permet l’exploitation des moulins.
4 Les ouvrages de références sont L. DELISLE, Études sur la condition de la classe agricole et l'état
de l'agriculture en Normandie au Moyen Age, Evreux 1851 ; CH. DE BEAUREPAIRE, Notes et documents
concernant l'état des campagnes de la Normandie dans les derniers temps du Moyen Age, Evreux 1865 ;
pour les XIVe-XVe siècles, cf. G. BOIS, Crise du féodalisme, Paris 1976 ; état de la question et bi-
bliographie récente sur le statut des communautés dans M. ARNOUX, Essor et déclin d'une forme
diplomatique : les actes coram parrochia (Normandie, XIIe-XIIe siècles), dans Bibliothèque de l'École des char-
tes, 154, 1996, pp. 325-357.
5 On se reportera à l’enquête menée sur les sites et installations hydrauliques de produc-
tion métallurgiques : La Métallurgie normande (XVe-XVIIe siècles), éd. J-F. BELHOSTE, Y. LECHER-
BONNIER, M. ARNOUX, D. ARRIBET, B.G. AWTY, M. RIOULT, Paris 1991 (Cahier de l'Inventaire,
14).
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Moulin et fief
L’identification du fief et du moulin est une constante de la documenta-
tion normande à partir du XIe siècle, c’est-à-dire à partir du moment où les
sources font régulièrement mention des fiefs. Elle reste de rigueur jusqu’à la
fin du Moyen Âge, voire de l’ancien régime : la possession d’un moulin est
liée au statut de seigneur de fief. Les plus anciens textes montrent que
l’équipement des cours d’eaux est déjà largement en place avant même le mi-
lieu du XIe siècle, époque où la seigneurie commence à s’installer. Un inven-
taire des biens de Fontenelle dressé en 787 fait état, sans les situer, de pas
moins de 67 moulins établis sur les domaines de l’abbaye6. D’après le polyp-
tyque d’Irminon, rédigé un tiers de siècle plus tard, les moines de Saint-
Germain des Prés possèdent au moins cinq moulins dans leur domaine de
Villa supra Mare7. Vers l’an mil, l’inventaire des revenus publics donnés en
douaire à la duchesse Judith de Bretagne mentionne à peu près un moulin par
paroisse (pour une soixantaine de paroisses citées), dans une région où
l’étendue moyenne des paroisses est faible (environ 400 ha)8. Les moulins
énumérés sont tous, ou la plupart d’entre eux, de statut domanial ou fiscal,
comme les 8 moulins établis sur le Robec, sous les murailles de Rouen, don-
nés entre 1012 et 1026 aux moines de Fécamp9. On peut tenir pour probable
que le lien entre moulin et les institutions fiscales ou domaniales est à l’origine
de la liaison entre moulin et fief constatable dans la société des XIIe et XIIIe
siècle. Quelques témoignages plus ponctuels l’attestent, comme le bref récit
que nous avons conservé de la révolte des paysans survenue en 996, qui mon-
tre que l’opposition entre les communautés et le groupe seigneurial portait sur
les ressources fiscales, les forêts (sur lesquelles les paysans conservèrent par la
suite un pouvoir important) et les installations hydrauliques, passées sans ex-
ception sous le contrôle des seigneurs10. Dans un autre texte de la fin du XIe
siècle, rapporté par Orderic Vital, dans le groupe des chevaliers et des clercs
6 Résumé du polyptique de Fontenelle (vers 788) dans Gesta Sanctorum Patrum Fontanellensis
Coenobii, éd. J. LAPORTE, F. LOHIER, Rouen 1936 (Société de l’Histoire de Normandie), pp. 82-83.
7 Das Polyptychon von Saint-Germain-des-Prés. Studienausgabe, éd. D. HÄGERMANN, Cologne
1993, pp. 160-165 ; identification et commentaire dans CH. MANEUVRIER, Paysage et société rurale
au Moyen Âge. Le pays d'Auge jusqu'à la fin du XIIIe siècle, thèse de l’université de Caen, 1999-2000,
à paraître. État de la question sur les moulins dans les inventaires carolingiens dans É. CHAM-
PION, Moulins et meuniers carolingiens dans les polyptyques entre Loire et Rhin, Paris 1996
8 Recueil des actes des ducs de Normandie, éd. M. FAUROUX, Caen 1961 (Mémoires de la Société
des Antiquaires de Normandie, t. 36), n° 11, pp. 82-85.
