L’ÉTAT POST-TOTALITAIRE
Au principe de la subsidiarité européenne :
libéralisme et christianisme
Membres du jury
M. Loïc AZOULAI
Professeur des Universités, Université Paris II Panthéon-Assas —
Institut universitaire européen (Florence)
M. Jean-Marie DONEGANI (directeur de thèse)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Paris —
École doctorale de Sciences Po
M. Jean-François KERVÉGAN (président)
Professeur des Universités, Université Paris I Panthéon-Sorbonne —
Institut universitaire de France
M. Philippe PORTIER (rapporteur)
Professeur des Universités,
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne)
Mme Sabine SAURUGGER (rapporteur)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Grenoble —
Institut universitaire de France
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE DE THÈSES
État, libéralisme
et christianisme
Critique de la subsidiarité européenne
2012
Julien BARROCHE
ISBN 978-2-247-11761-1
© Éditions Dalloz, 2012
SOMMAIRE
(Un plan détaillé figure à la fin de l’ouvrage)
Remerciements VII
Préface IX
Première partie
La subsidiarité catholique
ou la statophobie souterraine de l’Église romaine
Chapitre préliminaire. L’Église, l’État, la Société 47
Chapitre 1. Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 67
Chapitre 2. Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 163
Chapitre 3. Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 243
Seconde partie
La subsidiarité germanique
ou la statophobie refoulée de l’Europe chrétienne
Chapitre préliminaire. L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 289
Chapitre 1. Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 309
Chapitre 2. Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 379
Chapitre 3. Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 447
Résumé 573
Bibliographie 579
Que mon directeur de thèse trouve ici l’expression de ma plus vive reconnais-
sance. À sa confiance et à ses encouragements répétés, ce travail doit l’essen-
tiel de son existence. Six années durant, Jean-Marie Donegani m’aura accom-
pagné. Six années pendant lesquelles il m’aura fait bénéficier d’un espace de
liberté sans égal, riche d’expérience et de bienveillance, plein d’attention et de
franchise. À son contact — qu’il me soit également permis de le dire ici —,
j’ai appris beaucoup plus qu’à réfléchir par moi-même et à affirmer une
pensée personnelle, j’ai appris à aiguiser tout autant qu’à apaiser mon regard,
j’ai appris un certain rapport à la vie des idées.
PRÉFACE
phérie est présente dans le centre, alors pourquoi la dissociation entre État
institutionnel et État fonctionnel ne trouverait-elle pas là sa subsomption ?
Lire le principe de subsidiarité à la lumière du principe de périchorèse, permet
ainsi de comprendre que c’est moins la statophobie générale qui est ici en jeu
mais la phobie d’un État qui ne respecterait pas la distinction entre les niveaux
de compétence et en même temps la différence entre institution et fonction.
Le savoir mobilisé ici est impressionnant et, dessinant la carte conceptuelle
d’une notion qui n’a cessé de circuler entre les trois espaces qui lui donnent
sens : l’Église, l’Allemagne et l’Europe, la thèse de Julien Barroche démontre
avec force en quoi et comment la subsidiarité navigue entre la conception
libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État providence, sans
pour autant se réduire à la synthèse des deux. La subsidiarité cristalliserait
la manifestation préoccupante d’une perte essentielle de la notion d’État et le
moyen par lequel certaines organisations seraient en mesure de justifier leur
capture d’un pouvoir détenu normalement par l’État, institution des insti-
tutions. C’est parce que l’auteur a réussi à relier le concept à l’expérience
qu’il peut avancer une interprétation aussi hardie que celle tenant que les
luttes définitionnelles renvoient finalement à un seul enjeu : celui de la nature
de l’État après les expériences totalitaires. On l’aura compris, on est ici en
présence d’une thèse forte, informée, exigeante. Elle ne manquera pas de sus-
citer des discussions dont on peut souhaiter qu’elles soient à la hauteur de la
finesse de la démonstration et de l’ampleur de l’érudition mobilisée.
Jean-Marie Donegani
Professeur des Universités à Sciences Po
« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa
chaussure alors que c’est son pied le coupable1 ! »
Samuel Beckett
I. DU TRAUMATISME TOTALITAIRE
À LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
1. L’ÈRE DU post-TOTALITARISME
Un mythe s’est installé dans les plus hautes sphères de la mémoire euro-
péenne : le mythe selon lequel la paix et la stabilité politique du Vieux Conti-
nent devaient nécessairement en passer par le désamorçage systématique
des passions nationales. Autojustification d’une conscience post-totalitaire
en quête de rachat, cette lecture rétrospective de l’histoire a remporté un tel
succès qu’elle confine désormais au lieu commun. Lieu commun plus ou
1. Concept « insaisissable » mais « irremplaçable » a fort bien résumé Pierre Hassner (P. HASS-
NER, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259 sq.). Nous renvoyons ici à la
définition arendtienne du totalitarisme, qui, en raison même de sa rigueur, aide à restreindre
l’usage du concept, en lui conférant ainsi toute sa portée heuristique (H. ARENDT, Les Ori-
gines du totalitarisme I, II, III [1951], trad. fr. M. Pouteau, M. Leiris, J.-L. Bourget R. Davreu,
P. Lévy, H. Frappat, Paris, Le Seuil, 2002). À l’interprétation proposée par Hannah Arendt, il est
bien sûr possible d’ajouter les atténuations aroniennes, qui rendent disponible le concept pour
l’analyse des expériences ultérieures à 1951 : URSS poststalinienne, Chine maoïste (R. ARON,
Démocratie et totalitarisme [1965], Paris, Gallimard, 1987 ; « L’essence du totalitarisme » [1954],
Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 195-
213). Comme en ont témoigné les disputes suscitées par le dernier ouvrage de François Furet et
le Livre noir du communisme, l’épuisement de la rhétorique de Guerre froide n’a pas conduit,
après 1989, à l’apaisement attendu des débats historiographiques sur la comparabilité idéolo-
gique entre hitlérisme et stalinisme (F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée commu-
niste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995 ; S. COURTOIS, N. WERTH, et
al., Le Livre noir du communisme : crimes, terreur et répression, Paris, Robert Laffont, 1997). La
gauche radicale s’obstine encore à voir dans le concept de totalitarisme une arme idéolo-
gique ayant pour unique ambition de disculper le régime libéral (S. ŽIŽEK, Vous avez dit tota-
litarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion [2001], trad. fr. D. Moreau,
J. Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2007). Pour un refroidissement théorique de l’objet,
cf. J.-M. DONEGANI, M. SADOUN, « Le politique et la question de la domination : totalita-
risme et incarnation », Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 200-241.
2. Comme l’écrit Hans Blumenberg, « la fin du primat du politique se reconnaît à l’affirmation
diffuse de son omniprésence » (H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes [1966-
1988], trad. fr. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 2008, p. 100).
4 Introduction générale
1. « Depuis le rêve platonicien jusqu’au cauchemar stalinien, en passant par l’État absolutiste,
partout [...] la même domination perverse. Dans l’excès d’État, on prétendait avoir trouvé la
racine du mal totalitaire. Au postulat de l’État comme mauvais objet correspondait la fétichisa-
tion de la société. Si l’État était bien cette tumeur de la société dont la malignité croissait avec
l’extension, ne fallait-il pas prescrire des remèdes : fortifions le tissu social sain, renforçons la
société, faisons dépérir l’État ? » (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves, op. cit., p. 28).
2. V. DESCOMBES, « Pour elle un Français doit mourir », Critique, 1977, 33 (366), p. 998-
1027, ici p. 1001. Un peu plus haut, encore : « Et il devrait être évident que le système politique
appelé “totalitarisme” n’est pas autre chose qu’une variante de l’état de guerre dans n’importe
quel État moderne, la prolongation de la mobilisation en temps de paix. » (Ibid., p. 1000).
3. Parrainé par Maurice Clavel, le courant français dit des « nouveaux philosophes » (Bernard-
Henri Lévy, Jean-Marie Benoist, André Glucksmann, Jean-Paul Dollé, Michel Le Bris, Philippe
Nemo) s’est développé après la parution en France de L’Archipel du goulag, ouvrage dans lequel
Alexandre Soljenitsyne relate son expérience concentrationnaire du Goulag (A. SOLJENIT-
SYNE, L’Archipel du goulag [1958-1967], trad. fr. G. et J. Johannet, Paris, Le Seuil, 1974).
Notons qu’alors la somme de Hannah Arendt n’est pas encore bien connue dans le milieu intel-
lectuel français (le premier tome des Origines est traduit en 1972), et ne le deviendra véritable-
ment qu’après sa disparition en 1975. Cf. M. S. CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la
gauche : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981 [2004], trad. fr. A. Merlot, Marseille,
Agone, 2009 ; P. GRÉMION, « Écrivains et intellectuels à Paris. Une esquisse » [1999], Moder-
nisation et progressisme. Fin d’une époque, 1968-1981, Paris, Éditions Esprit, 2005, p. 197-234 ;
« La réception des dissidences à Paris » [2003], ibid., p. 169-195. Né en France à la même époque,
le groupe des « nouveaux économistes » (Jacques Garello, Henri Lepage, Jean-Jacques Rosa,
Pascal Salin) s’est fait le relais français des thèses néolibérales de l’École de Chicago. Plus diffus,
le courant autogestionnaire s’est surtout structuré après Mai 1968 au sein de la gauche non
communiste, et antijacobine, pour ensuite se rassembler autour de Michel Rocard, après l’arri-
vée de nombreux militants chrétiens au Parti socialiste, pour la plupart issus de la CFDT.
Cf. P. GRÉMION, « Le chantier autogestionnaire » [1977], ibid., p. 71-82.
4. Cf. G. AGAMBEN, L’État d’exception, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Le Seuil, 2003. De Jean-
Paul Sartre à Bernard-Henri Lévy, de Michel Foucault à Giorgio Agamben, il s’agit de débus-
quer dans les institutions étatiques la première marche vers l’univers concentrationnaire. Notons
que la dénonciation foucaldienne des lieux d’enfermement (hôpital, asile, prison) n’est pas sans
parenté avec l’existentialisme sartrien qui célébrait les groupes en fusion (J.-P. SARTRE, Cri-
tique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960 ; M. FOU-
CAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, 1993). Dans une
perspective sociologique convergente, cf. la notion d’« institution totalitaire » chez Erving
Goffman (E. GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres
reclus [1961], trad. fr. C. et L. Lainé, Paris, Minuit, 1972), que certains juristes ont su mettre à
profit (D. LOSCHAK, « Droit et non-droit dans les institutions totalitaires. Le droit à l’épreuve
du totalitarisme », L’Institution, éd. CURAPP, Paris, PUF, 1981, p. 125-184).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 5
l’État, l’entrée dans l’ère du post-totalitaire1. Non pas pour s’interroger sur la
démocratie et la nation — ce réflexe intellectuel est trop répandu quand il
s’agit d’Europe2 —, mais pour se pencher sur l’Institution étatique en tant
que telle. Fil conducteur de ce travail, la subsidiarité sera notre analyseur.
Précisons qu’un tel questionnement se veut indépendant du constat qui
peut par ailleurs être aisément établi d’un accroissement de l’intervention-
nisme étatique ou d’un retour périodique de la puissance publique (guerre,
crise économique, lutte contre le terrorisme). D’un côté, la douce(reuse)
régulation de la vie économique ; de l’autre, le pathos héroïque de la virilité
étatique. Il y a là un piège analytique duquel il faut s’extraire car il manque,
selon nous, le cœur de définition du concept d’État : sa dimension d’institu-
tion. En grande partie erroné, le récit lancinant du retour de l’État fait sys-
tème avec son opposé symétrique, dont la diffusion est, là encore, tellement
confondante qu’elle contraint à la suspicion : celui du retrait, de l’effacement,
du dépérissement. Pour s’en lamenter ou pour s’en délecter, sans grand souci
de discernement en tout cas, on diagnostique la mort de la souveraineté tuté-
laire de la puissance publique. Non moins confusément, on parle d’État régu-
lateur, d’État animateur, d’État stratège. On se plaît à résumer l’ensemble en
célébrant un nouveau fétiche : la gouvernance multiniveaux. Toutes ces
figures conceptuelles nous semblent s’auto-alimenter les unes les autres dans
un cercle sans fin. À tel point, d’ailleurs, que le mot État lui-même a fini par
perdre l’essentiel de sa signification : on l’hypostasie, on l’anthropomorphise,
on le biologise, on lui prête des attributs humains, on le confond avec la poli-
tique. Derrière la déploration d’un État devenu évidé (hollow State), n’y
aurait-il pas, en creux, la reconstruction d’un ennemi largement fantasmé3 : ce
1. Cf., ici, J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002 ; « Nais-
sance et développement de la démocratie post-totalitaire », Revue du Mauss, 2005, 25 (1),
p. 55-64. Cf. aussi J. CHEVALLIER, L’État postmoderne [2003], Paris, LGDJ, 2008). C’est en
croisant ces deux perspectives que nous nous autorisons à parler d’État post-totalitaire.
2. Nous faisons notamment référence à la critique adressée par Andrew Moravcsik aux tenants
de la thèse du « déficit démocratique » européen (A. MORAVCSIK, « The Myth of Europe’s
“Democratic Deficit” », Intereconomics. Journal of European Public Policy, 2008, p. 331-340 ;
« Is There a “Democratic Deficit” in World Politics ? A Framework for Analysis », Government
and Opposition, 2004, 39 (2), p. 336-363 ; « Le mythe du déficit démocratique européen », trad.
fr. B. Poncharal, Raisons politiques, 2003, 10, p. 87-105 ; « In Defence of the “Democratic
Deficit” : Reassessing Legitimacy in the European Union », Journal of Common Market Studies,
2002, 40 (4), p. 603-624). Sans adhérer à tous ses postulats, la position défendue par Andrew
Moravcsik a ceci de rafraîchissant qu’elle permet de désamorcer un discours ambiant beaucoup
trop englobant qui s’aveugle sur des tendances lourdes affectant l’ensemble des démocraties
avancées depuis le début du xxe siècle : déclin des parlements, renforcement des exécutifs et des
administrations publiques, montée en puissance des juges et des agences de régulation, etc. Aussi
la rhétorique du déficit démocratique européen procède-t-elle en grande partie d’une vision fan-
tasmée de l’Europe, et d’un idéal théorique qui ne correspond déjà plus à la pratique réelle des
régimes démocratiques occidentaux. Pour une discussion de cette thèse, cf. P. MAGNETTE,
Contrôler l’Europe. Pouvoirs et responsabilité dans l’Union européenne, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 2003 ; S. HIX, A. FOLLESDAL, Why there is a Democratic Deficit in
the European Union : A Response to Moravcsik and Majone, Eurogov, European Governance
Papers, 2005 ; Journal of Common Market Studies, 2006, 44 (3), p. 533-562.
3. Cf., ici, tout particulièrement, B. G. PETERS, « Managing the Hollow State », Managing
Public Organizations, éd. K. A. ELIASSEN, J. KOOIMAN, Londres, Sage, 1993, p. 146-157 ;
« Symposium on the Hollow State ». Journal of Public Administration Research and Theory,
6 Introduction générale
1996, 6 (2), p. 193-314 ; J. LECA, « L’État creux », Les Intellectuels et l’an 2015, éd. DATAR,
La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994, p. 91-104 ; « La “gouvernance” de la France sous la
Ve République », Mélanges J.-L. Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 328-365.
Dans la continuité de ce qui vient d’être dit sur les « nouveaux philosophes », citons cette belle
formule due à Jean Leca et Bruno Jobert : « À force d’enfouir le pouvoir dans la société et d’en
mettre partout, on finit par ne plus discerner une rixe d’une guerre, l’emprisonnement de deux
gangsters et l’organisation d’un système concentrationnaire, le fonctionnement d’un service hos-
pitalier et l’internement d’opposants politiques. » (J. LECA, B. JOBERT, « Le dépérissement de
l’État », Revue française de science politique, 1980, 30 (6), p. 1169-1170).
1. Le sociologue allemand Niklas Luhmann est resté célèbre pour sa théorie de la modernisation
et de l’autoréférentialité (N. LUHMANN, Soziale System, Francfort, Suhrkamp, 1984 ; Poli-
tique et complexité. Les contributions de la théorie générale des systèmes [1990], trad. fr.
J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1999 ; Die Politik der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 2000). Alors
que les sociétés traditionnelles étaient différenciées en vertu de hiérarchies légitimées par des
principes extérieurs à elles-mêmes, les sociétés modernes seraient différenciées en sous-systèmes
fonctionnels et autoréférentiels (la politique, le droit, la religion, l’art, la science, etc.) remplissant
chacun une tâche particulière et opérant chacun suivant un code spécifique. Pour Luhmann, qui
vise spécialement la sphère politique, aucun système ne peut plus prétendre imposer son point de
vue aux autres, tout comme aucun système ne peut plus intégrer le codage des autres sauf à le
reformuler dans les termes de sa propre programmation interne (couplage autopoïétique). De là
son diagnostic d’une fermeture autoréférentielle des systèmes.
2. On a trop tendance, s’agissant du rapport individu-État, à confondre les niveaux logique et
chronologique. Certes, il faut bien des individus empiriques pour que puisse advenir quelque
chose comme l’État (antériorité chronologique des individus) ; mais il faut plus encore une per-
sonne publique instituante pour qu’existent les personnes privées instituées (priorité logique de
l’État). Démonstration inaugurale dans T. HOBBES, Léviathan [1651], trad. fr. F. Tricaud,
Paris, Dalloz, 1991, p. 160 (ch. XVI). Pour un commentaire, cf. L. JAUME, « La théorie de la
“personne fictive” dans le Léviathan de Hobbes », Revue française de science politique, 1983, 33
(6), p. 1009-1035 ; Hobbes et l’État représentatif moderne, Paris, PUF, 1986 ; F. LESSAY, « Le
vocabulaire de la personne », Hobbes et son vocabulaire, dir. Y. C. ZARKA, Paris, Vrin, 1992,
p. 155-186). On peut également se référer à la distinction État-société chez Hegel : « L’État, écrit
le philosophe, apparaît comme résultat dans le cheminement du concept scientifique, pour
autant qu’il se révèle comme fondement véritable [...]. Dans la réalité effective, ajoute-t-il immé-
diatement, l’État est en somme plutôt l’élément premier, à l’intérieur duquel s’élabore la famille
en vue de la société civile bourgeoise, et c’est l’Idée même de l’État qui se divise en ces deux fac-
teurs. » (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 296-297 ; § 256 Rem).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 7
1. Il existe une formidable paresse intellectuelle, écrit encore Marcel Gauchet dans son maître
ouvrage, qui consiste à « conclure dans l’abstrait de la croissance de l’État à l’imminence du péril
totalitaire » (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la reli-
gion, Paris, Gallimard, 1985, p. 262). L’auteur récuse avec force cette « idée d’une omniprésence
structurelle du possible totalitaire à l’intérieur des sociétés contemporaines » (Ibid., p. 262, n. 1).
« Nous ne risquons plus l’État total, renchérit-il près de vingt ans plus tard, mais la déroute de
l’État devant l’individu total. » (M. GAUCHET, La Condition historique, Paris, Stock, 2003,
p. 314). Cf. aussi son étude spécialement consacrée au totalitarisme, parue dans Esprit en 1976
(M. GAUCHET, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique » [1976], La Condition
politique, op. cit., p. 433-464) concomitamment à sa relecture (critique) de l’œuvre de Pierre
Clastres (P. CLASTRES, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; M. GAUCHET, « Poli-
tique et société : la leçon des sauvages » [1975-1976], La Condition politique, op. cit., p. 91-180 ;
« La dette du sens et les racines de l’État. Politique de la religion primitive » [1977], ibid., p. 45-89).
2. A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II [1840], Paris, Flammarion, 1981,
p. 385, p. 386 (part. IV, ch. 6). Cf., par ailleurs, A. WAGNER, Theoretische Sozialökonomik
oder Allgemeine und theoretische Volkswirtschaftslehre I [1879], Leipzig, Wintersche, 1907.
3. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 264. Cf. aussi son opposition
« pouvoir-cause »- « pouvoir-effet » (M. GAUCHET, « Benjamin Constant : l’illusion lucide du
libéralisme », Préface à B. CONSTANT, Ecrits politiques [1980], Paris, Gallimard, 1997,
p. 9-110, ici, p. 64). « À partir du moment où émerge, avec l’État moderne, un pouvoir qui n’est
plus médiateur avec l’au-delà, mais de fait séparateur, facteur d’immanence et non de rattache-
ment à la transcendance, s’ouvre sous ses pas une question béante de ce qui peut le légitimer dans
sa tâche. » (M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 9
1. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 284. Peu suspect, lui aussi, de
penchants totalisants, Paul Ricœur rappelait avec la même force le lien consubstantiel entre auto-
rité et distance. Se référant à la figure du magistrat chez saint Paul, il écrivait joliment : « [l’État]
n’est pas mon “frère” ; c’est en cela même qu’il est une “autorité” » (P. RICŒUR, « État et vio-
lence » [1957], Histoire et vérité [1964], Paris, Le Seuil, 2001, p. 281-282). Il faut également faire
référence à la distinction entre pouvoir et violence chez Hannah Arendt (P. RICŒUR, « Pou-
voir et violence », Ontologie et politique. Hannah Arendt, éd. M. ABENSOUR, Paris, Tierce,
1989, p. 141-159 ; B. QUELQUEJEU, « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt », Revue
des sciences philosophiques et théologiques, 2001, 85 (3), p. 511-527).
2. P. MANENT, « Le totalitarisme et le problème de la représentation politique » [1984],
Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007, p. 100. On pourra reconnaître chez Pierre
Manent la double influence de Raymond Aron (monopole du parti) et de Claude Lefort (fan-
tasme de l’Un) : R. ARON, Démocratie et totalitarisme, op. cit. ; C. LEFORT, L’Invention
démocratique. Les limites de la domination totalitaire [1981], Paris, Fayard, 1994.
3. Dans des registres différents, mais procédant d’une même veine orwellienne, cf. V. KLEM-
PERER, LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue [1946-
1947], trad. fr. É. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996 ; J.-P. FAYE, Langages totalitaires. Critique
de la raison narrative. Critique de l’économie [1972], Paris, Hermann, 2004.
10 Introduction générale
« Il n’y a pas et il ne peut y avoir d’État totalitaire, mais seulement des partis
totalitaires qui détournent les monopoles étatiques au profit d’un groupe1. »
Accoler l’épithète totalitaire au substantif État est tout aussi absurde
qu’appliquer le concept de société civile à la réalité du totalitarisme. Car il
faudrait, sinon, considérer qu’il existât une société soviétique ou une société
nazie, alors même qu’il n’y eut que l’exercice d’une implacable domination
idéologique sur une société annihilée ? Bien plus que l’effondrement de l’État,
le totalitarisme marque la destruction de ses conditions de possibilité. Point
d’État totalitaire donc, mais une intention idéologique (au sens de l’interpré-
tation intentionnaliste du totalitarisme2) qui instrumentalise, en l’anéantis-
sant, l’institution étatique. Ainsi parlons-nous de mirage de l’État totalitaire,
sans oublier qu’en elle-même la diffusion de cette formule superposant État
et totalitarisme recèle une portée éminemment révélatrice (et produit des
effets de réalité).
Le constat de ce chaos institutionnel n’a pas besoin d’être davantage théma-
tisé3. Il recueille très facilement l’adhésion. La difficulté vient ici de ce que,
s’agissant de l’État, les conséquences en sont rarement tirées. Parce que les
1. J. FREUND, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 556. Pensons, ici, s’agissant de
l’Allemagne nazie, à la loi du 2 décembre 1933 proclamant l’unité entre le parti et l’État.
2. Nous marquons ici notre rejet de la thèse dite fonctionnaliste : telle que défendue par l’histo-
rien bavarois Martin Broszat, elle tend à faire du dictateur nazi un simple rouage inconscient au
service d’une mécanique d’ensemble, et de l’hitlérisme — dont la Solution finale — le simple
résultat d’un dramatique enchaînement de circonstances. L’éclatement des pouvoirs et l’« enche-
vêtrement » des institutions qu’il analyse fort bien (la structure « polycratique » de l’État hitlé-
rien comme il dit) a plus à voir avec l’informité totalitaire décrite par Hannah Arendt qu’avec un
schéma de pouvoir d’ordre systémique sur lequel Hitler aurait fini par ne plus avoir de prise
(M. BROSZAT, L’État hitlérien, L’origine et l’évolution des structures du IIIe Reich [1969-
1978], trad. fr. P. Moreau, Paris, Fayard, 1985 ; « Plädoyer für eine Historisierung des National-
sozialismus » [1985], Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, Munich,
Deutsche Taschenbuch, 1988, p. 266-281). Cf., ici, les travaux de Ian Kershaw, qui ont montré
en quoi Hitler ne pouvait passer pour un sous-produit du nazisme (I. KERSHAW, Qu’est-ce
que le nazisme ? [1985], trad. fr. J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997). Sur la question de la Shoah,
la démonstration de Raul Hilberg, établie dès les années 1960, permet de dépasser la fausse que-
relle entre fonctionnalisme et intentionnalisme (R. HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe
[1961], trad. fr. M.-F. de Paloméra, A. Charpentier, Paris, Fayard, 2007).
3. C’est l’un des principaux arguments mobilisés par Hannah Arendt (fortement redevable sur
ce point au juriste Franz Neumann) pour établir le caractère inédit du phénomène totalitaire :
une domination informe qui s’exerce de l’intérieur, s’immisçant dans le for interne de chaque
être humain (F. L. NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme [1942-
1944], trad. fr. G. Dauvé, J.-L. Boireau, Paris, Payot, 1987 ; H. ARENDT, « Ce qu’on appelle
l’État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, op. cit., p. 170 sq.).
S’agissant de l’opposition totalitarisme-autoritarisme, pensons à la double métaphore arend-
tienne de l’oignon et de la pyramide : « Par opposition à ces deux régimes, autoritaire et tyran-
nique, l’image adéquate du gouvernement et de l’organisation totalitaires me paraît être la struc-
ture de l’oignon, au centre duquel, dans une sorte d’espace vide, est situé le chef ; quoi qu’il fasse
— qu’il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire, ou qu’il opprime ses
sujets, comme un tyran —, il le fait de l’intérieur et non de l’extérieur ou du dessus. »
(H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr. M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise
de la culture [1961], éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 131). Dans un tout autre registre, les
analyses de Juan J. Linz ont fortement contribué à réhabiliter la distinction entre totalitarisme et
autoritarisme (J. J. LINZ, Régimes totalitaires et autoritaires [2000], trad. fr. M.-S. Darviche,
W. Genieys, G. Hermet, Paris, Armand Colin, 2006 ; « L’effondrement de la démocratie. Auto-
ritarisme et totalitarisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres », trad. fr. M.-S. Darviche,
P. Hassenteufel, Revue internationale de politique comparée, 2004, 11 (4), p. 531-586).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 11
idées fixes ont la vie dure (l’État Léviathan, l’État Moloch, l’État Minotaure,
etc.). Et parce que les plus grands analystes du totalitarisme n’ont pas pris soin
de repenser l’institution étatique après le drame. Hannah Arendt la première,
dont on connaît le rejet épidermique de la souveraineté moderne, mais aussi
Raymond Aron et Claude Lefort, tous deux relecteurs de Tocqueville, qui se
sont prioritairement penchés sur la démocratie. De part en part, l’État demeure
le parent pauvre de la réflexion antitotalitaire. Tout se passe comme si on avait
inconsciemment divisé les tâches : l’État pour la théorie juridique ; la démo-
cratie pour la théorie politique1. En se donnant l’État pour objet d’étude, notre
propos impose donc de penser avec mais aussi contre ces grands philosophes.
Avec, pour comprendre le totalitarisme ; contre, pour réintroduire la figure
de l’État et le concept de souveraineté. De Hannah Arendt, en particulier,
nous retenons l’analyse inaugurale — et inégalée — du totalitarisme. Ayant la
première mis en évidence ce qu’il recèle d’historiquement inédit, elle pré-
munit contre le confusionnisme ambiant et la « mésinterprétation » libérale
du phénomène2 : celle, par exemple, d’un Friedrich Hayek, d’un Karl Popper,
d’un Jacob Talmon ou d’un Isaïah Berlin3. Dans ce courant de l’antitotalita-
risme libéral, dont nous aurons à retranscrire les nombreuses parentés avec
son homologue catholique (la pensée des papes comme celle des clercs
laïques), les uns retracent une généalogie de la mentalité totalitaire, qui
remonterait intellectuellement à Platon pour atterrir chez Marx, via plusieurs
étapes conceptuelles, toutes à rejeter : Rousseau, Sieyès, Joseph de Maistre,
Hegel ; les autres fustigent le constructivisme, le volontarisme et autres socia-
lismes de toutes sortes ; tous aboutissent in fine à la même horreur de la
politique, via son assimilation bien curieuse à un maléfique phénomène de
domination4. À rebours, Hannah Arendt montre qu’interpréter le totalita-
risme comme une politisation totale de l’homme et de la société, c’est ni plus
ni moins manquer sa signification profonde : la destruction des conditions de
possibilité de la vie politique. C’est faire du totalitarisme un régime politique
alors qu’il n’est qu’un système idéologique fonctionnant à la terreur et à la
1. Ce sont les apports de la psychanalyse qui pourront peut-être nous aider à joindre les deux
bouts. La psychanalyse, on le sait, est très présente chez Claude Lefort (philosophe qui n’est
pas juriste) ; elle est au fondement de la démarche d’un Pierre Legendre (juriste qui n’est pas
politiste) ; ou d’un Philippe Braud (politiste qui n’est pas juriste). Cf., ici, « Psychanalyse », Pou-
voirs, 1979, 11, spécialement P. LEGENDRE, « Le malentendu », ibid., p. 5-17 ; P. BRAUD,
« Bilan critique d’une recherche (largement) refusée », ibid., p. 19-32. Sur le sujet qui nous
occupe, cf. P. LEGENDRE, « La Brèche. Remarques sur la dimension institutionnelle de la
Shoah » [1998], Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008, p. 339-349.
2. Cf. les analyses de Miguel Abensour, à l’égard desquelles nous marquons notre dette
(M. ABENSOUR, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets » [1996], Pour une
philosophie politique critique. Itinéraires, Paris, Sens&Tonka, 2009, p. 167-198 ; « Réflexions sur
les deux interprétations du totalitarisme selon Claude Lefort » [1993], ibid., p. 83-135).
3. F. A. HAYEK, La Route de la servitude [1944], trad. fr. G. Blumberg, Paris, PUF, 2005.
K. R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis I-II [1942], trad. fr. J. Bernard, P. Monod,
Paris, Le Seuil, 1990-1991 ; J. L. TALMON, Les Origines de la démocratie totalitaire [1952],
trad. fr. P. Fara, Paris, Calmann-Lévy, 1966 ; I. BERLIN, Le Bois tordu de l’humanité. Roman-
tisme, nationalisme et totalitarisme [1990], trad. fr. M. Thymbres, Paris, Albin Michel, 1992.
4. H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La Crise de la culture, op. cit., p. 128 sq. ; Qu’est-
ce que la politique ? [1958], trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2001).
12 Introduction générale
1. 1o Une encyclique est une lettre circulaire envoyée à l’ensemble des évêques du monde entier
ou d’une Église nationale. 2o Comme tous les textes pontificaux qui ont une portée universelle,
Quadragesimo anno est rédigée en latin. Nota : ici traduit par restauration, instaurando peut
également être rendu par instauration (PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 177-228, ici p. 203 ; in A. F. UTZ, I, p. 617 ;
H. DENZINGER, 3738, p. 793). 3o Nous nous référerons de préférence à la version reproduite
par le Père Arthur F. Utz dans son recueil bilingue : A. F. UTZ, La Doctrine sociale de l’Église à
travers les siècles. Documents pontificaux du XVe au XXe siècle, Bâle, Paris, Rome, Herder,
Beauchesne, 1969, I, p. 568-663. Les passages importants sont également reproduits dans le Den-
zinger (H. DENZINGER, Enchiridion Symbolorum Definitionum et Declarationum de Rebus
Fidei et Morum [1854], éd. P. Hünermann, trad. fr. J. Hoffmann, Paris, Le Cerf, 2005 (38e éd.),
3738, p. 793). 4o Rappelons, au passage, le titre complet de l’encyclique : « Lettre encyclique
Quadragesimo anno, aux Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques, et autres Ordinaires de
lieu, en paix et communion avec le Siège Apostolique ainsi qu’aux fidèles de l’Univers catholique
tout entier, sur la restauration de l’ordre social, en pleine conformité avec les préceptes de
l’Évangile, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum ».
2. Il s’agit de la version française traduite dès la publication officielle du texte (La Documenta-
tion catholique, 6 juin 1931, 25 (569), col. 1401-1450, ici col. 1427). Nous soulignons : le latin
« subsidiarii » offici principio est rendu en français par principe de la fonction supplétive.
3. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
14 Introduction générale
1. La locution Stato totalitario apparaît pour la première fois au début des années 1920 dans les
milieux de l’antifascisme italien avant d’être revendiquée par Mussolini et Giovanni Gentile, son
ministre de l’Instruction publique (G. GENTILE, B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme »
[1932], Œuvres et discours de Benito Mussolini, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX,
p. 61-91). Sur la trajectoire escarpée du mot, cf. E. TRAVERSO, « Le totalitarisme. Jalons
pour l’histoire d’un débat », Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p. 9-110 ; E. GENTILE,
« Fascism, Totalitarianism and Political Religion. Definitions and Critical Reflections on Criti-
cism of an Interpretation », Totalitarian Movements and Political Religions, 2004, 5 (3), p. 326-
375 ; trad. fr. (partielle) T. Meister, Raisons politiques, 2006, 22, p. 119-173).
2. E. VOEGELIN, Der Autoritäre Staat [1936], Vienne, Springer, 1997 ; L. STURZO, « L’État
totalitaire », Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 19-33
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 1938, 40) ; J. MARITAIN, Humanisme intégral [1934-1936],
Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-
Paul, 1982-1992, VI, p. 291-634 (rééd. Paris, Aubier, 2000) ; J. VIALATOUX, La Cité de
Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935. Parmi les analyses savantes, outre les
ouvrages déjà cités de Hannah Arendt et de Raymond Aron, mentionnons celui de Carl J. Frie-
drich et de Zbigniew Brzezinski, paru en 1956 : C. J. FRIEDRICH, Z. BRZEZINSKI, Totalita-
rian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956.
3. Décryptant le message véhiculé par les papes à travers leur invocation du principe de subsi-
diarité, Dominique Colas écrit : « La portée de cet éloge de la société civile et de sa nécessaire
autonomie, de son primat par rapport à l’État est fort ambiguë car on croirait que tout État est
menacé de devenir totalitaire. » (D. COLAS, Le Glaive et le Fléau, Paris, Grasset, 1992, p. 82).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 15
Telle est la part génétique des résultats de notre méthode sémantique1. Car
c’est bien le contexte inédit de l’entre-deux-guerres qui explique en grande
partie pourquoi Pie XI s’attache à rappeler avec tant de solennité l’impor-
tance du message de la doctrine sociale, telle qu’elle avait déjà été mise
à l’honneur par Léon XIII, initiateur du renouveau thomiste à la fin du
xixe siècle. À rebours du fascisme, écrit le Pape, l’État doit laisser vivre les
corps intermédiaires à l’œuvre dans la densité sociale. Moins acteur que
garant du bien commun, il n’a pas à agir mais à régir, c’est-à-dire à contrôler,
à réglementer et à promouvoir, tout en intervenant chaque fois que les per-
sonnes, seules ou en groupe, sont défaillantes, selon l’idée d’une complémen-
tarité organique des différentes communautés.
Dès sa naissance sémantique, nous le voyons, la subsidiarité se présente
comme une règle générale de la vie sociale — un précepte de bon sens2 —, que
l’Église se ferait un devoir d’invoquer contre les assauts malfaisants d’États
usurpateurs prétendant absorber la société mais aussi contre le libéralisme, et
particulièrement ses répercussions économiques déshumanisantes. Notons
combien une telle interprétation, très classique au demeurant, peut prêter à la
facilité et à la confusion : distinguer entre deux extrêmes pour se positionner
dans le confort du juste milieu. C’est précisément la définition que Chantal
Delsol, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, donne de la subsidiarité.
La subsidiarité, apprend-on, n’est pas la simple suppléance négative, elle n’est
pas la supplétivité étatique prônée par le libéralisme classique3 ; elle est encore
moins l’étatisme socialiste qui, au nom d’un providentialisme immanent,
réclame l’ingérence prométhéenne de la puissance publique ; elle n’est rien de
moins que la via media entre la liberté et l’autorité. Au-delà des problèmes
1. Génétique sémantique qui, comme la génétique humaine, n’est pas déterministe. Nous ne
disons pas qu’une vérité du concept serait posée une fois pour toutes au moment de sa naissance.
2. Dans le registre inépuisable de la sagesse populaire et du bon sens, les adeptes du principe de
subsidiarité se plaisent souvent à citer Abraham Lincoln : « On n’aide pas les hommes en faisant
pour eux ce qu’ils pourraient et devraient faire par eux-mêmes. » Ou encore : « Le but légitime
du gouvernement est de faire pour la société ce dont celle-ci a besoin mais qu’elle ne peut pas
du tout accomplir, ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles.
Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le
gouvernement n’a pas à s’ingérer. » (O. von NELL-BREUNING, « Subsidiaritätsprinzip »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 828 ;
« Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCKMANN,
Düsseldorf, Patmos, 1976, p. 61-83, ici p. 66 ; C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingé-
rence et non-ingérence de l’État : le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire euro-
péenne, Paris, PUF, 1992, p. 224). Non sans mauvais esprit, nous pourrions ajouter le vieux
proverbe chinois repris par Mao Zedong (il lui est parfois attribué) : « Plutôt que de donner un
poisson à quelqu’un qui a faim, mieux vaut lui apprendre comment pêcher. »
3. Il en résulte deux messages qui se contrebalancent l’un l’autre, voire s’annulent réciproque-
ment. D’une part, la subsidiarité peut vouloir dire supplétivité ou suppléance, auquel cas elle se
rapproche de la conception libérale selon laquelle l’État n’a pas à intervenir dans les domaines où
la société est capable d’agir par elle-même (subsidiarité négative). D’autre part, la subsidiarité
implique un secours positif de l’État qui œuvre pour le bien-être social et la solidarité entre ses
ressortissants (subsidiarité positive) (Ibid.). La parenté du langage delsolien avec les thèses berli-
niennes sur la liberté est révélatrice du dialogue souterrain entre libéralisme et catholicisme, qui
travaille la subsidiarité (I. BERLIN, « Deux concepts de la liberté » [1958], Éloge de la liberté
[1969], trad. fr. J. Carnaud, J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167-218).
16 Introduction générale
1. Cf. F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsidiarité : point de vue d’un sociologue des
institutions », Les Conférences épiscopales, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES,
A. GARCIA Y GARCIA, Paris, Le Cerf, 1988, p. 366. Plus généralement, cf. E.-W. BÖCKEN-
FÖRDE, « La naissance de l’État, processus de sécularisation » [1967], Le Droit, l’État et la
constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et constitutionnelle, trad. fr.
O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p. 101-118.
2. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII,
p. 141-151 (in SOLESMES, La Paix intérieure des nations, éd. des Moines de Solesmes, Tournai,
Desclée, 1952, 957, p. 500). Cf. également le recueil établi par le Père Utz : A. F. UTZ,
J. F. GRONER, Relations humaines et société contemporaine. Directives de S. S. Pie XII, trad.
fr. A. Savignat, Fribourg, Paris, Saint-Paul, 1956, II, p. 2063-2077, ici p. 2073.
3. Mots de Marcel Gauchet (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 120).
4. Pour une expression exemplaire de la mentalité médiévale du catholicisme, cf. DANTE ALI-
GHIERI, La Monarchie [~ 1310], trad. fr. M. Gally, Paris, Belin, 1993. Sur ce tropisme de la
respublica christiana, cf. A. DUPRONT, « De l’Église aux Temps modernes » [1971], Genèses
des Temps modernes, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2001, p. 283-305 ; « De la Chrétienté à l’Eu-
rope » [1963], ibid., p. 307-336 ; T. MÉNISSIER, « Monarchia de Dante : de l’idée médiévale
d’empire à la citoyenneté universelle », L’Idée d’empire dans la pensée politique, historique,
juridique et philosophique, éd. T. MÉNISSIER, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 81-96.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 17
1. Aussi le juriste allemand Joseph Isensee a-t-il raison de dire que la subsidiarité « est le résultat
d’une synthèse des catégories de la pensée organique (héritage scolastique) et de la théorie de
l’État libéral » (J. ISENSEE, « Wurzeln des Subsidiaritätsprinzips in der deutschen Tradition der
organisch-föderalistischen Gesellschaftslehre », Subsidiarität und Verfassungsrecht [1968],
Berlin, Duncker und Humblot. 2001, p. 25). Nous traduisons. Mais notons par ailleurs que le
même Joseph Isensee, une fois sorti de sa généalogie conceptuelle, interprète la subsidiarité
comme un principe formel, juridiquement applicable pour régler les problèmes de répartition
des compétences dans un système fédéral (Ibid., p. 32 sq.). Nous y reviendrons.
2. Cf. C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit. Des plus anciens aux plus récents, les
travaux philosophiques de référence semblent tous converger sur ce point. À ce stade, citons, par
exemple, H. E. HENGSTENBERG, « Philosophische Begründung des Subsidiaritätsprinzip »,
Sammlung Politeia, dir. A. F. UTZ, Heidelberg, Kerle, 1953, p. 19-44 ; O. von NELL-BREU-
NING, « Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCK-
MANN, op. cit., p. 61-83 ; B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its Metaphysics and
Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62 ; J. FINNIS, Natural
Law and Natural Rights [1980], Oxford, Clarendon Press, 1993 ; O. HÖFFE, « Subsidiarität als
staatsphilosophisches Prinzip ? », Subsidiarität, dir. A. RIKLIN, G. BATLINER, Vaduz, Verlag
der Liechtensteinischen Akademischen Gesellschaft, 1994, p. 19-46 ; « Subsidiarity as a Principle
of Government », Regional and Federal Studies, 1996, 6 (3), p. 56-73 ; « Subsidiarität als Gesell-
schafts- und Staatsprinzip », Schweizerische Zeitschrift für politische Wissenschaft, 1997, 3 (3),
p. 259-290 ; « Subsidiarität und Föderalismus », Demokratie im Zeitalter der Globalisierung,
Munich, Beck, 1999, p. 126-152 ; « Subsidiarité et fédéralisme », trad. fr. J.-C. Merle, L’État au
XXe siècle, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2004, p. 195-218 ; A. WASCHKUHN, Was ist
Subsidiarität ?, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995 ; P. BLICKLE, T. O. HUEGLIN,
D. WYDUCKEL, éd., Subsidiarität als rechtliches und politisches Ordnungsprinzip in Kirche,
Staat und Gesellschaft, Berlin, Duncker und Humblot, 2002.
3. Abondamment cité, pour sa généalogie conceptuelle, par les politistes et juristes (les européa-
nistes et les spécialistes des politiques publiques ou de l’administration locale qui travaillent sur
les dynamiques de territorialisation), l’ouvrage de Chantal Delsol est très peu questionné dans
ses hypothèses philosophiques fondamentales (l’État-providence comme champ d’adversité
d’un État subsidiaire qui prétend ne pas se réduire à l’État minimal du libéralisme). Si nous ne
manquerons pas de retrouver certains de ses résultats, nous optons pour une démarche métho-
18 Introduction générale
méthode que nous nous fixons. Reste qu’à trop les radicaliser, le danger
aurait été de se contenter d’une sémantique contextuelle et de s’en tenir au
seul registre de l’énumération descriptive. Contextualiser pour contextualiser
reviendrait à s’interdire de dépasser le simple niveau du repérage et de la col-
lecte. Si l’on veut, en effet, identifier les différents moments qui stratifient
notre concept, il convient d’y ajouter une archéologie ou génétique du sens1.
Face à un mot (subsidiarité) et une locution (principe de subsidiarité) qui font
l’objet d’investissements de sens très divers, il faut bien s’efforcer d’identifier
les acceptions admises par l’usage et selon les contextes (historiques, poli-
tiques, nationaux, culturels et sociaux)2. Non pas pour mettre en évidence la
permanence d’une signification, mais pour faire apparaître l’unité d’un pro-
blème en même temps que la discontinuité historique de ses figures, pour
interroger l’articulation entre l’évidente diversité des emplois d’une termino-
logie et son apparente stabilité. Pareille délimitation n’est en rien occultation
de l’amplitude de la notion. Elle est, au contraire, la condition pour mieux la
traiter dans ses différentes dimensions. Seule la reconstitution d’une généa-
logie lexicologique peut autoriser à identifier les diverses significations géné-
ralement imputées au vocable subsidiarité et à dégager des propriétés com-
munes parmi toutes les occurrences du mot.
L’approche terminologique ne vaut, autrement dit, que dans la mesure
où elle permet d’établir des filiations philosophiques de nature à mettre en
perspective origines, survivances et adaptations. Méthode sémantique et parti
pris anti-essentialiste ne doivent pas signifier crispation nominaliste, moins
encore se retourner en leur exact opposé : le refus d’accorder aux mots une
quelconque substance propre. Car un nominalisme excessif, ou une phéno-
ménologie trop constructiviste du langage, empêcherait de fixer, même pro-
visoirement, toute acception de la chose3. La « reconstruction historique » est
1. Ce faisant, nous nous démarquons d’un parti pris wittgensteinien trop radical, mais enten-
dons son message général : « Un mot n’a pas un sens qui lui soit donné pour ainsi dire par une
puissance indépendante de nous ; de sorte qu’il pourrait y avoir une sorte de recherche scienti-
fique sur ce que le mot veut réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné. [...]
Beaucoup de mots n’ont pas de sens strict, mais ce n’est pas un défaut. Penser le contraire serait
comme de dire que la lumière de ma lampe de travail n’a rien d’une véritable lumière, parce
qu’elle n’a pas de frontière nette. » (L. J. J. WITTGENSTEIN, Cahier bleu [1933-1934],
Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. fr. M. Goldberg, J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 71).
2. En prétendant établir une énumération finie d’acceptions contextualisées, nous nous inspi-
rons en quelque sorte de ce que Paul Ricœur a appelé la méthode de la « polysémie réglée ».
Méthode notamment appliquée au mot « reconnaissance » (P. RICŒUR, Parcours de la
reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 9-11, p. 13 sq.). Et le philosophe de préciser : la « polysé-
mie évidente du mot prête à une mise en ordre acceptable qui ne fait pas violence à notre senti-
ment de justesse des mots, mais rend justice à la variété des usages conceptuels sans aller jusqu’à
un démembrement qui se résoudrait dans l’aveu d’une simple homonymie. À cet égard, on peut
parler d’une polysémie réglée du mot “reconnaissance” dans ses valeurs d’usage » (Ibid., p. 14 ;
nous soulignons). Cf. également P. RICŒUR, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique,
Paris, Le Seuil, 1986 ; « L’herméneutique et la méthode des sciences sociales », Théorie du droit
et science, dir. P. AMSELEK, Paris, PUF, 1994, p. 15-25 ; « Le problème de la liberté de l’inter-
prète en herméneutique générale et en herméneutique juridique », Interprétation et droit, dir.
P. AMSELEK, Aix-en-Provence, PUAM, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 177-188 ; « Interpréta-
tion et/ou argumentation », Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 163-184.
3. Le langage n’est pas une simple convention totalement artificielle issue de la seule volonté
22 Introduction générale
humaine, il conditionne et configure le rapport au réel qu’il permet en retour de saisir comme tel.
Précisons au passage que nous n’adhérons pas au point de vue constructiviste radical d’un Peter
Berger ou d’un Thomas Luckmann, qui finit par nier l’existence de la réalité (P. L. BERGER,
T. LUCKMANN, La Construction sociale de la réalité [1966], trad. fr. P. Taminiaux, D. Mar-
tuccelli, Paris, Armand Colin, 2006). Cf. la controverse, toujours actuelle, qui a opposé Philippe
de Lara et Philippe Corcuff dans les colonnes du Débat : P. de LARA, « Un mirage sociolo-
gique. La “construction sociale de la réalité” », Le Débat, 1997, 97, p. 114-129 ; P. CORCUFF,
« Entre malentendus sociologiques et impensé politique », ibid., 1999, 103, p. 112-120.
1. Deux expressions empruntées à Richard Rorty (R. RORTY, « Quatre manières d’écrire l’his-
toire de la philosophie » [1984], trad. fr. É. Pacherie, B. Puccinelli, Que peut faire la philosophie
de son histoire ?, dir. G. VATTIMO, Paris, Le Seuil, 1999, p. 58-94 ; « The Historiography of
Philosophy : Four Genres », Philosophy in History. Essays on the Historiography of Philosophy,
éd. R. RORTY, et al., Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 49-75).
2. Les deux formules d’« internalisme textuel » et d’« externalisme contextuel » sont empruntées
à François Dosse (F. DOSSE, La Marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellec-
tuelle, Paris, La Découverte, 2003, p. 248). Dans une filiation gadamérienne assez similaire à celle
dessinée par Koselleck, cf. Hans Robert Jauss et sa théorie de la réception, élaborée pour l’his-
toire littéraire mais qui propose le même dépassement méthodologique (H. R. JAUSS, Pour une
esthétique de la réception [1977], trad. fr. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990).
3. Des « continuités ininterrompues » comme disait ironiquement Michel Foucault (M. FOU-
CAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 23
1. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit. Nous n’entrons pas dans les subtilités de la
méthode skinnérienne, ni dans le débat qui a opposé Quentin Skinner à John G. A. Pocock
(contextualisme langagier versus conventionnalisme contextuel). Nous retenons, sans le drama-
tiser, leur appel à la contextualisation historique (J. TULLY, éd., Meaning and Context. Quentin
Skinner and His Critics, Cambridge, Polity Press, 1988). Sur les correspondances et les diffé-
rences entre contextualisme skinnérien, contextualisme pocockien et Begriffsgeschichte
koselleckienne, cf. M. RICHTER, « Pocock, Skinner, and Begriffsgeschichte », The History of
Political and Social Concepts, New York, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 124-142 ;
« Towards a Lexicon of European Political and Legal Concepts : A Comparison of Begriffsge-
schichte and the “Cambridge School” », Critical Review of International, Social and Political
Philosophy, 2003, 6 (2), p. 91-120 ; « Begriffsgeschichte and the History of Ideas », Journal of the
History of Ideas, 1987, 48 (2), p. 247-263 ; « Conceptual History (Begriffsgeschichte) and Poli-
tical Theory », Political Theory, 1986, 14 (4), p. 694-637 ; J. G. A. POCOCK, Politics, Language,
and Time, New York, Atheneum, 1971 ; « Concepts and Discourses. A Difference in Culture ? »
The Meaning of Historical Terms and Concepts, op. cit., p. 47-58 ; « Notes méthodologiques »,
Vertu, commerce et histoire [1985], trad. fr. H. Aji, Paris, PUF, 1998, p. 14-54.
2. Deux concepts essentiels chez Koselleck : R. KOSELLECK, « “Champ d’expérience” et
“horizon d’attente” : deux catégories historiques », Le Futur passé, op. cit., p. 307-329.
3. R. KOSELLECK, Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1972, I, p. XXII.
4. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 103.
24 Introduction générale
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 203).
2. Les encycliques ne donnent pas automatiquement lieu à des traductions dans les langues ver-
naculaires des fidèles (italien, allemand, français, anglais, espagnol, portugais, polonais, rou-
main). C’est en fonction du sujet abordé dans chaque texte pontifical que les autorités vaticanes
choisissent de prendre en charge elles-mêmes ou de valider certaines traductions.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 25
1. De sub (sous) et de sedere (être assis), qui a donné le nom subsidium et l’adjectif subsdiarius :
littéralement, ce qui est posé dessous pour soutenir (soubassement). Nous retranscrivons la défi-
nition donnée par le dictionnaire Gaffiot : Subsidiarius, a, um (subsidium), qui forme la réserve ;
subsidiarii, orum, m., troupes de réserve. Subsidior, ari, intr., former la réserve. Subsidium, ii, n.
(subsido), 1. ligne de réserve [dans l’ordre de la bataille] ; réserve, troupes de réserve ; 2. [d’où]
soutien, renfort, secours ; subsidio mitere, proficisci, envoyer en renfort, partir pour renfort ; 3.
[fig.] aide, appui, soutien, assistance ; moyen de remédier, ressources, arme, subsidia ad omnes
casus comparare ; se ménager des moyens de parer à toute éventualité, des ressources pour toute
éventualité ; 4. lieu de refuge, asile (F. GAFFIOT, Dictionnaire latin-français [1934], éd. abr.
C. Magnien, Paris, Livre de poche, 1989, p. 551).
2. Selon les lexicologues les plus autorisés — Alain Rey par exemple —, l’adjectif français subsi-
diaire date de 1355 et l’adverbe subsidiairement de 1536 (A. REY et al., dir., Dictionnaire his-
torique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667).
3. Nous aurons à revenir sur la notion romaine d’auxilia (secours) dont il faudra s’attacher à
décrypter le sens religieux, spécialement à la lumière rétrospective de la théologie de la grâce. Sur
la notion militaire à ce stade liminaire, cf. G. L. CHEESMAN, The Auxilia of the Roman Impe-
rial Army, Oxford, Clarendon Press, 1914 ; C. HAMDOUNE, Les Auxilia externa africains des
armées romaines, IIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle ap. J.-C., Synthèse de travaux pour l’habilitation à
diriger des recherches, Université Montpellier III, Études militaires, 1999.
