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État, libéralisme et christianisme

Critique de la subsidiarité européenne


La Nouvelle Bibliothèque de Thèses a vocation à publier, chaque année,
les thèses de science politique primées par un jury universitaire,
sur de stricts critères d’excellence et d’originalité.
Les thèses publiées en 2012 ont été soutenues
au cours de l’année 2010/2011.
La sélection a été établie par :
Armelle LEBRAS-CHOPARD
Chargée de mission à l’égalité des chances femmes/hommes
dans l’enseignement supérieur
Michel MIAILLE
Professeur émérite à l’Université de Montpellier I
Frédéric SAWICKI
Professeur de science politique à l’Université Paris I

Thèse soutenue sous le titre

L’ÉTAT POST-TOTALITAIRE
Au principe de la subsidiarité européenne :
libéralisme et christianisme

Membres du jury
M. Loïc AZOULAI
Professeur des Universités, Université Paris II Panthéon-Assas —
Institut universitaire européen (Florence)
M. Jean-Marie DONEGANI (directeur de thèse)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Paris —
École doctorale de Sciences Po
M. Jean-François KERVÉGAN (président)
Professeur des Universités, Université Paris I Panthéon-Sorbonne —
Institut universitaire de France
M. Philippe PORTIER (rapporteur)
Professeur des Universités,
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne)
Mme Sabine SAURUGGER (rapporteur)
Professeur des Universités, Institut d’études politiques de Grenoble —
Institut universitaire de France
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE DE THÈSES

État, libéralisme
et christianisme
Critique de la subsidiarité européenne

2012

Julien BARROCHE

Thèse pour le doctorat en science politique


de l’Institut d’Études Politiques de Paris
présentée et soutenue publiquement
le 10 décembre 2010

Préface de Jean-Marie Donegani


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Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente
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ISBN 978-2-247-11761-1
© Éditions Dalloz, 2012
SOMMAIRE
(Un plan détaillé figure à la fin de l’ouvrage)

Remerciements VII

Préface IX

Introduction générale. Du mirage de l’État totalitaire


au spectre de l’État subsidiaire 1

Première partie
La subsidiarité catholique
ou la statophobie souterraine de l’Église romaine
Chapitre préliminaire. L’Église, l’État, la Société 47
Chapitre 1. Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 67
Chapitre 2. Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 163
Chapitre 3. Subsidiarité et société ecclésiale. La contradiction pontificale 243

Seconde partie
La subsidiarité germanique
ou la statophobie refoulée de l’Europe chrétienne
Chapitre préliminaire. L’Allemagne, l’Europe, le fédéralisme 289
Chapitre 1. Subsidiarité et Allemagne chrétienne. La condition fédérale 309
Chapitre 2. Subsidiarité et Europe post-totalitaire. La conjonction fédérale 379
Chapitre 3. Subsidiarité et Europe maastrichtienne. La confusion fédérale 447

Conclusion générale. De l’Église à l’Europe :


lectures croisées de deux statophobies.
Le subsidiarisme ou l’État contre lui-même 549

Résumé 573

Bibliographie 579

Index des noms propres 739

Table des matières 745


REMERCIEMENTS

Que mon directeur de thèse trouve ici l’expression de ma plus vive reconnais-
sance. À sa confiance et à ses encouragements répétés, ce travail doit l’essen-
tiel de son existence. Six années durant, Jean-Marie Donegani m’aura accom-
pagné. Six années pendant lesquelles il m’aura fait bénéficier d’un espace de
liberté sans égal, riche d’expérience et de bienveillance, plein d’attention et de
franchise. À son contact — qu’il me soit également permis de le dire ici —,
j’ai appris beaucoup plus qu’à réfléchir par moi-même et à affirmer une
pensée personnelle, j’ai appris à aiguiser tout autant qu’à apaiser mon regard,
j’ai appris un certain rapport à la vie des idées.
PRÉFACE

La recherche menée par Julien Barroche a pour visée de comprendre l’origine


et les transformations du concept de subsidiarité par une analyse minutieuse
et exhaustive de ses occurrences dans les écrits en français, italien, anglais et
allemand concernant la théologie et la philosophie autant que le droit et la
science politique. Refusant la simplicité des généalogies qui voient naître le
concept chez Althusius pour trouver une vie nouvelle avec la pensée du
magistère catholique au xxe siècle et enfin accomplir son destin en contri-
buant à la formation de la pensée juridique de l’Union européenne, Julien
Barroche en décèle au contraire les discontinuités et les reformulations qui
permettent d’éclairer non seulement le concept lui-même et son usage mais
aussi les configurations historiques, sociales et culturelles dans lesquelles il
prend place. Il s’agit, sous le signe de la Begriffsgeschichte de Koselleck, de
proposer l’histoire d’un mot et de comprendre comment il a été inventé puis
enrichi et réemployé.
La généalogie privilégiée par Julien Barroche met l’accent sur les contextes
qui viennent livrer la signification de l’usage politique de la subsidiarité  :
l’Église catholique, l’Allemagne fédérale et l’Union européenne, toutes les trois
hantées par le spectre du totalitarisme. Qu’il s’agisse de la doctrine sociale de
l’Église, du fédéralisme allemand ou de la pratique des acteurs de l’Europe,
chaque fois, est-il méthodiquement démontré, la subsidiarité apparaît comme
l’analyseur du pouvoir étatique et revêt une portée polémique en ce qu’elle
permet de lutter contre l’État moderne dont la vérité aboutie se dévoilerait
dans les expériences totalitaires de la première moitié du xxe siècle. L’usage du
concept de subsidiarité révèle ainsi l’opposition permanente, dans la période
considérée, entre l’État subsidiaire et l’État totalitaire, l’un dévoilant la nature
de l’autre et tous deux se présentant comme les deux faces maléfique et béné-
fique de l’État contemporain. Et ici, bien sûr, c’est une version particulière de la
notion d’État qui apparaît pertinente, non pas la souveraineté quantitative de la
fonction mais la souveraineté qualitative de l’institution.
X Préface

En mettant l’accent sur l’institutionnalité de l’État, Julien Barroche peut


alors montrer d’une manière particulièrement convaincante que l’aggiorna-
mento conciliaire qui est donné d’ordinaire comme acceptation des principes
de la politique moderne, notamment la liberté religieuse et la légitime auto-
nomie des réalités terrestres, c’est-à-dire le principe de séparation, est en réa-
lité plus complexe et moins univoque. Car le spectre totalitaire serait ici à
l’origine du refus de l’Église d’aller jusqu’au bout de cette autonomie du
politique pourtant affirmée par la constitution Gaudium et spes et de son
souci permanent de réaffirmer l’ordination nécessaire du politique aux don-
nées indiscutables de la révélation et de la loi naturelle.
Un peu plus loin, Julien Barroche souligne que la subsidiarité européenne,
par le canal du fédéralisme dit intégral, du personnalisme chrétien et de la
gauche antimarxiste, est devenue le vecteur d’un compromis entre la pensée
allemande du fédéralisme et la pensée britannique du souverainisme, sous les
atours de la gouvernance néolibérale. Cette hypothèse du compromis conduit
à s’interroger sur la question du caractère plus ou moins organiciste de la
nouvelle organisation juridique. En effet, même si la figure du marché a pu,
notamment sous la plume d’Hayek, revêtir les traits d’une auto-régulation
qui peut rappeler les fonctions naturelles de l’organisme, il reste que l’organi-
cisme a fait le plus souvent appel, dans l’argumentation politique, à une
nature et même à une transcendance dont on peut interroger la compatibilité
avec le référentiel néolibéral, fondamentalement artificialiste et immanentiste.
Par ailleurs, si la thèse de l’origine statophobique de l’utilisation contem-
poraine du principe de subsidiarité est pertinente, on peut se demander quels
liens positifs se tissent entre la version catholique et la version communau-
taire de ce principe. Car il s’agit bien de concilier, même dans le cadre de
l’hypothèse statophobique, la conception catholique d’une précédence du
droit des personnes sur les structures de pouvoir et la conception commu-
nautaire, constructiviste, qui reformule le principe à la lumière du rationa-
lisme marchand. Autrement dit, on doit décider si l’hypothèse de la stato-
phobie peut rendre compte également de ces deux versions quelque peu
antagonistes de la subsidiarité.
Dans les deux cas, il s’agirait de protéger l’homme et ses droits de toutes
les emprises extérieures. Mais on peut alors se demander en quoi le principe
de subsidiarité, qui certes est conçu comme un instrument contre l’emprise
étatique, apparaît pour autant comme une garantie contre l’emprise politique.
Car le principe subsidiaire, tel qu’il a été conçu par la pensée catholique, doit
être référé à une méfiance à l’égard d’un politique dépris de toute ordination,
plutôt qu’à une méfiance envers l’État, qui en lui-même, s’il est ordonné à la
Loi naturelle qui l’oblige, n’est nullement suspect d’aliénation des droits
humains et des libertés individuelles.
Enfin, Julien Barroche insiste sur l’apport de la notion de périchorèse pour
saisir l’articulation des niveaux de compétence entre le centre et la périphérie,
dévoilant ici la solution à cette aporie que ne résout pas le principe de subsi-
diarité à lui seul. Si le centre est présent dans la périphérie comme la péri-
Préface XI

phérie est présente dans le centre, alors pourquoi la dissociation entre État
institutionnel et État fonctionnel ne trouverait-elle pas là sa subsomption ?
Lire le principe de subsidiarité à la lumière du principe de périchorèse, permet
ainsi de comprendre que c’est moins la statophobie générale qui est ici en jeu
mais la phobie d’un État qui ne respecterait pas la distinction entre les niveaux
de compétence et en même temps la différence entre institution et fonction.
Le savoir mobilisé ici est impressionnant et, dessinant la carte conceptuelle
d’une notion qui n’a cessé de circuler entre les trois espaces qui lui donnent
sens : l’Église, l’Allemagne et l’Europe, la thèse de Julien Barroche démontre
avec force en quoi et comment la subsidiarité navigue entre la conception
libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État providence, sans
pour autant se réduire à la synthèse des deux. La subsidiarité cristalliserait
la manifestation préoccupante d’une perte essentielle de la notion d’État et le
moyen par lequel certaines organisations seraient en mesure de justifier leur
capture d’un pouvoir détenu normalement par l’État, institution des insti-
tutions. C’est parce que l’auteur a réussi à relier le concept à l’expérience
qu’il peut avancer une interprétation aussi hardie que celle tenant que les
luttes définitionnelles renvoient finalement à un seul enjeu : celui de la nature
de l’État après les expériences totalitaires. On l’aura compris, on est ici en
présence d’une thèse forte, informée, exigeante. Elle ne manquera pas de sus-
citer des discussions dont on peut souhaiter qu’elles soient à la hauteur de la
finesse de la démonstration et de l’ampleur de l’érudition mobilisée.

Jean-Marie Donegani
Professeur des Universités à Sciences Po
«  Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa
chaussure alors que c’est son pied le coupable1 ! »
Samuel Beckett

« Vous avez raison. C’est quand la chose manque,


qu’il faut en mettre le mot2. »
Henry de Montherlant

«  Il ne se rendait pas compte que ce qu’il jugeait


irréel (son travail dans l’isolement des bibliothèques)
était sa vie réelle3. »
Milan Kundera

1. S. BECKETT, En attendant Godot [1952], Paris, Minuit, 2002, p. 12 (Acte I).


2. H. de MONTHERLANT, La Reine morte [1942], Paris, Gallimard, 2006, p. 80.
3. M. KUNDERA, L’Insoutenable légèreté de l’être [1984], trad. fr. F. Kérel, Paris, Gallimard,
2006, p. 147.
Introduction générale
DU MIRAGE DE L’ÉTAT TOTALITAIRE
AU SPECTRE DE L’ÉTAT SUBSIDIAIRE

« La rumeur s’enfle. Elle dit que les formes extrêmes


et dures du pouvoir réalisent ses manifestations ordi-
naires et douces, prétend que le socialisme concentra-
tionnaire est un avatar du platonisme et le nazisme, une
avanie de l’État-nation, ajoute que la société totalitaire
est une société dévorée par l’État, et conclut que l’État-
despote est une essence dont l’État libéral n’est qu’une
apparence. L’avenir est triste, hélas, sans avoir lu tous les
livres, car nous glissons, paraît-il, vers un vilain destin,
celui de l’État totalitaire, l’État-total-sur-la-terre, abou-
tissement de l’entropie politique qui met à exécution la
menace proférée à l’ombre rasante des dictatures1. »

I. DU TRAUMATISME TOTALITAIRE
À LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE

1. L’ÈRE DU post-TOTALITARISME

Un mythe s’est installé dans les plus hautes sphères de la mémoire euro-
péenne : le mythe selon lequel la paix et la stabilité politique du Vieux Conti-
nent devaient nécessairement en passer par le désamorçage systématique
des passions nationales. Autojustification d’une conscience post-totalitaire
en quête de rachat, cette lecture rétrospective de l’histoire a remporté un tel
succès qu’elle confine désormais au lieu commun. Lieu commun plus ou

1. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves [1979], Paris, Payot, 1989, p. 21.


2 Introduction générale

moins inconscient et sans adversaires légitimes tendant insidieusement à faire


oublier le rôle initiateur joué par les États nationaux eux-mêmes dans la paci-
fication de leurs relations1. L’entretien unanime de ce récit des origines est
devenu trop routinier pour ne pas acculer au doute. À l’en croire, on en vien-
drait à porter la paix de 1945 au seul crédit de la construction européenne,
alors même que, sans succomber aux facilités du post hoc-propter hoc, il faut
aussi pouvoir rappeler que l’essentiel du fait déclencheur de la seconde réside
dans la première2. La portée d’une telle dispute ne s’épuise pas, loin s’en faut,
dans sa seule dimension historiographique  : de ce diagnostic établi sur les
drames du xxe siècle ne dépend rien de moins que la pleine compréhension du
projet européen. C’est bien sur l’inédit totalitaire que l’Europe communau-
taire a voulu forger à la fois sa légitimité historique et sa conscience politique.
C’est en voulant se départir des concepts classiques, quand bien même elle
repose sur des États, qu’elle a propagé l’impression d’une solution de conti-
nuité entre État et totalitarisme.
En réaction à cette grille de lecture, nous procéderons ici à une réévalua-
tion des conditions de naissance de l’Union européenne, non pas tant à des
fins d’éclairage historique que pour mieux ausculter la cible directement visée
par notre objet de recherche. Tout se passe, en effet, comme si l’État devait
constamment être ballotté entre deux excès symétriques — irénisme de l’État
subsidiaire d’une part, radicalité de l’État totalitaire d’autre part — pour fina-
lement converger dans une même dénonciation de sa prétendue perversité
intrinsèque. Mais, tout bien considéré, les catégories État totalitaire et État
subsidiaire ne font-elles pas système ? Ne constitueraient-elles pas les deux
figures inversées, mais solidaires, d’un même miroir déformant, d’un seul
phénomène fondamentalement identique et circulaire : deux figures s’appe-
lant mutuellement l’une l’autre comme la face maléfique et la face angélique
d’une seule et même pièce étatique ? Bien sûr, l’Union européenne a beau jeu
de se penser comme l’anti-modèle rédempteur du IIIe Reich, comme le rem-
part protecteur face à la menace, paraît-il toujours planante, d’un retour à
la barbarie. Bien sûr, l’Union européenne a-t-elle besoin de rejeter dans
la pénombre de l’histoire le monde qui est censé avoir produit l’horreur sur
le sol des Lumières : la nation, l’État, la souveraineté. Mais, à redescendre du
ciel virginal des idées, il n’est pas certain que le nazisme ait dit la vérité sur

1. Mentionnons deux expressions exemplaires de cette croyance, qui se répondent à cinquante


ans de distance  : la Déclaration de Robert Schuman en date du 9  mai 1950 et le non moins
fameux discours de Joschka Fischer prononcé le 12 mai 2000 à l’Université Humboldt de Berlin.
« À partir de 1945, disait le ministre allemand des Affaires étrangères, la pensée européenne a
toujours été et reste essentiellement fondée sur le refus du principe d’une balance des pouvoirs,
d’un système d’équilibre européen et de la soif d’hégémonie de certains États issus de la Paix de
Westphalie de 1648.  » (J.  FISCHER, «  De la Confédération à la Fédération. Réflexion sur la
finalité de l’intégration européenne  », trad. fr., What Kind of Constitution for What Kind of
Polity ?, éd. C. JOERGES, Y. MÉNY, J. H. H. WEILER, Florence, IUE, 2000, p. 31).
2. Citons, ici, Marcel Gauchet : « Il importe de le rappeler, contre un renversement propagan-
diste de l’ordre des facteurs [...], résume-t-il ironiquement dans un texte publié en 2005 : c’est la
paix des nations qui a permis la construction européenne, et non l’inverse. » (M. GAUCHET,
« La nouvelle Europe », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 495).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 3

la modernité étatique ni qu’il en vaille disqualification définitive (Hitler


aurait-il à ce point révélé l’essence de l’État moderne ?). À redescendre du ciel
des idées, il faut même se demander si l’Europe ne s’est pas, tout simplement,
contentée d’évacuer la guerre à l’extérieur de ses frontières. Deux hypothèses
en apparence brutales qui, cependant, ne prétendent pas minimiser la rupture
traumatique que constitue l’épisode totalitaire. Bien au contraire, toute la
justification heuristique du concept de totalitarisme réside précisément ici,
dans le refus de faire de l’hitlérisme et du stalinisme les deux derniers wagons
d’un interminable train de violences politiques1  : le totalitarisme moderne
après le despotisme ancien, l’absolutisme monarchique et l’autoritarisme plus
ou moins éclairé. Rien de plus, rien de moins. Nous voulons dire par là qu’il
y a une simplification abusive dans la philosophie qui anime l’acte de nais-
sance de l’Europe, quelque chose d’éminemment trompeur dans l’assimila-
tion du totalitarisme à un simple degré extrême d’une imperturbable logique
de domination politique, toujours identique à elle-même.
Réfléchir aujourd’hui sur la singularité étatique de la médiation institu-
tionnelle, suppose de se tenir à égale distance d’un moralisme accusateur qui
se plaît à rabattre la violence physique constitutive de l’État sur une entre-
prise irréductiblement totalitaire ; et d’une incantation creuse qui appelle
naïvement à un renouveau du volontarisme politique sans du tout considérer
le contexte historique dans lequel l’Europe est désormais plongée2. La
seconde option, à vrai dire, n’est qu’une contre-réaction épidermique à la
première. Car, tout uniment, on a préféré se réfugier dans un simplisme tran-
quillisant ; déceler une virtualité exterminatoire en tout gouvernement un
tant soit peu organisé ; assimiler l’État de droit à l’«  État despote  » pour

1. Concept « insaisissable » mais « irremplaçable » a fort bien résumé Pierre Hassner (P. HASS-
NER, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259 sq.). Nous renvoyons ici à la
définition arendtienne du totalitarisme, qui, en raison même de sa rigueur, aide à restreindre
l’usage du concept, en lui conférant ainsi toute sa portée heuristique (H. ARENDT, Les Ori-
gines du totalitarisme I, II, III [1951], trad. fr. M. Pouteau, M. Leiris, J.-L. Bourget R. Davreu,
P. Lévy, H. Frappat, Paris, Le Seuil, 2002). À l’interprétation proposée par Hannah Arendt, il est
bien sûr possible d’ajouter les atténuations aroniennes, qui rendent disponible le concept pour
l’analyse des expériences ultérieures à 1951 : URSS poststalinienne, Chine maoïste (R. ARON,
Démocratie et totalitarisme [1965], Paris, Gallimard, 1987 ; « L’essence du totalitarisme » [1954],
Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 195-
213). Comme en ont témoigné les disputes suscitées par le dernier ouvrage de François Furet et
le Livre noir du communisme, l’épuisement de la rhétorique de Guerre froide n’a pas conduit,
après 1989, à l’apaisement attendu des débats historiographiques sur la comparabilité idéolo-
gique entre hitlérisme et stalinisme (F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée commu-
niste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995 ; S. COURTOIS, N. WERTH, et
al., Le Livre noir du communisme : crimes, terreur et répression, Paris, Robert Laffont, 1997). La
gauche radicale s’obstine encore à voir dans le concept de totalitarisme une arme idéolo-
gique ayant pour unique ambition de disculper le régime libéral (S. ŽIŽEK, Vous avez dit tota-
litarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion [2001], trad. fr. D.  Moreau,
J.  Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2007). Pour un refroidissement théorique de l’objet,
cf. J.-M. DONEGANI, M. SADOUN, « Le politique et la question de la domination : totalita-
risme et incarnation », Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 200-241.
2. Comme l’écrit Hans Blumenberg, « la fin du primat du politique se reconnaît à l’affirmation
diffuse de son omniprésence » (H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes [1966-
1988], trad. fr. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 2008, p. 100).
4 Introduction générale

mieux s’adonner à une rassurante « fétichisation de la société »1 ; passer allè-


grement de l’évidence d’un constat factuel — le totalitarisme est né dans la
modernité étatique — à une proposition normative pour le moins douteuse :
1o « tout État est virtuellement totalitaire »2 ; 2o le totalitarisme a mis au jour
le vrai visage de l’État. Des « nouveaux philosophes » revenus du maoïsme,
aux « nouveaux économistes » heureux d’afficher leur néolibéralisme victo-
rieux, en passant par les courants de l’autogestion, la «  deuxième gauche  »
antijacobine et les adeptes de l’immanence du social  : tous en définitive se
réunissent plus ou moins dans cette même phobie inconsciente de l’État3.
Phobie périodiquement réactivée qui, depuis la fin du Bloc soviétique, et bien
au-delà du seul champ intellectuel français, a trouvé dans la répression anti-
terroriste son nouveau prétexte autojustificateur4.
Tel est donc l’horizon intellectuel de notre réflexion : comprendre, depuis

1. « Depuis le rêve platonicien jusqu’au cauchemar stalinien, en passant par l’État absolutiste,
partout [...] la même domination perverse. Dans l’excès d’État, on prétendait avoir trouvé la
racine du mal totalitaire. Au postulat de l’État comme mauvais objet correspondait la fétichisa-
tion de la société. Si l’État était bien cette tumeur de la société dont la malignité croissait avec
l’extension, ne fallait-il pas prescrire des remèdes  : fortifions le tissu social sain, renforçons la
société, faisons dépérir l’État ? » (B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves, op. cit., p. 28).
2. V.  DESCOMBES, «  Pour elle un Français doit mourir  », Critique, 1977, 33 (366), p.  998-
1027, ici p. 1001. Un peu plus haut, encore : « Et il devrait être évident que le système politique
appelé “totalitarisme” n’est pas autre chose qu’une variante de l’état de guerre dans n’importe
quel État moderne, la prolongation de la mobilisation en temps de paix. » (Ibid., p. 1000).
3. Parrainé par Maurice Clavel, le courant français dit des « nouveaux philosophes » (Bernard-
Henri Lévy, Jean-Marie Benoist, André Glucksmann, Jean-Paul Dollé, Michel Le Bris, Philippe
Nemo) s’est développé après la parution en France de L’Archipel du goulag, ouvrage dans lequel
Alexandre Soljenitsyne relate son expérience concentrationnaire du Goulag (A.  SOLJENIT-
SYNE, L’Archipel du goulag [1958-1967], trad. fr. G. et J. Johannet, Paris, Le Seuil, 1974).
Notons qu’alors la somme de Hannah Arendt n’est pas encore bien connue dans le milieu intel-
lectuel français (le premier tome des Origines est traduit en 1972), et ne le deviendra véritable-
ment qu’après sa disparition en 1975. Cf. M. S. CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la
gauche  : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981 [2004], trad. fr. A.  Merlot, Marseille,
Agone, 2009 ; P. GRÉMION, « Écrivains et intellectuels à Paris. Une esquisse » [1999], Moder-
nisation et progressisme. Fin d’une époque, 1968-1981, Paris, Éditions Esprit, 2005, p. 197-234 ;
« La réception des dissidences à Paris » [2003], ibid., p. 169-195. Né en France à la même époque,
le groupe des «  nouveaux économistes  » (Jacques Garello, Henri Lepage, Jean-Jacques Rosa,
Pascal Salin) s’est fait le relais français des thèses néolibérales de l’École de Chicago. Plus diffus,
le courant autogestionnaire s’est surtout structuré après Mai 1968 au sein de la gauche non
communiste, et antijacobine, pour ensuite se rassembler autour de Michel Rocard, après l’arri-
vée de nombreux militants chrétiens au Parti socialiste, pour la plupart issus de la CFDT.
Cf. P. GRÉMION, « Le chantier autogestionnaire » [1977], ibid., p. 71-82.
4. Cf. G. AGAMBEN, L’État d’exception, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Le Seuil, 2003. De Jean-
Paul Sartre à Bernard-Henri Lévy, de Michel Foucault à Giorgio Agamben, il s’agit de débus-
quer dans les institutions étatiques la première marche vers l’univers concentrationnaire. Notons
que la dénonciation foucaldienne des lieux d’enfermement (hôpital, asile, prison) n’est pas sans
parenté avec l’existentialisme sartrien qui célébrait les groupes en fusion (J.-P.  SARTRE, Cri-
tique de la raison dialectique. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960 ; M. FOU-
CAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, 1993). Dans une
perspective sociologique convergente, cf. la notion d’«  institution totalitaire  » chez Erving
Goffman (E. GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres
reclus [1961], trad. fr. C. et L. Lainé, Paris, Minuit, 1972), que certains juristes ont su mettre à
profit (D. LOSCHAK, « Droit et non-droit dans les institutions totalitaires. Le droit à l’épreuve
du totalitarisme », L’Institution, éd. CURAPP, Paris, PUF, 1981, p. 125-184).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 5

l’État, l’entrée dans l’ère du post-totalitaire1. Non pas pour s’interroger sur la
démocratie et la nation — ce réflexe intellectuel est trop répandu quand il
s’agit d’Europe2 —, mais pour se pencher sur l’Institution étatique en tant
que telle. Fil conducteur de ce travail, la subsidiarité sera notre analyseur.
Précisons qu’un tel questionnement se veut indépendant du constat qui
peut par ailleurs être aisément établi d’un accroissement de l’intervention-
nisme étatique ou d’un retour périodique de la puissance publique (guerre,
crise économique, lutte contre le terrorisme). D’un côté, la douce(reuse)
régulation de la vie économique ; de l’autre, le pathos héroïque de la virilité
étatique. Il y a là un piège analytique duquel il faut s’extraire car il manque,
selon nous, le cœur de définition du concept d’État : sa dimension d’institu-
tion. En grande partie erroné, le récit lancinant du retour de l’État fait sys-
tème avec son opposé symétrique, dont la diffusion est, là encore, tellement
confondante qu’elle contraint à la suspicion : celui du retrait, de l’effacement,
du dépérissement. Pour s’en lamenter ou pour s’en délecter, sans grand souci
de discernement en tout cas, on diagnostique la mort de la souveraineté tuté-
laire de la puissance publique. Non moins confusément, on parle d’État régu-
lateur, d’État animateur, d’État stratège. On se plaît à résumer l’ensemble en
célébrant un nouveau fétiche  : la gouvernance multiniveaux. Toutes ces
figures conceptuelles nous semblent s’auto-alimenter les unes les autres dans
un cercle sans fin. À tel point, d’ailleurs, que le mot État lui-même a fini par
perdre l’essentiel de sa signification : on l’hypostasie, on l’anthropomorphise,
on le biologise, on lui prête des attributs humains, on le confond avec la poli-
tique. Derrière la déploration d’un État devenu évidé (hollow State), n’y
aurait-il pas, en creux, la reconstruction d’un ennemi largement fantasmé3 : ce

1. Cf., ici, J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002 ; « Nais-
sance et développement de la démocratie post-totalitaire  », Revue du Mauss, 2005, 25 (1),
p. 55-64. Cf. aussi J. CHEVALLIER, L’État postmoderne [2003], Paris, LGDJ, 2008). C’est en
croisant ces deux perspectives que nous nous autorisons à parler d’État post-totalitaire.
2. Nous faisons notamment référence à la critique adressée par Andrew Moravcsik aux tenants
de la thèse du « déficit démocratique » européen (A. MORAVCSIK, « The Myth of Europe’s
“Democratic Deficit”  », Intereconomics. Journal of European Public Policy, 2008, p.  331-340 ;
« Is There a “Democratic Deficit” in World Politics ? A Framework for Analysis », Government
and Opposition, 2004, 39 (2), p. 336-363 ; « Le mythe du déficit démocratique européen », trad.
fr. B.  Poncharal, Raisons politiques, 2003, 10, p.  87-105 ; «  In Defence of the “Democratic
Deficit” : Reassessing Legitimacy in the European Union », Journal of Common Market Studies,
2002, 40 (4), p.  603-624). Sans adhérer à tous ses postulats, la position défendue par Andrew
Moravcsik a ceci de rafraîchissant qu’elle permet de désamorcer un discours ambiant beaucoup
trop englobant qui s’aveugle sur des tendances lourdes affectant l’ensemble des démocraties
avancées depuis le début du xxe siècle : déclin des parlements, renforcement des exécutifs et des
administrations publiques, montée en puissance des juges et des agences de régulation, etc. Aussi
la rhétorique du déficit démocratique européen procède-t-elle en grande partie d’une vision fan-
tasmée de l’Europe, et d’un idéal théorique qui ne correspond déjà plus à la pratique réelle des
régimes démocratiques occidentaux. Pour une discussion de cette thèse, cf. P.  MAGNETTE,
Contrôler l’Europe. Pouvoirs et responsabilité dans l’Union européenne, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 2003 ; S. HIX, A. FOLLESDAL, Why there is a Democratic Deficit in
the European Union : A Response to Moravcsik and Majone, Eurogov, European Governance
Papers, 2005 ; Journal of Common Market Studies, 2006, 44 (3), p. 533-562.
3. Cf., ici, tout particulièrement, B.  G. PETERS, «  Managing the Hollow State  », Managing
Public Organizations, éd. K. A. ELIASSEN, J. KOOIMAN, Londres, Sage, 1993, p. 146-157 ;
«  Symposium on the Hollow State  ». Journal of Public Administration Research and Theory,
6 Introduction générale

que le grand adepte des métaphores cybernétiques Niklas Luhmann a appelé


la mythologie du pilotage (Steuerung)1 ? Se défaire de cette maladie politique
supposerait en quelque sorte de passer par une cellule de dégrisement puis
par un sas de décompression : la démystification de l’État. L’État : cet appa-
reil surplombant largement dépassé et devenu totalement anachronique à
l’heure de la « complexité sociale » et de la différenciation fonctionnelle ; cet
instrument réduit à la gestion de son dernier camp retranché, le «  sous-
système  » politique ; cette instance qui ne serait plus en mesure de piloter
l’ensemble de la société. Mais se demande-t-on s’il l’a déjà été ? Interroge-
t-on les conditions institutionnelles qui rendent possible l’existence de ces
fameux systèmes et autres sous-systèmes sociaux ? La question n’est donc
pas de savoir si la société demande ou non à être dirigée ; la vraie question
est de savoir comment, dans un monde d’individus, la société advient et se
maintient2.
Nous voudrions ainsi réfléchir sur la difficulté contemporaine à concevoir
la nécessité institutionnelle de l’État compris comme instance verticale de

1996, 6 (2), p. 193-314 ; J. LECA, « L’État creux », Les Intellectuels et l’an 2015, éd. DATAR,
La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994, p. 91-104 ; « La “gouvernance” de la France sous la
Ve  République  », Mélanges J.-L.  Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p.  328-365.
Dans la continuité de ce qui vient d’être dit sur les « nouveaux philosophes », citons cette belle
formule due à Jean Leca et Bruno Jobert : « À force d’enfouir le pouvoir dans la société et d’en
mettre partout, on finit par ne plus discerner une rixe d’une guerre, l’emprisonnement de deux
gangsters et l’organisation d’un système concentrationnaire, le fonctionnement d’un service hos-
pitalier et l’internement d’opposants politiques. » (J. LECA, B. JOBERT, « Le dépérissement de
l’État », Revue française de science politique, 1980, 30 (6), p. 1169-1170).
1. Le sociologue allemand Niklas Luhmann est resté célèbre pour sa théorie de la modernisation
et de l’autoréférentialité (N.  LUHMANN, Soziale System, Francfort, Suhrkamp, 1984 ; Poli-
tique et complexité. Les contributions de la théorie générale des systèmes [1990], trad. fr.
J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1999 ; Die Politik der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 2000). Alors
que les sociétés traditionnelles étaient différenciées en vertu de hiérarchies légitimées par des
principes extérieurs à elles-mêmes, les sociétés modernes seraient différenciées en sous-systèmes
fonctionnels et autoréférentiels (la politique, le droit, la religion, l’art, la science, etc.) remplissant
chacun une tâche particulière et opérant chacun suivant un code spécifique. Pour Luhmann, qui
vise spécialement la sphère politique, aucun système ne peut plus prétendre imposer son point de
vue aux autres, tout comme aucun système ne peut plus intégrer le codage des autres sauf à le
reformuler dans les termes de sa propre programmation interne (couplage autopoïétique). De là
son diagnostic d’une fermeture autoréférentielle des systèmes.
2. On a trop tendance, s’agissant du rapport individu-État, à confondre les niveaux logique et
chronologique. Certes, il faut bien des individus empiriques pour que puisse advenir quelque
chose comme l’État (antériorité chronologique des individus) ; mais il faut plus encore une per-
sonne publique instituante pour qu’existent les personnes privées instituées (priorité logique de
l’État). Démonstration inaugurale dans T.  HOBBES, Léviathan [1651], trad. fr. F.  Tricaud,
Paris, Dalloz, 1991, p. 160 (ch. XVI). Pour un commentaire, cf. L. JAUME, « La théorie de la
“personne fictive” dans le Léviathan de Hobbes », Revue française de science politique, 1983, 33
(6), p. 1009-1035 ; Hobbes et l’État représentatif moderne, Paris, PUF, 1986 ; F. LESSAY, « Le
vocabulaire de la personne », Hobbes et son vocabulaire, dir. Y. C. ZARKA, Paris, Vrin, 1992,
p. 155-186). On peut également se référer à la distinction État-société chez Hegel : « L’État, écrit
le philosophe, apparaît comme résultat dans le cheminement du concept scientifique, pour
autant qu’il se révèle comme fondement véritable [...]. Dans la réalité effective, ajoute-t-il immé-
diatement, l’État est en somme plutôt l’élément premier, à l’intérieur duquel s’élabore la famille
en vue de la société civile bourgeoise, et c’est l’Idée même de l’État qui se divise en ces deux fac-
teurs. » (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 296-297 ; § 256 Rem).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 7

médiation. Cette difficulté vient peut-être de ce qu’on mélange les moments


institutionnel et fonctionnel en oubliant complètement l’ordre de leur prio-
rité. Pourquoi penser l’État à travers le seul prisme de l’intervention et de
l’ingérence, de l’abstention et de la non-ingérence ? Comme s’il était question
d’immixtion de l’État dans un fonctionnement social spontané. Comme s’il y
avait un corps de la société préexistant à l’État, capable d’exprimer librement
ses besoins — dont, parmi de nombreux autres, le besoin d’État. Comme si la
fiction explicative du contrat social travaillait la réalité elle-même. Pourquoi
embrayer le pas à la représentation commune d’un jeu à somme nulle, d’une
exclusion mutuelle de la société civile et de l’État  : ce que l’État prend, la
Liberté, la Société, le Marché (bref l’Individu) le perd ? On sait désormais
que, derrière l’apparence d’un jeu à somme nulle, s’exprime en réalité l’inter-
dépendance mutuelle de l’État et de la société : plus la seconde s’autonomise,
plus le premier se déploie. Tel est bien le dilemme que le libéralisme n’est
jamais parvenu à s’expliquer1. Il s’enracine dans son acte de naissance, duquel
il s’avère impossible, n’en déplaise à ses doctrinaires, de faire découler une
fixité de frontière entre public et privé. Né contre l’absolutisme monarchique,
le libéralisme voulait désabsolutiser l’État, l’abaisser au rang d’instrument de
la société. Tout au contraire, son office aura consisté à alimenter sans cesse
son accroissement2. Car le postulat d’un État miroir de la société permettra
toujours à celle-ci d’imposer sa prise en charge par celui-là. L’État-provi-
dence et le libéralisme : même combat.
À la racine de toutes ces confusions, il y a donc un aveuglement sur la
logique interne de l’État libéral démocratique  : la croissance de l’État ne
résulte pas du projet maléfique d’un monstre froid impersonnel, elle ne
résulte pas non plus de circonstances conjoncturelles appelant nécessaire
régulation. Elle est comme inscrite dans une loi d’airain. En aucun cas, cepen-
dant, cette loi ne saurait s’assimiler à un inéluctable mouvement de resserre-

1. Au-delà de la théorie hobbesienne du Léviathan et de la philosophie hégélienne de l’État,


pensons — sur les traces du très controversé Carl Schmitt (C. SCHMITT, Théologie politique I,
II [1922, 1969], trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988) —, à la conception cartésienne de
Dieu. Il en va pour ainsi dire de l’État moderne et de son rapport à la société comme il en va du
Dieu chez Descartes  : il procède d’une création continuée. Selon le philosophe français, Dieu
crée l’univers, non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant, de manière permanente. Si
bien que le monde basculerait dans le néant sans l’intervention continuellement répétée du pou-
voir divin. D’où cette importante leçon qui connaîtra une grande postérité en France : la société
a en permanence besoin de l’État pour tenir debout ; elle n’a pas de consistance propre sans l’in-
tervention du tuteur étatique. Outre la troisième preuve de l’existence de Dieu exposée dans les
Méditations métaphysiques, il faut ici se reporter à la Réponse aux objections de Gassendi  :
« Dieu, écrit Descartes, est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend
de leur production, mais même en ce qui concerne leur conservation ou leur durée dans l’être.
C’est pourquoi il doit toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver dans le
premier être qu’il lui a donné.  » (R.  DESCARTES, «  Réponses aux cinquièmes objections  »
[1641], Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Paris, Flammarion, 1999, II, p. 814).
2. Cf. les travaux de Pierre Rosanvallon (P. ROSANVALLON, Le Capitalisme utopique. His-
toire de l’idée de marché [1979], Paris, Le Seuil, 1999 ; La Crise de l’État-providence [1981],
Paris, Le Seuil, 1992 ; La Nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Le Seuil,
1995) ; et ce texte important de Claude Lefort : C. LEFORT, « Les droits de l’homme et l’État-
providence » [1984], Essais sur le politique [1986], Paris, Le Seuil, 2001, p. 33-63.
8 Introduction générale

ment autoritaire puis totalitaire de l’étreinte étatique1. Les auteurs classiques


du xixe  siècle n’avaient-ils pas établi la corrélation entre ces deux mouve-
ments concomitants  : d’une part, le développement de l’interventionnisme
étatique et, d’autre part, celui de la société démocratique et capitaliste ? Le
socialiste allemand Adolf Wagner s’en félicitait ; le libéral français Alexis de
Tocqueville s’en inquiétait. On sait que certains libéraux du xxe siècle se plai-
ront à surfer sur cette angoisse pour interpréter le totalitarisme à l’aune de
l’analyse tocquevillienne  : le mouvement général vers l’égalité débouchant
sur la tendance naturelle de l’État à s’emparer de tous les domaines de la vie
sociale ; l’absence de limites à l’action gouvernementale conduisant tout droit
à un « pouvoir immense et tutélaire », « espèce de compromis entre le despo-
tisme administratif et la souveraineté du peuple »2.
Derrière le problème de l’interventionnisme étatique, deux questions sont
en réalité à distinguer : celle des frontières mouvantes entre l’État et la société,
d’une part ; celle de la nature changeante de l’intervention étatique, d’autre
part. Faute d’opérer cette distinction, le réflexe se répand, qui consiste à
croire que la justification de l’action de l’État est une promotion de l’institu-
tion étatique en tant que telle, tout comme les appels au retrait de la puissance
publique seraient la simple conséquence d’une hostilité à son égard. Mais
l’objet ultime de l’intervention de l’État peut très bien être la limitation de
l’État lui-même. Pire, rien n’empêche l’instrumentalisation de l’institution
étatique au service de fins qui programment purement et simplement sa perte.
Voilà bien le paradoxe qui sème la confusion entre l’État-institution (les prin-
cipes fondateurs) et l’État-fonction (la pratique concrète). Deux registres qui
ne sont bien sûr pas sans entretenir un dialogue souterrain : l’augmentation
du poids de l’État considéré comme dispensateur matériel de prestations
sociales et économiques (sa « trivialisation technocratique »3) ne doit-elle pas

1. Il existe une formidable paresse intellectuelle, écrit encore Marcel Gauchet dans son maître
ouvrage, qui consiste à « conclure dans l’abstrait de la croissance de l’État à l’imminence du péril
totalitaire » (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la reli-
gion, Paris, Gallimard, 1985, p. 262). L’auteur récuse avec force cette « idée d’une omniprésence
structurelle du possible totalitaire à l’intérieur des sociétés contemporaines » (Ibid., p. 262, n. 1).
« Nous ne risquons plus l’État total, renchérit-il près de vingt ans plus tard, mais la déroute de
l’État devant l’individu total.  » (M.  GAUCHET, La Condition historique, Paris, Stock, 2003,
p.  314). Cf. aussi son étude spécialement consacrée au totalitarisme, parue dans Esprit en 1976
(M.  GAUCHET, «  L’expérience totalitaire et la pensée de la politique  » [1976], La Condition
politique, op. cit., p.  433-464) concomitamment à sa relecture (critique) de l’œuvre de Pierre
Clastres (P. CLASTRES, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; M. GAUCHET, « Poli-
tique et société : la leçon des sauvages » [1975-1976], La Condition politique, op. cit., p. 91-180 ;
« La dette du sens et les racines de l’État. Politique de la religion primitive » [1977], ibid., p. 45-89).
2. A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II [1840], Paris, Flammarion, 1981,
p.  385, p.  386 (part.  IV, ch.  6). Cf., par ailleurs, A.  WAGNER, Theoretische Sozialökonomik
oder Allgemeine und theoretische Volkswirtschaftslehre I [1879], Leipzig, Wintersche, 1907.
3. M.  GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p.  264. Cf. aussi son opposition
« pouvoir-cause »- « pouvoir-effet » (M. GAUCHET, « Benjamin Constant : l’illusion lucide du
libéralisme  », Préface à B.  CONSTANT, Ecrits politiques [1980], Paris, Gallimard, 1997,
p. 9-110, ici, p. 64). « À partir du moment où émerge, avec l’État moderne, un pouvoir qui n’est
plus médiateur avec l’au-delà, mais de fait séparateur, facteur d’immanence et non de rattache-
ment à la transcendance, s’ouvre sous ses pas une question béante de ce qui peut le légitimer dans
sa tâche. » (M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 9

en définitive se comprendre comme un subterfuge compensatoire, comme


une manière de pallier son déficit de légitimité institutionnelle et la difficulté
— qui le tiraille — à remplir sa fonction symbolique ? Car, en se développant
de la sorte, l’État ne se situe pas sur le registre institutionnel de l’autorité
symbolique ; il se situe sur le terrain strictement fonctionnel et utilitaire de la
gestion administrative. Sa position d’« autorité distante » étant devenue trop
lourde à assumer, il veut la troquer contre un rôle plus léger, moins assom-
mant, celui de « partenaire quotidien »1. Où son dilemme existentiel trouve à
se résumer  : peut-être que l’État vertical constituait tout simplement la
contrepartie logique de l’horizontalité démocratique, de la même manière
que l’Église continue encore à se penser comme la contrepartie verticale de la
sotériologie évangélique ?