9 Ibid., n° 41, p. 145-146.
10 M. ARNOUX, Classe agricole, pouvoir seigneurial et autorité ducale. L'évolution de la Normandie féo-
dale d'après le témoignage des chroniqueurs, dans « Le Moyen Age », 1992, t. 98, pp. 35-60.
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damnés pour leurs exactions qui parcourent le ciel avec la “ Maisnie Helle-
quin ” figure un seigneur accusé de s’être indûment approprié le moulin tenu
par un “ pauvre homme ”11. Avant d’être seigneurial, le moulin était donc
féodal, et probablement fiscal ou public. Il ne devient seigneurial que pour
autant que le fief l’est devenu aussi.
De son origine publique, il reste quelque chose dans l’organisation de
l’espace des banalités, qui ne mesure pas seulement la capacité d’oppression
des détenteurs de fiefs. Le principe général de répartition, malaisé à distinguer
au niveau particulier de chaque cours d’eau ou de chaque paroisse, se trouve
énoncé en toutes lettres dans plusieurs textes de nature réglementaire. Un ju-
gement de l’Échiquier de Normandie de 1216, cherchant à redonner un équi-
libre aux institutions féodales normandes, bouleversées par la conquête
capétienne de 1204, rappelle que la construction et l’exploitation d’un moulin
sont liées à la possession d’un fief pourvu du droit de moute, et décrète que
les moulins récemment construits en dépit de ce principe seront détruits12.
On ne dispose bien évidemment pas d’information sur l’application de ce
texte, mais son sens est sans ambiguïté : il réaffirme que l’équipement des
moulins et leur répartition dans l’espace ne résulte pas d’un rapport de force
entre seigneurs, qu’un renversement de la conjoncture politique pourrait mo-
difier, mais d’un ordre public plus général. Un nouveau jugement de
l’Échiquier, en 1292, témoigne à la fois de l’évolution de la lettre et de la per-
manence de l’esprit, puisqu’il autorise les détenteurs de fiefs de haubert qui le
voudront à faire construire un moulin à vent, assurant ainsi un accroissement
notable de l’offre d’énergie sans pour autant revenir sur le principe d’un statut
féodal des moulins13. Notons aussi qu’étant donnée la superficie souvent très
11 O. VITAL, Ecclesiastical History, éd. M. CHIBNALL, I-VI, Oxford 1969-1980 (Oxford
Medieval Texts), IV, p. 244.
12 Recueil de jugements de l’Échiquier de Normandie au XIIIe siècle (1207-1270), éd. L. DELISLE,
Paris 1864, n° 182, p. 47 : « Judicatum est quod nullus potest nec debet facere molendinum
ventus vel aque infra banium moute et quod nullus potest facere nec debet molendinum ventus
vel aque, nisi qui moltam habeat vel habere debeat, et quod omnes molendini ventus val aque
qui facti sunt postquam dominus rex habuit Normandiam in dominicum suum in terris eorum
qui non habent moltam nec debent habere, prosternantur et molendini aque similiter, si aliquis
inde conquestus fuerit » ; autre jugement en ce sens, n° 176, p. 46 ; la charte de Jumièges rela-
tive à la destruction des meules à main (1207), commentée par M. BLOCH, Avènement et conquète ,
cit., s’explique sans doute en partie par le contexte de bouleversement des structures féodales
consécutif à la conquête capétienne.
13 Arresta comunia scacarii. Deux collections d’arrêts notables de l’Échiquier de Normandie (1276-
1290 et 1291-1294), éd. E. PERROT, Caen (Bibliothèque d’Histoire du droit normand), 1910, p.
93, n° 85 : « Omnes tenentes membra lorice vel partem membri possunt facere molendinum
venti » ; cet acte constitue un renversement de la jurisprudence établie en 1216 (jugement n°
176, mentionné à la note précédente) : « Barones ad hoc concordant quod nullus potest facere
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faible des fiefs normands, une telle législation assure une diffusion extrême-
ment large des moulins, et donc une offre énergétique très bien répartie et di-
versifiée : au XIIIe siècle, chaque paysan normand, quel que soit son seigneur,
peut trouver plusieurs moulins établis à faible distance du lieu où il vit. Cette
situation de choix possible définit un marché de l’énergie où la demande n’est
pas définie par la seule appartenance institutionnelle à un fief.