4. La migration vers le vocabulaire civil a transité par le registre et le domaine financiers. La
sonorité du mot elle-même l’indique, subsidiarité vient aussi de subside, au sens de somme d’ar-
gent versée à titre de secours, qui pouvait d’ailleurs intervenir dans un contexte de guerre.
26 Introduction générale
1. Cf. O. von NELL-BREUNING, éd., Die Sozialen Rundschreiben der Päpste und andere
kirchliche Dokumente [1982], Kevelär, Buntzon und Bercker, 1985 ; G. GUNDLACH, éd., Die
Sozialen Rundschreiben Leos XIII und Pius’ XI [1933], Paderborn, Schöningh, 1960. Pour une
reprise conceptuelle en allemand dans la foulée de l’encyclique, cf. J. B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935.
2. Le substantif subsidiarity apparaît aux États-Unis dès 1936 dans la traduction d’un ouvrage
d’Oswald von Nell-Breuning consacré au commentaire des encycliques sociales de l’Église
(ouvrage réagencé par le traducteur Bernard Dempsey pour la version américaine) : O. von
NELL-BREUNING, Reorganization of Social Economy. The Social Encyclical Developed and
Explained, trad. am. B. W. Dempsey, New York, Milwaukee, Chicago, Bruce, 1936. Le mot a
ensuite été diffusé par les universitaires catholiques et autres théologiens allemands réfugiés
outre-Atlantique pour cause de persécution : Franz Müller, Goetz Briefs et Heinrich Rommen
(F. H. MÜLLER, « The Principle of Subsidiarity in the Christian Tradition », The American
Catholic Sociological Review, 1943, 4 (3), p. 144-157 ; H. A. ROMMEN, The State in Catholic
Thought [1935], Saint-Louis, Herder, 1950 ; The Natural Law. A Study in Legal and Social His-
tory and Philosophy [1936], trad. am. T. R. Hanley, Indianapolis, Liberty Fund, 1998). Dans ce
dernier ouvrage, Rommen dégage cinq principes de la pensée sociale catholique : 1o, toute forme
sociale existe afin de servir l’homme ; 2o, la grâce supranaturelle présuppose la nature humaine et
la perfectionne ; 3o, la subsidiarité ; 4o, la solidarité ; 5o, la justice sociale. Dans la même période,
sous la plume d’un autre Père jésuite américain, cf. J. F. KENNEY, « The Principle of Subsidia-
rity », The American Catholic Sociological Review, 1955, 16 (1), p. 31-36.
3. Citons les travaux du théologien dominicain Arthur F. Utz (A. F. UTZ, dir., Das Subsidiari-
tätsprinzip, Heidelberg, Kerle, 1953 ; A. F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprin-
zips, Heidelberg, Kerle, 1956 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie » [1956], Ethik und
Politik. Aktuelle Grundfragen der Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart,
Seewald, 1970, III, p. 113-124 ; « Der Mythos des Subsidiaritätsprinzips » [1956], ibid., III,
p. 338-349 ; « Staat und Jugendpflege », Die Neue Ordnung, 1956, 10, p. 205-212 ; Sozialethik, I.
Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, Heidelberg, Kerle, 1958) et ceux du juriste publiciste Hans
Stadler (H. STADLER, Subsidiaritätsprinzip und Föderalismus. Ein Beitrag zum schweizeri-
schen Staatsrecht, Fribourg, Universitätsbuchhandlung, 1951). À l’aune de l’expérience helvé-
tique, ce dernier définissait la subsidiarité comme un principe de proximité comportant une pré-
somption réfragable de compétence en faveur de la plus petite entité.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 27
décennies plus tard, alors que le Bloc de l’Est s’effondre et que Centesimus
annus célèbre le centenaire de Rerum novarum1, le substantif subsidiarité est
officiellement consacré par les dictionnaires hexagonaux2.
Mais, on le sait, cette ultime consécration de la subsidiarité résulte princi-
palement de son inscription au répertoire juridique de l’Union européenne,
d’abord par touches successives, puis en grande pompe à l’occasion du traité
de Maastricht, qui érige le principe en règle centrale du droit positif commu-
nautaire3. Destiné à régir la répartition des « compétences partagées » entre
les États membres et la Communauté (subsidiarité territoriale)4, il accorde
à cette dernière une compétence dite subsidiaire, son intervention n’étant, en
principe, requise que si « les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas
être réalisés de manière suffisante et peuvent [...] être mieux réalisés au niveau
communautaire » (article 3 B devenu 5-2). Au-delà des ambiguïtés contenues
dans la formulation même du texte — tension entre efficacité politique et
proximité démocratique, contradiction entre efficacité relative (« suffisante »)
et efficacité maximale (« mieux ») —, la nature proprement juridique du
principe de subsidiarité a été très discutée5. Si l’on examine, en effet,
le contexte de la rédaction du traité, il apparaît clairement que son contenu
n’est pas tant juridique que politique : répondre aux craintes des États et des
régions face à l’interventionnisme de la Commission, jugé de plus en plus
excessif depuis la signature de l’Acte unique et la mise en place du Grand
marché européen ; signifier aux eurosceptiques que Bruxelles ne souhaite pas
1. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis,
1991, LXXXVIII, p. 793-867 (in P. TÉQUI, p. 532 ; H. DENZINGER, 4912, p. 1016-1017).
2. 1994 pour le dictionnaire Robert dirigé par Alain Rey (A. REY, J. REY-DEBOVE, Diction-
naire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994).
3. Avant le traité de Maastricht signé en 1992, on peut identifier deux étapes principales : le
projet de traité d’Union européenne mis au point en 1984 par le Parlement européen (projet dit
Spinelli) ; l’Acte unique européen et la Charte européenne des travailleurs (1986 et 1989).
4. On oppose couramment la dimension fonctionnelle du principe de subsidiarité (rapports de
la puissance publique et de la société civile), surtout développée dans la doctrine sociale de
l’Église, et sa dimension territoriale (rapports des différents niveaux de la puissance publique
entre eux), davantage caractéristique de la formule retenue par le droit communautaire européen.
5. Nous verrons que le flou définitionnel du concept n’est pas une raison suffisante pour refuser
à la subsidiarité le titre de règle de droit. L’enjeu institutionnel ne se situe pas sur ce terrain. C’est
plus en amont à la question même de la nature juridique de l’Union européenne que nous serons
renvoyé. À ce stade, sur les différentes tensions et contradictions internes du principe de subsi-
diarité, cf., notamment, R. DEHOUSSE, « La subsidiarité et ses limites », Annuaire européen,
1992, 40, p. 27-46 ; N. EMILIOU, « Subsidiarity : An Effective Barrier Against “the Enterprises
of Ambition” », European Law Review, 1992, 17 (5), p. 383-407 ; « Subsidiarity : Panacea or Fig
Leaf ? », Legal Issues of the Maastricht Treaty, éd. D. O’KEEFFE, P. M TWOMEY, Londres,
New York, Wiley Chancery Law, 1994, p. 65-83 ; R. HRBEK, Das Subsidiaritätsprinzip in der
europäischen Union. Bedeutung und Wirkung für ausgewählte Politikbereiche, Baden-Baden,
Nomos, 1995 ; « Federal Balance and the Problem of Democratic Legitimacy in the European
Union », Aussenwirtschaft, 1995, 50 (1), p. 43-66 ; « The Principe of Subsidiarity and the Rela-
tionship Between the European Union and the Member States », Towards a European Constitu-
tion, éd. T. FLEINER, N. SCHMITT, Fribourg, Institut du fédéralisme, 1998, p. 260-272 ;
J.-L. CLERGERIE, Le Principe de subsidiarité, Paris, Ellipses, 1997 ; A. ESTELLA, The EU
Principle of Subsidiarity and its Critique, Oxford University Press, 2002 ; J. VERHOEVEN,
« Analyse du contenu et de la portée du principe de subsidiarité », Le Principe de subsidiarité,
dir. F. DELPÉRÉE, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2002, p. 375-385 ; « À propos des compé-
tences “constitutionnelles” de l’Union », Droits, 2007, 45, p. 89-107.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 29
s’immiscer sans motifs dans les affaires internes des États, tout en préservant
les conditions de possibilité d’un éventuel fédéralisme européen, fût-il inter-
gouvernemental1. Nous verrons en quoi la subsidiarité est le lieu d’un
compromis, formulé par Jacques Delors, destiné à concilier les attentes des
Länder allemands (soucieux de ne pas être dépossédés par le niveau fédéral,
devenu l’interlocuteur privilégié de Bruxelles) et la volonté britannique de
préserver les prérogatives étatiques.
2. DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE
À L’EUROPE COMMUNAUTAIRE
liser et s’annuler les unes les autres1. L’époque contemporaine n’a certes pas
oublié sa signification première, mais force est de constater qu’elle entre en
concurrence ouverte avec l’acception du droit communautaire européen,
dont les propriétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes.
L’usage actuel du mot subsidiarité réclame donc d’élargir notre perspective et
de ne pas nous limiter au seul commentaire de la doctrine sociale de l’Église.
Mais comment s’y retrouver au juste entre la subsidiarité catholique de
1931 et la subsidiarité communautaire de 1992 ? Non moins que le mot qui la
porte, la notion se révèle profondément « nomade »2. Aucun besoin de thé-
matiser davantage le constat : la subsidiarité fait partie de ces « concepts dont
le contenu a si fondamentalement évolué que, malgré l’identité du terme
même, les significations, sont à peine comparables et ne sont récupérables
que sur un plan historique »3. Rien d’étonnant dans cette loi générale de la vie
sémantique. La polysémie n’est-elle pas consubstantielle au langage lui-
même ? Certes. Encore faut-il tirer toutes les conséquences méthodologiques
d’une telle observation. Au moyen d’un dispositif de repérage extensif et
rigoureux, notre travail a consisté en une description aussi complète que pos-
sible des occurrences effectives du mot afin d’établir un corpus délimité, lui-
même accompagné du relevé de chaque contexte d’énonciation. L’objectif
n’était pas sans comporter un danger — contre lequel nous avons dû lutter de
bout en bout : se laisser emporter par le vertige de l’exhaustivité. Si les corpus
ne peuvent assurément pas se contenter de reposer sur des données fragmen-
taires, la description des occurrences ne lève jamais toutes les ambiguïtés,
même en multipliant à l’infini les sondages dans le matériau textuel dispo-
nible. Il a donc fallu s’y résoudre. En s’attachant à être le plus accueillant
possible aux variations des contenus définitionnels. En menant un travail
sémantique sur les sens et valeurs successifs du mot. En reconstituant sa
grammaire. En identifiant son champ lexical et son réseau de significations :
les notions connexes qui la structurent positivement — corps intermédiaires,
communauté, bien commun, société, fédéralisme, proximité — ; les notions
1. Un juriste allemand, Helmut Kalkbrenner, a par exemple recensé plus de quinze acceptions
différentes du principe de subsidiarité (H. KALKBRENNER, « Die rechtliche Verbindlichkeit
des Subsidiaritätsprinzips », Recht und Staat. Festchrift G. Küchenhoff, dir. H. HABLITZEL,
M. WOLLENSCHLÄGER, Berlin, Duncker und Humblot, 1972, p. 515-539, ici p. 518). Trois
ans plus tard, un théologien polonais, Jan Krucina, surenchérit en établissant, pour sa part, une
liste de plus de vingt définitions (J. KRUCINA, « Das Verhältnis von Gesamtkirche und Orts-
kirche im Lichte des Subsidiaritätsprinzips », Collectanea theologica, 1975, 45, p. 121-133).
2. Sur cette idée de nomadisme conceptuel, cf. Judith Schlanger, qui parle de « circulation des
concepts » (J. SCHLANGER, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971, p. 20 sq.).
3. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 107. « Un mot contient des possibilités de signi-
fication, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un concept peut en conséquence
être parfaitement clair, mais doit être nécessairement polysémique. Tous les concepts dans les-
quels se résume sémiotiquement l’ensemble d’un processus, échappent à la définition ; n’est défi-
nissable que ce qui n’a pas d’histoire (Nietzsche). Sous un concept se subsument la multiplicité de
l’expérience historique et une somme de rapports théoriques et pratiques en un seul ensemble
qui, en tant que tel, n’est donné et objet d’expérience que par ce concept. » (Ibid., p. 109-110 ;
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutsch-
land, dir. O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1972, I, p. XXIII).
Les italiques figurent dans le texte original.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 31
1. Dans Land und Herrschaft, Otto Brunner (artisan avec Reinhart Koselleck et Werner Conze
de la Geschichtliche Grundbegriffe) a initié une rupture avec la méthode traditionnelle des histo-
riens du droit, qui interprétaient rétrospectivement les structures juridiques de l’Allemagne
médiévale à l’aune des concepts étatiques (O. BRUNNER, Land und Herrschaft. Grundfragen
der territorialen Verfassungsgeschichte Südostdeutschlands im Mittelalter [1939], Brünn, Munich,
Vienne, Rohrer, 1942). Mise en perspective historiographique dans H. QUARITSCH, « Otto
Brunner ou le tournant dans l’écriture de l’histoire constitutionnelle allemande », trad. fr.
W. Zimmer, Droits, 1995, 22, p. 145-162 ; J. van HORN MELTON, « Otto Brunner and the
Ideological Origins of Begriffsgeschichte », The Meaning of Historical Terms and Concepts, éd.
H. LEHMANN, M. RICHTER, Washington, German Historical Institute, 1996, p. 21-33.
2. Cf. les précieuses clarifications dues à Charles Eisenmann (C. EISENMANN, « Quelques
problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives
de philosophie du droit, 1966, 11, p. 25-43, repris dans Écrits de théorie du droit, de droit consti-
tutionnel et d’idées politiques, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 289-305). Sur la distinc-
tion, formalisée par Hans Kelsen, entre droit positif et droit savant (H. KELSEN, Théorie pure
du droit [1934], trad. fr. C. Eisenmann, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1999), cf. M. TROPER,
La Philosophie du droit, Paris, PUF, 2003, p. 26 sq. Sur le « réalisme ontologique » inhérent aux
classifications juridiques, cf. M. TROPER, « Les classifications en droit constitutionnel » [1989],
Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, ici p. 259 sq.
3. Cf., en particulier, les travaux de Jean Leca (J. LECA, « Sur la gouvernance démocratique :
entre théorie normative et méthodes de recherche empirique », Politique européenne, 2000, 1 (1),
p. 108-129 ; La Démocratie dans tous ses états. Systèmes politiques entre crise et renouveau, éd.
C. GOBIN, B. RIHOUX, Louvain-la-Neuve, Bruylant, 2000, p. 17-59 ; « Gouvernance et insti-
tutions publiques. L’État entre sociétés nationales et globalisation », La France en prospectives,
dir. R. FRAISSE, J.-B. de FOUCAULD, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 317-350), Jacques Cheval-
lier (J. CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue française
d’administration publique, 2003, 105-106, p. 203-217 ; « La gouvernance et le droit », Mélanges
P. Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 189-207) et de Jean-Pierre Gaudin (J.-P. GAUDIN,
Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002). Cf. encore Y. PAPADO-
POULOS, « Gouvernance et transformations de l’action publique », Historicités de l’action
publique, Paris, PUF, 2003, p. 119-135 ; J. CAILLOSSE, « Questions sur l’identité juridique de
la “gouvernance” », La Gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, dir. R. PAS-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 33
Comme elle, quoiqu’avec moins de succès, la subsidiarité est tout autant une
notion axiologique et prescriptive, issue d’un référentiel politique, qu’une
notion descriptive prenant place dans un paradigme scientifiquement neutre.
Utilisée par les observateurs du droit et du politique mais aussi par les acteurs
publics, elle souffre en effet d’être à la fois une catégorie objective permettant
l’observation distanciée et une catégorie d’action ouvrant la porte à l’expres-
sion de préférences personnelles, donc de faire l’objet d’usages autant rhéto-
riques (discours managérial, discours proximitaire, etc.) qu’analytiques. Là
encore, rien de plus banal dans ce constat, mais les implications méthodolo-
giques en sont rarement tirées. Si ce statut pour le moins instable de la subsi-
diarité rend très confuse l’inscription du principe au registre de la positivité
juridique ou de la scientificité sociologique, c’est malgré tout en droit et
en science politique qu’elle a connu sa diffusion la plus marquée. Or, moins
encore que d’autres catégories, la subsidiarité apparaît justifiée à prétendre au
statut protecteur de la neutralité axiologique. Notre intérêt pour le sujet vient
précisément du constat qu’aucune interrogation n’a été entreprise pour tenter
de déterminer, en amont, la légitimité du recours à l’expression dans un texte
de droit ou de comprendre, en aval, les ressorts de la consécration doctrinale
du concept.
Tout se passe en définitive comme si le principe de subsidiarité disposait
de l’évidence naturelle du bon sens, au point d’être devenu une loi indis-
cutable qu’il ne s’agirait plus que d’appliquer à la réalité changeante des
choses. Pourquoi les juristes et les politistes s’épargnent-ils tant de scrupules,
pourquoi embrayent-ils à ce point le pas des praticiens de la chose publique
en invoquant sans précaution particulière un mot devenu fétiche, une expres-
sion devenue totémique ? Ne contribuent-ils pas ainsi à dignifier ce qui
demanderait plutôt à être clarifié ? Faire précéder le mot subsidiarité de la
locution principe de participe bien de cette logique, sanctionnée par le pou-
voir d’intimidation du droit, qui finit par décourager toute tentative de défi-
nition de la chose. D’où notre invitation à l’extrême circonspection dans le
maniement de la catégorie (nous ne parlerons pas tant de principe de subsidia-
rité que de concept de subsidiarité) et, plus négativement, notre perplexité
devant la définition assurée et rassurante qu’en donnent les juristes, politistes
ou autres acteurs de la chose publique.
QUIER, V. SIMOULIN, J. WEISBEIN, Paris, LGDJ, 2007, p. 35-64. Pour une critique systé-
matique du concept de gouvernance, cf. J.-G. PADIOLEAU, « L’action publique postmo-
derne », Politique et management public, 1999, 17 (4), p. 85-127 ; « La gouvernance ou comment
s’en débarrasser », Espaces et Sociétés, 2000, 101-102, p. 61-73 ; B. JOBERT, « Le mythe de la
gouvernance dépolitisée », Mélanges J. Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 273-285 ;
R. DRAÏ, « La gouvernance négative », Cités, 2004, 18, p. 85-94 ; G. HERMET, « La gouver-
nance serait-elle le nom de l’après-démocratie ? », La Gouvernance. Un concept et ses applica-
tions, dir. G. HERMET, A. KAZANCIGIL, J.-F. PRUD’HOMME, Paris, Karthala, 2005,
p. 17-47 ; D. BOURMAUD, « La gouvernance contre la démocratie représentative ? Concept
mou, idéologie dure », La Démocratie représentative devant un défi historique, dir. R. BEN
ACHOUR, J. GICQUEL, S. MILACIC, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 77-94 ; A. OGIEN, « La
gouvernance ou le mépris du politique », Cités, 2007, 32, p. 137-156.
34 Introduction générale
mard, 2006, p. 177-240 ; « L’État et la hiérocratie », ibid., p. 241-328). Le type-église est porté à
l’extension et à l’extériorité ; le type-secte à l’intensité et à la radicalité, le type-mystique à l’inté-
riorisation et à l’immédiateté (E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und
Gruppen, op. cit.). Outre la traduction anglaise, on dispose de fragments épars en français,
notamment de la conclusion des Soziallehren (E. TROELTSCH, « Christianisme et société »
[1912], trad. fr. J. Séguy, Archives de sciences sociales des religions, 1961, 11 (1), p. 15-34). Pour
un commentaire éclairant, cf. R. MENGUS, « Le “compromis” catholique selon Ernst
Troeltsch », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (1-2), p. 235-244 ; « Ernst Troeltsch et
l’institution de l’absolu », ibid., 1982, 70 (4), p. 481-498.
1. Cf. les mises en garde de Jean-Marie Donegani (J.-M. DONEGANI, « L’autocompréhension
du catholicisme, entre critique et attestation », Raisons politiques, 2001, 4, p. 5-14).
2. Nous nous écartons en cela de la thèse précitée de Blandine Kriegel. Dans sa sympathie pour
des auteurs néothomistes comme le philosophe Jacques Maritain ou le juriste Michel Villey
l’auteur de L’État et les esclaves a peut-être trop tendance à oublier le pôle spécifiquement catho-
lique de la statophobie européenne, qu’elle relève par ailleurs avec tant de sagacité. En témoigne
sa citation tronquée de L’Homme et l’État (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves,
op. cit., p. 40). Reprenant cette phrase de Maritain : « Les deux concepts de souveraineté et d’ab-
solutisme ont été forgés ensemble sur la même enclume » ; elle oublie significativement la sui-
vante : « Ils doivent être mis ensemble au rebut » (J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949],
Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 539 ; trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953, p. 47).
3. L. STRAUSS, La Persécution et l’art d’écrire [1952], trad. fr. O. Sedeyn, Paris, Gallimard,
2009 (cf. p. 51-69 et l’application de cette méthode au cas Spinoza, p. 187-260).
36 Introduction générale
du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris, Fayard, 1992, p. 25-31, p. 73 sq. ; Le
Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ;
Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008 ; « L’État de lassitude.
Considérations sur l’usure des concepts », Mélanges L. Sfez, Paris, PUF, 2006, p. 165-182).
1. M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p. 76. Sur la notion de
durée publique (très chère au doyen toulousain qui définit l’institution comme « une idée
d’œuvre [...] qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social »), cf. F. OST, Le Temps
du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 195 sq. ; M. REVAULT d’ALLONNES, « De l’autorité à
l’institution : la durée publique », Esprit, 2004, 307, p. 42-63. Dans la continuité de ce que nous
avons déjà dit sur le dilemme antériorité chronologique-antériorité logique, cf. l’interprétation
de la théorie de l’institution par Jean-Arnaud Mazères qui distingue entre le moment instituant
et le moment institué pour expliquer le rapport établi par Hauriou entre l’État et les autres insti-
tutions. Selon le point de vue instituant, ces dernières sont antérieures chronologiquement. Selon
un point de vue institué, l’État prend sa place d’institution primaire (J.-A. MAZÈRES, « La
théorie de l’institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué »,
Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 239-293 ; F. RANGEON, « L’approche de
l’institution dans la pensée de Hobbes », L’Institution, éd. CURAPP, op. cit., p. 91-123).
2. Cf. A. BOUREAU, « Toujours, déjà, soudain là : l’État devant l’historien », Nouvelle revue
de psychanalyse, 1986, 34, p. 185-195 ; K. F. WERNER, « L’historien et la notion d’État »,
Compte rendu de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1992, 136 (4), p. 709-721. Sur
l’étymologie du mot État, cf. W. MAGER, Zur Entstehung des modernen Staatsbegriffs,
Mayence, Verlag der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1968 ; « Republik », Ges-
chichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1984, V, p. 549-651 ; « République », Archives de philosophie
du droit, 1990, 35, p. 257-273 ; « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin
du Moyen Âge », Théologie et droit dans la science politique de l’État moderne, Rome, École
française de Rome, 1991, p. 229-239. Sur l’enracinement médiéval des principaux traits constitu-
tifs de l’État, cf. E. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au
Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; H. QUARITSCH, Staat
und Souveränität, I. Die Grundlagen, Francfort, Athenäum, 1970 ; Souveränität. Entstehung
und Entwicklung des Begriffs in Frankreich und Deutschland vom 13. Jh. bis 1806, Berlin,
Duncker und Humblot, 1986. Nous reviendrons plus en détails sur tous ces points.
3. Pensons par exemple à Carl Schmitt qui, dès la première phrase de La Notion de politique,
affirme que le concept d’État présuppose en amont le concept de politique (C. SCHMITT, La
Notion de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 57).
38 Introduction générale
1. Sur Marx, cf. B. QUELQUEJEU, « Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d’État ? »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1979, 63 (1), p. 17-60, 63 (2), p. 203-239, 63 (3),
p. 365-418 ; P. ROSANVALLON, « Marx et le retournement du libéralisme », Le Capitalisme
utopique, op. cit., p. 179-207 ; Commentaire, 1978-1979, 1 (4), p. 477-488.
2. Ainsi que Tocqueville l’avait fait à propos de la démocratie (régime politique certes, mais
aussi condition sociale). La distinction idéologie libérale-fait libéral est due à Marcel Gauchet
(M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24). Dans le
même sens, cf. P. MANENT, « Situation du libéralisme », Préface à Les Libéraux [1986], Paris,
Gallimard, 2001, p. 7-40 ; et les travaux précités de Pierre Rosanvallon : « Il n’y a pas d’unité
doctrinale du libéralisme. Le libéralisme est une culture et non une doctrine. D’où les traits de ce
qui fait son unité et de ce qui tisse ses contradictions. Le libéralisme est la culture en travail du
monde moderne qui cherche à s’émanciper à la fois de l’absolutisme royal et de la suprématie de
l’Église à partir du xviie siècle [...]. Son unité est celle d’un champ problématique, d’un travail,
d’une somme d’aspirations. » (P. ROSANVALLON, « Culture politique libérale et réfor-
misme », Esprit, 1999, 251, p. 161-170, ici p. 167-168 ; « Le marché et les trois utopies libérales »,
Préface à la réédition de Le Capitalisme utopique, op. cit., p. I-XVI, ici p. X).
3. Cf. B. MANIN, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs », Intervention, 1984, 9,
p. 10-24 ; « Les deux libéralismes : la règle et la balance », La Famille, la loi, l’État, dir. C. BIET,
I. THÉRY, Paris, Imprimerie nationale, Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 372-389 ; P. RAY-
NAUD, « Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, 2007, 30 (118), p. 325-345.
4. La souveraineté comme droit de contraindre chacun au nom de tous (J. BODIN, Les Six
livres de la République [1583], Paris, Librairie générale française, 1993) et la représentation
comme passage de la multiplicité sociale à l’Un politique (T. HOBBES, Léviathan, op. cit.).
5. Comme, par exemple, Robert Nozick ou Murray Rothbard (R. NOZICK, Anarchie, État et
utopie [1974], trad. fr. É. d’Auzac de Lamartine, P.-E. Dauzat, Paris, PUF, 2008 ; M. ROTH-
BARD, L’Éthique de la liberté [1982], trad. fr. F. Guillaumat, Paris, Les Belles Lettres, 1991).
40 Introduction générale
1. Cf. principalement M. WALZER, « Liberalism and the Art of Separation », Political Theory,
1984, 12, p. 315-330 (en français : « La justice dans les institutions », Esprit, 1992, 180, p. 106-
122) ; J.-M. DONEGANI, M. SADOUN, « Altérité et altérations du libéralisme », Mélanges
A. Grosser, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 115-134 ; « Le libéralisme et la question de
l’Un : séparation et représentation », Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 167-200.
2. Marcel Gauchet a fort bien résumé et pointé ce glissement insidieux : les droits de l’homme
sont un « instrument de mystification — de moyen, très précisément —, de faire passer la pilule
d’une politique, paraît-il, nécessairement minimale : vous avez vu le Goulag ? Alors, n’en
demandez pas trop » (M. GAUCHET, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique »
[1980], La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 1-26, ici p. 5). Vingt ans
après : M. GAUCHET, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » [2000], ibid.,
p. 326-385. Mais faut-il suivre l’auteur du Désenchantement du monde quand il diagnostique
une solidité inébranlable de l’État ainsi qu’une primauté souterraine du politique ? « Si l’État se
retire [...] de la gestion directe des activités collectives, s’il cesse de faire figure de pilote suprême
et de grand ordonnateur, sa fonction n’en grandit pas moins par ailleurs, dans un autre registre.
C’est ce qui subsistait de son ancien rôle déterminant qui se trouve liquidé, tandis que son rôle
instituant s’en voit souterrainement renforcé. » (M. GAUCHET, « Les tâches de la philosophie
politique », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 553). En pastichant le titre de son
recueil d’articles, on pourrait se demander si l’État ne joue pas finalement « contre lui-même ».
3. Intégralisme à distinguer d’intransigeantisme. L’intransigeantisme est un concept qu’Émile
Poulat a emprunté à l’italien (intransigentismo) pour définir la matrice culturelle du catholicisme
tel qu’il se réélabore dans le xixe siècle postrévolutionnaire (É. POULAT, Église contre bour-
geoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977). En parlant d’in-
tégralisme, nous faisons référence à la définition de Jean-Marie Donegani, laquelle permet d’af-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 41
1. En référence à Carl Schmitt : « Tous les concepts, notions et vocables politiques ont un sens
polémique ; ils visent un antagonisme concret, ils sont liés à une situation concrète dont la
logique ultime est une configuration ami-ennemi [...] et l’absence d’une telle situation en fait des
abstractions vides et sans vie. Des mots tels que État, république, société, classe ; et aussi : souve-
raineté, État de droit, absolutisme, dictature, plan, État neutre ou État total sont inintelligibles si
l’on ignore qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de
ces mots. » (C. SCHMITT, La Notion de politique, op. cit., p. 69).
2. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 324-325.
3. Avec Hans Blumenberg, nous pourrions parler d’Umbesetzung, de redistribution, de réinves-
tissement, du schème conceptuel de la subsidiarité dans le passage de la grammaire catholique à
et la grammaire germanique. Sur la distinction blumenbergienne entre Umsetzung et Umbe-
setzung, cf. H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., spécialement p. 75.
Première partie
LA SUBSIDIARITÉ CATHOLIQUE
OU LA STATOPHOBIE
SOUTERRAINE
DE L’ÉGLISE ROMAINE
Chapitre préliminaire
L’Église, l’État, la Société
1. PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931,
XXIII, p. 177-228 (in A. F. UTZ, I, p. 568-663 ; H. DENZINGER, 3725-3744, p. 790-794).
Nous faisons par ailleurs référence à l’encyclique Mater et Magistra promulguée en 1961 (JEAN
XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII,
p. 401-464 (in A. F. UTZ, I, p. 664-757 ; H. DENZINGER, 3935-3953, p. 835-841).
2. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
48 La subsidiarité catholique...
Passage obligé pour débrouiller ce lien mystérieux entre 1891 et 1931, reli-
sons ce qu’écrivait le Pape Pecci quarante ans avant Pie XI :
« Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu, ni la famille ne soient
absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec
liberté, aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à
personne. Cependant, aux gouvernants il appartient de protéger la communauté
et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation
au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici
la loi suprême mais la cause même et la raison d’être du pouvoir civil ; les par-
ties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de
ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.
[...] Si donc les intérêts généraux ou l’intérêt d’une classe en particulier se
trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y
obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique1. »
Deux propositions complémentaires travaillent cet extrait du texte léo-
nien. Le Pape reconnaît d’abord à l’autorité publique l’ardente obligation
d’intervenir en faveur de la classe ouvrière via une législation sociale ambi-
tieuse et protectrice. Il rappelle ensuite que l’État doit rester un ultime
recours et intervenir seulement dans les cas de réelle nécessité. D’une part,
reconnaissance du rôle moteur de la puissance publique dans la défense du
bien commun et, d’autre part, soumission de l’État à un projet chrétienne-
ment défini ; un projet qui le dépasse et au service duquel il doit nécessaire-
ment se placer, celui de la réconciliation morale (religieuse) des classes. C’est
sur ce double message formulé dès 1891 — défense mais pas définition du
bien commun — que la subsidiarité trouvera plus tard à se greffer : autant
d’État que nécessaire pour répondre à la question sociale, mais pour y
répondre conformément aux exigences catholiques.
1. LÉON XIII, Rerum novarum, 28 (in A. F. UTZ, I, p. 542-543). Plus haut : « Nous sommes
persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en
aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation
d’infortune et de misère imméritée. » (Ibid., 2 ; in A. F. UTZ, I, p. 512-513). « Assurément, écrit-
il, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de
vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à
son secours, car chaque famille est un membre de la société. [...] Ce n’est point là usurper sur les
attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger et les défendre comme il
convient. » (Ibid., 11 ; in A. F. UTZ, I, p. 520-521).
L’Église, l’État, la Société 49
1. Dans une veine qui rappelle la définition troeltschienne du compromis, Émile Poulat a bien
montré que les débats auxquels se confronte l’Église sont le plus souvent internes au catholi-
cisme lui-même (É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance et
compromis dans le catholicisme contemporain », Social Compass, 1997, 4, p. 497-506).
2. Nous faisons référence aux propos du Père Nell-Breuning : « Die Sache ist uralt, nur der
Name Subsidiaritätsprinzip ist neu. » (O. von NELL-BREUNING, « Subsidiaritätsprinzip »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 826).
3. Quand bien même elle ne figure pas expressis verbis dans les écrits de Maritain, la subsidiarité
n’en irrigue pas moins le cœur même de sa réflexion. Lorsque dans Humanisme intégral, il décrit
son idéal personnaliste et communautaire, il ne manque pas de citer le fameux passage de Qua-
dragesimo anno sur la fonction supplétive de toute collectivité (J. MARITAIN, Humanisme
intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté [1934-1936], Œuvres com-
plètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-Paul, 1982-
1992, VI, p. 477 ; rééd. Paris, Aubier, 2000, p. 170). Tous ses ouvrages ultérieurs resteront fidèles
à cette même inspiration. Cf. en particulier J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949], Œuvres
complètes, op. cit., IX, p. 471-736 (trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953).
4. LÉON XIII, Lettre encyclique Aeterni Patris, 4 août 1879, Acta Sanctae Sedis, 1879-1880,
XII, p. 98-114 (in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701, ici 3140, p. 701). Cf., en particulier,
R. AUBERT, « Le contexte historique et les motivations doctrinales de l’encyclique Aeterni
Patris », Tommaso d’Aquino nel i centanerio dell’enciclica Aeterni Patris, Rome, Societa interna-
zionale Tommaso d’Aquino, 1981, p. 15-48. Moment inaugural clos par la consécration de 1917,
année où le Code de droit canonique déclare le thomisme philosophie officielle de l’Église catho-
lique (BENOÎT XV, dir., Code de droit canonique [1917], éd. fr. A. Cance, Paris, Lecoffre,
1946). Pie XI confirmera le tout lors de la célébration du sixième centenaire de la canonisation de
saint Thomas d’Aquin (PIE XI, Lettre encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, Acta Aposto-
licae Sedis, 1923, XV, p. 323 ; in H. DENZINGER, 3665-3667, p. 775). Entre 1879 et 1923, deux
50 La subsidiarité catholique...
autres textes importants sont à intercaler : PIE X, Décret de la Sacrée Congrégation des Études
Motu proprio Doctoris angelici, 27 juillet 1914, Acta Apostolicae Sedis, 1914, VI, p. 384-386
(in H. DENZINGER, 3601-3624, p. 766-769) ; PIE XI, Lettre encyclique Officiorum omnium,
1er août 1922, Acta Apostolicae Sedis, 1922, XIV, p. 449-458.
1. Michel Villey rejette l’idée même selon laquelle il pourrait exister une doctrine autonome de
l’Église, notamment une doctrine sociale issue de saint Thomas. Il rappelle que l’Aquinate s’est
attaché à réfléchir à partir de sources autant païennes (au premier rang desquelles, bien sûr, la
source aristotélicienne) que religieuses. Aussi l’Église mutile-t-elle la pensée propre de Thomas
d’Aquin en l’érigeant en dogme officiel, tout comme les penseurs laïques qui se sont revendiqués
de l’école thomiste (M. VILLEY, « Une enquête sur la nature des doctrines sociales chré-
tiennes », Archives de philosophie du droit, 1960, 5, p. 37-61 ; « Doctrine sociale et conception
chrétienne de l’homme », Actualité de la doctrine sociale de l’Église, Paris, Téqui, 1982, p. 43-57 ;
« La théologie de Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit dans la
science politique de l’État moderne, Rome, École française de Rome, 1991, p. 31-49).
2. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Paris, Le Cerf, 1979.
3. Bel exemple de cette lecture classique dans B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its
Metaphysics and Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62.
4. Sur le caractère de redressement intellectuel attaché au renouveau thomiste, analysé à partir
du seul cas français (L. FOUCHER, La Philosophie catholique en France au XIXe siècle avant la
renaissance thomiste et dans son rapport avec elle (1800-1880), Paris, Vrin, 1955) ou considéré
d’un point de vue plus général (W. J. HANKEY, « Making Theology Practical : Thomas Aquinas
and the XIXth Century Religious Revival », Dionysius, 1985, 9, p. 85-127 ; G. MC-COOL,
XIXth-Century Scholasticism. The Search for a Unitary Method, New York, Fordham Univer-
sity Press, 1989 ; The Neothomists, Milwaukee, Marquette University Press, 1994).
L’Église, l’État, la Société 51
1. Par catholicisme social, il faut entendre « les écoles de pensée et les mouvements qui ont
voulu résoudre la “question sociale”, c’est-à-dire l’ensemble des problèmes sociaux (et non pas
seulement ouvriers) nés du libéralisme économique et de la révolution industrielle, à la lumière
des enseignements du catholicisme » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chré-
tienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Le Cerf, 1986, p. 10). Plus haut, le même
auteur notait que le qualificatif christlich-sozial s’était très vite diffusé dans les pays de langue
allemande et avait autorisé une rencontre entre catholiques et protestants, mais que son équiva-
lent en France, en Belgique et en Suisse francophone désignait seulement les milieux réformés.
Parler de catholicisme social était donc un moyen de marquer une identité confessionnelle (Ibid.,
p. 8). Cf. également H. GUITTON, Le Catholicisme social, Paris, Publications techniques, 1945 ;
J.-B. DUROSELLE, Histoire du catholicisme, Paris, PUF, 1949.
2. Cf., en particulier, les synthèses historiques dues à Roger Aubert (R. AUBERT, « Aspects
divers du néothomisme sous le pontificat de Léon XIII », Aspetti della cultura cattolica nell’Età
di Leone XIII, dir. G. ROSSINI, Rome, Cinque Lunes, 1961, p. 133-228 ; « Les débuts du
catholicisme social », Nouvelle histoire de l’Église, V. L’Église dans le monde moderne (1848 à
nos jours) [1963], dir. R. AUBERT, et al., Paris, Le Seuil, 1975, p. 156-176).
3. Parmi une bibliographie foisonnante, citons en priorité : J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, Église
et société économique. L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII. 1878-1958, Paris,
Aubier, Montaigne, 1959 ; J.-Y. CALVEZ, Église et société économique. L’enseignement social de
Jean XXIII, Paris, Aubier, Montaigne, 1963 ; L’Économie, la société, l’individu. L’enseignement
social de l’Église, Paris, Desclée de Brouwer, 1989 ; L’Église et l’économie. La doctrine sociale de
l’Église, Paris, L’Harmattan, 1999 ; A. F. UTZ, Sozialethik, I. Die Prinzipien der Gesellschafts-
lehre, Heidelberg, Kerle, 1958 ; A. F. UTZ, dir., Die Katholische Soziallehre und die Wirtschafts-
ordnung, Trier, Paulinus, 1991 ; P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église. Recherche et dialogue,
52 La subsidiarité catholique...
Paris, PUF, 1965 ; M. D. CHENU, La « Doctrine sociale » comme idéologie, op. cit. ; O. HÖFFE,
L’Église et la question sociale, Fribourg, Éditions universitaires, 1984 ; P. de LAUBIER, La
Pensée sociale de l’Église catholique. Un idéal historique de Léon XIII à Jean-Paul II, Fribourg,
Éditions universitaires, 1984 ; M. HOBGOOD, Catholic Social Teaching and Economic Theory.
Paradigm in Conflict, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ; C. E. CURRAN, Catholic
Social Teaching, 1891-Present. A Historical, Theological, and Ethical Analysis, Washington,
Georgetown University Press, 2002.
1. JEAN-PAUL II, Catéchisme de l’Église catholique [1992-1997], éd. fr., Paris, Le Centurion,
Le Cerf, Fleurus-Mame, Librairie éditrice vaticane, 2009, 1883, p. 465 ; 1885, p. 466 ; 1894, p 467 ;
2209, p. 536. Nous donnons la pagination de la nouvelle édition Pocket parue en 2009.
2. La subsidiarité, lit-on, « figure parmi les directives les plus constantes et les plus caractéris-
tiques de la doctrine sociale de l’Église » (CONSEIL PONTIFICAL JUSTICE ET PAIX,
Compendium de la doctrine sociale de l’Église [2005], éd. fr., Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-
Mame, 2008, 185, p. 103). Le mot est ventilé dans l’ensemble du document, qui le mentionne
près de vingt fois : 77, p. 42 ; 160, p. 90 ; 185-189, p. 103-106 ; 214, p. 124 ; 252, p. 147 ; 351,
p. 197 ; 354, 356-357, p. 199-201 ; 417-419, p. 234-235 ; 441, p. 248 ; 449, p. 254 ; 565, p. 319.
3. Ibid., 185, p. 103. Notons que le passage où figure l’expression latine « “subsidiarii” offici
principio » n’est à aucun endroit mentionné ; ce qui permet d’éviter l’alternative de la traduc-
tion : fonction supplétive (traduction originelle en français) ou fonction subsidiaire (traduction
postconciliaire) de toute collectivité (Ibid., 186, p. 104). La version française du Denzinger tra-
duit par « fonction “subsidiaire” » (H. DENZINGER, 3738, p. 793). Sur les nécessaires précau-
tions méthodologiques et épistémologiques à observer dans le maniement du Denzinger, comme
d’ailleurs de toute autre compilation, cf. Y. M.-J. CONGAR, « Du bon usage du “Denzinger” »,
Situation et tâches présentes de la théologie, Paris, Le Cerf, 1967, p. 111-133.
4. Pour un point sur la question du statut doctrinal des différentes catégories de textes émanant
du Vatican, cf. J.-F. CHIRON, L’Infaillibilité et son objet, Paris, Le Cerf, 1999. Selon la règle
toujours en vigueur, l’infaillibilité n’est engagée que si, et seulement si, sont en jeu des vérités
L’Église, l’État, la Société 53
contenues dans la Parole de Dieu ou transmises par la Tradition. En la matière, cf. aussi les tra-
vaux inauguraux de Gustave Thils sur la définition du principe d’infaillibilité lors du Concile
Vatican I (G. THILS, L’Infaillibilité pontificale. Sources, conditions, limites, Louvain, Duculot,
1969 ; Primauté et infaillibilité du Pontife romain à Vatican I, Louvain, Peeters, 1989).
1. Sans être dupe de l’ancienne épistémologie positiviste qui postulait, de manière trop rigide,
une rupture nécessaire dans la construction de l’objet — oubliant ainsi de penser la continuité
entre le sens commun et le savoir scientifique (J.-M. DONEGANI, « Pour une conversation
entre théologie et sociologie », Mélanges J. Doré, Paris, Desclée, 2002, p. 417-430). Nous repren-
drons cette question pour faire valoir les exigences spécifiques de la matière juridique.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 20 (in A. F. UTZ, I, p. 579). Cf. R. AUBERT, « L’encyclique
Rerum novarum, une “charte des travailleurs” », Le Monde catholique et la question sociale,
1891-1950, éd. F. ROSART, G. ZÉLIS, Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1992, p. 11-28.
54 La subsidiarité catholique...
1. « Avec le temps [...], écrit Pie XI, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de
plusieurs passages de l’encyclique [...], ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de
controverses parfois assez vives. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
« Comme [...] les besoins de notre époque et les changements survenus dans la situation générale
demandent une application plus exacte des enseignements de Léon XIII ou même exigent des
compléments, Nous sommes heureux de saisir cette occasion, selon Notre charge apostolique
qui Nous fait débiteur de tous, pour répondre, dans la mesure du possible, à ces doutes et aux
questions qui se posent actuellement. » (Ibid., 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
2. Ibid., 104 (in A. F. UTZ, I, p. 629). « Avec l’industrialisation progressive du monde, le régime
capitaliste a [...] considérablement étendu son emprise, envahissant et pénétrant les conditions
économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvaient en dehors de son domaine, y intro-
duisant, en même temps que ses avantages, ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant
pour ainsi dire sa marque propre. » (Ibid., 105 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
3. K. POLANYI, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps [1944], trad. fr. C. Malamoud, Paris, Gallimard, 1983. Plutôt qu’à Karl Marx référons-
nous à Karl Polanyi qui a mis au jour l’illusion naturaliste de l’idéologie du marché autorégulé,
mais qui a surtout démontré en quoi l’autonomisation de la sphère économique produisait son
lot d’idées neuves, notamment sous la forme d’anticorps à l’idéologie dominante. Lui-même
appelait d’ailleurs à une resocialisation de l’économie, à son « réencastrement » dans le social.
S’inspirant des analyses de Polanyi, Louis Dumont a parlé de « la séparation radicale des aspects
économiques du tissu social et leur constitution en domaine autonome » (L. DUMONT, Homo
aequalis, I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique [1977], Paris, Gallimard, 1999,
p. 15). Sur le sujet, cf. P. ROSANVALLON, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de
marché [1979], Paris, Le Seuil, 1999 ; M. GAUCHET, « De l’avènement de l’individu à la décou-
L’Église, l’État, la Société 55
verte de la société », [1979], La Condition politique, op. cit., p. 405-431. Pour une vision critique
des thèses de Karl Polanyi et Louis Dumont, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie poli-
tique au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, 1992.
1. D’un économiste qui se fera remarquer pour son imposante contribution à la doctrine du
corporatisme, cf. G. PIROU, Néolibéralisme. Néocorporatisme. Néosocialisme, Paris, Gallimard,
1939 ; « Corporatisme 1937 », Revue d’économie politique, 1937, 51, p. 1329-1366 ; La Corpora-
tion devant la doctrine et devant les faits, Paris, Domat-Montchrestien, 1936.
56 La subsidiarité catholique...
les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir :
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances
ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc bien persuadés :
plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon
le principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront
l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques1. »
L’État étant bien sûr la principale collectivité visée par l’encyclique2, que
faut-il entendre par fonction supplétive ou subsidiaire de l’État ? Le message
pontifical présente l’avantage de la limpidité. L’État n’a pas à se substituer
aux groupements divers — les corps professionnels en premier lieu3 — qui se
forment à l’intérieur de la société. En tant qu’autorité supplétive, il se doit
« d’aider les membres du corps social, et non pas les détruire ni les absorber »4.
Avoir la charge de promouvoir le bien commun, dit le Pape, être responsable
d’assurer la paix de la communauté, c’est en même temps laisser toute leur
place aux instances intermédiaires. L’État porterait même atteinte à l’esprit
de sa mission, ajoute-t-il, s’il en venait à limiter la capacité d’action des per-
sonnes et des groupes. Son intervention dans la société, telle est la parole
officielle, doit donc se soumettre au principe de subsidiarité : intervenir
chaque fois que nécessaire, en acceptant de n’être pas maître de cette néces-
sité, encore moins de ses critères qui trouvent leurs fondements ultimes dans
la seule nature. Aimantée par le bien commun, disciplinée par la justice
divine, la politique a pour fonction d’assurer un ordre ; mais elle ne crée pas
les éléments qui le composent (famille, économie, culture) ; ceux-ci ont leur
but propre, leurs règles et leur destination. Aussi chacun — personnes ou
groupes, personnes et groupes — a-t-il le droit et l’obligation d’assumer son
rôle de manière à respecter la structuration naturelle des choses voulue par
Dieu.
En face, l’horizon d’adversité qui fait office de diagnostic à Pie XI tient en
deux propositions logiquement liées entre elles. 1o : « Il ne reste plus guère en
présence que les individus et l’État ». 2o :
1. Ibid., 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons. Nous avons déjà considéré la ques-
tion des transferts linguistiques : écrite en latin et traduite de manière disparate dans les diffé-
rentes langues nationales, Quadragesimo anno a été sujette à des interprétations multiples.
2. Si le principe de subsidiarité est principalement ordonné à la protection de l’autonomie de la
personne humaine (personne physique) face aux structures sociales (personnes morales) qui
risquent de l’absorber, il joue aussi, d’après la lettre même du propos pontifical, pour une collec-
tivité par rapport à une collectivité supérieure. Aucune communauté ne doit faire ce qu’une
communauté moins vaste peut réaliser seule, de même que la puissance publique, les collectivités
locales et les associations ne doivent pas faire ce que les personnes peuvent réaliser avec leurs
propres moyens. Certes la subsidiarité s’applique à toutes les collectivités mais c’est à l’État que
nous nous intéresserons en priorité car c’est précisément la question l’intervention étatique en
matière économique et sociale qui a provoqué l’émergence du principe.
3. « Ces associations formèrent [...] des ouvriers foncièrement chrétiens, sachant allier harmo-
nieusement l’exercice diligent de leur profession avec de solides principes religieux, capables de
défendre efficacement leurs droits et leurs intérêts temporels avec une fermeté qui n’exclut ni le
respect de la justice, ni le désir sincère de collaborer avec les autres classes au renouvellement
chrétien de la société. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 33 ; in A. F. UTZ, I, p. 587).
4. Ibid., 79 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
L’Église, l’État, la Société 57
1. Ibid., 78 (in A. F. UTZ, I, p. 617). « La politique sociale mettra donc tous ses soins à reconsti-
tuer les corps professionnels. » (Ibid., 82 ; in A. F. UTZ, I, p. 619). Reprise des propos de
Léon XIII dans Rerum novarum : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les cor-
porations anciennes, qui étaient pour eux une protection ; tout principe et tout sentiment reli-
gieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et
sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une
concurrence effrénée. » (LÉON XIII, Rerum novarum ; in A. F. UTZ, I, p. 513).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 109 (in A. F. UTZ, I, p. 631). Pie XII rapporte cette « déchéance
du pouvoir » à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux
d’ordre économique ». « Sans doute, précisera son successeur, dans la confusion inextricable où
s’agite aujourd’hui le monde, l’État se trouve-t-il dans la nécessité de prendre sur lui une charge
énorme de devoirs et d’emplois ; mais cette situation anormale ne menace-t-elle pas de compro-
mettre gravement sa force intime et l’efficacité de son autorité ? » (PIE XII, Allocution au Consis-
toire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII, p. 141-151 ; in SOLESMES, 957,
p. 500 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 2063-2077).
3. LÉON XIII, Rerum novarum (in A. F. UTZ, I, p. 512-513).
4. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
58 La subsidiarité catholique...
La nécessité de l’État n’est jamais en cause ; ce qui est en cause c’est bien
davantage sa légitimité institutionnelle. Dire que la fonction de l’autorité
publique est supplétive ou que la fonction de l’État est subsidiaire, c’est dire
qu’il n’est pas le cœur névralgique du tissu social, ce n’est pas remettre en
parler d’« État jacobin ». Sur cette locution problématique, devenue lieu commun incontesté en
raison de sa force suggestive, cf. P. LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie
patriote, Paris, Minuit, 1976, p. 99 sq. ; « Les maîtres de la loi. Étude sur la fonction dogmatique
en régime industriel », Annales, 1983, 38 (3), p. 507-535, spécialement p. 528 sq.
1. Cf. P. MISNER, « Catholic Antimodernism : The Ecclesial Setting », Catholicism
Contending with Modernity and Antimodernism in Historical Context, éd. D. JODOCK, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 2000, p. 56-87 ; J. A. KOMONCHAK, « Modernity and
the Construction of Roman Catholicism », Cristianesimo nelle storia, 1997, 18, p. 353-385.
2. Outre à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789), pensons, en parti-
culier, à la loi d’Allarde supprimant les corporations de métiers (2-17 mars 1791) et à la loi
Le Chapelier interdisant les réunions ou regroupements particuliers (14-17 juin 1791).
3. D’où ces deux itinéraires en Europe : maintien de fortes communautés locales et/ou profes-
sionnelles dans les territoires allemands, qui n’ont rejoint que très tardivement la forme étatique ;
quasi destruction en Angleterre et en France, les deux pays qui ont fait naître la forme étatique
moderne (cf. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves [1979], Paris, Payot, 1989).
4. Cf. E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Paris, Gallimard, 1941 ; « Les
corporations du Moyen Âge à la Révolution », Politique, 1934, 8 (5), p. 389-395.
5. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 39.
Homme d’Église et père du popularismo, Luigi Sturzo est le fondateur en 1919 du Partito popo-
lare italiano, persécuté par Mussolini dès 1923 et définitivement dissout en 1926.
6. Pour une vue d’ensemble de la période ouverte par la Révolution française,
cf. M. H. ELBOW, French Corporative Theory, 1789-1948, New York, Columbia University
Press, 1953.
60 La subsidiarité catholique...
1. Si la civilisation chrétienne est « la seule “cité” vraiment “humaine” » (PIE XI, Lettre ency-
clique Divini Redemptoris, 19 mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937, XXIX, 32, p. 65-106 ;
in A. F. UTZ, I, p. 225), alors l’Église, située au sommet de cette civilisation, est sans conteste
la mieux à même pour définir le bien commun temporel de l’homme imago Dei.
2. Dire que A est subsidiaire par rapport à B revient, a priori, à dire que B est supérieur à A ;
mais ce peut tout autant vouloir dire que A est supérieur à B, au sens où A ne serait appelé à
intervenir que si, et seulement si, B n’agit pas en fonction de ce que A exige légitimement de lui.
3. Droit naturel au sens classique des Anciens (l’ordre objectif des choses), non au sens des
Modernes (les droits subjectifs de l’homme). Cf. L. STRAUSS, Droit naturel et histoire [1953],
trad. fr. M. Nathan, É. de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986 ; M. VILLEY, Le Droit et les
droits de l’homme [1983], Paris, PUF, 2008). Sur le jusnaturalisme, cf. R. BRAGUE, La Loi de
Dieu [2005], Paris, Gallimard, 2008 ; A. SÉRIAUX, Le Droit naturel [1993], Paris, PUF, 1999 ;
« Loi naturelle, droit naturel, droit positif », Raisons politiques, 2001, 4, p. 147-155).