2. LE MIRAGE DE L’ÉTAT TOTALITAIRE


Posons la question de manière volontairement abrupte : l’État totalitaire, en
tant que tel, a-t-il jamais existé ? L’État — cette figure politique née au
xvie  siècle sur le continent européen — est-il justiciable du totalitarisme ?
Trop largement admise, la définition du totalitarisme comme absorption de
la société civile par et dans l’État s’en tient très superficiellement aux appa-
rences extérieures, oublie l’élément essentiel, l’instance qui, en définitive,
exerce le pouvoir réel et détruit l’édifice du libéralisme politique  : le parti
unique. «  Le Parti ne représente pas la société ; il n’est pas non plus une
redondance de l’État : il exprime et met en œuvre l’unité des deux2. » Si dans
le système totalitaire l’État n’était à ce point qu’une façade, qu’un camou-
flage, qu’un alibi, pourquoi alors faire le jeu du totalitarisme — du langage
totalitaire3 — et confondre dans une même catégorie le Parti-État et l’État ?
De ce constat somme toute assez élémentaire, le philosophe Julien Freund
tire la conclusion, qui nous semble la seule véritablement sensée et logique-
ment conséquente :

1. M.  GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p.  284. Peu suspect, lui aussi, de
penchants totalisants, Paul Ricœur rappelait avec la même force le lien consubstantiel entre auto-
rité et distance. Se référant à la figure du magistrat chez saint Paul, il écrivait joliment : « [l’État]
n’est pas mon “frère” ; c’est en cela même qu’il est une “autorité” » (P. RICŒUR, « État et vio-
lence » [1957], Histoire et vérité [1964], Paris, Le Seuil, 2001, p. 281-282). Il faut également faire
référence à la distinction entre pouvoir et violence chez Hannah Arendt (P. RICŒUR, « Pou-
voir et violence », Ontologie et politique. Hannah Arendt, éd. M. ABENSOUR, Paris, Tierce,
1989, p. 141-159 ; B. QUELQUEJEU, « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt », Revue
des sciences philosophiques et théologiques, 2001, 85 (3), p. 511-527).
2. P.  MANENT, «  Le totalitarisme et le problème de la représentation politique  » [1984],
Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007,  p.  100. On pourra reconnaître chez Pierre
Manent la double influence de Raymond Aron (monopole du parti) et de Claude Lefort (fan-
tasme de l’Un)  : R.  ARON, Démocratie et totalitarisme, op. cit. ; C.  LEFORT, L’Invention
démocratique. Les limites de la domination totalitaire [1981], Paris, Fayard, 1994.
3. Dans des registres différents, mais procédant d’une même veine orwellienne, cf. V. KLEM-
PERER, LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue [1946-
1947], trad. fr. É. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996 ; J.-P. FAYE, Langages totalitaires. Critique
de la raison narrative. Critique de l’économie [1972], Paris, Hermann, 2004.
10 Introduction générale

« Il n’y a pas et il ne peut y avoir d’État totalitaire, mais seulement des partis
totalitaires qui détournent les monopoles étatiques au profit d’un groupe1. »
Accoler l’épithète totalitaire au substantif État est tout aussi absurde
qu’appliquer le concept de société civile à la réalité du totalitarisme. Car il
faudrait, sinon, considérer qu’il existât une société soviétique ou une société
nazie, alors même qu’il n’y eut que l’exercice d’une implacable domination
idéologique sur une société annihilée ? Bien plus que l’effondrement de l’État,
le totalitarisme marque la destruction de ses conditions de possibilité. Point
d’État totalitaire donc, mais une intention idéologique (au sens de l’interpré-
tation intentionnaliste du totalitarisme2) qui instrumentalise, en l’anéantis-
sant, l’institution étatique. Ainsi parlons-nous de mirage de l’État totalitaire,
sans oublier qu’en elle-même la diffusion de cette formule superposant État
et totalitarisme recèle une portée éminemment révélatrice (et produit des
effets de réalité).
Le constat de ce chaos institutionnel n’a pas besoin d’être davantage théma-
tisé3. Il recueille très facilement l’adhésion. La difficulté vient ici de ce que,
s’agissant de l’État, les conséquences en sont rarement tirées. Parce que les

1. J.  FREUND, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p.  556. Pensons, ici, s’agissant de
l’Allemagne nazie, à la loi du 2 décembre 1933 proclamant l’unité entre le parti et l’État.
2. Nous marquons ici notre rejet de la thèse dite fonctionnaliste : telle que défendue par l’histo-
rien bavarois Martin Broszat, elle tend à faire du dictateur nazi un simple rouage inconscient au
service d’une mécanique d’ensemble, et de l’hitlérisme — dont la Solution finale — le simple
résultat d’un dramatique enchaînement de circonstances. L’éclatement des pouvoirs et l’« enche-
vêtrement » des institutions qu’il analyse fort bien (la structure « polycratique » de l’État hitlé-
rien comme il dit) a plus à voir avec l’informité totalitaire décrite par Hannah Arendt qu’avec un
schéma de pouvoir d’ordre systémique sur lequel Hitler aurait fini par ne plus avoir de prise
(M.  BROSZAT, L’État hitlérien, L’origine et l’évolution des structures du IIIe Reich [1969-
1978], trad. fr. P. Moreau, Paris, Fayard, 1985 ; « Plädoyer für eine Historisierung des National-
sozialismus  » [1985], Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, Munich,
Deutsche Taschenbuch, 1988, p. 266-281). Cf., ici, les travaux de Ian Kershaw, qui ont montré
en quoi Hitler ne pouvait passer pour un sous-produit du nazisme (I. KERSHAW, Qu’est-ce
que le nazisme ? [1985], trad. fr. J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997). Sur la question de la Shoah,
la démonstration de Raul Hilberg, établie dès les années 1960, permet de dépasser la fausse que-
relle entre fonctionnalisme et intentionnalisme (R. HILBERG, La Destruction des juifs d’Europe
[1961], trad. fr. M.-F. de Paloméra, A. Charpentier, Paris, Fayard, 2007).
3. C’est l’un des principaux arguments mobilisés par Hannah Arendt (fortement redevable sur
ce point au juriste Franz Neumann) pour établir le caractère inédit du phénomène totalitaire :
une domination informe qui s’exerce de l’intérieur, s’immisçant dans le for interne de chaque
être humain (F. L. NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme [1942-
1944], trad. fr. G. Dauvé, J.-L. Boireau, Paris, Payot, 1987 ; H. ARENDT, « Ce qu’on appelle
l’État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, op. cit., p. 170 sq.).
S’agissant de l’opposition totalitarisme-autoritarisme, pensons à la double métaphore arend-
tienne de l’oignon et de la pyramide : « Par opposition à ces deux régimes, autoritaire et tyran-
nique, l’image adéquate du gouvernement et de l’organisation totalitaires me paraît être la struc-
ture de l’oignon, au centre duquel, dans une sorte d’espace vide, est situé le chef ; quoi qu’il fasse
— qu’il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire, ou qu’il opprime ses
sujets, comme un tyran —, il le fait de l’intérieur et non de l’extérieur ou du dessus.  »
(H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], trad. fr. M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise
de la culture [1961], éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 131). Dans un tout autre registre, les
analyses de Juan J. Linz ont fortement contribué à réhabiliter la distinction entre totalitarisme et
autoritarisme (J.  J. LINZ, Régimes totalitaires et autoritaires [2000], trad. fr. M.-S. Darviche,
W. Genieys, G. Hermet, Paris, Armand Colin, 2006 ; « L’effondrement de la démocratie. Auto-
ritarisme et totalitarisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres  », trad. fr. M.-S. Darviche,
P. Hassenteufel, Revue internationale de politique comparée, 2004, 11 (4), p. 531-586).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 11

idées fixes ont la vie dure (l’État Léviathan, l’État Moloch, l’État Minotaure,
etc.). Et parce que les plus grands analystes du totalitarisme n’ont pas pris soin
de repenser l’institution étatique après le drame. Hannah Arendt la première,
dont on connaît le rejet épidermique de la souveraineté moderne, mais aussi
Raymond Aron et Claude Lefort, tous deux relecteurs de Tocqueville, qui se
sont prioritairement penchés sur la démocratie. De part en part, l’État demeure
le parent pauvre de la réflexion antitotalitaire. Tout se passe comme si on avait
inconsciemment divisé les tâches  : l’État pour la théorie juridique ; la démo-
cratie pour la théorie politique1. En se donnant l’État pour objet d’étude, notre
propos impose donc de penser avec mais aussi contre ces grands philosophes.
Avec, pour comprendre le totalitarisme ; contre, pour réintroduire la figure
de l’État et le concept de souveraineté. De Hannah Arendt, en particulier,
nous retenons l’analyse inaugurale — et inégalée — du totalitarisme. Ayant la
première mis en évidence ce qu’il recèle d’historiquement inédit, elle pré-
munit contre le confusionnisme ambiant et la « mésinterprétation » libérale
du phénomène2 : celle, par exemple, d’un Friedrich Hayek, d’un Karl Popper,
d’un Jacob Talmon ou d’un Isaïah Berlin3. Dans ce courant de l’antitotalita-
risme libéral, dont nous aurons à retranscrire les nombreuses parentés avec
son homologue catholique (la pensée des papes comme celle des clercs
laïques), les uns retracent une généalogie de la mentalité totalitaire, qui
remonterait intellectuellement à Platon pour atterrir chez Marx, via plusieurs
étapes conceptuelles, toutes à rejeter : Rousseau, Sieyès, Joseph de Maistre,
Hegel ; les autres fustigent le constructivisme, le volontarisme et autres socia-
lismes de toutes sortes ; tous aboutissent in fine à la même horreur de la
politique, via son assimilation bien curieuse à un maléfique phénomène de
domination4. À rebours, Hannah Arendt montre qu’interpréter le totalita-
risme comme une politisation totale de l’homme et de la société, c’est ni plus
ni moins manquer sa signification profonde : la destruction des conditions de
possibilité de la vie politique. C’est faire du totalitarisme un régime politique
alors qu’il n’est qu’un système idéologique fonctionnant à la terreur et à la

1. Ce sont les apports de la psychanalyse qui pourront peut-être nous aider à joindre les deux
bouts. La psychanalyse, on le sait, est très présente chez Claude Lefort (philosophe qui n’est
pas juriste) ; elle est au fondement de la démarche d’un Pierre Legendre (juriste qui n’est pas
politiste) ; ou d’un Philippe Braud (politiste qui n’est pas juriste). Cf., ici, « Psychanalyse », Pou-
voirs, 1979, 11, spécialement P.  LEGENDRE, «  Le malentendu  », ibid., p.  5-17 ; P.  BRAUD,
«  Bilan critique d’une recherche (largement) refusée  », ibid., p.  19-32. Sur le sujet qui nous
occupe, cf.  P.  LEGENDRE, «  La Brèche. Remarques sur la dimension institutionnelle de la
Shoah » [1998], Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008, p. 339-349.
2. Cf. les analyses de Miguel Abensour, à l’égard desquelles nous marquons notre dette
(M. ABENSOUR, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets » [1996], Pour une
philosophie politique critique. Itinéraires, Paris, Sens&Tonka, 2009, p. 167-198 ; « Réflexions sur
les deux interprétations du totalitarisme selon Claude Lefort » [1993], ibid., p. 83-135).
3. F.  A. HAYEK, La Route de la servitude [1944], trad. fr. G.  Blumberg, Paris, PUF, 2005.
K.  R. POPPER, La Société ouverte et ses ennemis I-II [1942], trad. fr. J.  Bernard, P.  Monod,
Paris, Le Seuil, 1990-1991 ; J.  L. TALMON, Les Origines de la démocratie totalitaire [1952],
trad. fr. P. Fara, Paris, Calmann-Lévy, 1966 ; I. BERLIN, Le Bois tordu de l’humanité. Roman-
tisme, nationalisme et totalitarisme [1990], trad. fr. M. Thymbres, Paris, Albin Michel, 1992.
4. H. ARENDT, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La Crise de la culture, op. cit., p. 128 sq. ; Qu’est-
ce que la politique ? [1958], trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2001).
12 Introduction générale

«  désolation  »1. Difficile, il est vrai, depuis le traumatisme totalitaire, de ne


pas suspecter la violence mise au service du droit. Mais c’est alors tout l’édi-
fice du libéralisme qu’il faudrait disqualifier en refusant de contradistinguer
violence qui transgresse la loi et violence mise au service du droit.
De Hannah Arendt, nous refusons le rejet de l’État-nation qui s’origine,
ultimement, dans sa philosophie de l’action et dans son diagnostic d’une irré-
médiable dégradation de l’« agir » humain en « faire » déshumanisé. Son idéali-
sation de la démocratie antique et de la Rome républicaine l’a conduite à consi-
dérer la souveraineté moderne comme porteuse de l’oubli du sens de la
politique et de la liberté, symptomatique de l’irrémissible décadence de
l’humanité depuis son entrée en modernité. Avec un Martin Heidegger ou un
Leo Strauss, Hannah Arendt reproduit finalement sur l’État-nation ce qu’elle
reproche aux libéraux précités de faire avec le totalitarisme : la généalogie d’un
crime2. Cependant, en utilisant ses propres analyses, rien n’interdit de rappeler
que le totalitarisme procède non d’une logique nationale mais d’une logique
impérialiste, qu’il est bien difficile d’imputer, en soi, à l’institution étatique : la
loi de l’extension indéfinie contre laquelle s’est précisément construit l’ordre
westphalien du droit international, cet ordre dont la portée historique a été
d’inscrire les puissances européennes dans des territoires géographiquement
délimités3. En quoi faudrait-il considérer les États-nations comme ontologi-
quement belligènes, alors même qu’ils ont rempli en Europe une fonction his-
torique — et juridique — de domestication (Hegung) de la guerre4 ?

1. Par « désolation » (loneliness), Arendt caractérise l’expérience fondamentale du totalitarisme :


l’homme privé de sol, les masses atomisées (H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, III. Le
Système totalitaire, op. cit., p. 305 sq.). Dans son schéma d’analyse, ce dernier critère de l’expé-
rience fondamentale s’ajoute aux deux qu’avait précédemment élaborés Montesquieu pour éta-
blir sa définition des régimes politiques : nature et principe d’action (cf. É. TASSIN, Le Trésor
perdu. Hannah Arendt : l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999).
2. Quand les catholiques de la période post-totalitaire s’aventureront sur le terrain politique
(pensons aux personnalistes de la mouvance Esprit), plus ou moins conscients des apories de la
tradition chrétienne, ils finiront par s’en remettre à Hannah Arendt, pour eux aussi assouvir leur
statophobie (J.-C. ESLIN, « L’événement de penser », Esprit, 1980, 42, p. 7-18 ; Hannah Arendt,
l’obligée du monde, Paris, Michalon, 1996 ; P.  VALADIER, «  Le politique contre le totalita-
risme », Projet, 1980, 143, p. 329-343 ; A. ENEGRÉN, « Révolution et fondation », Esprit, 1980,
42, p. 46-65 ; La Pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984).
3. Cf. H.  ARENDT, Les Origines du totalitarisme, II. L’impérialisme, op. cit. ;
H.  RAUSCHNING, La Révolution du nihilisme [1937], trad. fr. P.  Ravoux, M.  Stora, Paris,
Gallimard, 1980, p. 270 sq. On pourra utilement se reporter à l’interprétation de Dana Villa, qui
tend à réconcilier Arendt avec la figure de l’État, tout en maintenant sa critique antilibérale de la
nation (bourgeoise). L’âge impérialiste de la nation serait ainsi le moment où l’idéologie écono-
mique moderne vient pervertir l’État institutionnel classique et les principes directeurs de la vie
politique (D.  R. VILLA, Arendt et Heidegger [1996], trad. fr. C.  David, D.  Munnich, Paris,
Payot, 2008 ; Politics, Philosophy, Terror. Essays on the Thought of Hannah Arendt, Princeton,
Princeton University Press, 1999 ; «  The Development of Arendt’s Political Thought  », The
Cambridge Companion to Hannah Arendt, éd. D. R. VILLA, Cambridge, Cambridge Univer-
sity Press, 2000, p. 1-21 ; « Généalogie de la domination totale », trad. fr. D. Munnich, Hannah
Arendt, crises de l’État-nation, dir. A.  KUPIEC, et al., Paris, Sens&Tonka, 2007, p.  93-112).
Cf. aussi M.-C. CALOZ-TSCHOPP, Les Sans-État dans la philosophie de Hannah Arendt. Les
humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Lausanne, Payot, 2000, p. 200-208.
4. Cf., bien sûr, C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus Publicum
Europaeum [1950], trad. fr. L. Deroche-Gurcel, P. Haggenmacher, Paris, PUF, 2008.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 13

3. LE SPECTRE DE L’ÉTAT SUBSIDIAIRE

Si les indices nous semblent convergents, qui incitent à reconstituer un dia-


logue entre subsidiarité et totalitarisme, la mise à l’épreuve de cette hypo-
thèse suppose d’analyser précisément l’itinéraire qui va d’un pôle à l’autre : le
passage du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire.
Tout commence — ou presque — en 1931 avec l’encyclique Quadrage-
simo anno promulguée par Pie XI à l’occasion du quarantième anniversaire
de Rerum novarum. L’expression latine « subsidiarii » offici principio (guille-
mets dans le texte original) est alors très loin de résumer le cœur du propos
pontifical ; elle n’en est qu’un élément parmi d’autres ; quand bien même elle
apparaît significativement dans la section qui donne son titre à l’ensemble du
texte : « La restauration de l’ordre social »1.
« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur
le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ;
elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement
les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir :
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances
ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc bien persuadés :
plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon
le principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront
l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques2. »
Nous aurons l’occasion plus loin de débrouiller les différents niveaux de
discours (pastoral, doctrinal, éthique) qui s’enchevêtrent ici dans la phraséo-
logie pontificale, et de reconstruire avec attention leur sens respectif. À ce
stade liminaire, contentons-nous de relever combien, sur le seul plan concep-
tuel, l’encyclique de 1931 n’ajoute rien de véritablement nouveau par rapport
à celle de 1891 — texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église3. Mais elle

1. 1o Une encyclique est une lettre circulaire envoyée à l’ensemble des évêques du monde entier
ou d’une Église nationale. 2o Comme tous les textes pontificaux qui ont une portée universelle,
Quadragesimo anno est rédigée en latin. Nota  : ici traduit par restauration, instaurando peut
également être rendu par instauration (PIE XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p.  177-228, ici p.  203 ; in A.  F.  UTZ, I, p.  617 ;
H. DENZINGER, 3738, p. 793). 3o Nous nous référerons de préférence à la version reproduite
par le Père Arthur F. Utz dans son recueil bilingue : A. F. UTZ, La Doctrine sociale de l’Église à
travers les siècles. Documents pontificaux du XVe au XXe  siècle, Bâle, Paris, Rome, Herder,
Beauchesne, 1969, I, p. 568-663. Les passages importants sont également reproduits dans le Den-
zinger (H. DENZINGER, Enchiridion Symbolorum Definitionum et Declarationum de Rebus
Fidei et Morum [1854], éd. P. Hünermann, trad. fr. J. Hoffmann, Paris, Le Cerf, 2005 (38e éd.),
3738, p.  793). 4o Rappelons, au passage, le titre complet de l’encyclique  : «  Lettre encyclique
Quadragesimo anno, aux Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques, et autres Ordinaires de
lieu, en paix et communion avec le Siège Apostolique ainsi qu’aux fidèles de l’Univers catholique
tout entier, sur la restauration de l’ordre social, en pleine conformité avec les préceptes de
l’Évangile, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum ».
2. Il s’agit de la version française traduite dès la publication officielle du texte (La Documenta-
tion catholique, 6 juin 1931, 25 (569), col. 1401-1450, ici col. 1427). Nous soulignons : le latin
« subsidiarii » offici principio est rendu en français par principe de la fonction supplétive.
3. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15  août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
14 Introduction générale

s’inscrit dans un moment historique radicalement différent, celui de la


montée des totalitarismes ; elle s’inscrit, bien davantage encore, dans un
contexte de tensions grandissantes entre Mussolini et le Vatican. Moins de
deux ans après la signature des accords du Latran, la subsidiarité fait figure de
riposte face au détournement fasciste d’un axe alors considéré comme majeur
de la doctrine catholique : la corporation. De son côté, la locution Stato tota-
litario, slogan mobilisateur des tout premiers partisans de l’État total fasciste,
a très vite été réinvestie par les opposants politiques au régime mussolinien1.
Si quelques études critiques paraissent dès avant la Seconde Guerre mondiale
(chez des penseurs catholiques comme le Père Luigi Sturzo, Eric Voegelin,
Jacques Maritain ou Joseph Vialatoux), il faut attendre les années 1950-1960
pour que le concept de totalitarisme se diffuse véritablement, dans un registre
analytique cette fois2. À son échelle, plus modeste, la subsidiarité subit un
sort parfaitement comparable : naissance dans l’entre-deux-guerres, période
d’incubation, réinvestissements disparates, diffusion anarchique, débats
théoriques sur l’apport heuristique du concept. Célébrant un anniversaire,
l’encyclique Quadragesimo anno aurait, certes, été promulguée sans ce
contexte spécifique, mais, à n’en pas douter, elle aurait pris une coloration
toute différente.
Nous pensons qu’il y a quelque chose d’éminemment évocateur dans cette
mise en parallèle, qui dépasse de loin les seules considérations philologiques.
L’État subsidiaire ne serait-il pas l’ultime legs conceptuel d’un État totalitaire
curieusement interprété comme la figure révélatrice de l’État souverain  :
l’État post-totalitaire, l’État de la statophobie post-totalitaire3 ? L’intérêt ne
sera pas de démontrer que la subsidiarité est née des totalitarismes et que les
deux mots connaissent des trajectoires symétriques ; il importera surtout de
comprendre à quel point la subsidiarité a, tout au long de sa vie conceptuelle,
conservé la marque pour ainsi dire indélébile de ses conditions de naissance.

1. La locution Stato totalitario apparaît pour la première fois au début des années 1920 dans les
milieux de l’antifascisme italien avant d’être revendiquée par Mussolini et Giovanni Gentile, son
ministre de l’Instruction publique (G. GENTILE, B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme »
[1932], Œuvres et discours de Benito Mussolini, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX,
p.  61-91). Sur la trajectoire escarpée du mot, cf. E.  TRAVERSO, «  Le totalitarisme. Jalons
pour l’histoire d’un débat  », Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p.  9-110 ; E.  GENTILE,
« Fascism, Totalitarianism and Political Religion. Definitions and Critical Reflections on Criti-
cism of an Interpretation », Totalitarian Movements and Political Religions, 2004, 5 (3), p. 326-
375 ; trad. fr. (partielle) T. Meister, Raisons politiques, 2006, 22, p. 119-173).
2. E. VOEGELIN, Der Autoritäre Staat [1936], Vienne, Springer, 1997 ; L. STURZO, « L’État
totalitaire », Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 19-33
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 1938, 40) ; J. MARITAIN, Humanisme intégral [1934-1936],
Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-
Paul, 1982-1992, VI, p.  291-634 (rééd. Paris, Aubier, 2000) ; J.  VIALATOUX, La Cité de
Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935. Parmi les analyses savantes, outre les
ouvrages déjà cités de Hannah Arendt et de Raymond Aron, mentionnons celui de Carl J. Frie-
drich et de Zbigniew Brzezinski, paru en 1956 : C. J. FRIEDRICH, Z. BRZEZINSKI, Totalita-
rian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956.
3. Décryptant le message véhiculé par les papes à travers leur invocation du principe de subsi-
diarité, Dominique Colas écrit : « La portée de cet éloge de la société civile et de sa nécessaire
autonomie, de son primat par rapport à l’État est fort ambiguë car on croirait que tout État est
menacé de devenir totalitaire. » (D. COLAS, Le Glaive et le Fléau, Paris, Grasset, 1992, p. 82).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 15

Telle est la part génétique des résultats de notre méthode sémantique1. Car
c’est bien le contexte inédit de l’entre-deux-guerres qui explique en grande
partie pourquoi Pie XI s’attache à rappeler avec tant de solennité l’impor-
tance du message de la doctrine sociale, telle qu’elle avait déjà été mise
à l’honneur par Léon XIII, initiateur du renouveau thomiste à la fin du
xixe  siècle. À rebours du fascisme, écrit le Pape, l’État doit laisser vivre les
corps intermédiaires à l’œuvre dans la densité sociale. Moins acteur que
garant du bien commun, il n’a pas à agir mais à régir, c’est-à-dire à contrôler,
à réglementer et à promouvoir, tout en intervenant chaque fois que les per-
sonnes, seules ou en groupe, sont défaillantes, selon l’idée d’une complémen-
tarité organique des différentes communautés.
Dès sa naissance sémantique, nous le voyons, la subsidiarité se présente
comme une règle générale de la vie sociale — un précepte de bon sens2 —, que
l’Église se ferait un devoir d’invoquer contre les assauts malfaisants d’États
usurpateurs prétendant absorber la société mais aussi contre le libéralisme, et
particulièrement ses répercussions économiques déshumanisantes. Notons
combien une telle interprétation, très classique au demeurant, peut prêter à la
facilité et à la confusion : distinguer entre deux extrêmes pour se positionner
dans le confort du juste milieu. C’est précisément la définition que Chantal
Delsol, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, donne de la subsidiarité.
La subsidiarité, apprend-on, n’est pas la simple suppléance négative, elle n’est
pas la supplétivité étatique prônée par le libéralisme classique3 ; elle est encore
moins l’étatisme socialiste qui, au nom d’un providentialisme immanent,
réclame l’ingérence prométhéenne de la puissance publique ; elle n’est rien de
moins que la via media entre la liberté et l’autorité. Au-delà des problèmes

1. Génétique sémantique qui, comme la génétique humaine, n’est pas déterministe. Nous ne
disons pas qu’une vérité du concept serait posée une fois pour toutes au moment de sa naissance.
2. Dans le registre inépuisable de la sagesse populaire et du bon sens, les adeptes du principe de
subsidiarité se plaisent souvent à citer Abraham Lincoln : « On n’aide pas les hommes en faisant
pour eux ce qu’ils pourraient et devraient faire par eux-mêmes. » Ou encore : « Le but légitime
du gouvernement est de faire pour la société ce dont celle-ci a besoin mais qu’elle ne peut pas
du tout accomplir, ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles.
Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le
gouvernement n’a pas à s’ingérer.  » (O.  von NELL-BREUNING, «  Subsidiaritätsprinzip  »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 828 ;
« Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCKMANN,
Düsseldorf, Patmos, 1976, p. 61-83, ici p. 66 ; C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingé-
rence et non-ingérence de l’État : le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire euro-
péenne, Paris, PUF, 1992, p.  224). Non sans mauvais esprit, nous pourrions ajouter le vieux
proverbe chinois repris par Mao Zedong (il lui est parfois attribué) : « Plutôt que de donner un
poisson à quelqu’un qui a faim, mieux vaut lui apprendre comment pêcher. »
3. Il en résulte deux messages qui se contrebalancent l’un l’autre, voire s’annulent réciproque-
ment. D’une part, la subsidiarité peut vouloir dire supplétivité ou suppléance, auquel cas elle se
rapproche de la conception libérale selon laquelle l’État n’a pas à intervenir dans les domaines où
la société est capable d’agir par elle-même (subsidiarité négative). D’autre part, la subsidiarité
implique un secours positif de l’État qui œuvre pour le bien-être social et la solidarité entre ses
ressortissants (subsidiarité positive) (Ibid.). La parenté du langage delsolien avec les thèses berli-
niennes sur la liberté est révélatrice du dialogue souterrain entre libéralisme et catholicisme, qui
travaille la subsidiarité (I. BERLIN, « Deux concepts de la liberté » [1958], Éloge de la liberté
[1969], trad. fr. J. Carnaud, J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167-218).
16 Introduction générale

évidents de vocabulaire (impossible de parler d’ingérence ou de non-ingé-


rence en évacuant le lot de sous-entendus qu’impliquent ces termes  : la
présomption d’illégitimité de l’intervention étatique), relevons l’irénisme
de cette présentation des choses selon laquelle les apories de la condition
humaine trouverait au total une forme de solution dans un principe abstrait
(comme si une aporie pouvait, même temporairement, trouver à s’éliminer
d’elle-même). Comprendre que la subsidiarité est travaillée de l’intérieur par
deux pôles conceptuels, ce n’est pas les formaliser chacun en recettes pra-
tiques censément prêtes à l’emploi, c’est admettre un enfermement dans une
tension irréductible.
Au cœur de la prétention catholique à dépasser dans un même mouvement
le libéralisme et le socialisme — la fameuse troisième voie des années 1930 —,
la subsidiarité apparaît en définitive comme une réaction aux évolutions anti-
catholiques de la société moderne : en premier lieu la sécularisation de l’État1.
Nous aurons l’occasion d’y insister, c’est bien souvent dans le contact avec
les mutations de la société temporelle que l’Église, par rejet, prend conscience
de sa spécificité propre. Nous voulons dire ici que les questions soulevées par
la subsidiarité résultent d’une profonde crise existentielle de l’Église, de son
insurmontable difficulté à accepter la survenue de l’État libéral, cet État qui
nie la souveraineté de Dieu pour mieux affirmer la sienne propre, « ce Lévia-
than de l’Ancien Testament qui domine tout parce qu’il veut tout attirer à
lui »2, cette « déité de l’immanence » qui institutionnalise l’autonomie de la
volonté humaine3, cet État qui consacre le triomphe d’un monde émancipé de
toute transcendance divine. L’idée de subsidiarité pouvait-elle raisonnable-
ment faire problème dans les sociétés traditionnelles de l’ancien monde, celui
de la mentalité préwestphalienne4 ? N’était-elle pas vécue sans avoir besoin
d’être nommée ? C’est peut-être, en l’occurrence, au moment où la chose dis-
paraît de la réalité vivante (au moment où l’Église prend pleinement
conscience de cette disparition) qu’un mot idoine devient nécessaire pour la
désigner, de manière quasi performative, en tant qu’objectif souhaitable, en

1. Cf. F. X.  KAUFMANN, «  Le principe de subsidiarité  : point de vue d’un sociologue des
institutions  », Les Conférences épiscopales, dir. H.  LEGRAND, J.  MANZANARES,
A. GARCIA Y GARCIA, Paris, Le Cerf, 1988, p. 366. Plus généralement, cf. E.-W. BÖCKEN-
FÖRDE, «  La naissance de l’État, processus de sécularisation  » [1967], Le Droit, l’État et la
constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et constitutionnelle, trad. fr.
O. Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p. 101-118.
2. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII,
p. 141-151 (in SOLESMES, La Paix intérieure des nations, éd. des Moines de Solesmes, Tournai,
Desclée, 1952, 957, p.  500). Cf. également le recueil établi par le Père Utz  : A.  F. UTZ,
J. F. GRONER, Relations humaines et société contemporaine. Directives de S. S. Pie XII, trad.
fr. A. Savignat, Fribourg, Paris, Saint-Paul, 1956, II, p. 2063-2077, ici p. 2073.
3. Mots de Marcel Gauchet (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 120).
4. Pour une expression exemplaire de la mentalité médiévale du catholicisme, cf. DANTE ALI-
GHIERI, La Monarchie [~  1310], trad. fr. M.  Gally, Paris, Belin, 1993. Sur ce tropisme de la
respublica christiana, cf. A. DUPRONT, « De l’Église aux Temps modernes » [1971], Genèses
des Temps modernes, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2001, p.  283-305 ; «  De la Chrétienté à l’Eu-
rope  » [1963], ibid., p.  307-336 ; T.  MÉNISSIER, «  Monarchia de Dante  : de l’idée médiévale
d’empire à la citoyenneté universelle  », L’Idée d’empire dans la pensée politique, historique,
juridique et philosophique, éd. T. MÉNISSIER, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 81-96.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 17

tant qu’idéal à retrouver. Sauf qu’inventé pour conjurer des changements


surgis dans la réalité, ce mot lui-même produit des effets : la reconstruction
d’un mythe médiéval qui n’a jamais existé. La nostalgie ecclésiale de la Chré-
tienté n’exprime pas autre chose que cette résistance à l’autorité autonome de
l’État1.

La tentation est forte de rechercher les anticipations doctrinales du concept


dans le passé le plus lointain — la force de légitimation intellectuelle se révé-
lant souvent proportionnelle à la distance chronologique. N’est-il pas devenu
courant de faire de la subsidiarité une idée ancienne qui trouverait son fonde-
ment philosophique et anthropologique dans la pensée aristotélo-thomiste ?
À tel point que l’interprétation dominante dans les sciences sociales ou dans
la philosophie normative est de reprendre plus ou moins à son compte une
généalogie conceptuelle postulant une parfaite consistance ou cohérence de la
notion, à tout le moins une grande continuité, depuis Aristote jusqu’à nos
jours2. Idée platonicienne, la subsidiarité passerait imperturbablement par
une série d’étapes qui ne feraient qu’actualiser un message anhistorique sur
le mode linéaire d’une filiation ininterrompue entre auteurs canoniques  :
Aristote, saint Thomas d’Aquin, Althusius, Locke, Tocqueville, Hegel,
Proudhon3. Au-delà des chocs théoriques qu’elle provoque, cette linéarité

1. Aussi le juriste allemand Joseph Isensee a-t-il raison de dire que la subsidiarité « est le résultat
d’une synthèse des catégories de la pensée organique (héritage scolastique) et de la théorie de
l’État libéral » (J. ISENSEE, « Wurzeln des Subsidiaritätsprinzips in der deutschen Tradition der
organisch-föderalistischen Gesellschaftslehre  », Subsidiarität und Verfassungsrecht [1968],
Berlin, Duncker und Humblot. 2001, p. 25). Nous traduisons. Mais notons par ailleurs que le
même Joseph Isensee, une fois sorti de sa généalogie conceptuelle, interprète la subsidiarité
comme un principe formel, juridiquement applicable pour régler les problèmes de répartition
des compétences dans un système fédéral (Ibid., p. 32 sq.). Nous y reviendrons.
2. Cf. C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit. Des plus anciens aux plus récents, les
travaux philosophiques de référence semblent tous converger sur ce point. À ce stade, citons, par
exemple, H. E. HENGSTENBERG, « Philosophische Begründung des Subsidiaritätsprinzip »,
Sammlung Politeia, dir. A. F. UTZ, Heidelberg, Kerle, 1953, p. 19-44 ; O. von NELL-BREU-
NING, « Ein katholisches Prinzip ? », Kirche und moderne Gesellschaft, dir. H. W. BROCK-
MANN, op. cit., p. 61-83 ; B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its Metaphysics and
Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62 ; J. FINNIS, Natural
Law and Natural Rights [1980], Oxford, Clarendon Press, 1993 ; O. HÖFFE, « Subsidiarität als
staatsphilosophisches Prinzip ? », Subsidiarität, dir. A. RIKLIN, G. BATLINER, Vaduz, Verlag
der Liechtensteinischen Akademischen Gesellschaft, 1994, p. 19-46 ; « Subsidiarity as a Principle
of Government », Regional and Federal Studies, 1996, 6 (3), p. 56-73 ; « Subsidiarität als Gesell-
schafts- und Staatsprinzip  », Schweizerische Zeitschrift für politische Wissenschaft, 1997, 3 (3),
p.  259-290 ; «  Subsidiarität und Föderalismus  », Demokratie im Zeitalter der Globalisierung,
Munich, Beck, 1999, p. 126-152 ; « Subsidiarité et fédéralisme », trad. fr. J.-C. Merle, L’État au
XXe siècle, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2004, p. 195-218 ; A. WASCHKUHN, Was ist
Subsidiarität ?, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995 ; P.  BLICKLE, T.  O. HUEGLIN,
D.  WYDUCKEL, éd., Subsidiarität als rechtliches und politisches Ordnungsprinzip in Kirche,
Staat und Gesellschaft, Berlin, Duncker und Humblot, 2002.
3. Abondamment cité, pour sa généalogie conceptuelle, par les politistes et juristes (les européa-
nistes et les spécialistes des politiques publiques ou de l’administration locale qui travaillent sur
les dynamiques de territorialisation), l’ouvrage de Chantal Delsol est très peu questionné dans
ses hypothèses philosophiques fondamentales (l’État-providence comme champ d’adversité
d’un État subsidiaire qui prétend ne pas se réduire à l’État minimal du libéralisme). Si nous ne
manquerons pas de retrouver certains de ses résultats, nous optons pour une démarche métho-
18 Introduction générale

généalogique — même raffinée au moyen d’une distinction entre suppléance


négative du libéralisme et subsidiarité positive du catholicisme social — nous
semble aussi peu évidente qu’elle est impressionniste. Rechercher la subsidia-
rité d’emblée dans une essence postulée ne permet pas d’interroger la chose
en elle-même. Prévenons, par avance, les malentendus  : dire que le terme
subsidiarité, dans sa forme substantivée, est récent et procède d’un contexte
spécifique, n’empêche pas d’admettre que l’idée s’alimente à des sources loin-
taines, à partir du moment, bien sûr, où l’on n’oublie pas que la naissance du
mot s’inscrit dans un moment historique précis. Pas de subsidiarité expressis
verbis avant la lettre, donc, mais notre postulat méthodologique n’invalide en
rien le souci de prendre en compte les racines profondes dans lesquelles puise
le concept. Ici réside notre point de divergence essentiel avec la thèse de
Chantal Delsol1 : dans la manière qu’elle a de désamorcer le rapport intime
qui lie la subsidiarité au catholicisme. Nous pensons au contraire que le
concept de subsidiarité exprime une idée proprement chrétienne, produit
d’un contexte relativement rapproché — et non une idée philosophique qui
trônerait « aux fondements de l’histoire européenne ».

dologique résolument différente. Relevons, au passage, le fonds arendtien de la thèse delsolienne,


qui, personnalisme chrétien aidant, mâtiné de libéralisme conservateur, ramène toujours à la
même statophobie : l’avènement du social, l’interpénétration de la société et de l’État.
1. « L’idée de subsidiarité ne naît pas avec la doctrine sociale de l’Église, ni ne trouve en Thomas
d’Aquin son inventeur. Il ne s’agit nullement d’une idée catholique, même si le premier à
l’énoncer sous sa forme actuelle est un évêque allemand du xixe siècle » (C. MILLON-DELSOL,
« Le principe de subsidiarité et les difficultés de son application », La Décentralisation française
et l’Europe, dir. H.  PORTELLI, Boulogne-Billancourt, Éditions Pouvoirs locaux, 1993, ici
p. 235). Point constamment rappelé dans ses écrits sur la subsidiarité : C. MILLON-DELSOL,
« Quelques réflexions sur l’origine et sur l’actualité du principe de subsidiarité », Les Démocrates
chrétiens et l’économie sociale de marché, Paris, Économica, 1988, p.  73-78 ; «  L’État subsi-
diaire », Le Libéral européen, 1992, 20, p. 40-42 ; Le Principe de subsidiarité, Paris, PUF, 1993 ;
« L’idée de subsidiarité, la question européenne et la tentation du modèle impérial », La Revue
Tocqueville, 1993, 14 (2), p. 53-64 ; « La subsidiarité dans les idées politiques », La Subsidiarité.
De la théorie à la pratique, dir. J.-B. d’ONORIO, Paris, Téqui, 1995, p. 41-57 ; « Déclin de l’État
et subsidiarité », Au-delà et en deçà de l’État-nation, dir. C. PHILIP, P. SOLDATOS, Bruxelles,
Bruylant, 1996, p. 237-255 ; « Souveraineté et subsidiarité ou l’Europe contre Bodin », La Revue
Tocqueville, 1998, 19 (2), p. 49-55 ; « Fondements philosophiques d’une fédération européenne »,
La Pensée fédéraliste et la construction européenne, Paris, Mouvement européen-France, 1998,
p. 25-32 ; « L’Europe future, fédération ou république unitaire ? Les conditions d’une fédération
européenne », Nouveaux Mondes, 2002, 11, p. 21-27 ; « Subsidiarité et souveraineté en Europe »,
ibid., p. 29-39 ; « Les fondements anthropologiques du principe de subsidiarité », La Subsidia-
rité, un grand dessein pour la France et pour l’Europe, dir. B. GUILLEMAIND, Versailles, Édi-
tions de Paris, 2005, p. 23-29.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 19

«  L’expérience prouve que l’indifférence pour le


débat de mots s’accompagne ordinairement d’une
confusion d’idées sur la chose1. »
« Une des manières de dater la naissance véritable
d’un phénomène historique [...] consiste [...] à découvrir
à quel moment le nom qui désormais va rester attaché à
la chose apparaît pour la première fois. Toute apparition
rend un nouveau mot nécessaire, évidemment, que ce
nouveau mot soit inventé ou bien qu’on ait recours à un
mot existant déjà auquel l’on donnera une acception
entièrement nouvelle. La chose est doublement vraie en
politique où la parole règne, souveraine2. »

II. LA CONTEXTUALISATION SÉMANTIQUE


COMME MÉTHODE D’ANALYSE

Le passage d’un mot à un concept comporte toujours le risque d’une extrapo-


lation hasardeuse dont il convient de se garder. Un mot ne désigne pas néces-
sairement un concept  : il reste l’étiquette apposée sur une chose ; mais
le concept n’existe véritablement que dans un usage du mot  : il est l’objet
désigné, la définition en termes généraux de la signification du mot. L’impor-
tant, ici, sera donc de questionner la locution principe de subsidiarité en elle-
même, de prendre en compte ses usages et les jeux de langage qui la font
exister.
Sempiternelle question que celle de savoir si c’est la pensée qui précède
l’action, le concept qui précède la réalité, ou bien l’inverse. Question fatale-
ment sans réponse, sauf à s’en remettre à Hegel. Une manière relativement
efficace, pour l’histoire de la théorie politique, de dépasser, sans la contourner,
cette difficulté consiste à étudier le rapport interactif entre l’énoncé d’une
pensée (d’un concept) et son contexte de réception, entre concept politique et
praxis sociale3. Produits par le changement historique, la pensée et le langage
contribuent tout autant à le créer. D’où notre focale méthodologique : non
pas désacralisation des textes pour les introduire dans la pure contingence
matérielle mais refus d’une quelconque disjonction entre la vie des idées et
la vie des hommes. Les textes ont une vie propre, ils produisent des effets
— a fortiori quand ils émanent du Vatican. Telle est notre manière, libre et
personnelle, de mettre à profit la méthode herméneutique de la Begriffs-
geschichte : elle invite à considérer l’usage du mot en tant que tel plutôt que

1. P. VEYNE, Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Le Seuil, 1996, p. 9.


2. H. ARENDT, Essai sur la Révolution [1963], trad. fr., Paris, Gallimard, 1985, p. 47.
3. Histoire de la théorie politique au sens de John Dunn par exemple (J. DUNN, Histoire de la
théorie politique, trad. fr. A. Prost, P. Beaudouin, Paris, Mentha, 1992). Herméneutique au sens
de Hans Georg Gadamer, partiellement repris par Reinhart Koselleck (H.  G. GADAMER,
Vérité et méthode [1960], trad. fr. G. Merlio, P. Fruchon, J. Grondin, Paris, Le Seuil, 1996).
20 Introduction générale

d’entrer directement dans un projet spéculatif de définition de son sens1.