La très inégale conservation des sources pour l’époque ducale interdit de
mesurer sur la carte le degré d’équipement des cours d’eau aux XIe et XIIe siè-
cles et oblige à utiliser des critères moins objectifs. Deux éléments permettent
pourtant de parier sur une avance du duché en matière d’équipements hydrau-
liques pour cette période : l’existence de sites hydrauliques complexes, et la
large diffusion des moulins industriels. Pour le premier critère, les attestations
sont très précoces, qu’il s’agit des 8 moulins établis près de Rouen sur le cours
du Robec dès avant 1026, ou des 8 moulins construits dans le bourg de Saint-
James de Beuvron, que Robert le Magnifique donne aux moines du Mont-
Saint-Michel entre 1027 et 103514. Par la suite, la présence dans les bourgs sei-
gneuriaux de plusieurs moulins peut être considérée comme une règle. Ces
installations complexes associent dès le XIe siècle des moulins à grain et des
moulins industriels, à tan ou à fouler le drap. Pour ces deux types
d’installations, le duché de Normandie se distingue par sa précocité : dès
1055-1066 pour le moulin à tan et 1087 pour le moulin à fouler le drap15. L’un
et l’autre type d’installation sont courants dans les sources au XIIe siècle, très
souvent dans des sites associant deux moulins à grain, un moulin à tan et un
moulin à foulon. L’existence de telles concentrations d’équipements hydrauli-
ques pose le problème de leur compatibilité et de leur coordination.
molendinum in feudo lorice nisi de licentia domini. » Les fiefs de haubert, en latin feudum lorice,
sont des ressorts féodaux de rang inférieur.
14 Recueil des actes des ducs de Normandie, cit., n° 41, p. 145-146, n° 73, pp. 210-214.
15 Ibid., 208, p. 396-398 ; F. LOT, Études critiques sur l'abbaye de Saint-Wandrille, Paris 1913 (Bi-
bliothèque de l'Ecole des Hautes-Etudes, fasc. 204), 1913, pp. 96-97, n° 42.
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gne d’une ritualisation de ces représailles. À la fin du XIe siècle, Barnon, sei-
gneur de Glos, pour s’être emparé iniquement d’un moulin hypothéqué, re-
çoit du Créateur lui-même le châtiment d’errer dans les cieux avec un fer à
moulin dans la bouche, significatif de sa manière de régler son conflit avec le
légitime possesseur du moulin16. Du XIe au XIIIe siècle, tant en Normandie
qu’en Île-de-France ou en Angleterre, les chartes attestent la saisie des ferre-
ments tant comme conséquence fréquente des conflits entre seigneurs que
comme pratique admise pour faire prévaloir l’exécution de ses droits sur un
moulin17. La difficile cohabitation des installations dont témoigne cet usage
tient en premier lieu aux conditions géographiques, qui rendent les installa-
tions hydrauliques étroitement dépendantes les unes des autres.
Région de climat tempéré à forte nuance atlantique, comme les autres
provinces de l’Ouest de la France et comme les Îles britanniques, la Norman-
die se caractérise par des précipitations peu abondantes mais bien réparties
dans l’année. De plus, un relief peu accentué de plateaux et de petites collines,
où les dynamiques d’érosion sont atténuées par un couvert végétal abondant,
a donné naissance à un réseau dense de rivières peu encaissées, pérennes et
exemptes le plus souvent de phénomènes torrentiels. Dociles et continus, ces
cours d’eaux stabilisés sur un profil d’équilibre se prêtent à un aménagement
serré (environ un moulin tous les 1000 mètres) et précis. En contrepartie,
toute modification de l’un des sites se répercute sur l’ensemble du système.