4. La subsidiarité remet en cause ce qui est au cœur de la définition ontologique du principe de
souveraineté : l’omnicompétence de l’État, l’indivisibilité de la puissance publique et sa capacité
à se saisir de toute affaire politique. Cf. J. BODIN, Les Six livres de la République [1583], Paris,
Librairie générale française, 1993, p. 111 sq., p. 151 sq. (liv. I, ch. 8, 10). En faisant retour au
schéma bodinien, Olivier Beaud a montré en quoi la souveraineté ne se situait pas dans l’ordre de
la quantité mais bien dans un registre qualitatif (O. BEAUD, « La notion d’État », Archives de
philosophie du droit, 1990, 35, p. 119-141 ; La Puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 142-147 ;
L’Église, l’État, la Société 61
Y. THOMAS, « L’institution de la majesté », Revue de synthèse, 1991, 3-4, p. 331-386, ici
p. 336). Cette démonstration est solidaire d’un parti pris méthodologique : raisonner moins en
historien qu’en philosophe du droit pour aller puiser chez Bodin non l’expression idéologique
d’un moment historique — l’absolutisme monarchique —, mais la fondation conceptuelle de
l’État moderne. Depuis, Olivier Beaud est revenu sur le sens du critère d’omnicompétence, pré-
férant parler de principe d’extension globale, pour mieux distinguer entre la notion juridique de
compétence et la notion fonctionnelle d’attribution étatique (O. BEAUD, « Compétence et
souveraineté », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32, ici p. 15-16).
1. Nostalgie d’un âge d’or mythifié invoqué par les papes pour faire oublier la période absolu-
tiste et donner à l’Église des atours avantageusement démocratiques : « Assurément, écrit le suc-
cesseur de Pie XI, le Moyen Âge chrétien, particulièrement imprégné de l’esprit de l’Église, avec
sa pléiade de communautés démocratiques florissantes, a montré que la foi chrétienne sait créer
une véritable et propre démocratie, bien plus, qu’elle en est l’unique base durable. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 900, p. 471).
62 La subsidiarité catholique...
n’était-il pas de dessiner une tierce voie catholique rejetant dos-à-dos libéra-
lisme et socialisme, les deux frères jumeaux du monde moderne1 ? Émile
Poulat l’a fortement démontré en retraçant le conflit triangulaire entre catho-
licisme, socialisme et libéralisme. Inscrite dans cette logique, la subsidiarité
propose une vision de l’État qui prétend se situer à mi chemin entre la concep-
tion libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État-providence.
Face à la modernité, le malaise catholique fonctionne pour ainsi dire sur le
mode métronomique du balancier : de la modernité libérale à la modernité
socialiste, de la modernité socialiste à la modernité libérale, il repasse sans
cesse par ce facteur commun de l’État. La fameuse troisième voie2, qui, en
théorie, suppose non pas la synthèse des deux termes de l’équation mais leur
dépassement pur et simple aboutira, en pratique, à un compromis inavouable,
à une compromission indicible de plus en plus insupportable3. De cette honte
non assumée, naîtront différentes réactions de vengeance : c’est de l’une
d’elles, pensons-nous, qu’émerge la subsidiarité. Voilà pour ainsi dire la défi-
nition de ce que nous appelons l’État de la statophobie catholique : un État
sans souveraineté (car celle-ci est désormais populaire et démocratique) ou
un « État sans politique »4 (car la politique n’a pas de sphère propre), c’est-
à-dire organique. Nous sommes ici au cœur de la stratégie spécifiquement
catholique de contournement du politique : par le social tout d’abord (Rerum
novarum), par l’économique ensuite (Quadragesimo anno), sur le plan moral,
dans les deux cas. Impasse et aporie constitutives de l’identité propre d’une
Église qui ne pénètre le monde moderne que pour mieux en conjurer le péril.
PUF, 1986, p. 9-32 ; E.-W. BÖCKENFÖRDE, « La signification de la distinction entre État et
société pour l’État social et démocratique contemporain » [1972], Le Droit, l’État et la constitu-
tion démocratique, trad. fr. O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p. 176-202 ;
A. RENAUT, L’Ère des individus, Paris, Gallimard, 1989 (sur la théodicée leibnizienne) ;
D. COLAS, Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Gras-
set, 1992 ; « Fanatisme et société civile », Théologie et droit, op. cit., p. 315-334 (sur la matrice
spinozienne) ; J.-F. KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positi-
vité, Paris, PUF, 1992 ; C. GAUTIER, L’Invention de la société civile, Paris, PUF, 1993 ;
C. COLLIOT-THÉLÈNE, Le Désenchantement de l’État, Paris, Minuit, 1992.
1. Schéma théocratique du Prince chrétien au sein duquel la séparation des pouvoirs spirituel et
du temporel importait finalement peu dès l’instant où le Prince était catholique.
2. Même après la séparation du temporel et du spirituel (cf. la fameuse parole de Jésus rapportée
par Matthieu : Redde Caesari que sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo ; Évangile selon saint
Matthieu, XXI-XXII ; cf. aussi Évangile selon saint Marc, XII-XVII ; Évangile selon saint Luc,
XX-XXV), une grande partie du problème demeurera. Car le fait de la séparation ne détermine
ni ses modalités ni son contenu : « à partir du moment où il y a disjonction de ce monde et de
l’autre, rien ne permet plus de distribuer ce qui revient à l’un et à l’autre selon une règle de
coexistence équilibrée entre compétences bien déterminées » (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 218). D’autant
que ce fait structurel s’accompagne d’une tendance de chacun des deux ordres à mutuellement
s’exclure. Séparer deux termes ne revient-il pas à établir une hiérarchie entre eux ?
64 La subsidiarité catholique...
1. Le catholicisme libéral du xixe siècle fut en partie politique, son équivalent social ne l’est plus ;
il est un remède à la modernité économique, mais une thérapeutique auto-administrée.
2. Comme peut en témoigner la comparaison des pontificats successifs de Léon XIII et Pie X.
Peut-être fallait-il que l’Église passe par la première solution pour accéder à la seconde.
3. Après la Constitution civile du clergé, la laïcité de combat à la française en est l’exemple le
plus frappant. La loi de séparation votée en 1905 scellera l’ultime défaite de l’Église catholique.
Citons les deux textes pontificaux qui condamnent d’une part la Constitution civile du clergé
(PIE VI, Bref Quod aliquantum, 10 mars 1791, Brefs et Instructions de Notre Saint Père le Pape
Pie VI, Rome, Imprimerie de la Chambre apostolique, 1797, I, p. 104-203 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2508-2585) et d’autre part la loi de 1905 (PIE X, Lettre encyclique Vehementer nos, 11 février
1906, Acta Sanctae Sedis, 1906-1907, XXXIX, p. 3-16 ; in A. F. UTZ, III, p. 2452-2473).
4. Pour des commentaires à chaud sur cette dynamique, alors interprétée très différemment :
G. GOYAU, Le Pape, les catholiques et la question sociale, Paris, Perrin, 1892 ; A. LEROY-
BEAULIEU, La Papauté, le socialisme et la démocratie [1892], Paris, Calmann-Lévy, 1893.
Trente ans plus tard : É. CHENON, Le Rôle social de l’Église, Paris, Bloud et Gay, 1921. Pour
une analyse synthétique : J.-M. MAYEUR, « Aux origines de l’enseignement social de l’Église
sous Léon XIII », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 47-65.
L’Église, l’État, la Société 65
prise dans un jeu à trois, qui présidera au mariage de raison entre l’Église et la
société ; alliance dont l’objet sera de court-circuiter l’État libéral en le rédui-
sant sournoisement à une rudimentaire ustensibilité. Stratégie inconsciente
de l’Église qui est aussi hypocrisie nécessaire, dans la mesure où, pour exercer
son influence sur le social, elle doit nier avoir l’ambition de concurrencer
l’État. Contre toutes les évidences, au besoin.
Le mariage entre l’Église et la société ne signifie bien sûr pas dilution ou
banalisation de l’Église dans la société : de la même manière qu’elle se pensait
autrefois comme la tutrice naturelle de l’État, l’Église se considère désormais
comme la tutrice non moins naturelle de la société. Il y a peut-être là l’expres-
sion d’une structure mentale indépassable de l’Église catholique ou, plus
encore, du christianisme en tant que religion persécutée1. Aussi la subsidiarité
est-elle un élément d’une doctrine de l’ordre social chrétien dans lequel
l’Église doit jouir d’un pouvoir naturel, officiellement indirect, officieuse-
ment direct, sur la société. Nous verrons qu’en la matière la révolution conci-
liaire de Vatican II se situe moins dans la structure que dans la forme : l’Église
autoritaire surplombante s’emploie désormais à donner des gages de
modestie, non sans des conséquences pour l’État (destinataire final de cette
cure d’horizontalité démocratique), non sans un retour du refoulé ecclésial.
Mais l’Institution tutrice peut-elle être autre chose que hiérarchique ? Nous
examinerons ce paradoxe qui consiste pour l’Église à réclamer l’application
du principe de subsidiarité à l’État tout en refusant jalousement de se l’appli-
quer à elle-même. Dans la formule chimique de la subsidiarité, n’y aurait-il
pas quelque chose comme une arme stratégique contre la hiérarchie institu-
tionnelle de l’État ?
La dimension instrumentale que recouvre l’invocation du principe de sub-
sidiarité dans la rhétorique de l’Église — la fonction instrumentale qu’il rem-
plit — ne saurait donc être minorée, elle est inscrite dans le cœur même du
concept. Il s’agit bel et bien d’un mot d’ordre permettant à l’Église de réaf-
firmer son rôle dans l’espace public afin de gérer symboliquement un équi-
libre — désormais perdu — entre elle-même et l’État. L’évangélisation de la
société pouvait passer par deux canaux prioritaires, particulièrement straté-
giques pour le contrôle de la sphère économique et de la conscience morale :
la corporation et l’éducation. Nous examinerons donc ces deux enjeux. L’un
explicitement traité dans l’encyclique, en ce qu’elle doit s’analyser comme
une traduction directe du principe de subsidiarité : la question de l’organisa-
tion corporatiste. L’autre, présente « entre les lignes » mais qui cristallise,
nous essaierons de le démontrer, la substantifique mœlle du message ponti-
fical, en ce qu’elle constitue le terrain de lutte privilégié par l’Église pour
affirmer la primauté du spirituel : la question de l’éducation2. Première étape
1. N’oublions pas que la foi chrétienne, avant de christianiser l’Empire romain, s’est imposée
contre lui, en conquérant (utilisons des termes anachroniques) d’abord la société civile et ensuite
l’État par son intermédiaire. Sans minorer, bien sûr, le détonateur de la conversion constanti-
nienne (P. VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Albin Michel, 2007).
2. Nous aurons à revenir sur les trois fonctions théologiques classiquement reconnues à l’Église :
fonction de gouvernement (munus gubernandi), fonction d’enseignement (munus docendi) et
66 La subsidiarité catholique...
Lorsqu’elle survient sous la plume de Pie XI au tout début des années 1930,
la subsidiarité fait système avec la notion de corporation et son cortège de
réminiscences médiévales. C’est peu dire, ici, à examiner de près la lettre pon-
tificale, que de diagnostiquer une interdépendance foncière. Quand bien
même le mot corporation n’apparaît pas en tant que tel dans la version origi-
nale de Quadragesimo anno, traduction du latin oblige, il connaîtra dès 1931,
contrairement à la subsidiarité, une exceptionnelle fortune dans les traduc-
tions nationales, au point que la doctrine sociale de l’entre-deux-guerres soit
purement et simplement assimilée à la solution corporatiste1. Fortune très
vite mise à l’épreuve de la réalité totalitaire et dont l’Église devra se détacher
en abandonnant les aspects compromettants du schéma dessiné par l’en-
cyclique. Signe patent de cette compromission, l’aveu de culpabilité que
constitue la disparition complète de la phraséologie corporatiste dans le voca-
bulaire pontifical de l’après-guerre. Si Léon XIII et Pie XI parlaient fière-
ment de corporations, Pie XII et ses successeurs plus encore feront dans la
prudente retenue, préférant un terme moins sulfureux, moins connoté, celui
de corps intermédiaires, qui semble vouloir intégrer la corporation à une
conception démocratiquement compatible. N’est-il pas significatif que le
résumé de Quadragesimo anno proposé en 1961 dans l’encyclique Mater et
1. JEAN XXIII, Mater et Magistra ; in A. F. UTZ, I, p. 682-685 ; H. DENZINGER, 3943,
p. 838. « Nous estimons [...] nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales
diverses, par lesquelles surtout s’exprime et s’organise la “socialisation”, jouissent d’une auto-
nomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rap-
port de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
2. Pour reprendre ici une thématique thomiste et catholique. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique [1267-1274], éd. A. Raulin, trad. fr. A.-M. Roguet, et al., Paris, Le Cerf, 1984-1986,
p. 294-295 (Ia, q. 19, a. 1), p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
3. Dénomination très englobante, le personnalisme renvoie à un courant d’idées diffus dépas-
sant de très loin la seule pensée religieuse. Il rassemble différentes philosophies de la personne
ayant en commun d’être nées fin xixe-début xxe siècle. La paternité française du mot est à attri-
buer à la cheville ouvrière du criticisme néokantien de la IIIe République, Charles Renouvier
(C. RENOUVIER, Le Personnalisme [1903], Paris, Alcan, 1926) ; le sens catholique en a ensuite
été fixé par Jacques Maritain après une étape par le catholicisme libéral (P. ARCHAMBAULT,
Essai sur l’individualisme, Paris, Bloud et Cie, 1913), lui-même en dialogue ouvert avec le néo-
kantisme (P. ARCHAMBAULT, Renouvier, Paris, Bloud et Cie, 1911). Mais c’est à Emmanuel
Mounier, fondateur en 1932 de la revue Esprit, grande figure de l’antilibéralisme catholique du
xxe siècle, que l’idée personnaliste est le plus souvent associée. Chez lui, comme chez son aîné
Jacques Maritain, la notion de personnalisme ne prend consistance que dans un dialogue souter-
rain avec son champ d’adversité historique : le totalitarisme. « Ce nom [le personnalisme], écrit
Mounier, répond à l’épanouissement de la poussée totalitaire, il est né d’elle, contre elle, il
accentue la défense de la personne contre l’oppression des appareils. » (E. MOUNIER, Qu’est-
ce que le personnalisme ? [1947], Œuvres, op. cit., III, p. 181 ; rééd. Le Seuil, p. 313). Nous souli-
gnons. Maritain également l’explique très bien au soir de sa vie, alors qu’il fait part de son irrita-
tion face l’évolution « communautaire » du personnalisme : « Grâce surtout, je pense, à
Emmanuel Mounier, l’expression “personnaliste et communautaire” est devenue une tarte à la
crème pour la pensée catholique et la rhétorique catholique françaises. Moi-même je ne suis pas
en cela sans quelque responsabilité. À une époque où il importait d’opposer aux slogans totali-
taires un autre slogan, mais vrai, j’avais gentiment sollicité mes cellules grises et finalement
avancé, dans un de mes livres de ce temps-là, l’expression dont il s’agit ; et c’est de moi, je crois,
que Mounier la tenait. Elle est juste, mais à voir l’emploi qu’on en fait maintenant je n’en suis pas
très fier. Car après avoir payé un lip service au “personnaliste”, il est clair que c’est le “commu-
nautaire” qu’on chérit. » (J. MARITAIN, Le Paysan de la Garonne [1966], Œuvres complètes,
op. cit., XII, p. 736). Nous soulignons. À propos du dialogue entre Maritain et Mounier, pour
70 La subsidiarité catholique...
dédramatiser la question de la paternité du personnalisme chrétien, Guy Coq note que si Mari-
tain « avait pu [dans Trois Réformateurs] conceptualiser en termes thomistes la différence entre
individu et personne, c’était encore sans en tirer pour autant la notion d’un personnalisme qui
n’apparaîtra dans sa pensée qu’avec sa fréquentation de Mounier aux débuts de la revue Esprit. »
(G. COQ, « Pour un retour à Emmanuel Mounier », Emmanuel Mounier. L’actualité d’un
grand témoin, éd. G. COQ, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 21).
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 86 (in A. F. UTZ, I, p. 620-621).
2. Notons au passage que saint Thomas ne fait usage du concept boécien de personne que pour
l’appliquer à Dieu. Il y recourt dans la seule première partie de la Somme théologique lorsqu’il
s’agit de décrire les éléments de l’hypostase divine et les relations qu’ils entretiennent (THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 420 sq. ; Ia, q. 39 sq.). Dans les développements qui
suivent, nous parlerons de personne essentiellement pour éviter le mot individu, trop connoté
(défini chrétiennement, l’homme est irréductible au seul individu empirique), mais ne voudrions
pas laisser entendre par là que Thomas serait le père intellectuel du personnalisme chrétien qui
s’est développé aux xixe et xxe siècles autour de la distinction individu-personne que nous
connaissons aujourd’hui. Cf., par exemple, P. LADRIÈRE, « La notion de personne, héritière
d’une longue tradition », Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001, p. 319-368.
3. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 249). Nous soulignons. Ou bien encore le
Pape Léon XIII en 1885 dans l’encyclique Immortale Dei : « Il fut un temps où la philosophie de
l’Évangile gouvernait les États. À cette époque, l’influence de la sagesse chrétienne et sa divine
vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs, des peuples, tous les rangs et tous les rap-
ports de la société civile. Alors la religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le
degré de dignité qui lui est dû, était partout florissante, grâce à la faveur des princes et à la pro-
tection légitime des magistrats. » (LÉON XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre
1885, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII, 32, p. 161-180 (in A. F. UTZ, III, p. 2037).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 71
par l’Église. Il y a ici très loin entre la thèse du « corporatisme sain » et l’hy-
pothèse de l’État corporatiste1.
Depuis Rerum novarum, les prises de position pontificales sur les associa-
tions ouvrières sont comme polarisées par deux interprétations difficilement
réconciliables : régime corporatiste ou syndicalisme ouvrier ; syndicats mixtes
rassemblant les classes, réunissant chrétiens et non chrétiens ou syndicats
séparés ? Idéalement, les catholiques partisans du corporatisme sont pour la
mise en place — au besoin autoritaire — de corporations obligatoires, mais
sans voir que c’est là précipiter une intervention de l’État, contraire au
principe de la liberté professionnelle dont ils se réclament par ailleurs. Qu’en
est-il exactement de la pensée des papes ? Peut-on distinguer entre la promo-
tion de la corporation par le discours officiel de l’Église romaine et le modèle
corporatiste tel qu’il a été mis en place — par les régimes autoritaires et/ou
totalitaires, de la première moitié du siècle dernier, se revendiquant au besoin
du catholicisme ? Dans quelle mesure est-on fondé à parler d’une véritable
divergence entre la pensée pontificale des corporations professionnelles et le
courant chrétien, né au xixe siècle, fondateur du corporatisme d’État ? Suffit-
il d’écarter les prétendues mauvaises interprétations — et applications — de
la subsidiarité pour sauver le concept, nécessairement pur et bien inten-
tionné ? Suffit-il, faute d’une application par le Vatican lui-même de sa propre
théorie, d’extraire Quadragesimo anno de son contexte pour mieux la dis-
culper et la défausser de ses conséquences potentielles ? Dans quelle mesure
peut-on parler de « dérive corporatiste » ou de « déviance du principe de
subsidiarité » ? Cette dérive, si dérive il y a, est-elle congénitale ou évitable2 ?
Le procédé consistant à séparer le bon grain de l’ivraie a abondamment été
utilisé, en particulier pour sauver le communisme de son prétendu travestis-
sement stalinien (sur fond d’exégèse de Marx). Toutes choses égales par ail-
leurs, il semble bien que, sur fond d’exégèse de la philosophie thomiste, une
récupération de la doctrine sociale de l’Église par des auteurs peu démocrates
soit non seulement possible mais assez prévisible.
Notons qu’en lui-même le rapprochement de ces deux horizons d’adver-
sité (dont il faudra pondérer le rôle respectif dans la signification du concept)
a quelque chose d’éminemment révélateur : contre toute attente, ce qu’ont en
commun l’étatisme socialiste (version jacobinisme centralisateur) et l’éta-
tisme corporatiste (version catholicisme autoritaire), ce n’est pas de valoriser
l’État en tant que tel, c’est bel et bien de s’en servir comme d’un instrument
(transitoire dans la première hypothèse, pérenne dans la seconde) et, par là,
1. PIE XI, Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 244-245) ; citation en exergue du chapitre.
Pour un repérage historique, cf. J.-M. MAYEUR, « L’influence de l’enseignement social de
l’Église depuis 1931 », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 85-94.
2. Chantal Delsol attribue à La Tour du Pin la responsabilité de cette supposée déformation
corporatiste (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’État :
le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, PUF, 1992, p 29 sq. ;
« La subsidiarité dans les idées politiques », La Subsidiarité, dir. J.-B. d’ONORIO, Paris, Téqui,
1995, p. 51). Dans le même ordre d’idées, sans le mot : J. RIVERO, « Corps intermédiaires et
groupes d’intérêts », Crise du pouvoir et crise du civisme, Paris, Gabalda, 1954, p. 317-332.
72 La subsidiarité catholique...
1. LÉON XIII, Rerum novarum, 36-44 (in A. F. UTZ, I, p. 553-565). Au paragraphe 42 en
particulier : « Nous ne croyons pas, écrit le Pape Pecci, qu’on puisse donner des règles cer-
taines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements ; tout dépend du génie de
chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du
commerce et d’autres circonstances de choses et de temps. » (Ibid., 42 ; in A. F. UTZ, I, p. 561).
2. « Le droit d’exercer le pouvoir n’est pas nécessairement lié de soi à une forme quelconque de
régime politique : il est possible à bon droit de choisir telle ou telle dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 25 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2023 ; H. DENZINGER, 3165, p. 705). « Il n’est pas défendu de préférer des gouvernements
modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la doctrine catholique sur l’origine et l’exer-
cice du pouvoir. » « L’Église ne réprouve aucune des formes variées de gouvernement, pourvu
qu’elles soient aptes en elles-mêmes à procurer le bien des citoyens. » (LÉON XIII, Lettre ency-
clique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, Acta Sanctae Sedis, 1887-1888, XX, p. 593-613 ;
in H. DENZINGER, 3254, p. 714-716). Cf., enfin, LÉON XIII, Lettre encyclique Sapientiae
christianae, 10 janvier 1890, Acta Sanctae Sedis, 1889-1890, XXII, p. 385-404 (in A. F. UTZ, III,
p. 2142-2179 ; SOLESMES, 245-291, p. 166-190).
3. En considération de sa logique interne, l’Église se compromettrait dans le millénarisme et
l’idéologie profane si elle s’aventurait sur le terrain directement politique (J.-M. GARRIGUES,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 73
La Politique du meilleur possible, Tours, Mame, 1994 ; G. COTTIER, « La “doctrine sociale” de
l’Église comme non-idéologie », Communio, 1981, 6 (2), p. 35-49 ; P. VALADIER, « Contestées
et nécessaires : les interventions sociales du Magistère », ibid., p. 6-16 ; L. ROOS, « Doctrine
sociale et action politique », trad. fr. P. et O. Imbs, ibid., 1981, 6 (3), p. 2-17). On aura reconnu
l’homologie avec la critique schmittienne du libéralisme, laquelle marque une rupture profonde
dans le champ intellectuel catholique, nous y reviendrons plus bas : « Il n’y a pas de politique
libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique. » (C. SCHMITT, La Notion
de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 115).
1. Certains reculs de Pie XI s’expliquent en partie par cette parenthèse, au cours de laquelle,
malgré quelques essais d’ouverture, Pie X réentérine pour l’essentiel l’ancienne formule des asso-
ciations catholiques d’ouvriers (PIE X, Lettre encyclique Singulari Quadam, 24 septembre 1912,
Acta Apostolicae Sedis, 1912, IV, p. 657-662 ; in A. F. UTZ, III, p. 1872-1881).
2. « Les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile dont elles sont comme
autant de parties. Il ne s’ensuit pas cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que
leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a
été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit
naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées
s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un
même principe, la naturelle sociabilité de l’homme. » (LÉON XIII, Rerum novarum, 38 ;
in A. F. UTZ, I, p. 557). École de Liège car c’est à Liège en 1890 que s’est cristallisé le débat sur
la question de l’intervention de l’État, lors du congrès de l’Union internationale des catholiques
sociaux organisé par Mgr Doutreloux. L’École d’Angers, emmenée par Mgr Freppel, puisait
l’essentiel de ses thèses dans les écrits d’un professeur d’économie politique à l’Université de
Louvain, Charles Périn. Cf. son ouvrage en trois volumes très largement traduit et diffusé en
Europe : C. PÉRIN, De la richesse dans les sociétés chrétiennes [1861], Paris, Lecoffre, 1882.
74 La subsidiarité catholique...
doxe : il dit que les corporations sont de nécessité naturelle mais affirme en
même temps qu’elles sont libres. Comment la nécessité naturelle pourrait-
elle être décidée par les acteurs eux-mêmes, fussent-ils habités par l’Esprit
Saint ? Cette ambiguïté laissera la porte ouverte à de nombreuses interpréta-
tions. Il faut d’ailleurs se souvenir que la hantise pontificale au moment où
Léon XIII promulgue Rerum novarum, ce n’est pas le corporatisme autori-
taire, c’est le socialisme, c’est l’attraction que le socialisme pourrait exercer
sur les ouvriers catholiques. Toutes proportions gardées, l’encyclique léo-
nienne nourrit le même objectif que les lois assurantielles du Chancelier
Bismarck : lutter contre le péril rouge en asséchant le terreau qui lui assure
son développement. C’est donc à juste titre que Rerum novarum sera reçue
comme un texte antisocialiste par les acteurs de l’époque. Nous sommes à
mille lieues de la grande encyclique sociale désormais pompeusement célé-
brée à chaque anniversaire. Aussi Léon XIII ne reconnaît-il le syndicalisme
que du bout des lèvres, en introduisant dans son texte le minimum nécessaire
pour se démarquer du corporatisme autoritaire. Aussi l’État est-il plus ou
moins présenté par le Pape sous les traits peu avantageux d’un jacobinisme
oppresseur de l’Église.
Entre Rerum novarum et Quadragesimo anno, le saut qualitatif est très
net. En dépit des clarifications officielles, l’encyclique de Pie XI ne fait que
reconduire une ambiguïté qui lui préexistait. Pire, elle marque un véritable
retour au catholicisme intransigeant du xixe siècle. Sous prétexte de s’en tenir
au seul registre des recommandations morales, le Pape place la question
sociale au cœur d’un ambitieux programme de rechristianisation et, ce fai-
sant, érige la corporation en pierre de touche du nouveau mot d’ordre1. À tel
point que la doctrine ecclésiale semble désormais se résumer à ce seul mot
d’ordre. Le sens à donner à la subsidiarité porte la marque idéologique de ce
retournement, rendu possible par une tension irrésolue, car impensée, entre
les catholiques sociaux qui réclament l’intervention de l’État (d’un État non
jacobin) et les catholiques libéraux qui s’y opposent ou s’en méfient : corpo-
ratisme libéral et associatif contre corporatisme intransigeant et autoritaire2.
Du premier paradoxe (Léon XIII) au second (Pie XI), les éléments de conti-
1. Sur la dimension morale toujours rattachée à la Révélation : « Sans doute, écrit Pie XI, c’est à
l’éternelle félicité et non pas à une prospérité passagère seulement que l’Église a reçu la mission
de conduire l’humanité ; et même elle ne se reconnaît pas le droit de s’immiscer, sans raison, dans
la conduite, des affaires temporelles. À aucun prix toutefois, elle ne peut abdiquer la charge que
Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique à
l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui
touche à la loi morale. En ces matières, en effet, le dépôt de la vérité qui Nous est confié d’en
haut et la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d’interpréter et de prêcher la
loi morale, soumettant à Notre suprême autorité l’ordre social et l’ordre économique. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 41 ; in A. F. UTZ, I, p. 591-593). Nous soulignons.
2. L’enjeu du débat est donc en grande partie interne au catholicisme lui-même, au sens où la
subsidiarité pontificale s’oppose, dans le discours officiel tout du moins, à l’école catholique du
corporatisme organique et romantique, lequel défend paradoxalement un interventionnisme
étatique généralisé pour lutter contre l’État moderne. Sur l’importance des dissensions internes
au catholicisme, cf. É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance
et compromis dans le catholicisme contemporain », art. cit.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 75
Rahner, de son côté, a soutenu la thèse de « l’impuissance radicale » de l’Église à prodiguer des
solutions aux maux de la société, parlant même d’une « incapacité de principe à descendre dans le
concret » (K. RAHNER, Mission et grâce, III. Au service des hommes. Pour une présence chré-
tienne au monde d’aujourd’hui [1964], trad. fr. C. Muller, Tours, Mame, 1965, p. 194).
1. Qu’il suffise de penser à l’itinéraire du prélat italien, Mgr Umberto Benigni, tel que retracé
dans l’analyse classique d’Émile Poulat : « de la naissance du socialisme à la victoire du fas-
cisme » (É. POULAT, Catholicisme, démocratie et socialisme, op. cit.). De manière générale, le
grand mérite des analyses poulatiennes est d’avoir rendu raison d’une Église catholique non
monolithique, qui n’a jamais été tout entière du côté du conservatisme traditionnel ou des puis-
sances établies de l’argent (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). La relation de
l’Église à la bourgeoisie se révèle fondamentalement dialectique. Plus en amont, à lire un ouvrage
comme celui de Bernard Groethuysen sur la formation de l’esprit bourgeois en France
(B. GROETHUYSEN, Origines de l’esprit bourgeois en France. L’Église et la Bourgeoisie
[1927], Paris, Gallimard, 1977), on en viendrait presque à considérer que le Bourgeois, dans son
moment de naissance à tout le moins (l’historien le situe aux xviie-xviiie siècles), existe à travers
le seul regard que le catholicisme daigne porter sur lui (cf., ici, « Catholicisme et bourgeosie.
Bernard Groethuysen », Cahiers du Centre de recherches historiques, 2003, 32). Grâce à des
auteurs comme Raymond Aron, Claude Lefort ou François Furet, on sait par ailleurs, que la
haine de la bourgeoisie a pu constituer le principal ressort psychologique du déni de la différence
d’essence entre démocratie et totalitarisme (R. ARON, Démocratie et totalitarisme [1965], Paris,
Gallimard, 1987 ; C. LEFORT, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totali-
taire [1981], Paris, Fayard, 1994 ; F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste
au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995, spécialement « La passion révolution-
naire », p. 15-59). Dans sa description du couple anticommunisme-antifascisme, François Furet a
insisté sur la symétrie auto-alimentée de deux logiques de réduction parallèles : la stigmatisation
de l’anticommunisme comme procès intenté par le totalitarisme fasciste ; l’assimilation de l’anti-
fascisme à une sympathie coupable pour l’Union soviétique. Ajoutons, ici, deux textes plus
récents de Claude Lefort qui poursuivent la même réflexion (C. LEFORT, « Le concept de tota-
litarisme » [1996], Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2006, p. 869-890 ; « Le refus
de penser le totalitarisme » [2000], ibid., p. 969-980).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 77
2008, 55 (3), p. 11-34 ; « L’héritage fasciste entre mémoire et historiographie. Les origines du
refoulement du totalitarisme dans l’analyse du fascisme », trad. fr. A. Roche, Vingtième Siècle,
2008, 100, p. 51-62). Cf. aussi J.-Y. DORMAGEN, Logiques du fascisme. L’État totalitaire en
Italie, Paris, Fayard, 2008. Les objections aroniennes, on le sait, se situaient à un autre niveau. En
reprenant les critères de définition empiriques établis par Carl J. Friedrich et Zbigniew Brze-
zinski (C. J. FRIEDRICH, Z. BRZEZINSKI, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cam-
bridge, Harvard University Press, 1956), Raymond Aron refusait la perspective essentialiste
d’Hannah Arendt, mais débouchait sur une franche opposition entre démocratie et totalitarisme
(sauf que sa démocratie à lui était résolument moderne) (R. ARON, « L’essence du totalita-
risme » [1954], Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois,
1993, p. 195-213 ; Démocratie et totalitarisme, op. cit.).
1. Cf. « Action catholique et fascisme », La Documentation catholique, 3-10 octobre 1931,
7-14 novembre 1931, 9 avril 1932, 7 mai 1932. Les analyses historiques sont assez nombreuses
tant sur l’embrigadement la jeunesse que sur l’organisation du travail. Cf. J.-L. POUTHIER, Les
Catholiques sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), Thèse
de doctorat en histoire, dir. J.-M. Mayeur, Paris, Institut d’études politiques, 1981, p. 192 sq. ;
« National-syndicalisme et totalitarisme », Le Débat, 1982, 21, p. 167-177 ; A. C. O’BRIEN,
« Italian Youth in Conflict : Catholic Action and Fascist Italy, 1929-1931 », The Catholic Histo-
rical Review, 1982, 68 (4), p. 625-635 ; M. AGOSTINO, Le Pape Pie XI et l’opinion, Rome,
École française de Rome, 1991, p. 443 sq. ; P. BARRAL, « Le magistère de Pie XI sur l’Action
catholique », Achille Ratti Pape Pie XI, Rome, École française de Rome, 1996, p. 591-603 ;
L. NOGLER, « Corporatist Doctrine and the “New European Order” », trad. angl. I. L. Fraser,
Darker Legacies of Law in Europe. The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe
and its Legal Traditions, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, Oxford, Hart Publishing, 2003,
p. 275-304 ; P. MISNER, « Catholic Labor and Catholic Action. The Italian Context of Qua-
dragesimo anno », The Catholic Historical Review, 2004, 90 (4), p. 650-674.
2. Nous reviendrons sur cet épisode fondateur du Concordat et sur la situation avantageuse que
l’Église romaine a pu en tirer ; mais notons d’ores et déjà combien l’assise territoriale du pouvoir
pontifical se révèle ici dans toute sa fragilité : le patrimoine foncier de la papauté n’est rien
d’autre qu’une simple concession de l’État temporel. Rien de surprenant si l’on se reporte à la
légende constantinienne de la Donation, mais rupture étonnante si l’on se remémore le rejet
opposé par Pie IX et ses successeurs à la loi dite des Garanties promulguée dès le 13 mai 1871.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 79
importe ici à plus d’un titre. Faut-il pour autant considérer que le court pas-
sage de cinq paragraphes directement écrit par le Pape contient la substanti-
fique mœlle, le cœur, du message pontifical1, tandis que le reste du texte (cent
quarante deux paragraphes au total) ne serait que la reprise de la doctrine
antérieure, dont la rédaction — moins importante stratégiquement — aurait
été déléguée à un plumitif, le Père Nell-Breuning, à qui échapperait la subti-
lité des querelles italiennes entre Rome et Mussolini ? Ou bien faut-il y voir
un effort du Vatican pour densifier le contenu économique de l’encyclique (le
Père Nell-Breuning est professeur d’économie) ? La seconde hypothèse
semble la plus vraisemblable, nous y reviendrons.
Passée la résolution de cette crise, dernier abcès à crever, tout sera réuni
pour une rencontre du Pape avec Mussolini. Impossible de comprendre Qua-
dragesimo anno si l’on perd de vue cette contexture historique, de même
qu’il est impossible de comprendre la subsidiarité si l’on perd de vue le lien
consubstantiel qui l’unit au corporatisme fasciste2. À partir de 1931, en effet,
Pie XI s’attache à donner un nouvel élan à sa stratégie politique, selon deux
axes tout à fait complémentaires : 1o accommodement progressif sur le front
du fascisme mussolinien ; 2o rupture ouverte sur le front adverse du popula-
risme sturzien.
À considérer l’évolution de son pontificat, il est particulièrement mani-
feste que le Pape Ratti voulait éviter la rupture avec le gouvernement fasciste
et qu’il a pour ce faire nuancé sa pensée au maximum de manière à y intégrer
autant de concessions possibles que la doctrine catholique le lui permettait.
En apparence, le Pape promulgue Quadragesimo anno pour condamner
Mussolini ; en réalité, son attitude ultérieure révèle la vraie portée de sa
démarche : une condamnation du fascisme du bout des lèvres, pour la cohé-
rence doctrinale ; une compromission bien réelle, pour la défense des intérêts
ecclésiaux. À aucun moment, les corporations de Mussolini ne sont mises en
cause en tant que telles. Le choix finalement retenu dans la très large palette
des niveaux de réprimande pontificale parle de lui-même : en l’occurrence,
non pas une condamnation doctrinale en bonne et due forme (à l’image de la
condamnation du maurrassisme en 1926 ou du modernisme en 19073) mais
des critiques particulièrement nuancées et circonstanciées (et d’une intensité
d’ailleurs moindre que celles adressées au Sillon en 1910 — le tempérament
de Pie X entrant bien sûr, ici, en ligne de compte)4. Et le Pape d’invoquer,
nisme philosophique d’Alfred Loisy ; trois ans plus tard, en 1910, il s’en prend au modernisme
social de Marc Sangnier (cf., par exemple, J. CARON, Le Sillon et la démocratie chrétienne,
1894-1910, Paris, Plon, 1966). Ces deux condamnations de 1907 et 1910 ne relèvent cependant
pas du même niveau d’intensité. Le Sillon a fait l’objet d’une condamnation disciplinaire (pour
trop grande indépendance) et non d’une condamnation doctrinale sur le fond ; ce qui est en
revanche le cas de la philosophie de Loisy dans Pascendi (cf., par exemple, A. THIBAUDET,
« Le catholicisme social », Les Idées politiques de la France, op. cit., p. 81 sq.).
1. Cf. G. BURNS, « The Politics of Ideology : The Papal Struggle with Liberalism », American
Journal of Sociology, 1990, 95 (5), p. 1123-1152.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 95 (in A. F. UTZ, I, p. 625). Nous soulignons.
3. Sur les relations collusives entre Pie XI et Mussolini en particulier, entre catholicisme et
fascisme en général, cf. A. MANHATTAN, « Italy, the Vatican and Fascism », The Vatican in
World Politics, New York, Horizon Press, 1949, p. 107-137 ; J. F. POLLARD, « Conservative
Catholics and Italian Fascism : The Clerico-Fascists », Fascists and Conservatives. The Radical
Right and the Establishment in Twentieth Century Europe, éd. M. BLINKHORN, Londres,
Unwin Hyman, 1990, p. 31-49 ; The Vatican and Italian Fascism, 1929-1932. A Study in
Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Catholicism and Modernisation. Reli-
gion, Society and Politics in Italy, 1861-2000, Londres, Routledge, 2007.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 81
tolérance, allant même jusqu’à approuver implicitement, par la voix des diffé-
rentes hiérarchies nationales de l’Église, la mise en place d’États corporatistes
autoritaires au Portugal (Salazar), en Espagne (Franco), en Autriche (Doll-
fuss), au Brésil (Vargas) et en France (Pétain). Par effet de redoublement mais
assez logiquement, il en résulta une légitimation très perverse de tous ces
régimes au visage grimaçant. Qu’il suffise de rappeler l’approbation de la
charte vichyste du Travail par l’épiscopat français. Ou bien, celle de l’Esta-
tuto do trabalho nacional — simple décalque de la Carta del lavoro italienne
par son homologue portugais1. Sans oublier le rôle de l’action laïque des syn-
dicats chrétiens, fortement appuyée par la hiérarchie2.
Cette compromission pontificale avec le corporatisme fasciste équivaut-
elle à une adhésion doctrinale sur le fond ? Bien sûr que non : l’Église n’a
jamais adhéré doctrinalement au fascisme ; elle s’est contentée de condamner
l’individualisme démocratique en suggérant une autre voie possible. Reste
que si les instances romaines ne pouvaient pleinement adouber le fascisme,
elles n’en ont pas moins apporté un soutien décisif à l’œuvre antilibérale qu’il
accomplissait. Pareille attitude réactive témoigne en réalité d’une forme
de soulagement devant la défaite de son ennemi libéral ; le même soulage-
ment qui était exprimé par Pie XI, après la Première Guerre mondiale, dans
l’encyclique inaugurale de son pontificat puis répété dans son commentaire
de la Crise de 19293. Comme son cousin fasciste, le modèle catholique de la
corporation est indissociable d’une condamnation de l’État libéral, du refus
par l’Église de la démocratie politique, de sa crainte du socialisme et de sa
haine du communisme. Tel était le fondement de l’entente entre le Vatican et
Mussolini.
« Activité corporative et Action catholique ne pourront manquer de se ren-
contrer, étant donné l’identité du sujet humain, individuel et collectif ; mais
moyennant la sincère bonne volonté et le sincère désir du bien de part et
1. Tout comme la nouvelle Constitution autrichienne de 1934, ce texte aura droit à l’admiration
du Père Albert Muller, qui joua un rôle important dans la rédaction de Quadragesimo anno
(A. MULLER, La Politique corporative, Malines, Rex, 1935 ; L’Organisation corporative autri-
chienne, Paris, Action Populaire, 1934). Cf. aussi F. PERROUX, « Le Portugal et Salazar : essai
d’interprétation », Affaires étrangères, 1935, 5 (11), p. 521-535 ; Capitalisme et communauté de
travail, Paris, Sirey, 1937, p. 104-121 ; G. JARLOT, « L’encyclique Quadragesimo anno “sur la
restauration de l’ordre social en pleine conformité avec les principes de l’Evangile” », Doctrine
pontificale et histoire, II. Pie XI : doctrine et action, Rome, Presses de l’Université grégorienne,
1973, p. 246-279, ici p. 277). Et sous la plume d’un autre fervent catholique, tendance traditiona-
liste, devenu conseiller personnel d’Antonio de Oliveira Salazar en 1944 : J. PLONCARD
d’ASSAC, L’État corporatif, l’expérience portugaise, Paris, La Librairie française, 1960 ; Doc-
trines du nationalisme, Paris, La Librairie française, 1958, p. 303-331.
2. Cf., par exemple, P. PASTURE, Histoire du syndicalisme chrétien international, trad. fr.
S. Govaert, Paris, L’Harmattan, 1999 ; W. PATCH, « Fascism, Catholic Corporatism, and the
Christian Trade Unions of Germany, Austria, and France », Between Cross and Class. Compar-
ative Histories of Christian Labour in Europe, 1840-2000, éd. L. HEERMA van VOSS, P. PAS-
TURE, J. De MAEYER, Berne, Lang, 2005, p. 173-201 ; P. MISNER, « The Roman Catholic
Hierarchy and the Christian Labor Movement : Autonomy and Pluralism », ibid., p. 103-125.
3. PIE XI, Lettre encyclique Ubi arcano Dei consilio, 23 décembre 1922, Acta Apostolicae Sedis,
1922, XIV, p. 673-700 (in A. F. UTZ, IV, p. 2734-2777) ; Lettre encyclique Caritate Christi
compulsi, 3 mai 1932, Acta Apostolicae Sedis, 1932, XXIV, p. 177-194 (in A. F. UTZ, II, p. 1032-
1057). Nous retrouverons ces deux textes centraux de la théologie politique rattienne.
82 La subsidiarité catholique...
d’autre, la rencontre des deux activités ne pourra produire qu’un très heureux
effet : celui de se coordonner pour le plus grand bien, pour le bien complet, s’il
se peut, des individus, des classes de la société1. »
1. PIE XI, Lettre autographe à Mgr Alfred-Alphonse Schuster, archevêque de Milan, 26 avril
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 145-150 (in A. F. UTZ, II, p. 1817).
2. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1813). On lit la même phrase dans l’encyclique Non abbiamo
bisogno fulminée deux mois plus tard : « Nous avons toujours dit [...] et Nous disons encore
qu’accuser l’Action catholique italienne de faire de la politique c’était et c’est une véritable et
pure calomnie. » (PIE XI, Lettre encyclique Non abbiamo bisogno, 29 juin 1931, Acta Aposto-
licae Sedis, 1931, XXIII, p. 285-312 ; in A. F. UTZ, III, p. 2671).
3. Ibid. (in A. F. UTZ, III, p. 2677). Texte rédigé en italien parce qu’adressé à la seule Italie.
4. Certes, la Cité du Vatican nouvellement créée est un État miniature (44 hectares), mais le
Concordat réaffirmait solennellement en son article 1er le principe selon lequel la religion catho-
lique, apostolique et romaine était « la seule religion de l’État » italien. De manière générale,
l’apaisement issu des accords du Latran ne se comprend qu’à la lumière de la véhémence du
conflit romain né de l’annexion en 1870 des États pontificaux par la nouvelle nation cisalpine,
alors en voie de parachever son unification, et peut expliquer, en retour, l’extrême cordialité des
relations qui finiront par s’établir entre Pie XI et le pouvoir fasciste. Notons le lien de continuité,
sur le fond, entre la dispute de 1931 et le compromis de 1929 : si le Pape obtint de Mussolini
l’établissement du catholicisme comme religion d’État, il dut néanmoins céder sur l’une des
questions centrales qui nous occupent ici : l’action catholique et la formation de la jeunesse.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 83
1. Fermant l’épopée garibaldienne et mazzinienne du nationalisme anticlérical, dès 1922, les fas-
cistes raccrochent les crucifix dans les écoles et les tribunaux, rétablissent l’instruction religieuse
à l’école (nous verrons plus bas dans quelles conditions), renforcent l’institution du mariage ; en
1923, ils apportent le concours décisif de l’État aux célébrations de l’Année sainte.
2. Pie XI n’avait-il pas signé un Concordat avec Hitler le 20 juillet 1933 ? Sur cet épisode, cf. ces
propos ambigus tenus au sortir de la Seconde Guerre mondiale par l’ex-Secrétaire d’État Eugenio
Pacelli devenu Pie XII en 1939 : « malgré toutes les violations dont il fut l’objet, il laissait aux
catholiques une base juridique de défense, un camp où se retrancher pour continuer à affronter,
tant qu’il leur serait possible, le flux toujours croissant de la persécution religieuse » (PIE XII,
Allocution au Sacré Collège L’Histoire d’un totalitarisme, 2 juin 1945 ; in SOLESMES, 867,
p. 459). Un peu plus haut : « Tant qu’il restait encore une lueur d’espoir que ce mouvement pût
prendre une tournure différente et moins pernicieuse, soit par la résipiscence de ses membres
plus modérés, soit par une opposition efficace de la partie non consentante du peuple allemand,
l’Église a fait tout ce qui était en son pouvoir pour opposer une digue puissante à l’envahis-
sement de ces doctrines aussi délétères que violentes. » (Ibid. ; in SOLESMES, 865, p. 458).
Cf. M. F. FELDKAMP, Pius XII. und Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht,
2000 ; R. MORSEY, « Eugenio Pacelli als Nuntius in Deutschland », Pie XII. zum Gedächtnis,
dir. H. SCHAMBECK, Berlin, Duncker und Humblot, 1977, p. 103-139.
3. PIE XI, Lettre encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937,
XXIX, p. 145-167 (in A. F. UTZ, I, p. 286-325) ; Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 220-
285). L’historiographie dominante se réfère constamment à ces deux textes mais, bien souvent,
sans les lire attentivement ou, ce qui revient au même, sans prendre la peine de les réinscrire dans
leur lignée discursive. Peut-être pour mieux s’autoriser à charger Pie XII et dédouaner son pré-
décesseur. Sur Mit brennender Sorge, cf. H.-A. RAËM, Pius XI. und der National-sozialismus,
Paderborn, Schöning, 1979 ; J. NOBÉCOURT, « L’encyclique Mit brennender Sorge », Dix
leçons sur le nazisme, dir. A. GROSSER, Bruxelles, Complexe, 1984, p. 131-154. Sur la compro-
mission de l’Église catholique d’Allemagne avec le nazisme, qui reste cependant très faible si on
la compare avec celle de l’Église protestante, cf. G. LEWY, L’Église catholique et l’Allemagne
nazie, trad. fr. G. Vivier, J.-G. Chauffeteau, Paris, Stock, 1964.
84 La subsidiarité catholique...
1. « Régime et État totalitaire ? Nous croyons bien l’entendre dans le sens que pour tout ce qui
est de la compétence de l’État, suivant sa fin propre, la totalité des sujets de l’État, des citoyens,
doivent se subordonner à l’État, au régime et en dépendre : en conséquence, une totalitarité que
Nous appellerons subjective, peut certainement être reconnue à l’État et au régime. On n’en peut
pas dire autant d’une totalitarité objective, à savoir dans le sens que la totalité des citoyens
doivent se subordonner à l’État et en dépendre [...] pour la totalité de ce qui est ou de ce qui peut
devenir nécessaire pour toute leur vie, voire leur vie individuelle, domestique, spirituelle, surna-
turelle. » (PIE XI, Lettre à Mgr Schuster ; in A. F. UTZ, II, p. 1813). Nous soulignons.
2. Formule extraite du discours de la Scala prononcé le 28 octobre 1925 et constamment reprise
ensuite : « Parce que pour le fasciste tout est dans l’État et que rien d’humain ou de spirituel,
pour autant qu’il ait de la valeur, n’existe en dehors de l’État. Dans ce sens, le fascisme est totali-
taire et l’État fasciste, synthèse et unité de toute valeur, interprète, développe et donne puissance
à la vie tout entière du peuple. » (B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme » [1932], Œuvres et
discours, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX, p. 61-91 ; G. GENTILE, « Fascismo
(dottrina del) », Enciclopedia Italiana, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1932, XIV,
p. 835-840 ; in E. TRAVERSO, Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p. 126-131).
3. Cf. les travaux de Serge Berstein et Pierre Milza (S. BERSTEIN, P. MILZA, Le Fascisme ita-
lien, 1919-1945, Paris, Le Seuil, 1980 ; P. MILZA, Mussolini, Paris, Fayard, 1999). Rappelons par
ailleurs qu’établir le constat d’un étatisme mussolinien, même tardif, ne fait pas de Mussolini un
quelconque défenseur de l’institution étatique.
86 La subsidiarité catholique...
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 27-64, spécialement
p. 31-45 ; « Le syndicalisme fasciste », Revue d’économie politique, 1928, 42 (4), p. 1100-1113 ;
Contribution à l’étude de l’économie et des finances de l’Italie depuis la guerre, Paris, Giard,
1929. Sur la même question, cf. aussi L. ROSENSTOCK-FRANCK, L’Économie corporative
fasciste en doctrine et en fait. Ses origines historiques et son évolution, Paris, Gamber, 1934 ; Les
Étapes de l’économie fasciste italienne, Paris, Librairie sociale et économique, 1939.
2. Avant même que la Crise de 1929 radicalise encore l’emballement du régime, seuls les syndi-
cats reconnus par le pouvoir mussolinien disposent d’une existence légale et sont investis de
toutes les prérogatives corporatives. Ce faisant, Mussolini cherchait purement et simplement
à éliminer tous les syndicats non fascistes, qu’ils soient socialistes, communistes ou chrétiens.
3. B. MUSSOLINI, Discours Sur la loi des corporations prononcé devant le Sénat le 13 janvier
1934, Quatre discours sur l’État corporatif, trad. fr., Rome, Laboremus, 1935, p. 27-36.
4. Giuseppe Bottai parle d’un « principe de la subordination essentielle des associations à
l’État ». Un peu plus bas, toujours dans son maître ouvrage : « Le syndicalisme fasciste est l’op-
posé du syndicalisme préfasciste, et le point de discrimination entre eux, c’est l’État, auquel l’un
était contraire et auquel l’autre se subordonnera. » (G. BOTTAI, « L’organisation corporative,
base de la souveraineté », Discours au Sénat, 31 mai 1928, L’Expérience corporative [1932], trad.
fr. D. Guidi, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1935, p. 32).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 87
1. Nous considérerons plus spécialement les Semaines sociales de France, université itinérante
du catholicisme social, créées en 1904 par le journaliste lyonnais Marius Gonin, fondateur de la
Chronique sociale, et l’universitaire Adéodat Boissard, professeur des facultés catholiques de
Lille. L’initiative sera reprise en Espagne et en Italie à partir de 1906-1907. Pour une histoire du
cas français, cf. J.-D. DURAND, dir., Les Semaines sociales de France, 1904-2004, Paris, Parole
et Silence, 2006 ; P. LÉCRIVAIN, « Les Semaines sociales de France », Le Mouvement social
catholique en France au XXe siècle, dir. D. MAUGENEST, Paris, Le Cerf, 1990, p. 151-165 ;
P. DROULERS, « L’Action populaire et les Semaines sociales de France », Revue d’histoire de
l’Église de France, 1981, 67 (179), p. 227-252. Pour une mise en perspective plus générale sur les
clercs catholiques, cf., par exemple, É. FOUILLOUX, « “Intellectuels catholiques” ? Réflexions
sur une naissance différée », Vingtième Siècle, 1997, 53 (1), p. 13-24.
2. Les inlassables appels à la paix lancés par Benoît XV (ses tentatives de paix blanche) avaient
aussi pour but de protéger ce dernier bastion. Cf., par exemple, N. RENOTON-BEINE,
La Colombe et les tranchées. Les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Grande Guerre,
Paris, Le Cerf, 2004 ; F. LATOUR, « De la spécificité de la diplomatie vaticane durant la Grande
Guerre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, 43 (2), p. 349-365 ; « La voix de
Benoît XV contre le “suicide de l’Europe” pendant la Grande Guerre », L’Europe, ses dimen-
sions religieuses, éd. G. CHOLVY, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1998, p. 19-32. Sur le
soutien pontifical sans failles au pouvoir catholique autrichien de l’entre-deux-guerres,
cf. A. MANHATTAN, « Austria and the Vatican », The Vatican in World Politics, op. cit.,
p. 224-250 ; K.-J. SIEGFRIED, Klerikalfaschismus. Zur Entstehung und sozialen Funktion des
Dollfuss-Regimes in Österreich. Ein Beitrag zur Faschismusdiskussion, Francfort, Lang, 1979.