Quels sont les différents contextes d’apparition du vocable subsidiarité ? Que
nous disent-ils de son contenu ? Quels effets le mot et le concept produisent-
ils sur leur contexte immédiat ? Que peut-on en déduire pour le passé et le
futur ? Pourquoi le terme en tant que tel apparaît-il si tardivement, en latin,
au début des années 1930 ? Comment expliquer le recours à ce même syn-
tagme par des auteurs, des autorités ou des acteurs si différents et dans des
endroits et des moments si dissemblables2 ?
Il ne pouvait s’agir, précisons-le par sécurité, de nous inscrire dans la filia-
tion d’une école de pensée ou d’appliquer une méthode prête à l’emploi, fût-
elle celle de Reinhart Koselleck3. La mise en contexte de la subsidiarité
à laquelle nous voulons procéder, nous apparaît a posteriori comme la voie la
plus appropriée pour s’introduire à l’intelligence du concept. Elle ne procède
en aucun cas d’un parti pris ou d’un militantisme méthodologique. Nous
sommes en mesure d’expliciter cette démarche d’histoire conceptuelle seule-
ment après avoir souffert au contact de notre terrain de recherche. Faut-il
parler d’histoire sémantique, d’«  archéologie  » conceptuelle, d’histoire des
idées4 ? Peu nous importe en définitive. Seuls comptent les impératifs de

1. Sur la Begriffsgeschichte, nous renvoyons à deux textes en particulier  : R.  KOSELLECK,


« Histoire des concepts et histoire sociale » [1972], Le Futur passé. Contribution à la sémantique
des temps historiques [1979], trad. fr. J. et M.-C.  Hoock, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 1990,
p. 99-118 ; « Histoire sociale et histoire des concepts » [1986], trad. fr. D. Meur, L’Expérience de
l’histoire, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997, p.  101-119. Koselleck s’est beaucoup inspiré de
Gadamer avant de rompre partiellement avec sa méthode herméneutique (R.  KOSELLECK,
« Théorie de l’histoire et herméneutique » [1985], trad. fr. A. Escudier, ibid., p. 181-199 ; « Muta-
tion de l’histoire et changement de méthode. Esquisse historico-anthropologique » [1988], trad.
fr. A. Escudier, ibid., p. 201-247 ; R. KOSELLECK, H. G. GADAMER, Historik, Sprache und
Hermeneutik. Eine Rede und eine Antwort, Heidelberg, Manutius, 2000). Parmi les commen-
taires classiques, cf. surtout P.  RICŒUR, «  Vers une herméneutique de la conscience his-
torique », Temps et récit, III. Le temps raconté [1985], Paris, Le Seuil, 1991, p. 374 sq. Parmi les
études récentes, en attendant la parution d’un recueil de textes en hommage à Koselleck
(B.  LACROIX, X.  LANDRIN, dir., L’Histoire sociale des concepts. Signifier, classer, repré-
senter, XVIe-XXIe siècles, Paris, PUF, à paraître en 2010), cf. F. DOSSE, « Reinhart Koselleck entre
sémantique historique et herméneutique critique  », Historicités, dir. C.  DELACROIX,
F. DOSSE, P. GARCIA, Paris, La Découverte, 2009, p. 115-129 ; A. ESCUDIER, « “Tempora-
lisation” et modernité politique : penser avec Koselleck », Annales, 2009, 6, p. 1269-1301.
2. En nous inspirant de la démarche koselleckienne, nous souhaiterions éviter trois écueils prin-
cipaux. D’abord : l’évidence du point de vue a posteriori, particulièrement redoutable quand on
passe de l’analyse d’un mot à celle d’un concept. Il importe de ne pas se laisser emporter par les
appels séduisants de la conceptualisation. Ensuite, deuxième écueil  : la facilité du sentiment
commun qui tient le mot pour l’étiquette d’une chose déjà là, d’une chose constituée avant d’être
nommée. Il importe de se méfier de toutes les rationalisations homogénéisantes qui viennent
inconsciemment polluer le regard de l’observateur. Enfin, troisième écueil : la croyance en une
universalité des signifiés conceptuels prétendant donner un cadre logique atemporel à l’analyse
du contenu des mots. Il importe de ne pas postuler une concordance transtemporelle entre le
mot et la chose, d’assumer les ruptures de l’histoire sans vouloir les minorer à tout prix en
s’acharnant à traquer l’évolution logique derrière les césures chronologiques.
3. Nous ne sommes pas entré dans le sujet par des considérations de méthode mais avons
cherché à répondre en situation aux questions épistémologiques, au moment même où elles se
présentaient dans le cours de notre travail de recherche. Avec le risque de dispersion évident que
cela comportait. Mais, aussi risqué fût-il, le défi était à relever pour se donner les moyens de
construire une méthode de travail véritablement compréhensive et en empathie avec notre objet.
4. M. FOUCAULT, L’Archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, 2005.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 21

méthode que nous nous fixons. Reste qu’à trop les radicaliser, le danger
aurait été de se contenter d’une sémantique contextuelle et de s’en tenir au
seul registre de l’énumération descriptive. Contextualiser pour contextualiser
reviendrait à s’interdire de dépasser le simple niveau du repérage et de la col-
lecte. Si l’on veut, en effet, identifier les différents moments qui stratifient
notre concept, il convient d’y ajouter une archéologie ou génétique du sens1.
Face à un mot (subsidiarité) et une locution (principe de subsidiarité) qui font
l’objet d’investissements de sens très divers, il faut bien s’efforcer d’identifier
les acceptions admises par l’usage et selon les contextes (historiques, poli-
tiques, nationaux, culturels et sociaux)2. Non pas pour mettre en évidence la
permanence d’une signification, mais pour faire apparaître l’unité d’un pro-
blème en même temps que la discontinuité historique de ses figures, pour
interroger l’articulation entre l’évidente diversité des emplois d’une termino-
logie et son apparente stabilité. Pareille délimitation n’est en rien occultation
de l’amplitude de la notion. Elle est, au contraire, la condition pour mieux la
traiter dans ses différentes dimensions. Seule la reconstitution d’une généa-
logie lexicologique peut autoriser à identifier les diverses significations géné-
ralement imputées au vocable subsidiarité et à dégager des propriétés com-
munes parmi toutes les occurrences du mot.
L’approche terminologique ne vaut, autrement dit, que dans la mesure
où elle permet d’établir des filiations philosophiques de nature à mettre en
perspective origines, survivances et adaptations. Méthode sémantique et parti
pris anti-essentialiste ne doivent pas signifier crispation nominaliste, moins
encore se retourner en leur exact opposé : le refus d’accorder aux mots une
quelconque substance propre. Car un nominalisme excessif, ou une phéno-
ménologie trop constructiviste du langage, empêcherait de fixer, même pro-
visoirement, toute acception de la chose3. La « reconstruction historique » est

1. Ce faisant, nous nous démarquons d’un parti pris wittgensteinien trop radical, mais enten-
dons son message général : « Un mot n’a pas un sens qui lui soit donné pour ainsi dire par une
puissance indépendante de nous ; de sorte qu’il pourrait y avoir une sorte de recherche scienti-
fique sur ce que le mot veut réellement dire. Un mot a le sens que quelqu’un lui a donné. [...]
Beaucoup de mots n’ont pas de sens strict, mais ce n’est pas un défaut. Penser le contraire serait
comme de dire que la lumière de ma lampe de travail n’a rien d’une véritable lumière, parce
qu’elle n’a pas de frontière nette.  » (L.  J. J. WITTGENSTEIN, Cahier bleu [1933-1934],
Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. fr. M. Goldberg, J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 71).
2. En prétendant établir une énumération finie d’acceptions contextualisées, nous nous inspi-
rons en quelque sorte de ce que Paul Ricœur a appelé la méthode de la «  polysémie réglée  ».
Méthode notamment appliquée au mot «  reconnaissance  » (P.  RICŒUR, Parcours de la
reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 9-11, p. 13 sq.). Et le philosophe de préciser : la « polysé-
mie évidente du mot prête à une mise en ordre acceptable qui ne fait pas violence à notre senti-
ment de justesse des mots, mais rend justice à la variété des usages conceptuels sans aller jusqu’à
un démembrement qui se résoudrait dans l’aveu d’une simple homonymie. À cet égard, on peut
parler d’une polysémie réglée du mot “reconnaissance” dans ses valeurs d’usage » (Ibid., p. 14 ;
nous soulignons). Cf. également P.  RICŒUR, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique,
Paris, Le Seuil, 1986 ; « L’herméneutique et la méthode des sciences sociales », Théorie du droit
et science, dir. P. AMSELEK, Paris, PUF, 1994, p. 15-25 ; « Le problème de la liberté de l’inter-
prète en herméneutique générale et en herméneutique juridique  », Interprétation et droit, dir.
P. AMSELEK, Aix-en-Provence, PUAM, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 177-188 ; « Interpréta-
tion et/ou argumentation », Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 163-184.
3. Le langage n’est pas une simple convention totalement artificielle issue de la seule volonté
22 Introduction générale

une étape intermédiaire, et une étape intermédiaire seulement, en vue d’ac-


céder à une «  reconstruction rationnelle  »1. Voie médiane, donc, confinant
peut-être à la gageure, mais cette combinaison entre pérennalisme et contex-
tualisme, entre « internalisme textuel » et « externalisme contextuel »2, n’a pas
pour but de parvenir à un compromis méthodologique (il serait nécessaire-
ment boiteux). Elle veut tenir ensemble deux exigences : la contextualisation
du mot, du concept et de leurs usages ; la prise en compte rétrospective de
l’unité conceptuelle par-delà la diversité des contextes historiques. Ne pas se
réfugier dans des continuités épistémologiques paresseuses3, mais ne pas, non
plus, réduire la subsidiarité à la seule production d’une circonstance his-
torique.
Telle que nous la concevons, l’étude de la subsidiarité exigera donc de
dépasser les visions purement chronologiques de l’histoire pour, à la fois,
répondre aux impératifs de la contextualisation, mais aussi pour comprendre
comment se noue le dialogue entre passé et présent. Si la subsidiarité est un
objet historique, il convient alors de se donner les moyens de saisir pourquoi
et comment il a été transmis par les générations antérieures. En se tenant à
distance de tout déterminisme causal, il importe de mesurer en quoi la pleine
perception de la signification de l’histoire nécessite elle-même de comprendre
les rapports entre les protagonistes de cette histoire. Pour ce faire, nous nous
intéresserons principalement au contexte intellectuel, à la conscience de
l’époque, de manière à établir un repérage historique probant, une mise en
ordre des facteurs et des acteurs. L’apparition du mot subsidiarité n’est pas le
fruit exogène du hasard. Inscrit dans un espace-temps, le concept procède
d’un passé mais il survient pour répondre à une situation présente et s’adresse
aux générations futures. Si les mots ont une mémoire, ils disposent avant tout
d’une potentialité pour l’avenir. Sauf qu’entre-temps (entre le temps de l’ap-
parition et le temps de la réception) les intentions et les usages changent.

humaine, il conditionne et configure le rapport au réel qu’il permet en retour de saisir comme tel.
Précisons au passage que nous n’adhérons pas au point de vue constructiviste radical d’un Peter
Berger ou d’un Thomas Luckmann, qui finit par nier l’existence de la réalité (P. L. BERGER,
T. LUCKMANN, La Construction sociale de la réalité [1966], trad. fr. P. Taminiaux, D. Mar-
tuccelli, Paris, Armand Colin, 2006). Cf. la controverse, toujours actuelle, qui a opposé Philippe
de Lara et Philippe Corcuff dans les colonnes du Débat : P. de LARA, « Un mirage sociolo-
gique. La “construction sociale de la réalité” », Le Débat, 1997, 97, p. 114-129 ; P. CORCUFF,
« Entre malentendus sociologiques et impensé politique », ibid., 1999, 103, p. 112-120.
1. Deux expressions empruntées à Richard Rorty (R. RORTY, « Quatre manières d’écrire l’his-
toire de la philosophie » [1984], trad. fr. É. Pacherie, B. Puccinelli, Que peut faire la philosophie
de son histoire ?, dir. G. VATTIMO, Paris, Le Seuil, 1999, p. 58-94 ; « The Historiography of
Philosophy : Four Genres », Philosophy in History. Essays on the Historiography of Philosophy,
éd. R. RORTY, et al., Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 49-75).
2. Les deux formules d’« internalisme textuel » et d’« externalisme contextuel » sont empruntées
à François Dosse (F.  DOSSE, La Marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellec-
tuelle, Paris, La Découverte, 2003, p. 248). Dans une filiation gadamérienne assez similaire à celle
dessinée par Koselleck, cf. Hans Robert Jauss et sa théorie de la réception, élaborée pour l’his-
toire littéraire mais qui propose le même dépassement méthodologique (H. R. JAUSS, Pour une
esthétique de la réception [1977], trad. fr. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990).
3. Des « continuités ininterrompues » comme disait ironiquement Michel Foucault (M. FOU-
CAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 21).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 23

D’où la nécessité d’interpréter au-delà des continuités apparentes, de mettre


en perspective entre eux textes, auteurs et contextes contre une vision téléo-
logique et évolutionniste de la temporalité. L’histoire des idées ne procède
pas à la manière d’un récit prédéterminé qu’il s’agirait de simplement dérouler
sur un axe longiligne. Elle n’est pas seulement un regard sur le passé ; elle est
aussi un regard vers le futur ; elle est un regard vers le futur dans le passé1.
L’intérêt de notre travail réside dans la prise en compte de ce jeu de va-
et-vient, de l’articulation complexe, entre le passé et le futur, entre « champ
d’expérience » (le déjà là à disposition) et « horizon d’attente » (le pas encore
potentiel et indéterminé) — tension matricielle qui, pour Koselleck, est le
propre même des temps historiques2. Nous aurons à cœur de considérer
ensemble le monde des idées et la matérialité sociale, non pour établir des
liens de détermination causale mais pour rompre avec la vision dualiste qui
sépare ces deux sphères de l’existence humaine, et, ainsi, éviter de tourner en
rond dans le cercle vicieux qui, indéfiniment, va du mot à la chose, de la chose
au mot. C’est précisément la vertu du concept au sens de Koselleck que d’in-
tercaler un troisième terme, un tiers arbitre, entre ces deux pôles3. Le concept
appelle l’interprétation ; il symbolise le réel mais, dans le même temps, le
constitue en le transformant. S’il enregistre un fait social en train de se pro-
duire, il est aussi un facteur de ce même fait social. Connaître les conditions
de naissance de la subsidiarité, c’est donner tout son sens au mot et toute sa
portée au concept afin de considérer dans leurs usages mêmes les «  indices
de changements politiques et sociaux »4. La perspective historique, telle que
nous l’entendons, suppose l’appréhension du décalage nécessaire — et évi-
dent — entre le monde intellectuel des auteurs du passé et le monde intel-
lectuel présent, au risque, sinon, de tomber dans l’anachronisme et l’illu-
sion rétrospective (lire le passé avec les lunettes déformantes du présent).
Comprendre le dialogue qui s’opère entre les temps historiques, c’est d’abord
respecter l’altérité chronologique des textes du passé et faire apparaître les

1. R.  KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit. Nous n’entrons pas dans les subtilités de la
méthode skinnérienne, ni dans le débat qui a opposé Quentin Skinner à John G. A. Pocock
(contextualisme langagier versus conventionnalisme contextuel). Nous retenons, sans le drama-
tiser, leur appel à la contextualisation historique (J. TULLY, éd., Meaning and Context. Quentin
Skinner and His Critics, Cambridge, Polity Press, 1988). Sur les correspondances et les diffé-
rences entre contextualisme skinnérien, contextualisme pocockien et Begriffsgeschichte
koselleckienne, cf. M. RICHTER, « Pocock, Skinner, and Begriffsgeschichte », The History of
Political and Social Concepts, New York, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 124-142 ;
« Towards a Lexicon of European Political and Legal Concepts : A Comparison of Begriffsge-
schichte and the “Cambridge School”  », Critical Review of International, Social and Political
Philosophy, 2003, 6 (2), p. 91-120 ; « Begriffsgeschichte and the History of Ideas », Journal of the
History of Ideas, 1987, 48 (2), p. 247-263 ; « Conceptual History (Begriffsgeschichte) and Poli-
tical Theory », Political Theory, 1986, 14 (4), p. 694-637 ; J. G. A. POCOCK, Politics, Language,
and Time, New York, Atheneum, 1971 ; « Concepts and Discourses. A Difference in Culture ? »
The Meaning of Historical Terms and Concepts, op. cit., p. 47-58 ; « Notes méthodologiques »,
Vertu, commerce et histoire [1985], trad. fr. H. Aji, Paris, PUF, 1998, p. 14-54.
2. Deux concepts essentiels chez Koselleck  : R.  KOSELLECK, «  “Champ d’expérience” et
“horizon d’attente” : deux catégories historiques », Le Futur passé, op. cit., p. 307-329.
3. R. KOSELLECK, Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1972, I, p. XXII.
4. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 103.
24 Introduction générale

usages sociaux des concepts. Comment un contexte réinterprète-t-il ou crée-


t-il les concepts dont il a besoin pour répondre à certaines questions, pour se
comprendre lui-même, pour entrer en dialogue avec l’extérieur et avec le
futur ? En retour, comment un concept agit-il sur un contexte ? Comment un
mot impose-t-il (parvient-il à imposer) ses limites sémantiques aux interpré-
tations possibles dans un temps et dans un espace donnés ? Encore et tou-
jours ce même rapport interactif : un contexte crée les conditions d’appari-
tion d’un concept qui lui-même rétroagit sur son contexte et lui donne une
coloration particulière.

III. LA STATOPHOBIE POST-TOTALITAIRE :


CHRISTIANISME ET LIBÉRALISME

1. UN PREMIER REPÉRAGE LEXICAL

Ces linéaments — hypothèses et méthode — étant posés, il nous faut mainte-


nant retourner à l’original latin de Quadragesimo anno, stabiliser un relevé
sémantique de notre vocable et l’accompagner de son repérage étymologique.
«  Minoris igitur momenti negotia et curas, quibus alioquin maxime distine-
retur, inferioribus coetibus expedienda permittat suprema rei publicae aucto-
ritas oportet ; quo fiet, ut liberius, fortius et efficacius ea omnia exsequatur,
quae ad ipsam solam spectant, utpote quae sola ipsa praestare possit : dirigendo,
vigilando, urgendo, coercendo, prout casus fert et necessitas postulat. Quare
sibi animo persuasum habeant, qui rerum potiuntur  : quo perfectius, servato
hoc “subsidiarii” officii principio, hierarchicus inter diversas consociatione
ordo viguerit, eo praestantiorem fore socialem et auctoritatem et efficientiam,
eoque feliciorem laetioremque rei publicae statum1. »
Érigé au titre de « philosophia sociali gravissimum illud principium », « ser-
vato hoc “subsidiarii” officii principio » a été traduit de manière très disparate
selon les langues nationales. Quatre traductions officielles (homologuées par
les services du Vatican) ont paru le jour même de la fulmination de la lettre
encyclique2. Dans aucune de ces versions traduites, on ne trouvera l’équiva-
lent du substantif subsidiarité. Le ton avait été donné par l’épithète du texte
original  : on parlera de subsidiary function en anglais, de función subsidia-
ria en espagnol, de funzione suppletiva en italien et de função supletiva en
portugais.
Deux niveaux de difficulté sont ici à débrouiller. Le premier est étymolo-
gique. Issus d’une même racine latine, les trois syntagmes subsidiaire, subsi-

1. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 203).
2. Les encycliques ne donnent pas automatiquement lieu à des traductions dans les langues ver-
naculaires des fidèles (italien, allemand, français, anglais, espagnol, portugais, polonais, rou-
main). C’est en fonction du sujet abordé dans chaque texte pontifical que les autorités vaticanes
choisissent de prendre en charge elles-mêmes ou de valider certaines traductions.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 25

diairement et subsidiarité ont connu des trajectoires diverses, qu’il ne saurait


s’agir d’homogénéiser a posteriori pour mieux substantialiser notre objet1.
Autant en anglais, en espagnol, en italien et en portugais qu’en allemand et en
français2, l’adjectif et l’adverbe sont anciens. Le substantif, en revanche, y est
tout à fait récent : son année de naissance varie selon les langues, mais les spé-
cialistes s’accordent à la situer dans la période postérieure à Quadragesimo
anno. Le simple rappel de l’étendue temporelle sur laquelle se développe
cette histoire sémantique aide à prendre la mesure du caractère tardif de la
première version latine du mot. Bien plus : en considération d’une si longue
échelle chronologique, les distorsions et dissonances cognitives s’expliquent
assez naturellement.
À l’observer dans toute son amplitude, il est néanmoins possible de
dégager un foyer de sens commun  : celui du langage militaire. À l’époque
romaine du bas Empire, les subsidiarii étaient les troupes de réserve (réserve
de la prima acies) qui ne servaient pas en temps normal mais constituaient un
appoint en cas de défaillance exceptionnelle et pour la seule durée de cette
défaillance. Aujourd’hui encore, le français parle couramment d’auxiliaires
ou de supplétifs ; d’où les premières traductions du latin assimilant subsidia-
rité et supplétivité (fonction subsidiaire et fonction supplétive)3. À partir de
cette même racine étymologique, deux acceptions distinctes ont pu prendre
corps selon que l’on se situait en temps de paix (réserve) ou en temps de
guerre (renfort). Double dimension qui indique déjà combien, avant même
de s’extraire de ce registre militaire et d’intégrer le monde civil, le mot est
inscrit dans une tension constitutive  : secondaire et accessoire, supplétif et
complémentaire4.
Second niveau de difficulté : le cas spécifique des traductions allemande et
française, et de leur statut respectif. Le Vatican étant l’unique garant de l’au-
thenticité de la signature pontificale, seules les versions anglaise, espagnole,

1. De sub (sous) et de sedere (être assis), qui a donné le nom subsidium et l’adjectif subsdiarius :
littéralement, ce qui est posé dessous pour soutenir (soubassement). Nous retranscrivons la défi-
nition donnée par le dictionnaire Gaffiot : Subsidiarius, a, um (subsidium), qui forme la réserve ;
subsidiarii, orum, m., troupes de réserve. Subsidior, ari, intr., former la réserve. Subsidium, ii, n.
(subsido), 1. ligne de réserve [dans l’ordre de la bataille] ; réserve, troupes de réserve ; 2. [d’où]
soutien, renfort, secours ; subsidio mitere, proficisci, envoyer en renfort, partir pour renfort ; 3.
[fig.] aide, appui, soutien, assistance ; moyen de remédier, ressources, arme, subsidia ad omnes
casus comparare ; se ménager des moyens de parer à toute éventualité, des ressources pour toute
éventualité ; 4. lieu de refuge, asile (F.  GAFFIOT, Dictionnaire latin-français [1934], éd. abr.
C. Magnien, Paris, Livre de poche, 1989, p. 551).
2. Selon les lexicologues les plus autorisés — Alain Rey par exemple —, l’adjectif français subsi-
diaire date de 1355 et l’adverbe subsidiairement de 1536 (A. REY et al., dir., Dictionnaire his-
torique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667).
3. Nous aurons à revenir sur la notion romaine d’auxilia (secours) dont il faudra s’attacher à
décrypter le sens religieux, spécialement à la lumière rétrospective de la théologie de la grâce. Sur
la notion militaire à ce stade liminaire, cf. G. L. CHEESMAN, The Auxilia of the Roman Impe-
rial Army, Oxford, Clarendon Press, 1914 ; C. HAMDOUNE, Les Auxilia externa africains des
armées romaines, IIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle ap. J.-C., Synthèse de travaux pour l’habilitation à
diriger des recherches, Université Montpellier III, Études militaires, 1999.
4. La migration vers le vocabulaire civil a transité par le registre et le domaine financiers. La
sonorité du mot elle-même l’indique, subsidiarité vient aussi de subside, au sens de somme d’ar-
gent versée à titre de secours, qui pouvait d’ailleurs intervenir dans un contexte de guerre.
26 Introduction générale

italienne et portugaise peuvent à bon droit être considérées comme officielles.


Or, eu égard à notre objet d’étude, ce sont les deux versions française et
allemande de Quadragesimo anno qui nous intéressent en priorité. Elles-
mêmes sont à distinguer. La traduction allemande de «  “subsidiarii” officii
principio » par das Prinzip der Subsidiarität mérite un statut spécial auquel
ne peut prétendre son homologue français (principe de la fonction supplétive
de toute collectivité) : elle est le fait des deux rédacteurs germanophones du
texte pontifical, les jésuites Oswald von Nell-Breuning et Gustav Gundlach1.
Acte de naissance sémantique qui met on ne peut mieux en lumière le double
ancrage germanique et catholique du concept  : c’est outre-Rhin qu’appa-
raît pour la première fois le syntagme das Prinzip der Subsidiarität (ou Subsi-
diaritätsprinzip) ; c’est de cette racine allemande que naîtront tous les vocables
équivalents des autres langues occidentales (en 1936 pour l’anglais et
l’américain)2. Faute d’en disposer dès 1931, la langue française a d’abord parlé
de principe de la fonction supplétive de toute collectivité puis de principe de la
fonction subsidiaire de toute collectivité. Il faudra une diffusion germano-
phone du concept pour que la forme substantive soit peu à peu consacrée
dans le vocabulaire francophone. Via la Suisse, plus particulièrement, terre de
jonction entre les deux langues, où le mot apparaît dès le début des années
19503. L’étymologie latine du syntagme allemand ne doit donc pas tromper :

1. Cf. O.  von NELL-BREUNING, éd., Die Sozialen Rundschreiben der Päpste und andere
kirchliche Dokumente [1982], Kevelär, Buntzon und Bercker, 1985 ; G. GUNDLACH, éd., Die
Sozialen Rundschreiben Leos XIII und Pius’ XI [1933], Paderborn, Schöningh, 1960. Pour une
reprise conceptuelle en allemand dans la foulée de l’encyclique, cf. J. B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935.
2. Le substantif subsidiarity apparaît aux États-Unis dès 1936 dans la traduction d’un ouvrage
d’Oswald von Nell-Breuning consacré au commentaire des encycliques sociales de l’Église
(ouvrage réagencé par le traducteur Bernard Dempsey pour la version américaine)  : O.  von
NELL-BREUNING, Reorganization of Social Economy. The Social Encyclical Developed and
Explained, trad. am. B. W. Dempsey, New York, Milwaukee, Chicago, Bruce, 1936. Le mot a
ensuite été diffusé par les universitaires catholiques et autres théologiens allemands réfugiés
outre-Atlantique pour cause de persécution : Franz Müller, Goetz Briefs et Heinrich Rommen
(F.  H. MÜLLER, «  The Principle of Subsidiarity in the Christian Tradition  », The American
Catholic Sociological Review, 1943, 4 (3), p. 144-157 ; H. A. ROMMEN, The State in Catholic
Thought [1935], Saint-Louis, Herder, 1950 ; The Natural Law. A Study in Legal and Social His-
tory and Philosophy [1936], trad. am. T. R. Hanley, Indianapolis, Liberty Fund, 1998). Dans ce
dernier ouvrage, Rommen dégage cinq principes de la pensée sociale catholique : 1o, toute forme
sociale existe afin de servir l’homme ; 2o, la grâce supranaturelle présuppose la nature humaine et
la perfectionne ; 3o, la subsidiarité ; 4o, la solidarité ; 5o, la justice sociale. Dans la même période,
sous la plume d’un autre Père jésuite américain, cf. J. F. KENNEY, « The Principle of Subsidia-
rity », The American Catholic Sociological Review, 1955, 16 (1), p. 31-36.
3. Citons les travaux du théologien dominicain Arthur F. Utz (A. F. UTZ, dir., Das Subsidiari-
tätsprinzip, Heidelberg, Kerle, 1953 ; A.  F.  UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprin-
zips, Heidelberg, Kerle, 1956 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie » [1956], Ethik und
Politik. Aktuelle Grundfragen der Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart,
Seewald, 1970, III, p.  113-124 ; «  Der Mythos des Subsidiaritätsprinzips  » [1956], ibid., III,
p. 338-349 ; « Staat und Jugendpflege », Die Neue Ordnung, 1956, 10, p. 205-212 ; Sozialethik, I.
Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, Heidelberg, Kerle, 1958) et ceux du juriste publiciste Hans
Stadler (H.  STADLER, Subsidiaritätsprinzip und Föderalismus. Ein Beitrag zum schweizeri-
schen Staatsrecht, Fribourg, Universitätsbuchhandlung, 1951). À l’aune de l’expérience helvé-
tique, ce dernier définissait la subsidiarité comme un principe de proximité comportant une pré-
somption réfragable de compétence en faveur de la plus petite entité.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 27

c’est de la Subsidiarität germanique que naîtra quelques années plus tard la


subsidiarité française1.
L’essentiel, à vrai dire, n’est pas tant la datation de l’acte de naissance du
mot que celle de son adoption dans l’usage. Malgré une occurrence très
timide, car isolée, dès avant la Seconde Guerre mondiale (1937)2, le syntagme
ne sera repris en France que dans les années 1950  : 1953, d’abord, pour
l’hémisphère droite de la pensée catholique ; 1959, ensuite, pour le côté
gauche, à la faveur d’un commentaire de la doctrine sociale3. Plusieurs indices
convergents permettent de corroborer ce trop rapide relevé lexicologique.
On pourra s’en remettre aux comptes rendus des Semaines sociales de France,
enceinte à la production doctrinale régulière qui, à nulle autre pareille,
constitue une caisse de résonance nationale de la pensée pontificale. Dès 1931,
le paragraphe 80 est abondamment cité en français mais le mot subsidiarité
n’apparaît jamais dans les traductions4. Après-guerre, en 1947, comme plus
tard en 1954 ou en 1958, seul l’épithète subsidiaire (qui remplace désormais
supplétif) pointe dans la bouche et sous la plume des semainiers5. Il faut
attendre 1960, un an avant la promulgation par Jean XXIII de Mater et
Magistra, pour que le mot fasse son apparition dans les débats, avant d’être
bientôt adossé, dès 1962, au thème de la construction européenne6. Trois

1. En allemand, le suffixe -tät indique généralement une provenance française et latine.


2. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, 1937, p. 127.
3. Cf. M.  RICHARD, «  À la recherche d’une méthode pour l’Occident  », Fédération, 1953,
104-105, p. 696-705 ; J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, Église et société économique. L’enseignement
social des papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, Montaigne, 1959, p. 410 sq.
4. Cf. R. P. VILLAIN, « L’institution corporative, garantie d’ordre dans le monde des affaires »,
La Morale chrétienne et les affaires, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1931, p. 272 ; J. T. DELOS, « Le
bien commun international et les enseignements du Saint-Siège », Le Désordre de l’économique
internationale et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1932, p. 187-210 ; A. GAR-
RIGOU-LAGRANGE, « Le concours des institutions publiques et des particuliers en vue du
bien commun », La Société politique et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1933,
p. 293-313. Antérieurement à Quadragesimo anno, on trouve quelques occurrences du qualifi-
catif subsidiaire, appliqué à l’État. Dans le compte rendu des Semaines sociales de 1922, on
apprend par exemple que l’État est subsidiaire par rapport à la société à la manière d’un tuteur
vis-à-vis de son pupille : « Le rôle de l’État est d’augmenter la portée des initiatives sociales, dans
la mesure discrète où elles ne se suffisent pas à elles-mêmes pour réaliser librement le bien
commun. C’est le rôle secondaire et subsidiaire d’un tuteur, qui coopère avec son pupille, pour
renforcer sa personnalité incomplète, et la mettre progressivement en mesure d’agir par elle-
même.  » (C.  BOUCAUD, «  La Providence et l’État  », Le Rôle économique de l’État, Lyon,
Vitte, Paris, Gabalda, 1922, p. 233). Nous soulignons.
5. Cf., surtout, J. DABIN, « Le rôle de l’État », Le Catholicisme social face aux grands courants
contemporains, Lyon, Chronique sociale de France, 1947, p.  345-371, ici p.  360 ; J.  RIVERO,
«  Corps intermédiaires et groupes d’intérêts  », Crise du pouvoir et crise du civisme, Paris,
Gabalda, 1954, p. 317-332, ici p. 321 ; « Valeur sociale de la liberté en matière d’enseignement »,
L’Enseignement, problème social, Paris, Gabalda, 1958, p. 133-149, ici p. 148.
6. Nous reviendrons plus en détails sur cette importante conjonction entre subsidiarité et
Europe. Cf., pour l’instant, JEAN XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15  mai 1961,
Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII, p. 401-464 (in A. F. UTZ, I, p. 664-757 ; H. DENZINGER,
3935-3953, p. 835-841) ; Y. M.-J. CONGAR, « Perspectives chrétiennes sur la vie personnelle et
la vie collective », Socialisation et personne humaine, Lyon, Chronique sociale de France, 1960,
p. 213-214 ; J. RIVERO, « Europe, nations et communauté mondiale », L’Europe des personnes
et des peuples, Paris, Le Centurion, Sirey, 1962, p. 169-187, ici p. 179 ; D. PEPY, « La participa-
tion des personnes par les corps intermédiaires », ibid., p. 309-335, ici p. 320 sq.
28 Introduction générale

décennies plus tard, alors que le Bloc de l’Est s’effondre et que Centesimus
annus célèbre le centenaire de Rerum novarum1, le substantif subsidiarité est
officiellement consacré par les dictionnaires hexagonaux2.
Mais, on le sait, cette ultime consécration de la subsidiarité résulte princi-
palement de son inscription au répertoire juridique de l’Union européenne,
d’abord par touches successives, puis en grande pompe à l’occasion du traité
de Maastricht, qui érige le principe en règle centrale du droit positif commu-
nautaire3. Destiné à régir la répartition des « compétences partagées » entre
les États membres et la Communauté (subsidiarité territoriale)4, il accorde
à cette dernière une compétence dite subsidiaire, son intervention n’étant, en
principe, requise que si «  les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas
être réalisés de manière suffisante et peuvent [...] être mieux réalisés au niveau
communautaire » (article 3 B devenu 5-2). Au-delà des ambiguïtés contenues
dans la formulation même du texte — tension entre efficacité politique et
proximité démocratique, contradiction entre efficacité relative (« suffisante »)
et efficacité maximale («  mieux  ») —, la nature proprement juridique du
principe de subsidiarité a été très discutée5. Si l’on examine, en effet,
le contexte de la rédaction du traité, il apparaît clairement que son contenu
n’est pas tant juridique que politique : répondre aux craintes des États et des
régions face à l’interventionnisme de la Commission, jugé de plus en plus
excessif depuis la signature de l’Acte unique et la mise en place du Grand
marché européen ; signifier aux eurosceptiques que Bruxelles ne souhaite pas

1. JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er  mai 1991, Acta Apostolicae Sedis,
1991, LXXXVIII, p. 793-867 (in P. TÉQUI, p. 532 ; H. DENZINGER, 4912, p. 1016-1017).
2. 1994 pour le dictionnaire Robert dirigé par Alain Rey (A. REY, J. REY-DEBOVE, Diction-
naire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994).
3. Avant le traité de Maastricht signé en 1992, on peut identifier deux étapes principales  : le
projet de traité d’Union européenne mis au point en 1984 par le Parlement européen (projet dit
Spinelli) ; l’Acte unique européen et la Charte européenne des travailleurs (1986 et 1989).
4. On oppose couramment la dimension fonctionnelle du principe de subsidiarité (rapports de
la puissance publique et de la société civile), surtout développée dans la doctrine sociale de
l’Église, et sa dimension territoriale (rapports des différents niveaux de la puissance publique
entre eux), davantage caractéristique de la formule retenue par le droit communautaire européen.
5. Nous verrons que le flou définitionnel du concept n’est pas une raison suffisante pour refuser
à la subsidiarité le titre de règle de droit. L’enjeu institutionnel ne se situe pas sur ce terrain. C’est
plus en amont à la question même de la nature juridique de l’Union européenne que nous serons
renvoyé. À ce stade, sur les différentes tensions et contradictions internes du principe de subsi-
diarité, cf., notamment, R. DEHOUSSE, « La subsidiarité et ses limites », Annuaire européen,
1992, 40, p. 27-46 ; N. EMILIOU, « Subsidiarity : An Effective Barrier Against “the Enterprises
of Ambition” », European Law Review, 1992, 17 (5), p. 383-407 ; « Subsidiarity : Panacea or Fig
Leaf ? », Legal Issues of the Maastricht Treaty, éd. D. O’KEEFFE, P. M TWOMEY, Londres,
New York, Wiley Chancery Law, 1994, p. 65-83 ; R. HRBEK, Das Subsidiaritätsprinzip in der
europäischen Union. Bedeutung und Wirkung für ausgewählte Politikbereiche, Baden-Baden,
Nomos, 1995 ; « Federal Balance and the Problem of Democratic Legitimacy in the European
Union », Aussenwirtschaft, 1995, 50 (1), p. 43-66 ; « The Principe of Subsidiarity and the Rela-
tionship Between the European Union and the Member States », Towards a European Constitu-
tion, éd. T.  FLEINER, N.  SCHMITT, Fribourg, Institut du fédéralisme, 1998, p.  260-272 ;
J.-L.  CLERGERIE, Le Principe de subsidiarité, Paris, Ellipses, 1997 ; A.  ESTELLA, The EU
Principle of Subsidiarity and its Critique, Oxford University Press, 2002 ; J.  VERHOEVEN,
« Analyse du contenu et de la portée du principe de subsidiarité », Le Principe de subsidiarité,
dir. F. DELPÉRÉE, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2002, p. 375-385 ; « À propos des compé-
tences “constitutionnelles” de l’Union », Droits, 2007, 45, p. 89-107.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 29

s’immiscer sans motifs dans les affaires internes des États, tout en préservant
les conditions de possibilité d’un éventuel fédéralisme européen, fût-il inter-
gouvernemental1. Nous verrons en quoi la subsidiarité est le lieu d’un
compromis, formulé par Jacques Delors, destiné à concilier les attentes des
Länder allemands (soucieux de ne pas être dépossédés par le niveau fédéral,
devenu l’interlocuteur privilégié de Bruxelles) et la volonté britannique de
préserver les prérogatives étatiques.

2. DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE
À L’EUROPE COMMUNAUTAIRE

Ces repérages préliminaires l’indiquent d’ores et déjà, un saut substantiel


s’est opéré dans le passage du qualificatif au substantif. Saut sémantique qui
doit nous inviter à ne pas confondre le sens courant — la subsidiarité comme
caractère de ce qui est subsidiaire — avec le sens savant, plus élaboré, mais
aussi plus insaisissable, érigeant, en quelque sorte, le mot au rang de notion
ou de principe2. Pareille distinction ne relève en rien d’une quelconque
coquetterie intellectuelle ; elle souligne simplement deux points importants :
1o la continuité n’est pas linéaire entre l’adjectif subsidiaire et le substantif
subsidiarité ; 2o le sens savant ne saurait s’épuiser dans le sens courant du mot,
même si, bien sûr, les deux acceptions ne manquent pas de s’informer réci-
proquement3.
Les continuités apparaissent non moins nettement entre la doctrine catho-
lique et la construction européenne. Mais elles révèlent aussi un passage diffi-
cile de la théorie à la pratique, tant le principe est potentiellement sujet à des
traductions variées, tant ses différentes significations ont fini par se neutra-

1. Cf., ici, V.  CONSTANTINESCO, «  Le principe de subsidiarité  : un passage obligé vers


l’Union européenne ?  », Mélanges J.  Boulouis, Paris, Dalloz, 1991, p.  35-45 ; M.  CROISAT,
J.-L. QUERMONNE, L’Europe et le fédéralisme [1996], Paris, Montchrestien, 1999.
2. Passée dans le langage courant, l’expression principe de subsidiarité peut d’ailleurs prêter à
confusion. Comme le rappelle fortement Ronald Dworkin dans sa critique du positivisme juri-
dique, un principe juridique n’est pas une règle de droit positif (R. DWORKIN, « Le modèle des
règles I  », Prendre les droits au sérieux [1977], trad. M.-J. Rossignol, F.  Limare, F.  Michaud,
Paris, PUF, 1995, p. 69-107). Pour une application de cette distinction dworkinienne au cas de
la subsidiarité, cf. T. SCHILLING, « A New Dimension of Subsidiarity : Subsidiarity as a Rule
and a Principle », 1994 Yearbook of European Law, éd. A. BARAV, D. A. WYATT, 1995, 14,
p. 201-255, spécialement p. 213 sq. Nous reviendrons sur la formulation positiviste de cet enjeu
en reprenant les élaborations épistémologiques du juriste kelsénien Charles Eisenmann.
3. Pour le dire avec les mots du droit procédural, le subsidiaire (principe du subsidiaire conçu
sur le même plan que le principe du contradictoire) n’est pas la subsidiarité (ou bien alors faut-il
parler de subsidiarité procédurale). Sur la tripartition entre subsidiarité territoriale, subsidiarité
fonctionnelle et subsidiarité procédurale, cf. F. DELPÉRÉE, « Justice constitutionnelle et subsi-
diarité », Justice constitutionnelle et subsidiarité, dir. F. DELPÉRÉE, Bruxelles, Bruylant, 2000,
p. 11-25 ; F. DELPÉRÉE, dir., Le Principe de subsidiarité, Bruxelles, Bruylant, 2002. D’après un
relevé effectué à partir de la jurisprudence administrative française (J.-M. PONTIER « La subsi-
diarité en droit administratif », Revue du droit public, 1986, 102 (6), p. 1515-1537, ici p. 1530),
le qualificatif subsidiaire apparaît pour la première fois en 1901 (CONSEIL d’ÉTAT, Leroux
c. Dame de Gagny et Sieur Dolley, 29 mars 1901 ; Rec., p. 374).
30 Introduction générale

liser et s’annuler les unes les autres1. L’époque contemporaine n’a certes pas
oublié sa signification première, mais force est de constater qu’elle entre en
concurrence ouverte avec l’acception du droit communautaire européen,
dont les propriétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes.
L’usage actuel du mot subsidiarité réclame donc d’élargir notre perspective et
de ne pas nous limiter au seul commentaire de la doctrine sociale de l’Église.
Mais comment s’y retrouver au juste entre la subsidiarité catholique de
1931 et la subsidiarité communautaire de 1992 ? Non moins que le mot qui la
porte, la notion se révèle profondément « nomade »2. Aucun besoin de thé-
matiser davantage le constat : la subsidiarité fait partie de ces « concepts dont
le contenu a si fondamentalement évolué que, malgré l’identité du terme
même, les significations, sont à peine comparables et ne sont récupérables
que sur un plan historique »3. Rien d’étonnant dans cette loi générale de la vie
sémantique. La polysémie n’est-elle pas consubstantielle au langage lui-
même ? Certes. Encore faut-il tirer toutes les conséquences méthodologiques
d’une telle observation. Au moyen d’un dispositif de repérage extensif et
rigoureux, notre travail a consisté en une description aussi complète que pos-
sible des occurrences effectives du mot afin d’établir un corpus délimité, lui-
même accompagné du relevé de chaque contexte d’énonciation. L’objectif
n’était pas sans comporter un danger — contre lequel nous avons dû lutter de
bout en bout : se laisser emporter par le vertige de l’exhaustivité. Si les corpus
ne peuvent assurément pas se contenter de reposer sur des données fragmen-
taires, la description des occurrences ne lève jamais toutes les ambiguïtés,
même en multipliant à l’infini les sondages dans le matériau textuel dispo-
nible. Il a donc fallu s’y résoudre. En s’attachant à être le plus accueillant
possible aux variations des contenus définitionnels. En menant un travail
sémantique sur les sens et valeurs successifs du mot. En reconstituant sa
grammaire. En identifiant son champ lexical et son réseau de significations :
les notions connexes qui la structurent positivement — corps intermédiaires,
communauté, bien commun, société, fédéralisme, proximité — ; les notions

1. Un juriste allemand, Helmut Kalkbrenner, a par exemple recensé plus de quinze acceptions
différentes du principe de subsidiarité (H. KALKBRENNER, « Die rechtliche Verbindlichkeit
des Subsidiaritätsprinzips », Recht und Staat. Festchrift G. Küchenhoff, dir. H. HABLITZEL,
M. WOLLENSCHLÄGER, Berlin, Duncker und Humblot, 1972, p. 515-539, ici p. 518). Trois
ans plus tard, un théologien polonais, Jan Krucina, surenchérit en établissant, pour sa part, une
liste de plus de vingt définitions (J. KRUCINA, « Das Verhältnis von Gesamtkirche und Orts-
kirche im Lichte des Subsidiaritätsprinzips », Collectanea theologica, 1975, 45, p. 121-133).
2. Sur cette idée de nomadisme conceptuel, cf. Judith Schlanger, qui parle de « circulation des
concepts » (J. SCHLANGER, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971, p. 20 sq.).
3. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 107. « Un mot contient des possibilités de signi-
fication, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un concept peut en conséquence
être parfaitement clair, mais doit être nécessairement polysémique. Tous les concepts dans les-
quels se résume sémiotiquement l’ensemble d’un processus, échappent à la définition ; n’est défi-
nissable que ce qui n’a pas d’histoire (Nietzsche). Sous un concept se subsument la multiplicité de
l’expérience historique et une somme de rapports théoriques et pratiques en un seul ensemble
qui, en tant que tel, n’est donné et objet d’expérience que par ce concept. » (Ibid., p. 109-110 ;
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutsch-
land, dir. O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1972, I, p. XXIII).
Les italiques figurent dans le texte original.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 31

adverses qui la font travailler négativement — État, souveraineté, totali-


tarisme1.

Ce sont les usages passés et présents d’un concept qui déterminent en


grande partie ses usages futurs. En l’occurrence, il faudra ici se demander
dans quelle mesure, lourd d’un riche contenu d’expérience, le concept de
subsidiarité est orienté vers l’avenir et porte en lui des potentialités futures
qu’il contribue par avance à configurer. L’étude linguistique ne peut suffire si
l’on veut répondre sincèrement à cette question ; pas plus qu’une restitution
fastidieuse de la polysémie d’un concept. L’esquisse de la trajectoire séman-
tique proposée ici dessine d’ores et déjà les contours de nos deux principaux
terrains. D’une part, la subsidiarité fonctionnelle du magistère de l’Église
catholique, lui-même scandé en deux moments principaux : la pensée ponti-
ficale du renouveau thomiste et de la doctrine sociale ; le moment conciliaire
de Vatican II. D’autre part, la subsidiarité territoriale de la construction euro-
péenne, elle aussi saisie à deux niveaux distincts : la source démocrate chré-
tienne du fédéralisme ; le langage du droit communautaire. Reste que le
débrouillage de notre écheveau sémantico-conceptuel suppose de retracer
méthodiquement, étape par étape, l’itinéraire du mot entre la subsidiarité de
1931 et la subsidiarité d’aujourd’hui. Au couple Église catholique-Union
européenne, nous ajouterons le couple intermédiaire Allemagne-France, de
manière à analyser le poids du catholicisme tour à tour dans les cultures alle-
mande et française du fédéralisme et du libéralisme. Pour chaque terrain,
nous aurons à distinguer entre plusieurs registres de discours et à faire appa-
raître la singularité du langage juridique.
À cet égard, quatre points de vue seront retenus : 1o le droit positif et la
jurisprudence ; 2o le discours des acteurs de la vie institutionnelle ; 3o la doc-
trine juridique et la théorie politique ; 4o les commentaires analytiques des
observateurs scientifiques. L’intérêt est de comprendre le processus à travers
lequel des pensées, des réalités, des pratiques sont, dans une configuration
donnée2 — Pie XI et Mussolini, Jacques Delors et les Länder allemands —,
conduites à se regrouper dans une même unité sémantique et conceptuelle.
Intérêt redoublé s’agissant de la matière juridique  : comme tout discours,
comme toute entité abstraite, le droit n’existe qu’à travers les mots, qui eux-

1. R.  KOSELLECK, «  La sémantique historico-politique des concepts antonymes asymé-


triques » [1975], Le Futur passé, op. cit., p. 191-232. Un exemple rapide peut être donné à ce stade
liminaire : quand elle apparaît sous la plume de Pie XI au tout début des années 1930, la subsi-
diarité ne fait pas système, au contraire d’aujourd’hui, avec la notion de dignité (cf. E. KANT,
Fondements de la métaphysique des mœurs [1785-1792], trad. fr. V.  Delbos, A.  Philonenko,
Paris, Vrin, 2004) ; comme on l’a vu plus haut, elle est adossée à la notion de corporation.
2. Configuration au sens éliassien. Par ce terme, Norbert Elias désigne l’agencement particulier
d’interdépendances multiples entre les individus. L’exemple le plus parlant est sans doute, ici,
celui de la partie de cartes ou d’échecs. La situation concrète dans laquelle sont plongés les
joueurs, assis autour d’une table, ne peut ni être enfermée dans les règles du jeu établies a priori,
ni se résumer aux choix des joueurs pris individuellement. La configuration est donc l’interac-
tion dans laquelle ils s’installent réciproquement (N. ELIAS, Qu’est-ce que la sociologie ? [1970],
trad. fr. Y. Hoffmann, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1991, ici p. 157).
32 Introduction générale

mêmes, en retour, travaillent le réel ; mais, inversement, le langage du droit


est d’un grand secours pour déchiffrer la réalité sociale et politique1. Deux cas
sont irréductibles l’un à l’autre. D’un côté, les cas où le mot subsidiarité
apparaît dans les textes de droit positif eux-mêmes — lois ou jugements —
c’est-à-dire dans les actes écrits émanant d’une autorité extérieure au juriste
savant ; de l’autre, les cas où son emploi est prioritairement le fait de la doc-
trine juridique. S’il faut admettre, disions-nous, qu’à l’instar de tout phéno-
mène de langage le droit existe avant tout dans l’ordre de la textualité et du
discours, on ne peut occulter que les mots n’ont pas le même statut, selon
qu’ils figurent dans un texte juridique, dans une décision juridictionnelle ou
dans l’ouvrage scientifique d’un juriste. Il convient dès lors de ne pas
confondre concept de droit positif (dont la définition découle d’une source
de droit positif) et concept doctrinal (créé par la doctrine pour analyser,
interpréter et styliser les phénomènes juridiques)2. La difficulté ne manque
cependant pas de surgir quand les concepts ont une double origine, indéfecti-
blement positive et doctrinale ; ce qui est le cas la plupart du temps. Défini par
la présence du mot subsidiarité lui-même, notre corpus se révélera donc
mouvant et instable, faisant se côtoyer textes normatifs et textes d’analyse.
À de nombreux égards (confusion définitionnelle, diffusion anarchique),
la subsidiarité est à rapprocher d’un autre concept-valise  : la gouvernance3.

1. Dans Land und Herrschaft, Otto Brunner (artisan avec Reinhart Koselleck et Werner Conze
de la Geschichtliche Grundbegriffe) a initié une rupture avec la méthode traditionnelle des histo-
riens du droit, qui interprétaient rétrospectivement les structures juridiques de l’Allemagne
médiévale à l’aune des concepts étatiques (O. BRUNNER, Land und Herrschaft. Grundfragen
der territorialen Verfassungsgeschichte Südostdeutschlands im Mittelalter [1939], Brünn, Munich,
Vienne, Rohrer, 1942). Mise en perspective historiographique dans H. QUARITSCH, « Otto
Brunner ou le tournant dans l’écriture de l’histoire constitutionnelle allemande  », trad. fr.
W.  Zimmer, Droits, 1995, 22, p.  145-162 ; J.  van HORN MELTON, «  Otto Brunner and the
Ideological Origins of Begriffsgeschichte », The Meaning of Historical Terms and Concepts, éd.
H. LEHMANN, M. RICHTER, Washington, German Historical Institute, 1996, p. 21-33.
2. Cf. les précieuses clarifications dues à Charles Eisenmann (C.  EISENMANN, «  Quelques
problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives
de philosophie du droit, 1966, 11, p. 25-43, repris dans Écrits de théorie du droit, de droit consti-
tutionnel et d’idées politiques, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002, p. 289-305). Sur la distinc-
tion, formalisée par Hans Kelsen, entre droit positif et droit savant (H. KELSEN, Théorie pure
du droit [1934], trad. fr. C. Eisenmann, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1999), cf. M. TROPER,
La Philosophie du droit, Paris, PUF, 2003, p. 26 sq. Sur le « réalisme ontologique » inhérent aux
classifications juridiques, cf. M. TROPER, « Les classifications en droit constitutionnel » [1989],
Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, ici p. 259 sq.
3. Cf., en particulier, les travaux de Jean Leca (J. LECA, « Sur la gouvernance démocratique :
entre théorie normative et méthodes de recherche empirique », Politique européenne, 2000, 1 (1),
p. 108-129 ; La Démocratie dans tous ses états. Systèmes politiques entre crise et renouveau, éd.
C. GOBIN, B. RIHOUX, Louvain-la-Neuve, Bruylant, 2000, p. 17-59 ; « Gouvernance et insti-
tutions publiques. L’État entre sociétés nationales et globalisation », La France en prospectives,
dir. R. FRAISSE, J.-B. de FOUCAULD, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 317-350), Jacques Cheval-
lier (J. CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue française
d’administration publique, 2003, 105-106, p. 203-217 ; « La gouvernance et le droit », Mélanges
P.  Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p.  189-207) et de Jean-Pierre Gaudin (J.-P. GAUDIN,
Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002). Cf. encore Y.  PAPADO-
POULOS, «  Gouvernance et transformations de l’action publique  », Historicités de l’action
publique, Paris, PUF, 2003, p. 119-135 ; J. CAILLOSSE, « Questions sur l’identité juridique de
la “gouvernance”  », La Gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, dir. R.  PAS-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 33

Comme elle, quoiqu’avec moins de succès, la subsidiarité est tout autant une
notion axiologique et prescriptive, issue d’un référentiel politique, qu’une
notion descriptive prenant place dans un paradigme scientifiquement neutre.
Utilisée par les observateurs du droit et du politique mais aussi par les acteurs
publics, elle souffre en effet d’être à la fois une catégorie objective permettant
l’observation distanciée et une catégorie d’action ouvrant la porte à l’expres-
sion de préférences personnelles, donc de faire l’objet d’usages autant rhéto-
riques (discours managérial, discours proximitaire, etc.) qu’analytiques. Là
encore, rien de plus banal dans ce constat, mais les implications méthodolo-
giques en sont rarement tirées. Si ce statut pour le moins instable de la subsi-
diarité rend très confuse l’inscription du principe au registre de la positivité
juridique ou de la scientificité sociologique, c’est malgré tout en droit et
en science politique qu’elle a connu sa diffusion la plus marquée. Or, moins
encore que d’autres catégories, la subsidiarité apparaît justifiée à prétendre au
statut protecteur de la neutralité axiologique. Notre intérêt pour le sujet vient
précisément du constat qu’aucune interrogation n’a été entreprise pour tenter
de déterminer, en amont, la légitimité du recours à l’expression dans un texte
de droit ou de comprendre, en aval, les ressorts de la consécration doctrinale
du concept.
Tout se passe en définitive comme si le principe de subsidiarité disposait
de l’évidence naturelle du bon sens, au point d’être devenu une loi indis-
cutable qu’il ne s’agirait plus que d’appliquer à la réalité changeante des
choses. Pourquoi les juristes et les politistes s’épargnent-ils tant de scrupules,
pourquoi embrayent-ils à ce point le pas des praticiens de la chose publique
en invoquant sans précaution particulière un mot devenu fétiche, une expres-
sion devenue totémique ? Ne contribuent-ils pas ainsi à dignifier ce qui
demanderait plutôt à être clarifié ? Faire précéder le mot subsidiarité de la
locution principe de participe bien de cette logique, sanctionnée par le pou-
voir d’intimidation du droit, qui finit par décourager toute tentative de défi-
nition de la chose. D’où notre invitation à l’extrême circonspection dans le
maniement de la catégorie (nous ne parlerons pas tant de principe de subsidia-
rité que de concept de subsidiarité) et, plus négativement, notre perplexité
devant la définition assurée et rassurante qu’en donnent les juristes, politistes
ou autres acteurs de la chose publique.

QUIER, V. SIMOULIN, J. WEISBEIN, Paris, LGDJ, 2007, p. 35-64. Pour une critique systé-
matique du concept de gouvernance, cf. J.-G. PADIOLEAU, «  L’action publique postmo-
derne », Politique et management public, 1999, 17 (4), p. 85-127 ; « La gouvernance ou comment
s’en débarrasser », Espaces et Sociétés, 2000, 101-102, p. 61-73 ; B. JOBERT, « Le mythe de la
gouvernance dépolitisée  », Mélanges J.  Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p.  273-285 ;
R. DRAÏ, « La gouvernance négative », Cités, 2004, 18, p. 85-94 ; G. HERMET, « La gouver-
nance serait-elle le nom de l’après-démocratie ? », La Gouvernance. Un concept et ses applica-
tions, dir. G.  HERMET, A.  KAZANCIGIL, J.-F.  PRUD’HOMME, Paris, Karthala, 2005,
p.  17-47 ; D.  BOURMAUD, «  La gouvernance contre la démocratie représentative ? Concept
mou, idéologie dure  », La Démocratie représentative devant un défi historique, dir. R.  BEN
ACHOUR, J. GICQUEL, S. MILACIC, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 77-94 ; A. OGIEN, « La
gouvernance ou le mépris du politique », Cités, 2007, 32, p. 137-156.
34 Introduction générale

3. ENTRE LA STATOPHOBIE ECCLÉSIALE


ET LA STATOPHOBIE LIBÉRALE

Réévaluation du matériau juridique, d’une part, banalisation du matériau


religieux, d’autre part. Le magistère catholique et, plus généralement, le chris-
tianisme seront considérés ici comme des objets historiques1. Aucune innova-
tion dans ce parti pris méthodologique, mais nous essaierons d’en tirer toutes
les leçons pour montrer qu’on aurait bien tort de réduire les enjeux politiques
soulevés par la subsidiarité à de simples considérations techniques et atem-
porelles de répartition des compétences — entre État et société civile, entre
État et entités infra-étatiques, entre Union européenne et États membres. La
question nodale qui travaille l’ensemble de notre sujet est bien davantage
celle, proprement théorique, du rapport entre tradition catholique et moder-
nité libérale, entre subsidiarité du catholicisme et réalité du libéralisme2.
Par réalité du libéralisme, nous n’entendons pas libéralisme dans l’absolu
(existe-t-il ?), au sens où notre ambition n’est pas de discuter du rapport que
la subsidiarité entretient avec le libéralisme en tant que tel ; il s’agit bien
davantage de débrouiller l’écheveau complexe — et souvent indémêlable —
qui la lie décisivement à la réalité libérale, via la question de l’État (et donc
celle de l’individu). Une ambition supplémentaire, touchant au cas français,
s’adjoint à ce programme, celle qui consiste à déplacer les termes habituels du
débat hexagonal quand il est question d’Église et d’État3 : non pas laïcité et
Église du point de vue de la République, mais subsidiarité et État du point de
vue de l’Église. Derrière l’affrontement franco-français entre Église et Répu-
blique, c’est plus fondamentalement le conflit Église catholique-État libéral
qui se trame et nous intéresse ici. De ce conflit, on le sait, sont nés de mul-
tiples acclimatations et compromis (Vermittlung), dont le cas français ne
constitue qu’un cas limite4.

1. C’est l’enseignement de la sociologie des religions, et notamment de l’une de ses principales


figures  : E.  TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen [1912],
Gesammelte Schriften I, Tübingen, Mohr, 1919 ; The Social Teachings of the Christian Churches
[1912], trad. angl. O. Wyon, Londres, Allen and Unwin, New York, Macmillan, 1931.
2. Sur la problématique de l’acclimatation libérale appliquée au cas du catholicisme français ;
pour la première moitié du xxe siècle, cf. Y. PALAU, « Approche du catholicisme républicain
dans la France de l’entre-deux-guerres  », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p.  46-66 ; «  Des catho-
liques et de la politique. Les transformations doctrinales du catholicisme social, 1900-1930  »,
Revue française d’histoire des idées politiques, 1996, 4, p.  317-344 ; pour la seconde moitié du
xxe siècle, cf. J.-M. DONEGANI, La Liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme poli-
tique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de la FNSP, 1993.
3. En France, idéologie républicaine de la laïcité oblige, le traitement de la question des rapports
entre l’Église et l’État souffre d’une faiblesse persistance, tout se passant comme si le mot d’ordre
des acteurs politiques (laïcité) pouvait à lui seul épuiser le débat théorique d’ensemble.
4. Comme l’ont montré Max Weber et Ernst Troeltsch, l’église est le type même d’organisation
qui ouvre la possibilité à des arrangements avec le monde : le salut pour tous (ou le maximum de
salut pour tous) suppose une collectivisation, c’est-à-dire la réservation d’un monopole institu-
tionnel attribué à l’Église Nous faisons ici référence au schéma église-secte-mystique établi par le
théologien allemand dans la continuité de la polarité wébérienne église-secte (M. WEBER, « Les
voies du salut-délivrance et leur influence sur la conduite de vie  » [1911-1913], Économie et
société, in M. WEBER, Sociologie des religions [1910-1913], trad. fr. J.-P. Grossein, Paris, Galli-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 35

Premier obstacle à éviter dans notre entreprise : ne pas prendre au pied de


la lettre le discours des acteurs pontificaux eux-mêmes1. Décrypter ce que la
subsidiarité peut dire de la relation qu’entretiennent catholicisme et libéra-
lisme suppose en effet de se prémunir contre le piège tendu par la vulgate
néothomiste, celle que les papes ont empruntée aux fins de rompre l’isole-
ment catholique selon une stratégie complexe et imperceptible (l’utilisation
de certains moyens de la modernité pour mieux se protéger de ses fins, voire
les conjurer). Nous partons d’un constat consensuel  : il est couramment
admis que l’Église rejette l’individu. Nous voudrions démontrer que cette
proposition en appelle logiquement une autre qui a été cachée par le tho-
misme magistériel : rejetant l’individu, l’Église rejette le fondement même de
l’État. La subsidiarité prend place à l’intérieur de ce dispositif de défense
inconscient consistant à conditionner la légitimité de l’État à l’efficacité de
son action. Depuis que l’État n’est plus chrétien, le discours pontifical
s’acharne à faire croire en une puissance de la politique qui n’a jamais existé, à
lui attribuer un pouvoir démiurgique pour, précisément, saper les fonde-
ments de sa légitimité. Aussi, contre l’interprétation habituelle qui, en invo-
quant saint Thomas à la manière d’un totem, veut voir dans la doctrine sociale
de l’Église une défense sincère et positive de l’État, nous nous attacherons,
pour notre part, à y débusquer les ressorts d’une véritable statophobie catho-
lique, non moins réelle que ses variantes libérale ou marxiste2. Convenons
que l’apport de notre thèse serait assez réduit s’il ne concernait que quelques
catholiques isolés, choisis pour leur hostilité totale à la modernité étatique ; il
redouble cependant d’intensité quand nous proposons d’identifier une
phobie de l’État à l’intérieur même de la pensée officielle de l’Église. Ce n’est
bien sûr pas là ce que les papes disent d’eux-mêmes. Pour nous suivre, y
compris provisoirement, il faudra accepter de faire parler l’inconscient des
textes, de «  lire entre les lignes  », comme disait Leo Strauss3, par-delà les

mard, 2006, p. 177-240 ; « L’État et la hiérocratie », ibid., p. 241-328). Le type-église est porté à
l’extension et à l’extériorité ; le type-secte à l’intensité et à la radicalité, le type-mystique à l’inté-
riorisation et à l’immédiateté (E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und
Gruppen, op. cit.). Outre la traduction anglaise, on dispose de fragments épars en français,
notamment de la conclusion des Soziallehren (E.  TROELTSCH, «  Christianisme et société  »
[1912], trad. fr. J. Séguy, Archives de sciences sociales des religions, 1961, 11 (1), p. 15-34). Pour
un commentaire éclairant, cf. R.  MENGUS, «  Le “compromis” catholique selon Ernst
Troeltsch  », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (1-2), p.  235-244 ; «  Ernst Troeltsch et
l’institution de l’absolu », ibid., 1982, 70 (4), p. 481-498.
1. Cf. les mises en garde de Jean-Marie Donegani (J.-M. DONEGANI, « L’autocompréhension
du catholicisme, entre critique et attestation », Raisons politiques, 2001, 4, p. 5-14).
2. Nous nous écartons en cela de la thèse précitée de Blandine Kriegel. Dans sa sympathie pour
des auteurs néothomistes comme le philosophe Jacques Maritain ou le juriste Michel Villey
l’auteur de L’État et les esclaves a peut-être trop tendance à oublier le pôle spécifiquement catho-
lique de la statophobie européenne, qu’elle relève par ailleurs avec tant de sagacité. En témoigne
sa citation tronquée de L’Homme et l’État (B.  BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves,
op. cit., p. 40). Reprenant cette phrase de Maritain : « Les deux concepts de souveraineté et d’ab-
solutisme ont été forgés ensemble sur la même enclume » ; elle oublie significativement la sui-
vante : « Ils doivent être mis ensemble au rebut » (J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949],
Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 539 ; trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953, p. 47).
3. L.  STRAUSS, La Persécution et l’art d’écrire [1952], trad. fr. O.  Sedeyn, Paris, Gallimard,
2009 (cf. p. 51-69 et l’application de cette méthode au cas Spinoza, p. 187-260).
36 Introduction générale

« compromis pratiques » souterrainement contractés avec l’idéologie domi-


nante ou l’épistémè de l’époque, non pas qu’une « persécution » de l’Église
aurait été à déplorer (cet aspect de la mentalité ecclésiale des origines ne
manque pourtant pas de resurgir par intermittence) mais parce que, rétros-
pectivement, les papes assument de plus en plus mal leur stratégie d’alliance
circonstancielle avec les États. De cette forme de culpabilité refoulée, l’Église,
au premier rang de laquelle les souverains pontifes, sort en se réfugiant mala-
droitement derrière la doctrine de saint Thomas, mais pour lui faire dire des
choses que, par définition, elle ne pouvait pas dire, absence de l’État oblige1.
De là d’insurmontables contradictions, aggravées par l’inertie du discours de
l’Église lui-même. Notre étude a ainsi pour objet d’analyser une stratégie,
moins une stratégie consciente, intentionnelle et pensée qu’une stratégie sou-
terraine, latente et implicite (non rapportable à un seul acteur en particulier,
si ce n’est l’Église en tant qu’acteur collectif)2.

En tirant toutes les conséquences de nos remarques précédentes sur l’État


totalitaire, nous retiendrons ici une conception institutionnelle de l’État, celle
consacrée par Maurice Hauriou dans sa définition de l’État comme « institu-
tion des institutions  », celle léguée par la doctrine classique de «  l’État de
droit  » telle que reconstituée par Blandine Kriegel3. L’État, nous disent-ils,
n’est ni une fonction sociale ni une condition économique (états généraux,
tiers état, Stände), il est encore moins un simple status ; il ne remplit rien de
moins qu’une fonction médiatrice et symbolique. « Tiers garant », « Hermès
social », « Ailleurs instituant », « Référence fondatrice » en charge de struc-
turer un monde qui préexiste et survit à chaque génération4, il est l’instance

1. Pour la période antérieure à l’alliance du Trône et de l’Autel, il y aurait même à s’interroger


sur le point de savoir si la remise à l’honneur par l’Église des procédures électives et représenta-
tives, oubliées depuis l’Antiquité, ne relève pas d’une logique d’hostilité à l’émergence de pou-
voirs centraux forts. Nous renvoyons ici aux travaux de Léo Moulin (L. MOULIN, Les Ori-
gines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes, Paris, PUF, 1953).
2. On aura remarqué nos emprunts répétés au champ lexical de la psychanalyse : traumatisme,
phobie, inconscient (collectif), latent, surmoi, totem, etc. Malgré le caractère impressionniste des
analogies qu’il dessine, nous espérons ne pas pécher par psychanalyse sauvage. Ajoutons encore
que la catégorie de phobie, qui reviendra en permanence dans nos développements, n’est pas à
entendre dans son sens psychiatrique ou maladif mais dans un sens névrotique et, par là, dédra-
matisé. «  La névrose, écrit joliment Pierre Legendre, n’est pas une maladie, pour cette raison
simple que, si vous prétendez guérir les humains de névrose en la traitant comme une maladie,
autant proclamer ouvertement qu’il est question d’abolir l’humanité, d’interdire la créativité et
même, puisque nous parlons de névrose, d’interdire cette espèce d’auto-incarcération non
contrôlée mais soulagée par la parole. » (P. LEGENDRE, « Le malentendu », art. cit., p. 10).
3. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves, op. cit., p. 31-163 ; M. HAURIOU, Précis de
droit administratif [1892], Paris, Sirey, 1907, p. IX. ; « La théorie de l’institution et de la fonda-
tion  » [1925], Aux sources du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté. Cahiers de la Nouvelle
Journée, Paris, Bloud et Gay, 1933, 23, p. 89-128. Dans la même veine, pour une définition insti-
tutionnelle de l’État, cf. aussi Georges Burdeau (G.  BURDEAU, Traité de science politique,
II. L’État [1967], Paris, LGDJ, 1980 ; L’État [1970], Paris, Le Seuil, 1992). Cette définition insti-
tutionnelle peut également être complétée par le critère sociologique de la différenciation État-
société (P. BIRNBAUM, « L’action de l’État : différenciation et dédifférenciation », Traité de
science politique, dir. M. GRAWITZ, J. LECA, Paris, PUF, 1985, III, p. 643-682 ; « La fin de
l’État ? », Revue française de science politique, 1985, 35 (6), p. 981-998).
4. On aura reconnu le vocabulaire personnel de Pierre Legendre (P. LEGENDRE, Les Enfants
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 37

collective dépositaire de la « durée publique » : non point seulement « l’ordre


dans l’espace » mais aussi « l’ordre dans le temps », qui tient symboliquement
ce qui n’est ni auto-institué ni autoconsistant1. Il existe bien des modalités
pour organiser cet ordre : l’État en est une parmi de nombreuses autres, né
dans la modernité politique européenne, mais produit d’une longue histoire
chrétienne. Successeur de l’institution ecclésiale, il est ce dispositif anthropo-
logique qui fait tenir la société — moins debout qu’ensemble, horizontalité
démocratique oblige. Si nous nous intéressons ici à la seule trajectoire euro-
péenne, nous n’oublions pas que le concept d’État emprunte ailleurs des
formes et des noms différents. Rappelons-le, même cursivement, parce que
le regard historique porté sur l’État est toujours plus ou moins guetté par le
risque de l’évolutionnisme hégélien2.
En retenant une définition moderne du politique, nous nous garderons
bien de l’assimiler à l’étatique. Les deux plans sont bien sûr solidaires mais ne
relèvent pas du même niveau épistémologique. Contre la thèse qui postule
une essence anhistorique du politique, ainsi qu’une antériorité ontologique
du politique sur l’étatique3, Louis Dumont nous semble avoir clairement
démontré que le politique et l’État résultaient chacun d’une différenciation
somme toute relativement récente, qui relevait par ailleurs de deux logiques

du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris, Fayard, 1992, p. 25-31, p. 73 sq. ; Le
Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ;
Sur la question dogmatique en Occident [1999], Paris, Fayard, 2008 ; «  L’État de lassitude.
Considérations sur l’usure des concepts », Mélanges L. Sfez, Paris, PUF, 2006, p. 165-182).
1. M.  HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p.  76. Sur la notion de
durée publique (très chère au doyen toulousain qui définit l’institution comme «  une idée
d’œuvre [...] qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social »), cf. F. OST, Le Temps
du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 195 sq. ; M. REVAULT d’ALLONNES, « De l’autorité à
l’institution : la durée publique », Esprit, 2004, 307, p. 42-63. Dans la continuité de ce que nous
avons déjà dit sur le dilemme antériorité chronologique-antériorité logique, cf. l’interprétation
de la théorie de l’institution par Jean-Arnaud Mazères qui distingue entre le moment instituant
et le moment institué pour expliquer le rapport établi par Hauriou entre l’État et les autres insti-
tutions. Selon le point de vue instituant, ces dernières sont antérieures chronologiquement. Selon
un point de vue institué, l’État prend sa place d’institution primaire (J.-A.  MAZÈRES, «  La
théorie de l’institution de Maurice Hauriou ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué  »,
Mélanges J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 239-293 ; F. RANGEON, « L’approche de
l’institution dans la pensée de Hobbes », L’Institution, éd. CURAPP, op. cit., p. 91-123).
2. Cf. A. BOUREAU, « Toujours, déjà, soudain là : l’État devant l’historien », Nouvelle revue
de psychanalyse, 1986, 34, p.  185-195 ; K.  F. WERNER, «  L’historien et la notion d’État  »,
Compte rendu de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1992, 136 (4), p.  709-721. Sur
l’étymologie du mot État, cf. W.  MAGER, Zur Entstehung des modernen Staatsbegriffs,
Mayence, Verlag der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1968 ; « Republik », Ges-
chichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1984, V, p. 549-651 ; « République », Archives de philosophie
du droit, 1990, 35, p. 257-273 ; « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin
du Moyen Âge  », Théologie et droit dans la science politique de l’État moderne, Rome, École
française de Rome, 1991, p. 229-239. Sur l’enracinement médiéval des principaux traits constitu-
tifs de l’État, cf. E. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au
Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; H. QUARITSCH, Staat
und Souveränität, I. Die Grundlagen, Francfort, Athenäum, 1970 ; Souveränität. Entstehung
und Entwicklung des Begriffs in Frankreich und Deutschland vom 13. Jh. bis 1806, Berlin,
Duncker und Humblot, 1986. Nous reviendrons plus en détails sur tous ces points.
3. Pensons par exemple à Carl Schmitt qui, dès la première phrase de La Notion de politique,
affirme que le concept d’État présuppose en amont le concept de politique (C. SCHMITT, La
Notion de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 57).
38 Introduction générale

concomitantes mais distinguables  : l’axe religion-politique d’un côté, l’axe


Église-État de l’autre. Selon le même processus d’autonomisation des sphères
qui a présidé à la genèse puis à l’épanouissement de l’économie libérale, la
politique moderne elle-même est née de la morale et de la religion chré-
tiennes.
«  Le trait le plus frappant [...], résume l’anthropologue, est la complexité du
processus de scissiparité par lequel le domaine de la religion, qui d’abord est
unique et englobe toutes choses, donne naissance (avec l’aide du droit) à la
catégorie nouvelle, spéciale du politique, tandis qu’au plan des institutions
l’État hérite ses traits essentiels de l’Église qu’il supplante en tant que société
globale1. »
Nous rencontrons ici un second obstacle, qui rejoint les variations sur les
thèmes bien connus du théologico-politique et de la matrice ecclésiale de
l’institution étatique. N’est-il pas trop simple de considérer que, tout droit
sorti du moule de la théologie catholique, l’État, fils prodigue devenu adulte,
ne pouvait qu’être officiellement reconnu par l’Église, mère et éducatrice
bienveillante ? Le rapport filial n’est-il pas un peu plus complexe qu’une
simple généalogie transparente et apaisée ? La question fondamentale est
d’une limpidité presqu’aveuglante : existe-t-il de la place, assez de place, pour
deux institutions au sein de l’économie humaine du Salut ? L’Église catho-
lique ne continue-t-elle pas, encore aujourd’hui, à se penser comme la seule
Institution possible, à dénier tout statut médiateur à l’autorité temporelle ?
L’État moderne, quant à lui, ne réalise-t-il pas un programme avec lequel
l’Église ne peut se réconcilier qu’en apparence, pour sauvegarder et maintenir
l’essentiel ? Peut-elle véritablement entériner une vision laïque du monde
affirmant la spécificité et l’autonomie de l’espace politique ? L’État chrétien
d’antan, du point de vue ecclésial, n’était-il pas État en raison, précisément,
de son caractère confessionnel ? Ne bénéficiait-il pas du prestige institu-
tionnel uniquement via sa participation à la majesté divine de l’Église ? Tout
bien considéré, l’alliance séculaire du Trône et de l’Autel n’aura été qu’un
bref épisode de l’histoire. Depuis que la société s’est réveillée contre l’État,
l’Autel n’a pas cherché autre chose qu’à s’allier au nouveau camp victorieux.
D’où le passage d’une stratégie pontificale à une autre : de la défense de l’État
au nom de la souveraineté de Dieu à la défense de l’État au nom de la société
des hommes. Dans les deux cas, un dénominateur commun : l’évitement du
politique, terrain proprement moderne sur lequel l’Église ne saurait entrer, à
moins de renier sa nature profonde. L’inertie thomiste de la subsidiarité fait
le reste du travail ; subsidiarité pour laquelle il ne s’agit pas tant de nier la
nécessité de l’État que de penser les conditions d’existence d’un État sans
souveraineté et « sans politique »2.

1. L. DUMONT, Homo aequalis, I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique [1977],


Paris, Gallimard, 1999, p. 24 ; « La catégorie politique et l’État à partir du xiiie siècle » [1965],
Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1991, p. 82-133. Dans le prolongement direct de cette
analyse, cf. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit.
2. M. BOUVIER, L’État sans politique. Tradition et modernité, Paris, LGDJ, 1986.
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 39

4. UNE CONVERGENCE INOPINÉE

Dans ses versions anarchiste ou marxiste, la statophobie est bien connue  :


l’anarchisme refuse l’État en son principe même ; le marxisme veut le faire
dépérir et programme logiquement sa mort1. Ses versions libérale et catho-
lique le sont moins. Il faut en convenir, parler de statophobie libérale peut, de
prime abord, paraître incongru, la proposition venant heurter de front l’idée
communément admise, et d’ailleurs avérée, d’un État libéral, figure his-
torique de l’État de droit. Mais, c’est qu’ici encore il importe de distinguer
entre l’idéologie libérale et le fait libéral2. La césure pertinente, nous semble-
t-il, s’agissant du libéralisme, n’est pas celle qui séparerait une version poli-
tique d’une version économique, ni celle qui passerait entre un libéralisme de
marché et un libéralisme des contre-pouvoirs3 ; elle est celle qui ne confond
pas le réel et l’idéologie. Sur le plan des faits, il est pleinement justifié de
parler d’État libéral, étant par ailleurs entendu que cette construction poli-
tique moderne est pour l’essentiel due à des auteurs absolutistes : Jean Bodin
et Thomas Hobbes4. L’idéologie libérale, quant à elle, se révèle résolument
statophobique dans le sens que nous donnons à cette épithète, à savoir qu’elle
refuse de voir dans l’État une institution réellement consistante pour finale-
ment le réduire à une simple fonctionnalité, en le plaçant dans une position
de débiteur infini de la société. Mis à part quelques exemples relativement
isolés5, elle tolère un centre politique, jamais une institution étatique. La
confusion entre le fait et l’idéologie vient d’une période ultérieure pendant
laquelle l’État est peu à peu devenu libéral en intégrant les principes du

1. Sur Marx, cf. B. QUELQUEJEU, « Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d’État ? »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1979, 63 (1), p. 17-60, 63 (2), p. 203-239, 63 (3),
p. 365-418 ; P. ROSANVALLON, « Marx et le retournement du libéralisme », Le Capitalisme
utopique, op. cit., p. 179-207 ; Commentaire, 1978-1979, 1 (4), p. 477-488.
2. Ainsi que Tocqueville l’avait fait à propos de la démocratie (régime politique certes, mais
aussi condition sociale). La distinction idéologie libérale-fait libéral est due à Marcel Gauchet
(M. GAUCHET, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24). Dans le
même sens, cf. P. MANENT, « Situation du libéralisme », Préface à Les Libéraux [1986], Paris,
Gallimard, 2001, p.  7-40 ; et les travaux précités de Pierre Rosanvallon  : «  Il n’y a pas d’unité
doctrinale du libéralisme. Le libéralisme est une culture et non une doctrine. D’où les traits de ce
qui fait son unité et de ce qui tisse ses contradictions. Le libéralisme est la culture en travail du
monde moderne qui cherche à s’émanciper à la fois de l’absolutisme royal et de la suprématie de
l’Église à partir du xviie siècle [...]. Son unité est celle d’un champ problématique, d’un travail,
d’une somme d’aspirations.  » (P.  ROSANVALLON, «  Culture politique libérale et réfor-
misme », Esprit, 1999, 251, p. 161-170, ici p. 167-168 ; « Le marché et les trois utopies libérales »,
Préface à la réédition de Le Capitalisme utopique, op. cit., p. I-XVI, ici p. X).
3. Cf. B. MANIN, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs », Intervention, 1984, 9,
p. 10-24 ; « Les deux libéralismes : la règle et la balance », La Famille, la loi, l’État, dir. C. BIET,
I. THÉRY, Paris, Imprimerie nationale, Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 372-389 ; P. RAY-
NAUD, « Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, 2007, 30 (118), p. 325-345.
4. La souveraineté comme droit de contraindre chacun au nom de tous (J.  BODIN, Les Six
livres de la République [1583], Paris, Librairie générale française, 1993) et la représentation
comme passage de la multiplicité sociale à l’Un politique (T. HOBBES, Léviathan, op. cit.).
5. Comme, par exemple, Robert Nozick ou Murray Rothbard (R. NOZICK, Anarchie, État et
utopie [1974], trad. fr. É. d’Auzac de Lamartine, P.-E. Dauzat, Paris, PUF, 2008 ; M. ROTH-
BARD, L’Éthique de la liberté [1982], trad. fr. F. Guillaumat, Paris, Les Belles Lettres, 1991).
40 Introduction générale

constitutionnalisme moderne et de la séparation des pouvoirs (Locke et


Montesquieu). Toute la difficulté réside donc dans le partage entre ce qui
relève du libéralisme comme idéologie normative (priorité du juste sur le
bien, pluralisme des valeurs) et ce qui relève du contexte libéral comme réa-
lité vécue (régime des séparations, partition public-privé, gouvernement
représentatif)1. Par phobie libérale de l’État, nous entendons ainsi conception
instrumentale — désormais devenue managériale, néolibéralisme oblige —
qui nie à l’État, qui lui refuse, sa dignité (dignitas) transcendante d’institu-
tion. Préexistante au totalitarisme, cette phobie a pris une nouvelle dimen-
sion, plus radicale, au xxe  siècle, via le discours des droits de l’homme et
l’appréhension morale des problèmes politiques qu’il suppose (ou impose)2.
Toutes proportions gardées, la même distinction vaut pour le catholicisme
et la subsidiarité, un peu à la manière de la partition scolastique entre la thèse
et l’hypothèse, entre la société idéale et les contingences pratiques. Quand
bien même le catholicisme postrévolutionnaire s’est reconstitué dans une
opposition frontale au libéralisme, à la reconnaissance de l’autonomie
humaine et à l’idée d’une religion privée (la thèse), il a fini par s’accommoder,
sans nécessairement se l’avouer, du contexte, du fait, libéral (l’hypothèse),
tout en persistant à condamner le modernisme religieux. Relevons l’ironie de
l’histoire : la victoire définitive du libéralisme sur le catholicisme à la faveur
du drame totalitaire ; l’accès de l’Église à la modernité libérale via le totalita-
risme. La subsidiarité est symptomatique de cette acclimatation paradoxale :
elle s’inscrit bon gré mal gré dans un espace-temps marqué par le fait libéral
(acceptation de l’hypothèse libérale), mais n’en continue pas moins de s’op-
poser à l’idéologie du libéralisme : non-indifférence des fins collectives, refus
du relativisme moral, intégralisme3. Elle cristallise la statophobie chrétienne :

1. Cf. principalement M. WALZER, « Liberalism and the Art of Separation », Political Theory,
1984, 12, p. 315-330 (en français : « La justice dans les institutions », Esprit, 1992, 180, p. 106-
122) ; J.-M.  DONEGANI, M.  SADOUN, «  Altérité et altérations du libéralisme  », Mélanges
A.  Grosser, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p.  115-134 ; «  Le libéralisme et la question de
l’Un : séparation et représentation », Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 167-200.
2. Marcel Gauchet a fort bien résumé et pointé ce glissement insidieux : les droits de l’homme
sont un « instrument de mystification — de moyen, très précisément —, de faire passer la pilule
d’une politique, paraît-il, nécessairement minimale  : vous avez vu le Goulag ? Alors, n’en
demandez pas trop  » (M.  GAUCHET, «  Les droits de l’homme ne sont pas une politique  »
[1980], La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p.  1-26, ici p.  5). Vingt ans
après : M. GAUCHET, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » [2000], ibid.,
p.  326-385. Mais faut-il suivre l’auteur du Désenchantement du monde quand il diagnostique
une solidité inébranlable de l’État ainsi qu’une primauté souterraine du politique ? « Si l’État se
retire [...] de la gestion directe des activités collectives, s’il cesse de faire figure de pilote suprême
et de grand ordonnateur, sa fonction n’en grandit pas moins par ailleurs, dans un autre registre.
C’est ce qui subsistait de son ancien rôle déterminant qui se trouve liquidé, tandis que son rôle
instituant s’en voit souterrainement renforcé. » (M. GAUCHET, « Les tâches de la philosophie
politique », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 553). En pastichant le titre de son
recueil d’articles, on pourrait se demander si l’État ne joue pas finalement « contre lui-même ».
3. Intégralisme à distinguer d’intransigeantisme. L’intransigeantisme est un concept qu’Émile
Poulat a emprunté à l’italien (intransigentismo) pour définir la matrice culturelle du catholicisme
tel qu’il se réélabore dans le xixe  siècle postrévolutionnaire (É.  POULAT, Église contre bour-
geoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977). En parlant d’in-
tégralisme, nous faisons référence à la définition de Jean-Marie Donegani, laquelle permet d’af-
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 41

appel à la modestie de l’État souverain, remise en cause du primat de la sou-


veraineté politique sur la sphère économique afin, précisément, de la réencas-
trer dans le social ; réduction du politique à de la politique aux fins de mieux
l’épuiser dans une simple ustensibilité fonctionnelle.