18 Par exemple dans une charte de Bauduin de Reviers au prieuré Saint-James d’Exeter
(1146-1149) relative entre autre à la donation de droits à Topsham : « concessi etiam prefatis
monachis ut nova molendina faciant in terra sua ubi voluerint, amotis molendinis meis de Top-
pesham, ita quod de cetero nec michi nec heredibus meis nec alicui infra Scutebrocam et Top-
pesham aliquod molendinum facere licebit » Charters of the Redvers Family and the Earldom of
Devon (1090-1217), éd. R. BEARMAN, Exeter 1994 (Devon and Cornwall Record Society, n. s.
37), n° 28, p. 77-78 ; cf. aussi un acte de l’abbaye de Waltham (1184-1201) réglant
l’aménagement d’une rivière après que leur voisin, Richard fils Ambroise de Parnadon ait dé-
placé son moulin de 41 perches en amont pour mettre fin au conflit causé par la proximité de
leurs moulins : « conventum eciam inter eos est quod molendinum de Perhendun nullo modo
debet exaltari vel stagnum firmari ad nocumentum molendini uel prati canonicorum », The Ear-
ly Charters of Waltham Abbey, éd. R. RANSFORD, Woodbridge 1989, n° 244, pp. 160-161.
19 Accord (fin du XIIe siècle) entre Robert de Courcy et Jeanne, abbesse de la Trinité de
Caen, réglant le partage de leurs droits sur les moulins établis sur le cours d’eau séparant leurs
domaines du Cotentin : « tali etiam firmata inter eos conuentione quod siue domina abbatissa
et conuentus Sancte Trinitatis de Cadomo in terra sua, siue dominus Robertus de Curceio aut
heres suus in terra sua, aut molendinos quoscumque aut uiuaria quecumque fecerint, amodo
ipsi dimidiabunt et participebunt inter se omnes expensas, et omnes exitus mole uiuariorum
inter se communiter dimidiabunt et participabunt in perpetuum, sicut dimidiauerunt et partici-
pauerunt communiter ab antiquo inter se alios molendinos que in terris suis fuerunt ab anti-
quo », copie d’une charte du prieuré de Quettehou, ARCH. DEP. CALVADOS, fonds René-Norbert
Sauvage, non classé.
20 Par exemple dans une charte de 1109-1114 de Néel d’Aubigny mentionnant la restitu-
tion de moulins à l’abbaye Notre-Dame d’York : « abbatie Sancte Marie de Eboraco molendi-
nos illos quos abbatia fecerat super stagnum, et si ipsi molendini deteriorantur propter nouos
molendinos meos, uolo ut frater meus restauret illud damnum abbatie de redditibus molendi-
norum meorum », Charters of the Honour of Mowbray (1109-1191), éd. D.E. GREENWAY, Londres
1972 (British Academy, Records of economic and social history, new series,1), n° 2, pp. 7-8;
pour l’Île-de-France, clause comparable dans la donation en 1145 d’un moulin par l’abbé de
Saint-Germain-des-Prés : « ego et voluntarius fratrum nostrarum conventus nobis unanimiter
assentiens [...] predictum molendinum quem ex suo edificaverat et cursum aque liberum per
terram nostram tam super molendinum quam infra, remoto omni impedimento et esantiam
quecumque in terra nostra ipsi molendino fuerit [...] concessimus », Recueil des chartes de l’abbaye
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de Saint-Germain-des-Prés des origines au début du XIIIe siècle, éd. R.POUPARDIN, 1, Paris, 1909, n° 99,
pp. 151-152.
21 Recueil de jugements de l’Échiquier, cit., n° 721, p. 164 : jugement de 1248 sur la pêcherie
édifiée par Raoul en travers de l’Orne, au préjudice des droits de Robert fils Erneis et de la
communia fixée entre eux.
22 « Do etiam eis et confirmo in perpetuam elemosinam vivarium de Pomeria quod feci et
concedo ut faciant molendinum extra fossata sua et ut habeant aque conductum liberum ad
illud molendinum per terram meam », interpolation (milieu du XIVe siècle?) à une charte
d’Henri II Plantagenêt en faveur des chanoines du Plessis-Grimoult (1170-1173), Recueil des actes
d'Henri II Plantagenêt, éd. L. DELISLE, I-IV, Paris 1909-1927 (Recueil des Historiens de la France,
Chartes et diplômes, 3), I, p. 570.