3. Sur Mgr Ignaz Seipel, figure centrale du catholicisme autrichien, chancelier à deux reprises
pendant l’entre-deux-guerres (1922-1924 et 1926-1929), principal inspirateur d’Engelbert Doll-
fuss et de Kurt von Schuschnigg, cf. K. von KLEMPERER, Ignaz Seipel. Christian Statesman in
a Time of Crisis, Princeton, Princeton University Press, 1972. Au titre des influences exercées
sur les chanceliers Dollfuss et Schuschnigg, il faut mentionner le rôle important du théologien
Johannes Messner (nous le retrouverons plus loin) qui fut conseiller de l’un et de l’autre.
88 La subsidiarité catholique...
celier Dollfuss le 1er mai 1934. Signe patent d’un échec qui débouchera quatre
ans plus tard sur la tragédie de l’Anschluss, elle restera lettre morte.
Si un historien, spécialiste éminent de la période, a pu dire que le corpora-
tisme de la Constitution de 1934 reposait sur une interprétation erronée de
Quadragesimo anno (nous cherchons encore la bonne interprétation), avec
François Perroux, soulignons simplement que le texte pontifical « ne donne
aucune indication sur les relations et les influences qui doivent s’établir entre
les deux appareils corporatif et étatique »1. Référence en forme d’invocation
légitimatrice qui ajoute encore à l’ambiguïté du propos de Pie XI, ou plutôt la
révèle, quand bien même il faut s’attacher à resituer le corporatisme autri-
chien dans la densité de son histoire propre2. La chose n’en sort pas plus lim-
pide pour autant, car une fâcheuse habitude a été prise dans le champ de
l’analyse historiographique, qui consiste à reprendre abusivement le discours
des acteurs politiques — donc des catégories sémantiques fort confuses, faute
d’avoir été suffisamment décontaminées — et à identifier une polarité matri-
cielle née à la fin du xixe siècle qui aurait opposé terme à terme le courant de
la Sozialreform à celui de la Sozialpolitik3. Aussi pédagogique soit-il, le sché-
matisme de cette distinction ne doit pas abuser l’observateur. La confusion, à
vrai dire, dépasse les seules frontières autrichiennes et travaillent l’ensemble
de l’aire germanique, voire plus généralement le catholicisme continental4.
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 132 ; K. ROSENBERG,
« L’organisation corporative autrichienne », Affaires étrangères, 1935, 5 (6), p. 329-344 ; A. DIA-
MANT, Austrian Catholics and the First Republic. Democracy, Capitalism and the Social Order,
1918-1934, Princeton, Princeton University Press, 1960, p. 276 ; H. WOHNOUT, « A Chancel-
lorial Dictatorship with a “Corporative” Pretext : The Austrian Constitution between 1934 and
1938 », The Dollfuss-Schuschnigg Era. A Reassessment, éd. G. BISCHOF, A. LASSNER,
A. PELINKA, Brunswick, Transaction, 2003, p. 143-162 ; A. SOMEK, « Authoritarian Consti-
tutionalism : Austrian Constitutional Doctrine 1933 to 1938 and its Legacy », Darker Legacies
of Law in Europe, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, op. cit., p. 361-388 ; J.-P. BLED, « Les
catholiques autrichiens et le national-socialisme », La Révolution conservatrice allemande sous
la République de Weimar, dir. L. DUPEUX, Paris, Kimé, 1992, p. 393-403.
2. Encore aujourd’hui, l’Autriche reste connue pour son corporatisme, mais le substantif revêt
un tout autre sens ; il s’est d’ailleurs vu accoler le préfixe néo (afin de distinguer entre les versions
autoritaire et sociétale). Reste l’inertie du vocabulaire, qui n’a rien de fortuit. C’est dans l’Europe
social-démocrate des années 1970 que la notion de corporatisme émerge en science politique au
moment où prend peu à peu forme une discussion critique du pluralisme, paradigme libéral né
aux États-Unis lors de la décennie précédente. Des travaux anglais et allemands remettent en
cause certains des postulats de l’approche pluraliste en insistant sur deux points centraux : les
inégalités de pouvoir entre groupes d’intérêt ; l’interaction entre les groupes d’intérêt privés et
l’État dans la mise en œuvre des politiques publiques. Cf. les travaux de deux politistes en par-
ticulier : Philippe Schmitter, Gerhard Lehmbruch (P. SCHMITTER, « Still the Century of Cor-
poratism ? », Review of Politics, 1974, 36, p. 85-131 ; G. LEHMBRUCH, P. C. SCHMITTER,
dir., Trends Toward Corporatist Intermediation, Londres, Beverly Hills, Sage, 1979 ; Patterns of
Corporatist Policy-Making, Londres, Beverly Hills, Sage, 1982).
3. Ces notions elles-mêmes prêteraient à confusion si elles étaient reçues de manière trop litté-
rale en français : la Sozialreform n’avait rien de réformiste ; marquée par les grandes figures anti-
modernes du romantisme autrichien (Karl von Vogelsang, Adam Heinrich Müller, Wiard von
Klopp), elle prônait une ligne traditionaliste particulièrement intransigeante ; la Sozialpolitik se
réclamait, quant à elle, d’un accommodement possible avec le capitalisme moderne.
4. S’agissant du catholicisme autrichien, mentionnons le conflit entre un Franz Hitze et un
Georg von Hertling, entre un Karl von Vogelsang et un Ludwig Windhorst. S’agissant du catho-
licisme francophone, rappelons le conflit entre l’École de Liège et l’École d’Angers. Pour un
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 89
Tout à fait emblématique, le cas de Karl von Vogelsang mérite une mention
spéciale. Quoique converti au catholicisme (certes par Mgr von Ketteler), ce
noble d’origine allemande a pris la tête de la ligne la plus traditionaliste du
catholicisme social. Défendant le fédéralisme et les valeurs éternelles de la
terre, il a profondément influencé l’aristocratie catholique de l’Empire
austro-hongrois, son pays d’adoption, en activant chez les catholiques
sociaux, la fibre de l’État fort et interventionniste, sur fond de rejet antichré-
matistique du capitalisme, qui a souvent versé dans un antisémitisme bon
teint, très caractéristique du catholicisme de l’époque. Autant d’ingrédients
qui permettront la survenue de l’État autoritaire autrichien, insidieuse et iro-
nique transition vers la nazification à venir.
Dans la conjugaison qu’elle opère entre culture germanique et religion
catholique, l’Autriche apparaît comme la terre d’élection par excellence de la
subsidiarité. Là encore, c’est un indice lexicologique qui nous a mis sur la
voie et confirmé nos intuitions : de façon surprenante, le mot subsidiarité
pointe en effet sous la plume de François Perroux, dans l’ouvrage précité
paru en France dès 1937. Occurrence isolée et significative (« loi de subsidia-
rité »), intervenant dans le chapitre spécifiquement dédié au corporatisme
autrichien, pour traduire les propos d’un certain Richard Schmitz, membre
du Parti catholique, bourgmestre de Vienne qui a joué un rôle clef dans la
mise en place du Ständestaat et de la politique de « déconcentration éta-
tique »1. Citons François Perroux :
« En vertu de ce que le bourgmestre Schmitz appelle peut-être un peu pompeu-
sement, loi de subsidiarité, l’État qui aujourd’hui étouffe sous une surcharge de
devoirs et d’attributions pourra en confier une bonne partie aux Stände qui
géreront et ajusteront les intérêts professionnels, sociaux, culturels de leurs
membres. Cette déconcentration étatique est expressément souhaitée et voulue
par les catholiques sociaux d’Autriche. La position limite vers laquelle théori-
quement ils tendent est l’auto-administration, la Selbstverwaltung du Stand2. »
Voici donc le drame de l’expérience autrichienne du corporatisme : elle
révèle la teneur foncièrement antinazie de la subsidiarité catholique en même
temps qu’elle en souligne l’extrême faiblesse programmatique, qui la
condamne quasi fatalement à se laisser happée par le totalitarisme païen.
point approfondi et une mise en perspective historique, cf. E. ALEXANDER, Church and
Society in Germany. Social and Political Movements and Ideas in German and Austrian Catholi-
cism, 1789-1950, trad. angl. T. Stolper, in J. N. MOODY, éd., Church and Society. Catholic
Social and Political Thought and Movements, 1789-1950, New York, Arts Inc., 1953, IV.
1. Cf. les deux ouvrages de Richard Schmitz : R. SCHMITZ, Der Weg zur berufsständischen
Ordnung in Österreich, Vienne, Manzsche Verlagsbuchhandlung, 1934 ; Die Berufsständische
Neuordnung in Österreich. Ein Zwischen-bilanz, Vienne, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 1935.
2. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 127-128. Nous soulignons.
Contrairement à ce qui est indiqué dans le Dictionnaire historique d’Alain Rey, la première
apparition en France du substantif subsidiarité ne date pas de 1964 (A. REY, et al., dir., Diction-
naire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667). Mais il
est vrai que la diffusion du mot en langue française marque un tournant quantitatif après 1961,
année de la promulgation de Mater et Magistra. Cette occurrence isolée de 1937 n’invalide pas le
reste de nos repérages sémantiques : le vocable n’est pas utilisé avant les années 1950 (dans des
cercles confinés, catholiques et fédéralistes) après un passage par la Suisse.
90 La subsidiarité catholique...
Selon une tout autre voie que Voegelin, le Père Luigi Sturzo, précurseur
italien de la démocratie chrétienne, en arrive à la même impasse3. Il est pour-
tant le premier catholique à avoir relevé les collusions, pas simplement de
circonstance, entre la politique mussolinienne et les intérêts de l’Église catho-
lique, en lançant son concept accusateur de fascisme clérical (clericofascismo)4.
Mais si, par la suite, Sturzo manqua à ce point de résolution, c’est qu’il n’a
pas su viser juste, empruntant sans se l’avouer un chemin qui aura finalement
les mêmes effets que la rhétorique pontificale : une assimilation insidieuse
entre totalitarisme et État moderne. Depuis 1918, année de son entrée en
politique et de la naissance du Parti populaire5, il martèle avec insistance le
même et unique message, dont la thématisation redoublera d’intensité lors de
1. Sur le concept — controversé — d’austrofascisme, cf. T. KIRK, « Fascism and Austrofas-
cism », The Dollfuss-Schuschnigg Era, op. cit., p. 10-31 ; E. HANISCH, « Der politische Katho-
lizismus als ideologischer Träger des “Austrofaschismus” », Austrofaschismus. Politik, Öko-
nomie, Kultur, 1934-1938, éd. E. TALOS, W. NEUGEBAUER, Vienne, Lit, 2005, p. 68-86.
2. E. VOEGELIN, Der Autoritäre Staat. Ein Versuch über das österreichische Staatsproblem
[1936], Vienne, Springer, 1997. Le concept voegelinien de religions politiques émerge au même
moment que son homologue aronien (les religions séculières), nous y reviendons plus bas
(E. VOEGELIN, Les Religions politiques [1938], trad. fr. J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1994).
3. Lui aussi est contraint à l’exil en 1924, après une année entière de persécution. Relevons une
constante dans l’attitude de Pie XI vis-à-vis des partis catholiques : tout comme le lâchage du
Zentrum allemand permettra de faire avancer la cause du Concordat avec Hitler, le silence face à
la dissolution du Parti populaire italien en 1923 crée les conditions des accords du Latran.
4. L. STURZO, L’Italie et le fascisme [1926], trad. fr. M. Prélot, Paris, Alcan, 1927.
5. C’est Benoît XV qui lève le non expedit (interdiction faite aux catholiques italiens de parti-
ciper à la vie politique du pays), règle qui avait été formulée par Pie IX pour riposter à la dissolu-
tion de son territoire. Cette ouverture permet à Don Sturzo de créer le Parti populaire en 1919.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 91
1. Outre les références citées plus haut, cf. E. GENTILE, « New Idols : Catholicism in the Face
of Fascist Totalitarianism », Journal of Modern Italian Studies, 2006, 11 (2), p. 143-170.
2. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 13
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 40). Avec Maritain et le prélat suisse Charles Journet, Sturzo est
l’un des tout premiers penseurs catholiques à utiliser le concept de totalitarisme. « Le mot est de
fraîche date, écrit-il en 1937, mais ce qu’il signifie remonte en quelque manière au temps des
empires assyrien et babylonien. Le fascisme a créé un État totalitaire, lui donnant de plus sa défi-
nition : Rien en dehors ou au-dessus de l’État, rien contre l’État. Tout dans l’État, tout pour
l’État. » (Ibid., p. 19). Dans la même séquence de temps : C. JOURNET, « Les communautés
totalitaires » [1935], Exigences chrétiennes en politique, Paris, Egloff, 1945, p. 13-24).
3. L. STURZO, « Réflexions sur la crise de la démocratie », Politique, 1934, 12, p. 986-999.
4. M. PRÉLOT, L’Empire fasciste. Les origines, les institutions de la dictature et du corporatisme
italiens, Paris, Sirey, 1936 ; « La création des corporations italiennes », Politique, 1934, 5, p. 415-
423 ; « La théorie de l’État dans le droit fasciste », Mélanges R. Carré de Malberg, Paris, Sirey,
1933, p. 433-466 ; « Personne et société politique », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p. 433-451 ; « L’État : société et pouvoir », Crise du pouvoir et crise du
civisme, Paris, Gabalda, 1954, p. 23-42. Sur ce courant structuré autour de Politique,
cf. Y. PALAU, Contribution à l’étude du catholicisme social. Le cas de la revue Politique, Thèse
de doctorat en histoire, dir. R. Rémond, Paris, Institut d’études politiques, 1995).
5. Cf. M. PRÉLOT, « Don Sturzo et Maritain », Il Problema del potere politico, Brescia, Mor-
celliana, 1964, p. 140-149 ; « Les démocrates populaires français. Chronique de vingt ans, 1919-
1939 », Mélanges L. Sturzo, éd. F. BATTAGLIA, Bologne, Zanichelli, 1953, III, p. 203-227.
Pour un point de vue plus empathique sur le sujet, cf. J.-L. POUTHIER, « Chrétiens et démo-
crates, 1934-1944 », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p. 67-80. Toutes proportions gardées, une
parenté peut être relevée entre les écrits sturziens sur l’Italie fasciste et ceux du théologien pro-
testant Paul Tillich sur l’Allemagne nazie (P. J. TILLICH, Écrits contre les nazis [1932-1935],
92 La subsidiarité catholique...
trad. fr. L. Pelletier, Genève, Labor et Fides, Laval, Presses de l’Université de Laval, Paris, Le
Cerf, 1994, surtout « L’État total et les prétentions des Églises » [1934], p. 185-213).
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 134-139. Nous soulignons.
2. Sous Vichy, François Perroux participera activement à l’élaboration de la Charte du travail et
créera une revue en collaboration avec Yves Urvoy : les cahiers Renaître (F. PERROUX,
Y. URVOY, La Révolution en marche, Paris, Librairie de Médicis, 1943). Initiateur en 1934 de
l’Institut d’études corporatives et sociales, Maurice Bouvier-Ajam prit une part active à la Révo-
lution nationale de Vichy puis, peut-être par dépit, versa progressivement dans le communisme
(M. BOUVIER-AJAM, La Doctrine corporative, Paris, Sirey, 1937 ; La Question du corpora-
tisme, Paris, Lesfauries, 1938). Il faut distinguer ici entre l’itinéraire personnel de Bouvier-Ajam
et le rôle joué par son cercle de réflexion. Contribueront aux travaux de l’Institut des universi-
taires aussi éminents que Jean Brèthe de la Gressaye, Louis Le Fur, Georges Coquelle-Viance,
Louis Baudin et Gaétan Pirou (J. BRÈTHE de LA GRESSAYE, Le Syndicalisme, l’organisation
professionnelle et l’État, Paris, Sirey, 1931 ; « Du syndicat à la corporation », Politique, 1935,
9 (1), p. 11-39 ; « La corporation et l’État (histoire et doctrine) », Archives de philosophie du
droit, 1938, 1-2, p. 78-118 ; L. BAUDIN, Le Corporatisme, Paris, LGDJ, 1941 ; G. COQUELLE-
VIANCE, Un Ordre corporatif français, Paris, Fédération nationale catholique, 1938 ; Libertés
corporatives et unité nationale, Paris, Dunod, 1937 ; Restauration corporative de la nation fran-
çaise, Paris, Flammarion, 1936). Cf. J.-P. LE CROM, Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corpora-
tisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, spécialement p. 291 sq. ; S. L. KAPLAN, « Un labora-
toire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et
sociales », Le Mouvement social, 2001, 195 (2), p. 35-77 ; « Un creuset de l’expérience corpora-
tiste sous Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », La France, malade du corpora-
tisme ?, dir. S. L. KAPLAN, P. MINARD, Paris, Belin, 2004, p. 427-468.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 93
1. Outre son maître ouvrage, cf. F. PERROUX, « Économie corporative et système capita-
liste », Revue d’économie politique, 1933, 47 (5), p. 1409-1478 ; « La personne ouvrière et le droit
du travail », Esprit, 1936, 42, p. 866-897 ; Syndicalisme et capitalisme, Paris, LGDJ, 1938. Parmi
les économistes de la nébuleuse non-conformiste, mentionnons Daniel Villey (frère de Michel)
autre intellectuel hétérodoxe mais plus libéral. Nous le retrouverons quand il s’agira d’étudier la
source chrétienne du néolibéralisme. Pour un essai d’ego-histoire, cf. F. PERROUX, « Pérégri-
nations d’un économiste » [1980], Économie appliquée, 1987, 40 (2), p. 197-212.
2. Z. STERNHELL, « Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la
France des années trente », Revue française de science politique, 1984, 34 (6), p. 1170. Dans l’im-
médiat après-guerre (1946-1949), le directeur d’Esprit a cherché à établir un pont avec le socia-
lisme communiste au travers d’une politique de la main tendue (cf., par exemple, E. MOUNIER,
« L’ordre règne-t-il à Varsovie », Esprit, 1946, 123, p. 970-1003). Y a-t-il là l’expression d’un
mouvement profond ou une simple concession circonstancielle à l’hégémonie communiste de
l’époque ? Resituée dans sa cohérence d’ensemble, la pensée mouniérienne nous semble compré-
hensible en dehors de ses deux errements pétainiste et communiste. Outre Z. STERNHELL,
Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France [1983], Paris, Fayard, 2000, cf. T. JUDT,
Un Passé imparfait, Paris, Fayard, 1993 ; M. BERGÈS, Vichy contre Mounier. Les non-confor-
mistes à l’épreuve des années quarante, Paris, Économica, 1997 ; B. COMTE, « Mounier sous
Vichy : le risque de la présence en “clandestinité publique” », Emmanuel Mounier. L’actualité
d’un grand témoin, éd. G. COQ, op. cit., p. 51-92.
3. A. BESANÇON, Trois Tentations dans l’Église [1978-1996], Paris, Perrin, 2002, p. 30 sq.
(infléchissement p. II dans la seconde édition de l’ouvrage). À rapprocher des analyses récentes
d’Antoine Compagnon (A. COMPAGNON, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005). Sur la
fameuse critique de l’Église catholique par Dostoïevski, cf. la légende du Grand Inquisiteur
(F. M. DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov [1879-1880], trad. fr. H. Mongault, B. de
Schlœzer, L. Désormonts, S. Luneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1952,
p. 267 sq.).
94 La subsidiarité catholique...
1. La division interne des catholiques sociaux sur la question du corporatisme a récemment été
analysée par Yves Palau (Y. PALAU, « Les convictions juridiques, un enjeu pour les transforma-
tions doctrinales du catholicisme social entre les deux guerres », Revue française d’histoire des
idées politiques, 2008, 28, p. 369-390). Mais peut-être le distinguo n’est-il pas aussi net.
2. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », L’Organisa-
tion corporative, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1935, p. 41-94. Eugène Duthoit fut président des
Semaines sociales de 1919 jusqu’à 1939. Pour un compte rendu, cf. L. BLANCKAERT, « L’or-
ganisation corporative : la Semaine sociale d’Angers », Politique, 1935, 9 (8), p. 735-744.
3. En mai 1934, dans un numéro de Politique intitulé « Vers un ordre corporatif », Paul Vignaux
défend une « voie corporative » contre le corporatisme autoritaire. Et à l’en croire, les syndicats
français auraient pris le bon chemin (P. VIGNAUX, « La voie corporative et le mouvement
ouvrier », Politique, 1934, 8 (5), p. 403-414 ; M. EBLÉ, « Les catholiques sociaux et le corpora-
tisme », ibid., p. 396-401). Cf. aussi P. VIGNAUX, Traditionalisme et syndicalisme, New York,
Maison française, 1943 ; « Introduction historique à l’étude du mouvement syndical chrétien »,
International Review of Social History, 1937, 2, p. 28-49 ; M. EBLÉ, Les Écoles catholiques
d’économie politique et sociale en France, Paris, Giard et Brière, 1905.
4. « Duplicités du corporatisme », Esprit, 1934, 23-24, p. 711-775 ; R. DUPUIS, A. MARC, « La
corporation », Ordre nouveau, 1934, 10, p. 8-28. Le point a déjà été relevé par Jean-Louis
Loubet del Bayle (J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les Non conformistes des années 30. Une ten-
tative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969, p. 393), Daniel
Lindenberg (D. LINDENBERG, Les Années souterraines, 1937-1947, Paris, La Découverte,
1990) et Pierre Rosanvallon (P. ROSANVALLON, Le Modèle politique français. La société
civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 412). Dans une veine qui
assume sa proximité avec la doctrine ecclésiale, Jacques Maritain appelle de ses vœux la mise en
place d’un régime de type « corporatif et auctoritatif » (J. MARITAIN, Du Régime temporel et
de la liberté [1933], Œuvres complètes, op. cit., V, p. 371 sq.).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 95
« Le mot corporation, lit-on dans le propos introductif, a cet avantage de cris-
talliser l’idée d’une socialisation qui ne serait pas étatiste et respecterait le jeu
des groupes naturels intermédiaires entre l’individu et l’État1. »
Dans un numéro précédent, la revue mouniérienne allait jusqu’à proposer
une lecture démocratique de La Tour du Pin, figure tutélaire que nous retrou-
verons plus loin2. Au même moment, on lira un éloge appuyé du théoricien
corporatiste sous la plume du Père Delos, un autre habitué des Semaines
sociales : oui aux corporations de l’État autoritaire autrichien, non au corpo-
ratisme de l’État totalitaire italien, écrit-il en substance3. C’est qu’au-delà du
discours subversif d’un Mounier, le dialogue n’a pas manqué de s’établir
entre le personnalisme chrétien et le catholicisme social le plus institué4.
De fait, la plupart des catholiques personnalistes qui alimentent les rangs
du « non-conformisme » des années 1930 ne sont pas spécialement prédis-
posés à succomber aux sirènes étatistes et autoritaires du corporatisme ; dans
le corporatisme, ils voient avant tout une manière de rétablir les médiations
sociales et communautaires mises à mal par la modernité. Par delà la Révolu-
tion française, en écho à un Nicolas Berdiaeff qui appelait alors à refaire le
Moyen Âge, Mounier invitait non moins solennellement à un révisionnisme
critique : revisiter l’histoire chrétienne depuis la Renaissance5. À chaque fois,
l’affirmation du primat de la personne sur l’individu, la condamnation de
toutes les aliénations du sujet, bref le personnalisme contre l’individualisme.
Chez le directeur d’Esprit, les corporations prennent même le nom de per-
1. Qu’il suffise de penser aux publications d’un Georges Jarlot : G. JARLOT, « L’encyclique
Quadragesimo anno “sur la restauration de l’ordre social ...” », Doctrine pontificale et histoire,
II. Pie XI : doctrine et action, op. cit., p. 246-279 ; « L’organisation corporative à la Semaine
sociale d’Angers », Études, 1935, 224, p. 450-464 ; Le Régime corporatif et les catholiques sociaux,
op. cit. ; « L’institution », Archives de philosophie du droit, 1936, 12, p. 144-160.
2. M. PRÉLOT, « L’intégration des organes corporatifs dans l’État », op. cit., p. 369-370.
3. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », ibid., p. 46.
Parmi les leçons de Duthoit, où la référence à Quadragesimo anno est permanente :
E. DUTHOIT, « La conception chrétienne de l’ordre économique international », Le Désordre
de l’économique internationale et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1932,
p. 35-82 ; « Politique et sens chrétien », La Société politique et la pensée chrétienne, op. cit.,
p. 27-72 ; « Par l’éducation, vers l’ordre social chrétien », Ordre social et éducation, op. cit.,
p. 35-78 ; « Au service de la personne humaine. Pourquoi ? Comment ? », La Personne humaine
en péril, op. cit., p. 39-98. Sur Eugène Duthoit, cf. P. Y. VERKINDT, « L’engagement d’un pro-
fesseur. La question sociale chez Eugène Duthoit », Revue d’histoire des facultés de droit et de la
science juridique, 2002, 22, p. 109-132 ; « Entre solidarisme et corporatisme. Les relations collec-
tives de travail chez Eugène Duthoit », Mélanges O. Pirotte, Lille, PUL, 2004, p. 35-52.
98 La subsidiarité catholique...
1. Nous l’avons déjà dit et y reviendrons plus loin au risque de nous répéter. Cf. W. E. von KET-
TELER, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], Wilhelm Emmanuel von Ket-
telers Schriften, éd. J. Mumbauer, Kempten, Munich, Kösel’schen Buchhandlung, 1911, II
(Staatspolitische und vaterländische Schriften), p. 162 (extrait de la brochure Die Katholiken im
deutschen Reiche, issu d’un développement intitulé Lehr- und Lernfreiheit). Relevé déjà présent
chez Chantal Delsol et Clemens Bauer (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit.,
p. 130 ; C. BAUER, « Ketteler », Staatslexikon, op. cit., 1959, IV, col. 956).
2. Son influence est telle qu’on le surnomme le « Pape noir ».
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 99
1. Le Père Muller est belge ; son rôle a surtout été décisif dans la phase de finalisation du texte.
Le Père Desbuquois, directeur de l’Action populaire, et le Père Danset sont français ; ils ont
assuré la préparation et la rédaction des première et troisième parties (G. DESBUQUOIS, L’en-
cyclique Quadragesimo anno sur la restauration de l’ordre social, Paris, Spes, 1932 ; « L’infirmité
du capitalisme devant la crise de l’économie internationale », Le Désordre de l’économie interna-
tionale et la pensée chrétienne, op. cit., p. 129-148). Cf. P. DROULERS, Politique et christia-
nisme. Le Père Desbuquois et l’Action populaire, Paris, Éditions Ouvrières, 1969.
2. Sur le rôle joué par ce cercle spécialisé dans les questions économiques, et de la main de son
principal animateur, cf. O. von NELL-BREUNING, « Der Königswinterer Kreis und sein
Anteil an “Quadragesimo anno” », Soziale Verantwortung. Festchrift G. Briefs, dir. J. BROER-
MANN, P. HERDER-DORNEICH, Berlin, Duncker und Humblot, 1968, p. 571-585. Plus
généralement, cf. F. J. STEGMANN, « Der Sozialpolitische Weg im deutschsprachigen Katholi-
zismus », 90 Jahre Rerum novarum, dir. A. RAUSCHER, Cologne, Bachem, 1982, p. 98-129.
3. Cf. les importants travaux d’Anton Rauscher et de Johannes Schasching basés sur une consul-
tation des archives secrètes du Vatican : A. RAUSCHER, Subsidiaritätsprinzinp und Berufsstän-
dische Ordnung in Quadragesimo anno, Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1958 ;
J. SCHASCHING, Zeitgerecht, zeitbedingt, Nell-Breuning und die Sozialenzyklika Quadrage-
simo anno nach dem Vatikanischen Geheimarchiv, Borheim, Ketteler, 1994. L’ouverture récente
des archives pontificales des années 1930 est venue le confirmer, seuls sont de la plume directe de
Pie XI les paragraphes (91 à 95) qui traitent du corporatisme mussolinien.
4. O. von NELL-BREUNING, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings in
Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68.
Précisons encore que le premier jet de la contribution du Père Nell-Breuning, jugé trop abscons
et théorique par le Général Ledóchowski, a été partiellement réécrit par le Père Desbuquois.
100 La subsidiarité catholique...
1. L. TAPARELLI d’AZEGLIO, Essai sur les principes de l’économie politique [1856-1882],
trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethielleux, 1943. Pour une biographie, cf. l’ouvrage de son principal
traducteur en français (R. JACQUIN, Taparelli d’Azeglio, Paris, Lethielleux, 1943 ; Essai sur les
principes philosophiques de l’économie politique [1856-1862], trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethiel-
leux, 1943). Fondateur en 1893 de la Rivista internazionale di scienze sociali et initiateur du
concept d’économie sociale (G. TONIOLO, Trattato di economia sociale [1908], Vatican,
Comitato opera omnia di G. Toniolo, 1949), Giuseppe Toniolo a pu apparaître comme l’un des
précurseurs de la démocratie chrétienne (G. TONIOLO, La Notion chrétienne de la démocratie
[1896], trad. fr., Paris, La Bonne Presse, 1897). Il en rappelle surtout l’origine intransigeante :
imprégné de néoguelfisme ultramontain, il fut, avec le Père Liberatore, la grande figure de la
Civiltà cattolica, organe du catholicisme le plus antilibéral. Nous reviendrons plus bas sur le
fondement religieux de sa définition de la démocratie. Sur les tout débuts de la Civiltà cattolica,
cf. P. DROULERS, « Question sociale, État, Église dans la Civiltà cattolica à ses débuts »,
Chiesa e Stato nell’Ottocento. Miscellanea P. Pirri, Padoue, Antenore, 1962, p. 123-147.
2. Outre-Rhin, c’est en effet chez le Père Joseph Kleutgen que l’on trouve la relecture doctrinale
la plus aboutie de l’œuvre de saint Thomas. Léon XIII ne s’y trompera pas, qui lui demandera de
rédiger le premier jet de son encyclique de 1879 lançant le renouveau thomiste (LÉON XIII,
Aeterni Patris ; in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701). Cf. J. W. K. KLEUTGEN, Die
Theologie des Vorzeit, I-V [1853-1870], Münster, Theissing, 1867-1874.
3. Ajoutons ici le Père Cathrein, auteur de la notice « Staat » du Staatslexikon (V. CATHREIN,
« Staat », Staatslexikon, op. cit., 1897, V, col. 216-242). Avec le Père Lehmkuhl, Viktor Cathrein
fut un élément pivot de la revue Stimmen aus Maria Laach, devenu Stimmen der Zeit, après la fin
de l’exil hollandais des jésuites allemands. Outre le Staatslexikon de la société Görres (dont la
première parution s’est étalée de 1889 à 1933), relevons, parmi les autres publications significa-
tives du catholicisme allemand, le Wörterbuch der Politik édité après-guerre par les soins de
Hermann Sacher et d’Oswald von Nell-Breuning : O. von NELL-BREUNING, H. SACHER,
dir., Wörterbuch der Politik, I-V, Fribourg, Herder, 1947-1958.
4. Cf. G. GUNDLACH, « Solidarismus, Einzelmensch, Gemeinschaft », Gregorianum, 1936,
17 (1), p. 265-295 ; « Solidaritätsprinzip » [1931], Staatslexikon, op. cit., 1962, VII, col. 119-122 ;
« Le Français Pierre Leroux a forgé le concept de solidarité dans l’intention de contrer la notion
de charité chrétienne. Le radical Léon Bourgeois lui donna des débouchés sur le terrain politique
tout en contribuant à sa thématisation théorique (L. BOURGEOIS, Solidarité [1896], Latresne,
Le Bord de l’eau, 2008). Premier auteur allemand à s’y référer, Heinrich Pesch s’est directement
inspiré de Léon Bourgeois mais en tentant une conceptualisation catholique du principe de soli-
102 La subsidiarité catholique...
darité (H. PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie [1905-1925], Fribourg, Herdersche Ver-
lagsbuchhandlung, 1926). Cf. G. GUNDLACH, « Pesch », Staatslexikon, op. cit., 1961, VI,
col. 226-229 ; R. E. MULCAHY, « The Peschian Value Paradox : A Key to the Function of
Vocational Groups », Review of Social Economy, 1952, 10 (1), p. 32-51 ; The Economics of Hein-
rich Pesch, New York, Henry Holt and Company, 1952 ; « The Welfare Economics of Heinrich
Pesch », The Quarterly Journal of Economics, 1949, 63 (3), p. 342-360 ; A. L. HARRIS, « The
Scholastic Revival : The Economics of Heinrich Pesch », The Journal of Political Economy, 1946,
54 (1), p. 38-59. Pour une synthèse plus récente, cf. R. J. EDERER, « Heinrich Pesch, Solidarity,
and Social Encyclicals », Review of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 596-610 ; P. KOSLOWSKI,
« Solidarism, Capitalism, and Economic Ethics in Heinrich Pesch », The Theory of Capitalism in
German Economic Tradition, op. cit., p. 371-394.
1. D’Alfred Fouillée à Émile Durkheim en passant par Léon Bourgeois, Léon Duguit et Célestin
Bouglé : A. FOUILLÉE, La Propriété sociale et la démocratie [1884], Lormont, Le Bord de
l’eau, 2008 ; Les Éléments sociologiques de la morale [1905], Paris, Alcan, 1928 ; C. BOUGLÉ,
Solidarisme et libéralisme [1904], Paris, L’Harmattan, 2009 ; Le Solidarisme [1907], Paris, Giard,
1924 ; « Note sur les origines chrétiennes du solidarisme », Revue de métaphysique et de morale,
1906, 14, p. 251-264. Une parenté est à établir avec un Charles Renouvier ou un Henry Michel,
qui tentent de définir un « socialisme libéral » (H. MICHEL, L’Idée de l’État. Essai critique sur
l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution [1895-1898], Paris,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 103
Fayard, 2003). Sur Renouvier, dont nous avons relevé plus haut le dialogue avec le personna-
lisme, cf. M.-C. BLAIS, Au principe de la république. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000,
surtout p. 70 sq., p. 295 sq. ; Corpus, 2003, 45. Sur Michel, cf. S. AUDIER, « Une conception de
l’État “socialiste libérale” ? Henry Michel et les mutations de l’idée républicaine de l’État »,
Corpus, 2005, 48, p. 85-145. Pour une critique (assez sévère) du solidarisme juridique, ici contra-
distingué du socialisme juridique, cf. N. et. A.-J. ARNAUD, « Une doctrine de l’État tranquil-
lisante : le solidarisme juridique », Archives de philosophie du droit, 1976, 21, p. 131-151 ; « Le
socialisme juridique à la “Belle Époque” : visages d’une aberration », Quaderni fiorentini, 1974-
1975, 3-4, p. 25-54.
1. Cf. C. GIDE, La Solidarité [1928], Paris, PUF, 1932.
2. Cette empreinte solidariste antisocialiste trouvera également une expression dans la jurispru-
dence administrative sur la création de services publics locaux, jurisprudence qui défend une
notion du service public comme troisième voie alternative au libéralisme et au socialisme. Nous
pensons à la résistance du Conseil d’État face au socialisme municipal (CONSEIL d’ÉTAT,
Casanova, 29 mars 1901 ; Rec., 1901, p. 333), qui ne prendra véritablement fin qu’au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. Nous reviendrons sur Maurice Hauriou — auteur de la fameuse
note publiée sous l’arrêt Casanova — et son dialogue avec Léon Duguit. De manière générale,
cf. J. DONZELOT, L’Invention du social, Paris, Le Seuil, 1984, p. 73-120. Notons par ailleurs
que Gabriel Almond a fortement établi la parenté entre personnalisme chrétien (France, Bel-
gique) et solidarisme chrétien (Allemagne, Autriche) (G. A. ALMOND, « The Political Ideas of
Christian Democracy », The Journal of Politics, 1948, 10 (4), p. 734-763).
3. Cf. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, op. cit., p. 34.
4. Cf. R. P. DUCATILLON, « Quarante ans après Rerum novarum : l’ordre social chrétien et
l’encyclique Quadragesimo anno », La Morale chrétienne et les affaires, Lyon, Vitte, Paris,
Gabalda, 1931, p. 507-522 ; J. VIALATOUX, « Primauté du spirituel dans les affaires », ibid.,
p. 145-174. Dès la Semaine sociale de 1922, cf. deux leçons en particulier : E. DUTHOIT,
« Comment adapter l’État à ses fonctions économiques », Le Rôle économique de l’État, op. cit.,
p. 33-60 ; J. VIALATOUX, « La notion d’économie politique. Relation entre le désordre de
notre économie et l’oubli de la vraie nature de l’ordre économique », ibid., p. 147-168.
5. E. J. O’BOYLE, Personalist Economics, Boston, et al., Kluwer Academic, 1998.
6. Outre Nell-Breuning et Gundlach, citons Jakob Barion, Theodor Brauer, Paul Jostock, Rudolf
Kaibach, Johannes Messner, Otto Schilling, Wilhelm Schwer, Johannes Joseph van der Velden,
Johann Baptist Schuster. Cf. J. J. van DER VELDEN, éd., Die Berufsständische Ordnung. Idee
und praktische Möglichkeiten, Cologne, Katholische Tat, 1932 ; J. B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935, spécialement p. 94 sq.
104 La subsidiarité catholique...
1. Goetz Briefs et Franz Müller (le second fut l’étudiant puis l’assistant du premier) ont tous les
deux joué un rôle déterminant outre-Atlantique dans la création en 1941 de l’association catho-
lique d’économie (Catholic Economics Association), devenue Association for Social Economics au
début des années 1970. Sur Goetz Briefs, cf. Review of Social Economy, 1983, 41 (3). De Hein-
rich Rommen citons principalement H. A. ROMMEN, The State in Catholic Thought [1935],
Saint-Louis, Herder, 1950. De Franz Müller, les écrits sont très prolifiques. Nous mentionnons
ici ceux relatifs au solidarisme et à la subsidiarité : F. H. MÜLLER, Heinrich Pesch and His
Theory of Christian Solidarism, Saint Paul, College of Saint Thomas, 1941 ; « The Principle of
Subsidiarity in the Christian Tradition », The American Catholic Sociological Review, 1943,
4 (3), p. 144-157 ; « The Development of the Modern Dualism Between State and Society », ibid.,
1943, 4 (4), p. 185-193 ; « The Rise of Modern Society », ibid., 1945, 6 (1), p. 33-41 ; « The Prin-
ciple of Solidarity in the Teachings of Father Heinrich Pesch », Review of Social Economy, 1946,
4 (1), p. 31-39 ; « In Memoriam : Gustav Gundlach », Review of Social Economy, 1964, 22 (2),
p. 130-134 ; « Heinrich Pesch. Social Philosopher and Economist. The Currency of the Idea of
Solidarism », Jahrbuch für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 181-204 ; « Social Eco-
nomics : The Perspective of Pesch and Solidarism », Review of Social Economy, 1977, 35 (3),
p. 293-297 ; The Church and the Social Question, American Enterprise Institute for Public
Policy Research, 1984 ; « Random Comments on the Economics of Rerum novarum », Review
of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 502-513 ; « Solidarism », The New Dictionary of Catholic
Social Thought, dir. J. A. DWYER, Collegeville, The Liturgical Press, 1994, p. 906-908 ;
« Pesch », ibid., p. 738-739 ; « The Principle of Solidarity in Teachings of Father Henry Pesch »,
Review of Social Economy, 2005, 63 (3), p. 347-355.
2. Révélateur d’un fort intérêt pour les problématiques d’ingénierie financière, le parcours uni-
versitaire du Père Nell-Breuning parle de lui-même. Auteur d’une thèse sur l’éthique de la
Bourse soutenue en 1928 à l’Université de Münster — travail qui lui a valu son entrée dans les
cercles intellectuels du Vatican —, il fut, dans l’immédiat après-guerre, chargé de la gestion éco-
nomique de la province jésuite d’Allemagne du Nord. Devenu professeur à la Faculté Sankt
Georgen, il restera pour longtemps le spécialiste ès sciences économiques du catholicisme alle-
mand. C’est ainsi qu’à partir de 1948 Oswald von Nell-Breuning occupe une chaire d’éthique
économique et sociale à l’université de Francfort ; et que, de 1948 à 1965, il est membre actif du
conseil scientifique du ministre fédéral de l’Économie, Ludwig Erhard. Sans pour autant s’atta-
cher à la seule rive droite de l’échiquier politique (CDU) : dès la fin des années 1940, il se fait le
défenseur du syndicalisme allemand et de la Confédération des syndicats (DGB). En 1959, il est
consulté par le SPD lors de la préparation du fameux congrès de Bad-Godesberg (le programme
social-démocrate qui en ressortira parlera explicitement d’éthique chrétienne).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 105
1. Cf. R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, Paris, PUF, 1997, p. 75 ;
A. LACROIX-RIZ, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la
Guerre froide, op. cit. (cette thèse de sensibilité marxiste a largement été remise en cause).
2. Mentionnons, par exemple, la parution de 1845 à 1872 du Kirchenrecht en sept tomes de
Georg Phillips, grand canoniste allemand dont les thèses n’ont vraiment rien à envier à Joseph de
Maistre (G. PHILLIPS, Kirchenrecht I-VII, Ratisbonne, Manz, 1845-1872, 11 volumes).
3. Hormis Mgr von Ketteler, un théologien jésuite fait exception : Joseph Wilhelm Kleutgen.
4. Et d’un Karl Barth, côté protestant. Pensons à sa relecture de l’épître aux Romains (K. BARTH,
L’Épître aux Romains [1919, 1922], trad. fr. P. Jundt, Genève, Labor et Fides, 1972).
5. Peut-être sont-ce là les authentiques pères spirituels du personnalisme chrétien. Avant même
Emmanuel Mounier et Esprit, le personnalisme chrétien de l’entre-deux-guerres a en effet trouvé
ses linéaments dès les années 1920 en Allemagne chez un Max Scheler et un Paul-Ludwig Lands-
berg (le second fut l’élève du premier) (M. SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die
materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus [1921],
Bonn, Bouvier, 2009 ; P. L. LANDSBERG, Die Welt des Mittelalters und wir. Ein geschichtsphi-
losophischer Versuch über den Sinn eines Zeitalters [1922], Berlin, Cohen, 1925 ; Pierres blanches.
Problèmes du personnalisme [1934-1944, 1952], Paris, Le Félin, 2007).
6. Cf. L. ROOS, « Kirche, Politik, soziale Frage : Bischof Ketteler als Wegbereiter des sozialen
und politischen Katholizismus », Die Soziale Verantwortung der Kirche, éd. A. RAUSCHER,
L. ROOS, Cologne, Bachem, 1979, p. 21-62 ; M. J. O’MALLEY, « Currents in XIXth Century
German Law, and Subsidiarity’s Emergence as a Social Principle in the Writings of Wilhelm
Ketteler », Journal of Law, Philosophy and Culture, 2008, 2 (1), p. 23-53.
106 La subsidiarité catholique...
dients doctrinaux sont d’ores et déjà réunis sous sa plume : volonté de dépas-
sement du libéralisme et du socialisme ; réconciliation des classes sociales
autour d’une troisième voie catholique ; affirmation du primat de la société
sur le politique et conception instrumentale de l’État réservant la place cen-
trale à l’Église, seule institution parfaitement légitime. Mais, plus encore que
tout cela, Ketteler est le catholique du xixe siècle qui a le plus fortement
contribué à donner une dimension religieuse et confessionnelle au mot
d’ordre de la corporation1.
Dépassement du socialisme et du libéralisme, c’est bien là le slogan du
catholicisme social en train de naître au xixe siècle. Aujourd’hui oublié, Ket-
teler, cette figure germanique du prêtre en politique, en est pourtant l’un des
principaux accoucheurs, l’« initiateur immortel », selon les mots élogieux
d’Albert de Mun2. Son action sacerdotale et politique autant que sa réflexion
doctrinale en constituent effectivement l’une des premières manifestations
significatives. Investi comme aucun autre représentant du clergé dans les pro-
blèmes de son temps, il pesa de tout son poids personnel pour faire du catho-
licisme social la ligne officielle de l’Église allemande3. Avant beaucoup
d’autres, il s’est attaché à formuler les principes catholiques d’une réforme
sociale (katholische Soziallehre) et à proposer des réponses concrètes à la
question ouvrière, au point que le Pape Pecci en personne reconnaîtra en lui
son principal précurseur4. Mais ne personnalisons pas à l’excès notre généa-
logie conceptuelle : pas de doctrine formalisée chez Mgr von Ketteler, seule-
ment une suite de textes de circonstance et de prises de position politique, qui
témoignent d’une forte sensibilité à l’environnement social de l’époque. Le
prélat n’a pas tant développé une pensée propre que fécondé et redécouvert
pour son temps l’héritage doctrinal de l’Église. Somme toute, son ambition
fut assez emblématique du catholicisme européen du xixe siècle : réconcilier
l’Église et le peuple, ce peuple érigé en grande victime de la bourgeoisie libé-
rale ; apporter des réponses chrétiennes à la question sociale5. On pourrait
presque dire, avec Antonio Gramsci, qu’il incarne, par excellence, l’« intellec-
1. Point déjà relevé par Louis Baudin (L. BAUDIN, Le Corporatisme, op. cit., p. 4).
2. A. de MUN, Ma vocation sociale [1871-1875], Paris, Lethielleux, 1908, p. 14. Cf. aussi
R. AUBERT, « Monseigneur de Ketteler, évêque de Mayence, et les origines du catholicisme
social », Collectanea Mechliniensia, 1947, 32, p. 534-539 ; Le Pontificat de Pie IX, 1846-1878
[1952], Paris, Bloud et Gay, 1964 ; K. J. RIVINIUS, « Ketteler und die katholisches Sozialbewe-
gung im 19. Jahrhundert », Theologie und Glaube, 1977, 67, p. 309-331. Pour des précisions
biographiques, cf. O. PFÜLF, Bischof von Ketteler (1811-1887). Eine geschichtliche Darstellung,
Mayence, Kirchheim, 1899 ; H. de BIGAULT, « Monseigneur Guillaume de Ketteler, évêque
de Mayence (1811-1877) », Études, 1900, 82, p. 721-742, 83, p. 49-62 ; C. PEYROUX, Ketteler.
Sa vie, ses idées politiques et sociales, Limoges, Éditions du Petit Démocrate, 1911.
3. Il y parvint partiellement lors de la conférence annuelle des évêques tenue à Fulda en 1869.
4. C’est notamment par l’intermédiaire d’un autre aristocrate allemand, le comte Franz von
Küfstein, animateur — à Rome — d’un cercle de réflexion sur les questions sociales, que l’in-
fluence de l’évêque de Mayence a pu se diffuser dans l’entourage direct de Léon XIII.
5. « Face à la dure montée de la civilisation industrielle, écrit J.-M. Mayeur, les intransigeants
aspirent à un retour au monde traditionnel : l’aristocratie ou le clergé nourrissent le projet d’une
alliance avec le “bon peuple”, préservé de la contagion révolutionnaire, contre la bourgeoisie
libérale. » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 22-23).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 107
1. Sur la notion d’intellectuel organique, cf. A. GRAMSCI, Cahier 3 [1930], Cahiers de prison
1-5 [1974-1976], trad. fr. M. Aymard, F. Bouillot, Paris, Gallimard, 1996, p. 309 sq. Mais, Émile
Poulat nous l’a appris, le conflit de l’Église avec l’esprit bourgeois est moins à comprendre dans
une confrontation binaire (catholicisme contre libéralisme) que dans un jeu triangulaire entre
catholicisme, libéralisme et socialisme (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). Préci-
sons que le Pape Pecci n’hérite pas de la seule tradition continentale du catholicisme social,
majoritairement issue de l’aristocratie. Il s’est également beaucoup inspiré du catholicisme
anglo-saxon d’ascendance plébéienne. Pensons au Cardinal James Gibbons, archevêque de Balti-
more, et au Cardinal Henry Edward Manning, archevêque de Westminster, qui a eu droit au
surnom de prélat des ouvriers pour avoir soutenu la grève des dockers londoniens en 1889.
2. W. E. von KETTELER, Die Großen sozialen Fragen der Gegenwart. Sechs Predigten
gehalten in Mainz im Jahre 1848, Mayence, Kirchheim, 1878. Cf. aussi, dans les Staatspolitische
und vaterländische Schriften de Ketteler, « Die Grundlagen der Gesellschaft », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., II, p. 210 sq. Renvoyons aussi à l’étude récente de Martin
O’Malley (M. J. O’MALLEY, Wilhelm Ketteler and the Birth of Modern Catholic Social
Thought. A Catholic Manifesto in Revolutionary 1848, Munich, Herbert Utz, 2008).
3. R. TALMY, Aux sources du catholicisme social, Tournai, Desclée, 1963, p. 34.
4. En partie menée sous la forme d’une correspondance anonyme : W. E. von KETTELER,
La Question ouvrière et le christianisme [1864], trad. fr. É. Cloes, Liège, Grandmont-Donders,
1869. La version originale du texte allemand a été republiée dans les Soziale Schriften und Per-
sönliches (W. E. von KETTELER, « Die Arbeitfrage und das Christentum », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., III (Soziale Schriften und Persönliches), p. 1-144).
108 La subsidiarité catholique...
appuyer la plupart des revendications ouvrières, ne sera pas sans inquiéter ses
anciens compagnons de route conservateurs ; ils auront beau jeu de voir là
une simple reformulation catholique du socialisme. Débat récurrent à l’inté-
rieur du catholicisme allemand comme en témoigneront, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, les discussions passionnées autour du « socialisme
chrétien »1. Nous verrons qu’une fois parée des attributs de la démocratie
chrétienne, la subsidiarité assurera le pont entre ces deux tendances de la
culture catholique2.
Parler de socialisme chrétien serait impropre. La condamnation kettelé-
rienne du libéralisme est éthique et spirituelle avant que d’être économique et
sociale3. Si ses préconisations prennent parfois un tour très progressiste4, elles
ne peuvent faire oublier qu’à ses yeux les problèmes sociaux sont essentielle-
ment d’ordre moral. Ils proviennent d’un dérèglement religieux, dont la
résorption définitive ne saurait passer par autre chose que la foi chrétienne.
De bout en bout, son idéal d’une réconciliation harmonieuse, sa vision orga-
niciste et paternaliste de la société s’inscrivent en faux contre le discours de la
lutte des classes. Hypnotisation médiévale aidant, l’horizon invoqué est celui
du monde d’avant l’État moderne, ce monde pluriel, hérissé de corps sociaux,
mais surtout ce monde unitaire et holiste, totalisé et unifié par la Chrétienté.
Aussi Ketteler voit-il dans la restauration corporatiste la seule solution viable
pour surmonter les erreurs modernes. Tout le reste suit en quelque sorte
comme le résultat logique de sa culture germanique : 1o valorisation de la vie
interne des communautés sociales, familiales et professionnelles, à l’intérieur
d’un schéma hiérarchique où chaque partie se complète, vient nourrir l’en-
1. « Les corps organisés, écrit Ketteler, sont régis par un principe interne et vivant ; toutes les
parties convergent vers un foyer vital commun, les organes inférieurs se rattachent à des organes
supérieurs également doués de vie et d’action, et remontent ainsi jusqu’à l’organe suprême qui
ramasse et concentre toutes les parties en un seul individu. De cette sorte, la vie règne partout,
tout se meut d’après un principe de vie interne ; tout est libre et indépendant, et c’est en vertu de
sa propre autonomie que chaque membre se rattache à tout le corps. L’activité d’un membre
particulier ne cesse que lorsqu’il a besoin du concours d’un membre supérieur pour atteindre
son but. » (W. E. von KETTELER, cité par G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 216).
2. Celui de l’Essai sur l’indifférence, celui d’avant la création de L’Avenir (1830) : F. de LAMEN-
NAIS, Essai sur l’indifférence en matière de religion [1817-1823], Œuvres complètes, Paris,
Daubrée et Cailleux, 1837. « Ce que Lamennais avait rêvé — que l’Église fasse sienne la cause des
déshérités et des misérables et porte résolument la croix au plus gros de la mêlée du grand
combat social contemporain — Ketteler l’a réalisé pour l’Allemagne. » (G. DECURTINS, Pré-
face à Œuvres choisies de Mgr Ketteler, trad. fr. G. Decurtins, Bâle, Basler Volksblatt, 1892,
p. XXXXIV). Rappelons qu’en 1832-1834, l’Église condamnera fermement (doctrinalement) le
second Lamennais pour indifférentisme (GRÉGOIRE XVI, Lettre encyclique Mirari vos,
15 août 1832, Lettre encyclique Singulari nos, 25 juin 1834, Acta Sanctae Sedis, 1867, III, p. 160-
176 ; in A. F. UTZ, I, p. 132-155 ; H. DENZINGER, 2730-2732, p. 632-633).
3. Professeur d’histoire de l’Église, le Père Johannes Joseph Ignaz von Döllinger fut l’un des
initiateurs du Congrès des savants catholiques tenu en septembre 1863 à Munich ; important
congrès dont il ressortit une forte demande de liberté scientifique en matière théologique
(J. HOFFMANN, « Théologie, magistère et opinion publique. Le discours de Döllinger au
Congrès des savants catholiques de 1863 », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (2), p. 245-
258). Pie IX répondit en rappelant la nécessaire soumission au magistère (PIE IX, Lettre Tuas
libenter à Mgr Gregor von Scherr, archevêque de Munich-Freising, 21 décembre 1863, Acta
Sanctae Sedis, 1874, VIII, p. 438-441 (in H. DENZINGER, 2875-2880, p. 658-661). Ce rappel à
l’ordre figure aussi dans le Syllabus, aux articles 9, 10, 12, 13, 14, 22 et 33 (PIE IX, Syllabus,
8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 168-176 ; in A. F. UTZ, I, p. 35-53 ;
H. DENZINGER, 2901-2980, p. 665-673). Le Père Döllinger sera excommunié en 1871 pour
avoir exprimé son opposition à la proclamation officielle du dogme de l’infaillibilité pontificale.