Tels sont les ressorts de la rencontre entre libéralisme et catholicisme sur le


terrain de la phobie post-totalitaire de l’État. N’y aurait-il pas, à l’œuvre dans
cette rencontre, une forme de prétexte, ou de chantage implicite, la subsidia-
rité catholique rejoignant le socle de la réalité libérale pour finalement appeler
à l’effacement du pouvoir politique et à la banalisation de l’État ? Dans les
deux cas, une même conception minimale de la politique démocratique
comme moindre mal, une politique réduite à de l’intendance administrative, à
un discours de l’adaptation et de la gestion, qui ne peut avoir d’autres ambi-
tions qu’une simple mais impérieuse nécessité de survie. Conspiration inno-
cente ou « complicité aveugle »1 : car nous ne voulons bien sûr pas suggérer
que les papes, et à travers eux le catholicisme, avaient consciemment l’inten-
tion de nouer une alliance avec le libéralisme. Mais, l’histoire nous l’apprend,
les pires adversaires ont souvent des ennemis communs. Nous touchons là le
propre de l’apport intellectuel de notre concept  : la compréhension qu’il
permet de cette stratégie sans sujet, de ce recoupement inattendu entre les
discours chrétien et libéral, de cette convergence inopinée de deux antivolon-
tarismes, celui de l’ordre naturel et celui de l’ordre spontané, autour d’une
même hostilité à l’État.
À travers ce programme méthodologique, nous nous donnons pour
horizon intellectuel de rendre à la subsidiarité sa richesse et ses tensions
internes contre la banalisation de son usage sur fond de construction euro-
péenne et de territorialisation de l’action publique, de faire déchoir la subsi-
diarité de son statut d’évidence pour mieux retrouver la saveur du concept.
De lui restituer toute sa densité historique et théorique ; de la restituer au
réseau de correspondances idéologiques et système de représentations auquel
elle appartient. Cette densité ne sera pas à rechercher dans les seules produc-
tions écrites ; elle sera également à rechercher dans les mentalités, dans les
cultures, dans les mœurs, dans les institutions, sous peine, sinon, de renoncer
à véritablement faire entendre le sens refoulé des discours, des textes et des
pratiques où le mot apparaît. Nous aurons à assumer toute cette complexité.
Fort de notre débusquage sémantique, nous verrons surtout qu’il n’y a pas,
à proprement parler, de théorie originale mais plutôt un discours de la subsi-
diarité. Le saisir dans toutes ses aspérités supposera d’appréhender le concept

finer la conceptualisation poulatienne  : «  L’intégralisme désigne l’aspiration du catholicisme à


répondre à la totalité des questions humaines, sa volonté d’ensemencer et d’inspirer tous les
aspects de la vie des sociétés et de l’existence des individus. » (J.-M. DONEGANI, La Liberté de
choisir, op. cit., p. 173 ; « Religion et politique : de la séparation des instances à l’indécision des
frontières », Axes et méthodes de l’histoire politique, dir. S. BERSTEIN, P. MILZA, Paris, PUF,
1998, p. 73-90 ; « Catholicisme et libéralisme : de la concurrence à l’alliance », Religion et poli-
tique, dir. T. FERENCZI, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 61-70.
1. M. FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 181. Nous soulignons.
42 Introduction générale

à la manière d’un «  énoncé  » au sens de Michel Foucault  : l’ensemble des


paroles, des pratiques, des dispositifs de pouvoir qui définissent la culture
d’un temps (ce qu’un contexte permet de dire et de penser). Pareille « forma-
tion discursive », où s’articulent positions théoriques et enjeux stratégiques,
n’a rien d’une banale doxa qui se donnerait à voir comme telle ; elle est à
concevoir comme un énoncé collectif transversal qui réunit en un point nodal
plusieurs univers de croyances. Non pas un énoncé identifié a priori de
manière quantitative, extrait d’une masse de documents écrits et d’archives
historiques. Mais un énoncé unifiant reconstruit a posteriori — par un jeu de
va-et-vient entre points de vue micro et points vue macro — à partir de l’ob-
servation d’une convergence de langages rationnellement sélectionnés, et au
moyen de la stabilisation rigoureuse d’un itinéraire sémantique1. En bornant
les possibilités de l’action et en imposant sa logique, la subsidiarité constitue
ce type de langage souterrain, qui donne cohérence et unité à la culture
d’une époque : un esprit au sens de Montesquieu, qui manifeste une intention
générale, non pas une intention consciente et individuellement imputable
mais une intention caractéristique d’un système collectif tel que le conçoit
l’anthropologie culturelle2. Bref, une idéologie qui cristallise les valeurs
communes d’une société et d’un temps donnés.
Peut-être y a-t-il dans la subsidiarité quelque chose comme une « frontière
conceptuelle » de l’époque contemporaine, comme un « concept d’avenir » à
forte valeur d’orientation du mouvement historique. Les continuités n’appa-
raissent-elles pas avec netteté entre le catholicisme social et la démocratie
chrétienne, entre la remise sur pied post-totalitaire du fédéralisme allemand
et le projet européen ? C’est à la subsidiarité que revient la haute tâche de des-
siner la tangente qui va de l’Église à l’Europe, en passant par la tradition ger-
manique, la démocratie chrétienne, le personnalisme communautaire et le
fédéralisme intégral. Cette texture si singulière lui confère sa dimension stra-

1. Cf. R. CHARTIER, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités » [1983], Au bord de la


falaise, Paris, Albin, Michel, 1998, p. 27-66 ; A. BOUREAU, « Propositions pour une histoire
restreinte des mentalités », Annales, 1989, 6, p. 1491-1504. Sur la notion foucaldienne d’énoncé :
«  Plutôt qu’un élément parmi d’autres, plutôt qu’une découpe repérable à un certain niveau
d’analyse, il s’agit plutôt d’une fonction qui s’exerce verticalement par rapport à ces diverses
unités, et qui permet de dire, à propos d’une série de signes, si elles y sont présentes ou non. [...]
il n’est point en lui-même une unité, mais une fonction qui croise un domaine de structures et
d’unités possibles et qui les fait apparaître, avec des contenus concrets, dans le temps et l’es-
pace. » (M. FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 115). Sur la notion foucaldienne
de dispositif, cf. M. FOUCAULT, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, II, p. 299-301.
2. Sur les deux concepts d’esprit objectif et d’institution du sens chez Vincent Descombes  :
V. DESCOMBES, « Les individus collectifs » [1992], Revue du MAUSS, 2001, 18, p. 305-337 ;
Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996 ; « Y a-t-il un esprit objectif ? », Les Études philoso-
phiques, 1999, 3, p. 347-367 ; « Pourquoi les sciences morales ne sont-elles pas des sciences natu-
relles ? », Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Paris, 1998, p. 53-77. Pour un
commentaire critique de cette thèse, dans un registre poppérien, cf. A. BOYER, « Le tout et ses
individus, ou d’une querelle à l’autre », Revue philosophique, 1999, 4, p. 435-465. Louis Dumont,
duquel Vincent Descombes s’inspire pour réhabiliter le holisme méthodologique, distingue
entre trois dimensions de l’analyse de «  l’idéologie moderne  »  : une dimension historique (la
genèse des idées), une dimension nationale (la tradition culturelle de chaque pays) et une dimen-
sion « configurationnelle » (l’inscription des idées « chez chaque auteur, dans chaque école, ten-
dance ou période ») (L. DUMONT, Homo aequalis I, op. cit., p. 23).
Du mirage de l’État totalitaire au spectre de l’État subsidiaire 43

tégique de Kampfbegriff1  : «  concept d’enregistrement de l’expérience  »,


concept « saturé » d’expérience, la subsidiarité est aussi un « concept fonda-
teur d’expérience », un véritable « produit d’attente »2. Par où le juriste Carl
Schmitt et l’historien Reinhart Koselleck ne manquent pas de se rejoindre,
nous ramenant doublement à l’analyse sociologico-sémantique des concepts
et invitant à faire ressortir la portée éminemment polémique de la subsidia-
rité. Il en va finalement de la subsidiarité comme il en va de nombreux autres
vocables, très riches de sens dans une culture ou dans un pays, très pauvres
ailleurs. Aussi est-ce d’abord à l’aune des profondeurs de la tradition germa-
nique que le principe communautaire de subsidiarité trouve toute sa puis-
sance d’évocation.
Nous avons deux grammaires conceptuelles à reconstituer avant d’en venir
à l’Europe contemporaine  : une grammaire catholique, d’abord, qui nous
fournira la généalogie du concept (Première partie) et une grammaire germa-
nique, ensuite, que nous tenterons de cerner via l’identification d’une homo-
logie de structure avec la première, le repérage d’une correspondance mor-
phologique dans le passage de l’une à l’autre (Seconde partie)3. Il ne s’agit pas
de postuler a priori leur homogénéité mais de s’interroger sur le sens poli-
tique et les effets pratiques qu’il faut leur attribuer, particulièrement dans
leur réception européenne.

1. En référence à Carl Schmitt : « Tous les concepts, notions et vocables politiques ont un sens
polémique ; ils visent un antagonisme concret, ils sont liés à une situation concrète dont la
logique ultime est une configuration ami-ennemi [...] et l’absence d’une telle situation en fait des
abstractions vides et sans vie. Des mots tels que État, république, société, classe ; et aussi : souve-
raineté, État de droit, absolutisme, dictature, plan, État neutre ou État total sont inintelligibles si
l’on ignore qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de
ces mots. » (C. SCHMITT, La Notion de politique, op. cit., p. 69).
2. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 324-325.
3. Avec Hans Blumenberg, nous pourrions parler d’Umbesetzung, de redistribution, de réinves-
tissement, du schème conceptuel de la subsidiarité dans le passage de la grammaire catholique à
et la grammaire germanique. Sur la distinction blumenbergienne entre Umsetzung et Umbe-
setzung, cf. H. BLUMENBERG, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., spécialement p. 75.
Première partie
LA SUBSIDIARITÉ CATHOLIQUE
OU LA STATOPHOBIE
SOUTERRAINE
DE L’ÉGLISE ROMAINE
Chapitre préliminaire
L’Église, l’État, la Société

1. LE STATUT DOCTRINAL DE LA SUBSIDIARITÉ

Deux constats pour commencer. Le premier  : jusqu’au début des années


1960, la subsidiarité reste pour l’essentiel absente du vocabulaire officiel de
l’Église, alors même que la lettre encyclique qui marque sa naissance concep-
tuelle a été promulguée trois décennies auparavant, le 15  mai 19311. Le
second : à considérer la doctrine sociale catholique en tant que telle, force est
de constater le caractère différé — voire tardif — de l’apparition sémantique
du principe. D’après les spécialistes autorisés, tous les composants de la doc-
trine sociale de l’Église auraient été consacrés dès Rerum novarum à la fin du
xixe siècle ; et les successeurs de Léon XIII n’auraient fait que procéder à des
réactualisations périodiques en faisant fructifier le texte séminal de 18912.
Pareille présentation des choses appelle force nuances et corrections, d’autant
que notre démonstration voudrait ici insister sur une double exigence épisté-
mologique. D’abord, commencer par s’extraire du discours des papes sur
eux-mêmes. Ensuite et surtout, se défaire des illusions rétrospectives : ce n’est
qu’a posteriori, dans la recherche, somme toute assez récente, des anticipa-
tions doctrinales de la subsidiarité, que l’habitude a été prise d’ériger Qua-
dragesimo anno en point de départ de l’histoire du mot, en acte fondateur du
principe.

1. PIE  XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15  mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931,
XXIII, p.  177-228 (in A.  F.  UTZ, I, p.  568-663 ; H.  DENZINGER, 3725-3744, p.  790-794).
Nous faisons par ailleurs référence à l’encyclique Mater et Magistra promulguée en 1961 (JEAN
XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15  mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII,
p. 401-464 (in A. F. UTZ, I, p. 664-757 ; H. DENZINGER, 3935-3953, p. 835-841).
2. LÉON XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15  août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891,
XXIII, p. 641-670 (in A. F. UTZ, I, p. 510-567 ; H. DENZINGER, 3265-3271, p. 717-719).
48 La subsidiarité catholique...

Passage obligé pour débrouiller ce lien mystérieux entre 1891 et 1931, reli-
sons ce qu’écrivait le Pape Pecci quarante ans avant Pie XI :
« Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu, ni la famille ne soient
absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec
liberté, aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à
personne. Cependant, aux gouvernants il appartient de protéger la communauté
et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation
au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici
la loi suprême mais la cause même et la raison d’être du pouvoir civil ; les par-
ties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de
ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.
[...] Si donc les intérêts généraux ou l’intérêt d’une classe en particulier se
trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y
obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique1. »
Deux propositions complémentaires travaillent cet extrait du texte léo-
nien. Le Pape reconnaît d’abord à l’autorité publique l’ardente obligation
d’intervenir en faveur de la classe ouvrière via une législation sociale ambi-
tieuse et protectrice. Il rappelle ensuite que l’État doit rester un ultime
recours et intervenir seulement dans les cas de réelle nécessité. D’une part,
reconnaissance du rôle moteur de la puissance publique dans la défense du
bien commun et, d’autre part, soumission de l’État à un projet chrétienne-
ment défini ; un projet qui le dépasse et au service duquel il doit nécessaire-
ment se placer, celui de la réconciliation morale (religieuse) des classes. C’est
sur ce double message formulé dès 1891 — défense mais pas définition du
bien commun — que la subsidiarité trouvera plus tard à se greffer  : autant
d’État que nécessaire pour répondre à la question sociale, mais pour y
répondre conformément aux exigences catholiques.

À la question : comment la greffe de la subsidiarité a-t-elle pu prendre sur


la doctrine sociale de l’Église ?, nous répondrons en empruntant une
démarche de contextualisation historique. Les papes ont beau jeu de pré-
senter leur doctrine sociale comme un corpus de pensée idéologiquement
stable, ils en font des utilisations très différentes selon les configurations, et
les questions qu’elle pose. Philosophia perennis peut-être, mais qui s’actualise
et souffre au contact de la contingence. Tout est question d’optique et de
focale. Vu de l’extérieur, le catholicisme officiel peut à bon droit recouvrir
l’aspect d’un bloc monolithique d’un seul tenant dont la doctrine traverserait
imperturbablement les époques. Mais la perspective change quand on observe
le catholicisme de l’intérieur et qu’au-delà de structures pérennes, on se

1. LÉON XIII, Rerum novarum, 28 (in A. F. UTZ, I, p. 542-543). Plus haut : « Nous sommes
persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en
aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation
d’infortune et de misère imméritée. » (Ibid., 2 ; in A. F. UTZ, I, p. 512-513). « Assurément, écrit-
il, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de
vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à
son secours, car chaque famille est un membre de la société. [...] Ce n’est point là usurper sur les
attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger et les défendre comme il
convient. » (Ibid., 11 ; in A. F. UTZ, I, p. 520-521).
L’Église, l’État, la Société 49

donne les moyens de considérer la variété des sensibilités pontificales et le


poids de l’histoire1. De là le rappel du nécessaire scepticisme propre au regard
historiographique. À partir du moment où l’on admet que Pie XI n’est pas
confronté aux mêmes défis que Léon XIII, il y a lieu de se demander si la
subsidiarité se contente de cristalliser ex post quelque chose qui était déjà
latent dans la pensée catholique antérieure à 19312.
Ce souci de la contextualisation historique supposera de se prémunir
contre deux écueils méthodologiques. Le premier  : essentialiser et figer ce
que, par commodité, nous appelons catholicisme. Il faudra d’abord partir des
textes officiels de l’Église catholique (encycliques, messages et discours pon-
tificaux, déclarations des congrégations romaines, lettres pastorales et autres
documents émanant de la Curie) et considérer sa doctrine sociale pour ensuite
remonter aux pensées matricielles du catholicisme. Dans cette perspective,
quelques auteurs canoniques seront privilégiés (saint Thomas principale-
ment), mais aussi la pensée d’un philosophe laïque du xxe  siècle, Jacques
Maritain, grande figure du néothomiste, dont l’itinéraire personnel est exem-
plaire à plus d’un titre de l’évolution du catholicisme tout au long du
xxe  siècle3. Une grande partie de l’enjeu théorique de notre réflexion réside
précisément dans la question de la réception intellectuelle de Thomas d’Aquin
au tournant des xixe et xxe siècles. Comme on sait, le déploiement de la doc-
trine sociale est historiquement concomitante et philosophiquement indisso-
ciable du renouveau des études thomistes inauguré par une autre encyclique
du même Pape, de onze ans son aînée, Aeterni Patris, dans laquelle Léon XIII
exhortait les chrétiens « à rétablir et à propager le plus possible la sagesse d’or
de saint Thomas »4.

1. Dans une veine qui rappelle la définition troeltschienne du compromis, Émile Poulat a bien
montré que les débats auxquels se confronte l’Église sont le plus souvent internes au catholi-
cisme lui-même (É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance et
compromis dans le catholicisme contemporain », Social Compass, 1997, 4, p. 497-506).
2. Nous faisons référence aux propos du Père Nell-Breuning  : «  Die Sache ist uralt, nur der
Name Subsidiaritätsprinzip ist neu. » (O. von NELL-BREUNING, « Subsidiaritätsprinzip »,
Staatslexikon, dir. Görres-Gesellschaft, Fribourg, Herder, 1962, VII, col. 826-833, ici col. 826).
3. Quand bien même elle ne figure pas expressis verbis dans les écrits de Maritain, la subsidiarité
n’en irrigue pas moins le cœur même de sa réflexion. Lorsque dans Humanisme intégral, il décrit
son idéal personnaliste et communautaire, il ne manque pas de citer le fameux passage de Qua-
dragesimo anno sur la fonction supplétive de toute collectivité (J.  MARITAIN, Humanisme
intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté [1934-1936], Œuvres com-
plètes de Jacques et Raïssa Maritain, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Saint-Paul, 1982-
1992, VI, p. 477 ; rééd. Paris, Aubier, 2000, p. 170). Tous ses ouvrages ultérieurs resteront fidèles
à cette même inspiration. Cf. en particulier J. MARITAIN, L’Homme et l’État [1949], Œuvres
complètes, op. cit., IX, p. 471-736 (trad. fr. R. et F. Davril, Paris, PUF, 1953).
4. LÉON XIII, Lettre encyclique Aeterni Patris, 4  août 1879, Acta Sanctae Sedis, 1879-1880,
XII, p. 98-114 (in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701, ici 3140, p. 701). Cf., en particulier,
R.  AUBERT, «  Le contexte historique et les motivations doctrinales de l’encyclique Aeterni
Patris », Tommaso d’Aquino nel i centanerio dell’enciclica Aeterni Patris, Rome, Societa interna-
zionale Tommaso d’Aquino, 1981, p. 15-48. Moment inaugural clos par la consécration de 1917,
année où le Code de droit canonique déclare le thomisme philosophie officielle de l’Église catho-
lique (BENOÎT XV, dir., Code de droit canonique [1917], éd. fr. A.  Cance, Paris, Lecoffre,
1946). Pie XI confirmera le tout lors de la célébration du sixième centenaire de la canonisation de
saint Thomas d’Aquin (PIE XI, Lettre encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, Acta Aposto-
licae Sedis, 1923, XV, p. 323 ; in H. DENZINGER, 3665-3667, p. 775). Entre 1879 et 1923, deux
50 La subsidiarité catholique...

Certaines questions — parce qu’elles alimentent des polémiques sans fin


— seront évitées, autant que faire se peut, à tout le moins dédramatisées. Nous
n’entrerons pas, par exemple, dans le sempiternel débat sur le point de savoir
s’il existe une doctrine sociale propre au catholicisme. On connaît la critique
de Michel Villey qui s’attacha, en l’espèce, à défendre la seule et unique philo-
sophie de saint Thomas contre toute récupération intellectuelle — ecclésiale
(le thomisme magistériel : le système philosophique de l’Église tel qu’imputé à
l’Aquinate) ou laïque (Jacques Maritain fera souvent les frais de sa critique)1.
On connaît aussi la réticence sémantique de certains à parler de doctrine, celle
du Père Marie-Domnique Chenu, par exemple, pour qui le message de l’Église
se doit d’être théologique et non basculer dans l’« idéologie »2.
À cette question de l’existence ou non d’une doctrine sociale de l’Église,
nous préférons la considération du magistère tel que lui-même se donne à
voir. Mais retenons tout de même la leçon de Michel Villey : plutôt qu’à relire
la doctrine sociale en tant que telle, une étude sur la subsidiarité nous invite
en définitive à dessiner les contours d’une anthropologie chrétienne. Laquelle
ne prend sens qu’à l’intérieur d’un cadre théologique irréductible au seul sys-
tème de saint Thomas3. On ne saurait trop y insister, l’apport révolutionnaire
du Docteur angélique ne réside pas dans la reconstitution rétrospective d’une
doctrine prête à l’emploi — qui s’offrirait telle quelle à l’observateur —, il
réside dans la réconciliation entre la Révélation et la Raison. C’est bien cette
précieuse distinction des ordres surnaturel et naturel qui fournira aux catho-
liques de la fin de xixe  siècle un outil intellectuel sans équivalent contre la
philosophie rationaliste4. L’exercice de la raison, dit l’Aquinate, ne condamne
pas mais, au contraire, rend accessible une fin surnaturelle relevant de l’expé-
rience de la foi.

autres textes importants sont à intercaler : PIE X, Décret de la Sacrée Congrégation des Études
Motu proprio Doctoris angelici, 27  juillet 1914, Acta Apostolicae Sedis, 1914, VI, p.  384-386
(in H. DENZINGER, 3601-3624, p. 766-769) ; PIE XI, Lettre encyclique Officiorum omnium,
1er août 1922, Acta Apostolicae Sedis, 1922, XIV, p. 449-458.
1. Michel Villey rejette l’idée même selon laquelle il pourrait exister une doctrine autonome de
l’Église, notamment une doctrine sociale issue de saint Thomas. Il rappelle que l’Aquinate s’est
attaché à réfléchir à partir de sources autant païennes (au premier rang desquelles, bien sûr, la
source aristotélicienne) que religieuses. Aussi l’Église mutile-t-elle la pensée propre de Thomas
d’Aquin en l’érigeant en dogme officiel, tout comme les penseurs laïques qui se sont revendiqués
de l’école thomiste (M.  VILLEY, «  Une enquête sur la nature des doctrines sociales chré-
tiennes », Archives de philosophie du droit, 1960, 5, p. 37-61 ; « Doctrine sociale et conception
chrétienne de l’homme », Actualité de la doctrine sociale de l’Église, Paris, Téqui, 1982, p. 43-57 ;
« La théologie de Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit dans la
science politique de l’État moderne, Rome, École française de Rome, 1991, p. 31-49).
2. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Paris, Le Cerf, 1979.
3. Bel exemple de cette lecture classique dans B. S. LLAMZON, « Subsidiarity : The Term, Its
Metaphysics and Use », Aquinas. Rivista di internazionale di filosofia, 1978, 21 (1), p. 44-62.
4. Sur le caractère de redressement intellectuel attaché au renouveau thomiste, analysé à partir
du seul cas français (L. FOUCHER, La Philosophie catholique en France au XIXe siècle avant la
renaissance thomiste et dans son rapport avec elle (1800-1880), Paris, Vrin, 1955) ou considéré
d’un point de vue plus général (W. J. HANKEY, « Making Theology Practical : Thomas Aquinas
and the XIXth Century Religious Revival  », Dionysius, 1985, 9, p.  85-127 ; G.  MC-COOL,
XIXth-Century Scholasticism. The Search for a Unitary Method, New York, Fordham Univer-
sity Press, 1989 ; The Neothomists, Milwaukee, Marquette University Press, 1994).
L’Église, l’État, la Société 51

Ce qui nous importe, au total, c’est bien davantage de prendre en compte


le rapport entre catholicisme social et doctrine pontificale, essentiellement à
partir de ce moment séminal que constitue Rerum novarum. Car, depuis
cette encyclique, le catholicisme social ne saurait être considéré comme une
tendance parmi d’autres de l’Église catholique, il devient, sous la houlette de
Léon XIII, l’enseignement officiel de l’autorité vaticane1. En retour, l’impul-
sion romaine ne doit pas non plus faire oublier la provenance originellement
laïque de ce mouvement : le catholicisme social élabore une doctrine inspi-
rée de saint Thomas, obtient du magistère sa reconnaissance officielle et en
amorce l’application, voilà, à gros traits, la scansion historique à retenir2. De
là l’importance que nous attacherons au mixage des perspectives  : naviguer
entre catholicisme social lato sensu (ou plutôt pensée sociale catholique —
irréductible au simple courant du catholicisme social) et enseignement ponti-
fical stricto sensu.
Second écueil : la prétention à l’exhaustivité et, en creux, l’excès d’attente
vis-à-vis de la subsidiarité, qui consisterait, par exemple, à ériger a priori un
soi-disant principe en concept pivot de la pensée catholique, sans autres pré-
cautions particulières ni scrupules méthodologiques. Prendre la subsidiarité
au sérieux suppose vraisemblablement de ne pas trop lui en demander, de lui
demander sa juste part du travail. Nous avons déjà dit qu’en 1931 elle était
loin d’apparaître comme le cœur névralgique du propos pontifical. Mais
malgré la survenue tardive du mot, il reste vrai que la chose procède d’une
histoire longue, non pas qu’elle la résume mais qu’incontestablement elle en
hérite.
Étant donné l’abondance et la richesse de la littérature à disposition sur la
doctrine sociale3, nous nous efforcerons de compléter les contributions exis-

1. Par catholicisme social, il faut entendre «  les écoles de pensée et les mouvements qui ont
voulu résoudre la “question sociale”, c’est-à-dire l’ensemble des problèmes sociaux (et non pas
seulement ouvriers) nés du libéralisme économique et de la révolution industrielle, à la lumière
des enseignements du catholicisme » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chré-
tienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Le Cerf, 1986, p. 10). Plus haut, le même
auteur notait que le qualificatif christlich-sozial s’était très vite diffusé dans les pays de langue
allemande et avait autorisé une rencontre entre catholiques et protestants, mais que son équiva-
lent en France, en Belgique et en Suisse francophone désignait seulement les milieux réformés.
Parler de catholicisme social était donc un moyen de marquer une identité confessionnelle (Ibid.,
p. 8). Cf. également H. GUITTON, Le Catholicisme social, Paris, Publications techniques, 1945 ;
J.-B. DUROSELLE, Histoire du catholicisme, Paris, PUF, 1949.
2. Cf., en particulier, les synthèses historiques dues à Roger Aubert (R.  AUBERT, «  Aspects
divers du néothomisme sous le pontificat de Léon XIII », Aspetti della cultura cattolica nell’Età
di Leone XIII, dir. G.  ROSSINI, Rome, Cinque Lunes, 1961, p.  133-228 ; «  Les débuts du
catholicisme social », Nouvelle histoire de l’Église, V. L’Église dans le monde moderne (1848 à
nos jours) [1963], dir. R. AUBERT, et al., Paris, Le Seuil, 1975, p. 156-176).
3. Parmi une bibliographie foisonnante, citons en priorité : J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, Église
et société économique. L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII. 1878-1958, Paris,
Aubier, Montaigne, 1959 ; J.-Y. CALVEZ, Église et société économique. L’enseignement social de
Jean XXIII, Paris, Aubier, Montaigne, 1963 ; L’Économie, la société, l’individu. L’enseignement
social de l’Église, Paris, Desclée de Brouwer, 1989 ; L’Église et l’économie. La doctrine sociale de
l’Église, Paris, L’Harmattan, 1999 ; A. F. UTZ, Sozialethik, I. Die Prinzipien der Gesellschafts-
lehre, Heidelberg, Kerle, 1958 ; A. F. UTZ, dir., Die Katholische Soziallehre und die Wirtschafts-
ordnung, Trier, Paulinus, 1991 ; P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église. Recherche et dialogue,
52 La subsidiarité catholique...

tantes en spécifiant de manière systématique la question circonscrite de la


subsidiarité. Encore faut-il prendre le soin de poser l’interrogation sur un
terrain pertinent, et bien voir que réduction de la focale ne veut pas dire
réduction de la problématique. À travers la subsidiarité, ce n’est rien de moins
que le problème catholique de l’État qui est soulevé, la question, telle que
formulée du point de vue de l’Église, du rôle de la puissance publique, de ses
contours, de sa sphère et de son rapport à la société. Que dit la subsidiarité de
la théorie catholique de l’État ? Quelle conception du rapport entre État,
société et Église véhicule-t-elle ? On le voit, refuser d’ériger a priori la subsi-
diarité au rang de valeur fondamentale du magistère de l’Église ne diminue
pas l’amplitude de notre tâche. On en veut pour dernier témoin la récente
parution, en 2005, du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, qui
a mis à rude épreuve la modestie de nos prétentions initiales. En effet, ce
document officiel, comme avant lui le Catéchisme de l’Église catholique1, par-
ticipe sans le dire au procès de canonisation d’un principe qui n’a pourtant
jamais été affirmé ex cathedra, et tend en quelque sorte à lui conférer le grade
ultime de la dignité doctrinale2. On saisit alors comment une telle systémati-
sation théorique contribue à lisser les multiples effets de contexte et autres
aspérités pour finalement édifier en un tout cohérent une doctrine formulée
au fil des circonstances. Ainsi la subsidiarité serait-elle bien « présente dès la
première grande encyclique sociale », Rerum novarum3.
Toujours cette même tendance de l’Église à clore hermétiquement son dis-
cours sur elle-même, y compris dans les domaines non soumis à l’infaillibilité
pontificale — ce qui est le cas de la doctrine sociale dans son ensemble4. Issu

Paris, PUF, 1965 ; M. D. CHENU, La « Doctrine sociale » comme idéologie, op. cit. ; O. HÖFFE,
L’Église et la question sociale, Fribourg, Éditions universitaires, 1984 ; P.  de LAUBIER, La
Pensée sociale de l’Église catholique. Un idéal historique de Léon XIII à Jean-Paul II, Fribourg,
Éditions universitaires, 1984 ; M. HOBGOOD, Catholic Social Teaching and Economic Theory.
Paradigm in Conflict, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ; C. E. CURRAN, Catholic
Social Teaching, 1891-Present. A Historical, Theological, and Ethical Analysis, Washington,
Georgetown University Press, 2002.
1. JEAN-PAUL II, Catéchisme de l’Église catholique [1992-1997], éd. fr., Paris, Le Centurion,
Le Cerf, Fleurus-Mame, Librairie éditrice vaticane, 2009, 1883, p. 465 ; 1885, p. 466 ; 1894, p 467 ;
2209, p. 536. Nous donnons la pagination de la nouvelle édition Pocket parue en 2009.
2. La subsidiarité, lit-on, « figure parmi les directives les plus constantes et les plus caractéris-
tiques de la doctrine sociale de l’Église  » (CONSEIL PONTIFICAL JUSTICE ET PAIX,
Compendium de la doctrine sociale de l’Église [2005], éd. fr., Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-
Mame, 2008, 185, p.  103). Le mot est ventilé dans l’ensemble du document, qui le mentionne
près de vingt fois : 77, p. 42 ; 160, p. 90 ; 185-189, p. 103-106 ; 214, p. 124 ; 252, p. 147 ; 351,
p. 197 ; 354, 356-357, p. 199-201 ; 417-419, p. 234-235 ; 441, p. 248 ; 449, p. 254 ; 565, p. 319.
3. Ibid., 185, p.  103. Notons que le passage où figure l’expression latine «  “subsidiarii” offici
principio  » n’est à aucun endroit mentionné ; ce qui permet d’éviter l’alternative de la traduc-
tion : fonction supplétive (traduction originelle en français) ou fonction subsidiaire (traduction
postconciliaire) de toute collectivité (Ibid., 186, p. 104). La version française du Denzinger tra-
duit par « fonction “subsidiaire” » (H. DENZINGER, 3738, p. 793). Sur les nécessaires précau-
tions méthodologiques et épistémologiques à observer dans le maniement du Denzinger, comme
d’ailleurs de toute autre compilation, cf. Y. M.-J. CONGAR, « Du bon usage du “Denzinger” »,
Situation et tâches présentes de la théologie, Paris, Le Cerf, 1967, p. 111-133.
4. Pour un point sur la question du statut doctrinal des différentes catégories de textes émanant
du Vatican, cf. J.-F. CHIRON, L’Infaillibilité et son objet, Paris, Le Cerf, 1999. Selon la règle
toujours en vigueur, l’infaillibilité n’est engagée que si, et seulement si, sont en jeu des vérités
L’Église, l’État, la Société 53

d’une entreprise de codification lancée à la demande du Pape Jean-Paul II, le


Compendium sera bien sûr pris en compte dans les développements qui
suivent, mais au titre de matière première à analyser non au titre de parole
définitive à recevoir. Contre le danger d’une reconstitution apologétique
de l’histoire dictée par les intérêts de la foi1, il nous faut tout simplement
verser ce dernier document dans le dossier — déjà massif — de notre enquête
au même titre que les encycliques et autres écrits pontificaux qu’il compile.
Reste un point essentiel, que nous relevons, ici, sur le mode de l’interroga-
tion : que dit sur elle-même et sur sa représentation du monde une Église qui
place la subsidiarité au même niveau que la dignité de la personne, le bien
commun, la justice et la solidarité ? Nous aurons à réfléchir sur ce parcours,
somme toute assez fulgurant, d’un concept historiquement très récent à l’in-
térieur de la pensée ecclésiale.

2. LA QUESTION DE L’intervention ÉTATIQUE

Commençons par restituer l’économie générale du texte pontifical de 1931


avant d’y situer plus exactement la place et l’assise du principe de subsi-
diarité.
Comme pour tous les textes promulgués à l’occasion d’un anniversaire, la
première partie de la lettre pontificale (paragraphes  1 à  40) s’emploie à
résumer le texte célébré, Rerum novarum, en en retraçant les grandes orienta-
tions et en soulignant plus spécialement la portée de ce que Pie XI appelle la
« grande charte » léonienne des travailleurs. Dans un hommage appuyé rendu
à son illustre prédécesseur, il souligne à quel point l’encyclique de 1891 a
fécondé « une science sociale catholique qui grandit et s’enrichit de jour en
jour »2. Cependant — et la deuxième partie est là pour en rendre raison —,
cette croissance n’est pas si naturelle qu’il n’y paraît au premier abord. Bien
qu’évidemment inscrite dans la filiation immédiate du propos léonien, Qua-
dragesimo anno intervient après un choc traumatique, celui de la Première
Guerre mondiale, et dans un tout autre contexte historique, celui des années
1930, un contexte économiquement, politiquement et idéologiquement
inédit.
Différence sociale et économique, d’abord : la Grande Dépression de 1929
en témoigne avec force, les transformations du capitalisme accélèrent et radi-

contenues dans la Parole de Dieu ou transmises par la Tradition. En la matière, cf. aussi les tra-
vaux inauguraux de Gustave Thils sur la définition du principe d’infaillibilité lors du Concile
Vatican I (G. THILS, L’Infaillibilité pontificale. Sources, conditions, limites, Louvain, Duculot,
1969 ; Primauté et infaillibilité du Pontife romain à Vatican I, Louvain, Peeters, 1989).
1. Sans être dupe de l’ancienne épistémologie positiviste qui postulait, de manière trop rigide,
une rupture nécessaire dans la construction de l’objet — oubliant ainsi de penser la continuité
entre le sens commun et le savoir scientifique (J.-M. DONEGANI, «  Pour une conversation
entre théologie et sociologie », Mélanges J. Doré, Paris, Desclée, 2002, p. 417-430). Nous repren-
drons cette question pour faire valoir les exigences spécifiques de la matière juridique.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 20 (in A. F. UTZ, I, p. 579). Cf. R. AUBERT, « L’encyclique
Rerum novarum, une “charte des travailleurs”  », Le Monde catholique et la question sociale,
1891-1950, éd. F. ROSART, G. ZÉLIS, Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1992, p. 11-28.
54 La subsidiarité catholique...

calisent les effets sociaux d’une industrialisation pourtant déjà ancienne.


Où le quantitatif égale un niveau tel qu’il accède au registre qualitatif. Le
paroxysme est même atteint avec une financiarisation désormais planétaire,
des soubresauts monétaires à répétition et, surtout, l’apparition chronique
d’un chômage de masse. D’où la deuxième partie de l’encyclique : des para-
graphes  41 à  98, le Pape s’attache à compléter les réflexions de Léon XIII
(propriété privée, rapports entre travail et capital, juste salaire), leur donne
une portée plus actuelle tout en souhaitant dissiper quelques équivoques,
spécialement sur la question du corporatisme1. S’émouvant du «  flagrant
contraste  » entre «  une poignée de riches et une multitude d’indigents  », il
entend tirer les conséquences des profonds « changements survenus [...] dans
le régime capitaliste » depuis la fin du xixe siècle2. Au cours des quatre décen-
nies qui s’écoulèrent de 1891 à 1931, le logiciel de l’État fut en effet soumis à
un reformatage complet, les interventions de la puissance publique ayant pris
entre-temps un nouveau pli, celui de l’économie de guerre : augmentation de
leur volume, intensification de leurs moyens, diversification de leur objet.
Différence idéologique et politique, ensuite, qui caractérise spécialement le
continent européen  : la forte audience des partis communistes dans les
milieux ouvriers et les succès enregistrés par les partis d’extrême droite dans
les classes moyennes marquent l’entrée dans une ère inédite de protestation
radicale et violente. Sans adhérer à la thèse marxiste de la détermination maté-
rielle des superstructures intellectuelles, il importe de considérer l’impact de
la contingence historique sur la pensée  : cette nouvelle configuration, mar-
quée par le «  désencastrement  » de l’économique et du social — ou plutôt
l’accession de l’économie au rang de secteur dominant de la vie collective —
ne manque pas d’engendrer son lot d’idées et de concepts neufs3 ; via, par

1. « Avec le temps [...], écrit Pie XI, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de
plusieurs passages de l’encyclique [...], ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de
controverses parfois assez vives. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
« Comme [...] les besoins de notre époque et les changements survenus dans la situation générale
demandent une application plus exacte des enseignements de Léon XIII ou même exigent des
compléments, Nous sommes heureux de saisir cette occasion, selon Notre charge apostolique
qui Nous fait débiteur de tous, pour répondre, dans la mesure du possible, à ces doutes et aux
questions qui se posent actuellement. » (Ibid., 40 ; in A. F. UTZ, I, p. 591).
2. Ibid., 104 (in A. F. UTZ, I, p. 629). « Avec l’industrialisation progressive du monde, le régime
capitaliste a [...] considérablement étendu son emprise, envahissant et pénétrant les conditions
économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvaient en dehors de son domaine, y intro-
duisant, en même temps que ses avantages, ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant
pour ainsi dire sa marque propre. » (Ibid., 105 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
3. K. POLANYI, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps [1944], trad. fr. C.  Malamoud, Paris, Gallimard, 1983. Plutôt qu’à Karl Marx référons-
nous à Karl Polanyi qui a mis au jour l’illusion naturaliste de l’idéologie du marché autorégulé,
mais qui a surtout démontré en quoi l’autonomisation de la sphère économique produisait son
lot d’idées neuves, notamment sous la forme d’anticorps à l’idéologie dominante. Lui-même
appelait d’ailleurs à une resocialisation de l’économie, à son « réencastrement » dans le social.
S’inspirant des analyses de Polanyi, Louis Dumont a parlé de « la séparation radicale des aspects
économiques du tissu social et leur constitution en domaine autonome » (L. DUMONT, Homo
aequalis, I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique [1977], Paris, Gallimard, 1999,
p.  15). Sur le sujet, cf. P.  ROSANVALLON, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de
marché [1979], Paris, Le Seuil, 1999 ; M. GAUCHET, « De l’avènement de l’individu à la décou-
L’Église, l’État, la Société 55

exemple, l’apparition de nouvelles écoles de pensée que nous rencontrerons


plus bas : néolibéralisme, néosocialisme, néocorporatisme1.
Consacrée à la réflexion morale, la troisième et dernière partie de l’ency-
clique réaffirme le rôle de l’Église et de son travail doctrinal. Les para-
graphes 99 à 148 reviennent sur la question des mutations à l’œuvre dans les
sociétés modernes ainsi que sur les remèdes à envisager pour refonder chré-
tiennement l’ordre social. Selon un point de vue constamment réaffirmé par
l’Église, la question économique et sociale s’origine dans un problème moral
et, par là, religieux dont la réponse ne saurait être valablement trouvée ail-
leurs qu’à l’intérieur du message catholique. La réflexion de Pie XI s’articule
donc en deux volets, indissolublement liés comme le sont, dans une optique
chrétienne, les questions temporelle et spirituelle. D’une part, la réforme des
institutions : réinstaller l’État dans son véritable rôle, redonner tous ses droits
à la densité sociale et à la mission salvifique de l’Église. D’autre part, la
réforme des mœurs : rappeler le message du Christ, substituer la modération
chrétienne à l’égoïsme sans frein, faire vivre le lien fraternel entre les hommes.
Si, dans la suite du propos, nous nous intéresserons prioritairement au
premier volet, nous ne devons pas pour autant ignorer le second, qui sera
étudié de manière plus indirecte. Autre manière de rappeler nos deux niveaux
de contextualisation précédemment évoqués  : configuration historique et
configuration doctrinale.