23 ARCH. DEP. DE L’EURE, H 473 (fin XIIe siècle), donation aux moines de Lyre du moulin
Anzeré par Mathieu du Bois-Anzeré, à la condition qu’il pourra moudre son blé quand il le
désirera aussitôt après qu’on aura moulu le blé déjà versé dans la trémie : « molendinum quo-
que de Veteri Lira quod uocabatur molendinum Ansereii concessi et confirmaui eisdem mona-
chis cum omnibus molturis suis [...] salua autem michi et heredibus meis de Bosco Ansereii
libertate molendi bladum meum proprium de mensa mea proximo scilicet loco post bladum
quod erit in tremoia nisi hoc fuerit bladum monachorum. » Même clause dans une charte
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Sensible pour chaque moulin, le problème se retrouve à un niveau plus
global. Les possesseurs de plusieurs moulins se préoccupent ainsi de faire
transférer sur leurs moulins les mieux établis les prérogatives des moulins dé-
faillants24. Il ne s’agit pas ici de simples formules juridiques : comme toutes les
machines médiévales, les moulins sont des constructions fragiles et régulière-
ment défaillantes, et les attestations de moulins hors d’état sont innombrables
à toutes les époques. Quelques comptabilités monastiques publiées pour
l’Angleterre permettent d’estimer de un sur cinq à un sur trois chaque année
le nombre des moulins immobilisés ou nécessitant des réparations longues et
coûteuses25. La question de leur remplacement durant ce temps se pose donc,
et fait l’objet d’une réglementation efficace, qui permet de répondre à la de-
mande d’énergie sans mettre en danger les structures féodales et seigneuriales.
Une enquête de 1337 sur les moulins des Noues, à Exmes, rapporte ainsi que
cette installation de grande puissance, co-propriété du roi et des moines de
Saint-Wandrille, recueille par défaut, en cas d’impossibilité de fonctionne-
ment, le ban de tous les moulins situés dans la sergenterie royale du lieu26.
Une sorte de système hiérarchique se laisse ainsi deviner, qui assure la conti-
nuité de l’approvisionnement énergétique local tout en garantissant la péren-
nité des bans féodaux des moulins. L’examen des baux et mode d’exploitation
des moulins permet de comprendre l’articulation des deux fonctions, écono-
mique et sociale, des installations hydrauliques.
3. De la propriété à l’exploitation.
Très nombreuses dans les archives dès les premières années du XIIe siècle,
les précisions sur les modes de faire-valoir des moulins se caractérisent par
une étonnante variété typologique, tant d’un point de vue formel que de celui
des redevances et modes de locations27. L’absence de contrat-type, jusqu’à la
fin du Moyen Âge, s’explique peut-être par la très grande variété des sites, des
mécanismes et des situations locales, mais elle est aussi révélatrice de
l’incapacité où se trouvaient les acteurs, bailleurs comme preneurs, à identifier
clairement le fonctionnement économique de l’institution et les formes
contractuelles susceptibles de servir dans une configuration et un rapport de
force déterminé. L’étude des situations réelles peut permettre de comprendre
mieux les comportements des acteurs. En dépit d’un parti pris tenace de
l’historiographie traditionnelle, les meuniers, mécaniciens de l’installation,
sont les grands absents de nos sources. Malgré l’usage quasiment constant des
mots “ ferme ” et “ fermier ” pour désigner ces baux et leurs bénéficiaires, il
s’agit de contrats qu’on ne peut placer dans une opposition entre fermage et
métayage, pourtant parfaitement établie dans le monde anglo-normand dès le
début du XIIe siècle. En particulier, à la différence d’un contrat de faire-valoir
de terre, la ferme d’un moulin ne donne pas au fermier le droit de gérer son
installation comme il l’entend. Le plus souvent, le seigneur possesseur de
l’installation se réserve de trancher devant sa propre justice dans les cas de
litige entre le fermier et les usagers, qui touchent à la structure même de
l’institution seigneuriale. En tous lieux, quand le moulin réclame une répara-
tion, la coutume impose au fermier l’achat des matériaux que le seigneur ne
peut fournir et le paiement du salaire des ouvriers spécialisés, et aux hommes
du ban le curage des biefs, le transport des meules, la mise en place des roues
28 Cf. les exemples rassemblés par L. DELISLE, Études, cit., p. 519, qui montrent des prélè-
vements allant du 1/25e au 1/13e du grain au titre de la moltura.