4. W. E. von KETTELER, « Kirche und Staat. Einigung-Trennung », Wilhelm Emmanuel
von Kettelers Schriften, op. cit., I (Religiöse, kirchliche und kirchenpolitische Schriften), p. 319-
322. « Dans tout ce qui touche à l’essentiel, l’Église et l’État ne sauraient se séparer. »
(W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église. Considérations sur les grands problèmes de
notre époque [1862], trad. fr. P. Belet, Paris, Vivès, 1862, p. 173-177, ici p. 174 ; Freiheit, Auto-
rität und Kirche. Erörterungen über die großen Probleme der Gegenwart, Mayence, Kirchheim,
110 La subsidiarité catholique...
1862). Sur ce point, cf. K. J. RIVINIUS, « Kettelers Vorstellung vom Verhältnis Kirche und
Staat », Annuarium Historiae Conciliorum, 1975, 7 (1-2), p. 467-495 ; « Kettelers Kirchenver-
ständnis auf dem ersten Vatikanischen Konzil im Kontext der Unfehlbarkeitsdiskussion », Zeit-
schrift für Kirchengeschichte, 1976, 87 (2-3), p. 280-297 ; « Das Verhältnis zwischen Kirche, Staat
und Gesellschaft dargestellt an der Wirksamkeit Wilhelm Emmanuel von Kettelers », Jahrbuch
für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 51-100.
1. « Der Staat ist aus seinem Gebiete souverän und muss es sein, seinem Wesen und seiner
Bestimmung nach ; aber auch der Menschengeist ist aus seinem Gebiete souverän und muss es
sein, seiner würde und seiner ihm gebührenden Ehre nach. Es versteht sich dabei von selbst, dass
jede menschliche Souveränität nur in den Schranken besteht, die ihr die göttliche Souveränität
angewiesen hat ; dass mit ihr die Pflicht verbunden ist, sich dieser göttlichen Souveränität voll-
kommen und unbedingt zu unterwerfen, und dass sie von dem Augenblicke an Empörung wird,
wo sie sich dem göttlichen Willen entgegenstellt. » (W. E. von KETTELER, « Christliches
Gewissen und Staatsgewalt », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften, op. cit., II (Staatspoli-
tische und vaterländische Schriften), p. 29-30 ; extrait de la brochure Ist das Gesetz das öffentliche
Gewissen ?). Traduction française de Gyr parue à Bruxelles chez Devaux en 1866, ensuite reprise
par Georges Goyau (G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 51).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 111
L’essentiel des linéaments de la subsidiarité sont là, mais, nous l’avons dit,
cette subsidiarité latente demandait un contexte pour éclore et se révéler : ce
sera celui du renouveau corporatiste des années 1930. Entre-temps, une étape
théorique essentielle qu’on ne saurait passer sous silence, la pensée d’un
auteur français, déjà rencontré à plusieurs reprises ça et là : René de La Tour
du Pin1.
« Il n’est pas exagéré de dire, écrit un commentateur autorisé du catholicisme
social, que l’École de La Tour du Pin a contribué à l’élaboration de Rerum
novarum et préparé de loin Quadragesimo anno2. »
Cette simple notation réclamait notre attention. Fondateur de L’Associa-
tion catholique, tribune hexagonale des catholiques sociaux, La Tour du Pin
invite, une fois de plus, à souligner la provenance éminemment aristocratique
du corporatisme catholique3. Bien plus que l’Autrichien Vogelsang, davan-
tage versé dans l’action politique, le comte de La Tour du Pin conceptualise
une véritable doctrine du traditionalisme corporatiste, non sans s’inspirer de
la tradition germanique — véritable refuge pour tous les refus nostalgiques
de la modernité française. À reconstruire son itinéraire personnel, l’inspira-
tion ultrarhénane est en effet évidente : non seulement, sa captivité à Cologne
(pendant la Guerre de 1871) mit l’officier français en contact direct avec
l’école kettelérienne mais La Tour du Pin resta profondément marqué par
son séjour à Vienne comme attaché militaire à l’ambassade de France ; séjour
pendant lequel il eut le loisir de fréquenter les cercles catholiques sociaux de
l’Autriche-Hongrie finissante. Soulignons d’ailleurs la convergence de ces
deux remarques biographiques étant donné la dette du catholicisme autri-
chien à l’égard de Mgr von Ketteler.
Son idéal organiciste, La Tour du Pin le trouve donc dans la reconstitution
mythique d’un Moyen Âge germanique, antithèse de l’État jacobin. Comme
la plupart des catholiques en lutte contre l’esprit de 1789, il admire tout à la
fois une certaine Allemagne chrétienne, jalouse de ses libertés médiévales, sa
conception hiérarchique de la société, son féodalisme romantique et sociali-
sant, ainsi qu’une certaine Autriche habsbourgeoise, dernier des grands États
catholiques, empire fédéral et plurinational, lointaine survivance de la Chré-
tienté, bientôt appelée à disparaître. Mais, du catholicisme germanique, La
1. R. de LA TOUR DU PIN CHAMBLY de LA CHARCE, Vers un ordre social chrétien.
Jalons de route [1882-1907], Paris, Beauchesne, 1942 (recueil d’articles). Cf. R. TALMY, Aux
sources du catholicisme social. L’école de La Tour du Pin, op. cit. ; René de La Tour du Pin, Paris,
Bloud et Gay, 1964 ; G. JARLOT, Le Régime corporatif et les catholiques sociaux, Paris, Flam-
marion, 1938, p. 59 sq. ; R. SÉMICHON, Les Idées sociales et politiques de La Tour du Pin,
Paris, Beauchesne, 1936 ; « Un précurseur, le marquis de La Tour du Pin », La Documentation
catholique, 1934, 22, col. 512-582 ; F. BACCONNIER, L’Enseignement social de La Tour du
Pin [1927], Paris, Union des corporations françaises, 1928, Cahiers de la corporation, 1 (12) ;
Le Salut par la corporation, Paris, Les Œuvres françaises, 1935. Notons au passage que Firmin
Bacconnier fut un militant actif de l’Action française.
2. En évoquant ici le Ralliement, nous faisons bien sûr référence à la fameuse encyclique léo-
nienne Inter sollicitudines : LÉON XIII, Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février
1892, Acta Sanctae Sedis, 1892, XXIV, p. 519-529 (in A. F. UTZ, III, p. 2246-2257).
3. S’originant dans un même noyau fondateur, ces deux trajectoires furent longtemps conver-
gentes. Ami personnel de La Tour du Pin, officier saint-cyrien comme lui, Albert de Mun a vécu
la même captivité militaire en Allemagne mais il prendra rapidement ses distances avec le corpo-
ratisme autoritaire puis deviendra parlementaire (A. de MUN, Ma vocation sociale, op. cit. ;
La Question sociale, sa solution corporative, Reims, Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers,
1914). Sur Albert de Mun : dans un registre apologétique, cf. M. SANGNIER, Albert de Mun,
Paris, Alcan, 1932 ; G. GUITTON, Léon Harmel, Paris, Spes, 1927 ; dans un registre analytique
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 113
ensemble que les deux aristocrates français ont fondé la très paternaliste
Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, mais alors même que le premier
deviendra le chef de file de la pensée corporatiste, version totalisante et antili-
bérale, le second, lui, s’éloignera très vite (à partir de 1880) du mot d’ordre
strictement corporatiste pour devenir l’un des pères spirituels de la démo-
cratie chrétienne d’après-guerre. Par une évidente déformation de l’histoire,
convenons-en, car si Albert de Mun avait été obsédé par la question sociale, il
n’a jamais été ni démocrate ni républicain (il s’est tout simplement contenté,
par dépit, d’exécuter et de s’appliquer à lui-même la politique pontificale du
Ralliement). Religieusement définie, comme celle d’un Giuseppe Toniolo, sa
démocratie, ne saurait se vivre autrement que chrétienne ; nous y reviendrons
plus bas au moment de commenter la doctrine léonienne de l’État1.
Ils doivent être l’œuvre des forces vives du pays, rendues à leur liberté d’agir, de telle sorte que la
fonction en vienne d’elle-même à créer l’organe. [...] On se représente cette œuvre, comme celle
d’un souverain, qui suit attentivement et chaque jour, le travail spontané des forces du pays, et à
mesure qu’il voit se créer et prendre de la consistance des organismes nouveaux, leur abandonne
peu à peu leur part d’autorité, de liberté, de responsabilité, se bornant désormais à surveiller
l’usage qu’elles en font, et à reprendre tous les écarts possibles. » (Ibid., p. 85).
1. Parmi les corporatistes français, seul Léon Harmel accepte — et promeut — l’idée de syndi-
cats ouvriers autonomes. Figure de proue du grand patronat industriel, Harmel n’a jamais adhéré
au programme de La Tour du Pin, beaucoup trop réactionnaire et paternaliste à son goût
(L. HARMEL, Manuel d’une corporation chrétienne [1877], Tours, Mame, 1879).
2. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 16.
3. Souvent complexes, les propositions de La Tour du Pin ont beaucoup varié au fil de ses écrits.
Deux éléments semblent néanmoins assez constants : la distinction entre le plan national et le
plan régional ; l’importance accordée à ce dernier niveau provincial (dix-huit à vingt grandes
régions). Par ailleurs, La Tour du Pin préconisait des chambres différentes selon les secteurs
d’activité : professions libérales, agriculture, industrie. Précisons, enfin, qu’il a toujours été
contre l’idée d’un Sénat national professionnel qui aurait exercé les mêmes fonctions que la
chambre politique. Il militait au contraire pour l’attribution de fonctions différentes à chacune
des deux chambres : la chambre des députés, élue au suffrage universel par les contribuables,
devait consentir aux impôts et voter le budget ; la chambre haute, représentant les corps profes-
sionnels et les intérêts régionaux, devait voter les lois proposées par le gouvernement.
4. C’est là une marque caractéristique essentielle du corporatisme catholique : « On s’est aperçu
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 115
que [...] le trait distinctif du système, ce qui le différencie à la fois du capitalisme libéral et de
l’étatisme, c’est le caractère de droit public attribué à l’activité de la profession organisée. »
(G. PIROU, Essais sur le corporatisme, Paris, Sirey, 1938, p. 114-115).
1. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 35.
2. P. G. F. LE PLAY, L’Organisation du travail, Tours, Mame, 1871, p. 448.
3. Cf. P. G. F. LE PLAY, La Réforme sociale en France, Tours, Mame, 1874. Tout comme Ket-
teler, Frédéric Le Play consacre de longs propos à la liberté d’enseignement et à l’autonomie
communale. Sur l’enracinement catholique de la sociologie leplaysienne, cf. A. SAVOYE, « La
théorie du patronage de Le Play. Une préfiguration de Rerum novarum », Le Catholicisme social
de P. G. F. Le Play, dir. R. GUBERT, L. TOMASI, Milan, Angeli, 1994, p. 25 sq. ; Préface à
P. G. F. LE PLAY, La Méthode sociale [1879], Paris, Méridiens, Klinsksieck, 1989, p. 7-61. Sur
Le Play, père de la sociologie, cf. R. A. NISBET, La Tradition sociologique [1966], trad. fr.
M. Azuelos, Paris, PUF, 2005 ; B. KALAORA, A. SAVOYE, Les Inventeurs oubliés : Le Play
et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989 ; A. SAVOYE,
Les Débuts de la sociologie empirique, Paris, Méridiens, Klincksieck, 1994.
4. Louis de Bonald, en particulier, a élaboré une théorie reposant sur un schéma de cercles
116 La subsidiarité catholique...
concentriques (famille, corporation, Église, État) qui visait à éviter tout dialogue direct entre
individu et État (L. G. A. de BONALD, Théorie du pouvoir politique et religieux [1796-1797],
Paris, Union générale d’éditions, 1965). Cf. R. SPAEMANN, Der Ursprung der Soziologie aus
dem Geist der Restauration. Studien über L. G. A. de Bonald, Munich, Kösel, 1959.
1. Cf., par exemple, R. de LA TOUR DU PIN, « De l’essence des droits et de l’organisation des
intérêts économiques », Vers un ordre social chrétien, op. cit., p. 129-148.
2. P. ROSANVALLON, Le Modèle politique français, op. cit., p. 411 sq.
3. Son principal représentant est l’économiste et homme d’État roumain Mikhaïl Manoïlesco
(M. MANOÏLESCO, Le Siècle du corporatisme. Doctrine du corporatisme intégral et pur, Paris,
Alcan, 1935). Obsédé par les dérèglements survenus de la crise économique des années 1930,
Manoïlesco préconise un modèle corporatiste — « pur et intégral » — étendu à l’ensemble de la
vie sociale, appelé à prendre la suite du modèle libéral du xixe siècle.
4. À partir de la Contre-Réforme surtout, les papes se servent de la pensée thomiste pour
combattre la modernité dans son ensemble — autant religieuse (Martin Luther et Jean Calvin)
que philosophique (Duns Scot et Guillaume d’Occam puis René Descartes et Emmanuel Kant).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 117
Songeons, ici, au rôle joué par le Cardinal Thomas Cajetan (Thomas de Vio) auprès des Papes
Jules II et Léon X. Via Jean de Saint-Thomas, Père dominicain du xviie siècle, le thomisme de
Jacques Maritain procède en grande partie de cette filiation cajetaniste (cf., par exemple,
J. MARITAIN, « Le réalisme thomiste », Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre [1924],
Œuvres complètes, op. cit., III, p. 333-384, passim ; « Jean de Saint-Thomas » [1940], ibid., VII,
p. 1017-1027). À relever cet ouvrage récent sur Cajetan, dont le titre peut suggérer ce parallèle :
G. de TANOÜARN, Cajetan, le personnalisme intégral, Paris, Le Cerf, 2009.
1. J. MARITAIN, Du Régime temporel et de la liberté, Œuvres complètes, op. cit., V, p. 371.
Conjuguée à l’invocation thomiste, la référence médiévale est récurrente chez Maritain. On sait
que le penseur néothomiste s’est toujours défendu de proposer un simple retour au Moyen Âge
(J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI ; ou rééd. Aubier).
118 La subsidiarité catholique...
1. Sur le bien commun, la notion qui nous intéresse ici, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théo-
logique, op. cit.,II, p. 570-572 (Ia IIae, q. 90 a. 2-4) ; II, p. 578-580 (Ia IIae, q. 91, a. 5-6) ; II, p. 580-
582 (Ia IIae, q. 92, a. 1) ; II, p. 583-584 (Ia IIae, q. 93, a. 1) ; II, p. 601-602 (Ia IIae, q. 95, a. 4) ; II,
p. 603-606 (Ia IIae, q. 96, a. 1-3) ; II, p. 612-613 (Ia IIae, q. 97, a. 4) ; II, p. 635-636, p. 648-650 (Ia IIae,
q. 100, a. 2, a. 11) ; III, p. 287-288 (IIa IIae, q. 42, a. 2) ; III, p. 327-328 (IIa IIae, q. 47, a. 10-11) ; III,
p. 387-388, p. 389-390, p. 390-391 (IIa IIae, q. 58, a. 5, 7, 9) ; III, p. 398-399 (IIa IIae, q. 60, a. 1) ; III,
p. 426 (IIa IIae, q. 64, a. 3) ; III, p. 438-439, p. 442-443, p. 443-444 (IIa IIae, q. 66, a. 2, 7, 8) ; III,
p. 450-451 (IIa IIae, q. 68, a. 1) ; III, p. 548-551 (IIa IIae, q. 87, a. 1) ; III, p. 835-836 (IIa IIae, q. 147
a. 3) ; III, p. 861-862 (IIa IIae, q. 152, a. 4).
2. Le diagnostic a déjà été établi par Chantal Delsol à partir du cas particulier de la relecture
personnaliste du bien commun : « Les personnalistes cherchent à adapter la doctrine sociale
catholique à la modernité : ce sera au prix d’une transformation de la notion de bien commun. »
(C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 169). Il reste à voir jusqu’à quel point ce
diagnostic est généralisable à la pensée officielle de l’Église catholique dans son ensemble.
3. Mentionnons encore Franz Xaver Kaufmann (F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsi-
diarité : point de vue d’un sociologue des institutions », Les Conférences épiscopales. Théologie,
statut canonique, avenir, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES, A. GARCIA Y GARCIA,
Paris, Le Cerf, 1988, p. 361-389 ; version anglaise dans The Jurist, 1988, 48 (1), p. 275-291).
4. « Les changements de terminologie, écrit Antoine Prost, ne constituent pas un indice de chan-
gement matériel, car il faut souvent du temps avant que le changement matériel n’entraîne pour
les contemporains le sentiment que de nouveaux termes sont nécessaires. » (A. PROST, Douze
leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 125-143, ici p. 141-142).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 119
1. Sur cette thèse classique, cf. R. KOSELLECK, Le Règne de la critique [1959], trad. fr. H. Hil-
denbrand, Paris, Minuit, 2007 ; C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus
Publicum Europaeum [1950], trad. fr. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 2008.
2. Sur les nombreux débats épistémologiques autour du mot et du concept d’État, cf., par
exemple, A. PASSERIN d’ENTRÈVES, « L’État, un néologisme », La Notion de l’État [1967]
trad. fr. J. R. Weiland, Paris, Sirey, 1969, p. 37-46 ; Q. SKINNER, « The State », Political Inno-
vation and Conceptual Change, dir. T. BALL, J. FARR, R. L. HANSON, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1989, p. 90-131 ; H. BOLDT, « Staat und Souveränität », Geschichtliche
Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir.
O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1990, VI, p. 1-154 ; R. MAS-
PÉTIOL, « L’État d’aujourd’hui est-il celui d’hier ? », Archives de philosophie du droit, 1976, 21,
p. 3-21 ; J.-P. BRANCOURT, « Des “estats” à l’État : évolution d’un mot », ibid., p. 39-54.
3. Quand bien même l’essentiel des ingrédients qui composeront la recette étatique sont déjà
présents de manière éparse dans les périodes antérieures. Jusqu’à une remise en cause partielle
par l’historiographie récente, on avait coutume de privilégier le Moyen Âge (J. R. STRAYER,
Les Origines médiévales de l’État moderne [1970], trad. fr. M. Clément, Paris, Payot, 1979).
4. M. H. HANSEN, Polis et Cité-État, op. cit. La démarche de Mogens Hansen reprend une
distinction élaborée par Reinhart Koselleck lui-même : « Toute historiographie se meut sur deux
niveaux : ou bien elle analyse des faits qui ont déjà été exprimés auparavant, ou bien elle recons-
truit des faits qui auparavant n’ont pas été exprimés dans le langage mais avec l’aide de certaines
méthodes et indices qui ont en quelque sorte été “préparés”. Dans le premier cas, les concepts
hérités du passé servent d’instruments heuristiques pour saisir la réalité passée. Dans le second
cas, l’histoire se sert de catégories formées et définies ex post, qui ne sont pas contenues dans les
sources utilisées. » (R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 115).
5. Sur la dépersonnalisation, cf. E. H. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989.
120 La subsidiarité catholique...
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 492 (Ia, q. 47, a. 3). Il écrit : « L’ordre
même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l’unité du monde.
Ce monde, en effet, est un d’une unité d’ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d’autres.
Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu. » Nous soulignons.
2. Cette acception du mot ordo a d’abord commencé par renvoyer à une condition spirituelle
avant de désigner des fonctions sociales. Cf. P. MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expres-
sion du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970. Il faudrait
revenir sur le rôle de Balde, juriste de Bologne, père de la notion d’universitas (J. CANNING,
The Political Thought of Baldus de Ubaldis, Cambridge, Cambridge University Press, 1987).
3. Cf. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque [1269], éd. R. M. Spiazzi,
Turin, Marietti, 1964, p. 3 (liv. I, ch. 1). Titre original en latin : In decem libros ethicorum Aristo-
telis expositio (Commentaire des dix livres de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote).
122 La subsidiarité catholique...
autres par l’Église dans sa riposte aux idées de 1789 ; de se défaire de cette
doctrine de la communitas abusivement attribuée à saint Thomas. S’il a bien
pour partie été vécu comme tel par l’Aquinate, le monde de la corporation
professionnelle n’est pas du tout celui qui se dégage de son propos théo-
rique1. Nous pensons donc qu’on se fourvoie à trop télescoper sur saint
Thomas une doctrine corporatiste qui lui est très largement ultérieure, tout
comme on se fourvoie en en faisant le père de l’individualisme juridique ou
des droits de l’homme2.
Telle est la distance qui sépare la philosophie de saint Thomas de son réin-
vestissement par le magistère romain. Entre le monde de la doctrine sociale et
celui de l’Aquinate : la Renaissance, la Réforme et les Lumières ont rompu
avec les valeurs immuables et objectivement supérieures d’autrefois, avec la
vision unifiée d’un tout social organique et naturel3. À la différence du tho-
misme des papes, le thomisme de saint Thomas évolue dans un monde où
l’État n’existe pas (l’État suppose des individus)4. À la différence du tho-
1. Il parle, non pas de corps de métiers, mais d’églises, de royaumes, de domaines, de cités, de
communes, de villages, de confréries, etc. La confusion vient peut-être de ce que les doctrinaires
catholiques du corporatisme oublient le double sens d’ordination. Les choses sont à la fois
ordonnées entre elles et par rapport à Dieu ; le à la fois signalant une relation d’implication.
Thomas parle d’« une double ordination dans les choses » (duplex ordo in rebus) : ordo rerum ad
invicem et ordo rerum ad Deum. « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous
ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou
démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut,
l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite
ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. » (THOMAS d’AQUIN,
Somme théologique, op. cit., II, p. 168 ; Ia IIae, q. 21, a. 4, ad 3). Outre Ia, q. 47, a. 3, cf. ibid., I,
p. 216-220, p. 313-315 (Ia, q. 11 ; q. 21 a. 1) ; II, p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
2. Cf. M. VILLEY, « Le catholicisme et les droits de l’homme », Le Droit et les droits de
l’homme [1983], Paris, PUF, 2008, p. 105-130 ; « Sur la politique de Jacques Maritain », Archives
de philosophie du droit, 1974, 19, p. 439-445. Est visé par Villey le texte de Maritain qui attribue
à saint Thomas la paternité des droits de l’homme (J. MARITAIN, Les Droits de l’homme et la
loi naturelle [1942], Œuvres complètes, op. cit., VII, p. 617 sq.). Pour une perspective qui n’inter-
prète pas les droits de homme comme totalement étrangers à Thomas, sans pour autant s’en
remettre à Jacques Maritain, cf. É. POULAT, Liberté, laïcité, Paris, Cujas, Le Cerf, 1988 ;
J.-M. AUBERT, Droits de l’homme et libération évangélique, Paris, Le Centurion, 1987 ; « Ori-
gines théologiques des droits de l’homme », Le Supplément, 1987, 160, p. 111-122.
3. Chantal Delsol écrit : « La société médiévale, celle de Thomas d’Aquin ou d’Althusius, igno-
rait le pluralisme des finalités parce qu’elle reposait sur un consensus religieux et sur l’idée d’un
bien commun donné d’avance, non discutable [...]. Par contre, elle développait au plus haut
degré l’autonomie des moyens politiques pour atteindre une “vie bonne” aux contours éthiques
déjà tracés. La société moderne, qui ne reconnaît plus de bien commun objectif ni universel, peut
en revanche défendre l’autonomie de ses membres à la fois quant aux fins et quant aux moyens. »
(C. MILLON-DELSOL, Le Principe de subsidiarité, Paris, PUF, 1993, p. 53).
4. N’en déplaise aux commentateurs qui ont précédé Michel Villey. Cf. J. ZEILLER, L’Idée de
l’État chez saint Thomas [1898], Paris, Alcan, 1910. Villey a beaucoup insisté sur ce point, mais
pour défendre la politique thomiste contre l’État moderne (M. VILLEY, « La théologie de
Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit, op. cit., p. 31-49 ; La
Formation de la pensée juridique moderne [1975], Paris, PUF, 2003, p. 149 sq., p. 188 sq.). Dans
la filiation villeyienne (M. VILLEY, « La philosophie juridique de la Réforme catholique »
[1963-1964], La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 326-368, spécia-
lement p. 347 sq.), il a été démontré que, plus en amont encore, le thomisme de la Seconde Sco-
lastique espagnole, le suarézisme en particulier, n’était déjà plus le thomisme de saint Thomas
(M. BASTIT, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez, Paris,
PUF, 1990 ; M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « La disparition du droit des gens classique », Revue
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 123
d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1987, 4, p. 23-53). Dans un sens ana-
logue, le même constat vaut pour Cajetan duquel Jacques Maritain s’inspirera beaucoup, via
notamment une relecture approfondie de Jean de Saint-Thomas.
1. Cf. G. de. LAGARDE, « Individualisme et corporatisme au Moyen Âge », L’Organisation
corporative, Louvain, Bibliothèque de l’Université de Louvain, 1937, II, p. 1-59 ; J. E. KELLY,
« The Influence of Aquinas’ Natural Law Theory on the Principle of “Corporatism” in the
Thought of Leo XIII and Pius XI », Things Old and New. Catholic Social Teaching Revisited,
dir. F. P. MCHUGH, S. M. NATALE, Lanham, New York, Londres, University Press of
America, 1993, p. 104-143 ; N. ARONEY, « Subsidiarity, Federalism and the Best Constitution :
Thomas Aquinas on City, Province and Empire », Law and Philosophy, 2007, 26, p. 161-228.
2. Notons aussi que par rapport au schéma ternaire d’Aristote (famille, village, cité), Thomas
d’Aquin ajoute significativement un quatrième niveau, celui de la province, lieu spécifique de la
fonction royale : la recherche d’une défense commune à l’égard d’un ennemi commun.
3. Cf. J. MADIRAN, Le Principe de totalité, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1963.
4. Sur les notions de persona, d’hypostasis et de subsistentia, cf. en particulier THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 179 (Ia, q. 3, a. 5), p. 367-370 (Ia, q. 29, a. 1-2).
5. « Un seul homme, écrit saint Thomas, ne pourrait pas, par lui-même, s’assurer les moyens
nécessaires à la vie. Il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société. » (THOMAS
d’AQUIN, De Regno [~ 1267], trad. fr. M. Martin-Cottier, Paris, Egloff, 1946 ; liv. I, ch. 1).
124 La subsidiarité catholique...
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 387-388 (IIa IIae q. 58 a. 5). « Dans
un tout, écrit-il plus haut, chaque partie aime naturellement le bien commun du tout plus que
son bien propre et particulier. » « La partie aime le bien du tout parce que cela lui convient ; elle
ne l’aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le bien du tout, mais plutôt de telle
façon qu’elle se rapporte elle-même au bien du tout. » (Ibid., III, p. 195 ; IIa IIae, q. 26 a. 3).
Cf. aussi ibid., I, p. 566-568 (Ia, q. 60 a. 5) ; I, p. 569-570 (Ia, q. 61 a. 3) ; I, p. 714 (Ia, q. 81 a. 3 ad 2) ;
I, p. 873-883 (Ia, q. 108) ; II, p. 514-515 (Ia IIae, q. 81 a. 1) ; II, p.518 (Ia IIae, q. 81, a. 3 ad 2). Dans la
Somme contre les gentils : « Il est manifeste que toutes les parties sont ordonnées à la perfection
du tout, car le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout. » (THOMAS
d’AQUIN, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des
infidèles [1258-1265], trad. fr. V. Aubin, C. Michon, D. Moreau, Paris, Flammarion, 1999, III,
p. 393 ; liv. III, ch. 112, 5). « Le bien qui résulte de l’ordonnancement d’une diversité d’individus
est meilleur que chacun d’eux considéré en lui-même. Il joue en effet par rapport à eux le rôle
d’élément formel, comme la perfection du tout par rapport aux parties. » « Le bien particulier est
orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du
tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme [cf. Éth.
Nic., I, 1094b9-10]. » (Ibid., III, p. 88 ; liv. III, ch. 17, 6).
2. Sur le parcours plus récent de ce récit récurrent, cf. J. E. SCHLANGER, Les Métaphores de
l’organisme, Paris, Vrin, 1971 ; M. BOUVIER, « L’éternel retour du corps comme représenta-
tion du politique », Mélanges J. Morand-Deviller, Paris, Montchrestien, 2007, p. 21-33.
3. Première épître de saint Paul apôtre aux Corinthiens, XII, spécialement 14, 18, 21 (sans
oublier 5 : « il y a différents services, mais un même seigneur ») ; Épître de saint Paul apôtre aux
Éphésiens, IV, 16 (« C’est de lui [le Christ] que tout le corps, coordonné et uni par les liens des
membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité,
grandit et se perfectionne dans la charité. »). Mentionnons également la parabole des talents
(Évangile selon saint Matthieu, XXV, 14-30). Depuis le moment paulinien, l’Église catholique a
historiquement façonné une structuration hiérarchique des fonctions sociales : les oratores au
sommet de la pyramide, les laboratores à sa base (selon le fameux triptyque médiéval oratores-
bellatores-laboratores, ou, si l’on préfère, orantes-militantes-laborantes). Cf., ici, l’éclairage de
Georges Duby (G. DUBY, Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard,
1978). Ce trait caractéristique du catholicisme sera remis en cause par la Réforme protestante
non pas tant dans son contenu que dans sa forme hiérarchique. Dans le protestantisme, en effet,
la bipartition entre dévotion monastique et vie mondaine est pour ainsi dire rapatriée à l’inté-
rieur de chaque personne. Devenu individu, le chrétien protestant prie et travaille tout à la fois.
4. Le bien commun est plus divin que le bien d’un seul (ARISTOTE, Les Politiques [325-
323 av. J.-C.], trad. fr. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 85-86 ; liv. I, ch. 1). Nous nous
référons à la traduction de Pierre Pellegrin (Les Politiques, op. cit.) plutôt qu’à l’édition Tricot
(La Politique, Paris, Vrin, 1962) car cette dernière, étant donné son ancienneté, a le fâcheux
inconvénient de projeter le mot et le concept d’État sur la philosophie d’Aristote.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 125
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons.
2. En des ordres différents de nature, ajoute saint Thomas, peuvent exister des relations analo-
gues entre les membres intégrés, telle est la portée de son raisonnement analogique qui n’est pas
sans rappeler la proportionnalité aristotélicienne : la cité est au citoyen, l’Église est au chrétien.
3. H. KERALY, in Préface à La Politique [1272], trad. fr. H. Keraly, Paris, Nouvelles Éditions
Latines, 1974, p. 55. Il s’agit ici du Commentaire des huit livres de La Politique d’Aristote (In
octo libros politicorum Aristotelis expositio [1272], éd. R. M. Spiazzi, Turin, Marietti, 1966).
4. On a peut-être ici la différence irréductible entre le holisme ancien (analogie corporelle) et ses
réminiscences modernes, qui inclinent parfois vers une mécanique organiciste (analogie orga-
nique). Pensons notamment à au corporatisme de René de La Tour du Pin.
5. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 168 (Ia IIae, q. 21 a. 4 ad 3). « Il faut
distinguer, écrit Pierre Manent, la notion de “corps” de celle d’“organisme”. Quand on dit :
“corps politique”, on peut penser : “organisme politique”, et impliquer par là la subordination
fonctionnelle, pour ainsi dire mécanique, de la partie au tout. Organon signifie originellement
“instrument”, et, dans un “organisme”, la partie peut être dite un “instrument” du tout. Il est
alors parfaitement légitime de rejeter cette représentation de l’existence sociale et de la vie poli-
tique. Mais un corps est plus, et autre chose, qu’un organisme. Dans un corps, le tout est présent
dans chaque partie, la vie anime chaque partie parce qu’elle anime le tout. [...] Ainsi l’idée du
corps appliquée aux communautés politiques n’est-elle nullement une idée mécanique et gros-
sière ; c’est au contraire une idée complexe et vraiment spirituelle : elle désigne le fait que, dans
une communauté politique, chaque élément est à la fois lui-même et le tout, il vit à la fois de sa
vie propre et de la vie du tout. » (P. MANENT, « Le corps et l’ordre politique », Cours familier
de philosophie politique [2001], Paris, Fayard, 2007, p. 215-231, ici p. 225).
126 La subsidiarité catholique...
1. Le tout repose sur l’interprétation de la notion centrale de bonum commune. Parmi la littéra-
ture de référence, cf. I. T. ESCHMANN, « A Thomistic Glossary on the Principle of the Pre-
eminence of a Common Good », Medieval Studies, 1943, 5, p. 123-165 ; A. MODDE, « Le bien
commun dans la philosophie de saint Thomas », Revue philosophique de Louvain, 1949, 47,
p. 221-247 ; J.-P. JOSSUA, « L’axiome “bonum diffusivum sui” chez saint Thomas d’Aquin »,
Revue des sciences religieuses, 1966, 40, p. 127-153 ; E. SCULLY, « The Place of the State in
Society According to Aquinas », The Thomist, 1981, 45, p. 407-428 ; M. S. KEMPSHALL, The
Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 76-129.
2. Cf. J. F. WIPPEL, « Thomas Aquinas and Participation », Studies in Medieval Philosophy, éd.
J. F. WIPPEL, Washington, Catholic University of America Press, 1987, p. 117-158.
3. Envisagé dans son individualité, l’homme est intégré dans un tout dont le bien est meilleur
que le sien propre ; envisagé dans sa personnalité, en revanche, il transcende la société temporelle.
Le bien surnaturel d’un seul sera toujours supérieur au bien naturel du tout, mais le bien du tout
reste ontologiquement supérieur au bien particulier d’un seul. Cf. O. von NELL-BREUNING,
« Personalismus », Wörterbuch der Politik, op. cit., 1951, V, surtout p. 352.
4. Renvoyons surtout à Jacques Maritain. « Si la personne demande de soi à “faire partie” de la
société, ou à “être membre” de la société, cela ne signifie point qu’elle demande à être dans la
société comme une partie et à être traitée dans la société comme une partie, elle demande au
contraire — c’est un vœu de la personne en tant même que personne — à être traitée dans la
société comme un tout. » (J. MARITAIN, La Personne et la bien commun [1947], Œuvres com-
plètes, op. cit., IX, p. 205). La notion de personne, écrit Maritain, est « une notion analogique qui
ne se réalise pleinement et absolument que dans son analogué, en Dieu » (Ibid., p. 203). « Dire
que la société est un tout composé de personnes, c’est [...] dire que la société est un tout composé
de touts. » (Ibid., p. 204). Comme la personne, la société est donc une notion analogique qui
prend pour modèle la société trinitaire des personnes divines. Dans la Trinité, les trois personnes
ne sont pas des parties de l’essence divine ; elles sont trois touts à l’intérieur du tout. Nous
reviendrons plus bas sur la dispute entre Jacques Maritain et Charles de Koninck. Mentionnons
ici, dans la même veine, l’opposition entre Ignatius Theodor Eschmann (qui défendra Maritain)
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 127
et Antoine Pierre Verpaalen (qui soutiendra Koninck) : I. T. ESCHMANN, « Bonum commune
melius est quam bonum unius. Eine Studie über den Wertvorrang des Personalen bei Thomas
von Aquin », Medieval Studies, 1944, 6, p. 62-120 ; « St. Thomas Aquinas on the Two Powers »,
ibid., 1958, 20, p. 177-205 ; A. P. VERPAALEN, Der Begriff des Gemeinwohls bei Thomas von
Aquin. Ein Beitrag zum Problem des Personalismus, Heidelberg, Kerle, 1954.
1. Livre de la Genèse, I, 27 (« Et Dieu créa l’homme à son image »).
2. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique, op. cit. (liv. I, ch. 1).
3. Civitas homini, non homo civitati existit, dira Pie XI dans Divini redemptoris. « Dans le plan
du Créateur, la société est un moyen naturel, dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre
sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société [...] c’est dans la société
que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l’homme par la nature,
aptitudes qui, dépassant l’intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de
Dieu, ce qui est impossible si l’homme reste isolé [...]. Seul l’homme, seule la personne humaine,
et non la collectivité en soi, est doué de raison et de volonté moralement libre. » (PIE XI, Divini
Redemptoris, 29 ; in A. F. UTZ, I, p. 241-243). Nous soulignons.
4. Pour plus de détails sur la réflexion ecclésiologique de saint Thomas, cf., par exemple,
Y. M.-J. CONGAR, « Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers dans
la seconde moitié du xiiie siècle et au début du xive », Archives d’histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Âge, 1961, 36, p. 35-161 ; C. ZUCKERMAN, « Aquinas’ Conception of the Papal
Primacy in Ecclesiastical Government », ibid., 1973, 40, p. 97-134.
5. LÉON XIII, Sapientiae christianae (in A. F. UTZ, III, p. 2156-2157, p. 2164-2165 ;
SOLESMES, 269, p. 178, 282, p. 184). Sur la notion de societas perfecta, cf. aussi LÉON XIII,
Immortale Dei (in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057 ; H. DENZINGER, 3116-3117, p. 705-706).
128 La subsidiarité catholique...
Une fois ces contours posés, tout, dans l’ordre temporel thomiste, n’est
que répartition et distribution des rôles. Ainsi, à propos de l’office du roi :
« Celui-ci doit se soucier du progrès, et ceci en s’appliquant, dans tous les
domaines dont nous avons parlé, à corriger, s’il se trouve quelque chose en
désordre, à suppléer s’il y a quelque manque, et à parfaire, si quelque chose de
meilleur peut être fait1. »
Non sans justifications, certains commentateurs avertis ont voulu voir
dans cette phrase l’une des premières formulations du principe de subsidia-
rité. On aura compris que notre interprétation s’inscrit en faux : sans État
moderne, point de subsidiarité2. Reste, bien sûr, l’inspiration générale dans
laquelle, beaucoup plus tard, viendra puiser le concept : les notions d’auxilia
et de secours (supplere). À cette aune, néanmoins, celle de l’anthropologie
chrétienne cristallisée par l’Aquinate, le rôle propre de l’autorité publique
peut trouver à s’éclairer. Contrairement à une vue hâtive qui considèrerait le
seul poids de l’autorité dans la culture catholique, la puissance publique chez
saint Thomas ne constitue pas une institution transcendante et surplombante
en tant que telle. Ce n’est pas l’autorité publique, en effet, qui est transcen-
dante mais sa seule forme, l’ordre social. En sa position d’auxiliaire, elle a
pour mission de réaliser le programme de la nature, qui, lui-même, trouve sa
vérité dans la surnature ; aussi ne saurait-elle constituer le lieu d’une quel-
conque expression de la volonté humaine (non ordonnée à la raison divine).
Située dans la sphère du déploiement de l’être, non dans celle de l’invention
du bien, elle promeut le bien commun ; elle n’est pas en mesure de le décréter.
Voilà le sens de sa vocation subsidiaire. À l’inverse de toutes les théories
contractualistes ultérieures, l’autorité publique chez Thomas d’Aquin ne fait
pas reposer sa légitimité sur des individus isolés nouant entre eux une conven-
tion volontaire et déléguant ensuite leur souveraineté, mais sur la totalité
ordonnée constituée par la communauté des personnes. L’autorité politique
ne pourra donc jamais être justifiée autrement que comme agent et serviteur
du bien commun ; car, en dehors de cette visée, il n’existe d’autorité qui soit
légitime, y compris celle du roi le plus vertueux.
1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 128-129 (liv. I, ch. 15). « Quod fit dum
in singuli que premissa sunt si quid inordinatum est corrigere, si quid deest supplere, si quid
melius fieri potest studet perficere. » (THOMAS de AQUINO, De Regno, ad regem Cypri, éd.
lat. Ordre des Prêcheurs, in Opera omnia, Rome, Editori di san Tommaso, 1979, XLII, p. 468
(liv. II, ch. 4). « Une seule famille, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux,
comme par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et
des autres fonctions de ce genre ; dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul
corps de métier. » (THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 33 ; liv. I, ch. 1).
2. Nous nous contentons pour l’instant de renvoyer aux remarques cursives de Hugues Keraly
dans son commentaire de 1974. Faisant référence à Quadragesimo anno, il décrit le principe de
subsidiarité comme le « prolongement de la pensée politique thomiste à la solution d’un pro-
blème contemporain » (H. KERALY, in THOMAS d’AQUIN, Préface à la Politique, op. cit.,
p. 105). Plus loin, dans une annotation sur un numéro spécial d’Itinéraires, revue de sensibilité
traditionaliste (publiée par les Nouvelles Éditions Latines) : « Il est à remarquer qu’en dehors de
ce numéro spécial d’Itinéraires, la bibliographie en langue française du principe de subsidiarité
présente aujourd’hui encore cette caractéristique remarquable d’être quasiment inexistante. »
(Ibid., p. 177). Cf. « Le principe de subsidiarité », Itinéraires, 1962, 64, p. 3-52, ici p. 11.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 129
1. « Le fondateur d’une cité ou d’un royaume ne peut pas produire des hommes nouveaux, des
lieux pour leur habitation, ni d’autres ressources indispensables à la vie, mais il doit nécessaire-
ment utiliser les choses qui préexistent dans la nature. » (THOMAS d’AQUIN, De Regno,
op. cit., trad. fr., p. 111-112 ; liv. I, ch. 13). Au titre de la métaphore organique, citons aussi : « La
multitude est régie par la raison d’un seul homme ; c’est là surtout le propre de l’office du roi [...].
Que le roi connaisse donc qu’il a reçu cet office, afin d’être dans son royaume, comme l’âme
dans le corps, et comme Dieu dans le monde. » (Ibid., p. 106-107 ; liv. I, ch. 12).
2. « Le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité
qu’on appelle paix ; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multi-
tude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige la
multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. » (Ibid., p. 35-36 ; liv. I, ch. 2).
3. Au début du livre II, saint Thomas n’hésite pas à se faire plus précis encore dans sa descrip-
tion de l’office du roi : l’autorité temporelle, écrit-il, a pour tâche essentielle d’assurer les condi-
tions matérielles de la vie humaine. Et de mentionner, par exemple, l’assainissement des villes, le
secours aux pauvres, la protection du commerce et de l’industrie (Ibid., p. 133 sq.).
4. Extrapolant à partir de la pensée thomiste, un René Lourau se plaît par exemple à écrire : « la
famille de Thomas fait partie de l’aristocratie d’Empire : l’obédience au Saint Empire romain
germanique sera au cœur des théories théologiques et politiques du penseur officiel de la papauté
moderne » (R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, op. cit., p. 16). Il y aurait à
déterminer ce que cette présentation de Thomas doit au filtre déformant du néothomisme de
l’Action française, non pas tant celui de Maurras lui-même que celui du Père Reginald Garrigou-
Lagrange (R. GARRIGOU-LAGRANGE, Préface à THOMAS d’AQUIN, Du Gouverne-
ment royal, trad. fr. C. Roguet, Paris, Guillemot, Lamothe, Éditions de la Gazette française,
1926, p. VIII-XXXI). Sur cette question, cf. A. LAUDOUZE, Dominicains français et Action
française, 1899-1940 : Maurras au couvent [1989], Paris, Éditions ouvrières, 1990.
130 La subsidiarité catholique...
contraire, les provinces et les cités qui sont gouvernées par un seul roi jouissent
de la paix, fleurissent dans la justice et sont heureuses dans l’abondance1. »
Aussi ne faut-il pas lire le De Regno comme une prise de position défini-
tive en faveur de la monarchie, mais bien comme une défense du régime alors
jugé le plus apte à garantir le bien commun. La probabilité d’un roi vertueux
est plus forte que celle d’un peuple vertueux ; mieux vaut donc s’en tenir à
l’efficacité du gouvernement d’un seul. Peu importe, ici, la question tech-
nique du régime politique pourvu que la puissance publique ne sorte pas de
son rôle mais qu’elle le joue pleinement : réaliser le bien commun temporel
et, à cette fin, réunir les conditions permettant à l’Église d’assurer sa mission
institutionnelle de médiation spirituelle. Encore convient-il de ne pas s’ar-
rêter au seul De Regno2, et de croiser sa lecture avec celle de la Somme théolo-
gique, son traité des lois plus particulièrement, et en l’occurrence les pages
consacrées à la loi ancienne. À lire les deux textes séparément, on pourrait
conclure à une contradiction insurmontable dans la théorie politique de saint
Thomas. Mais sans vouloir unifier l’ensemble en un tout cohérent, son
propos mérite au moins d’être mis en perspective. D’autant que la clef de lec-
ture se donne à voir d’elle-même. Bon lecteur d’Aristote et des auteurs clas-
siques, Thomas s’inscrit dans la plus pure tradition du régime mixte, même si
sa présentation du problème diffère assez nettement de celle de ses prédéces-
seurs3. Qu’il suffise de le citer longuement :
« Deux points sont à observer dans la bonne organisation politique d’une cité ou
d’une nation. D’abord que tout le monde participe plus ou moins au gouverne-
ment car il y a là, selon le deuxième livre de la Politique, une garantie de paix
civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de chose. L’autre point
concerne la forme du régime ou de l’organisation des pouvoirs ; on sait qu’il en
est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté,
ou domination d’un seul selon la vertu, et l’aristocratie, c’est-à-dire le gouverne-
ment des meilleurs, ou domination d’un petit nombre selon la vertu. Voici donc
l’organisation la meilleure pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume : à
la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ;
puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et
cependant la multitude n’est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la
possibilité d’être élus et tous étant d’autre part électeurs. Tel est le régime parfait,
1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 37-39 (liv. I, ch. 2).
2. Rappelons les difficultés d’interprétation du De Regno. Écrit posthume rédigé vers 1267, il est
resté inachevé du vivant de saint Thomas. Appartenant à la tradition des Fürstenspiegel, le texte
était destiné au roi de Chypre, Hugues II de Lusignan (1252-1267). Au début du xive siècle, son
économie générale a été profondément modifiée et le propos considérablement augmenté par
Ptolémée de Lucques, disciple de Thomas d’Aquin, au point de prendre le titre de De Regimine
principum. C’est cette dernière version, ensuite attribuée à l’Aquinate, qui a connu la fortune
éditoriale que l’on sait. Sur l’itinéraire du texte : I. T. ESCHMANN, Introduction à THOMAS
AQUINAS, On Kingship [~ 1267], trad. angl. G. B. Phlelan, Toronto, The Pontifical Institute of
Mediaeval Studies, 1982. Sur les Miroirs des princes en tant que genre littéraire, cf. l’étude sémi-
nale de Wilhelm Berges à laquelle on doit cette appellation générique (W. BERGES, Die Für-
stenspiegel des hohen und späten Mittelalters [1938], Stuttgart, Hiersemann, 1952), ainsi que la
synthèse de Pierre Hadot (P. HADOT, « Fürstenspiegel », Reallexikon für Antike und Chris-
tentum, éd. T. KLAUSER, Stuttgart, Hiersemann, 1972, VIII, col. 555-632).
3. Il faudrait faire référence à Polybe et à Cicéron (CICÉRON, De la République [106-43 av.
J.-C.], trad. fr. E. Bréguet, A. Yon, Paris, Gallimard, 1994, p. 27-43 ; liv. I, ch. 25-35).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 131
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 700-703 (Ia IIae, q. 105, a. 1). Un peu
plus haut, il écrivait : « S’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut
compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition
rendue manifeste par la coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois
qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, bien que les individus ne puissent
pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. » (Ibid., II, p. 611-612 ; Ia IIae, q. 97,
a. 3 ad 3). Cf. J.-C. RICCI, « La théorie thomiste du régime mixte », Revue du droit public, 1974,
90 (6), p. 1559-1609 ; J. M. BLYTHE, « The Mixed Constitution and the Distinction Between
Regal and Political Power in the Work of Thomas Aquinas », Journal of the History of Ideas,
1986, 47, p. 547-565 ; A. RIKLIN, « Die beste politische Ordnung nach Thomas von Aquin »,
Festschrift F.-M. Schmölz, Innsbruck, Vienne, Tyrolia Verlag, 1992, p. 67-90.
2. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571-572 (Ia IIae, q. 90, a. 3). Jacques
Maritain se réfère au concept médiéval de vicariance pour rappeler que « nul agent humain ni
institution humaine, ne possède en vertu de sa propre nature le droit de gouverner les hommes »
(J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 530 ; éd. PUF, p. 39). Les
vicaires représentent le peuple au titre de personae multitudinis et ne sont délégués par le peuple
qu’au sens où ils incarnent son autorité en y participant. La reprise de ce vieux concept est éga-
lement une manière de revisiter la distinction entre autorité et pouvoir. La potestas : « la force
au moyen de laquelle on peut obliger autrui à obéir » ; l’auctoritas : « le droit de diriger et de
commander, d’être écouté ou obéi d’autrui ». Si l’autorité requiert bien sûr le pouvoir, le pouvoir
sans autorité n’est que tyrannie (Ibid., p. 127 sq. ; éd. PUF, p. 116 sq.). Dans le même sens, ins-
piré des analyses maritainiennes antérieures : C. JOURNET, « La doctrine de la cité selon saint
Thomas d’Aquin » [1937], Exigences chrétiennes en politique, op. cit., p. 139-153.
3. La forme du régime politique peut varier, écrit le Pape Pecci, « dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in H. DENZINGER,
3165, p. 705). Cf. aussi Libertas praestantissimum ; in H. DENZINGER, 3254, p. 716).
132 La subsidiarité catholique...
1. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 569-573 (Ia IIae, q. 90) ; II, p. 580-
583 (Ia IIae, q. 92) ; III, p. 429-430 (IIa IIae, q. 64 a. 6) ; III, p. 432-433 (IIa IIae, q. 65 a. 1) ; De Regno,
op. cit., trad. fr., p. 115-122 (liv. I, ch. 14). La qualification thomiste de la cité comme société
parfaite renvoie à Aristote mais l’Aquinate ne reprend pas tout à fait à son compte la conception
du Philosophe (ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p. 85 ; liv. I, ch. 1, 1252 a 5 ; THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571 ; Ia IIae, q. 90 a. 2).
2. En référence au schéma des quatre causes — matérielle, formelle, efficiente et finale — chez
Aristote (ARISTOTE, La Physique [~ 335-323 av. J.-C.], éd. fr. A. Stevens, Paris, Vrin, 1999 ;
liv. I, II). Sur ce point, cf. les analyses de Lambros Couloubaritsis (L. COULOUBARITSIS, La
Physique d’Aristote [1980], Bruxelles, Ousia, 1997 ; Aristote. Sur la nature, Paris, Vrin, 1991,
p. 109 sq.). Cause matérielle : ce à partir de quoi une chose est faite. Cause formelle : manière
permanente d’être au-delà des circonstances accidentelles diverses. Cause efficiente : ce sous
l’effet de quoi quelque chose est produit ou se produit. Cause finale : l’ordination à la finalité.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 133
1. Dans une veine proche du personnalisme français, des théologiens catholiques comme Arthur
F. Utz ou Wilhelm Bertrams voient dans la subsidiarité le concept par lequel la doctrine sociale
de l’Église conserve le bonum commune thomiste tout en se séparant du principe de totalité
(A. F. UTZ, « Die Geistesgeschichtlichen Grundlagen des Subsidiaritätsprinzips », Das Subsi-
diaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, op. cit., p. 7-17 ; W. BERTRAMS, « Vom Sinn des Subsidiari-
tätsgesetzes », Orientierung, 1957, 21 (7), p. 76-79).
2. Sur ce point important, cf. la démonstration de Chantal Millon-Delsol : C. MILLON-
DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 179 ; Le Principe de subsidiarité, op. cit., p. 53. Aussi le
renouveau thomiste s’est-il autorisé à prendre des teintes très diverses au fur et à mesure qu’on
s’écartait du moment léonien. Gerald A. McCool a montré toute la distance qui sépare le modèle
monolithique posé par Aeterni patris du pluralisme intellectuel vers lequel le néothomisme des
études ecclésiastiques s’est peu à peu dirigé (G. A. MCCOOL, From Unity to Pluralism. The
Internal Evolution of Thomism, New York, Fordham University Press, 1989).
3. « La distinction du bien public et du bien privé ne correspond pas à celle du bien commun et
du bien propre. Est public ce qui est du rôle exclusif de l’État, est commun ce qui relève de la
société globale. Il s’ensuit que les particuliers ne peuvent totalement attribuer à l’État la charge
du bien commun, il s’en faut de beaucoup. Ils doivent d’eux-mêmes s’inspirer du bien commun
dans leurs démarches privés. » (P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 271). Aussi,
« la doctrine de Quadragesimo anno sur le rôle de l’État dans l’économie est [...] pleine d’équi-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 135
libre et de nuances. Ce qui doit gouverner l’économie, ce n’est pas l’État, c’est plutôt un principe
social et moral de justice, grâce à un ordre que l’État a la mission de protéger et de défendre.
Certes, l’État doit “diriger” [...], mais soucieux d’éviter que l’État ne supprime les centres de
décision privés et les instances intermédiaires, Quadragesimo anno songe plutôt à l’instauration
d’un ordre que d’un plan et craint une supergestion de l’économie par l’État » (Ibid., p. 277).
Cf. également M. BOUVIER, L’État sans politique, op. cit. ; M.-P. DESWARTE, « Intérêt
général et bien commun », Revue du droit public, 1988, 104 (5), p. 1289-1313.
1. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 232-233, p. 264-265).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 58 (in A. F. UTZ, I, p. 605).