La structure de l’encyclique étant rappelée, nous importe en premier lieu


l’extrait où apparaît la première définition aboutie du principe de subsi-
diarité.
« Il est vrai sans doute, et l’histoire en fournit d’abondants témoignages, que, par
suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait
jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être
accomplies que par de puissantes collectivités. Il n’en reste pas moins indiscutable
qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie
sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la
communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule
initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en
même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de
retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus
vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-
mêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les
membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le
soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ;
elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement

verte de la société », [1979], La Condition politique, op. cit., p. 405-431. Pour une vision critique
des thèses de Karl Polanyi et Louis Dumont, cf. C. LARRÈRE, L’Invention de l’économie poli-
tique au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, 1992.
1. D’un économiste qui se fera remarquer pour son imposante contribution à la doctrine du
corporatisme, cf. G. PIROU, Néolibéralisme. Néocorporatisme. Néosocialisme, Paris, Gallimard,
1939 ; « Corporatisme 1937 », Revue d’économie politique, 1937, 51, p. 1329-1366 ; La Corpora-
tion devant la doctrine et devant les faits, Paris, Domat-Montchrestien, 1936.
56 La subsidiarité catholique...

les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir :
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances
ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc bien persuadés :
plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon
le principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront
l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques1. »
L’État étant bien sûr la principale collectivité visée par l’encyclique2, que
faut-il entendre par fonction supplétive ou subsidiaire de l’État ? Le message
pontifical présente l’avantage de la limpidité. L’État n’a pas à se substituer
aux groupements divers — les corps professionnels en premier lieu3 — qui se
forment à l’intérieur de la société. En tant qu’autorité supplétive, il se doit
« d’aider les membres du corps social, et non pas les détruire ni les absorber »4.
Avoir la charge de promouvoir le bien commun, dit le Pape, être responsable
d’assurer la paix de la communauté, c’est en même temps laisser toute leur
place aux instances intermédiaires. L’État porterait même atteinte à l’esprit
de sa mission, ajoute-t-il, s’il en venait à limiter la capacité d’action des per-
sonnes et des groupes. Son intervention dans la société, telle est la parole
officielle, doit donc se soumettre au principe de subsidiarité  : intervenir
chaque fois que nécessaire, en acceptant de n’être pas maître de cette néces-
sité, encore moins de ses critères qui trouvent leurs fondements ultimes dans
la seule nature. Aimantée par le bien commun, disciplinée par la justice
divine, la politique a pour fonction d’assurer un ordre ; mais elle ne crée pas
les éléments qui le composent (famille, économie, culture) ; ceux-ci ont leur
but propre, leurs règles et leur destination. Aussi chacun — personnes ou
groupes, personnes et groupes — a-t-il le droit et l’obligation d’assumer son
rôle de manière à respecter la structuration naturelle des choses voulue par
Dieu.
En face, l’horizon d’adversité qui fait office de diagnostic à Pie XI tient en
deux propositions logiquement liées entre elles. 1o : « Il ne reste plus guère en
présence que les individus et l’État ». 2o :

1. Ibid., 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons. Nous avons déjà considéré la ques-
tion des transferts linguistiques : écrite en latin et traduite de manière disparate dans les diffé-
rentes langues nationales, Quadragesimo anno a été sujette à des interprétations multiples.
2. Si le principe de subsidiarité est principalement ordonné à la protection de l’autonomie de la
personne humaine (personne physique) face aux structures sociales (personnes morales) qui
risquent de l’absorber, il joue aussi, d’après la lettre même du propos pontifical, pour une collec-
tivité par rapport à une collectivité supérieure. Aucune communauté ne doit faire ce qu’une
communauté moins vaste peut réaliser seule, de même que la puissance publique, les collectivités
locales et les associations ne doivent pas faire ce que les personnes peuvent réaliser avec leurs
propres moyens. Certes la subsidiarité s’applique à toutes les collectivités mais c’est à l’État que
nous nous intéresserons en priorité car c’est précisément la question l’intervention étatique en
matière économique et sociale qui a provoqué l’émergence du principe.
3. « Ces associations formèrent [...] des ouvriers foncièrement chrétiens, sachant allier harmo-
nieusement l’exercice diligent de leur profession avec de solides principes religieux, capables de
défendre efficacement leurs droits et leurs intérêts temporels avec une fermeté qui n’exclut ni le
respect de la justice, ni le désir sincère de collaborer avec les autres classes au renouvellement
chrétien de la société. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 33 ; in A. F. UTZ, I, p. 587).
4. Ibid., 79 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
L’Église, l’État, la Société 57

«  Cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à


l’État, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les
groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie
de charges et de responsabilités1. »
Et de se lamenter encore :
«  [Le pouvoir] qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême
arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la
justice, [...] est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes
les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt2. »
Telle que promue par Pie XI, la restauration de l’ordre social supposera
donc de redonner toute leur vitalité et toute leur densité aux corps sociaux.
Nous l’avons dit, cette idée n’est pas nouvelle, mais les mots pour l’exprimer
sont, eux, empreints d’une tonalité inédite, parfaitement irréductible au dis-
cours ecclésial antérieur. L’encyclique de 1891, question sociale oblige, insis-
tait sur la nécessité d’une régulation étatique. Elle faisait obligation à l’État
d’intervenir dans le domaine économique et social afin de prendre les mesures
voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière3. L’ency-
clique de 1931, conséquences de la guerre oblige, menace totalitaire aidant,
insiste sur la nécessité d’une limitation de l’intervention étatique. En parti-
culier, nous y reviendrons, à travers l’idée d’une césure entre les « affaires de
moindre importance  », la gestion prosaïque, l’intendance du quotidien,
confiées aux groupements de rang inférieur et, les causes majeures, comme on
dit en droit canonique, les fonctions qui n’appartiennent qu’à l’autorité poli-
tique : « diriger, stimuler, surveiller, contenir »4. La règle invoquée est tou-
jours la même, mais son rappel prend lui une coloration toute spécifique  :
prévenir les excès de l’État et de la centralisation qu’implique son organisa-
tion, s’ériger en rempart face au danger d’étatisation. Voilà la nouveauté
essentielle de Quadragesimo anno par rapport à Rerum novarum. L’objectif,
du point de vue pontifical, ne sera pas de sauver l’État de ses difficultés éco-
nomiques. Il consistera bien davantage à donner plus d’efficacité à la stratégie
catholique.

1. Ibid., 78 (in A. F. UTZ, I, p. 617). « La politique sociale mettra donc tous ses soins à reconsti-
tuer les corps professionnels.  » (Ibid., 82 ; in A.  F.  UTZ, I, p.  619). Reprise des propos de
Léon XIII dans Rerum novarum : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les cor-
porations anciennes, qui étaient pour eux une protection ; tout principe et tout sentiment reli-
gieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et
sans défense se sont vus avec le temps livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une
concurrence effrénée. » (LÉON XIII, Rerum novarum ; in A. F. UTZ, I, p. 513).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 109 (in A. F. UTZ, I, p. 631). Pie XII rapporte cette « déchéance
du pouvoir » à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux
d’ordre économique ». « Sans doute, précisera son successeur, dans la confusion inextricable où
s’agite aujourd’hui le monde, l’État se trouve-t-il dans la nécessité de prendre sur lui une charge
énorme de devoirs et d’emplois ; mais cette situation anormale ne menace-t-elle pas de compro-
mettre gravement sa force intime et l’efficacité de son autorité ? » (PIE XII, Allocution au Consis-
toire, 20 février 1946, Acta Apostolicae Sedis, 1946, XXXVIII, p. 141-151 ; in SOLESMES, 957,
p. 500 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 2063-2077).
3. LÉON XIII, Rerum novarum (in A. F. UTZ, I, p. 512-513).
4. PIE XI, Quadragesimo anno, 80 (in A. F. UTZ, I, p. 617).
58 La subsidiarité catholique...

Sans la Grande Guerre, point de subsidiarité. Certes, mais il ne saurait


s’agir de dramatiser à l’excès notre méthode contextuelle. Pour indispen-
sables et précieux qu’ils soient, nos repérages historiques ne constitueront
qu’une clef de lecture intermédiaire dans notre entreprise d’interprétation
de Quadragesimo anno. Ils ne doivent pas nous éloigner de la lettre même
du propos pontifical. Car les conditions de naissance du mot subsidiarité
ne jouent pas de manière immédiatement causale sur sa vie ultérieure. Il en va
de la génétique sémantique comme il en va de la génétique humaine  : elle
n’est pas déterministe. Reinhart Koselleck l’a très bien dit :
« Les expériences aussi se modifient, quand bien même elles sont faites une fois
pour toutes et restent identiques à elles-mêmes. C’est là la structure temporelle
de l’expérience qu’il est impossible de recueillir sans une attente rétroactive1. »
La conscience de ce biais — la subsidiarité a-t-elle obtenu le contenu
d’expérience auquel elle était vouée lors de la genèse du mot ? — doit nous
rendre plus lucide dans l’étude de l’encyclique Quadragesimo anno. Un tel
programme pourra nécessiter de s’écarter temporairement du mot subsidia-
rité lui-même (concept historique de subsidiarité), mais pour mieux analyser
la chose dans toute sa profondeur historique (concept heuristique)2. Aucun
besoin, cependant, de remonter très loin dans le temps. C’est au xixe  siècle
que l’idée de subsidiarité incube et que ses linéaments sont posés à l’intérieur
de la culture catholique. La naissance du concept découle en droite ligne de la
reformulation de la question de la corporation au cours de ce siècle charnière
qui a à gérer l’héritage tourmenté de l’épisode révolutionnaire français.
Tel est bien l’horizon d’adversité reconstruit par l’imaginaire ecclésial : la
Révolution jacobine, la Réforme protestante, bras religieux de l’athéisme
moderne, et, plus en amont encore, la Renaissance, moment critique de la
bifurcation anthropocentrique3. Sortir de cet humanisme sans Dieu, martèlent
les papes, suppose en retour de se soustraire au paradigme de la modernité
individualiste, de rompre avec le rousseauisme athée, avec le jacobinisme
sacrilège et profanateur qui, en faisant de l’État un pouvoir spirituel4, a dépos-

1. R. KOSELLECK, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979],


trad. fr. J. et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 1990, p. 314.
2. Nous reprenons ici une distinction (concept historique-concept heuristique) que l’historien
danois Mogens H. Hansen applique à l’État (M. H. HANSEN, « Le concept heuristique d’État
par opposition au concept historique », Polis et Cité-État. Un concept antique et son équivalent
moderne [1998], trad. fr. A. Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 211-215).
3. La tendance catholique à imputer à la Réforme tous les malheurs dont est, depuis, frappée
l’Europe constitue, on le comprend, un véritable lieu commun du discours pontifical, qui ne
disparaîtra qu’avec Vatican II. Citons, par exemple, Léon XIII dans Quod apostolici : « La guerre
cruelle qui, depuis le xvie siècle, a été déclarée contre la foi catholique par les novateurs, visait à ce
but d’écarter toute révélation et de renverser tout l’ordre surnaturel, afin que l’accès fût ouvert
aux inventions ou plutôt aux délires de la seule raison. » (LÉON XIII, Lettre encyclique Quod
apostolici numeris, 28  décembre 1878, Acta Sanctae Sedis, 1878-1879, XI, p.  369-376 ; in
A. F. UTZ, I, p. 54-71, ici p. 57 ; H. DENZINGER, 3130-3133, p. 699-700). Cf. aussi J. MARI-
TAIN, Antimodernes [1922], Œuvres complètes, op. cit., II, p. 923 sq.
4. Nous reprenons ici la définition usuelle du jacobinisme, telle que donnée, notamment, par
Albert Thibaudet qui le caractérise par son « tempérament centralisateur » (A. THIBAUDET,
Les Idées politiques de la France, Paris, Stock, 1932, p. 148-149). Sans, pour autant, être dupe de
ses effets trompeurs et des raccourcis simplistes qui conduisent, y compris les observateurs, à
L’Église, l’État, la Société 59

sédé l’Église de sa raison d’être, sous le prétexte d’une séparation mortifère


des sphères publique et privée — que, logiquement, elle refuse au nom de la
Médiation1. C’est bien 1789 — pêle-mêle le suffrage universel, la volonté
générale, l’abolition des privilèges et la suppression des ordres2 — qui, en
court-circuitant les corps traditionnels, a poussé jusqu’à son ultime dévelop-
pement le projet révolutionnaire de régénération sociale fondé sur le principe
d’une jonction immédiate entre le citoyen et l’État3. Il faut ici relever un jeu
de vases communicants : le renforcement des corporations a toujours corres-
pondu, à partir de la fin du Moyen Âge, à une réaction du social face au déve-
loppement de la puissance politique de l’État4. « Quand il y avait de vraies
corporations, au Moyen Âge, résume Don Sturzo, il n’y avait pas d’État,
dans le sens moderne du terme5. » Sans vouloir réduire la modernité politique
à la seule expérience française de la Révolution, il convient de garder à l’esprit
combien la doctrine sociale de l’Église conserve la mémoire très vive de ses
antécédents contre-révolutionnaires  : les réalités concrètes et variées plutôt
que les principes abstraits et uniformes, les communautés premières d’appar-
tenance plutôt que l’individu isolé et l’État jacobin. Le problème de la média-
tion sociale, du lien social en tant que tel, ne travaille pas le seul camp catho-
lique ; un large éventail de positions intellectuelles se retrouve autour d’une
même thématique mais lui donne des colorations pour le moins nuancées.
Tout le xixe siècle pose en définitive les termes du débat matriciel que nous
retrouvons au cœur des années 19306.

La nécessité de l’État n’est jamais en cause ; ce qui est en cause c’est bien
davantage sa légitimité institutionnelle. Dire que la fonction de l’autorité
publique est supplétive ou que la fonction de l’État est subsidiaire, c’est dire
qu’il n’est pas le cœur névralgique du tissu social, ce n’est pas remettre en

parler d’« État jacobin ». Sur cette locution problématique, devenue lieu commun incontesté en
raison de sa force suggestive, cf. P.  LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie
patriote, Paris, Minuit, 1976, p. 99 sq. ; « Les maîtres de la loi. Étude sur la fonction dogmatique
en régime industriel », Annales, 1983, 38 (3), p. 507-535, spécialement p. 528 sq.
1. Cf. P.  MISNER, «  Catholic Antimodernism  : The Ecclesial Setting  », Catholicism
Contending with Modernity and Antimodernism in Historical Context, éd. D. JODOCK, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 2000, p. 56-87 ; J. A. KOMONCHAK, « Modernity and
the Construction of Roman Catholicism », Cristianesimo nelle storia, 1997, 18, p. 353-385.
2. Outre à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789), pensons, en parti-
culier, à la loi d’Allarde supprimant les corporations de métiers (2-17  mars 1791) et à la loi
Le Chapelier interdisant les réunions ou regroupements particuliers (14-17 juin 1791).
3. D’où ces deux itinéraires en Europe : maintien de fortes communautés locales et/ou profes-
sionnelles dans les territoires allemands, qui n’ont rejoint que très tardivement la forme étatique ;
quasi destruction en Angleterre et en France, les deux pays qui ont fait naître la forme étatique
moderne (cf. B. BARRET-KRIEGEL, L’État et les esclaves [1979], Paris, Payot, 1989).
4. Cf. E. COORNAERT, Les Corporations en France avant 1789, Paris, Gallimard, 1941 ; « Les
corporations du Moyen Âge à la Révolution », Politique, 1934, 8 (5), p. 389-395.
5. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 39.
Homme d’Église et père du popularismo, Luigi Sturzo est le fondateur en 1919 du Partito popo-
lare italiano, persécuté par Mussolini dès 1923 et définitivement dissout en 1926.
6. Pour une vue d’ensemble de la période ouverte par la Révolution française,
cf.  M.  H. ELBOW, French Corporative Theory, 1789-1948, New York, Columbia University
Press, 1953.
60 La subsidiarité catholique...

cause sa nécessité fonctionnelle. Le ballottage entre ces deux exigences appa-


remment paradoxales ne saurait faire oublier l’ambiguïté foncière sur laquelle
elles reposent chacune. Une fois établie cette nécessité de l’État, il importe de
décliner concrètement ses modalités d’intervention. L’énoncé du problème
paraît fort simple : un État subsidiaire, mais un État qui doit, en même temps,
être autoritaire ; un État subsidiaire qui assure la primauté de l’essentiel et en
assume, le cas échéant, la défaillance ; l’intervention de l’État si l’action des
personnes ou des communautés est insuffisante ou l’abstention de l’État si
elle est suffisante. Mais s’en tenir à ce seul niveau d’analyse ne saurait suffire,
au risque, sinon, de ne se contenter que d’un déplacement du problème. La
détermination de cette suffisance réclame un critère objectif — à défaut d’ins-
tance tierce apte et légitime à décider (à moins que l’Église ne pense tout sim-
plement à elle-même1) — ; ce critère est celui du bien commun. Qu’entendre
alors par bien commun ? Si l’enjeu, nous le verrons, réside ultimement dans la
définition du contenu même de cette notion, il importe, pour l’instant, non
de définir substantiellement ce à quoi elle renvoie du point de vue de l’Église,
mais de considérer sur le plan morphologique la dépendance de la subsidia-
rité à son égard, selon une logique proprement hiérarchique2, à l’image, d’ail-
leurs, de tous les principes qui font référence au droit naturel3. En élevant le
principe de bien commun au rang de norme légitimatrice de la puissance
publique, l’Église peut sereinement justifier l’intervention étatique. Par l’af-
firmation de l’antécédence de la personne et de la société sur la puissance
étatique, la subsidiarité constitue un instrument très efficace dans les mains
de l’Église pour préserver sa propre primauté.
Son horizon d’attente : l’ordre naturel à conserver et à perpétuer. Réponse
catholique à un supposé étatisme moderne (socialiste, communiste et
jacobin), la subsidiarité révèle cet antivolontarisme viscéral de la doctrine de
l’Église. Antivolontarisme de réaction au positivisme juridique de la moder-
nité (l’État comme auteur monopolistique de la loi)4. Antipositivisme au sens

1. Si la civilisation chrétienne est « la seule “cité” vraiment “humaine” » (PIE XI, Lettre ency-
clique Divini Redemptoris, 19  mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937, XXIX, 32, p.  65-106 ;
in A. F. UTZ, I, p. 225), alors l’Église, située au sommet de cette civilisation, est sans conteste
la mieux à même pour définir le bien commun temporel de l’homme imago Dei.
2. Dire que A est subsidiaire par rapport à B revient, a priori, à dire que B est supérieur à A ;
mais ce peut tout autant vouloir dire que A est supérieur à B, au sens où A ne serait appelé à
intervenir que si, et seulement si, B n’agit pas en fonction de ce que A exige légitimement de lui.
3. Droit naturel au sens classique des Anciens (l’ordre objectif des choses), non au sens des
Modernes (les droits subjectifs de l’homme). Cf. L. STRAUSS, Droit naturel et histoire [1953],
trad. fr. M.  Nathan, É.  de  Dampierre, Paris, Flammarion, 1986 ; M.  VILLEY, Le Droit et les
droits de l’homme [1983], Paris, PUF, 2008). Sur le jusnaturalisme, cf. R. BRAGUE, La Loi de
Dieu [2005], Paris, Gallimard, 2008 ; A. SÉRIAUX, Le Droit naturel [1993], Paris, PUF, 1999 ;
« Loi naturelle, droit naturel, droit positif », Raisons politiques, 2001, 4, p. 147-155).
4. La subsidiarité remet en cause ce qui est au cœur de la définition ontologique du principe de
souveraineté : l’omnicompétence de l’État, l’indivisibilité de la puissance publique et sa capacité
à se saisir de toute affaire politique. Cf. J. BODIN, Les Six livres de la République [1583], Paris,
Librairie générale française, 1993, p.  111  sq., p.  151  sq. (liv.  I, ch.  8, 10). En faisant retour au
schéma bodinien, Olivier Beaud a montré en quoi la souveraineté ne se situait pas dans l’ordre de
la quantité mais bien dans un registre qualitatif (O. BEAUD, « La notion d’État », Archives de
philosophie du droit, 1990, 35, p. 119-141 ; La Puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 142-147 ;
L’Église, l’État, la Société 61

où, l’État de la subsidiarité (nécessité fonctionnelle sans légitimité institu-


tionnelle) ne se veut plus l’échelon de droit commun, c’est-à-dire l’échelon
qui a à la fois la compétence de sa compétence et la compétence des autres
niveaux, mais simplement une conséquence nécessaire du fonctionnement
social. L’État a sa place — une place importante —, mais pas le concept
moderne de souveraineté, qui nie autant la nature humaine que l’ordre divin.
Un État autoritaire, certes, mais dans son ordre, comme aurait dit saint
Thomas.
L’élaboration d’une doctrine sociale sera pour l’Église une manière de
retrouver le Moyen Âge, cette période bénie qui paradoxalement, en raison
de sa structuration organique, avait plus ou moins empêché l’Église de se
doter d’une éthique sociale cohérente (hormis sa rudimentaire hiérarchie des
professions)1. Les papes veulent désormais inverser les termes  : formaliser
une vision catholique du social en renouant avec la graduation médiévale des
ordres et de leurs devoirs moraux. Partie prenante de cette doctrine, la subsi-
diarité repose donc sur un terreau religieux, très profond, de refus organique
de la souveraineté en tant que valeur fondatrice de la société ; elle exprime une
hostilité viscérale à l’égard du politique, et de la politique, rejetant la distance
institutionnelle de l’État temporel mais plus fondamentalement tout pouvoir
considéré comme non naturel parce que non spirituellement consacré. L’ob-
jectif de l’Église apparaît dès lors dans toute sa simplicité : démontrer l’im-
possibilité de fonder l’État sur le principe d’une souveraineté politique, le
donner à voir comme pure puissance, comme pouvoir menaçant. Pire : il faut
se prémunir contre le mal totalitaire, pente supposée naturelle de l’État
depuis qu’il s’est s’affranchi de sa dépendance spirituelle (très curieusement,
l’absolutisme devient critiquable au moment où il passe de la monarchie
de droit divin à la démocratie populaire). Se prémunir contre un mal dont les
germes seraient contenus dans la logique même de l’État. Car, au cœur de la
nuée étatique, l’orage totalitaire gronde déjà.
Convenons que cette présentation, exagérément simplificatrice, demandera
à être précisée, elle a néanmoins le mérite de résumer d’une formule la vision
réconciliatrice que l’Église veut donner d’elle-même : la synthèse harmonieuse
de la respublica christiana du Moyen Âge contre la lutte des classes et l’indivi-
dualisme de la modernité étatique. L’axe central de l’encyclique de 1891

Y.  THOMAS, «  L’institution de la majesté  », Revue de synthèse, 1991, 3-4, p.  331-386, ici
p. 336). Cette démonstration est solidaire d’un parti pris méthodologique : raisonner moins en
historien qu’en philosophe du droit pour aller puiser chez Bodin non l’expression idéologique
d’un moment historique — l’absolutisme monarchique —, mais la fondation conceptuelle de
l’État moderne. Depuis, Olivier Beaud est revenu sur le sens du critère d’omnicompétence, pré-
férant parler de principe d’extension globale, pour mieux distinguer entre la notion juridique de
compétence et la notion fonctionnelle d’attribution étatique (O.  BEAUD, «  Compétence et
souveraineté », La Compétence, Paris, Litec, 2008, p. 5-32, ici p. 15-16).
1. Nostalgie d’un âge d’or mythifié invoqué par les papes pour faire oublier la période absolu-
tiste et donner à l’Église des atours avantageusement démocratiques : « Assurément, écrit le suc-
cesseur de Pie XI, le Moyen Âge chrétien, particulièrement imprégné de l’esprit de l’Église, avec
sa pléiade de communautés démocratiques florissantes, a montré que la foi chrétienne sait créer
une véritable et propre démocratie, bien plus, qu’elle en est l’unique base durable. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 900, p. 471).
62 La subsidiarité catholique...

n’était-il pas de dessiner une tierce voie catholique rejetant dos-à-dos libéra-
lisme et socialisme, les deux frères jumeaux du monde moderne1 ? Émile
Poulat l’a fortement démontré en retraçant le conflit triangulaire entre catho-
licisme, socialisme et libéralisme. Inscrite dans cette logique, la subsidiarité
propose une vision de l’État qui prétend se situer à mi chemin entre la concep-
tion libérale de l’État-gendarme et la conception sociale de l’État-providence.
Face à la modernité, le malaise catholique fonctionne pour ainsi dire sur le
mode métronomique du balancier  : de la modernité libérale à la modernité
socialiste, de la modernité socialiste à la modernité libérale, il repasse sans
cesse par ce facteur commun de l’État. La fameuse troisième voie2, qui, en
théorie, suppose non pas la synthèse des deux termes de l’équation mais leur
dépassement pur et simple aboutira, en pratique, à un compromis inavouable,
à une compromission indicible de plus en plus insupportable3. De cette honte
non assumée, naîtront différentes réactions de vengeance  : c’est de l’une
d’elles, pensons-nous, qu’émerge la subsidiarité. Voilà pour ainsi dire la défi-
nition de ce que nous appelons l’État de la statophobie catholique : un État
sans souveraineté (car celle-ci est désormais populaire et démocratique) ou
un « État sans politique »4 (car la politique n’a pas de sphère propre), c’est-
à-dire organique. Nous sommes ici au cœur de la stratégie spécifiquement
catholique de contournement du politique : par le social tout d’abord (Rerum
novarum), par l’économique ensuite (Quadragesimo anno), sur le plan moral,
dans les deux cas. Impasse et aporie constitutives de l’identité propre d’une
Église qui ne pénètre le monde moderne que pour mieux en conjurer le péril.

3. LA CONQUÊTE ECCLÉSIALE DE LA SOCIÉTÉ

La subsidiarité introduit une dimension inédite dans le corpus catholique : la


distinction entre État et société5. En faisant intervenir un troisième terme

1. Socialisme et communisme ne sont pour l’Église qu’une conséquence du libéralisme et du


naturalisme, «  doctrine de la liberté débridée  » (PIE IX, Lettre apostolique Quanta cura,
8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 163-166 ; in A. F. UTZ, I, p. 158-175).
Invoquant son prédécesseur Léon XIII, Pie XI écrit : « Il ne demande rien au libéralisme, rien
non plus au socialisme, le premier s’étant révélé totalement impuissant à bien résoudre la ques-
tion sociale, et le second proposant un remède pire que le mal, qui eût fait courir à la société
humaine de plus grands dangers. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 11 ; in A. F. UTZ, I, p. 573).
2. Cf., entre autres références, A. F. UTZ, Entre le néolibéralisme et le néomarxisme. Recherche
philosophique d’une troisième voie [1975], trad. fr. M. Kleiber, Paris, Beauchesne, 1976 ; « Die
Subsidiarität als Aufbauprinzip der drei Ordnungen : Wirtschaft, Gesellschaft und Staat », Das
Subsidiaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, Heidelberg, Kerle, 1953, p. 101-107.
3. Cf. É. POULAT, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel,
Paris, Casterman, 1977 ; Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique et
Mgr Benigni, de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris, Casterman, 1977.
4. M. BOUVIER, L’État sans politique. Tradition et modernité, Paris, LGDJ, 1986.
5. Le couple État-société civile trouve sa principale expression théorique chez Hegel, qui ren-
verse le sens du second terme : alors que jusque-là il désignait le corps politique organisé, il ren-
voie désormais à la société économique, par opposition à la sphère de l’État. Cf. M. RIEDEL,
«  Bürgerliche Gesellschaft  », Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit., 1975, II, p.  719-800 ;
J. L. COHEN, A. ARATO, Civil Society and Political Theory, Cambridge, MIT Press, 1992 ;
F.  RANGEON, «  Société civile  : histoire d’un mot  », La Société civile, éd. CURAPP, Paris,
L’Église, l’État, la Société 63

perturbateur, le social, elle tend à briser le dialogue enfermant du schéma


binaire qui avait fini par lui être défavorable : le fameux conflit théologico-
politique. Les indices de la nouveauté peuvent être repérés dans les textes
pontificaux eux-mêmes : jusqu’à Rerum novarum, encyclique où il apparaît
pour la première fois, le mot société civile est absent de la littérature ecclé-
siale. Tout simplement parce que l’Église, à l’image des grands théoriciens du
libéralisme politique mais pour des raisons différentes, continuait d’assimiler
la société à l’État et que, contradiction dans les termes, les séparer aurait de sa
part supposé d’admettre une forme de préexistence de la société civile sur la
société spirituelle, laquelle, du point de vue ecclésial, reste l’organe primor-
dial de la réalité temporelle, celui qui constitue la société civile comme telle.
L’Église commence donc à distinguer l’État et le social à partir du moment
où le politique se détache d’elle, mais dans un contexte inédit où des simu-
lacres d’État commencent à nier leur nécessaire séparation d’avec la société.
Comment, du point de vue de l’Église catholique, l’État et la société s’arti-
culent-ils ? Telle est la question ultime posée par la subsidiarité catholique.
Depuis la fin de l’ancien schéma théocratique du Prince chrétien1, depuis que
le souverain n’est plus assurément chrétien, l’Église a perdu une dimension
centrale de sa présence au monde (la Révolution française le lui a violemment
signifié). Mais, en conformité avec son attitude constante, l’Église ne se résout
à faire de la foi catholique un modeste apanage du for interne des individus2.
Se replier, bonne perdante, sur la sphère privée, ce serait acter la perte de son
pouvoir, longtemps monopolistique, de construction du monde, ce serait
admettre une inaptitude à définir seule le sens commun de la société pour
y affronter à égalité la concurrence d’autres instances. Voilà condensé le coût
psychique, si l’on accepte l’idée d’un surmoi collectif, de l’entrée en libéralisme
de l’Église catholique. Dans son combat contre la modernité, elle choisit déli-
bérément d’investir non pas le terrain individuel mais le terrain social (dans le

PUF, 1986, p. 9-32 ; E.-W. BÖCKENFÖRDE, « La signification de la distinction entre État et
société pour l’État social et démocratique contemporain » [1972], Le Droit, l’État et la constitu-
tion démocratique, trad. fr. O.  Jouanjan, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000, p.  176-202 ;
A.  RENAUT, L’Ère des individus, Paris, Gallimard, 1989 (sur la théodicée leibnizienne) ;
D. COLAS, Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Gras-
set, 1992 ; « Fanatisme et société civile », Théologie et droit, op. cit., p. 315-334 (sur la matrice
spinozienne) ; J.-F. KERVÉGAN, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positi-
vité, Paris, PUF, 1992 ; C.  GAUTIER, L’Invention de la société civile, Paris, PUF, 1993 ;
C. COLLIOT-THÉLÈNE, Le Désenchantement de l’État, Paris, Minuit, 1992.
1. Schéma théocratique du Prince chrétien au sein duquel la séparation des pouvoirs spirituel et
du temporel importait finalement peu dès l’instant où le Prince était catholique.
2. Même après la séparation du temporel et du spirituel (cf. la fameuse parole de Jésus rapportée
par Matthieu  : Redde Caesari que sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo ; Évangile selon saint
Matthieu, XXI-XXII ; cf. aussi Évangile selon saint Marc, XII-XVII ; Évangile selon saint Luc,
XX-XXV), une grande partie du problème demeurera. Car le fait de la séparation ne détermine
ni ses modalités ni son contenu : « à partir du moment où il y a disjonction de ce monde et de
l’autre, rien ne permet plus de distribuer ce qui revient à l’un et à l’autre selon une règle de
coexistence équilibrée entre compétences bien déterminées » (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 218). D’autant
que ce fait structurel s’accompagne d’une tendance de chacun des deux ordres à mutuellement
s’exclure. Séparer deux termes ne revient-il pas à établir une hiérarchie entre eux ?
64 La subsidiarité catholique...

prolongement de ce qu’elle connaît déjà : la charité religieuse, l’action carita-


tive). Manière latérale de contourner le politique aux fins de réévangéliser le
monde ouvrier et d’affirmer sa fibre populaire, un registre qui, croit-elle, l’au-
torise à refuser la prétention totalisante de la politique moderne1.
S’il fallait résumer d’une formule le tranchant de notre analyse, nous pré-
senterions le retournement ecclésial de la manière suivante : après avoir pris
conscience de sa perte d’influence sur l’État, l’Église catholique s’emploie à
investir la société, plus précisément à se présenter comme le défenseur de la
société contre l’État, en chassant donc sur les terres du libéralisme, auquel
elle veut opposer sa longue et séculaire expérience de la régence du social.
Investir le terrain social, ce n’est pas, pour l’Église, se poser en simple ingé-
nieur de la société, ni se contenter d’un rôle de conseiller spirituel des travail-
leurs. C’est, bien davantage, par cet intermédiaire, être à la direction du mou-
vement, revendiquant un authentique privilège de juridiction. Toujours ce
même réflexe, hérité des temps médiévaux, d’enrôler l’État au service exclusif
de la religion. L’Église a perdu son combat contre l’État ; elle se tourne désor-
mais vers la société. Au moment où ce choix inconscient est opéré, le tour-
nant des xixe et xxe, deux attitudes se présentaient à elle2. 1o La voie de la
confessionnalisation de l’État et de la rechristianisation des institutions poli-
tiques. Empruntée par Pie X, dans une sorte de dernier sursaut en forme de
baroud d’honneur, elle ne fera qu’alimenter l’exaspération des fidèles catho-
liques et provoqua en retour le raidissement de l’État. Car la nation se veut
désormais autoconsistante et refuse la présence de l’Église dans les affaires
publiques3. 2o  La voie de l’évangélisation de la société, forme de réaction à
l’échec du scénario précédent, consubstantiellement liée à un intransigean-
tisme anti-étatique, à un authentique complexe de défiance à l’égard de l’État.
Parce que libéral, l’État libéral n’est plus chrétien ; il reste, pour l’Église, à se
tourner vers la société civile et à la christianiser autant que possible4. Résultat
de sa défaite historique  : l’Église a soutenu l’État tant que celui-ci était
imprégné de la vérité religieuse ; elle multiplie les appels à sa limitation depuis
que le catholicisme est devenu une simple confession privée. Statophobie

1. Le catholicisme libéral du xixe siècle fut en partie politique, son équivalent social ne l’est plus ;
il est un remède à la modernité économique, mais une thérapeutique auto-administrée.
2. Comme peut en témoigner la comparaison des pontificats successifs de Léon XIII et Pie X.
Peut-être fallait-il que l’Église passe par la première solution pour accéder à la seconde.
3. Après la Constitution civile du clergé, la laïcité de combat à la française en est l’exemple le
plus frappant. La loi de séparation votée en 1905 scellera l’ultime défaite de l’Église catholique.
Citons les deux textes pontificaux qui condamnent d’une part la Constitution civile du clergé
(PIE VI, Bref Quod aliquantum, 10 mars 1791, Brefs et Instructions de Notre Saint Père le Pape
Pie VI, Rome, Imprimerie de la Chambre apostolique, 1797, I, p. 104-203 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2508-2585) et d’autre part la loi de 1905 (PIE X, Lettre encyclique Vehementer nos, 11 février
1906, Acta Sanctae Sedis, 1906-1907, XXXIX, p. 3-16 ; in A. F. UTZ, III, p. 2452-2473).
4. Pour des commentaires à chaud sur cette dynamique, alors interprétée très différemment  :
G.  GOYAU, Le Pape, les catholiques et la question sociale, Paris, Perrin, 1892 ; A.  LEROY-
BEAULIEU, La Papauté, le socialisme et la démocratie [1892], Paris, Calmann-Lévy, 1893.
Trente ans plus tard : É. CHENON, Le Rôle social de l’Église, Paris, Bloud et Gay, 1921. Pour
une analyse synthétique : J.-M. MAYEUR, « Aux origines de l’enseignement social de l’Église
sous Léon XIII », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 47-65.
L’Église, l’État, la Société 65

prise dans un jeu à trois, qui présidera au mariage de raison entre l’Église et la
société ; alliance dont l’objet sera de court-circuiter l’État libéral en le rédui-
sant sournoisement à une rudimentaire ustensibilité. Stratégie inconsciente
de l’Église qui est aussi hypocrisie nécessaire, dans la mesure où, pour exercer
son influence sur le social, elle doit nier avoir l’ambition de concurrencer
l’État. Contre toutes les évidences, au besoin.
Le mariage entre l’Église et la société ne signifie bien sûr pas dilution ou
banalisation de l’Église dans la société : de la même manière qu’elle se pensait
autrefois comme la tutrice naturelle de l’État, l’Église se considère désormais
comme la tutrice non moins naturelle de la société. Il y a peut-être là l’expres-
sion d’une structure mentale indépassable de l’Église catholique ou, plus
encore, du christianisme en tant que religion persécutée1. Aussi la subsidiarité
est-elle un élément d’une doctrine de l’ordre social chrétien dans lequel
l’Église doit jouir d’un pouvoir naturel, officiellement indirect, officieuse-
ment direct, sur la société. Nous verrons qu’en la matière la révolution conci-
liaire de Vatican II se situe moins dans la structure que dans la forme : l’Église
autoritaire surplombante s’emploie désormais à donner des gages de
modestie, non sans des conséquences pour l’État (destinataire final de cette
cure d’horizontalité démocratique), non sans un retour du refoulé ecclésial.
Mais l’Institution tutrice peut-elle être autre chose que hiérarchique ? Nous
examinerons ce paradoxe qui consiste pour l’Église à réclamer l’application
du principe de subsidiarité à l’État tout en refusant jalousement de se l’appli-
quer à elle-même. Dans la formule chimique de la subsidiarité, n’y aurait-il
pas quelque chose comme une arme stratégique contre la hiérarchie institu-
tionnelle de l’État ?
La dimension instrumentale que recouvre l’invocation du principe de sub-
sidiarité dans la rhétorique de l’Église — la fonction instrumentale qu’il rem-
plit — ne saurait donc être minorée, elle est inscrite dans le cœur même du
concept. Il s’agit bel et bien d’un mot d’ordre permettant à l’Église de réaf-
firmer son rôle dans l’espace public afin de gérer symboliquement un équi-
libre — désormais perdu — entre elle-même et l’État. L’évangélisation de la
société pouvait passer par deux canaux prioritaires, particulièrement straté-
giques pour le contrôle de la sphère économique et de la conscience morale :
la corporation et l’éducation. Nous examinerons donc ces deux enjeux. L’un
explicitement traité dans l’encyclique, en ce qu’elle doit s’analyser comme
une traduction directe du principe de subsidiarité : la question de l’organisa-
tion corporatiste. L’autre, présente «  entre les lignes  » mais qui cristallise,
nous essaierons de le démontrer, la substantifique mœlle du message ponti-
fical, en ce qu’elle constitue le terrain de lutte privilégié par l’Église pour
affirmer la primauté du spirituel : la question de l’éducation2. Première étape

1. N’oublions pas que la foi chrétienne, avant de christianiser l’Empire romain, s’est imposée
contre lui, en conquérant (utilisons des termes anachroniques) d’abord la société civile et ensuite
l’État par son intermédiaire. Sans minorer, bien sûr, le détonateur de la conversion constanti-
nienne (P. VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Albin Michel, 2007).
2. Nous aurons à revenir sur les trois fonctions théologiques classiquement reconnues à l’Église :
fonction de gouvernement (munus gubernandi), fonction d’enseignement (munus docendi) et
66 La subsidiarité catholique...

en vue d’un examen plus substantiel de la doctrine catholique de l’État, qui


nécessitera bien sûr de recourir à des éléments extérieurs à la pensée de
l’Église elle-même. Étape intermédiaire pour entrer de manière plus latérale
qu’à l’accoutumée dans le conflit théologico-politique  : l’éducation est une
question spirituelle dont les implications temporelles sont massives ; la cor-
poration une question plus immédiatement temporelle mais dans laquelle
l’Église s’investit en s’auto-attribuant des motifs spirituels. Étape nécessaire,
enfin, pour comprendre en quoi la subsidiarité est l’un des principaux
concepts charnières entre catholicisme social, catholicisme libéral et démo-
cratie chrétienne ; en quoi leur exigence de démocratie sociale a peu à peu
conduit les tenants catholiques de la subsidiarité à récuser la vision hiérar-
chique de la société qui était celle de la Contre-Révolution, à préconiser
l’égalité des droits, à revendiquer la liberté religieuse. Il en va ainsi de la sub-
sidiarité comme il en va de la démocratie chrétienne1. À tel point qu’il est
devenu habituel de faire figurer le principe parmi les axes majeurs du pro-
gramme politique des partis démocrates chrétiens2. Si nous verrons plus loin
qu’avant son réinvestissement par l’Europe communautaire le mot est la plu-
part du temps absent des discours politiques de la démocratie chrétienne, la
chose, à n’en pas douter, le structure de bout en bout. Ce sont d’ailleurs les
démocrates chrétiens et autres partisans du fédéralisme personnaliste qui
œuvreront pour l’entrée de la subsidiarité dans le vocabulaire officiel de la
Communauté européenne.

fonction de sanctification (munus sanctificandi). Pour une mise en perspective générale,


cf.  R.  TORFS, «  Auctoritas, potestas, iurisdictio, facultas, officium, munus  : une analyse de
concepts », Concilium, 1988, 217, p. 81-93. Soulignons-le dès maintenant, c’est sur le terrain de
l’enseignement que l’Église emprunte le chemin de la liberté  : elle l’emprunte pour défendre
l’Église enseignante, mais elle l’emprunte de manière très pragmatique : profiter des largesses du
principe libéral sans pour autant le consacrer doctrinalement. Dans un tout autre sens, nous ver-
rons que la subsidiarité de l’ère démocratique sera réinterprétée côté catholique comme principe
pédagogique — principe permettant en quelque sorte la réconciliation de l’anthropologie tradi-
tionnelle du catholicisme avec le monde moderne : respecter la subsidiarité pédagogique, c’est
accompagner l’élève dans son épanouissement et non faire à sa place ce qu’il est en mesure de
faire par lui-même. Cf. H.  MAIWORM, «  Subsidiarität als pädagogisches Prinzip  », Ordo
Socialis, 1957, 5, p. 57-66 ; F. KLÜBER, Grundlagen der katholischen Gesellschaftslehre, Osnab-
rück, Fromm, 1960, p. 165 sq. Double perspective qui autorise à voir dans l’éducation la source
matricielle de la subsidiarité (considérée en tant que principe formel).
1. Cf., ici, l’article de Jean-Marie Mayeur, qui établit la provenance intransigeante de la démo-
cratie chrétienne (J.-M. MAYEUR, «  Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démo-
cratie chrétienne » [1972], Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 17-38). À sa
naissance sous la forme de partis confessionnels, elle se limitait bien souvent à réclamer un État
chrétien à assise populaire. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que le courant
démocrate chrétien accepte en partie le principe de la neutralité de l’État libéral en se contentant
de vouloir y insuffler une inspiration chrétienne. Pour le reste, nous suivons la définition de
Jean-Marie Mayeur : « Dans l’éventail fort nuancé des catholiques sociaux, les démocrates chré-
tiens représentent l’aile qui accepte la démocratie politique et sociale. » (Ibid., p. 10).
2. Cf., par exemple, J.-D. DURAND, L’Europe de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Com-
plexe, 1995. En complément, pour une mise en perspective historique qui remonte plus loin dans
le temps, cf. J.-M. MAYEUR, « Mouvement catholique italien et mouvements catholiques euro-
péens », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 95-110 ; « Les partis catholiques
et démocrates chrétiens européens. Essai de définition », ibid., p. 111-125.
Chapitre 1
Subsidiarité et ordre économique.
La compromission pontificale

«  Dans cette même encyclique [Quadragesimo


anno], Nous avons montré que les moyens de sauver le
monde actuel de la ruine dans laquelle le libéralisme
amoral nous a plongés, ne consistent ni dans la lutte des
classes ni dans la terreur, beaucoup moins encore dans
l’abus autocratique du pouvoir de l’État, mais dans
l’instauration d’un ordre économique inspiré par la jus-
tice sociale et les sentiments de la charité chrétienne.
Nous avons montré comment une saine prospérité doit
se baser sur les vrais principes d’un corporatisme sain
qui respecte la hiérarchie sociale nécessaire, et comment
toutes les corporations doivent s’organiser dans une
harmonieuse unité, en s’inspirant du bien commun de
la société. La mission principale et la plus authentique
du pouvoir civil est précisément de promouvoir efficace-
ment cette harmonie et la coordination de toutes les
forces sociales1. »

I. CONTEXTUALISATION FACTUELLE DE LA SUBSIDIARITÉ

Notre question  : pourquoi et comment le corporatisme est-il devenu l’une


des composantes essentielles de l’« ordre social chrétien » promu par Qua-
dragesimo anno ? Plus exactement encore : dans quelle mesure le thème de la
corporation constitue-t-il le code d’entrée principal, voire unique, pour
pénétrer à l’intérieur du concept catholique de subsidiarité ?