29 Outre la charte relative au moulin de Lyre (note suivante) cf. la charte de Néel de
Montbray (vers 1170-1190) concédant aux moines cisterciens de Saint-André-en-Gouffern
« totam decimam redditus molendini mei folerez de Beslon, quo omnes panni honoris de Moi-
braco ex debito fullantur » (Charters of the Honour of Mowbray, cit., n° 166, pp. 121-122) ; le dos-
sier du moulin des Noues comprend plusieurs documents des XIVe et XVe siècle montrant la
stricte application de la banalité du moulin à foulon du lieu : cf. en particulier une sentence du
24 novembre 1403 condamnant Perrin Potier, tisserand de Neauphle « sur ce que lesd. fermiers
avoient prins pour forffeture un drap led. Potier pour ce que il n’avoit pas esté faoullé ne espa-
reillé esd. moulins des Noes que lesd. fermiers et Jehan Godet, procureur des religieux abbé et
convent de Saint Vandrille disoient que les gens demourans en lad. paroisse de Nauphle et en
toutes celles d’environ de la sergenterie d’Exmes estoient du ban ou ressort » (ARCH. DEP.
SEINE MARITIME 16H 336).
30 Le comte Robert de Leicester avait donné aux moines de Lyre “ molendina bladaria
eiusdem uille cum tota molta totius uille ex utraque parte aque et molendinum foleret cum tota
molta totius feodi mei ex illa forestae in qua abbatia sita est” (copie du cartulaire de Lyre, mi-
crofilm aux ARCHIVES NATIONALES, collection Lenoir, vol. XXIII, p. 453, n° 4) ce qui montre à
quel point le fonctionnement des deux types de moulins répond au même modèle ; dans une
charte spécifique relative au seul moulin à foulon de Lyre il précise les conditions de sa donna-
tion : « molendinum fulerez de Noua Lira cum tota molta totius feodi mei ex illa parte foreste
in qua parte abbatia sita est molendinum et quod textores manebunt in castellum meum de Lira
et operationem ibidem facient et ad moltam faciendam ibunt ad iam dictum molendinum pre-
dictorum monachorum et quod homines mei de castello meo de Lira non dabunt pro uirga
folenda plus quam duos denarios et obolum de moneta prouincie » (acte éd. par M. ARNOUX,
Les Moines normands et la technique. Les raisons d'une indifférence (XIe-XIVe siècles), dans Monachisme et
technologie dans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle, Cluny 1994, pp. 34-35,
31 Cf. le cas, comparable, des fourneaux sidérurgiques alpins dans M. ARNOUX, Innovation,
organisation industrielle et marché du fer en Valtelline (XIIIe -XIVe siècles), dans La sidérurgie alpine en
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Italie (XIIe-XVIIe siècles), éd. PH. BRAUNSTEIN, Rome 2001 (Collection de l’Ecole française de
Rome, 290), pp. 215-251, à la p. 221.
32 ARCH. DEP. SEINE MARITIME 16H 336 ; ce texte montre combien la possession de che-
vaux par les paysans rend plus difficile l’imposition du ban seigneurial. La diffusion tardive du
cheval dans les campagnes anglaises, soulignée par John L. LANGDON (Horses, Oxen and Techno-
logical Innovation : the Use of Draught Animals in English Farming from 1066-1500, Cambridge 1986),
est peut être le corollaire du maintien d’un contrôle seigneurial strict de l’espace rural et des
déplacement des paysans, équipés de bœufs par un groupe seigneurial disposant du monopole
du transport équestre.
33 Le dépouillement des inventaires des registres JJ 40 à JJ 65 des Archives nationales à
permis de repérer une série de 45 baux de moulins normands.
MATHIEU ARNOUX
518
sieurs moulins voisins, ce qui permet d’espérer un fonctionnement constant
et la pérennité des droits de ban des installations en question et place le fer-
mier dans une véritable situation de monopole local. C’est probablement ce
qui explique les montants extrêmement élevés payés dans certains cas : 650
livres annuelles pour quatre moulins à Neufchâtel-en-Bray et 450 livres pour
cinq moulins aux Andelys en 130834. La très longue durée des contrats, via-
gers voire héréditaires dans de très nombreux cas est un autre moyen
d’assurer au preneur une juste rétribution des investissements auxquels il est
tenu.