136 La subsidiarité catholique...
1. Ibid., 57, 95 (in A. F. UTZ, I, p. 603, p. 625). Dès 1904, la locution surgit en latin sous la
plume de Pie X, qui attribue à Grégoire le Grand le titre de « champion public de la justice
sociale » (PIE X, Lettre encyclique Iucunda sane, 14 mars 1904, Acta Sanctae Sedis, 1903-194,
XXXVI, p. 513-539 ; le texte célèbre le treizième centenaire de la mort du Pape). Occurrence qui
ne saurait donc être comparée au statut que le thème revêt dans Quadragesimo anno. La locution
justice sociale n’apparaît pas moins de huit fois dans l’encyclique de 1931.
2. Pour un repérage sémantique précis, cf. J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, « L’expression “justice
sociale” avant Quadragesimo anno », Église et société économique, I. L’enseignement social des
papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, Montaigne, 1959, p. 543-547 ; J.-Y. CALVEZ, « La
doctrine sociale de l’Église catholique et sa dimension économique », Les Démocrates chrétiens
et l’économie sociale de marché, Paris, Économica, 1988, p. 17-30. Contra : A. F. UTZ, Sozial-
ethik, I. Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, op. cit., spécialement le ch. VII.
3. Cf. les développements que Thomas d’Aquin consacre à la justice légale (générale) :
THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 377 sq. (IIa IIae, q. 57 sq., surtout
p. 387-388, q. 58, a. 5). La doctrine thomiste de la justice se lit a priori comme un prolongement
de la pensée aristotélicienne, à laquelle elle reprend la notion d’aequitas (ARISTOTE, Éthique à
Nicomaque, [325 av. J.-C.], trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, p. 213-272 ; liv. V). Nous allons
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 137
voir, cependant, que le prolongement thomiste excède de beaucoup le propos aristotélicien. Pour
Aristote, la justice distributive (la justice particulière relative la répartition des biens et des hon-
neurs, la justice sociale d’aujourd’hui) fonctionne sur le mode de l’égalité proportionnelle ; à
l’opposé de la justice corrective (réparative, rectificative, commutative) qui fonctionne à l’égalité
simple ou à la proportionnalité strictement arithmétique (droits contractuel et pénal).
1. Le syntagme allemand naît en 1905 (H. PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie, op. cit.).
Pour la version italienne, on peut remonter à Luigi Taparelli (L. TAPARELLI d’AZEGLIO,
Essai théorique de droit naturel basé sur les faits [1857], trad. fr., Tournai, Castermann, 1883, I),
voire à Antonio Rosmini — malgré sa mise à l’index (A. S. ROSMINI, The Constitution under
Social Justice [1848], trad. angl. A. Mingardi, Lanham, et al., Lexington Books, 2007).
2. En plus des références déjà citées, cf., pour une contextualisation, P. J. CHMIELEWSKI,
« Catholic Social Ethics in a Pluralist Age. The Theological Bases and the Social-Ethical Implica-
tions of the Work of Oswald von Nell-Breuning », Gregorianum, 1997, 78 (1), p. 95-137.
3. La justice sociale des papes, précisons-le, ne saurait s’assimiler à une quelconque justice de
l’État : ce serait, sinon, basculer dans l’idéologie profane de l’État-providence. « Qu’on en appelle
pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme, et avant qu’il pût se former,
l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791). Il nous semble
donc assez discutable de voir dans Rerum novarum ou Quadragesimo anno la naissance de la
notion d’État-providence (A. SUPIOT, « À propos d’un centenaire (encyclique Rerum
novarum) », Droit social, 1991, p. 916-925), ou bien alors de manière stigmatisante.
138 La subsidiarité catholique...
1. Nous retrouvons, ici encore, la hiérarchie des charismes : « C’est [la nature], écrit Léon XIII,
qui a établi parmi les hommes des différences, aussi multiples que profondes : différences d’intel-
ligence, de talent, d’habileté, de santé, de forces ; différences nécessaires d’où naît spontanément
l’inégalité des conditions. » (LÉON XIII, Rerum novarum, 14 ; in A. F. UTZ, I, p. 524).
2. « Dans les relations des hommes entre eux, écrira Pie XI en 1937, on soutient le principe de
l’égalité absolue, on rejette toute hiérarchie et toute autorité établie par Dieu. » Et de conclure :
« Il est faux que tous les hommes aient les mêmes droits dans la société civile et qu’il n’existe
aucune hiérarchie légitime. » (PIE XI, Divini redemptoris ; in A. F. UTZ, I, p. 229, p. 245).
3. Il faut rappeler que la critique du socialisme dans Rerum novarum reprend celle déjà exprimée
par Léon XIII trois ans plus tôt, en 1878, dans Quod apostolici (LÉON XIII, Quod apostolici
numeris ; in A. F. UTZ, I, p. 54-71 ; H. DENZINGER, 3130-3133, p. 699-700).
4. Expression de la sensibilité du moment, la paix sera « le fruit de la justice » (opus iustitiae pax)
pour Pie XII, « le fruit de la solidarité » (opus solidaritatis pax) pour Jean-Paul II (JEAN-
PAUL II, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, 30 décembre 1987, Acta Apotolicae Sedis,
1988, LXXX, p. 547-568 ; in H. DENZINGER, 4810-4819, p. 998-1001). Mentionnons égale-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 139
ment l’édition Téqui : Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 341-393, ici p. 380.
Se référant à l’encyclique Populorum progressio (dont il célèbre le vingtième anniversaire) pour
préciser les critères de la définition chrétienne de la paix (préoccupation du bien commun, jus-
tice, développement spirituel et non seulement matériel), Jean-Paul II insiste sur « la mentalité
d’aujourd’hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre le respect de la justice et l’instau-
ration d’une paix véritable » (Ibid., 10 ; in P. TÉQUI, p. 349). Un peu plus bas, le Pape souligne
l’individisibilité de la paix, « la conscience que celle-ci est indivisible : c’est le fait de tous, précise-
t-il, ou de personne. Une paix qui exige toujours davantage le respect rigoureux de la justice et,
par voie de conséquence, la distribution équitable des fruits du vrai développement. » (Ibid., 26 ;
in P. TÉQUI, p. 364). Nous verrons plus loin que c’est la même logique qui a présidé au réinves-
tissement pontifical des droits de l’homme depuis Vatican II. L’Église s’émeuvait-elle par
exemple du recours à la peine de mort quand l’État était chrétien ?
1. Nous aurons plus bas à revenir en détails sur le moment paulinien. À ce stade préliminaire,
cf. S. CIPRIANI, « Saint Paul et la “politique” », trad. fr. D. Gelsi, Paul de Tarse, apôtre de notre
temps, éd. L. De LORENZI, Rome, Abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, 1979, p. 595-618 ;
P. CAMBRONNE, « La iustitia chez saint Augustin », Cahiers Radet, 1987, 5, p. 9-48 ; R. DAR-
RICAU, « La fidélité à la doctrine du prince chrétien : de saint Augustin au xviiie siècle », Fidé-
lités, solidarités et clientèles, Nantes, Université de Nantes, 1985, p. 17-49.
2. AUGUSTIN, La Cité de Dieu [411-426], trad. fr. L. Moreau, J.-C. Eslin, Paris, Le Seuil,
1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28). Citons in extenso : « Deux amours ont donc bâti deux cités,
l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de
soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire
aux hommes, l’autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. »
140 La subsidiarité catholique...
1. Selon le mot du Pape Ratti (PIE XI, Quadragesimo anno, 103 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
2. Ibid., 101 (in A. F. UTZ, I, p. 629). Le postulat est présent dès les origines kettelériennes de la
doctrine sociale (K. van KERSBERGEN, « The Intellectual Origins of Christian Democracy
and Social Capitalism », Social Capitalism, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 215).
3. Bref exemple de la permanence du vocabulaire : « De même [...] que nier ou atténuer à l’excès
l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de
même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collecti-
visme ou tout au moins on risquerait d’en partager l’erreur. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 46 ;
in A. F. UTZ, I, p. 595). Pie XI reprend les mots mêmes de Léon XIII (Ibid., 49 ; in A. F. UTZ, I,
p. 599 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791) : « l’homme est plus ancien que l’État » (LÉON XIII,
Rerum novarum, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791).
4. La théorie de la propriété est surtout exposée dans la Somme, dans les passages consacrés au
vol et à l’aumône. Sur le vol, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 436-
445 (IIa IIae, q. 66). Sur l’aumône, cf. ibid., III, p. 231 sq. (IIa IIae, q. 32). Pour une mise en perspec-
tive récente, cf. M. SPIEKER, « The Universal Destination of Goods. The Ethics of Property in
the Theory of a Christian Society », Journal of Markets and Morality, 2005, 8 (5), p. 33-354 ;
R. PECORELLA, « Property Rights, the Common Good and the State : The Catholic View of
Market Economies », Journal of Catholic Social Thought, 2008, 5 (2), p. 235-283.
5. Notre présentation binaire des lois thomistes demanderait à être nuancée par la prise en
compte du schéma ternaire dans lequel saint Thomas inscrit sa conception du droit (nous y
reviendrons plus bas). Pour des notations sur le rapport entre propriété et légalité, cf. A. BOU-
REAU, E. MARMURSZTEJN, « Thomas d’Aquin et les problèmes de morale pratique au
xiiie siècle », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1999, 83, p. 685-706, ici p. 692 sq.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 141
1. La thèse thomiste prend tout son relief si on la compare à la théorie occamienne, telle que la
relit, entre autres, Georges de Lagarde : avant la Chute, dit en substance Guillaume d’Occam, la
propriété était commune ; depuis la Chute, Dieu a accordé aux hommes — individuellement et/
ou collectivement — le pouvoir d’appropriation des biens. Autrement dit, l’état de péché consé-
cutif à la Chute aboutit à la division des propriétés, qui elle-même conduit à des droits humaine-
ment et divinement garantis (G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge [1934], Louvain, Nauwelaerts, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1958, II, p. 181). En
refusant d’en faire la conséquence directe de la Faute, saint Thomas redonne une dignité positive
au droit individuel de propriété. Il prend ainsi le contre-pied des tendances communisantes et
apocalyptiques de l’Église médiévale. Le point est très important pour la discussion sur la nais-
sance de l’individualisme. On sait que Georges de Lagarde la situe précisément dans le nomina-
lisme occamien (voire scotiste), tout comme Michel Villey (M. VILLEY, La Formation de la
pensée juridique moderne, op. cit., p. 220 sq. ; « La genèse du droit subjectif chez Guillaume
d’Occam », Archives de philosophie du droit, 1964, 9, p. 97-127). Walter Ullmann, en revanche,
la situe plutôt dans la relecture médiévale d’Aristote (W. ULLMANN, The Individual and
Society in the Middle Ages, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1966).
2. Problème bien sûr aggravé par les phénomènes inflationnistes (O. von NELL-BREUNING,
« The Concept of the Just Price », Review of Social Economy, 1950, 8 (2), p. 111-122).
3. PIE XI, Quadragesimo anno, 53, 120 (in A. F. UTZ, I, p. 601, p. 641).
4. Sur la justice sociale en particulier : « Outre la justice commutative, il y a aussi la justice
sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire.
C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté
tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pour-
voit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce
qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien
commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres,
c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’ac-
complissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une acti-
vité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du
corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante
synergie des activités organiques. » PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 260-263).
142 La subsidiarité catholique...
Après-guerre, Pie XII, ancien Secrétaire d’État du Pape Ratti, suivra fidè-
lement l’exemple de son prédécesseur lorsqu’à de nombreuses reprises il s’in-
quiétera des atteintes portées à la propriété privée, stigmatisant tour à tour
l’« étatisation », la « socialisation », la « démocratisation » et la « cogestion »
de l’économie2 : il invitait par là à se méfier de ce qui pouvait dangereusement
devenir « une arme de combat et de lutte contre l’employeur privé comme
tel »3. Derrière la reconstruction économique du Vieux Continent, devait-on
comprendre, le spectre continuait à sommeiller : la prétention du terrible
Léviathan à absorber la société. Le parallèle entre nationalisations démocra-
tiques et étatisme totalitaire n’était pas implicitement suggéré ; il était nom-
mément établi par le Pape, qui n’hésitait pas à exprimer sa crainte de voir
réapparaître des
« systèmes exacerbés jusqu’aux prétentions totalitaires en tous domaines, sans
autre idéal qu’un égoïsme collectif et sans autre expression qu’un étatisme
omnipotent, s’asservissant les individus comme des pions sur l’échiquier poli-
tique ou des numéros dans les calculs économiques »4.
Dans la foulée immédiate de Divini redemptoris, cf. aussi une encyclique adressée à l’Église
mexicaine : PIE XI, Lettre encyclique Firmissimam constantiam, 28 mars 1937, Acta Apostolicae
Sedis, 1937, XXIX, p. 189-199 (in A. F. UTZ, II, p. 1656-1679).
1 PIE XI, Quadragesimo anno, 122 (in A. F. UTZ, I, p. 641). Nous soulignons.
2. Prônée par nombre de catholiques sociaux, et surtout dans l’Allemagne de l’immédiat après-
guerre. Le catholicisme allemand était alors traversé par un débat autour du « socialisme chré-
tien ». Parmi les principaux protagonistes, citons ici le condisciple d’Eugen Kogon aux Frank-
furter Hefte, Walter Dirks, et le Père Eberhard Welty, à la tête de la revue dominicaine Die Neue
Ordnung : W. DIRKS, « Das Abendland und das Sozialismus », Frankfurter Hefte, 1946, 3,
p. 67-76 ; « Marxismus in christlicher Sicht », ibid., 1947, 2, p. 125-143 ; E. WELTY, « Christli-
cher Sozialismus », Die Neue Ordnung, 1946-1947, 1, p. 39-70. À l’autre bout de l’échiquier
politique, mentionnons : A. SÜSTERHENN, « Christlicher Sozialismus ? », Rheinischer
Merkur, 1946, 48, p. 1-2 ; H. E. HENGSTENBERG, « Christentum + Marxismus. Eine Ausein-
andersetzung mit Walter Dirks », Neues Abendland, 1947, 8, p. 225-228.
3. PIE XII, Discours aux associations catholiques des ouvriers italiens, 11 mars 1945, Acta Apos-
tolicae Sedis, 1945, XXXVII, p. 68-72 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1434 ; M. CLÉ-
MENT, L’Économie sociale selon Pie XII, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1953, II, p. 83).
4. PIE XII, Lettre C’est un geste à Charles Flory, Président des Semaines sociales de France,
10 juillet 1946 (in SOLESMES, 970, p. 506 ; M. CLÉMENT, II, p. 102-105). Dans la même
veine : PIE XII, Discours au IXe congrès de l’Union internationale des associations patronales
catholiques (UNIAPAC), 7 mai 1949, Acta Aspostolicae Sedis, 1949, XLI, p. 283-286 (in
A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1662-1666, ici p. 1664 ; M. CLÉMENT, II, p. 170-173) ; Dis-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 143
Comme chez Pie XI, donc, aucune différence d’essence ne doit venir dis-
criminer entre la socialisation démocratique et le totalitarisme indistincte-
ment socialiste ou communiste.
« Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme
où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de
laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. [...]
C’est la raison profonde pour laquelle les Papes des encycliques sociales et
Nous-même avons refusé de déduire, soit indirectement, de la nature du
contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant, son
droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière se présente cet autre
grand problème1. »
C’est la même disqualification par le pire qui est à l’œuvre dans les dis-
cours rattien et pacellien. Sans surprise, elle appelle le même remède dont on
fantasme la capacité à faire barrage aux excès de l’étatisme : le « sain » corpo-
ratisme, que l’histoire récente n’avait, semble-t-il, pas encore condamné2.
cours au congrès international des études sociales, 3 juin 1950, Acta Apostolicae Sedis, 1950, XLII,
p. 485-488 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1623-1628 ; M. CLÉMENT, II, p. 202-206).
Pour un commentaire hagiographique de la doctrine sociale de Pie XII, cf. M. CLÉMENT,
L’Économie sociale selon Pie XII, op. cit., I, surtout les ch. IX et XI, ici p. 157 sq. Pour une apo-
logie du pontificat pacellien, cf. M. CLÉMENT, « Pie XII », Itinéraires, 1959, 29, p. 11-55.
1. PIE XII, Radio-message au congrès des catholiques autrichiens à Vienne, 14 septembre 1952,
Acta Apostolicae Sedis, 1952, XLIV, p. 789-793 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 307).
2. Dans un texte significativement intitulé « Nationalisation ou corporatisme ? », publié par la
très officielle Civiltà cattolica, un père jésuite italien reprenait les mises en garde pacelliennes sur
les excès des nationalisations pour immédiatement appeler à l’édification d’un corporatisme
démocratique chrétiennement inspiré. Le tout, en invoquant bien sûr la fameuse distinction rat-
tienne entre corporatisme totalitaire et corporatisme « sain » : « Seules une inexcusable ignorance
ou la mauvaise foi peuvent établir une identité quelconque entre les deux corporatismes. » (A. de
MARCO, « Nationalisation ou corporatisme ? », trad. fr. J. Thomas-d’Hoste, La Communauté
nationale, Lyon, Chronique sociale de France, 1946, p. 9-25, ici p. 25). Article paru en italien,
traduit et largement célébré par La Documentation catholique, puis repris dans le compte rendu
de la XXXIIIe session des Semaines sociales de France tenue à Strasbourg. Pour un point général
sur le sujet, cf. N. S. TIMASHEFF, « Nationalization in Europe and the Catholic Social Doc-
trine », The American Catholic Sociological Review, 1947, 8 (2), p. 111-130.
144 La subsidiarité catholique...
Rien ne serait plus faux que d’opposer un Léon XIII, Pape moderne, Pape
du catholicisme social et du Ralliement à la République4, à un Pie X, son suc-
cesseur immédiat, Pape intransigeant retournant au Syllabus de son aîné du
même nom5. Dans l’encyclique Inscrutabili Dei consilio du 21 avril 1878,
Léon XIII ne manquait pas de rappeler les dangers de la société moderne —
certes dans un style moins vindicatif que celui de son prédécesseur mais sans
rien renier, sur le fond, de la traditionnelle véhémence pontificale6. Il importe
donc de ne pas se méprendre sur le tournant léonien de la doctrine sociale et
du renouveau thomiste qui lui sert de support intellectuel. Même revu et cor-
rigé par Léon XIII, le catholicisme social, habité qu’il se trouve par la menta-
lité médiévale de la Chrétienté, est beaucoup plus antimoderne qu’il n’y
paraît, tout comme, nous le verrons avec Pie XII, la redéfinition catholique
— antilibérale — de la démocratie. Jamais, l’Église de la doctrine sociale ne
reconnaîtra à l’État davantage qu’une autonomie conditionnelle (en cela, elle
lui refusera toujours la dignitas d’institution) : l’État est souverain à condi-
tion que l’Église soit la détentrice du dernier mot, autre manière de dire que
l’État est souverain dans son ordre. Il dispose certes de la dignité de société
parfaite mais la souveraineté des deux sociétés temporelle et spirituelle ne se
situe pas sur le même plan. Affirmer que l’Église et l’État n’appartiennent pas
au même ordre, c’est en définitive rappeler que ces deux ordres sont eux-
mêmes hiérarchisés. Aussi, comment qu’on la comprenne, la reconnaissance
par Léon XIII de la valeur temporelle de l’État s’accompagne-t-elle nécessai-
rement de son indispensable corollaire : la supériorité ultime de l’Église en
raison d’une primauté ontologique du spirituel sur le temporel. Mais voilà
qui méconnaissait la capacité des États à subvertir la stratégie ecclésiale et à
faire sauter cette clause de conditionnalité.
Fondamentalement liés entre eux, le développement de la doctrine sociale
et le retour en force, sous la plume des papes du xixe siècle, de la notion de
societas perfecta interviennent dans un contexte précis, celui de la naissance
de la nation italienne, doublée de son pendant symétrique : la mort des États
pontificaux. En 1870, quand il s’empare de la ville de Rome, Victor Emma-
nuel II ne fait pas que parachever l’unification nationale de la péninsule Ita-
lique, il signifie au Souverain pontife la fin de son pouvoir temporel1. Cette
rupture du lien, historiquement noué, entre la primauté spirituelle du Pasteur
suprême de l’Église et la souveraineté du chef de l’État pontifical marquera
pour longtemps une brèche traumatisante dans la conscience collective du
Vatican2. C’est en riposte directe que le Siège romain déploiera des trésors
d’énergie doctrinale et mobilisera ses plus grands canonistes pour exhumer le
vieux concept de societas perfecta3. Le faisant glisser, prudence magistérielle
1. Quoique fondée sur des textes inauthentiques (la Donation de Constantin composée vers 750
et les Décrétales de Pseudo-Isidore), la justification des territoires pontificaux avait accompagné
l’Église depuis ses origines. Selon la Donation, Constantin aurait remis à Sylvestre Ier non seule-
ment les insignes impériaux mais aussi la souveraineté sur Rome, l’Italie et l’Occident.
2. Sur ce traumatisme, qualifié par Léon XIII de « funeste dissentiment entre l’Italie [...] et le
Pontificat romain », cf. LÉON XIII, Lettre autographe au Cardinal Mariano Rampolla, Secré-
taire d’État, 15 juin 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX, p. 4-27 (in A. F. UTZ, III, p. 2329-2349,
ici p. 2334-2335). On le sait, la querelle ne prendra fin qu’avec le Concordat de 1929.
3. Tel qu’issu du reformatage de la théorie des deux glaives opéré par Bellarmin. La définition de
l’Église comme société parfaite est le résultat d’un long travail d’incubation doctrinale, accéléré à
partir de 1870 mais qui s’étire sur toute la période de la seconde moitié du xixe siècle. L’exhuma-
tion du concept est principalement le fait du grand canoniste italien, le futur Cardinal Tarquini.
Avant l’épisode léonien, deux moments importants sont à relever : 1o la lettre Cum catholica
Ecclesia publiée par Pie IX le 26 mars 1860 pour protester contre l’annexion de la Romagne,
anciennement sous le ressort territorial de la papauté. 2o le point 19 du Syllabus : « L’Église n’est
pas une société parfaite et véritable, pleinement libre, et elle ne jouit pas des droits propres et
constants qui lui ont été conférés pas son divin fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de
définir quels sont les droits de l’Église et les limites au sein desquelles elle peut exercer ces
droits. » (PIE IX, Syllabus, 19 ; in H. DENZINGER, 2919, p. 667-668).
146 La subsidiarité catholique...
1. Alors qu’à l’origine les encycliques étaient uniquement destinées aux membres du collège
épiscopal (à l’ensemble des évêques du monde), elles deviendront peu à peu un outil de commu-
nication bien plus large : pour s’adresser d’abord à l’ensemble des fidèles catholiques puis, à
partir de Léon XIII, au monde entier. À compter de l’encyclique Pacem in terris, promulguée
par Jean XXIII en 1963, le Vatican revendique explicitement de parler « à tous les hommes de
bonne volonté ». Les effets de cette mutation sont bien sûr importants sur le contenu même du
discours pontifical. L’enseignement social des papes pouvait encore revêtir une valeur normative
quand les destinataires en étaient seulement les membres de l’Église. À partir de 1963, il prend
désormais une couleur essentiellement déclarative ; ce qui, loin s’en faut, ne réduit pas son effet
locutoire. Il change tout simplement de canal de transmission.
2. Rappelons-le encore : l’intégralisme est à distinguer de l’intégrisme (cf. É. POULAT, Inté-
grisme et catholicisme intégral, Tournai, Casterman, 1969). Sans remettre en cause la pertinence
des analyses d’Émile Poulat, le concept d’intégralisme, tel que défini par Jean-Marie Donegani, a
pour but de sortir de la dualité poulatienne — intransigeantisme catholique contre libéralisme
— en y introduisant un troisième terme (J.-M. DONEGANI, La Liberté de choisir. Pluralisme
religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de la
FNSP, 1993). Jean-Marie Donegani insiste en particulier sur la nécessité épistémologique de bien
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 149
distinguer entre le discours des acteurs eux-mêmes et le discours des analystes. « Comment faut-
il entendre certaines notations d’Émile Poulat se démarquant si peu des propos qu’elles ana-
lysent qu’il devient parfois difficile de cerner le passage de la pensée ecclésiastique objet de
l’analyse à la pensée du sociologue auteur de l’analyse. » (Ibid., p. 168).
1. Sur la crise moderniste dans le catholicisme français au tournant des xixe-xxe, cf. É. POULAT,
Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962 ; « La crise du moder-
nisme dans l’Église catholique. Prolégomènes à une réflexion sur l’orthodoxie », Formation et
défense des « orthodoxies » dans les églises et les groupements d’inspiration politique, Gembloux,
Duculot, 1987, p. 170-190 ; P. COLIN, L’Audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le
catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
2. Émile Poulat lui-même en convient mais peut-être n’en tire-t-il pas toutes les conséquences :
« Ce qui s’est imposé, écrit-il, est-ce bien le libéralisme ou plus simplement, le fait accompli, la
situation nouvelle ainsi créée qui, en se consolidant, a rejeté dans le passé, définitivement, tout ce
qui ne répond plus à sa réalité ? » (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 162-163 ;
« Pour une meilleure compréhension de la démocratie chrétienne », art. cit., p. 31). Dans la
continuité de son maître ouvrage : É. POULAT, « La modernité à l’heure de Vatican II »,
Le Deuxième Concile du Vatican, Rome, École française de Rome, 1989, p. 809-826.
150 La subsidiarité catholique...
1. « Le principe de subsidiarité, avoue Chantal Delsol, veut échapper à cette alternative [libéra-
lisme-socialisme]. Il finit pourtant, après une histoire complexe, par s’inscrire dans une problé-
matique libérale au sens contemporain du terme. » (C. MILLON-DELSOL, « La subsidiarité
dans les idées politiques », La Subsidiarité. De la théorie à la pratique, op. cit., 1995, p. 45).
2. En témoigne de manière très nette la structuration de la Constitution pastorale Gaudium et
spes. Le chapitre consacré à « La communauté politique » fait suite, par ordre de priorité, à celui
relatif au mariage, à celui afférent à la culture et à celui traitant de la vie économique
(DEUXIÈME CONCILE du VATICAN (VATICAN II), Constitution pastorale De Ecclesia
in Mundo Huius Temporis (Gaudium et spes), 7 décembre 1965, Acta Apostolicae Sedis, 1966,
LVIII, p. 1025-1115, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum Vaticanum II, 1966, p. 681-751 ;
in A. F. UTZ, I, p. 814-969 ; H. DENZINGER, 4301-4345, p. 911-934). Nous y reviendrons.
3. Jusqu’à la fin de son pontificat, nous y reviendrons, le Pape Pacelli ne manquera pas une occa-
sion de signaler les limites infranchissables de ce nouveau compromis avec le fait démocratique.
En témoignent les différents anathèmes lancés à l’encontre de la nouvelle génération de théolo-
giens catholiques mieux disposée à un dialogue avec la modernité et les Lumières : Marie-Domi-
nique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac, Karl Rahner, John Courtney Murray.
4. E. TROELTSCH, Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht
[1911], Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, op. cit., 1922, II, p. 166-191.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 151
1. Pour une démonstration approfondie de l’entremêlement des plans économique (l’agir fonc-
tionnel) et ontologique (l’être théologique) dans le message chrétien, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Le moment “économique” et le moment “ontologique” dans la Sacra Doctrina (Révélation,
théologie, Somme théologique) », Mélanges M.-D. Chenu, Paris, Vrin, 1967, p. 135-187.
2. PREMIER CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 19 juin 325 (in H. DENZINGER, 125-
126, p. 39-42). « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres
visibles et invisibles. Et en notre seul Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu, né du Père, unique
engendré, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de
vrai Dieu, né, non pas créé, d’une unique substance avec le Père, par qui tout a été fait, ce qui est
dans le ciel et ce qui est sur la terre, qui à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est
fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, viendra juger les
vivants et les morts. Et en l’Esprit Saint. Ceux qui disent : “Il était un temps où il n’était pas” et
“Avant d’être né il n’était pas” et “il est devenu à partir de ce qui n’était pas”, ou qui disent que
Dieu est d’une autre substance ou essence, ou qu’il est susceptible de changement ou d’altéra-
tion, ceux-là l’Église catholique les anathémise. » Cette formule sera consacrée et amplifiée en
381 par l’amorce du Filioque de l’Église latine (PREMIER CONCILE de CONSTANTI-
NOPLE, Profession de foi, 30 juillet 381 ; in H. DENZINGER, 150, p. 56-58). Sur la question de
la Trinité, cf. R. BRAGUE, « Un Dieu un » [1983], Du Dieu des chrétiens, et d’un ou deux
autres, Paris, Flammarion, 2008, p. 77-113 ; C. THÉOBALD, « La foi trinitaire des chrétiens et
l’énigme du lien social : contribution au débat sur la “théologie politique” », Monothéisme et
trinité, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1991, p. 99-137.
3. PIE XII, Radio-message au monde L’Ordre intérieur des États, 24 décembre 1942, Acta
Apostolicae Sedis, 1943, XXXV, p. 9-24 (in SOLESMES, 772-821, p. 420-440, ici 777, p. 423-424 ;
A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 102-123, ici p. 106 ; M. CLÉMENT, II, p. 52-66).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 153
1. H. de. LUBAC, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Le Cerf, 1938, p. IX. Cf. aussi
R. COSTE, Les Fondements théologiques de l’Évangile social, Paris, Le Cerf, 2002.
2. Pensons, par exemple, aux analyses canoniques dues à Georges de Lagarde et Walter Ull-
mann : G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Âge, I-V [1934-
1946], op. cit., 1956-1970 ; W. ULLMANN, The Individual and Society in the Middle Ages,
op. cit. Parmi une littérature surabondante, cf. quatre autres auteurs essentiels : E. CASSIRER,
Le Mythe de l’État [1946], trad. fr. B. Vergely, Paris, Gallimard, 1993, p. 113-163 ; M. VILLEY,
« La théologie chrétienne et la philosophie du droit du ve au xiiie siècle » [1961-1962], La Forma-
tion de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 107-175 ; E. L. FORTIN, « Saint Augustin »,
Histoire de la philosophie politique [1963-1987], éd. L. STRAUSS, J. CROPSEY, trad. fr.
O. Sedeyn, Paris, PUF, 1999, p. 191-222 ; « Saint Thomas d’Aquin », ibid., p. 269-297 ; « Augus-
tine, Thomas Aquinas and the Problem of Natural Law », Mediaevalia, 1978, 4, p. 180-208 ;
L. DUMONT, Essais sur l’individualisme, op. cit. (spécialement « La catégorie politique et
l’État à partir du xiiie siècle » [1965], p. 35-81, ici p. 82 sq.). Pour une synthèse raisonnée,
cf. P. J. WEITHMAN, « Augustine and Aquinas on Original Sin and the Function of Political
Authority », Journal of History of Philosophy, 1992, 30 (3), p. 353-376.
3. Cf., ici, les travaux en cours d’Alain Boureau sur les prémisses scolastiques de la séparation
entre Église et État, que l’historien se garde bien, cependant, d’interpréter à l’aune de l’augusti-
nisme. Reste le message de limitation, de « cantonnement religieusement motivé », qui fait se
rencontrer le thomisme scolastique avec les anciennes élaborations augustiniennes (A. BOU-
REAU, La Religion de l’État. La construction de la République étatique dans le discours théolo-
gique de l’Occident médiéval (1250-1350), Paris, Les Belles Lettres, 2006, ici p. 119). Alain Bou-
reau se réfère ici (Ibid., p. 120 sq.) au livre important, encore peu connu en France, de Matthew
Kempshall (M. KEMPSHALL, The Common Good in Late Medieval Political Thought,
op. cit.), qui dédramatise fortement l’opposition entre augustinisme et thomisme.
4. Soit dans une perspective hagiographique, soit dans une perspective critique. Pour un exemple
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 155
sède bien sûr sa part de vérité, elle n’en présente pas moins l’inconvénient de
se situer d’emblée dans une perspective interne au magistère et de ne pas
rompre avec le discours des papes sur eux-mêmes. Or, au-delà du problème
de la relecture pontificale de l’Aquinate, trop se focaliser sur la Somme théo-
logique ne permet pas de comprendre ce que la doctrine ecclésiale de l’État
emprunte très directement à Augustin, en tout cas à une fibre qui n’est pas le
thomisme officiellement affiché. Nous voulons ici mettre au jour cette
dimension augustinienne du principe de subsidiarité en tension avec le tho-
misme foncier dans lequel il a originellement prétendu se définir. En retour,
le concept de subsidiarité permet de dédramatiser la césure entre les deux
grands penseurs du corpus catholique : saint Augustin est moins augustinien
qu’il n’y paraît, pourrait-on dire, saint Thomas moins thomiste1. Faut-il le
rappeler, le thomisme n’a jamais été un rejet de l’augustinisme ; il a simple-
ment voulu procéder à un mariage entre christianisme et aristotélisme ; d’où
une tension de laquelle des aspérités fortement augustiniennes ont pu res-
sortir, tendant parfois à effacer le compromis initial. Le propre révolution-
naire de l’Aquinate fut de poser cet axiome somme toute assez rudimentaire :
pour qu’il y ait la grâce, il faut d’abord qu’il y ait la nature, non plus la nature
aristotélicienne du cosmos païen mais la nature chrétienne de l’ordre divin
(seule voie d’accès à la connaissance de Dieu). Là où Augustin disait peu ou
prou l’inverse : l’humilité évangélique comme riposte à la magnanimité
païenne (romaine — et non grecque — en l’occurrence)2. Pour le reste, saint
Thomas reconduit l’essentiel de la théologie augustinienne en déplaçant déci-
sivement le curseur théorique, en reformulant la notion de grâce et en chan-
geant le vocabulaire. Par sa réconciliation du christianisme primitif avec la
nature, il ajoute sa pierre, il ne détruit pas l’édifice initial : la grâce n’abolit pas
la nature, disait-il (gratia non tollit naturam) ; elle la parfait3.
1. D’où les explications augustiniennes sur l’esclavage humain, cf. AUGUSTIN, La Cité de
Dieu, op. cit., III, p. 125-127 (liv. XIX, ch. 15). Plus généralement, cf. ibid., II, p. 105-141
(liv. XIII) ; II, p. 145-192 (liv. XIV). Mentionnons ici le mot sévère de Job : « C’est Lui [Dieu]
qui fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » (Livre de Job, XXXIV, 30).
À travers sa critique du pélagianisme, saint Augustin s’attache à pointer le risque prométhéen de
l’orgueil humain. Les élus de Dieu, les citoyens de la cité de Dieu n’ont pas conscience de leur
élection, en ce que la prédestination divine échappe à la connaissance des hommes. L’élection
divine est le fait de la grâce, en aucun cas celui des mérites humains. « Chacun reconnaît, écrit-il,
que c’est par une bonté toute gratuite, non par ses mérites, qu’il est arraché au mal, quand il se
voit dégagé de la société de ces hommes dont il aurait dû partager le juste châtiment. »
(AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., II, p. 189-190 ; liv. XIV, ch. 26).
2. Sur le fondement du fameux extrait déjà cité (Ibid., II, p. 191 ; liv. XIV, ch. 28).
3. Sur ce point, outre les travaux de Robert A. Markus (R. A. MARKUS, Saeculum. History and
Society in the Theology of St. Augustine [1970], Cambridge, Cambridge University Press, 2007),
on pourra se reporter aux analyses de l’historien Henri-Irénée Marrou (H.-I. MARROU,
« Civitas Dei, civitas terrena : num tertium quid ? », Studia patristica, éd. K. ALAND,
F. L. CROSS, Berlin, Akademie Verlag, 1957, II, p. 342-351 ; Saint Augustin et l’augustinisme,
Paris, Le Seuil, 1956) et à un article synthétique de Charles Journet (C. JOURNET, « Les trois
cités : celle de Dieu, celle de l’homme, celle du diable », Nova et Vetera, 1958, 33, p. 25-48).
4. Ils ne seront distingués qu’au jour du Jugement dernier (Ibid., III, p. 149-221 ; liv. XX). « Car
les deux cités s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement les
sépare. » (Ibid., I, p. 75 ; liv. I, ch. 35). Cf. aussi ibid., II, p. 145-192, p. 195-247, p. 252-314,
p. 318-368 (liv. XV-XVII) ; III, p. 12-89 (liv. XVIII).
5. Ibid., III, p. 283-357 (liv. XXII).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 157
Saint Thomas ensuite. Son dialogue avec l’évêque d’Hippone tient en deux
mots : la nature d’une part, la Providence de l’autre. À trop insister sur la pre-
mière dimension, on oublie qu’elle prend place à l’intérieur de la seconde. En
1. Pensons à ses linéaments aisément repérables dans le message biblique lui-même : l’histoire
des patriarches Abraham (Livre de la Genèse, XXII) et Joseph (Genèse, XXXVI-L), l’histoire de
la sortie d’Égypte (Livre de l’Exode, XII-XIII) ou encore l’histoire de Job (Livre de Job).
2. Dieu chrétien, ou plus exactement (à la suite de la note précédente), Dieu judéo-chrétien. Le
Dieu vétéro-testamentaire du Décalogue interdit (« Tu ne tueras point ! ») mais ne prescrit rien.
3. Citons Thomas : « Dieu [...] ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne
soient pas faites, mais il veut permettre qu’elles soient faites. » (THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique, op. cit., I, p. 305 (Ia, q. 19, a. 9 ad 3). Dans le même sens, cf. THOMAS d’AQUIN,
Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 250-254, p. 257-259 (liv. III, ch. 71, ch. 73).
4. Cf. R. BRAGUE, « L’impuissance du Verbe. Le Dieu qui a tout dit » [1995], Du Dieu des
chrétiens, op. cit., p. 180 sq. Commentaire de JEAN de LA CROIX, « La montée du mont
Carmel » [1542-1591], Œuvres complètes, trad. fr. C. de la Nativité de la Vierge, éd. L.-M. de
Saint-Joseph, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, I, p. 208-216 ; liv. II, ch. 22).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 159
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 322-323 (Ia, q. 22, a. 3). « L’ordre des
choses se présente sous deux aspects. D’une part, tel être créé est ordonné à tel autre, comme
les parties au tout, les accidents à la substance et chaque chose à sa fin. D’autre part, toutes
les choses créées sont ordonnées à Dieu. » (Ibid., I, p. 314 ; Ia, q. 21, a. 1 ad 3). « L’opération pro-
videntielle par laquelle Dieu opère dans les choses n’exclut pas les causes secondes, mais est
accomplie à travers elle. » (THOMAS d’AQUIN, Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 255
(liv. III, ch. 72, 2). Cf. aussi ibid., III, p. 390 sq. (liv. III, ch. 111 sq.).
2. La distinction thomiste entre cause première et cause seconde doit se comprendre comme un
corollaire de la distinction scolastique entre la fin intermédiaire — infravalente — et le moyen.
3. Ce thème sera repris par les néothomistes dont Maritain. Le bien temporel de la cité, écrit-il,
est « une fin intermédiaire et infravalente », une fin ultime secundum quid par rapport à la per-
sonne (J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 444, n. 3).
160 La subsidiarité catholique...
la mesure où elle dérive de la loi de nature »1. Voilà une parole qui reprend
Augustin mot pour mot : une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine.
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 599 (Ia IIæ, q. 95, a. 2). Mais, en
retour, écrit saint Thomas, pour que le droit naturel ne soit pas oublié, il faut en permanence le
rappel à l’ordre du droit positif. Les lois positives n’obligent que dans la mesure où elles sont
justes, que dans la mesure, donc, où elles satisfont à leur propre définition. Une loi est loi si elle
s’ordonne au bien commun défini en Dieu. Une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine. Tout comme la grâce n’abolit pas la nature, le droit divin n’abolit pas le droit humain, il le
permet. La définition de la loi par saint Thomas fait explicitement référence à saint Augustin
(Ibid., II, p. 606 ; Ia IIæ, q. 96, a. 4). Précisons encore que 1o le schéma juridique thomiste est
moins binaire que ternaire — loi divine, loi naturelle et loi positive : le droit positif est contenu
dans le droit naturel, lui-même ordonné à la loi éternelle (divine) ; 2o Thomas considère moins le
rapport entre loi divine et loi humaine que celui entre loi naturelle et loi positive.
Chapitre 2
Subsidiarité et autorité spirituelle.
La condamnation pontificale
I. L’ÉTAT ÉDUCATEUR,
PRÉFIGURATION DE L’ÉTAT TOTALITAIRE ?
1. JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Paris, Le Cerf, 1994, 16, p. 63-64. Dans le même sens,
cf. le Code de droit canonique promulgué en 1983 (JEAN-PAUL II, dir., Code de droit cano-
nique [1983], éd. lat. et fr., Paris, Centurion, Le Cerf, Tardy, 1985, p. 144 sq. ; can. 793 sq.).
2. Rien d’anodin, en effet, à ce que ses linéaments apparaissent sous la plume de Mgr von Ket-
teler dans des pages spécialement consacrées à l’École. Les pouvoirs civil et ecclésiastique ont
beau disposer de la suprématie chacun dans son ordre, l’éducation n’en pose pas moins des pro-
blèmes particuliers. Ce sont d’abord les parents et les familles, répète-t-on côté catholique, qui
ont en charge l’éducation et l’instruction de leurs enfants, l’État n’assurant pour sa part qu’un
rôle subsidiaire de « grand coordonnateur » et de « haute surveillance » (W. E. von KETTELER,
« Die Katholiken und das neue deutsche Reich », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften,
op. cit., p. 162). « Il souhaitait, puisque le peuple gouvernait dans les temps modernes, qu’on
l’élevât pour régner, comme naguère on élevait les fils des rois. » (J. LIONNET, « Un évêque
social » : Ketteler, Paris, Béduchaud, 1903, p. 25-26).
3. Via son souci d’ôter toute dimension spirituelle à l’ordre étatique. Par théorie du pouvoir
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 165
Une fois de plus, le contexte historique nous a mis sur la voie : celle de l’Italie
fasciste. Comme on pouvait s’y attendre, le Concordat de 1929 signé entre le
Pape et Mussolini n’avait pas éteint la concurrence des ambitions sur ce « ter-
rain essentiel de la vie de l’Église » : l’éducation de la jeunesse1. Qu’il suffise
ici de penser à une lettre encyclique du 31 décembre de la même année, Divini
illius Magistri2, dans laquelle deux exigences étaient fermement rappelées par
Pie XI : le rôle de l’Église consiste à préparer l’âme de chacun au salut de
tous ; l’éducation se situe donc au principe même de son monopole séculaire.
L’objet immédiat de sa prise de parole : dénoncer la mythologie gentilienne
de l’État éducateur. En bon philosophe hégélien devenu ministre de l’Ins-
truction publique3, Giovanni Gentile considérait en effet que la formation
spirituelle de la jeunesse devait en propre revenir à l’État dont la vocation
naturelle était précisément d’endosser la responsabilité morale de l’éducation.
Rien de plus opposé à la doctrine catholique. Depuis 1923, le Pape n’avait eu
de cesse de condamner cette dangereuse usurpation, mais une fois signés les
Accords du Latran, sa riposte redoublera d’intensité. L’idéal de l’État éthique,
martèle-t-il, n’a d’autre but que de saper les fondements de la légitimité
divine de l’Église via une détestable prétention du pouvoir profane à se hisser
sur un terrain spirituel4. Et de refuser qu’on considère la foi catholique sous
le seul angle de l’enseignement religieux, comme si elle pouvait être une
simple discipline scolaire, sorte de philosophia minor propédeutique à la véri-
table activité philosophique5.
indirect de l’Église, il faut entendre pouvoir directif des consciences (morale, éducation) qui
réserve à la compétence ecclésiale une liste nombreuse de domaines potentiels d’intervention.
1. Fait très révélateur, mais non surprenant, c’est en grande partie sur la question de l’éduction
que se cristallisera la condamnation pontificale du phénomène totalitaire dans Divini redemp-
toris et Mit brennender Sorge. « On retire aux parents le droit de l’éducation que l’on considère
comme un droit exclusif de la communauté ; c’est seulement au nom de la communauté et
par délégation que les parents peuvent encore l’exercer. » (PIE XI, Divini redemptoris ; in
A. F. UTZ, I, p. 229). « Aujourd’hui encore, la lutte ouverte contre l’école confessionnelle, pro-
tégée pourtant par le Concordat, ou la suppression du libre suffrage à ceux des catholiques qui
ont le droit de veiller à l’éducation de la jeunesse, manifestent sur un terrain essentiel de la vie de
l’Église la gravité impressionnante de la situation et l’angoisse sans exemple des consciences
chrétiennes. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 291). Nous soulignons.
2. Texte entièrement consacré à la question de l’éducation, qui reprend l’appel au renouveau
chrétien lancé dès le début du pontificat rattien, en 1922, et que Quadragesimo anno déclinera
moins d’un an et demi plus tard en l’appliquant à la question spécifique de la corporation. « Ce
renouveau, écrit le Pape Ratti pour appeler au renouveau chrétien, c’est principalement dans la
formation de la jeunesse chrétienne que Nous voulons le voir s’opérer [...] ; évitons que cette
jeunesse, ballottée dans ce bouleversement social et cette perturbation de toutes les idées, “se
laisse emporter [...] à tout vent de la doctrine, à la merci de la malice des hommes et des astuces
enveloppantes de l’erreur”. » (PIE XI, Ubi arcano Dei ; in A. F. UTZ, IV, p. 2771).
3. Qui se méprenait encore, plus pour longtemps, sur le sens réel du projet fasciste.
4. PIE XI, Lettre encyclique Divini illius Magistri, 31 décembre 1929, Acta Apostolicae Sedis,
1930, XXII, p. 49-86 (in A. F. UTZ, II, p. 1357-1415). Notons que c’est par le biais de la réforme
scolaire et universitaire de 1923 que Giovanni Gentile se rapproche du fascisme. Il s’en écartera
très rapidement. Le point d’orgue de la rupture est concomitant à la réforme initiée en 1935 par
Cesare Maria De Vecchi Di Val Cismon (plus tard remplacé par Giuseppe Bottai).
5. « Il faut reconnaître [...] que les responsabilités, en matière d’éducation, incombent dans toute
166 La subsidiarité catholique...
Église éducatrice contre État éducateur, tel est donc le conflit à considérer.
Comment l’Église, cette mère si possessive, éternelle « maîtresse de vérité »,
pourrait-elle supporter la concurrence d’un père État éducateur ?
« À qui doit appartenir l’éducation chrétienne, demande faussement Pie XI,
sinon à cette mère, à cette éducatrice, dépositaire de la divine Révélation et [...]
“gardienne éternelle du sang incorruptible”, à cette mère, à cette éducatrice de
toute vie et sainteté chrétiennes ? De cette mission l’Église s’est toujours fait un
droit et un devoir ; il ne pouvait en être autrement1. »
Le malentendu entre l’État moderne et l’Église catholique était fatal. Dans
son combat contre la prétention monopoliste de l’État éducateur, Pie XI ne
fait d’ailleurs que réentonner le discours de ses prédécesseurs du xixe siècle,
de Pie VI à Léon XIII, en passant bien sûr par le Pape du Syllabus2. D’un
côté, une Église qui, depuis son origine, s’est pensée comme le « temple »
même de l’éducation, comme l’indépassable « providence maternelle »3. De
l’autre, un État qui s’est progressivement saisi de l’enjeu éducatif comme
d’un levier légitime de son action politique. Un État libéral qui, dans le meil-
leur des cas, est prêt à tolérer la fonction pédagogique de l’Église à condition
toutefois qu’elle ne s’érige pas en tutrice du pouvoir temporel. L’Église, très
logiquement, refuse cette position seconde ; dans sa grande magnanimité, elle
peut reconnaître à l’État un rôle en matière éducative, mais, en aucune façon,
elle ne saurait accepter une inversion contre-nature de la relation qui la pose
comme première.
À la faveur d’une lecture attentive des textes pontificaux de Pie XI, la mise
en perspective de Divini illius Magistri permet de reconstituer plus précisé-
ment le schéma catholique de l’éducation. Il se résume, en définitive, de
manière très simple mais revêt une portée singulière en raison du contexte
leur plénitude à l’Église, non à l’État ; que l’État ne peut empêcher l’Église de remplir une pareille
mission, qu’il ne peut l’entraver d’aucune façon, ni non plus la réduire à l’enseignement exclusif
des vérités religieuses. » (PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri, Secrétaire
d’État, 30 mai 1929, Acta Apostolicae Sedis, 1929, XXI, p. 297-306 ; in A. F. UTZ, III, p. 2359).
Nous soulignons. À dire vrai, la réforme gentilienne avait été reçue de manière très contrastée
par les autorités vaticanes. D’un côté, elles se félicitaient de la place faite à l’enseignement de la
religion dans la pédagogie spiritualiste de Gentile. D’un autre côté, elles ne pouvaient se résigner
à adhérer au caractère instrumental donné au catéchisme : l’enseignement de la religion comme
nécessité de la formation philosophique de l’individu.
1. PIE XI, Allocution adressée aux élèves du collège de Mandragone sur l’Église et l’école, 14 mai
1929 (in A. F. UTZ, II, ici p. 1349). Pour la traduction française de l’époque (celle d’A. Utz est
sensiblement différente), cf. La Documentation catholique, 15-22 juin 1929, col. 1495-1499.
2. La volonté des tenants du libéralisme, écrit Pie IX en 1864, « est de soustraire complètement à
la salutaire doctrine et à l’influence de l’Église l’instruction et l’éducation de la jeunesse, afin de
souiller et de dépraver par les erreurs les plus pernicieuses et par toute sorte de vices, l’âme
tendre et influençable des jeunes gens » (PIE IX, Quanta cura ; in A. F. UTZ, I, p. 165). Citons
aussi cette lamentation de Léon XIII fulminée vingt-et-un ans plus tard : « L’Église, qui a reçu de
Jésus-Christ ordre et mission d’enseigner toutes les nations, se voit interdire toute ingérence
dans l’instruction publique. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 34 ; in A. F. UTZ, III, p. 2041).
3. « L’Église et la famille constituent un temple unique de l’éducation chrétienne. » Ou encore :
« l’admirable en même temps qu’incomparable providence maternelle de l’Église » (PIE XI,
Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1399). Nous soulignons. « Laissez venir à moi les
petits enfants » avait dit le Christ en s’adressant à Marc (Évangile selon saint Marc, X, 14).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 167
dans lequel le Pape Ratti prend la parole1. La chose est peu relevée, nous
insistons donc : Pie XI marque une rupture assez nette avec la plupart de ses
prédécesseurs. Il ne reprend pas la thèse classique qui réserve à la seule Église
le droit naturel d’enseigner, reconnaissant ainsi, plus directement que les
papes antérieurs, la légitimité de l’État à intervenir dans le domaine de l’édu-
cation. Si nous verrons en quoi cette reconnaissance de la légitimité éduca-
trice de l’État reste très circonscrite, subsidiarité oblige, la nouveauté mérite
d’emblée d’être soulignée et rejoint notre analyse de la compromission fas-
ciste du Pape (tout au moins, cette ouverture pontificale la rend possible)2.
Rappelant la répartition des tâches qui lui semble la plus naturelle, Pie XI
tente d’abord de contrer l’offensive fasciste d’embrigadement de la jeunesse.
« Puisqu’ils ont l’un et l’autre [l’État et l’Église] les mêmes sujets, et qu’il peut
arriver qu’une seule et même chose, sous des aspects différents, tombe sous la
compétence et le jugement de chacun d’eux, le Dieu très prévoyant dont ils
émanent doit avoir déterminé à chacun sa voie selon la rectitude de l’ordre3. »
D’une part, le droit surnaturel de l’Église ; d’autre part, le droit naturel de
la famille ; enfin, le droit naturel mais subsidiaire de l’État. Trois acteurs au
total : deux d’ordre naturel : la famille et l’État ; le troisième d’ordre surna-
turel : l’Église. Deux sociétés parfaites : l’Église et l’État ; et une société
imparfaite : la famille. Mais, au centre de l’édifice, encore et toujours, l’Église,
qui dispose de l’avantageuse situation d’être à la fois surnaturelle et parfaite.
D’où son emprise légitime sur les familles, et l’alliance historiquement nouée
avec elles4.
Le droit surnaturel de l’Église tout d’abord. L’Église qui agit dans le
domaine de l’éducation n’est pas une Église qui s’ingère ; c’est une Église qui
réalise tout simplement sa mission naturelle. L’encyclique Divini illius
Magistri rend raison de la sincérité ecclésiale : « On devra considérer l’exercice
de ce droit non comme une ingérence illégitime, mais comme un secours
précieux de la sollicitude maternelle de l’Église. » Car « il ne peut pas y avoir
d’éducation complète et parfaite en dehors de l’éducation chrétienne5 ». La
même année, le 14 mai 1929, dans son allocution, déjà citée, prononcée devant
les élèves du collège de Mandragone, le Pape déclare, non moins sincèrement :
l’éducation est l’« une des plus grandes missions que Dieu a confiées à l’Église
en lui donnant celle plus générale de sauver toutes les âmes »6. L’Église est
1. Cf., notamment, le tableau dressé par Jean-Luc Pouthier (J.-L. POUTHIER, Les Catholiques
sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), op. cit.).
2. « Et qu’on ne dise pas qu’il est impossible à l’État dans une nation de croyances diverses, de
pourvoir à l’instruction publique autrement que par l’école neutre ou par l’école mixte, puisqu’il
doit la faire pour être raisonnable, et qu’il le peut plus facilement en laissant la liberté et en
venant en aide par des subsides appropriés à l’initiative et à l’action de l’Église et des familles. »
(PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1383).
4. « Depuis les temps les plus reculés, les parents chrétiens ont compris que leur devoir, aussi
bien que leur principal intérêt, était de profiter de ce trésor d’éducation chrétienne que l’Église
mettait à leur disposition. » (PIE XI, Allocution de Mandragone ; in A. F. UTZ, II, p. 1351).
5. PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1367, p. 1359).
6. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1349).