1. PIE XI, Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 243-245). Nous soulignons.


68 La subsidiarité catholique...

Comme nombre de valeurs chrétiennes, le principe de subsidiarité peut


recueillir un large assentiment quant à l’horizon général proposé (une démo-
cratie organique chrétiennement inspirée), mais tout se passe comme si elle
ne parvenait pas à se décliner de manière concrète autrement que sur un mode
dévoyé. D’où le glissement insidieux qui s’opère, dans le passage de la théorie
à la pratique, entre la promotion de la corporation comme communauté
humaine et l’approbation du corporatisme comme système politique. D’où,
en retour, la confusion dans les conséquences à donner au principe de subsi-
diarité : s’en remettre à la nature des choses, n’est-ce pas finalement préparer
le terrain à la volonté omnipotente de l’État, en l’occurrence d’un État déna-
turé ? Deux exigences méthodologiques seront à tenir ensemble dans l’ana-
lyse qui suit : distinguer, bien sûr, entre la défense du corporatisme par des
auteurs laïques se revendiquant du catholicisme et la position officielle de
l’Église romaine ; mais prendre en compte aussi l’interaction entre ces deux
pôles de l’axe catholique en vue de cerner de l’intérieur toute la complexité
du discours pontifical.

1. LA THÉORIE RATTIENNE DU CORPORATISME « SAIN »

Lorsqu’elle survient sous la plume de Pie XI au tout début des années 1930,
la subsidiarité fait système avec la notion de corporation et son cortège de
réminiscences médiévales. C’est peu dire, ici, à examiner de près la lettre pon-
tificale, que de diagnostiquer une interdépendance foncière. Quand bien
même le mot corporation n’apparaît pas en tant que tel dans la version origi-
nale de Quadragesimo anno, traduction du latin oblige, il connaîtra dès 1931,
contrairement à la subsidiarité, une exceptionnelle fortune dans les traduc-
tions nationales, au point que la doctrine sociale de l’entre-deux-guerres soit
purement et simplement assimilée à la solution corporatiste1. Fortune très
vite mise à l’épreuve de la réalité totalitaire et dont l’Église devra se détacher
en abandonnant les aspects compromettants du schéma dessiné par l’en-
cyclique. Signe patent de cette compromission, l’aveu de culpabilité que
constitue la disparition complète de la phraséologie corporatiste dans le voca-
bulaire pontifical de l’après-guerre. Si Léon XIII et Pie XI parlaient fière-
ment de corporations, Pie XII et ses successeurs plus encore feront dans la
prudente retenue, préférant un terme moins sulfureux, moins connoté, celui
de corps intermédiaires, qui semble vouloir intégrer la corporation à une
conception démocratiquement compatible. N’est-il pas significatif que le
résumé de Quadragesimo anno proposé en 1961 dans l’encyclique Mater et

1. Le sens du mot corporation se révèle particulièrement difficile à stabiliser, difficulté d’ailleurs


aggravée par le transfert du latin d’Église aux langues nationales. Citons pêle-mêle : « ordines »,
« collegia », « consociationes », « liberae associationes », « syndicatuum et artium collegiorum
ratio », « collegia seu corpora », « sodalitia ». Notons qu’à l’entrée « Subsidiarité » de son index
thématique, le Denzinger renvoie à tous les textes pontificaux traitant de la question des corps
intermédiaires, sans se soucier de la présence du mot subsidiarité (H.  DENZINGER, 3940,
p. 837 ; 3966, p. 845 ; 4454, p. 945 ; 4483, p. 951).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 69

Magistra de Jean XXIII ne fasse aucune allusion au corporatisme, qui en est


pourtant l’idée maîtresse1 ? De là l’ambiguïté rétrospective du discours ponti-
fical de 1931, qu’il nous revient de percer.
Invitation faite aux catholiques à s’engager dans la société, le programme
de Quadragesimo anno déborde de générosité ; à l’analyse cependant, il se
révèle fondamentalement ambigu. Programme généreux, d’une part, car le
catholicisme pontifical se réclame très logiquement d’une personne humaine
qui, loin de s’enfermer dans une carapace individuelle, s’épanouit dans la
communication spirituelle avec les autres2. De manière on ne peut plus sin-
cère, et à l’instar de ses prédécesseurs du xixe  siècle, le Pape Pie XI veut
renouer avec une société communautaire dans laquelle la personne et la
communion auraient toute leur place, dans laquelle l’homme ne serait pas
rabattu au rang d’homo œconomicus, de simple machine à produire et à
consommer. Cette thématique, on le sait, constituera l’un des axes centraux
du personnalisme de l’entre-deux-guerres. Contre la séparation mutilante du
libéralisme, l’homme total du catholicisme doit renouer avec la vérité de son
existence ; il doit refuser la rupture de l’harmonie fondatrice des cellules élé-
mentaires, les communautés organiques, qui le forgent, lui confèrent sa
dignité et sa liberté3. Aussi Pie XI voit-il dans la corporation, non une mé-

1. JEAN XXIII, Mater et Magistra ; in A.  F.  UTZ, I, p.  682-685 ; H.  DENZINGER, 3943,
p.  838. «  Nous estimons [...] nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales
diverses, par lesquelles surtout s’exprime et s’organise la “socialisation”, jouissent d’une auto-
nomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rap-
port de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
2. Pour reprendre ici une thématique thomiste et catholique. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique [1267-1274], éd. A. Raulin, trad. fr. A.-M. Roguet, et al., Paris, Le Cerf, 1984-1986,
p. 294-295 (Ia, q. 19, a. 1), p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
3. Dénomination très englobante, le personnalisme renvoie à un courant d’idées diffus dépas-
sant de très loin la seule pensée religieuse. Il rassemble différentes philosophies de la personne
ayant en commun d’être nées fin xixe-début xxe siècle. La paternité française du mot est à attri-
buer à la cheville ouvrière du criticisme néokantien de la IIIe  République, Charles Renouvier
(C. RENOUVIER, Le Personnalisme [1903], Paris, Alcan, 1926) ; le sens catholique en a ensuite
été fixé par Jacques Maritain après une étape par le catholicisme libéral (P. ARCHAMBAULT,
Essai sur l’individualisme, Paris, Bloud et Cie, 1913), lui-même en dialogue ouvert avec le néo-
kantisme (P. ARCHAMBAULT, Renouvier, Paris, Bloud et Cie, 1911). Mais c’est à Emmanuel
Mounier, fondateur en 1932 de la revue Esprit, grande figure de l’antilibéralisme catholique du
xxe siècle, que l’idée personnaliste est le plus souvent associée. Chez lui, comme chez son aîné
Jacques Maritain, la notion de personnalisme ne prend consistance que dans un dialogue souter-
rain avec son champ d’adversité historique : le totalitarisme. « Ce nom [le personnalisme], écrit
Mounier, répond à l’épanouissement de la poussée totalitaire, il est né d’elle, contre elle, il
accentue la défense de la personne contre l’oppression des appareils. » (E. MOUNIER, Qu’est-
ce que le personnalisme ? [1947], Œuvres, op. cit., III, p. 181 ; rééd. Le Seuil, p. 313). Nous souli-
gnons. Maritain également l’explique très bien au soir de sa vie, alors qu’il fait part de son irrita-
tion face l’évolution «  communautaire  » du personnalisme  : «  Grâce surtout, je pense, à
Emmanuel Mounier, l’expression “personnaliste et communautaire” est devenue une tarte à la
crème pour la pensée catholique et la rhétorique catholique françaises. Moi-même je ne suis pas
en cela sans quelque responsabilité. À une époque où il importait d’opposer aux slogans totali-
taires un autre slogan, mais vrai, j’avais gentiment sollicité mes cellules grises et finalement
avancé, dans un de mes livres de ce temps-là, l’expression dont il s’agit ; et c’est de moi, je crois,
que Mounier la tenait. Elle est juste, mais à voir l’emploi qu’on en fait maintenant je n’en suis pas
très fier. Car après avoir payé un lip service au “personnaliste”, il est clair que c’est le “commu-
nautaire” qu’on chérit. » (J. MARITAIN, Le Paysan de la Garonne [1966], Œuvres complètes,
op. cit., XII, p. 736). Nous soulignons. À propos du dialogue entre Maritain et Mounier, pour
70 La subsidiarité catholique...

thode autoritaire d’ordonnancement de la société, mais la voie d’une saine


restauration de l’ordre humain voulu par Dieu. « Les hommes, ne manque-
t-il pas de proclamer, sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils
préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice
et du bien commun »1. On en viendrait presque à considérer que, renouveau
thomiste aidant, il suffirait de mâtiner d’un peu de personnalisme les
anciennes conceptions hiérarchiques et organicistes de l’Église2.
Programme ambigu, d’autre part, dès que l’on sort de la seule cohérence
des principes doctrinaux. Sur le plan de la thèse — comme disent les scolas-
tiques —, le corporatisme pontifical est un corporatisme communautaire,
non un corporatisme autoritaire ou totalitaire. Mais le passage se fait difficile-
ment des grandes considérations aux implications pratiques. La réhabilitation
des corps sociaux relève-t-elle de l’initiative des personnes et des groupes
(corporatisme d’association) ? Revient-elle à l’État (corporatisme d’État) ?
Ou bien encore, nostalgie des temps médiévaux oblige, doit-elle se placer
sous l’égide de l’Église elle-même ? Six ans après Quadragesimo anno, Pie XI
parle ouvertement de régimes reposant sur de «  puissantes corporations  »
surgies sous l’influence de l’Église : « Fidèle à ses principes, l’Église a régé-
néré l’humanité. Sous son influence, ont surgi d’admirables œuvres de charité,
des corporations puissantes d’artisans et de travailleurs de toutes catégories3. »
Bref, d’où viennent ces corporations et comment s’organisent-elles ? Si
l’enseignement social de l’Église tend à prôner l’association libre — qui, en
théorie, exclut l’idée de corporation obligatoire et donc un rapprochement
autoritaire entre travail et capital —, une grande confusion n’en existe pas
moins avec la réalité historique du corporatisme d’État, tel qu’il a été soutenu

dédramatiser la question de la paternité du personnalisme chrétien, Guy Coq note que si Mari-
tain « avait pu [dans Trois Réformateurs] conceptualiser en termes thomistes la différence entre
individu et personne, c’était encore sans en tirer pour autant la notion d’un personnalisme qui
n’apparaîtra dans sa pensée qu’avec sa fréquentation de Mounier aux débuts de la revue Esprit. »
(G.  COQ, «  Pour un retour à Emmanuel Mounier  », Emmanuel Mounier. L’actualité d’un
grand témoin, éd. G. COQ, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 21).
1. PIE XI, Quadragesimo anno, 86 (in A. F. UTZ, I, p. 620-621).
2. Notons au passage que saint Thomas ne fait usage du concept boécien de personne que pour
l’appliquer à Dieu. Il y recourt dans la seule première partie de la Somme théologique lorsqu’il
s’agit de décrire les éléments de l’hypostase divine et les relations qu’ils entretiennent (THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 420 sq. ; Ia, q. 39 sq.). Dans les développements qui
suivent, nous parlerons de personne essentiellement pour éviter le mot individu, trop connoté
(défini chrétiennement, l’homme est irréductible au seul individu empirique), mais ne voudrions
pas laisser entendre par là que Thomas serait le père intellectuel du personnalisme chrétien qui
s’est développé aux xixe et xxe  siècles autour de la distinction individu-personne que nous
connaissons aujourd’hui. Cf., par exemple, P. LADRIÈRE, « La notion de personne, héritière
d’une longue tradition », Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001, p. 319-368.
3. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 249). Nous soulignons. Ou bien encore le
Pape Léon XIII en 1885 dans l’encyclique Immortale Dei : « Il fut un temps où la philosophie de
l’Évangile gouvernait les États. À cette époque, l’influence de la sagesse chrétienne et sa divine
vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs, des peuples, tous les rangs et tous les rap-
ports de la société civile. Alors la religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le
degré de dignité qui lui est dû, était partout florissante, grâce à la faveur des princes et à la pro-
tection légitime des magistrats. » (LÉON XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre
1885, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII, 32, p. 161-180 (in A. F. UTZ, III, p. 2037).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 71

par l’Église. Il y a ici très loin entre la thèse du « corporatisme sain » et l’hy-
pothèse de l’État corporatiste1.
Depuis Rerum novarum, les prises de position pontificales sur les associa-
tions ouvrières sont comme polarisées par deux interprétations difficilement
réconciliables : régime corporatiste ou syndicalisme ouvrier ; syndicats mixtes
rassemblant les classes, réunissant chrétiens et non chrétiens ou syndicats
séparés ? Idéalement, les catholiques partisans du corporatisme sont pour la
mise en place — au besoin autoritaire — de corporations obligatoires, mais
sans voir que c’est là précipiter une intervention de l’État, contraire au
principe de la liberté professionnelle dont ils se réclament par ailleurs. Qu’en
est-il exactement de la pensée des papes ? Peut-on distinguer entre la promo-
tion de la corporation par le discours officiel de l’Église romaine et le modèle
corporatiste tel qu’il a été mis en place — par les régimes autoritaires et/ou
totalitaires, de la première moitié du siècle dernier, se revendiquant au besoin
du catholicisme ? Dans quelle mesure est-on fondé à parler d’une véritable
divergence entre la pensée pontificale des corporations professionnelles et le
courant chrétien, né au xixe siècle, fondateur du corporatisme d’État ? Suffit-
il d’écarter les prétendues mauvaises interprétations — et applications — de
la subsidiarité pour sauver le concept, nécessairement pur et bien inten-
tionné ? Suffit-il, faute d’une application par le Vatican lui-même de sa propre
théorie, d’extraire Quadragesimo anno de son contexte pour mieux la dis-
culper et la défausser de ses conséquences potentielles ? Dans quelle mesure
peut-on parler de «  dérive corporatiste  » ou de «  déviance du principe de
subsidiarité » ? Cette dérive, si dérive il y a, est-elle congénitale ou évitable2 ?
Le procédé consistant à séparer le bon grain de l’ivraie a abondamment été
utilisé, en particulier pour sauver le communisme de son prétendu travestis-
sement stalinien (sur fond d’exégèse de Marx). Toutes choses égales par ail-
leurs, il semble bien que, sur fond d’exégèse de la philosophie thomiste, une
récupération de la doctrine sociale de l’Église par des auteurs peu démocrates
soit non seulement possible mais assez prévisible.
Notons qu’en lui-même le rapprochement de ces deux horizons d’adver-
sité (dont il faudra pondérer le rôle respectif dans la signification du concept)
a quelque chose d’éminemment révélateur : contre toute attente, ce qu’ont en
commun l’étatisme socialiste (version jacobinisme centralisateur) et l’éta-
tisme corporatiste (version catholicisme autoritaire), ce n’est pas de valoriser
l’État en tant que tel, c’est bel et bien de s’en servir comme d’un instrument
(transitoire dans la première hypothèse, pérenne dans la seconde) et, par là,

1. PIE XI, Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 244-245) ; citation en exergue du chapitre.
Pour un repérage historique, cf. J.-M. MAYEUR, «  L’influence de l’enseignement social de
l’Église depuis 1931 », Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 85-94.
2. Chantal Delsol attribue à La Tour du Pin la responsabilité de cette supposée déformation
corporatiste (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’État :
le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, PUF, 1992, p 29 sq. ;
« La subsidiarité dans les idées politiques », La Subsidiarité, dir. J.-B. d’ONORIO, Paris, Téqui,
1995, p. 51). Dans le même ordre d’idées, sans le mot : J. RIVERO, « Corps intermédiaires et
groupes d’intérêts », Crise du pouvoir et crise du civisme, Paris, Gabalda, 1954, p. 317-332.
72 La subsidiarité catholique...

de le faire disparaître en tant qu’institution autonome : l’État au service d’un


prétendu sens de l’Histoire d’une part, l’État au service d’un ordre censément
naturel de l’autre. La différence est que, dans un cas, l’État disparaît une fois
advenue la fin de l’Histoire (le dépérissement de l’État par son renforcement,
disait Staline) et que, dans l’autre, l’État-instrument demeure afin de main-
tenir la permanence d’un fonctionnement social en pleine conformité avec la
Nature. Il apparaîtra que le corporatisme d’État n’est pas tant une dénatura-
tion malheureuse ou inopportune du principe de subsidiarité qu’une expres-
sion potentielle de son ambiguïté intrinsèque  : son hésitation entre, d’une
part, la justification incantatoire des corporations comme instance de contre-
poids à l’État (amendement du libéralisme par instillation d’une dose de cor-
poratisme) et, d’autre part, leur justification comme simple moyen au service
de l’État, mais d’un État qui ne soit plus libéral (renforcement instrumental
de l’État via un corporatisme autoritaire, qui, paradoxalement, décrète la pri-
mauté du social). Certes, le corporatisme autoritaire fera le lit de l’interven-
tionnisme, mais celui d’un État dénaturé. Il n’y a pas dévoiement de la subsi-
diarité par un quelconque État autoritaire mais bien dévoiement de l’État par
la subsidiarité du corporatisme catholique.
Pour l’admettre, il faut se détacher des lectures apologétiques de la doc-
trine sociale qui parasitent la réflexion. Contrairement à une interprétation
répandue, l’encyclique de 1891 ne préconise aucun modèle précis1. Car, en
matière sociale, comme en matière politique, l’Église se refuse très logique-
ment à entrer dans des considérations pratiques trop compromettantes. Elle
n’a pas de modèle à proposer et ne veut plus se lier à aucun régime en parti-
culier. C’est là un trait constant du magistère ecclésial postrévolution-
naire, accentué par le néothomisme léonien, qui fut rappelé par trois ency-
cliques importantes dans la période immédiatement antérieure à Rerum
novarum  : Immortale Dei de 1885, Libertas praestantissimum de 1888 et
Sapientiae christianae de 18902. L’Église procède de manière négative, en
délivrant les normes d’une critique catholique, non au moyen de prescrip-
tions positives3. Elle sait dire négativement en quoi un ordre social s’écarte du

1. LÉON XIII, Rerum novarum, 36-44 (in A.  F. UTZ, I, p.  553-565). Au paragraphe  42 en
particulier  : «  Nous ne croyons pas, écrit le Pape Pecci, qu’on puisse donner des règles cer-
taines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements ; tout dépend du génie de
chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du
commerce et d’autres circonstances de choses et de temps. » (Ibid., 42 ; in A. F. UTZ, I, p. 561).
2. « Le droit d’exercer le pouvoir n’est pas nécessairement lié de soi à une forme quelconque de
régime politique : il est possible à bon droit de choisir telle ou telle dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 25 ; in A. F. UTZ, III,
p. 2023 ; H. DENZINGER, 3165, p. 705). « Il n’est pas défendu de préférer des gouvernements
modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la doctrine catholique sur l’origine et l’exer-
cice du pouvoir. » « L’Église ne réprouve aucune des formes variées de gouvernement, pourvu
qu’elles soient aptes en elles-mêmes à procurer le bien des citoyens. » (LÉON XIII, Lettre ency-
clique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, Acta Sanctae Sedis, 1887-1888, XX, p. 593-613 ;
in H. DENZINGER, 3254, p. 714-716). Cf., enfin, LÉON XIII, Lettre encyclique Sapientiae
christianae, 10 janvier 1890, Acta Sanctae Sedis, 1889-1890, XXII, p. 385-404 (in A. F. UTZ, III,
p. 2142-2179 ; SOLESMES, 245-291, p. 166-190).
3. En considération de sa logique interne, l’Église se compromettrait dans le millénarisme et
l’idéologie profane si elle s’aventurait sur le terrain directement politique (J.-M. GARRIGUES,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 73

message chrétien, mais elle ne peut dire positivement quelle organisation


pourrait le réaliser sur terre (car son plein accomplissement n’est pas de ce
monde). Il serait donc vain de chercher à identifier un contenu strictement
programmatique à rapporter à la pensée des papes. Cependant, faute de pres-
crire une recette clef en main, ils ne manquent pas de militer pour qu’un
esprit chrétien anime l’organisation sociale et la régénère. Aussi se sont-ils
accordés le droit de définir les cadres d’une politique sociale, en la justifiant à
partir d’arguments théologiques aux effets parfois très intimidants. Ce sont
précisément ces effets qui nous intéressent ici.
Texte de synthèse, Rerum novarum opère un compromis boiteux et lourd
de nombreuses ambiguïtés, reconduites et amplifiées en 1931, via l’intermède
Pie X1. Léon XIII tranche sur deux points essentiels mais ne clôt qu’en appa-
rence le débat catholique de la corporation. Premièrement, le Pape accepte
l’idée d’un développement séparé des syndicats ouvriers (jusqu’alors
condamnés) à condition néanmoins qu’ils soient ancrés dans la morale chré-
tienne (les syndicats comme refuges pour des ouvriers chrétiens victimes
d’une industrialisation déshumanisante). Un syndicalisme proprement
ouvrier («  [composé] de seuls ouvriers  », écrit-il) est ainsi avalisé, à tout le
moins autorisé à côté des corporations mixtes telles que traditionnellement
prônées par le camp catholique. Deuxièmement, Léon XIII donne raison à
l’École d’Angers (corporations librement constituées sans l’intervention de
l’État) contre l’École de Liège (création autoritaire des corporations via l’in-
tervention contraignante de la puissance publique)2. Il se dégage ainsi des
anciennes utopies réactionnaires mais assortit immédiatement son quitus de
nombreuses nuances et corrections. Le Pape reste ainsi enfermé dans un para-

La Politique du meilleur possible, Tours, Mame, 1994 ; G. COTTIER, « La “doctrine sociale” de
l’Église comme non-idéologie », Communio, 1981, 6 (2), p. 35-49 ; P. VALADIER, « Contestées
et nécessaires  : les interventions sociales du Magistère  », ibid., p.  6-16 ; L.  ROOS, «  Doctrine
sociale et action politique », trad. fr. P. et O. Imbs, ibid., 1981, 6 (3), p. 2-17). On aura reconnu
l’homologie avec la critique schmittienne du libéralisme, laquelle marque une rupture profonde
dans le champ intellectuel catholique, nous y reviendrons plus bas : « Il n’y a pas de politique
libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique. » (C. SCHMITT, La Notion
de politique [1932], trad. fr. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 115).
1. Certains reculs de Pie XI s’expliquent en partie par cette parenthèse, au cours de laquelle,
malgré quelques essais d’ouverture, Pie X réentérine pour l’essentiel l’ancienne formule des asso-
ciations catholiques d’ouvriers (PIE X, Lettre encyclique Singulari Quadam, 24 septembre 1912,
Acta Apostolicae Sedis, 1912, IV, p. 657-662 ; in A. F. UTZ, III, p. 1872-1881).
2. « Les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile dont elles sont comme
autant de parties. Il ne s’ensuit pas cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que
leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a
été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit
naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées
s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un
même principe, la naturelle sociabilité de l’homme.  » (LÉON XIII, Rerum novarum, 38 ;
in A. F. UTZ, I, p. 557). École de Liège car c’est à Liège en 1890 que s’est cristallisé le débat sur
la question de l’intervention de l’État, lors du congrès de l’Union internationale des catholiques
sociaux organisé par Mgr  Doutreloux. L’École d’Angers, emmenée par Mgr  Freppel, puisait
l’essentiel de ses thèses dans les écrits d’un professeur d’économie politique à l’Université de
Louvain, Charles Périn. Cf. son ouvrage en trois volumes très largement traduit et diffusé en
Europe : C. PÉRIN, De la richesse dans les sociétés chrétiennes [1861], Paris, Lecoffre, 1882.
74 La subsidiarité catholique...

doxe : il dit que les corporations sont de nécessité naturelle mais affirme en
même temps qu’elles sont libres. Comment la nécessité naturelle pourrait-
elle être décidée par les acteurs eux-mêmes, fussent-ils habités par l’Esprit
Saint ? Cette ambiguïté laissera la porte ouverte à de nombreuses interpréta-
tions. Il faut d’ailleurs se souvenir que la hantise pontificale au moment où
Léon XIII promulgue Rerum novarum, ce n’est pas le corporatisme autori-
taire, c’est le socialisme, c’est l’attraction que le socialisme pourrait exercer
sur les ouvriers catholiques. Toutes proportions gardées, l’encyclique léo-
nienne nourrit le même objectif que les lois assurantielles du Chancelier
Bismarck : lutter contre le péril rouge en asséchant le terreau qui lui assure
son développement. C’est donc à juste titre que Rerum novarum sera reçue
comme un texte antisocialiste par les acteurs de l’époque. Nous sommes à
mille lieues de la grande encyclique sociale désormais pompeusement célé-
brée à chaque anniversaire. Aussi Léon XIII ne reconnaît-il le syndicalisme
que du bout des lèvres, en introduisant dans son texte le minimum nécessaire
pour se démarquer du corporatisme autoritaire. Aussi l’État est-il plus ou
moins présenté par le Pape sous les traits peu avantageux d’un jacobinisme
oppresseur de l’Église.
Entre Rerum novarum et Quadragesimo anno, le saut qualitatif est très
net. En dépit des clarifications officielles, l’encyclique de Pie XI ne fait que
reconduire une ambiguïté qui lui préexistait. Pire, elle marque un véritable
retour au catholicisme intransigeant du xixe siècle. Sous prétexte de s’en tenir
au seul registre des recommandations morales, le Pape place la question
sociale au cœur d’un ambitieux programme de rechristianisation et, ce fai-
sant, érige la corporation en pierre de touche du nouveau mot d’ordre1. À tel
point que la doctrine ecclésiale semble désormais se résumer à ce seul mot
d’ordre. Le sens à donner à la subsidiarité porte la marque idéologique de ce
retournement, rendu possible par une tension irrésolue, car impensée, entre
les catholiques sociaux qui réclament l’intervention de l’État (d’un État non
jacobin) et les catholiques libéraux qui s’y opposent ou s’en méfient : corpo-
ratisme libéral et associatif contre corporatisme intransigeant et autoritaire2.
Du premier paradoxe (Léon XIII) au second (Pie XI), les éléments de conti-

1. Sur la dimension morale toujours rattachée à la Révélation : « Sans doute, écrit Pie XI, c’est à
l’éternelle félicité et non pas à une prospérité passagère seulement que l’Église a reçu la mission
de conduire l’humanité ; et même elle ne se reconnaît pas le droit de s’immiscer, sans raison, dans
la conduite, des affaires temporelles. À aucun prix toutefois, elle ne peut abdiquer la charge que
Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique à
l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui
touche à la loi morale. En ces matières, en effet, le dépôt de la vérité qui Nous est confié d’en
haut et la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d’interpréter et de prêcher la
loi morale, soumettant à Notre suprême autorité l’ordre social et l’ordre économique. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 41 ; in A. F. UTZ, I, p. 591-593). Nous soulignons.
2. L’enjeu du débat est donc en grande partie interne au catholicisme lui-même, au sens où la
subsidiarité pontificale s’oppose, dans le discours officiel tout du moins, à l’école catholique du
corporatisme organique et romantique, lequel défend paradoxalement un interventionnisme
étatique généralisé pour lutter contre l’État moderne. Sur l’importance des dissensions internes
au catholicisme, cf. É. POULAT, « La science de la vérité et l’art de la distinction. Intransigeance
et compromis dans le catholicisme contemporain », art. cit.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 75

nuité l’emportent sur les éléments de rupture  : le refus de l’individualisme


atomiste ; le rêve d’un retour au monde d’avant l’État, d’avant l’individu
autonome et le contrat social.
En Pape attentif à la question sociale, Pie XI insiste sur la nécessité de
l’intervention publique, laquelle doit permettre d’éteindre les braises de la
lutte des classes. Mais, affolé par un glissement vers un despotisme d’État
généralisé, Pie XI ajoute que les réglementations en matière sociale ne doivent
pas porter préjudice au respect dû à la liberté et aux initiatives privées. Peu
soucieux, en revanche, de distinguer entre la position officielle de Rome et le
modèle corporatiste réactionnaire, il prône, à rebours de Léon XIII, des cor-
porations rassemblant patrons et ouvriers plutôt que des syndicats réunissant
les seuls ouvriers. Promouvoir des corporations exclusivement catholiques,
c’est bien sûr dépasser le schéma classiste par la voie d’une réévangélisation
du monde des travailleurs. C’est aussi fixer une priorité  : l’État autoritaire
sera dédouané du péché d’étatisme pourvu qu’il soit capable d’entonner le
mot d’ordre chrétien du corporatisme. Ainsi légitimée, la recommandation
corporatiste du message pontifical s’est trouvée prise au piège d’un emballe-
ment, somme toute assez fatal. Car, du point de vue des dictatures catho-
liques, la position de l’Église ne pouvait pas être ressentie autrement que
comme un puissant outil de légitimation, autorisant par avance tous les excès.
En 1931, Pie XI est très loin de condamner le fascisme comme Léon XIII,
avait en son temps condamné le socialisme. Il opère de subtiles distinctions,
qui ne seront pas sans engendrer de fâcheuses ambiguïtés : entre le corpora-
tisme acceptable («  sain  ») et le corporatisme qui ne l’est pas. Un double
ennemi symétrique donc  : l’État libéral, d’une part, ce rival victorieux et
omniprésent dont l’Église veut en quelque sorte se venger ; le syndicat,
d’autre part, ce groupement de classe, auquel il faut substituer une logique
corporatiste d’appartenance professionnelle. Le corporatisme plutôt que le
syndicalisme, voilà peut-être le cœur du propos rattien.
« On ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on
substitue des organes bien constitués, des “ordres” ou des “professions” qui
groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché
du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles
ils se rattachent. De même [...] que ceux que rapprochent des relations de voisi-
nage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un
même métier ou d’une même profession [...] à créer des groupements corpora-
tifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes
sinon essentiels, du moins naturels dans la société. [...] De ce qui précède, on
conclura sans peine qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté
appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre
tous, le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente tou-
jours vers le bien commun de la société1. »
Faiblesse consubstantielle de la pensée pontificale lorsqu’elle s’aventure en
terrain politique2 : même en se cantonnant au seul registre social, elle finit par

1. PIE XI, Quadragesimo anno, 83-85 (in A. F. UTZ, I, p. 619).


2. D’où l’opposition de Michel Villey à l’idée d’une doctrine sociale de l’Église. Le Père Karl
76 La subsidiarité catholique...

émettre des préconisations éminemment politiques. Dangereuse, cette défi-


cience des catholiques débouche le plus souvent sur des attitudes dignes des
plus vieilles traditions millénaristes : l’attente du Sauveur ou le retranchement
dans la Gnose. C’est là le ressort profond, nous semble-t-il, de la fascination
catholique pour le fascisme et, par voie de conséquence, du brouillage de la
doctrine ecclésiale. À force de condamner l’État libéral, l’Église finira par
soutenir implicitement les régimes les plus antilibéraux et, parmi eux, les dic-
tatures corporatistes les plus fascistes. Comme par un jeu de vases communi-
cants, la priorité du combat contre le communisme conduit le Pape à épar-
gner le fascisme et le corporatisme autoritaire non sans de nombreux
mécanismes de défense psychologique qui feront jouer la cohérence interne
de la doctrine catholique. Pourquoi ne pas reprendre ici l’hypothèse poula-
tienne selon laquelle une partie du catholicisme a pu être sincèrement séduit
par le rejet de la démocratie «  bourgeoise  » au point de s’aveugler quelque
temps dans un flirt platonique avec le totalitarisme fasciste1 ? Un temps seule-
ment car l’addition négative du dénominateur commun au fondement de
cette alliance (alliance du catholicisme et du fascisme contre le communisme
et le libéralisme) en neutralisera les effets positifs escomptés. C’est la disqua-
lification du fascisme et du communisme par l’épreuve historique de la réalité
qui, seule, a été en mesure d’acculer l’Église catholique à accepter l’État
libéral. En ce sens, la subsidiarité a été l’un de ses derniers combats et la voie
de son adaptation à la modernité, dans la douleur, le drame et le paradoxe.

Rahner, de son côté, a soutenu la thèse de « l’impuissance radicale » de l’Église à prodiguer des
solutions aux maux de la société, parlant même d’une « incapacité de principe à descendre dans le
concret » (K. RAHNER, Mission et grâce, III. Au service des hommes. Pour une présence chré-
tienne au monde d’aujourd’hui [1964], trad. fr. C. Muller, Tours, Mame, 1965, p. 194).
1. Qu’il suffise de penser à l’itinéraire du prélat italien, Mgr Umberto Benigni, tel que retracé
dans l’analyse classique d’Émile Poulat  : «  de la naissance du socialisme à la victoire du fas-
cisme » (É. POULAT, Catholicisme, démocratie et socialisme, op. cit.). De manière générale, le
grand mérite des analyses poulatiennes est d’avoir rendu raison d’une Église catholique non
monolithique, qui n’a jamais été tout entière du côté du conservatisme traditionnel ou des puis-
sances établies de l’argent (É.  POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). La relation de
l’Église à la bourgeoisie se révèle fondamentalement dialectique. Plus en amont, à lire un ouvrage
comme celui de Bernard Groethuysen sur la formation de l’esprit bourgeois en France
(B.  GROETHUYSEN, Origines de l’esprit bourgeois en France. L’Église et la Bourgeoisie
[1927], Paris, Gallimard, 1977), on en viendrait presque à considérer que le Bourgeois, dans son
moment de naissance à tout le moins (l’historien le situe aux xviie-xviiie siècles), existe à travers
le seul regard que le catholicisme daigne porter sur lui (cf., ici, «  Catholicisme et bourgeosie.
Bernard Groethuysen  », Cahiers du Centre de recherches historiques, 2003, 32). Grâce à des
auteurs comme Raymond Aron, Claude Lefort ou François Furet, on sait par ailleurs, que la
haine de la bourgeoisie a pu constituer le principal ressort psychologique du déni de la différence
d’essence entre démocratie et totalitarisme (R. ARON, Démocratie et totalitarisme [1965], Paris,
Gallimard, 1987 ; C. LEFORT, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totali-
taire [1981], Paris, Fayard, 1994 ; F. FURET, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste
au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995, spécialement « La passion révolution-
naire », p. 15-59). Dans sa description du couple anticommunisme-antifascisme, François Furet a
insisté sur la symétrie auto-alimentée de deux logiques de réduction parallèles : la stigmatisation
de l’anticommunisme comme procès intenté par le totalitarisme fasciste ; l’assimilation de l’anti-
fascisme à une sympathie coupable pour l’Union soviétique. Ajoutons, ici, deux textes plus
récents de Claude Lefort qui poursuivent la même réflexion (C. LEFORT, « Le concept de tota-
litarisme » [1996], Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2006, p. 869-890 ; « Le refus
de penser le totalitarisme » [2000], ibid., p. 969-980).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 77

2. LE RÉVÉLATEUR DU FASCISME MUSSOLINIEN

Pour comprendre plus avant les ressorts profonds de cette hypnotisation du


catholicisme pontifical par le corporatisme d’État, il faut commencer par
retourner au contexte spécifique du fascisme italien.
Un mot d’épistémologie d’abord sur la question de la nature totalitaire ou
non du régime mussolinien. Totalitarisme fasciste, disions-nous à l’instant.
Autant avouer nos scrupules devant l’accolement de ces deux termes. Si par
fascisme, on désigne le seul régime de Mussolini, alors il convient de se
demander honnêtement dans quelle mesure l’État fasciste italien (ou, plutôt,
ce qui tient lieu d’État dans le fascisme italien1) est réellement justiciable de
la catégorie totalitarisme. Ne faudrait-il pas, par souci de clarté conceptuelle,
la réserver à l’hitlérisme et au stalinisme2 ? C’est ici encore, au-delà de ses
lacunes relevées en son temps par Raymond Aron, l’un des principaux
mérites de l’interprétation philosophique due à Hannah Arendt : en l’occur-
rence, pour ce qui nous intéresse, rompre avec les discours autojustificateurs
de Pie XI (l’Église catholique est antitotalitaire) et de Mussolini (l’État fas-
ciste est totalitaire) aux fins de rendre plus lucidement raison de la compro-
mission pontificale3. Pourquoi faudrait-il faire comme si la non-compossibi-
lité des messages chrétien et mussolinien allait naturellement de soi, et
suffisait à placer Pie XI au-dessus de tout soupçon, autorisant in fine à dia-
gnostiquer, bien confortablement, l’existence d’un catholicisme uniformé-
ment antifasciste ? Mais, passé le rappel de ces quelques réticences, et faute de
connaissances suffisantes, nous optons pour la suspension du jugement sur
cette difficile question de la nature du fascisme mussolinien4.

1. Pensons en particulier au thème impérial (P. FORO, « “Saluto al Duce, fondatore dell’Im-


pero”  : L’idée d’empire dans l’Italie fasciste  », L’Idée d’empire dans la pensée politique, his-
torique, juridique et philosophique, éd. T. MÉNISSIER, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 201-212).
2. Ayant migré vers le terrain de la morale (de l’histoire sainte ?), cette question fait insidieuse-
ment passer pour de la froideur cynique ce qui n’est que volonté d’élucidation intellectuelle.
3. La confusion vient souvent de ce qu’on passe allègrement de l’épithète totalitaire au substantif
totalitarisme, en oubliant que ce passage marque un véritable saut conceptuel. En quoi faudrait-il
appliquer ce concept à l’expérience mussolinienne sous le prétexte, notamment, que Mussolini
lui-même revendiquait l’épithète totalitaire en réplique à ses ennemis libéraux ?
4. Refusant de faire voisiner le régime de Mussolini dans la même catégorie conceptuelle que le
nazisme ou le stalinisme, Hannah Arendt qualifie le fascisme italien par deux traits principaux :
«  dictature  » et «  parti unique  ». «  Mussolini lui-même, écrit-elle, qui aimait tant l’expression
d’“État totalitaire”, n’essaya pas d’établir un régime complètement totalitaire et se contenta de la
dictature et du parti unique » (H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme, II. Le système totali-
taire [1951], trad. fr. J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, H. Frappat, Paris, Le Seuil, 2002, p. 42).
Cf. les approfondissements historiographiques de Renzo De Felice (R.  De FELICE, Le Fas-
cisme, un totalitarisme à l’italienne ? [1981], trad. fr. C. Brice, S. Gherardi-Pouthier, F. Mosca,
Paris, Presses de la FNSP, 1988). Rappelons que l’historien italien s’est finalement rangé à la
thèse du caractère totalitaire du fascisme italien (comme en témoigne la préface donnée en 1988 à
la traduction française de son ouvrage initialement paru en 1981). Plus récemment, Emilio Gen-
tile a présenté les intuitions arendtiennes comme historiographiquement sous-documentées
(E. GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ? [2000], trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2004 ;
La Religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste [2001], trad. fr. J. Gay-
rard, Paris, Perrin, 2002 ; « Le silence de Hannah Arendt : l’interprétation du fascisme dans Les
Origines du totalitarisme », trad. fr. C.-S. Mazéas, Revue d’histoire moderne et contemporaine,
78 La subsidiarité catholique...