Le caractère à la fois cohérent et risqué de cette structure contractuelle est
très bien illustré par le cas du moulin de Coulonces, à Trun, que l’on peut sui-
vre de 1310 au milieu du XVe siècle35. Cette installation sans doute de grande
importance, copropriété du roi et des moines de Jumièges, est affermée à ces
derniers en 1310 pour la somme de 35 livres annuelles. Pendant plus de 130
ans, ces derniers en assurent l’exploitation en s’acquittant du paiement de leur
fermage. En 1445, conformément à leur bail, ils abandonnent au roi leur
ferme, et la propriété de leur moitié de moulin, qui représentait leur contre-
pleige, en faisant constater par le juge royal que l’installation, récemment ré-
parée, est en parfait état. L’opération peut surprendre : on ne trouve sûrement
pas beaucoup de moulins en état de marche au même moment dans la région.
Le texte de la supplique des religieux en donne l’explication : la guerre a ré-
duit à néant leurs biens et leurs revenus sur place, et les dépenses de person-
nel liées au maintien du ban du moulin rendent l’installation déficitaire,
puisque celle-ci est désormais dépouillée des rentes et revenus annexes qui lui
assuraient sa rentabilité36. La possession d’un moulin en bon état de fonction-
nement et sans véritable concurrence locale ne garantit donc pas à elle seule
un revenu sûr à son exploitant.
Les très nombreux contrats passés pour la reconstruction des moulins
après la Guerre de cent ans s’inscrivent dans la continuité des baux précé-
dents, en particulier dans la pratique de baux viagers ou perpétuels, malgré les
34 JJ 49, n° 49 et n° 71.
35 Arch. dép. Seine Maritime 9H 1063 ; Arch. nat. JJ 49, n° 173.
36 ADSM, 9H 1063 : « et il soit ainsy que lesd. supplians qui sont loing et ont perdu pres-
que toutes leur revenues a l’ocasion de la guerre soient prest a delessier a tousiourmais tout led.
moulin, reparé bien et duement [un certificat est joint] tant la moictié baillie a leurs predeces-
seurs que l’autre moictié qui par avant leur appartenoit et que ilz mistrent en contrepleige, et
paier tous les arrerages du temps passé s’aucuns en sont deubs » ; notons par ailleurs qu’en
1443, le loyer annuel de 35 livres payé pour jouir d’une moitié des émoluments de l’installation
excède considérablement les loyers pratiqués dans la région, ce qui rend peu probable que
l’installation soit économiquement rentable.
MOULINS SEIGNEURIAUX ET MOULINS ROYAUX
519
modifications qui leur ont été apporté pour s’adapter à une conjoncture éco-
nomique très particulière. L’absence de numéraire et l’état de délabrement gé-
néral des patrimoines conduit ainsi les propriétaires de moulins à consentir
des fermages annuels extrêmement bas et à renoncer à exiger quelque garan-
tie que ce soit sur les biens de preneurs le plus souvent dépourvus de ressour-
ces, se contentant de l’espoir de recouvrer une installation neuve en cas de
faillite ou de décès rapide du fermier. Il ne paraît pas que la reconstruction,
extrêmement rapide, de l’ensemble du réseau, ait abouti à une très forte
concurrence entre les installations. Les détenteurs de droits de moute bien
établis s’attachent à reconstruire des moulins à grains, mais la possibilité est
laissée au détenteur d’un site de moulin sans droits seigneuriaux immédiate-
ment exploitables de s’orienter vers la construction d’installations industrielles
(moulins à foulon, à tan, à papier, forges) susceptibles de surcroît, dans ce
dernier cas, de mettre en valeur d’autres éléments du patrimoine seigneurial37.