168 La subsidiarité catholique...
donc éducatrice parce qu’elle a en charge, ultimement, le salut des âmes mais
aussi parce qu’elle est l’Institution suppléante pour la foi de tous1.
Le droit subsidiaire de l’État ensuite. Avant d’être citoyen, la personne se
doit bien de commencer par exister en tant qu’homme, et cette existence elle
ne la reçoit pas de l’État, elle la reçoit de ses parents. Les enfants feront tou-
jours partie, d’abord, d’une famille puis, à un niveau bien moindre, d’un État.
Remplissant une fonction, chronologiquement antérieure, de procréation des
enfants, les parents disposeront donc, très logiquement, de droits prioritaires
en matière d’éducation : le droit d’élever et d’éduquer leurs enfants selon
leurs aspirations et leur conscience2. Mais, société imparfaite, la famille
réclame la double assistance de l’État, instance en charge du bien commun
temporel, et de l’Église, institution en charge du salut spirituel. Derrière le jeu
à trois, c’est en réalité toujours le même conflit qui se profile, mettant aux
prises l’Église et l’État.
« L’État assurément, admet Pie XI, ne peut ni ne doit se désintéresser de l’édu-
cation des citoyens, mais seulement contribuer à tout ce que l’individu et la
famille ne pourrait faire eux-mêmes. Le rôle de l’État n’est pas d’absorber,
d’engloutir, d’annihiler l’individu et la famille, ce serait absurde, ce serait
contraire à la nature, puisque la famille existait avant la société, avant l’État3. »
Le parallèle avec le fameux passage de Quadragesimo anno sur la suppléti-
vité étatique se repère jusque dans le vocabulaire. Tel est le rôle auxiliaire
de l’État : suppléer les carences de la famille, l’aider dans l’accomplissement
de sa tâche éducative, mais en aucun cas s’y substituer4. Comme chez
saint Thomas, tout est en fait question de hiérarchie finalisée, d’ordre et de
complémentarité bien ordonnée : chaque instance ayant reçu de la nature une
place dans le fonctionnement social, se doit de rester dans son ordre, l’État
1. Cette vocation surnaturelle ne détruit pas la nature mais l’accomplit, comme aurait dit saint
Thomas. « L’ordre surnaturel auquel appartiennent les droits de l’Église, bien loin de détruire ou
d’amoindrir l’ordre naturel [...] l’élève et le perfectionne, les deux ordres se prêtant ainsi un
mutuel appui et se complétant, pour ainsi dire, dans la proportion qui convient à leur nature et à
leur dignité respectives. » (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1371).
2. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1373). Cf. aussi l’encyclique inaugurale du pontificat pacellien :
PIE XII, Lettre encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939, Acta Apostolicae Sedis, 1939,
XXXI, p. 413-453 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39). Dans l’édition de Solesmes : « Et
quel scandale plus dangereux pour les futures générations et plus durable qu’une formation de la
jeunesse misérablement dirigée vers un but qui éloigne du Christ, voie, vérité et vie, et qui
conduit à renier le Christ, par une apostasie ouverte ou en cachette ? Le Christ, dont on veut
aliéner les jeunes générations présentes et à venir, est Celui qui a reçu de son Père éternel tout
pouvoir au ciel et sur la terre. Il tient la destinée des États, des peuples et des nations dans sa
main toute-puissante. C’est à Lui qu’il appartient de diminuer et d’accroître leur vie, leur déve-
loppement, leur prospérité et leur grandeur. » (Ibid. ; in SOLESMES, 754, p. 410, 750, p. 407).
3. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1353). Nous soulignons.
4. L’État « supplée à ce qui lui [la famille] manque et y pourvoir par des moyens appropriés,
toujours en conformité avec les droits naturels de l’enfant et les droits surnaturels de l’Église ».
« Il complétera cette action lorsqu’elle n’atteindra pas son but ou qu’elle sera insuffisante. »
PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1379). « À ne considérer donc que ses origines
historiques, l’école est de sa nature une institution auxiliaire et complémentaire de la famille et de
l’Église ; partant, en vertu d’une nécessité logique et morale, l’école doit non seulement ne pas se
mettre en contradiction, mais s’harmoniser positivement avec les deux autres milieux dans l’unité
morale la plus parfaite possible, de façon à constituer avec la famille et l’Église un sanctuaire
consacré à l’éducation chrétienne. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1399).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 169
dans sa position d’infériorité par rapport à l’Église parce que le temporel éta-
tique est inférieur non seulement au spirituel mais aussi au temporel ecclésial.
À la tête de l’édifice collectif, est-il dit en substance, l’Église dispose, en
matière d’éducation des enfants, d’un droit inaliénable en même temps que
d’un devoir dont elle ne peut se dispenser. Dépositaire de la loi divine, fin
ultime et destination de la loi naturelle, elle rappelle l’État à sa fonction, et
protège la famille dans ses droits. Et Pie XI de s’indigner :
« Pour affaiblir encore l’influence familiale s’ajoute aussi de nos jours ce fait
que presque partout, on tend à éloigner l’enfant, toujours plus et dès l’âge le
plus tendre, de la famille. On a pour cela, divers prétextes : raisons d’ordre éco-
nomique, tirées des nécessités de l’industrie et du commerce, raisons d’ordre
politique. Il est tel pays même où l’enfant est arraché à la famille sous prétexte
de formation (le mot juste serait déformation ou dépravation), pour être livré,
dans des groupements et des écoles sans Dieu, à l’irréligion et à la haine, confor-
mément aux théories d’un socialisme extrémiste : véritable renouvellement
d’un massacre des innocents, plus horrible que le premier1 ! »
Soulignons la virulence du propos, mais il y a plus, au-delà même de
l’énervement rattien. À comparer les discours de l’Église sur l’éducation et
sur le mariage, la défense ecclésiale de la famille se signale en effet par un fort
contraste2 : particulièrement marquée en matière éducative, beaucoup moins
en matière conjugale. S’agissant du mariage, on sait que le droit canon a tou-
jours autorisé les prêtres à bénir l’alliance des époux y compris, et surtout,
contre le gré des familles. Ce fut même là le principal levier stratégique
actionné par l’Église pour arracher le mariage aux anciennes logiques fami-
liales, avant d’en faire un sacrement exclusivement divin. Si défense ecclésiale
de la famille en matière éducative il y a, le contraste avec la stratégie conjugale
révèle que l’Église ne défend pas la famille pour elle-même ; qu’elle la défend
bien plutôt contre l’État3. Aussi le verdict tombe-t-il tout naturellement sous
la plume du Pape :
« Est [...] injuste et illicite tout monopole de l’éducation et de l’enseignement
qui oblige physiquement ou moralement les familles à envoyer leurs enfants
dans les écoles de l’État contrairement aux obligations de la conscience chré-
tienne ou même à leurs légitimes préférences4. »
Kant, pour qui « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème
qui puisse être proposé à l’homme », a décrit la situation fondamentalement
aporétique dans laquelle est placé tout système éducationnel laïque, pour peu
qu’il soit considéré à une échelle collective2. Éduquer convenablement sup-
pose, en effet, d’avoir déjà été convenablement éduqué. « Il faut bien remar-
quer, écrit le philosophe, que l’homme n’est éduqué que par des hommes et
des hommes qui ont également été éduqués. » Et d’ajouter : « Si seulement un
être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors
ce que l’on peut faire de l’homme3. » Le parallèle avec la figure du législateur
chez Rousseau est pour le moins frappant et nous ramène à ce dilemme énig-
matique, insoluble par construction, de la condition humaine4. Comme la loi,
l’éducation ne peut se comprendre en dehors de cette béance fondatrice : la
bonne éducation est par définition inaccessible à l’homme, en même temps
qu’elle lui est indispensable, et détermine son être propre. L’homme cherche
ainsi à surmonter la difficulté en s’en remettant à l’État, scellant par là le
caractère indissociable — mais problématique — de la relation entre politique
1. Encore convient-il de ne pas réduire les Lumières en un bloc monolithique d’un seul tenant.
Pour une synthèse récente sur la diversité du mouvement, cf., par exemple, K. POMIAN, « Le
temps et l’espace des Lumières » [2005], Le Débat, 2008, 150, p. 135-145.
2. E. KANT, Réflexions sur l’éducation [1776], trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 77.
Outre Über Pädagogik, cf. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (E. KANT, Anthropologie
du point de vue pragmatique [1797], trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1993).
3. Ibid., p. 73. Johann Gottlieb Fichte expose la même aporie : « Si l’on suppose que ceux
qui sont maintenant des éducateurs ont jadis eux-mêmes été éduqués à cette compréhension
du devoir, alors il faudrait que, de la même façon, ceux qui les y ont éduqués aient été éduqués,
et ceux-ci encore de la même façon, et ainsi de suite en remontant à l’infini. » (J. G. FICHTE,
La Doctrine de l’État [1813], trad. fr. F. Albrecht, J.-C. Goddard, et al., Paris, Vrin, 2006, p. 146).
4. « Il faudrait des dieux, avoue Rousseau, pour donner des lois aux hommes. » (J.-J. ROUS-
SEAU, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, 2001 ; liv. II, ch. 7). On peut systématiser le
parallèle en disant qu’il est présent chez Platon, dans le Théétète par exemple, quand il aborde la
question de la constitution de la philosophie : si le philosophe n’est pas immédiatement philo-
sophe, comment peut-il le devenir ? (PLATON, Théétète [~ 369 av. J.-C.], trad. fr. M. Narcy,
Paris, Flammarion, 1999). À l’autre bout de la chaîne philosophique, il faut évoquer Hegel, pour
qui l’homme n’est rationnel que si, et seulement si, il s’insère dans l’État rationnel, mais alors
comment peut-il être soumis à l’État rationnel s’il n’est pas déjà rationnel avant d’avoir constitué
l’État ? (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999). On sait la réponse catholique — c’est Dieu, à l’origine de
toutes choses, qui fonde la rationalité de l’État — et ses raffinements thomistes — dire que le
pouvoir vient de Dieu, ce n’est pas lui ôter son origine rationnelle, c’est au contraire parce qu’il
repose sur un droit naturel que le pouvoir a également son origine en Dieu. Le droit naturel est
une voie d’accès à la compréhension de la volonté transcendante de Dieu.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 171
1. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 420 (liv. VIII, ch. 14, 1162 a 17).
2. Cf. les analyses d’un ancien étudiant du Cardinal Mercier : M. DEFOURNY, Aristote et
l’éducation, Louvain, Institut supérieur de philosophie, 1919 ; Aristote. Études sur la « Poli-
tique », Paris, Beauchesne, Bibliothèque des Archives de philosophie, 1932.
3. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p. 517-518 (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 22-29). Sur la famille
plus particulièrement, cf. ibid., liv. I, ch. 2, 1252 a 26 sq.
4. Ibid., p. 517 (liv. VIII, ch. 1). Il s’agit même d’une de ses missions privilégiées si on lit attenti-
vement le philosophe, en particulier quand il traite de l’éducation des « jeunes gens ». « Que
donc le législateur doive s’occuper avant tout de l’éducation des jeunes gens, nul ne saurait le
contester. Et, en effet, dans les cités où ce n’est pas le cas cela est dommageable à la constitu-
tion. » (Ibid., p. 517, liv. VIII, ch. 1, 1337 a 10). Cf. aussi ibid., liv. I, ch. 13, 1260 b 15.
5. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit. (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 15). Notons qu’au travers de son
éloge de l’éducation spartiate au livre IV de L’esprit des lois, Montesquieu s’inscrit dans une filia-
tion clairement aristotélicienne en insistant sur le caractère politique de l’éducation (dont la
172 La subsidiarité catholique...
fonction n’est pas tant, à ses yeux, de former l’homme que de former le citoyen). S’il n’attribue
pas expressément la fonction éducative à l’État, le penseur libéral donne, en matière d’éducation,
une priorité indéniable à l’influence de l’État sur celle de la religion — via la famille (MONTES-
QUIEU, De l’esprit des lois [1748], Paris, Flammarion, 1979, p. 155-166).
1. À l’opposé de ce que peut a priori indiquer l’idée de soumission, l’éducation s’inscrit dans une
problématique de l’autorité et non de la violence dominatrice ; même s’il faut bien concéder que
l’auctoritas est une thématique de provenance romaine et non un héritage direct de la tradition
grecque. Comme l’a fortement relevé Hannah Arendt, l’éducation en ce qu’elle a partie liée avec
l’autorité, « exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition », en même temps qu’elle « est
incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumenta-
tion ». L’éducation est un ordre autoritaire — la pédagogie un ordre coercitif — fonctionnant
sur le mode de la hiérarchie. De là la crise récurrente dans laquelle entrent l’éducation et l’auto-
rité à partir du moment où la hiérarchie fait problème — ce qui, rappelle Arendt, est manifeste-
ment le cas à l’époque moderne (H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr.
M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise de la culture, éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 123 ;
« La crise de l’éducation ? » [1960], trad. fr. C. Vezin, ibid., p. 223-252).
2. À lui seul, Aristote ne saurait bien sûr résumer le schéma hellénique. Si elles ont trouvé
leur pleine expression dans des cités aristocratiques comme Sparte, note Henri-Irénée Marrou,
les conceptions d’Aristote ne sont pas représentatives de la situation grecque de son époque
(H.-I. MARROU, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité [1948], Paris, Le Seuil, 1965, p. 163).
3. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 87 (IIa IIæ, q. 10, a. 12). « Il serait
[...], contraire à la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, soit soustrait à
la tutelle de ses parents. » Précisons néanmoins que, dans une perspective plus englobante, l’édu-
cation dépasse ce seul cadre familial. Dans son Traité des lois, saint Thomas parle bien d’une
éducation des hommes par la loi (Ibid., II, p. 597-599, Ia IIæ, q. 95, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 173
L’État a beau être considéré chez lui comme une instance naturelle, saint
Thomas, en penseur catholique conséquent, ne peut concevoir l’éducation
en dehors de la vérité ultime définie en Dieu et de l’institution qui a en charge
la direction des consciences : l’Église. Donner à l’État quelque pouvoir que ce
soit en matière d’éducation, ce serait affaiblir la foi. Point d’État éducateur à
l’horizon chez saint Thomas mais une Église éducatrice qui n’a rien de moins
qu’un enseignement divin à délivrer, et davantage encore : un dogme
infaillible à faire respecter. Car, selon la juste répartition des tâches voulue
par la raison divine, il est du devoir du clericalis ordo d’enseigner et de celui
du laicalis ordo d’être enseigné.
« Celui qui adhère à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible
donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne. Autrement, s’il admet ce
qu’il veut dire de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas
admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église,
comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que
l’hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à
suivre en tout l’enseignement de l’Église1. »
Même plus tard, chez un Marsile de Padoue — qui, pourtant, annonce
l’État laïque moderne — la mission éducatrice continue d’être le monopole
évident de l’institution ecclésiale2. Nous verrons plus bas que ce lien, théolo-
giquement noué, entre Église et éducation mettra longtemps à se défaire,
avant que cette dernière ne devienne chose résolument profane. De là, encore,
une nette distinction entre les matrices aristotélicienne et chrétienne.
1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 57 (IIa IIæ, q. 10, a. 3).
2. MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix [1324], trad. fr. J. Quillet, Paris, Vrin,
1968. Sur Marsile de Padoue, cf. G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge, op. cit., III ; A. PASSERIN d’ENTRÈVES, The Medieval Contribution to Political
Thought, Oxford, Oxford University Press, 1939 ; A. GEWIRTH, Marsilius of Padua, the
Defender of Peace, I. Marsilius of Padua and Medieval Political Philosophy [1951], Londres,
New York, Columbia University Press, 1964 ; L. STRAUSS, « Marsile de Padoue », Histoire de
la philosophie politique, éd. L. STRAUSS, J. CROPSEY, op. cit., p. 299-319 ; J. QUILLET,
La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970 ; Introduction générale à
MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix, op. cit., p. 9-47.
174 La subsidiarité catholique...
1. J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande [1807], trad. fr. A. Renaut, Paris, Imprimerie
nationale, 1992, XI, p. 282. Nous n’abordons pas la question de la place réservée à Dieu dans la
philosophie fichtéenne ; contentons-nous de dire que le Dieu de Fichte (l’Infini divin) n’est pas le
Dieu chrétien (J.-C. GODDARD, Introduction à J. G. FICHTE, La Destination de l’homme
[1800], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Flammarion, 1995, p. 8-42). C’est le jugement fichtéen sur
le poids éducatif de l’Église catholique qui nous intéresse ici. Outre les Discours : J. G. FICHTE,
Considérations sur la Révolution française [1793], trad. fr. J. Barni, Paris, Payot, 1974, p. 244-
245 ; La Querelle de l’athéisme [1799], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Vrin, 1993.
2. Mentionnons un propos de Georges Danton, très représentatif de la période révolutionnaire :
« L’enfant n’appartient pas à son père, mais d’abord à l’État. » (Cité par G. KASS, L’État éduca-
teur, Arras, INSAP, Paris, Mignard, Éditions de la Revue des Indépendants, 1933, p. 18).
3. Soulignons ici que le constat se vérifie beaucoup moins dans le cas des pays protestants.
4. Cf. les analyses de Domenico Losurdo : D. LOSURDO, « La “philosophie allemande” entre
les idéologies, 1789-1848 », Genèses, 1992, 9 (9), p. 60-89 ; « Fichte et la question nationale alle-
mande », Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p. 297-319 ; Hegel et les libé-
raux : liberté, égalité, État [1988], trad. fr. F. Mortier, Paris, PUF, 1992.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 175
1. Le propos n’est pas non plus d’entrer dans les subtilités des différentes interprétations universitaires
de Fichte. Rappelons, d’une part, la lecture de Martial Gueroult et d’Alexis Philonenko, pour qui
Fichte reste de part en part fidèle à l’idéalisme kantien, au sens où une évolution endogène, sans rupture,
serait à l’œuvre dans sa pensée (M. GUEROULT, Études sur Fichte [1974], Paris, Aubier, 1999 ;
A. PHILONENKO, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte [1966], Paris, Vrin, 1999 ;
L’Œuvre de Fichte, Paris, Vrin, 1984) ; et, d’autre part, celle de Blandine Kriegel, qui assimile la philoso-
phie fichtéenne à une simple expression du pangermanisme (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les
esclaves, op. cit., p. 165 sq. ; « Droit du peuple, esprit du peuple », Philosophie politique, 1997, 8,
p. 95-117). Pour une lecture médiane (héritière critique de Philonenko) réinscrivant le penseur alle-
mand dans un double héritage complexe vis-à-vis des Lumières et du romantisme, cf. A. RENAUT,
Préface à la réédition des Discours à la nation allemande, op. cit., p. 7-48 ; « L’État fichtéen : sur quelques
apories du républicanisme », L’État moderne, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2000, p. 259-276.
2. Fichte est également à resituer dans la postérité d’un Johann Heinrich Pestalozzi, pédagogue
suisse de langue allemande, disciple des conceptions éducatives de Rousseau exposées dans
L’Émile (J.-J. ROUSSEAU, L’Émile, ou De l’éducation [1762], Paris, Flammarion, 2009).
3. On pourra se reporter à J.-C. GODDARD, Présentation à La Doctrine de l’État, op. cit.,
p. 7-27 ; M. MAESSCHALCK, Introduction à La Doctrine de l’État, op. cit., p. 29-55 ;
P. CANIVEZ, Qu’est-ce que la nation ?, Paris, Vrin, 2004, p. 91-105 ; C. PICHÉ, « La Doctrine
de l’État de 1813 et la question de l’éducation chez Fichte », Fichte, la philosophie de la maturité
(1804-1814), dir. J.-C. GODDARD, M. MAESSCHALCK, Paris, Vrin, 2003, p. 159-174.
176 La subsidiarité catholique...
1. Le slogan kantien des Lumières : « C’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la
perfection de la nature humaine. » (E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit., p. 74).
2. Ibid., p. 79-80.
3. Ce point est fortement souligné par Alexis Philonenko (A. PHILONENKO, Présentation de
E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit. ; et « Éducation », Dictionnaire de philosophie poli-
tique [1996], dir. P. RAYNAUD, S. RIALS, Paris, PUF, Quadrige, 2003, p. 206-211).
4. Pensons, sous la Révolution, au débat entre Condorcet et le Pasteur Rabaut de Saint-Étienne
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 177
Cet idéal d’un État éducateur de la nation, aussi utopique soit-il, n’a pas été
sans effets politiques sur l’histoire allemande, particulièrement à la fin du
xixe siècle lorsque le chancelier Bismarck soucieux d’unifier le territoire natio-
nal autour de la Prusse luthérienne, et fort de son alliance avec les libéraux, mit
en œuvre une politique systématique de lutte contre l’influence de l’Église
catholique dans l’espace public, et plus généralement contre l’influence du
catholicisme. De manière très stratégique, le Kulturkampf bismarckien (1872-
1887) s’attacha en effet à investir massivement le terrain scolaire, suscitant en
retour une réponse catholique non moins véhémente3. Face à ce qui était res-
(CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1792], Paris, Flammarion, 1994).
S’il se réfèrera au père fondateur de la conception libérale de l’instruction, Jules Ferry n’oubliera
pas l’objectif politique, social et national de l’éducation, tel que mis en lumière par Rabaut Saint-
Étienne. Sur cette question, cf. B. BACZKO, « Instruction publique », Dictionnaire critique de
la Révolution française [1988], dir. F. FURET, M. OZOUF, Paris, Flammarion, 1992, III,
p. 275-297 ; Une Éducation pour la démocratie, Paris, Grasset, 1982 ; C. LELIÈVRE, C. NIQUE,
La République n’éduquera plus. La fin du mythe Ferry, Paris, Plon, 1993.
1. Cf. principalement le livre VII de la République : PLATON, La République [370 av. J.-C.],
trad. fr. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 271-300 (liv. VII) ; N. MACHIAVEL, Le Prince
[1513], trad. fr. J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, Paris, PUF, 2000.
2. J. G. FICHTE, Discours, op. cit., XI, p. 287. « Il ressort que l’État, comme simple gouverne-
ment de la vie humaine considérée dans le cours paisible qui est habituellement le sien, ne
constitue nullement quelque chose de principiel, existant pour lui-même, mais qu’il est seulement
le moyen qui favorise la réalisation d’un but supérieur : le développement progressif, continue et
éternel de ce qui dans cette nation correspond à la dimension proprement humaine. » (Ibid., VIII,
p. 230). L’éducation doit être « universellement accessible sur toute l’étendue [du] territoire [de
l’État], pour chacun de ses futurs citoyens, sans aucune exception » (Ibid., XI, p. 289).
3. La cheville ouvrière de la politique bismarckienne de laïcisation est un national-libéral, Alda-
178 La subsidiarité catholique...
bert Falk, qui devient ministre des Cultes et de l’Instruction en janvier 1872. Parmi les mesures,
on peut citer notamment la loi (dite d’urgence) de mars 1872 relative à l’inspection des écoles
primaires (Volksschulen), qui mit fin à l’autorité ecclésiastique sur les établissements scolaires
locaux et régionaux, et plaça les écoles privées sous la surveillance directe de l’État ; la loi sur les
Jésuites de juillet 1872 qui interdit à la Congrégation de poursuivre ses activités d’enseignement
sur tout le territoire allemand, et ferma de facto les écoles catholiques (entre 1872 et 1875, les
autres congrégations enseignantes catholiques — lazaristes et rédemptionnistes — sont égale-
ment dissoutes) ; ainsi que les lois de mai 1873 réglementant la formation des prêtres et renfor-
çant davantage le contrôle de l’État sur l’Église. En réponse, cf. PIE IX, Lettre encyclique Quod
nunquam sur l’Église en Prusse, 5 février 1875. Sous la plume d’un catholique français :
G. GOYAU, Bismarck et l’Église, le Kulturkampf, Paris, Perrin, 1911.
1. Cf., par exemple, T. NIPPERDEY, « Luther et le monde moderne » [1983], Réflexions sur
l’histoire allemande [1986], trad. fr. C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1990, p. 40-58. Notons au pas-
sage (sans considération de la diversité interne du protestantisme) le rôle éminent joué par les
protestants — au premier rang desquels Ferdinand Buisson — dans l’affirmation de l’idéologie
scolaire sous la IIIe République. Chez les philosophes, il faut encore mentionner Charles Renou-
vier, dont on connaît la forte critique de l’Église catholique et, en regard, l’insistance sur le thème
de l’« État enseignant » (M.-C. BLAIS, Au principe de la République. Le cas Renouvier, op. cit.,
p. 329 sq., p. 343-367 ; M. GAUCHET, La Religion dans la démocratie. Parcours de la démo-
cratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 47 sq.). Parmi les nombreux textes publiés dans sa revue
La Critique philosophique, cités, commentés et mis en perspective par Marie-Claude Blais :
C. RENOUVIER, « L’éducation et la morale », La Critique philosophique, 6 juin 1872, 1 (18),
p. 273-280 ; « Le catholicisme et l’État », ibid., 1 (51), p. 385-393 ; « Du droit et du devoir dans
l’instruction du peuple », ibid., 17 juillet 1873, 2 (24), p. 369-374 ; « Les réformes nécessaires.
L’enseignement : droit fondamental de l’État », ibid., 18 mai 1876, 5 (16), p. 241-247 ; « Les
réformes nécessaires. L’enseignement, la loi de 1875 », ibid., 25 mai 1876, 5 (17), p. 257-267 ;
« Les réformes nécessaires. L’éducation du clergé », ibid., 6 juillet 1876, 5 (23), p. 353-368 ; « Du
droit de la société dans l’éducation », ibid., 10 mai 1877, 6 (15), p. 231-238.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 179
1838 pour qu’à vingt-sept ans il quitte le service de l’État et démissionne avec
fracas de son poste de référendaire municipal à Münster. Un peu sur le
modèle de Joseph von Görres, fervent jacobin version rhénano-hégélienne
qui devint la grande figure littéraire du catholicisme allemand1, Ketteler
n’était pas promis à devenir le zélote des positions catholiques que l’on
connaît. Le tournant de sa vie est à chercher dans un événement traumatique
de l’histoire du catholicisme germanique : l’affaire, dite de Cologne, qui éclata
en 1837 à propos d’une querelle entre le gouvernement prussien et Mgr Cle-
mens August von Droste zu Vischering, l’archevêque de la ville, sur l’épi-
neuse question des mariages mixtes (entre catholiques et protestants). Sou-
cieux de conserver son hégémonie démographique et cherchant à augmenter
les rangs luthériens de la population allemande, le gouvernement prussien
disposait que, dorénavant, les enfants devaient être élevés dans la seule reli-
gion du père. Directement visé par la nouvelle loi, le Vatican rétorqua sur le
même ton en enjoignant le clergé allemand de ne pas célébrer de mariages
mixtes à chaque fois qu’une atteinte devait être portée aux intérêts élémen-
taires de l’Église catholique (entendre : à chaque fois que le futur mari était de
confession luthérienne)2. Les représailles prussiennes revêtirent un accent par-
ticulièrement énergique, qui donna un tour dramatique à l’« affaire » : le roi
Friedrich Wilhelm III fit procéder à l’arrestation de l’archevêque de Cologne,
qui, deux ans durant, fut assigné à résidence dans la forteresse de Minden.
L’affaire prit fin mais cet épisode resta un véritable détonateur pour les catho-
liques allemands3 : il marqua le début d’une véritable prise de conscience de
leur unité. Le sacerdoce de Ketteler en conservera l’empreinte profonde : l’at-
titude de résistance de Mgr von Droste zu Vischering ne pouvait que l’inviter
au réveil d’une identité religieuse jusqu’alors restée en sommeil. Ancien fonc-
tionnaire, Ketteler mettra même tout son zèle, celui du néophyte, pour
exprimer la haine de ce qu’il fut, contribuant décisivement à resserrer les rangs
dispersés des catholiques, au point de figurer en toute première place parmi
les principaux accoucheurs du Zentrum4. Le souvenir du traumatisme sera
1. Deux diocèses polonais (Poznan et Gniezno) situés en territoire prussien (d’où le titre de
Primat de Pologne). Mieczysław Ledóchowski n’est autre que l’oncle de Wladimir, Général des
jésuites rencontré plus haut pour son rôle dans l’écriture de Quadragesimo anno.
2. Notons que dès 1873, avant même que le conflit ne s’emballe, Ketteler publie un essai sur les
rapports entre Église et État, essai dans lequel il déclare reconnaître l’autorité de l’Empire tout en
demandant l’égalité administrative entre catholiques et luthériens (W. E. von KETTELER,
Le Kulturkampf ou la lutte religieuse en Allemagne [1873], trad. fr., Paris, Haton, 1875).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 87. Toutes proportions gardées, le
prussianisme remplira outre-Rhin le rôle joué par le jacobinisme dans la France postrévolution-
naire : champ d’adversité du catholicisme. Diabolisation du jacobinisme centralisateur d’une
part, diabolisation du prussianisme centralisateur d’autre part. Au-delà du cas tocquevillien (dif-
ficilement réductible à cette seule dimension), pensons surtout à Hippolyte Taine (H. TAINE,
Les Origines de la France contemporaine [1875-1893], éd. F. Léger, Paris, Laffont, 1990, 10 vol.,
spécialement La Conquête jacobine [1881], in I. L’Ancien Régime ; La Révolution). Dans l’Alle-
magne d’après-guerre, quand catholiques et protestants se réuniront à la faveur du traumatisme
nazi, c’est la Prusse qui servira de bouc émissaire commun : moyen pour les luthériens de sauver
la Réforme ; moyen pour les catholiques de stigmatiser la centralisation.
4. W. E. von KETTELER, Lettre ouverte à mes électeurs, 17 septembre 1848, citée dans
G. DECURTINS, Œuvres choisies de Mgr Ketteler, op. cit., p. XXXVII (Offenes Schreiben des
Deputierten in der deutschen Nationalversammlung Pfarrers von Ketteler an seine Wähler).
5. « Wer die Verhältnisse so vieler Kinder gerade in den ärmsten und verkommensten Schichten
des Volkes kennt, muss den Grundfass einer absoluten Herrschaft der Eltern über die Kinder,
welcher der vollen Willkür über die Kinder gleichkäme, als einen unmenschlichen verwerfen.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 181
Dagegen ist es harter Absolutismus, eine wahre Geistes- und Seelenknechtung, wenn der Staat
dieses, ich möchte sagen, subsidiäre Recht missbraucht. Es geht seiner Natur nach nie über das
Recht hinaus, eine gewisse unterste Bildungsstusse von allen Kindern zu fordern, und es darf
immer nur unter voller Berücksichtigung der Rechte und Pflichten der Eltern, namentlich auch
bezüglich der religiösen Erziehung der Kinder, geübt werden. » (W. E. von KETTELER, « Die
Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], op. cit., p. 162).
1. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 193 sq.
2. Ibid., p. 195. Propos repris de manière synthétique dans une publication plus tardive
(W. E. von KETTELER, Devoirs des parents et de la famille en présence des conditions nouvelles
faites aux écoles primaires [1871], trad. fr. E. Pfeiffer, Paris, Œuvre de Saint-Paul, 1882).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 197. Et pour cause : « la famille
[appartenant] encore en grande partie au christianisme », défendre ses prérogatives éducatives,
c’est lutter contre l’incrédulité et l’athéisme des Temps modernes. Lui laisser le soin d’éduquer
les enfants, c’est s’assurer d’un enseignement conforme aux préceptes de la religion catholique.
4. Sur cet épisode charnière du xixe siècle, cf., notamment, P. BÉNICHOU, Le Temps des pro-
phètes. Doctrines de l’âge romantique [1977], Paris, Gallimard, 2001, p. 121-173. Sur le cas
182 La subsidiarité catholique...
français, cf. L. JAUME, L’Individu effacé ou les paradoxes du libéralisme français, Paris, Fayard,
1997, p. 238-278, p. 407-444). Les débats portaient sur la liberté de l’enseignement en général
et sur le monopole universitaire issu de la politique napoléonienne, en particulier. Citons, ici,
un texte du premier Lamennais (F. de LAMENNAIS, « De l’Université impériale » [1814],
Mélanges religieux et philosophiques, Paris, Tournachon-Molin, 1819, p. 400 sq.) et le fameux
discours de Montalembert (C. de MONTALEMBERT, L’Église libre dans l’État libre. Discours
prononcé au Congrès catholique de Malines, Paris, Douniol, Didier, 1863). Sur la question de
l’éducation, le second Lamennais (après 1830) ne se distingue pas franchement du premier.
Notons que, pour diffuser les thèses du catholicisme libéral, l’un de ses disciples Philippe Gerbet
fondera en 1836 une revue au titre évocateur : L’Université catholique. Parmi les contributeurs
réguliers à ce périodique, Louis Rousseau, auteur de la fameuse Croisade du XIXe siècle. Sur cette
figure quelque peu oubliée, cf. J. TOUCHARD, Aux origines du catholicisme social. Louis Rous-
seau, 1787-1856, Paris, Armand Colin, 1968.
1. LÉON XIII, Lettre Officio sanctissimo, 22 décembre 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX,
p. 257-271 (in A. F. UTZ, III, p. 2384-2413, ici p. 2401). Pour l’essentiel, cette lettre pontificale
de 1887 adopte un ton très similaire à celui de la lettre précédemment adressée aux évêques de
Prusse (LÉON XIII, Lettre Iampridem Nobis, 6 janvier 1886, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII,
p. 387-394 ; in A. F. UTZ, III, p. 2594-2607). Soulignons que les lois anticatholiques sont abro-
gées dès 1887, à l’exception de celles concernant le mariage civil et l’École publique. Les jésuites
sont rappelés en 1918 ; la République Weimar mettra en place un régime de liberté religieuse. Sur
tous ces points, cf. R. MORSEY, « Die deutschen Katholiken und der Nationalstaat zwischen
Kulturkampf und Ersten Weltkrieg », Historisches Jahrbuch, 1970, p. 31-64.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 183
1. W. von HUMBOLDT, Essai sur les limites de l’action de l’État [1792], trad. fr. H. Chrétien,
K. Horn, Paris, Les Belles Lettres, 2004. À l’opposé de la tradition allemande, le libéralisme fran-
çais est prioritairement un « libéralisme par l’État » (L. JAUME, L’Individu effacé, op. cit.).
2. Au motif de ne pas sacrifier l’homme au citoyen, Humboldt va même jusqu’à rejeter l’idée
d’un financement de l’École par l’État. L’École doit, selon lui, être publique (öffentlich) mais au
sens d’une affaire publique qui concerne l’ensemble du corps social et doit être régulée par la
société elle-même. Cf. les analyses dumontiennes (L. DUMONT, « Wilhelm von Humboldt ou
la “Bildung” vécue », Homo aequalis, II. L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 108-
184). Nous n’abordons pas ici les questions posées par l’itinéraire ultérieur de Humboldt, qui
devint ministre prussien de l’Éducation (1809-1810) et fonda l’Université de Berlin.
3. E. GELLNER, Nations et nationalisme [1983], trad. fr. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 56 ;
M. WEBER, « Le métier et la vocation d’homme politique » [1919], Le Savant et le politique,
trad. fr. J. Freund, E. Fleischmann, É. de Dampierre, Paris, Plon, 1997, p. 124-125. Il importe de
prendre au sérieux ce clin d’œil wébérien, au sens où le monopole scolaire de l’État peut tout à
fait s’interpréter comme la reformulation, sur un mode euphémisé, d’une part de la violence éta-
tique. On sait par ailleurs combien les travaux gellnériens insistent sur le poids des facteurs éco-
nomiques et matériels. Le monopole étatique de l’éducation — créateur de l’identité nationale
— serait consciemment orienté vers l’objectif stratégique de fournir une force de travail formée
et efficace à l’État industriel. En contrepoint, cf. les travaux qui rendent davantage raison du rôle
des vecteurs symboliques et culturels : B. ANDERSON, L’Imaginaire national. Réflexions sur
l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. fr. P. E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002 ;
E. HOBSBAWM, Nations et nationalismes depuis 1780 [1990], trad. fr. D. Peters, Paris, Galli-
mard, 1992.
184 La subsidiarité catholique...
1. Norbert Elias a justement décrit les ressorts de cette « loi du monopole » (N. ELIAS, La
Dynamique de l’Occident [1939], trad. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 25-41).
2. Pensons, bien sûr, à Jean Bodin ; notons que le constat serait différent chez Hobbes. Montage
entendu au sens de Pierre Legendre (P. LEGENDRE, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les
montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ; De la société comme texte. Linéaments
d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001).
3. Dans des registres fort différents, cf. M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours
au Collège de France 1976, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997 ; C. TILLY, « War Making and State
Making as Organized Crime », Bringing the State Back In, dir. P. B. EVANS, D. RUESCH-
MEYER T. SKOCPOL Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 169-191.
4. Encore une fois, nous renvoyons à C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre, op. cit.
5. E. KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], trad. fr.
J.-M. Muglioni, Paris, Bordas, 1989, VIII, p. 24. Le cas français montre que la situation a, depuis,
été totalement inversée. En 1981, le budget français de la Défense était presque deux fois supé-
rieur à celui de l’Éducation nationale. En 2009, les rapports ne se sont pas loin de s’inverser : le
budget de la Défense est d’environ 37 milliards d’euros (soit 10 % du total) ; celui de l’Éducation,
premier poste de dépenses après le remboursement de la dette, s’élève à 70 milliards d’euros —
59 milliards pour l’enseignement scolaire (20 %) et 11 pour le supérieur (3 %).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 185
1. C’est bien avec l’avènement de la souveraineté nationale et du suffrage universel que la tâche
éducative commence à être pleinement, en tant que telle, assumée par l’État démocratique.
2. Cf., ici, C. LELIÈVRE, Histoire des institutions scolaires, 1789-1989, Paris, Nathan, 1994 ;
C. NIQUE, Comment l’éducation devint une affaire d’État, 1815-1840, Paris, Nathan, 1990.
Ajoutons, toujours à partir du cas français, que 1o l’enseignement universitaire était assuré par
l’Église depuis le Moyen Âge ; 2o l’enseignement élémentaire était, lui, principalement assuré par
les collèges jésuites, ne touchant également qu’une infime couche des classes supérieures.
3. Notons au passage combien le parallèle est évident avec le Kulturkampf allemand du xixe.
4. Cf. F. FURET, Penser la Révolution française [1978], Paris, Gallimard, 2005 ; M. OZOUF,
L’Homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989.
5. R. ARON, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Éditions Défense de la France,
1945 ; « L’avenir des religions séculières » [1944], Chroniques de guerre. La France libre, 1940-
1945, Paris, Gallimard, 1990, p. 925-948 : « doctrines qui prennent dans les âmes de nos contem-
porains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme
d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité » (Ibid., p. 926). Cf. aussi les travaux anticipa-
teurs, parus dès 1938, d’Eric Voegelin (E. VOEGELIN, Les Religions politiques, op. cit.), aux-
quels il faut ajouter ceux de Ernst Cassirer, publiés juste avant sa mort (E. CASSIRER, Le
Mythe de l’État, op. cit.). Le thème était déjà présent sous la plume d’un Vilfredo Pareto, que
Raymond Aron a contribué à introduire en France. Nous verrons plus loin qu’à la suite de Voe-
gelin, Aron abandonnera explicitement le concept de religion séculière au profit de la notion de
gnose. L’interprétation des totalitarismes comme religions politiques a connu un important
renouveau ces dernières années, particulièrement chez des auteurs qui ne font pas mystère de
leur foi catholique (H. MAIER, M. SCHÄFER, éd., Totalitarismus und politische Religionen.
186 La subsidiarité catholique...
Konzepte des Diktaturvergleichs, I, II, III, Paderborn, Schöningh, 1996, 1997, 2003). Pareille
interprétation continue bien sûr de faire débat. On sait, par exemple, les réticences de Marcel
Gauchet, qui préfère parler d’« âge des idéologies », lequel marquerait à ses yeux une nouvelle
étape (la dernière) dans la sortie de l’hétéronomie religieuse (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde, op. cit., p. 257, p. 262, n. 1). Le troisième tome annoncé de L’Avènement de la
démocratie portera précisément sur l’épreuve des totalitarismes.
1. « En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche,
qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des
camps de concentration. » (G. STEINER, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redé-
finition de la culture [1971], trad. fr. L. Lotringer, Paris, Gallimard, 1991, p. 90, p. 100). Cité dans
J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2003, p. 185.
2. Indice historique révélateur du coup porté à l’éducation étatique, la lutte contre toute forme
de monopole scolaire a été consacrée en 1950 par le Conseil de l’Europe (Convention euro-
péenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Protocole I, article 9,
article 2). Les mots de la Convention ne sont pas sans rappeler ceux du Pape Pie XI déjà cités
plus haut (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1381). L’État, précisait-il dans le
même texte, devait se borner à distribuer « des subsides appropriés », de manière à encourager
« l’initiative et [...] l’action de l’Église et des familles » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Tout se
passe comme si l’on devait retrouver l’une des sources étymologiques de la subsidiarité.
3. Par delà la critique foucaldienne de l’humanisme ou, plus encore (en dehors des enjeux stric-
tement relatifs à la modernité tardive des Lumières), les lamentations heideggériennes sur l’oubli
de l’Être (s’agissant du thème de l’« arraisonnement » technique, cf. M. HEIDEGGER, « La
question de la technique » [1954], Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1995,
p. 9-48), nous faisons référence à la thèse de l’École de Francfort sur le mensonge du projet
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 187
Les termes sont ainsi posés pour la propagation d’un chantage maladif à
l’État totalitaire : l’Église catholique sera son principal porte-voix, la subsidia-
rité son principal vecteur conceptuel, l’Allemagne son principal laboratoire
d’expérimentation. S’agissant de l’Allemagne tout d’abord. Nous aurons à
revenir plus longuement sur le moment post-totalitaire et sur la reformulation
fédérale de sa constitution politique. Mais profitons du présent développe-
ment pour souligner que, dès l’immédiat après-guerre, la question de l’éduca-
tion a également revêtu une grande importance pour la diffusion sémantique
du principe de subsidiarité. Qu’il suffise de mentionner l’important débat
doctrinal suscité par le vote, en 1953, de la Jugendwohlfahrtgesetz, la loi sur la
protection de la jeunesse (restée fameuse pour avoir procédé, entre autres
choses, à la création d’un Office spécialement dédié à cet effet). Le mot subsi-
diarité n’apparaissait pas dans le texte même de la loi, mais il figurait expressis
verbis dans une résolution parlementaire adoptée en accompagnement du dis-
positif législatif pour qualifier le rôle de l’État2. Sans parler de subsidiarité,
donc, la loi de 1953 n’en précisait pas moins de manière très explicite que les
institutions de l’État ne devaient intervenir qu’en dernière instance si les
émancipateur porté par la Raison moderne, qui contiendrait en son propre sein une double muti-
lation de l’homme par l’homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société,
un programme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D’où ce verdict signé
Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (T. W. ADORNO, M. HORKHEIMER,
Dialectique de la Raison [1943], trad. fr. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1996, p. 24).
1. Nous pensons aux analyses d’Hannah Arendt dans « La crise de l’éducation » : « L’éducation
ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués
que l’on a affaire. Quiconque propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les
tuteurs et de les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne peut éduquer les adultes, le
mot “éducation” a une fâcheuse résonance en politique ; on prétend éduquer alors qu’en fait on
ne veut que contraindre sans employer la force. » (H. ARENDT, « La crise de l’éducation »
[1960], trad. fr. C. Vezin, La Crise de la culture, op. cit., p. 227-228). Avant Hannah Arendt,
Émile Durkheim n’avait-il pas raison de définir l’éducation comme « le moyen par lequel [la
société] prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence » ?
(É. DURKHEIM, Éducation et sociologie [1922], Paris, PUF, 2006, p. 51). Nous soulignons.
2. BGBL, 28 août 1953, 1035. Adoptée par le Bundestag le 18 juin 1953, la résolution précisait
qu’en matière d’aide à la jeunesse tous les efforts devaient s’effectuer « dans le respect du principe
fondamental de subsidiarité » (« unter der Wahrung des Grundsatzes der Subsidiarität »).
188 La subsidiarité catholique...
1. Chantal Delsol a insisté sur la dimension sémantique de la dispute, qui s’est crispée autour de
la locution gegebenenfalls, l’État ne devant intervenir, « le cas échéant », qu’en cas d’insuffisance
de la société civile (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 212).
2. Cf. A. F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprinzips, Heidelberg, Kerle, 1956 ;
« Staat und Jugendpflege. Der Streit um die Auslegung eines Gesetzes », Die Neue Ordnung,
1956, 10, p. 205-212 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie. Die subsidiäre Haltung des
demokratischen Staates in der Jungendhilfe », Ethik und Politik. Aktuelle Grundfragen der
Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart, Seewald, 1970, III, p. 113-124.
3. Pie XII a multiplié les textes et déclarations (21 septembre 1950, 26 mars 1951, 14 septembre
1952, 24 août 1955, 10 novembre 1957) célébrant l’encyclique rattienne de 1929 sur l’éducation
catholique, Divini illius Magistri. Faute d’avoir pu y accéder directement, renvoyons ici à « Six
précisions sur la liberté de l’enseignement », Itinéraires, 1959, 36, p. 18-39.
4. « Des parents sérieux, conscients de leur devoir d’éducateurs, ont un droit primordial à régler
l’éducation des enfants que Dieu leur a donnés, dans l’esprit de leur foi, en accord avec ses pres-
criptions. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 313). « N’oubliez jamais ceci : de
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 189
la responsabilité qui, par la volonté de Dieu, vous lie vis-à-vis de vos enfants, nulle puissance
terrestre n’a le pouvoir de vous délier. Aucun de ceux qui aujourd’hui vous oppriment dans
l’exercice de vos droits d’éducateurs et prétendent vous relever de vos devoirs d’éducateurs ne
pourra répondre à votre place au Juge éternel. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, I, p. 321).
1. PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri (in A. F. UTZ, III, p. 2359).
2. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13 novembre 1949, Acta Apostolicae Sedis, 1949,
XLI, p. 604-608 (in SOLESMES, 1071, p. 545 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 165).
3. E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 12 juillet 1933 (in SOLESMES, 654, p. 365).
190 La subsidiarité catholique...
dans les termes, mais là n’est pas l’important du point de vue de l’Église :
l’important réside bien davantage dans l’analyse des conséquences du totali-
tarisme sur l’institution étatique elle-même. Force est de reconnaître que
l’accolement des deux mots par le discours catholique a bénéficié d’une
incroyable efficacité stratégique. Prétendu totalitarisme de l’État d’un côté,
mythe idéalisé de la Chrétienté médiévale de l’autre, tel est, en définitive, le
système de la pensée politique des papes de la première moitié du xxe, le tout
servi par quelques réminiscences du catastrophisme pontifical du siècle pré-
cédent. L’entérinement pacellien du fait démocratique n’y changera rien.
Bien au contraire : cette nouvelle étape de réconciliation tactique avec la
modernité reposait tout entière sur trois rappels préalables parmi lesquels la
subsidiarité rattienne occupait une place de choix. Il nous revient ici de les
démêler : 1o le pouvoir temporel émane nécessairement de Dieu ; 2o le peuple
démocratique n’est peuple que s’il est Peuple de Dieu ; 3o l’État dégrisé du
totalitarisme ne saurait prétendre au titre d’État qu’en intégrant définitive-
ment son statut subsidiaire. Car, entre les deux, martèle Pie XII, entre l’État
totalitaire et l’État subsidiaire, il n’y a rien, il n’y a aucune alternative !
Aussi l’enjeu consiste-t-il à décrypter la stratégie pontificale d’assimilation
de l’État au totalitarisme telle qu’elle se met en place chez Pie XI et son suc-
cesseur. Convenons-en au moment de commencer, le mot subsidiarité est
peu présent sous leur plume. Et pour cause : il n’a pas encore, en tant que tel,
été consacré dans le répertoire lexical du Vatican — sauf sous la forme adjec-
tive et avec d’importantes distorsions selon les langues vernaculaires1. Si
Quadragesimo anno peut apparaître comme l’acte de naissance de la subsi-
diarité, c’est uniquement au travers de sa traduction allemande, et plus géné-
ralement de l’esprit germanique qui y a été insufflé par Oswald von Nell-
Breuning et Gustav Gundlach. On ne s’étonnera donc pas de l’absence
sémantique du substantif subsidiarité dans les grands textes de la fin du pon-
tificat de Pie XI : Mit brennender Sorge et Divini redemptoris. On ne s’éton-
nera pas non plus de l’absence sémantique de la subsidiarité dans les ency-
cliques de Pie XII, y compris la première, Summi pontificatus, qui, de bout en
bout, traite pourtant de la question de la place et du rôle de l’État2. Nous en
sommes encore au stade des balbutiements lexicaux et de l’incubation doc-
1. Citons deux textes. 1o « Ce que chaque homme peut faire de soi-même et avec ses propres
forces ne doit pas lui être enlevé et remis à la communauté ; principe qui vaut également pour les
communautés d’ordre inférieur par rapport aux communautés majeures et d’ordre supérieur.
Puisque toute activité sociale est par nature subsidiaire, elle doit servir de soutien pour les
membres du corps social et ne jamais les détruire ou les absorber » (PIE XII, Allocution au
Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 949, p. 493-494 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II,
p. 2068). 2o « Il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du “laissez
faire, laissez passer” est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans
l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à
ce principe, toujours défendu par l’enseignement de l’Église : que les activités et les services de la
société doivent avoir un caractère “subsidiaire” seulement, aider ou compléter l’activité de l’indi-
vidu, de la famille, de la profession. » PIE XII, Lettre Nous avons lu à Charles Flory, Président
des Semaines sociales de France, 19 juillet 1947 ; in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1618-1622,
ici p. 1621 ; M. CLÉMENT, II, p. 121-124, ici p. 123). Nous soulignons.
2. PIE XII, Summi pontificatus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 191
1. DE L’ABSOLUTISME AU TOTALITARISME
5. « Le pouvoir civil [...], dit le premier texte pacellien, tend à s’attribuer cette autorité absolue
qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême, et à se substituer au Tout-puissant, en éle-
vant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre
moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de
la conscience humaine » (PIE XII, Summi pontificatus ; in SOLESMES, 746, p. 404-405).
6. PIE XII, Allocution au Consistoire, 24 décembre 1945 (in SOLESMES, 922-7, p. 481-484).
7. Cf. J. BAECHLER, La Grande parenthèse, Paris, Calmann-Lévy, 1993. Fustigeant l’idée
d’une nécessité de l’histoire (notamment parce qu’elle est l’argument des responsables de la tra-
gédie totalitaire eux-mêmes), François Furet écrit : « Ni le fascisme ni le communisme n’ont été
les signes inverses d’une destination providentielle de l’humanité. Ce sont des épisodes courts
encadrés par ce qu’ils ont voulu détruire. Produits de la démocratie : ils ont été enterrés par elle.
Rien en eux n’a été nécessaire et l’histoire de notre siècle, comme celle des précédents eût pu se
passer autrement. [...] L’intelligence de notre époque n’est possible que si nous nous libérons de
l’illusion de la nécessité. » (F. FURET, Le Passé d’une illusion, op. cit., p. 16).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 193
Nous le disions plus haut, c’est tout l’intérêt heuristique de l’étude des
prémices kettelériens de la subsidiarité dans le contexte de l’absolutisme wil-
helmien que de mettre au jour cette stratégie souterraine du discours catho-
lique : l’absolutisme comme préfiguration de l’étatisme totalitaire. Si nous
avons eu recours à Ketteler pour cerner la stigmatisation ecclésiale de l’abso-
lutisme du xixe siècle ; c’est à un laïc cette fois-ci, Jacques Maritain, que nous
nous référerons pour l’examen de l’assimilation catholique entre État et tota-
litarisme du xxe siècle. Parmi les auteurs catholiques, il est celui dont la pensée
a le plus systématiquement épousé le discours pontifical et le magistère de
l’Église4. Son itinéraire révèle peut-être ce que le magistère ne dit pas explici-
1. Car les États modernes, déclare Pie XII, sont comme par fatalité pris dans la dramatique loi de
l’impérialisme : « ces gigantesques organismes n’ont aucun fondement d’ordre moral, ils évo-
luent nécessairement vers une concentration toujours plus grande et une uniformité toujours
plus stricte » (PIE XII, Discours au Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 950, p. 494).
2. « Un thème semblable prend position entre les deux partis [le libéralisme et l’absolutisme] qui
disputent sur le droit public moderne, les uns affirmant que la liberté des citoyens et de l’initia-
tive privée doit présider à l’organisation sociale et politique des nations, les autres étant d’avis
que cette liberté doit finir par être absorbée par le pouvoir central de l’État. » (E. PACELLI,
Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines sociales de France,
19 juillet 1938 ; in SOLESMES, 723, p. 393).
3. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946 (in SOLESMES, 952, p. 495-496). De la
même manière, dit le Pape Pacelli, l’universalisme de l’Église ne saurait être confondu avec l’im-
périalisme moderne. Invoquant l’argument de l’anachronisme, Pie XII se plaît à nier la réalité
historique : que l’Église ait pu, un temps, constituer un Empire terrestre (Ibid.).
4. Ou celui qui les a le plus influencés. Exemple de suivisme : l’attitude de Maritain face à la
condamnation pontificale de l’Action française en 1926. Dès l’année suivante, le philosophe tho-
194 La subsidiarité catholique...
lions plus haut à propos de la justice sociale). Par le réveil ainsi pratiqué du
conflit théologico-politique, le philosophe catholique ne se contente donc
pas de stigmatiser les excès potentiels de la volonté humaine ; il condamne
toute conception terrestre de la souveraineté, toute souveraineté qui ne s’en
remettrait pas in fine à la « primauté du spirituel ». Rien de spécifique à Mari-
tain là-dedans. Joseph Vialatoux, autre penseur catholique français déjà ren-
contré, étroitement lié, comme Maritain, aux positions du Vatican1, s’attribua
la même mission d’établir la malignité du concept de souveraineté, s’obsti-
nant à débusquer une prétendue paternité hobbesienne de l’État totalitaire.
On trouve sous sa plume des termes identiques à ceux employés par les papes
depuis le Syllabus — qui, déjà, conspiraient à cette traque obsessionnelle des
origines intellectuelles du libéralisme dont ils ne semblaient s’autoriser que
pour mieux condamner la modernité dans son ensemble : le naturalisme,
l’individualisme, la mutilation de la nature spirituelle de l’homme, sa réduc-
tion en un simple corps matériel, son absorption par l’État totalitaire2. Rien
de spécifique non plus au catholicisme français dans ce que disent Maritain
ou Vialatoux. Les noms pourraient être multipliés pour grossir les rangs
de cette galaxie catholique de l’antitotalitarisme. Pensons à deux auteurs
déjà rencontrés : l’Autrichien Eric Voegelin et l’Italien Luigi Sturzo. Pen-
sons aussi, outre-Atlantique, au Père John Courtney Murray, qui jouera un
1. En témoignent ses contributions aux Semaines sociales : J. VIALATOUX, « Les idées : la
confusion dans les esprits touchant la politique », La Société politique et la pensée chrétienne,
Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1933, p. 93-107 ; « Dignité du groupe ? ou de la personne humaine ?
Physique et métaphysique de l’ordre des valeurs », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p. 123-143. En témoigne aussi son ouvrage sur la condamnation pontificale
de l’Action française, tout à fait comparable aux écrits de Maritain : J. VIALATOUX, La Doc-
trine catholique et l’École de Maurras, Lyon, Vitte, 1927. Pour une biographie intellectuelle,
cf. C. PONSON, « Joseph Vialatoux (1880-1970), le philosophe lyonnais des Semaines sociales.
Notes pour une biographie », Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes : la pos-
térité de Rerum novarum, dir. J.-D. DURAND, op. cit., p. 453-484.
2. Hommage du vice rendu à la vertu : le même registre rhétorique sera abondamment exploité
par les auteurs libéraux de l’antitotalitarisme. On peut identifier une confluence de ce double
mouvement chez un auteur comme le Père John Courtney Murray (cf. la note suivante). Joseph
Vialatoux ne fait pas mystère de son objectif : « Se demander quelle pensée immanente, quel
secret dynamisme mental dirige et inspire ce mouvement d’histoire qui va se développant sous
nos regards, et qui semble orienter notre “civilisation” contemporaine vers la souveraineté tota-
litaire de la Société politique ; vers cette intégration totale de l’homme dans l’État-Léviathan, à
laquelle avait abouti, comme à son terme final la déduction naturaliste de Hobbes. » (J. VIALA-
TOUX, La Cité de Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935, p. 11). Nous
soulignons, et mentionnons la pénétrante critique de cet ouvrage par René Capitant (R. CAPI-
TANT, « Hobbes et l’État totalitaire », Archives de philosophie du droit, 1936, 6 (1-2), p. 46-75).
On doit la redécouverte récente de ce grand juriste à l’intense travail d’exhumation mené par
Olivier Beaud : O. BEAUD, « René Capitant et sa critique de l’idéologie nazie (1933-1939) »,
Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p. 351-378 ; « René Capitant, juriste
républicain. Étude de sa relation paradoxale avec Carl Schmitt à l’époque du nazisme », Mélanges
P. Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 41-66 ; « René Capitant, analyste lucide et critique du
national-socialisme (1933-1939). Un aspect méconnu de son œuvre constitutionnelle »,
Influences et réceptions mutuelles du droit et de la philosophie en France et en Allemagne, dir.
J.-F. KERVÉGAN, H. MOHNHAUPT, Francfort, Klostermann, 2001, p. 445-498 ; « Décou-
vrir un grand juriste : le “premier” René Capitant », Droits, 2002, 35, p. 163-193. Travail univer-
sitaire auquel il faut ajouter J.-P. MORELOU, « Le gaullisme de guerre de René Capitant »,
Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 1995, 16, p. 9-33.
196 La subsidiarité catholique...
Ce n’est bien sûr pas là ce que l’Église dit d’elle-même. À lire le discours
officiel des papes, spécialement celui de Pie XI et Pie XII, le totalitarisme
serait condamné en tant qu’« intrinsèquement pervers », non pas le pou-
voir politique en général mais le pouvoir politique totalitaire en particulier
(le communisme et le nazisme). Plus aucune équivalence, en somme, entre le
totalitarisme moderne et l’absolutisme des monarchies nationales, entre le
totalitarisme et le despotisme des régimes autoritaires. De même que l’Église
avait dû en son temps accepter l’Empire romain et les anciens régimes monar-
chiques1. Mais tolérer par secondarisation subversive, est-ce vraiment
accepter par soumission sincère ? Pensons encore à saint Paul que nous
retrouverons en conclusion. S’exercerait, paraît-il, à l’égard du monde ter-
restre, une indulgence absolutrice de l’Église, faite de mansuétude et de bien-
veillance, qui l’autoriserait à ne pas tout condamner d’un seul tenant. Certes,
selon sa doctrine du moindre mal, elle postule que l’ordre politique est néces-
sairement relatif et que, jamais, il ne pourra se hisser en puissance d’être au
même niveau de dignité que la Vérité révélée. Mais de là à diagnostiquer une
maturité politique de l’Église à partir d’une pétition de principe nécessaire au
système de la foi catholique, il y a un pas trop précipité difficile à embrayer.
Ce qui est condamné dans le totalitarisme, c’est l’athéisme, c’est l’irréli-
gion, et sa conséquence fantasmée, la statolâtrie, la déification, la divinisation
de l’État. Tout cela, nous dit Pie XI, n’est que réminiscence d’un dangereux
paganisme. En témoignent, par exemple, ses comparaisons — aussi douteuses
qu’inimitables — entre Hitler et l’Empereur Julien l’Apostat. On en veut
également pour preuve l’inépuisable assimilation du totalitarisme au paga-
nisme antique (elle sera plus que récurrente sous la plume de son successeur
Pie XII)2. Aussi l’Église ne peut-elle se prévaloir d’une expérience historique
qui signalerait une quelconque clairvoyance politique. Tous les régimes anté-
rieurs, certes acceptés par elle sur le seul mode de l’hypothèse, étaient des
régimes chrétiens : l’Empire romain a été christianisé, les anciens régimes
monarchiques étaient divinement établis, les derniers empires autoritaires
(l’Autriche-Hongrie) intimement liés à Rome (malgré le joséphisme). Une
fois seulement que l’État n’est plus chrétien, alors le chantage au totalitarisme
peut déployer ses effets.
La stratégie pontificale fonctionne selon un jeu de vases communicants : la
répudiation de l’ordre étatique s’accompagne d’une exaltation parallèle de
l’Institution qui est censée détenir les moyens du Salut. Du haut de sa primauté
salvifique, l’Église catholique s’élève à proportion de l’abaissement de l’État3.
1. Cf. J.-M. GARRIGUES, La Politique du meilleur possible, op. cit. ; Dieu sans idée du mal, op.
cit. ; « L’Église catholique et l’État libéral », Commentaire, 1979-1980, 2 (8), p. 511-519 ; « Le
langage de l’Église et la défense de la société civile », ibid., 1981, 4 (13), p. 54-62, 4 (14), p. 243-
252 ; « “À la totale disposition de la société civile” : Jean-Paul Ier », Communio, 1981, 6 (2),
p. 67-75 ; « La “nature du droit”. Fondement des droits de l’homme selon la doctrine catho-
lique », Droits, 1985, 2, p. 45-59 ; « L’Église catholique et la politique. De l’usage théologique de
toute doctrine sociale », Commentaire, 1989, 12 (47), p. 499-506. Le propos du Père Garrigues
est notamment issu d’un commentaire d’Adam Michnik (A. MICHNIK, L’Église et la gauche :
le dialogue polonais [1976], trad. fr. A. Slonimski, C. Jelenski, Paris, Le Seuil 1979).
2. Chez le Secrétaire d’État Eugenio Pacelli puis chez le Pape Pie XII dès son encyclique inau-
gurale : E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 6 juillet 1937 (in SOLESMES, 704-719, p. 386-391) ; PIE XII, Summi pontifi-
catus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39).
3. « L’État totalitaire [...], dira Jean-Paul II, tend à absorber la nation, la société, la famille, les
communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l’Église défend la
personne qui doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes [...], la famille, les différentes organisa-
tions sociales et les nations, réalités qui jouissent toutes d’un domaine propre d’autonomie et de
souveraineté. » (JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 45 ; in P. TÉQUI, p. 529). Rappel de
l’adage : le chrétien se doit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Actes des apôtres, V, 29).
198 La subsidiarité catholique...
Mère protectrice, « phare resplendissant »1, elle a toujours veillé sur les débris
de la société humaine et sauvegardé par là les germes d’une renaissance possible
après l’anéantissement du monde. Car elle sait que le malheur des hommes
vient de l’abandon de la morale chrétienne. Car elle sait que la paix entre les
hommes dépend du strict respect des préceptes chrétiens, dans la vie privée
comme dans la vie publique. Elle seule, divinement constituée, est la maîtresse
des règles qui définissent le juste droit dont l’État doit simplement suivre la
réalisation. Elle seule propose une alternative au monde tel qu’il va, un chemin
de vérité duquel la modernité a eu bien tort de s’éloigner et auquel il lui fau-
drait revenir, non sans avoir fait acte de pénitence pour tous ses péchés. Obsédé
par les errements du politique, pareil fantasme ecclésial n’est pas sans rappeler
le rôle que l’Église catholique voulait assumer sous l’Empire romain2. S’ériger
en barrage au totalitarisme, ce n’est donc pas, du point de vue de l’Église, tirer
les conséquences démultipliées de la spécificité d’une menace, c’est poursuivre
le conflit théologico-politique sous une autre forme en s’autoproclamant seul
et unique recours au pouvoir temporel, via, précisément, une définition auto-
référentielle — très catholique — du totalitarisme.
1. L’expression est reprise au Pape Pacelli (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in A. F. UTZ,
J. F. GRONER, II, p. 1737). Le passage ne figure pas dans l’édition précitée de Solesmes.
2. En référence à l’attitude de l’Église catholique sous l’Empereur Julien l’Apostat au ive siècle,
le Père Garrigues parle d’une position julienne — distincte du schéma constantinien — visant à
ériger l’Église en recours au pouvoir politique (J.-M. GARRIGUES, « Démocratisme progres-
siste ou intégrisme politique : le faux dilemme catholique », Commentaire, 1997, 20 (78), p. 281-
288). Il tente ensuite de démontrer combien l’Église contemporaine est sortie de ses deux anciens
modèles par la voie d’une acceptation positive de la modernité politique.
3. Cf. le rappel du rôle central de l’Action catholique et de l’apostolat laïque dans Quadrage-
simo anno (PIE XI, Quadragesimo anno, 83, 126 ; in A. F. UTZ, I, p. 618-619, p. 642-645).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 199
Nous ne saurions trop insister sur la continuité du propos rattien. S’il fal-
lait résumer d’un trait le contenu de l’encyclique de 1931, on devrait dire
qu’elle tente la synthèse de Rerum novarum et d’Ubi arcano. C’est en tout
cas la vocation de la troisième partie de Quadragesimo anno sur la réforme
des mœurs, qui donne peut-être à voir la vérité ultime de l’ensemble du texte.
Pour que ce renouveau de la morale chrétienne soit réellement effectif, dit en
substance Pie XI, il faut, d’abord, remettre sur pied la pleine et entière souve-
1. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2766-2767). L’expression latine « Pax Christi in
regno Christi » a été diversement traduite en français : « la paix du Christ par le règne du
Christ » ; « la paix du Christ dans le règne du Christ » (nous soulignons). La première option
semble la plus juste (« de pace Christi in regno Christi quaeranda » : « à la recherche de la paix du
Christ par le règne du Christ »). Un peu plus haut : « Il apparaît clairement qu’il n’y a aucune
paix du Christ en dehors du règne du Christ, et que le moyen le plus efficace de travailler au
rétablissement de la paix est de restaurer le règne du Christ. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
Pie XI revendique la filiation avec son Pie X, dont le slogan lancé en 1903 était très voisin :
« “Tout restaurer dans le Christ” » (Instaurare omnia in Christo) afin que « “le Christ soit tout
et en tout” » (PIE X, Lettre encyclique E supremi apostolatus, 4 octobre 1903, Acta Sanctae
Sedis, 1903-1904, XXXVI, p. 129-139 ; Motu proprio Fin dalla prima nostra enciclica,
18 décembre 1903, Acta Sanctae Sedis, 1903-1904, XXXVI, p. 339-345 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2120-2131) ; Lettre encyclique Il fermo proposito, 11 juin 1905, Acta Sanctae Sedis, 1904-1905,
XXXVII, p. 741-767 ; in A. F. UTZ, II, p. 1784-1807). Les deux papes revendiquent les mêmes
références bibliques : Épître aux Éphésiens, I, 10 ; Épître aux Colossiens, III, 11.
2. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2767). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
200 La subsidiarité catholique...
1. PIE XI, Lettre encyclique Quas primas, 11 décembre 1925, Acta Apostolicae Sedis, 1926,
XVIII, p. 132-138 (in H. DENZINGER, 3670-375, p. 776-778). Cf., ici, l’ouvrage classique
d’Henri Brun (H. A. BRUN, La Cité chrétienne d’après les enseignements pontificaux, II. Les
directives de S. S. Pie XI, Paris, Spes, 1931). Sur la théologie du Christ-Roi chez Pie XI, inter-
prétée dans un sens peut-être trop moderniste, cf. M.-T. DESOUCHE, Le Christ dans l’histoire
selon le Pape Pie XI. Un prélude à Vatican II ?, Paris, Le Cerf, 2008. Pour une interprétation qui
nous semble plus juste et mesurée, cf. F. BOUTHILLON, « D’une théologie à l’autre : Pie XI et
le Christ-Roi », Achille Ratti Pape Pie XI, op. cit., p. 293-303 ; La Naissance de la Mardité. Une
théologie politique à l’âge totalitaire, Strasbourg, PUS, 2001.
2. « Quoique les biens de ce monde, écrit Pie XI, soient répartis à tous indistinctement, bons et
mauvais, et que les malheurs puissent également frapper tout le monde, honnêtes et injustes, on
ne peut cependant douter que Dieu ne distribue la prospérité et le malheur de cette vie au mieux
du salut éternel des âmes et des intérêts de la cité céleste. C’est pourquoi les princes et les gouver-
nants, ayant reçu le pouvoir de Dieu afin que, dans les limites de sa propre autorité, ils s’effor-
cent dans leurs actes de réaliser les desseins de la divine Providence dont ils sont alors les colla-
borateurs, il est évident qu’ils ne doivent jamais, pour procurer le bien temporel des citoyens,
perdre de vue la fin suprême fixée à tous les hommes. Et non seulement ils ne doivent rien faire
ou ordonner qui puisse tourner au détriment des lois de la justice et de la charité chrétiennes,
mais ils sont tenus de faciliter à leurs sujets la connaissance et l’acquisition des biens impéris-
sables. » (PIE XI, Lettre encyclique Ad salutem humani generis, 20 avril 1930, Acta Apostolicae
Sedis, 1930, XXII, p. 201-234 ; in SOLESMES, 610, p. 344-345).
3. Pour reprendre (en l’inversant) la célèbre formule de Jacques Maritain. La distinction agir
« en chrétien »-agir « en tant que chrétien » apparaît sous sa plume dès 1935 (J. MARITAIN,
Lettre sur l’indépendance [1935], Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 253-288) avant d’être ampli-
fiée un an plus tard dans Humanisme intégral. L’ordre spirituel appelle une action « en tant que
chrétien » (se référant de manière explicite au christianisme et engageant de ce fait la commu-
nauté chrétienne) mais l’ordre temporel suppose une action « en chrétien » (sous la responsabi-
lité de chacun). Pour autant, comme l’écrit très bien Jean-Marie Mayeur, les chrétiens en poli-
tique se contentent le plus souvent de déconfessionnaliser des thématiques qui « doivent tout au
catholicisme social, sans être son bien exclusif » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démo-
cratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, op. cit., p. 269).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 201
pour faire revivre l’époque où la papauté oxygénait la vie humaine dans son
intégralité.
En s’extrayant de la rigueur des termes, il faudrait oser dire que le procès
en totalitarisme intenté à l’État débouche en définitive sur une mise en cause
ecclésiale tout à fait réversible. Citons le Pape encore une fois :
« On dit ainsi : tout doit être à l’État, et voici l’État totalitaire, comme on le
nomme. Rien sans l’État, tout à l’État. Mais il y a là une fausseté si évidente
qu’il est étonnant que des hommes, par ailleurs sérieux et doués de talents, la
disent et l’enseignent aux foules. Car comment l’État pourrait-il être vraiment
totalitaire, donner tout à l’individu et tout lui demander, comment pourrait-il
tout donner à l’individu pour sa perfection intérieure — car il s’agit de chré-
tiens —, pour la sanctification et la glorification des âmes ? Dès lors, combien
de choses échappent aux possibilités de l’État dans la vie présente et en vue de
la vie future, éternelle ! Il y a là une grande usurpation, car s’il y a un régime
totalitaire — totalitaire de droit et de fait —, c’est le régime de l’Église, parce
que l’homme est la créature du bon Dieu, il est le prix de la Rédemption divine,
il est le serviteur de Dieu, destiné à vivre pour Dieu ici-bas et avec Dieu au ciel.
Et le représentant des idées, des pensées et des droits de Dieu, ce n’est que
l’Église. Alors, l’Église a vraiment le droit et le devoir de réclamer la totalité de
son pouvoir sur les individus : tout l’homme tout entier appartient à l’Église,
parce que, tout entier, il appartient à Dieu. Il n’y a pas de doute sur ce point,
pour qui ne veut pas tout nier, tout refuser1. »
Important moment de vérité que ces mots d’Achille Ratti prononcés en
1938 au soir de son pontificat : l’Église comme seul régime totalitaire pos-
sible, confesse-t-il bien candidement. Aussi choquante soit-elle, la formule
est à considérer avec sérieux : elle conforte notre souci de replacer Quadrage-
simo anno dans une dynamique théologico-politique.
1. PIE XI, Discours aux membres de la Confédération française des travailleurs chrétiens en
pèlerinage à Rome, 18 septembre 1938, Acte de Pie XI, Paris, La Bonne Presse, 1945, XVII,
p. 156-161 (in A. F. UTZ, I, p. 475). Nous soulignons. Citons aussi cette définition de l’Église
par Pie XII : « Pouvoir [...] plein et parfait, bien qu’étranger à ce “totalitarisme” qui n’admet ni
ne reconnaît l’honnête rappel aux dictamens clairs et imprescriptibles de sa propre conscience et
violente les lois de la vie individuelle et sociale, écrites dans les cœur des hommes. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 904, p. 474). Ce pouvoir qui
s’exerce de l’intérieur du cœur des hommes, n’est-ce pas le critère même de la définition du tota-
litarisme chez Hannah Arendt : non pas la domination extérieure d’un quelconque appareil
coercitif mais une domination inhibitrice qui s’exerce de l’intérieur, s’installant en chacun une
fois acquis le renoncement individuel à penser et la démission collective des élites ?
202 La subsidiarité catholique...
d’ériger l’État à son même niveau de dignité, d’en faire une institution (dignitas)
au sens plein du terme. Avec obstination, et avec la cohérence de la constance,
elle se refuse donc à voir dans la souveraineté étatique une forme autosuffi-
sante d’autorité. Jamais, le temporel ne pourra se suffire à lui-même. Toujours,
la perfection souveraine n’existera qu’appliquée à Dieu et à son institution ter-
restre, l’Église, face visible de l’Invisible, présence charnelle de l’Au-delà.
Tout pouvoir légitimement constitué revêt un caractère sacré, mais cette
sacralité s’origine directement en Dieu : c’est là l’enseignement fondamental
de saint Paul (non est potestas nisi a Deo)1. Enseignement répété à satiété par
les papes qui permet à l’Église de réclamer aux fidèles la soumission au pou-
voir séculier2 ; facilité du dogme, surtout, qui permet par avance à l’Église
de se dégager de toute compromission politique. Le monde d’ici-bas ne sera
jamais de l’ordre du bien ; et comme disait saint Thomas, minus malum est
aliquid boni. Va donc pour la démocratie ! De par sa condition même,
l’homme n’est-il pas condamné à tolérer de grands maux, sous peine de bas-
culer dans de bien pires encore ? Plutôt que de consécration pontificale du
régime démocratique, il conviendrait de parler d’enregistrement pontifical du
fait démocratique : une démocratie acceptée non pas, positivement, comme
forme de gouvernement mais, négativement, comme rejet de la dictature ; une
« vraie et saine » démocratie, à l’image du peuple chrétien, non cette masse
informe, cette multitude désorganisée, qui fait le lit des ambitions tyran-
niques3. Comme acculés par le totalitarisme à entériner la réalité démocra-
tique, Pie XII et ses successeurs ne feront que reconduire le jeu de condition-
nalité implicite déjà adressé à l’État.
Nous ne voulons pas sous-entendre par là que l’Église fut en mesure de
faire valoir ses exigences. Nous voulons simplement dire que son système de
pensée repose sur un double axiome qui fonctionne par pétition de principe :
si la démocratie ne se conforme pas à l’ordre naturel des choses établi par
1. Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq. ; Première épître de saint Paul apôtre à
Timothée, II, 1 sq. Parmi une littérature abondante, cf. les travaux du théologien protestant
Oscar Cullmann (O. CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956 ;
« Les conséquences éthiques de la perspective paulinienne du temps de l’Église. Éthique entre le
“déjà” et le “pas encore” », Paul de Tarse, apôtre de notre temps, op. cit., p. 559-574).
2. Trois exemples cursifs chez Léon XIII et Pie XII parmi de nombreux autres possibles.
1o « Pour ce qui est du pouvoir politique, l’Église enseigne avec raison qu’il provient de Dieu »
(LÉON XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, Acta Sanctae Sedis, 1881-1882,
XIV, p. 4-8 ; in H. DENZINGER, 3150-3152, p. 703-704, ici 3151 p. 703). 2o « Quiconque a le
droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, Chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de
Dieu. » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057 ; H. DENZINGER,
3116-3117, p. 705-706). 3o « La dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à
l’autorité de Dieu. » (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 849, p. 452).
3. « Instruits par une amère expérience, dit le Pape, [les peuples] s’opposent avec plus de véhé-
mence au monopole d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un
système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens. »
(Ibid. ; in SOLESMES, 836, p. 447). Une démocratie est saine si elle est « fondée sur les principes
immuables de la loi naturelle et des vérités révélées ». Un peu plus bas à propos du droit positif
moderne : « Cette majesté du droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme — ou du
moins ne s’oppose pas — à l’ordre établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la
révélation de l’Évangile. » (Ibid. ; in SOLESMES, 855, p. 454, 857, p. 455).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 203
1. Cf. É. POULAT, « La démocratie mais chrétienne », Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 135-
172, qui reprend, en l’amplifiant, une étude plus ancienne : « Pour une nouvelle compréhension
de la démocratie chrétienne », Revue d’histoire ecclésiastique, 1975, 70 (1), p. 5-38.
2. Citons cette phrase de Maritain figurant au tout début de L’Homme et l’État : « Nous pou-
vons avoir de l’aversion pour la machine de l’État. Je ne l’aime pas pour ma part. Cependant bien
des choses que nous n’aimons sont nécessaires, non seulement en fait mais en droit. » (J. MARI-
TAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 503 ; éd. PUF, p. 19).
3. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 (in SOLESMES, 900, p. 472).
4. Tout comme, en 1931, le « sain » corporatisme de Quadragesimo anno devait reposer sur une
liberté corporative, laquelle supposait au préalable la réforme chrétienne des mœurs.
5. La Constitution pastorale Gaudium et spes reconnaît l’autonomie du temporel par rapport au
spirituel, mais dans sa déclaration Dignitatis humanae, l’Église de Vatican II n’accepte de se
situer à l’intérieur de l’État qu’en se réservant une latitude d’action maximale. En effet, telle que
définie par la déclaration conciliaire, la liberté religieuse se fait pour le moins maximale : liberté
de conscience, liberté de culte, liberté d’expression et liberté d’association, mais aussi, et surtout :
liberté souveraine de l’Église (libertas Ecclesiae), censée lui être consubstantiellement attachée en
raison même de sa nature spirituelle d’institution divine, d’autorité spirituelle investie d’un
mandat divin. Aussi, quand bien même Dignitatis humanae entérine la fin de la référence au
modèle constantinien de l’État confessionnel chrétien (M.-D. CHENU, « La fin de l’ère
constantinienne », Un Concile pour notre temps, Paris, 1961, p. 51-87), elle ne donne pas à voir
une Église qui aurait à prendre modestement sa place dans la société comme n’importe quelle
association humaine. Dans le même texte, l’Église appelle curieusement à la désidéologisation de
l’éducation et à la neutralité de l’État (VATICAN II, Dignitatis humanae, 5, 6 ; in H. DEN-
ZINGER, 4240-4245, p. 909-911). Nous avons déjà rencontré plus haut le principal rédacteur de
204 La subsidiarité catholique...
l’heure, Pie XII continue d’affirmer que c’est l’Église « qui enseigne et qui
défend la vérité ; [...] qui communique les forces surnaturelles de la grâce,
pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu, comme fondement
dernier et norme directrice de toute démocratie »1. Comment pourrait-il en
être autrement ? Comment l’Église pourrait-elle accepter cette société dans
laquelle le chrétien ne jouerait qu’un simple rôle d’animateur parmi d’autres,
noyé et dilué dans la société ?
Dignitatis humanae, le jésuite américain John Courtney Murray, dont on connaît les thèses —
reprises à Jacob L. Talmon — sur la « démocratie totalitaire ». Contribuèrent également à la
préparation du texte le Polonais Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, et l’Italien Pietro Pavan,
rédacteur de Pacem in terris (il sera créé Cardinal par le Pape Wojtyla) (J. COURTNEY-
MURRAY, « Vers une intelligence du développement de la doctrine de l’Église sur la liberté
religieuse », Vatican II, la liberté religieuse, dir. Y. M.-J. CONGAR, J. HAMER, Paris, Le Cerf,
1967, p. 11-147 ; P. PAVAN, « Le droit à la liberté religieuse en ses éléments essentiels », ibid.,
p. 149-203). Pour une mise en perspective plus approfondie, cf. G. A. KALSCHEUR, « John
Paul II, John Courtney Murray, and the Relationship between Civil Law and Moral Law »,
Journal of Catholic Social Thought, 2004, 1 (2), p. 231-276 ; R. W. GARNETT, « John Courtney
Murray on the “Freedom of the Church” », ibid., 2007, 4 (1), p. 59-86 ; W. GOULD, « John
Courtney Murray, the Liberal Tradition and American Democracy », ibid., p. 131-162.
1. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1737).
2. Rappelons la chronologie des écrits les plus marquants : J. MARITAIN, Antimoderne [1922],
Œuvres complètes, op. cit., II, p. 923-1136 ; Le Docteur angélique [1929], ibid., IV, p. 9-181 ;
Humanisme intégral [1936], ibid., VI, p. 291-634 ; Les Droits de l’homme et la loi naturelle
[1942], ibid., VII, p. 617-695 ; Christianisme et démocratie [1943], ibid., VII, p. 697-762 ; Prin-
cipes d’une politique humaniste [1944], ibid., VIII, p. 177-355 ; La Personne et le bien commun
[1947], ibid., IX, p. 167-237 ; L’Homme et l’État [1949], ibid., IX, p. 471-736. Parmi les nom-
breux commentaires d’Humanisme intégral, cf. G. COTTIER, « Le concept d’idéal historique
concret chez Jacques Maritain », Nova et Vetera, 1981, 16 (2), p. 96-120 ; J. LALOY, « La notion
de “nouvelle chrétienté” chez Jacques Maritain », ibid., p. 121-132 ; « L’idée de “nouvelle chré-
tienté” chez Jacques Maritain », Commentaire, 1981-1982, 4 (16), p. 552-559 ; J.-M. MAYEUR,
« Les années 1930 et Humanisme intégral », L’Humanisme intégral de Jacques Maritain, éd.
J.-L ALLARD, C. BLANCHET, G. COTTIER, Fribourg, Paris, Éditions Saint-Paul, 1988,
p. 17-41 ; C. BLANCHET, « Primauté du spirituel et passion du temporel dans l’œuvre de
Jacques Maritain », ibid., p. 43-85 ; G. COTTIER, « Les intuitions majeures d’Humanisme inté-
gral », ibid., p. 87-126 ; É. POULAT, « Humanisme intégral dans la culture des années trente.
Un projet catholique pour le monde », Le Supplément, 1993, 187, p. 139-174.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 205
tienté »1. Avec le même jeu de distinctions que celui activé par Pie XII un an
plus tard : la démocratie réelle contre la « démocratie manquée » et formelle
du monde moderne. Avec le même appel aux élites chrétiennes à qui il revient
de proposer une architecture consistante (hiérarchique) à la société démocra-
tique. Au point que les « minorités de choc prophétiques » version Maritain
ressemblent étrangement aux élites chrétiennes dépositaires de l’« antidote
spirituel » dont parle Pie XII2.
« Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de
sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent consé-
quents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins
solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur
conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être
des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes
surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et
à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travail-
lées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les opposi-
tions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines
enfiévrées du peuple et de l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté
empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à
l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité3. »
Le cas maritainien permet de saisir le ressort qui a acculé le catholicisme le
plus traditionnel à l’acceptation paradoxale (et non assumée comme telle) de
la démocratie libérale. Comme Tocqueville avant lui, l’auteur de L’Homme
et l’État a vécu un moment américain (1939-1944)4 ; mais, à l’instar de Ket-
teler, les évocations tocquevilliennes de Maritain se révèlent trompeuses. Il
n’y a chez lui aucune acceptation positive du pluralisme démocratique, il y a
bien davantage constat clinique de la pluralité des options philosophiques.
À partir de Christianisme et démocratie, Maritain s’emploiera à gommer les
aspérités trop théocentriques de son programme pour endosser un discours
aux apparences libérales. La conscience malheureuse du catholique est cepen-
dant toujours là, signe de sa difficulté persistante à renoncer à l’idée médiévale
1. J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, op. cit., VII, p. 740. Nous faisons référence à la
phrase de Bergson : « la démocratie est d’essence évangélique, [...] elle a pour moteur l’amour »
(H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2003, p. 300).
Cf. H. BARS, « Sur le rôle de Bergson dans l’itinéraire philosophique de Jacques Maritain »,
Jacques Maritain et ses contemporains, dir. B. HUBERT, Y. FLOUCAT, op. cit., p. 167-196.
Outre Maritain, la réception thomiste de Bergson est déterminante chez le Père Sertillanges
(A.-D. SERTILLANGES, Henri Bergson et le catholicisme, Paris, Gallimard, 1941).
2. Le leadership de ces « minorités », écrit Maritain, s’exercerait « par de petits groupes dyna-
miques librement organisés et multiples par nature, qui ne s’intéresseraient pas aux succès électo-
raux, mais se dévoueraient entièrement à une grande idée sociale et politique, et qui agiraient
comme un ferment à l’intérieur ou à l’extérieur des partis politiques » (J. MARITAIN, L’Homme
et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 643-652, p. 645 ; éd. PUF, p. 129-136, p. 130).
3. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in SOLESMES, 853, p. 453-454). Cf. aussi PIE XII,
Allocution au Patriciat romain, 16 janvier 1946 (in SOLESMES, 928-943, p. 484-490).
4. Cf. J.-L. POUTHIER, « Chrétiens et démocrates, 1934-1944 », Mil Neuf Cent, 1995, 13,
p. 77-79 ; R. MOUGEL, « Les années de New York », Cahiers Jacques Maritain, 1988, 16-17,
p. 17-28 ; J.-M. GARRIGUES, « Note sur la pensée politique de Jacques Maritain », L’Église,
la société libre et le communisme, Paris, Julliard, 1984, p. 161-164 ; A. KOLNAI, « Between
Christ and the Idols of Modernity » [1951], Privilege and Liberty, and Other Essays in Political
Philosophy, éd. D. J. Mahoney, Lanham, Lexington Books, 1999, p. 175-181.
206 La subsidiarité catholique...
1. « Maritain n’est pas encore dégagé de certaines visions apologétiques euphémisantes accrédi-
tées par le catholicisme social intransigeant et entretenues par l’école contre-révolutionnaire. »
(R. RÉMOND, Préface à J. MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, Aubier, 2000, p. IX).
2. Cf. J.-D. DURAND, L’Europe de la démocratie chrétienne, op. cit., p. 118-127.
3. D’où la référence constante à Jacques Maritain chez les fédéralistes européens, comme en
témoigne cette réédition de textes (dont certains chapitres de L’Homme et l’État) sous un titre
particulièrement évocateur : J. MARITAIN, L’Europe et l’idée fédérale, Tours, Mame, 1993.
4. Thème présent dès Humanisme intégral (J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres
complètes, op. cit., VI, p. 487 ; rééd. Aubier, p. 179) qui trouvera son point d’aboutissement dans
L’Homme et l’État. À rapprocher du « consensus par recoupement » rawlsien (overlapping
consensus) (J. RAWLS, Libéralisme politique [1993], trad. fr. C. Audard, Paris, PUF, 1995,
p. 171-214 ; Justice et démocratie [1989], trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1993, ch. 5 et 7).
5. Mentionnons deux critiques venues d’outre-Atlantique : celle du Père argentin Julio Mein-
vieille et celle philosophe canadien Charles de Konninck. De la « nouvelle chrétienté » mari-
tainienne, le premier ne retient qu’une « vaste imposture » de provenance mennaisienne : un
libéralisme qui aurait réduit le message évangélique à un pur et simple « naturalisme » (J. MEIN-
VIELLE, De Lamennais à Maritain. Du mythe du progrès à l’utopie de la « nouvelle chrétienté »
[1945], trad. fr. H. Le Lay, Bouère, Morin, 2001, p. 260-261). Pareillement, pour Charles
de Koninck, professeur à l’Université de Laval, Maritain n’aurait fait que subvertir la notion
thomiste de bonum commune en s’accordant la facilité sacrilège de donner le baptême catho-
lique à son individualisme philosophique (le personnalisme) (C. de KONINCK, De la pri-
mauté du bien commun contre les personnalistes, Québec, Éditions de l’Université de Laval,
1943). Cette querelle a suscité une abondante littérature en Amérique du Nord (ou Jacques
Maritain est plus connu qu’en France). Cf. R. McINERNY, « The Primacy of the Common
Good », The Common Good and US Capitalism, éd. O. F. WILLIAMS, J. W. HOOCK,
Lanham, University Press of America, 1987, p. 70-83 ; C. E. CURRAN, « The Common Good
and Official Catholic Social Teaching », ibid., p. 111-129 ; M. NOVAK, Démocratie et bien
commun [1989], trad. fr. M. Brun, Paris, Le Cerf, Institut La Boétie, 1991 ; L. DUPRÉ, « The
Common Good and the Open Society », The Review of Politics, 1993, 55 (4), p. 687-712.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 207
1. S’agissant de Jacques Maritain, la thèse de la rupture est défendue par Philippe Chenaux,
Jean-Yves Calvez, Jean-Luc Pouthier et Gérard Lurol (P. CHENAUX, Entre Maurras et Mari-
tain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Le Cerf, 1999 ; « Humanisme
intégral », Paris, Le Cerf, 2006 ; J.-Y. CALVEZ, Chrétiens penseurs du social, I. Maritain, Mou-
nier, Fessard, Teilhard de Chardin, de Lubac (1920-1940), Paris, Le Cerf, 2002 ; J.-L. POU-
THIER, « Chrétiens et démocrates, 1934-1944 », art. cit., p. 67-80 ; G. LUROL, « Maritain et
Mounier », Jacques Maritain face à la modernité, dir. M. BRESSOLLETTE, R. MOUGEL,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 245-269). La thèse de la continuité est
défendue par Émile Poulat, Philippe Bénéton, Yves Floucat et Guillaume de Thieulloy
(É. POULAT, « Humanisme intégral dans la culture des années trente », art. cit. ; « Maritain
revisité », Jacques Maritain en Europe, dir. B. HUBERT, Paris, Beauchesne, 1996, p. 208-219 ;
P. BÉNÉTON, « Jacques Maritain et l’Action française », art. cit. ; Y. FLOUCAT, Jacques
Maritain ou la fidélité à l’éternel, Paris, Fac, 1996 ; Pour une restauration du politique. Maritain
l’intransigeant, de la Contre-Révolution à la démocratie, Paris, Téqui, 1999 ; Maritain ou le
catholicisme intégral et l’humanisme démocratique, Paris, Téqui, 2003 ; G. de THIEULLOY,
Le Chevalier de l’absolu. Jacques Maritain entre mystique et politique, Paris, Gallimard, 2005).
2. Cf., encore, Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq.
208 La subsidiarité catholique...
1. M. LUTHER, « De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance »,
[1521-1525], trad. fr. J. Lefebvre, Paris, Aubier, Montaigne, 1973, spécialement p. 117-147
(part. II). Parmi les interprétations antipolitiques de saint Paul, côté calviniste et dans une
période plus récente, cf. l’étude barthienne déjà citée : K. BARTH, L’Épître aux Romains, op. cit.
2. J. TAUBES, La Théologie politique de Paul [1987], trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, Le
Seuil, 1999. Sur la loi de l’État, cf. aussi E. LEVINAS, « L’État de César et l’État de David »
[1971], L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 209-220.
3. Au besoin en le reformulant d’une manière très personnelle. Cf. T. MARTIN, « Vox Pauli :
Augustine and the Claims to Speak for Paul. An Exploration of Rhetoric at the Service of Exe-
gesis », Journal of Early Christian Studies, 2000, 8, p. 237-272 ; I. BOCHET, « Augustin disciple
de Paul », Recherches de science religieuse, 2006, 94 (3), p. 357-380.
4. Étonnante par sa plasticité, la théologie du Prince chrétien fonctionnera jusqu’au siècle des
Lumières. Bernard Plongeron a démontré que les Lumières catholiques, spécialement, en Alle-
magne et en France, ont œuvré pour reformater l’absolutisme monarchique — celui que Bossuet
avait fondé sur les Écritures (J. B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture
sainte [1677-1709], Genève, Droz, 1967) — à l’aune des nouvelles exigences critiques de la
Raison (B. PLONGERON, Théologie et politique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1973).
5. Comme l’a montré Max Weber, il importe de distinguer entre la théocratie (les clercs
détiennent en propre le pouvoir temporel) et la hiérocratie (le pouvoir spirituel légitime le pou-
voir temporel). Initialement paru dans la première édition allemande de Wirtschaft und Gesell-
schaft, le texte visé a été publié séparément par les éditeurs français (M. WEBER, « L’État et la
hiérocratie » [1911-1913], Économie et société, in M. WEBER, Sociologie des religions [1910-
1913], trad. fr. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2006, p. 241-328). Il faut alors parler de hiéro-
cratie byzantine (le modèle du roi-prêtre) et de théocratie latine (le modèle du prêtre-roi). Nous
reviendrons sur la notion de « césaropapisme » et les problèmes épistémologiques qu’elle pose.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 209
1. Dans sa défense de la prétention universaliste du pouvoir impérial, Eusèbe s’est référé à l’in-
terprétation paulinienne du Christ comme fils de Dieu s’étant sacrifié pour tous les hommes (et
non pour celui des seuls juifs) (EUSÈBE de CÉSARÉE, Triakontaétérikos [~ 335-340], Eusebius
Werke I, éd. I. A. HEIKEL, Leipzig, Hinrichs, 1902, p. 195-223 ; La Théologie politique de
l’Empire chrétien. Louanges de Constantin, trad. fr. P. Maraval, Paris, Le Cerf, 2001.
2. Republié en 1951 dans une nouvelle version, le texte d’origine date de 1935 (E. PETERSON,
« Der Monotheismus als politisches Problem : ein Beitrag zur Geschischte der Politischen Theo-
logie im Imperium Romanun » [1935], Theologische Traktate, Munich, Kösel, 1951, p. 45-147).
Cf. la thèse d’Erik Peterson (E. PETERSON, Le Monothéisme, un problème politique [1951],
trad. fr. A.-S. Astrup, G. Dorival, Paris, Bayard, 2007, ici p. 99, par exemple).
3. Cf. CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 325 (in H. DENZINGER, 125-126, p. 39-42).
4. C. SCHMITT, « Théologie politique II » [1969], Théologie politique, op. cit., p. 77 sq.
210 La subsidiarité catholique...
que le Concile de Nicée rompt avec l’idée païenne d’un Dieu conçu analogi-
quement à la monarchie terrestre, donc avec l’idée d’un providentialisme
impérial capable de faire régner la pax christiana. De l’autre, la forme de l’ins-
titution ecclésiale : le juriste Schmitt a raison de rappeler que la matrice de
l’État puise fondamentalement dans la monarchie pontificale, et que, Nicée
ou pas, l’idée d’une monarchie terrestre, dont la forme analogique est reçue
de Dieu, continue d’opérer historiquement.
Le prélat français s’est pour sa part chargé de dissiper le malentendu augusti-
nien, en montrant comment la pensée de l’évêque d’Hippone a pu être ins-
trumentalisée aux fins de justifier la théocratie pontificale du Moyen Âge,
« comment la vieille idée romaine de l’État a été absorbée par l’emprise crois-
sante de l’idée chrétienne, jusqu’à aboutir, au xiie siècle, à la théorie des deux
glaives ». Et Arquillière d’écrire à propos des disciples pontificaux de l’évêque
d’Hippone (Grégoire le Grand et Isidore de Séville par exemple) : « Ils ont
tendu à identifier — ou à peu près — le domaine de l’Église et le domaine de
l’État »1. Malencontreux sacrilège : attribuer à Augustin la paternité des concep-
tions hiérocratiques de la monarchie pontificale, c’est confondre non seule-
ment la cité divine avec l’Église mais aussi la cité humaine avec l’État, et en
définitive croire possible la réalisation terrestre de la cité céleste2. Certes, mais
de la disculpation d’Augustin à la ré-écriture de l’histoire, il y a un saut dont
il conviendrait de se garder. Qu’elle procède ou non d’un raidissement doc-
trinal de la pensée augustinienne, d’une tendance à l’enfermer dans un mani-
chéisme au moyen d’une lecture platonisante qui dichotomise les deux cités
sur un mode irréconciliable, la soumission médiévale du temporel au spirituel
reste le fait de l’Église. Contentons-nous, en écho, de relever ces mots de
Pie XI :
« Bien que, de par sa mission divine, l’Église tende directement aux biens spiri-
tuels et non aux biens périssables, cependant, comme tous ces biens se favorisant
et s’enchaînant les uns les autres, elle n’en coopère pas moins à la prospérité,
même terrestre, des individus et de la société, et cela avec une efficacité qu’elle
ne pourrait surpasser si elle n’avait pour but que le développement de cette
prospérité. Certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans
raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son
intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire
prétexte de la politique, soit pour restreindre en quelque façon que ce soit les
biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux
1. H. X. ARQUILLIÈRE, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories poli-
tiques au Moyen Age [1934], Paris, Vrin, 1955, p. XVII, p. 5. Cf. aussi H. X. ARQUILLIÈRE,
« Sur la formation de la “théocratie” pontificale », Mélanges F. Lot, Paris, Champion, 1925,
p. 1-24 ; « Observations sur l’augustinisme politique », Mélanges augustiniens, Paris, Rivière,
1931, p. 227-242 ; « Réflexions sur l’essence de l’augustinisme politique », Augustinus magister,
Paris, Études augustiniennes, 1954, II, p. 991-1001.
2. Pour une discussion de la thèse de Mgr Arquillière, cf., en priorité, H. de LUBAC, « Augusti-
nisme politique ? » [1932, 1954], Théologies d’occasion, op. cit., p. 255-308 ; R. A. MARKUS,
« Two Conceptions of Political Authority : Augustine, De Civitate Dei, XIX. 14-15, and Some
XIIIth-Century Interpretations », Journal of Theological Studies, 1965, 16 (1), p. 68-100. Pour
une mise en perspective historique, cf. A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit., p. 116-118 ;
B. DUFAL, « “Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière” », Atelier
du Centre de recherches historiques, 2008, 1, 15 p.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 211
intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves
atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les
droits de Dieu lui-même dans la société1. »
Faut-il voir chez Pie XI et Pie XII une forme de retour à l’ancien augustinisme
politique de la théocratie pontificale contre le thomisme de la doctrine sociale ?
Un infléchissement progressif faisant subrepticement passer le magistère
catholique d’une théorie du droit naturel (Rerum novarum) à une théorie de la
société (Quadragesimo anno) ? Nous avons déjà vu combien les choses étaient
en réalité beaucoup moins simples. Car c’est la division même du corpus catho-
lique en deux blocs monolithiques qui fait elle-même question, en se parant des
habits trompeurs de l’évidence. Nous avons moins affaire, en l’espèce, à une
redécouverte rattienne et pacellienne de l’augustinisme qu’à une structure inva-
riante de la pensée pontificale. Ou bien alors, si retour il doit y avoir, parlons
de retour du refoulé augustinien, en plein apogée du néothomisme2. Pour
débrouiller cet écheveau, considérons successivement trois éléments enchevê-
trés : la paix des hommes ; le droit de la nature ; la paix des nations.
La paix des hommes, tout d’abord. De Léon XIII à Pie XII, le discours sur
l’État reste fondamentalement le même : les mises en garde pontificales ne
visent pas l’État en tant que tel, dit-on ; elles ne visent que les excès de l’éta-
tisme. Mais cette insistance indirecte sur la nécessité de l’État, sur la « magni-
fique fonction » de l’État3, est toujours accompagnée de l’imperturbable
rappel paulinien, ainsi que d’un diagnostic très augustinien sur l’inanité de la
justice terrestre. L’État est nécessaire en tant qu’il est le symptôme d’une ser-
vitude méritée. Servitude méritée car corruption définitive : la domination de
l’homme sur l’homme n’est rien de moins qu’un châtiment imposé par Dieu,
une conséquence nécessaire du désordre humainement introduit dans le
monde, la manifestation irréfutable de l’hérédité du Péché, la preuve de
l’imperfection intrinsèque de l’ordre séculier. Mais, comment faire face aux
conséquences de la Faute en étant irréductiblement entaché par elle ? C’est
bien là le dilemme chrétien, accompagné d’un germe autoritaire que l’on
retrouve au cœur même de la subsidiarité : résultat d’une déviation, l’État
sera en même temps une partie de son remède, une manière de limiter les
1. D’où ce commentaire d’Ernst Cassirer : « Dans son principe [...], c’est-à-dire dans l’adminis-
tration de la justice, l’État apparaîtra comme étant bon. Mais en vertu du dogme chrétien, il sera
considéré comme étant mauvais, par essence, étant la conséquence du péché originel et de la
chute de l’humanité. » (E. CASSIRER, Le Mythe de l’État, op. cit., p. 153). Un peu plus bas :
« L’État pourra recevoir une justification jusqu’à un certain point, mais il ne pourra jamais être
considéré comme beau. Il ne pourra pas être conçu comme pur et immaculé, du fait de son ori-
gine. Le stigmate du péché originel sera inscrit de façon indélébile en lui. » (Ibid., p. 155).
2. A. PASSERIN d’ENTRÈVES, La Notion de l’État, op. cit., p. 27-34. Réinsérée dans son
contexte historique, l’entreprise du Docteur africain est bien sûr un effort de disculpation du
christianisme contre l’accusation lancée par les tenants du paganisme, accusation selon laquelle
les chrétiens porteraient la responsabilité de la défaite de Rome face aux barbares (Augustin écrit
La Cité de Dieu après le sac de Rome en 410 par les troupes du roi des Wisigoths, Alaric ; trau-
matisme annonciateur de la chute ultérieure, en 476, de l’Empire romain d’Occident). La Rome
qu’Augustin admire est une Rome idéalisée : la Rome républicaine de Cicéron et les débuts de la
Rome impériale de Constantin et Théodose, avant qu’elle ne dégénère dans le vice (reprise, en
quelque sorte, du thème de la république accoucheuse d’empire).
3. AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., III, p. 132-135 (liv. XIX, ch. 21).
4. Cf., ici, entre autres textes, PIE XII, Radio-message de Noël 1942 (in A. F. UTZ,
J. F. GRONER, I, p. 105) ; Lettre encyclique Optatissima pax, 18 décembre 1947, Acta Aposto-
licae Sedis, 1947, XXXIX, p. 601-694 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 86-89). « La paix de
toutes choses, écrit Augustin, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est cette disposition qui,
suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à chacune sa place. » (AUGUSTIN, La Cité
de Dieu, op. cit., III, p. 121 ; liv. XIX, ch. 13). Cf., ici, le commentaire explicatif de saint Thomas
(THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 218-219 ; IIa IIae, q. 29, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 213
1. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13 novembre 1949 (in SOLESMES, 1062-1076,
p. 541-547, ici 1064, p. 542). « Là où est niée la dépendance du droit humain à l’égard du droit
divin, là où l’on ne fait appel qu’à une vague et incertaine autorité purement terrestre, là où l’on
revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même
perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire,
comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices. » (PIE XII,
Summi pontificatus ; in SOLESMES, 747, p. 405).
2. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 855, p. 454-455. Cf., en particulier,
J. BRÈTHE de LA GRESSAYE, « Une Pape juriste. Pie XII et le droit naturel », Mélanges
J. Dabin, Bruxelles, Bruylant, Paris, Sirey, 1963, I, p. 19-26. Pour la période allant de Pie X
à Paul VI, cf. P. ANDRÉ-VINCENT, « Le fondement du droit et la religion d’après les
documents pontificaux contemporains », Archives de philosophie du droit, 1973, 18, p. 149-164.
3. Georges Goyau et René Coste ont souligné l’influence que les travaux de Luigi Taparelli ont
pu exercer, respectivement sur Benoît XV et Pie XII (G. GOYAU, « L’Église catholique et le
droit des gens », Recueil des cours de l’académie de droit international, 1925, 1, p. 231 sq. ;
Papauté et chrétienté sous Benoît XV, Paris, Perrin, 1922 ; R. COSTE, Le Problème du droit de
guerre sur la pensée de Pie XII, Paris, Aubier, 1962 ; « Pie XII et l’Europe », Chronique sociale
de France, 1962, 70 (5), p. 355-368). Plus en amont encore, via Taparelli, c’est aux théologiens de
Salamanque qu’il faudrait faire référence. Pour Francisco de Vitoria et Francisco Suarez, les deux
figures les plus éminentes de la Seconde scolastique espagnole, 1o la société internationale est un
fait de nature comparable à la société domestique ; 2o, le bien commun universel est toujours
supérieur au bien commun d’une société particulière.
214 La subsidiarité catholique...
1. Outre Caritate Christi, pensons à Nova impendet, texte dans lequel Pie XI présente les prépa-
ratifs militaires et la course aux armements comme les principales origines de la crise (PIE XI,
Caritate Christi ; in A. F. UTZ, II, p. 1032-1057 ; Lettre encyclique Nova impendet, 2 octobre
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 393-397 ; in A. F. UTZ, II, p. 1624-1631). En écho
au Pape qui l’a pourtant désavoué, cf. un texte inédit de Luigi Sturzo publié dans le numéro 18
des Cahiers de la Nouvelle Journée : L. STURZO, La Communauté internationale et le droit de
guerre, trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1931. Sur l’attitude pontificale de manière géné-
rale, cf. J.-D. DURAND, « Pie XI, la paix et la construction d’un ordre international », Achille
Ratti, Pape Pie XI, op. cit., p. 873-892 ; J.-M. MAYEUR, « Les papes, la guerre et la paix, de
Léon XIII à Pie XII », Les Quatre fleuves, 1984, 19, p. 23-33 ; J. JOBLIN, L’Église et la guerre.
Conscience, violence, pouvoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1988.
2. PIE XI, Caritate Christi (in A. F. UTZ, II, p. 1034-1035).
3. Chrétiennement entendue, la nation revêt une dimension eschatologique en forme d’homolo-
gation divine, la diversité culturelle des peuples ne trouvant ultimement à s’évanouir que dans le
moment parousiaque (Genèse, XXII, 18 ; Évangile de Matthieu, XXII, 21 ; Épître aux Romains,
XIII, 6-7). Pour une démonstration relative à l’Europe, cf. K. RAHNER, « L’Europe dans l’es-
chatologie des nations », Cadmos, 1986, 9 (35), p. 45-63. D’où la possible conciliation entre le
ressort universaliste du monothéisme chrétien et le particularisme national (qui, a priori, le
contredit). On sait que c’était là, au iiie siècle, la position d’Origène contre Celse (ORIGÈNE,
Contre Celse, I-VI [~ 248], éd. et trad. fr. M. Borret, Paris, Le Cerf, 1967-1976, 2005).
Cf. M. FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, Paris,
Beauchesne, 1989. Citons les papes récents, Pie XII et Jean-Paul II. Pie XII : « Chaque famille
s’etend, se dilate dans la parenté qu’unissent les liens du sang, et les alliances entre les familles y
ajoutent encore leur enchevêtrement et constituent, maille par maille, tout un réseau dont la sou-
plesse et la solidité assurent l’unité à la nation, à la grande famille, au grand foyer qu’est la
patrie. » (PIE XII, Radio-message aux familles françaises, 17 juin 1945 ; in SOLESMES, 891,
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 215