Conclusion
La prise en compte de l’ensemble des moulins comme un système intégré
et cohérent de production et de distribution d’énergie dans le cadre d’une so-
ciété structurée par le fief et la seigneurie permet de mieux comprendre
l’étonnante diversité des formes d’exploitations auxquels ils ont donné lieu. Il
convient donc, pour la précision de l’analyse, de ne pas confondre la fonction
économique et industrielle de ces installations, qui ont permis, dans le cas de
la Normandie, le développement d’une économie rurale extrêmement dyna-
37 Les témoignages de ces choix sont extrêmement nombreux, tant chez les notaires que
dans les chartriers monastiques. On trouvera l’ensemble des textes relatifs à la conversion de
moulins à blé en forges fonctionnant au procédé indirect dans La Métallurgie normande, cit. ; le
dossier du moulin des Noues (ADSM, 16H 336) contient de nombreuses pièces relatives aux
procès menés par les moines de Saint-Wandrille pour maintenir les droits banaux de leurs mou-
lins à blé et à foulons, menacés par les installations restaurées par les seigneurs voisins :
particulièrement caractéristique est l’accord conclu vers 1420 avec Nicolas Margeré, sire du
Champosoul, qui avait entrepris la construction d’un moulin à foulon, et accepte de renoncer à
son installation moyennant un dédommagement de 64 livres. Sans nier la détention par ce sei-
gneur d’un site de moulin ni son droit à en user, les moines font valoir le maintien de leur ban
et soulignent qu’un moulin peut servir à autre chose qu’à moudre grain ou fouler drap : « com-
bien que aucuns aians seigneurie noble en icelle seigneurie eussent entrepris ou voul[sissent
construi]re, faire et ediffier moulins foulleurs, si y avoient iceulx religieux ou leursd. predeces-
seurs mis contredit et debat, dont ilz estoient venuz a entente et d’icelles entreprises [s’estoient]
departis ceulx qui les avoient faictes, et estoient iceulx religieux demourés paisibles en leur pos-
session d’icelle droicture, mais n’avoient mis ne mettoient iceulx religieux aucun debat que se
led. Margere et autres ses semblables avoeint droit de moulin en leur seigneurie, qu’ilz ne les
eussent pour moudre grains ou autres moulins a fouler dras. »
MATHIEU ARNOUX
520
mique, et leur fonction sociale, à la fois comme instrument de perception de
la fiscalité seigneuriale et comme point d’ancrage de la domination spatiale
sans laquelle une seigneurie rurale cesse d’exister. Les historiens de la société
ont traditionnellement considéré comme primordiale cette seconde fonction,
d’autant que les sources témoignent abondamment de la brutalité de ses ma-
nifestations. L’objet des pages qui précèdent n’est pas de revenir sur cet ac-
quis de l’histoire sociale : il n’est pas contestable que le contrôle des moulins,
comme des marchés, a été un élément crucial dans la construction de la socié-
té féodale.
Dans la longue durée des XIe-XVe siècles, en particulier dans les deux épi-
sodes de forte croissance économique des XIe- XIIe siècles et de la seconde
moitié du XVe siècle, il convient de souligner que la structure juridique com-
plexe qui organise l’exploitation des installations hydrauliques et fixe les rap-
ports entre possesseurs, fermiers et usagers, a permis la construction,
l’entretien puis la reconstruction d’un réseau industriel d’une grande efficaci-
té, au moins dans la région étudiée. Il ne fait guère de doute que le caractère
public de l’institution seigneuriale, qu’elle tient en particulier de son articula-
tion sur l’organisation de l’espace en fiefs, a joué un rôle essentiel dans la
coordination du système. Celui-ci trouve sa justification théorique dans la ju-
risprudence établie dès le début du XIIIe siècle par la cour souveraine du du-
ché, et exprimée localement par des coutumes bien établies.
Si l’on s’interroge sur le principe de cette efficacité, on peut avancer
l’hypothèse que, tout en établissant un privilège seigneurial en matière de
construction et de possession des moulins, le droit ne reconnaît et ne protège
que les installations effectivement susceptibles de fonctionner, faisant préva-
loir en la matière l’intérêt des usagers, qui réclament des sources d’énergies
nombreuses et bien entretenues, contre toute tentative de monopole local, qui
nuirait au dynamisme de l’activité économique. On retrouve dans ce choix
l’une des caractéristiques du droit médiéval du travail et de la production, qui
tend par principe à favoriser l’accomplissement et le développement des acti-
vités laborieuses dans un espace social aux régulations minutieusement défi-
nies.
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