L’encyclique Quadragesimo anno, on l’aura compris, prend place dans un


contexte spécifiquement européen. Célébration du quarantième anniversaire
de Rerum novarum, elle se veut en particulier une réponse aux défis posés
par le communisme et le fascisme (ainsi qu’une expression de l’inquiétude
ecclésiale face aux premiers succès électoraux des Nazis). L’essentiel de son
contenu trouve néanmoins à s’expliquer par les circonstances de la vie poli-
tique italienne du début des années 1930. La publication du texte pontifical
intervient en effet après le coup fatal porté par Mussolini à la liberté d’asso-
ciation de l’Action catholique, mouvement laïque fondé par Pie XI dès 1922
accusé d’accueillir dans ses rangs les anciens membres du Partito popolare
de Luigi Sturzo1. Nous sommes alors en pleine période d’emballement du
régime. Le dictateur, résolu à exercer toute son emprise sur l’éducation, sur
la jeunesse et sur l’organisation du travail, accuse ouvertement le Vatican de
vouloir étendre son influence — en particulier sur le monde ouvrier — et,
pour ce faire, met en cause sa prétention, via l’Action catholique, à le concur-
rencer sur le terrain politique. En dépit — ou à cause — des accords du
Latran — Concordat signé le 11 février 1929 conférant l’indépendance terri-
toriale à la Cité du Vatican2 —, le conflit est à son comble entre Pie XI et
Mussolini. C’est en effet dans un climat de tension extrême qu’éclate la crise
de l’été 1931, très rapidement jugulée certes, mais dont la signification nous

2008, 55 (3), p.  11-34 ; «  L’héritage fasciste entre mémoire et historiographie. Les origines du
refoulement du totalitarisme dans l’analyse du fascisme », trad. fr. A. Roche, Vingtième Siècle,
2008, 100, p. 51-62). Cf. aussi J.-Y. DORMAGEN, Logiques du fascisme. L’État totalitaire en
Italie, Paris, Fayard, 2008. Les objections aroniennes, on le sait, se situaient à un autre niveau. En
reprenant les critères de définition empiriques établis par Carl J. Friedrich et Zbigniew Brze-
zinski (C.  J. FRIEDRICH, Z.  BRZEZINSKI, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cam-
bridge, Harvard University Press, 1956), Raymond Aron refusait la perspective essentialiste
d’Hannah Arendt, mais débouchait sur une franche opposition entre démocratie et totalitarisme
(sauf que sa démocratie à lui était résolument moderne) (R.  ARON, «  L’essence du totalita-
risme » [1954], Machiavel et les tyrannies modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois,
1993, p. 195-213 ; Démocratie et totalitarisme, op. cit.).
1. Cf. «  Action catholique et fascisme  », La Documentation catholique, 3-10  octobre 1931,
7-14 novembre 1931, 9 avril 1932, 7 mai 1932. Les analyses historiques sont assez nombreuses
tant sur l’embrigadement la jeunesse que sur l’organisation du travail. Cf. J.-L. POUTHIER, Les
Catholiques sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), Thèse
de doctorat en histoire, dir. J.-M. Mayeur, Paris, Institut d’études politiques, 1981, p. 192 sq. ;
«  National-syndicalisme et totalitarisme  », Le Débat, 1982, 21, p.  167-177 ; A.  C. O’BRIEN,
« Italian Youth in Conflict : Catholic Action and Fascist Italy, 1929-1931 », The Catholic Histo-
rical Review, 1982, 68 (4), p.  625-635 ; M.  AGOSTINO, Le Pape Pie XI et l’opinion, Rome,
École française de Rome, 1991, p. 443 sq. ; P. BARRAL, « Le magistère de Pie XI sur l’Action
catholique  », Achille Ratti Pape Pie XI, Rome, École française de Rome, 1996, p.  591-603 ;
L. NOGLER, « Corporatist Doctrine and the “New European Order” », trad. angl. I. L. Fraser,
Darker Legacies of Law in Europe. The Shadow of National Socialism and Fascism over Europe
and its Legal Traditions, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, Oxford, Hart Publishing, 2003,
p. 275-304 ; P. MISNER, « Catholic Labor and Catholic Action. The Italian Context of Qua-
dragesimo anno », The Catholic Historical Review, 2004, 90 (4), p. 650-674.
2. Nous reviendrons sur cet épisode fondateur du Concordat et sur la situation avantageuse que
l’Église romaine a pu en tirer ; mais notons d’ores et déjà combien l’assise territoriale du pouvoir
pontifical se révèle ici dans toute sa fragilité  : le patrimoine foncier de la papauté n’est rien
d’autre qu’une simple concession de l’État temporel. Rien de surprenant si l’on se reporte à la
légende constantinienne de la Donation, mais rupture étonnante si l’on se remémore le rejet
opposé par Pie IX et ses successeurs à la loi dite des Garanties promulguée dès le 13 mai 1871.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 79

importe ici à plus d’un titre. Faut-il pour autant considérer que le court pas-
sage de cinq paragraphes directement écrit par le Pape contient la substanti-
fique mœlle, le cœur, du message pontifical1, tandis que le reste du texte (cent
quarante deux paragraphes au total) ne serait que la reprise de la doctrine
antérieure, dont la rédaction — moins importante stratégiquement — aurait
été déléguée à un plumitif, le Père Nell-Breuning, à qui échapperait la subti-
lité des querelles italiennes entre Rome et Mussolini ? Ou bien faut-il y voir
un effort du Vatican pour densifier le contenu économique de l’encyclique (le
Père Nell-Breuning est professeur d’économie) ? La seconde hypothèse
semble la plus vraisemblable, nous y reviendrons.
Passée la résolution de cette crise, dernier abcès à crever, tout sera réuni
pour une rencontre du Pape avec Mussolini. Impossible de comprendre Qua-
dragesimo anno si l’on perd de vue cette contexture historique, de même
qu’il est impossible de comprendre la subsidiarité si l’on perd de vue le lien
consubstantiel qui l’unit au corporatisme fasciste2. À partir de 1931, en effet,
Pie XI s’attache à donner un nouvel élan à sa stratégie politique, selon deux
axes tout à fait complémentaires : 1o accommodement progressif sur le front
du fascisme mussolinien ; 2o rupture ouverte sur le front adverse du popula-
risme sturzien.
À considérer l’évolution de son pontificat, il est particulièrement mani-
feste que le Pape Ratti voulait éviter la rupture avec le gouvernement fasciste
et qu’il a pour ce faire nuancé sa pensée au maximum de manière à y intégrer
autant de concessions possibles que la doctrine catholique le lui permettait.
En apparence, le Pape promulgue Quadragesimo anno pour condamner
Mussolini ; en réalité, son attitude ultérieure révèle la vraie portée de sa
démarche : une condamnation du fascisme du bout des lèvres, pour la cohé-
rence doctrinale ; une compromission bien réelle, pour la défense des intérêts
ecclésiaux. À aucun moment, les corporations de Mussolini ne sont mises en
cause en tant que telles. Le choix finalement retenu dans la très large palette
des niveaux de réprimande pontificale parle de lui-même  : en l’occurrence,
non pas une condamnation doctrinale en bonne et due forme (à l’image de la
condamnation du maurrassisme en 1926 ou du modernisme en 19073) mais
des critiques particulièrement nuancées et circonstanciées (et d’une intensité
d’ailleurs moindre que celles adressées au Sillon en 1910 — le tempérament
de Pie X entrant bien sûr, ici, en ligne de compte)4. Et le Pape d’invoquer,

1. PIE XI, Quadragesimo anno, 91-95 (in A. F. UTZ, I, p. 623-625).


2. Un essayiste britannique n’a pas peur d’écrire : « Ce n’est pas un hasard si la subsidiarité est une
doctrine corporatiste élaborée par le Vatican à l’époque du fascisme triomphant, deux ans après les
Accords du Latran, qui avaient réconcilié le Saint Siège et l’État mussolinien.  » (J.  LAUGH-
LAND, La Liberté des nations. Essai sur les fondements de la société politique et sur leur destruc-
tion par l’Europe [1997], trad. fr. É. Husson, Paris, Guibert, 2001, p. 197).
3. PIE X, Lettre encyclique Pascendi dominici gregis, 8  septembre 1907, Acta Sanctae Sedis,
1907, XL, p.  596-628 (in H.  DENZINGER, 3475-3500, p.  749-755) ; PIE XI, Allocution au
Consistoire, 20  décembre 1926 (in SOLESMES, 580, p.  330). Cf. aussi PIE XI, Lettre Nous
avons lu à Mgr Pierre Andrieu, 5 septembre 1926 (in SOLESMES, 578-579, p. 329-330).
4. PIE X, Lettre Notre charge apostolique à l’épiscopat français, 25 août 1910 (in SOLESMES,
420-468, p. 249-276). En 1907, le Pape Pie X condamne avec la plus grande vigueur le moder-
80 La subsidiarité catholique...

quelques réserves d’usage mises à part (sur la place de l’État en particulier),


les «  avantages  » certains du régime fasciste  : vitalisme antilibéral, anti-
communisme, anticapitalisme1. Tout comme son combat contre l’athéisme
avait pu l’associer à la monarchie de droit divin, son combat contre le libéra-
lisme liera et solidarisera l’Église catholique avec les régimes les plus autori-
taires, voire fascistes ou cryptofascistes. Parfaite illustration de la pusillani-
mité rattienne, ce paragraphe consacré aux corporations mussoliniennes :
« Point n’est besoin de beaucoup de réflexion pour découvrir les avantages de
l’institution, si sommairement que Nous l’avons décrite  : collaboration paci-
fique des classes, éviction de l’action et des organisations socialistes, influence
modératrice d’une magistrature spéciale. Mais pour ne rien omettre en une
matière si importante, tenant compte des principes généraux ci-dessus invoqués
et de ce que Nous ajouterons à l’instant, Nous devons dire cependant qu’à
Notre connaissance il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne
se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assis-
tance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale
et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique,
et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque
d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à
l’avènement d’un meilleur équilibre social2. »
Peut-être n’est-il pas faux de dire que la compromission de l’Église catho-
lique avec le fascisme commence à germer dès 1922 (Achille Ratti monte sur
le trône pontifical alors que Benito Mussolini «  marche  » sur Rome), mais
c’est plus certainement entre 1929 et 1931 que le compromis trouve à se
sceller autour d’un même idéal corporatiste3. Du fait même de ce traitement
de faveur, à tout le moins de cette bienveillance passive, Quadragesimo anno
pourra légitimement être interprétée comme un adoubement pontifical du
corporatisme autoritaire en général et du corporatisme fasciste en particulier.
Au-delà des quelques mises en garde sur l’État, disions-nous, la fascination
pour le corporatisme autoritaire l’emportera très largement. Très largement,
car le régime mussolinien n’est pas seul en cause. À l’égard de toutes les dicta-
tures catholiques européennes, Pie XI adopte une attitude similaire de grande

nisme philosophique d’Alfred Loisy ; trois ans plus tard, en 1910, il s’en prend au modernisme
social de Marc Sangnier (cf., par exemple, J.  CARON, Le Sillon et la démocratie chrétienne,
1894-1910, Paris, Plon, 1966). Ces deux condamnations de 1907 et 1910 ne relèvent cependant
pas du même niveau d’intensité. Le Sillon a fait l’objet d’une condamnation disciplinaire (pour
trop grande indépendance) et non d’une condamnation doctrinale sur le fond ; ce qui est en
revanche le cas de la philosophie de Loisy dans Pascendi (cf., par exemple, A. THIBAUDET,
« Le catholicisme social », Les Idées politiques de la France, op. cit., p. 81 sq.).
1. Cf. G. BURNS, « The Politics of Ideology : The Papal Struggle with Liberalism », American
Journal of Sociology, 1990, 95 (5), p. 1123-1152.
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 95 (in A. F. UTZ, I, p. 625). Nous soulignons.
3. Sur les relations collusives entre Pie XI et Mussolini en particulier, entre catholicisme et
fascisme en général, cf. A. MANHATTAN, « Italy, the Vatican and Fascism », The Vatican in
World Politics, New York, Horizon Press, 1949, p. 107-137 ; J. F. POLLARD, « Conservative
Catholics and Italian Fascism : The Clerico-Fascists », Fascists and Conservatives. The Radical
Right and the Establishment in Twentieth Century Europe, éd. M.  BLINKHORN, Londres,
Unwin Hyman, 1990, p.  31-49 ; The Vatican and Italian Fascism, 1929-1932. A Study in
Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Catholicism and Modernisation. Reli-
gion, Society and Politics in Italy, 1861-2000, Londres, Routledge, 2007.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 81

tolérance, allant même jusqu’à approuver implicitement, par la voix des diffé-
rentes hiérarchies nationales de l’Église, la mise en place d’États corporatistes
autoritaires au Portugal (Salazar), en Espagne (Franco), en Autriche (Doll-
fuss), au Brésil (Vargas) et en France (Pétain). Par effet de redoublement mais
assez logiquement, il en résulta une légitimation très perverse de tous ces
régimes au visage grimaçant. Qu’il suffise de rappeler l’approbation de la
charte vichyste du Travail par l’épiscopat français. Ou bien, celle de l’Esta-
tuto do trabalho nacional — simple décalque de la Carta del lavoro italienne
par son homologue portugais1. Sans oublier le rôle de l’action laïque des syn-
dicats chrétiens, fortement appuyée par la hiérarchie2.
Cette compromission pontificale avec le corporatisme fasciste équivaut-
elle à une adhésion doctrinale sur le fond ? Bien sûr que non  : l’Église n’a
jamais adhéré doctrinalement au fascisme ; elle s’est contentée de condamner
l’individualisme démocratique en suggérant une autre voie possible. Reste
que si les instances romaines ne pouvaient pleinement adouber le fascisme,
elles n’en ont pas moins apporté un soutien décisif à l’œuvre antilibérale qu’il
accomplissait. Pareille attitude réactive témoigne en réalité d’une forme
de soulagement devant la défaite de son ennemi libéral ; le même soulage-
ment qui était exprimé par Pie XI, après la Première Guerre mondiale, dans
l’encyclique inaugurale de son pontificat puis répété dans son commentaire
de la Crise de 19293. Comme son cousin fasciste, le modèle catholique de la
corporation est indissociable d’une condamnation de l’État libéral, du refus
par l’Église de la démocratie politique, de sa crainte du socialisme et de sa
haine du communisme. Tel était le fondement de l’entente entre le Vatican et
Mussolini.
«  Activité corporative et Action catholique ne pourront manquer de se ren-
contrer, étant donné l’identité du sujet humain, individuel et collectif ; mais
moyennant la sincère bonne volonté et le sincère désir du bien de part et

1. Tout comme la nouvelle Constitution autrichienne de 1934, ce texte aura droit à l’admiration
du Père Albert Muller, qui joua un rôle important dans la rédaction de Quadragesimo anno
(A. MULLER, La Politique corporative, Malines, Rex, 1935 ; L’Organisation corporative autri-
chienne, Paris, Action Populaire, 1934). Cf. aussi F. PERROUX, « Le Portugal et Salazar : essai
d’interprétation », Affaires étrangères, 1935, 5 (11), p. 521-535 ; Capitalisme et communauté de
travail, Paris, Sirey, 1937, p. 104-121 ; G. JARLOT, « L’encyclique Quadragesimo anno “sur la
restauration de l’ordre social en pleine conformité avec les principes de l’Evangile” », Doctrine
pontificale et histoire, II. Pie XI : doctrine et action, Rome, Presses de l’Université grégorienne,
1973, p. 246-279, ici p. 277). Et sous la plume d’un autre fervent catholique, tendance traditiona-
liste, devenu conseiller personnel d’Antonio de Oliveira Salazar en 1944  : J.  PLONCARD
d’ASSAC, L’État corporatif, l’expérience portugaise, Paris, La Librairie française, 1960 ; Doc-
trines du nationalisme, Paris, La Librairie française, 1958, p. 303-331.
2. Cf., par exemple, P.  PASTURE, Histoire du syndicalisme chrétien international, trad. fr.
S. Govaert, Paris, L’Harmattan, 1999 ; W. PATCH, « Fascism, Catholic Corporatism, and the
Christian Trade Unions of Germany, Austria, and France », Between Cross and Class. Compar-
ative Histories of Christian Labour in Europe, 1840-2000, éd. L. HEERMA van VOSS, P. PAS-
TURE, J. De MAEYER, Berne, Lang, 2005, p. 173-201 ; P. MISNER, « The Roman Catholic
Hierarchy and the Christian Labor Movement : Autonomy and Pluralism », ibid., p. 103-125.
3. PIE XI, Lettre encyclique Ubi arcano Dei consilio, 23 décembre 1922, Acta Apostolicae Sedis,
1922, XIV, p.  673-700 (in A.  F.  UTZ, IV, p.  2734-2777) ; Lettre encyclique Caritate Christi
compulsi, 3 mai 1932, Acta Apostolicae Sedis, 1932, XXIV, p. 177-194 (in A. F. UTZ, II, p. 1032-
1057). Nous retrouverons ces deux textes centraux de la théologie politique rattienne.
82 La subsidiarité catholique...

d’autre, la rencontre des deux activités ne pourra produire qu’un très heureux
effet : celui de se coordonner pour le plus grand bien, pour le bien complet, s’il
se peut, des individus, des classes de la société1. »

Ce cadre général étant posé, on peut grossièrement résumer, en trois étapes


principales, le déroulement factuel de la crise de 1931. Premier moment, celui
de la crispation : les ingrédients en sont réunis dès avril, mois qui précède la
promulgation de Quadragesimo anno. Le 19, Giovanni Giuriati, secrétaire
général du Parti fasciste, prononce à Milan un discours dans lequel il invoque
les clauses du Concordat faisant obligation à l’Église de s’en tenir à une action
strictement spirituelle. Le Pape lui répond de manière indirecte — mais néan-
moins énergique — en s’adressant à l’archevêque de Milan, Mgr  Alfred-
Alphonse Schuster, prélat notoirement profasciste (béatifié par Jean-Paul II
le 12  mai 1996). Dans une lettre en date du 26  avril 1931, il s’emploie très
significativement à défendre l’Action catholique d’une quelconque intention
de « faire de la politique »2. Deuxième moment, celui de la radicalisation, qui,
lui, s’exprime de manière plus directe : le 30 mai, Mussolini fait dissoudre les
organisations de jeunesse catholiques ; le 29 juin, un mois plus tard, réplique
de Pie XI avec la promulgation de l’encyclique Non abbiamo bisogno, dans
laquelle il condamne ouvertement le fascisme, « véritable statolâtrie païenne
totalement incompatible aussi bien avec les droits naturels de la famille
qu’avec les droits surnaturels de l’Église  »3. Troisième moment, celui de
l’apaisement des relations et du compromis trouvé dès septembre, qui, sans
surprise, se solde par la victoire définitive de Mussolini — sorte de contre-
coup, en forme de rééquilibrage, à un Concordat particulièrement favorable à
Rome4. À tel point que le Pape pourfendeur de la « statolâtrie païenne », en
lui accordant le baptême chrétien, sera aussi le principal complice de sa ver-
sion mussolinienne. À défaut d’être le régime rêvé, le fascisme autoritaire
reçoit donc le satisfecit de Rome.
Convaincu de l’inspiration chrétienne du projet mussolinien, Pie XI ne se
contente pas de laisser au fascisme le bénéfice du doute, il choisit bien davan-

1. PIE XI, Lettre autographe à Mgr  Alfred-Alphonse Schuster, archevêque de Milan, 26  avril
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 145-150 (in A. F. UTZ, II, p. 1817).
2. Ibid. (in A.  F. UTZ, II, p.  1813). On lit la même phrase dans l’encyclique Non abbiamo
bisogno fulminée deux mois plus tard  : «  Nous avons toujours dit [...] et Nous disons encore
qu’accuser l’Action catholique italienne de faire de la politique c’était et c’est une véritable et
pure calomnie. » (PIE XI, Lettre encyclique Non abbiamo bisogno, 29 juin 1931, Acta Aposto-
licae Sedis, 1931, XXIII, p. 285-312 ; in A. F. UTZ, III, p. 2671).
3. Ibid. (in A. F. UTZ, III, p. 2677). Texte rédigé en italien parce qu’adressé à la seule Italie.
4. Certes, la Cité du Vatican nouvellement créée est un État miniature (44 hectares), mais le
Concordat réaffirmait solennellement en son article 1er le principe selon lequel la religion catho-
lique, apostolique et romaine était «  la seule religion de l’État  » italien. De manière générale,
l’apaisement issu des accords du Latran ne se comprend qu’à la lumière de la véhémence du
conflit romain né de l’annexion en 1870 des États pontificaux par la nouvelle nation cisalpine,
alors en voie de parachever son unification, et peut expliquer, en retour, l’extrême cordialité des
relations qui finiront par s’établir entre Pie XI et le pouvoir fasciste. Notons le lien de continuité,
sur le fond, entre la dispute de 1931 et le compromis de 1929 : si le Pape obtint de Mussolini
l’établissement du catholicisme comme religion d’État, il dut néanmoins céder sur l’une des
questions centrales qui nous occupent ici : l’action catholique et la formation de la jeunesse.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 83

tage de se satisfaire du sort privilégié que le Concordat a réservé au Vatican,


une fois toutes les hypothèques levées1. Dans une forme d’aveu de culpabi-
lité, le Père Nell-Breuning lui-même a pu écrire que Pie XI n’avait pas vérita-
blement compris la nature intime du fascisme mussolinien. Indice manifeste,
mais tardif, de la prise de conscience de son fourvoiement  : à la fin de son
pontificat, Pie XI s’apprêtait à publier un texte condamnant explicitement le
corporatisme fasciste. Il était bien évidemment trop tard, tout comme il était
trop tard quand le Pontife consentît à s’indigner de l’adoption des lois raciales
mussoliniennes (1938). Ne s’avisant plus, après la surchauffe de l’été 1931,
de réitérer ses critiques à l’égard du pouvoir italien, le Pape s’est limité en
1937 à la condamnation — très tardive elle aussi2 — du nazisme païen (Mit
brennender Sorge) et du «  communisme bolchevique et athée  » (Divini
redemptoris)3.
Nous reviendrons plus loin sur le communisme, ici interprété par le Pape
de Quadragesimo anno comme un simple surgeon de l’erreur socialiste.
Notons à ce stade, parallèlement à la fascination pour le fascisme, le manque
de discernement de Pie XI à l’égard de l’idéologie nazie. Manque de discerne-
ment qui, lui aussi, est à resituer dans une temporalité moins immédiate que
la seule année 1937. Tout a commencé en février 1930 avec la nomination
d’un nouveau Secrétaire d’État, le Cardinal Eugenio Pacelli, précédemment
Nonce à Munich (1917-1925) et à Berlin (1925-1930)  : c’est lui, le grand
diplomate germanophile, qui, de bonne foi, sera l’instigateur du Concordat

1. Fermant l’épopée garibaldienne et mazzinienne du nationalisme anticlérical, dès 1922, les fas-
cistes raccrochent les crucifix dans les écoles et les tribunaux, rétablissent l’instruction religieuse
à l’école (nous verrons plus bas dans quelles conditions), renforcent l’institution du mariage ; en
1923, ils apportent le concours décisif de l’État aux célébrations de l’Année sainte.
2. Pie XI n’avait-il pas signé un Concordat avec Hitler le 20 juillet 1933 ? Sur cet épisode, cf. ces
propos ambigus tenus au sortir de la Seconde Guerre mondiale par l’ex-Secrétaire d’État Eugenio
Pacelli devenu Pie XII en 1939 : « malgré toutes les violations dont il fut l’objet, il laissait aux
catholiques une base juridique de défense, un camp où se retrancher pour continuer à affronter,
tant qu’il leur serait possible, le flux toujours croissant de la persécution religieuse » (PIE XII,
Allocution au Sacré Collège L’Histoire d’un totalitarisme, 2  juin 1945 ; in SOLESMES, 867,
p. 459). Un peu plus haut : « Tant qu’il restait encore une lueur d’espoir que ce mouvement pût
prendre une tournure différente et moins pernicieuse, soit par la résipiscence de ses membres
plus modérés, soit par une opposition efficace de la partie non consentante du peuple allemand,
l’Église a fait tout ce qui était en son pouvoir pour opposer une digue puissante à l’envahis-
sement de ces doctrines aussi délétères que violentes.  » (Ibid. ; in SOLESMES, 865, p.  458).
Cf.  M.  F. FELDKAMP, Pius XII. und Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht,
2000 ; R. MORSEY, « Eugenio Pacelli als Nuntius in Deutschland », Pie XII. zum Gedächtnis,
dir. H. SCHAMBECK, Berlin, Duncker und Humblot, 1977, p. 103-139.
3. PIE XI, Lettre encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937, Acta Apostolicae Sedis, 1937,
XXIX, p. 145-167 (in A. F. UTZ, I, p. 286-325) ; Divini Redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 220-
285). L’historiographie dominante se réfère constamment à ces deux textes mais, bien souvent,
sans les lire attentivement ou, ce qui revient au même, sans prendre la peine de les réinscrire dans
leur lignée discursive. Peut-être pour mieux s’autoriser à charger Pie XII et dédouaner son pré-
décesseur. Sur Mit brennender Sorge, cf. H.-A. RAËM, Pius XI. und der National-sozialismus,
Paderborn, Schöning, 1979 ; J.  NOBÉCOURT, «  L’encyclique Mit brennender Sorge  », Dix
leçons sur le nazisme, dir. A. GROSSER, Bruxelles, Complexe, 1984, p. 131-154. Sur la compro-
mission de l’Église catholique d’Allemagne avec le nazisme, qui reste cependant très faible si on
la compare avec celle de l’Église protestante, cf. G. LEWY, L’Église catholique et l’Allemagne
nazie, trad. fr. G. Vivier, J.-G. Chauffeteau, Paris, Stock, 1964.
84 La subsidiarité catholique...

avec la Bavière (29 mars 1924), contre l’avis même de Mgr Pietro Gasparri,


son prédécesseur à la Secrétairerie d’État ; c’est lui qui, à contrecœur, sur
l’insistance de l’Église d’Allemagne, a poussé le Zentrum catholique à voter
les pleins pouvoirs à Hitler afin d’obtenir le Concordat avec l’Allemagne
nazie (20 juillet 1933)1 ; c’est lui, pourtant lucide sur l’anticatholicisme hitlé-
rien, qui voulut ne voir dans le national-socialisme qu’une simple radicalisa-
tion du fascisme autoritaire, au point même de présenter le Concordat
comme une base juridique de résistance spirituelle2. Fourvoiements en chaîne,
pour ainsi dire, qui commencent dès 1922 et laissent les mains presque libres
à Mussolini3. La comparaison des différents textes pontificaux de l’entre-
deux-guerres révèle que, jamais, le Pape Ratti n’a voulu placer le fascisme
italien sur le même plan que l’hitlérisme ou le bolchevisme soviétique. Jamais,
il n’a condamné le fascisme en ses principes au même titre que le commu-
nisme et le nazisme (comme Léon XIII l’avait fait en son temps pour le socia-
lisme). Jamais, il n’a mis en cause le caractère catholique du fascisme, tel que
revendiqué par Giuriati dans son allocution précitée ou par Mussolini lui-
même, qui a multiplié les invocations au christianisme romain pour asseoir sa
politique de puissance. Bien davantage encore, après avoir reconnu la légiti-
mité de l’État totalitaire mussolinien, son objectif aura principalement
consisté dans le rappel des exigences impliquées par une telle revendication
en paternité : « être catholique, non seulement de nom, mais de fait » suppose
l’obéissance « à l’Église et à son Chef »4.
« “État catholique”, dit-on et répète-t-on, mais “État fasciste” ; Nous en pre-
nons acte sans spéciales difficultés, volontiers même, car cela veut dire sans
aucun doute que l’État fasciste, tant dans l’ordre des idées et des doctrines que
dans l’ordre de l’action pratique, ne veut rien admettre qui ne s’accorde avec la
doctrine et la pratique catholiques ; faute de quoi il n’y aurait pas et il ne pour-
rait y avoir d’État catholique5. »
Tout en se gardant de la facilité rétrospective des jugements anachroniques
(le mot totalitarisme ne recouvrait pas en 1931 le sens qu’il a acquis aujour-
d’hui), il convient néanmoins de noter que les critiques adressées à Mussolini
par Pie XI portaient sur la totalitarité (totalitarietà) spirituelle de l’État fas-
ciste, et non sur la parenté, revendiquée de chaque côté, entre fascisme et

1. Cf. V. CONZEMIUS, « Le Concordat du 20 juillet 1933 entre le Saint-Siège et l’Allemagne.


Esquisse d’un bilan historique », Archivum historiae pontificae, 1977, 15, p. 333-362.
2. Bien sûr Hitler apparaît-il comme fondamentalement anticatholique, mais Mgr  Eugenio
Pacelli le considère comme beaucoup moins hostile à l’Église catholique que ne le fut Bismarck.
3. Sur la convergence d’intérêts entre l’Église catholique et les régimes autoritaires et totalitaires,
cf. F. MARGIOTTA-BROGGLIO, « La politique concordataire du Vatican vis-à-vis des États
totalitaires  », Relations internationales, 1981, 27, p.  319-342 ; A.  LACROIX-RIZ, Le Vatican,
l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide, Paris, Armand Colin,
1996. Sur le cas Pie XII, souvent injustement traité, cf. H. WOLF, Le Pape et le Diable. Pie XII,
le Vatican et Hitler. Les révélations des archives, trad. fr. M.  Gravey, Paris, CNRS Éditions,
2009. Pour un point de vue plus empathique et nuancé, cf. É. FOUILLOUX, « Église catholique
et Seconde Guerre mondiale », Vingtième Siècle, 2002, 73, p. 111-124 ; P. BLET, Pie XII et la
Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Paris, Perrin, 1997.
4. PIE XI, Lettre à Mgr Schuster (in A. F. UTZ, II, p. 1817).
5. PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri, Secrétaire d’État, 30 mai 1929, Acta
Apostolicae Sedis, 1929, XXI, p. 297-306 (in A. F. UTZ, III, p. 2361).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 85

catholicisme1. Non seulement l’entente était possible, mais, plus qu’une


convergence circonstancielle d’intérêts bien compris, elle semblait tout à fait
naturelle : un fascisme christianisé et baptisé par l’Église sera le meilleur allié de
la restauration catholique prôné par Pie XI. Ou plutôt : à condition d’être allié
à l’Église, à condition de ne pas s’ériger en religion, le fascisme pourra efficace-
ment ouvrir le chemin de la rechristianisation de la société. Une telle alliance,
pour se réaliser, avait besoin que soit levée l’hypothèque gentilienne de la divi-
nisation de l’État. Une fois cette étape accomplie (nous parlons de l’abandon
définitif du programme de l’État éthique), plus aucun obstacle ne s’y opposera.

De son côté, l’histoire du fascisme italien souffre de lectures rétrospectives


qui tendent à le décrire de manière exagérément monolithique. Répété
ad nauseam, le fameux aphorisme de Mussolini — «  tout dans l’État, rien
contre l’État, rien hors de l’État » — serait censé résumer à lui seul la vérité
du projet fasciste2. C’est là accorder trop d’importance au discours des acteurs
eux-mêmes ou ne pas suffisamment se méfier des rationalisations historiogra-
phiques. Contre cette idée répandue d’une statolâtrie (statolatria) présente
dès les commencements, qui n’aurait fait que s’épanouir au rythme de la radi-
calisation du régime, rappelons que le dirigisme étatique ne faisait en aucun
cas partie du code génétique de la doctrine mussolinienne3. Comment
le Mussolini première manière aurait-il pu, sinon, se réclamer de l’anarcho-
syndicalisme d’un Georges Sorel ? C’est avec la pratique du pouvoir que
l’idéologie fasciste en est venue à justifier l’emprise totale de l’État — ou
plutôt ce que le fascisme appelle État — sur l’activité sociale et économique
de l’Italie, autrement dit la subordination de l’objectif social à l’objectif
national. L’évolution du corporatisme mussolinien porte la marque de ce
progressif emballement du régime, à tel point que la rencontre de l’idée stato-
nationale avec l’idée syndicale s’achèvera par la victoire totale de la première
sur la seconde. Au prix d’un dévoiement des deux.

1. « Régime et État totalitaire ? Nous croyons bien l’entendre dans le sens que pour tout ce qui
est de la compétence de l’État, suivant sa fin propre, la totalité des sujets de l’État, des citoyens,
doivent se subordonner à l’État, au régime et en dépendre : en conséquence, une totalitarité que
Nous appellerons subjective, peut certainement être reconnue à l’État et au régime. On n’en peut
pas dire autant d’une totalitarité objective, à savoir dans le sens que la totalité des citoyens
doivent se subordonner à l’État et en dépendre [...] pour la totalité de ce qui est ou de ce qui peut
devenir nécessaire pour toute leur vie, voire leur vie individuelle, domestique, spirituelle, surna-
turelle. » (PIE XI, Lettre à Mgr Schuster ; in A. F. UTZ, II, p. 1813). Nous soulignons.
2. Formule extraite du discours de la Scala prononcé le 28 octobre 1925 et constamment reprise
ensuite : « Parce que pour le fasciste tout est dans l’État et que rien d’humain ou de spirituel,
pour autant qu’il ait de la valeur, n’existe en dehors de l’État. Dans ce sens, le fascisme est totali-
taire et l’État fasciste, synthèse et unité de toute valeur, interprète, développe et donne puissance
à la vie tout entière du peuple. » (B. MUSSOLINI, « La doctrine du fascisme » [1932], Œuvres et
discours, trad. fr. M. Croci, Paris, Flammarion, 1935, IX, p. 61-91 ; G. GENTILE, « Fascismo
(dottrina del)  », Enciclopedia Italiana, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1932, XIV,
p. 835-840 ; in E. TRAVERSO, Le Totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2001, p. 126-131).
3. Cf. les travaux de Serge Berstein et Pierre Milza (S. BERSTEIN, P. MILZA, Le Fascisme ita-
lien, 1919-1945, Paris, Le Seuil, 1980 ; P. MILZA, Mussolini, Paris, Fayard, 1999). Rappelons par
ailleurs qu’établir le constat d’un étatisme mussolinien, même tardif, ne fait pas de Mussolini un
quelconque défenseur de l’institution étatique.
86 La subsidiarité catholique...

Spécialiste français de la question, l’économiste François Perroux a préci-


sément distingué deux phases — syndicale (1926-1934) et corporative (1934-
1944) — dans l’évolution du fascisme italien1. Inaugurée par une loi d’inter-
diction totale de la grève (5 février 1926), la première avait d’abord consisté à
mettre au pas les syndicats, puis à créer un ministère des Corporations
(2 juillet 1926), dont Mussolini confia la charge à Giuseppe Bottai. Le rédac-
teur en chef de la Critica fascista se lançait alors dans la rédaction d’une charte
du Travail, que Mussolini promulgua en grande pompe dès l’année suivante.
Le nouveau régime corporatiste était né, premier d’une longue et funeste
lignée en Europe2.
La seconde phase s’ouvre avec la loi du 5 février 19343. L’État sait profiter
de la Grande Dépression pour se réserver le rôle de centre d’impulsion du
pays, non pas tant par des interventions régulatrices que par une prétention à
dominer l’ensemble de l’économie elle-même4. Aussi l’idéal gentilien de l’État
éthique est-il abandonné au profit d’un État organisateur progressivement
happé par l’effort de guerre. Un indice qu’on aurait tort de minorer dit tout
de ce glissement : en 1936, Bottai devient ministre de l’Éducation nationale et
rompt ouvertement avec l’action lancée par Giovanni Gentile au moment des
premiers pas du régime. La politique éducative du nouveau ministre se résu-
mera à une brutale application de l’idéologie corporatiste au domaine de l’en-
seignement. En reproduisant ainsi les mêmes recettes que celles qu’il avait
mises en œuvre en matière économique (la charte de l’École qu’il fait adopter
en 1939 n’est qu’un décalque de la charte du Travail de 1927), Bottai poursuit
un objectif somme toute très peu gentilien : instrumentaliser l’École pour en
faire la créature régénérée d’un État organisateur à prétention totalitaire.

3. L’AVEUGLEMENT DES CLERCS CATHOLIQUES

Face au déploiement du corporatisme fasciste et à ses multiples dérivés auto-


ritaires en Europe, le camp catholique se révèlera particulièrement pauvre en

1. F.  PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p.  27-64, spécialement
p. 31-45 ; « Le syndicalisme fasciste », Revue d’économie politique, 1928, 42 (4), p. 1100-1113 ;
Contribution à l’étude de l’économie et des finances de l’Italie depuis la guerre, Paris, Giard,
1929. Sur la même question, cf. aussi L. ROSENSTOCK-FRANCK, L’Économie corporative
fasciste en doctrine et en fait. Ses origines historiques et son évolution, Paris, Gamber, 1934 ; Les
Étapes de l’économie fasciste italienne, Paris, Librairie sociale et économique, 1939.
2. Avant même que la Crise de 1929 radicalise encore l’emballement du régime, seuls les syndi-
cats reconnus par le pouvoir mussolinien disposent d’une existence légale et sont investis de
toutes les prérogatives corporatives. Ce faisant, Mussolini cherchait purement et simplement
à éliminer tous les syndicats non fascistes, qu’ils soient socialistes, communistes ou chrétiens.
3. B. MUSSOLINI, Discours Sur la loi des corporations prononcé devant le Sénat le 13 janvier
1934, Quatre discours sur l’État corporatif, trad. fr., Rome, Laboremus, 1935, p. 27-36.
4. Giuseppe Bottai parle d’un «  principe de la subordination essentielle des associations à
l’État ». Un peu plus bas, toujours dans son maître ouvrage : « Le syndicalisme fasciste est l’op-
posé du syndicalisme préfasciste, et le point de discrimination entre eux, c’est l’État, auquel l’un
était contraire et auquel l’autre se subordonnera. » (G. BOTTAI, « L’organisation corporative,
base de la souveraineté », Discours au Sénat, 31 mai 1928, L’Expérience corporative [1932], trad.
fr. D. Guidi, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1935, p. 32).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 87

observateurs clairvoyants. À l’instar de la hiérarchie vaticane, le danger orga-


niciste est parfois perçu, jamais il ne sera fermement combattu. Nous consi-
dérerons ici deux des principales directions prises par cet aveuglement, dont
l’examen méthodique pourra permettre de préciser les ressorts de la compro-
mission pontificale  : l’excès de fidélité (au Vatican) et le défaut de lucidité.
Le premier cas trouve à s’illustrer dans l’attitude de grande servilité des
catholiques sociaux de France1 ; le second trouve à s’exprimer à travers des
penseurs aussi prestigieux que l’Autrichien Eric Voegelin (l’État autoritaire
contre l’État totalitaire) ou l’Italien Luigi Sturzo (l’État populaire contre
l’État totalitaire).
Repérages sémantiques aidant, nous allons y revenir, le chemin qui conduit
de Quadragesimo anno à l’Autriche de l’entre-deux-guerres est revendiqué
par les protagonistes eux-mêmes, diplomatie vaticane comprise. Rappelons
que l’éclatement de l’Empire austro-hongrois des Habsbourg fut vécu comme
un véritable traumatisme par Benoît XV et la hiérarchie vaticane  : ils per-
daient là leur meilleur rempart face au monde orthodoxe2. Peut-être pour
conjurer la disparition de ce dernier bastion de l’ancien monde catholique, les
chanceliers Seipel, Dollfuss et Schuschnigg ne cesseront d’invoquer la mis-
sion chrétienne de l’Autriche. Et leur parti, le Parti chrétien social, contribua
plus qu’aucun autre à ériger le corporatisme en thème structurant de l’agenda
politique autrichien des années 1920 et 19303. En 1931, l’encyclique pontifi-
cale leur donnera un élan tout à fait décisif. « État de Quadragesimo anno »,
tel est le surnom que s’auto-attribua la constitution promulguée par le Chan-

1. Nous considérerons plus spécialement les Semaines sociales de France, université itinérante
du catholicisme social, créées en 1904 par le journaliste lyonnais Marius Gonin, fondateur de la
Chronique sociale, et l’universitaire Adéodat Boissard, professeur des facultés catholiques de
Lille. L’initiative sera reprise en Espagne et en Italie à partir de 1906-1907. Pour une histoire du
cas français, cf. J.-D. DURAND, dir., Les Semaines sociales de France, 1904-2004, Paris, Parole
et Silence, 2006 ; P.  LÉCRIVAIN, «  Les Semaines sociales de France  », Le Mouvement social
catholique en France au XXe  siècle, dir. D.  MAUGENEST, Paris, Le Cerf, 1990, p.  151-165 ;
P. DROULERS, « L’Action populaire et les Semaines sociales de France », Revue d’histoire de
l’Église de France, 1981, 67 (179), p. 227-252. Pour une mise en perspective plus générale sur les
clercs catholiques, cf., par exemple, É. FOUILLOUX, « “Intellectuels catholiques” ? Réflexions
sur une naissance différée », Vingtième Siècle, 1997, 53 (1), p. 13-24.
2. Les inlassables appels à la paix lancés par Benoît XV (ses tentatives de paix blanche) avaient
aussi pour but de protéger ce dernier bastion. Cf., par exemple, N.  RENOTON-BEINE,
La Colombe et les tranchées. Les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Grande Guerre,
Paris, Le Cerf, 2004 ; F. LATOUR, « De la spécificité de la diplomatie vaticane durant la Grande
Guerre  », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, 43 (2), p.  349-365 ; «  La voix de
Benoît XV contre le “suicide de l’Europe” pendant la Grande Guerre », L’Europe, ses dimen-
sions religieuses, éd. G. CHOLVY, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1998, p. 19-32. Sur le
soutien pontifical sans failles au pouvoir catholique autrichien de l’entre-deux-guerres,
cf.  A.  MANHATTAN, «  Austria and the Vatican  », The Vatican in World Politics, op. cit.,
p. 224-250 ; K.-J. SIEGFRIED, Klerikalfaschismus. Zur Entstehung und sozialen Funktion des
Dollfuss-Regimes in Österreich. Ein Beitrag zur Faschismusdiskussion, Francfort, Lang, 1979.
3. Sur Mgr  Ignaz Seipel, figure centrale du catholicisme autrichien, chancelier à deux reprises
pendant l’entre-deux-guerres (1922-1924 et 1926-1929), principal inspirateur d’Engelbert Doll-
fuss et de Kurt von Schuschnigg, cf. K. von KLEMPERER, Ignaz Seipel. Christian Statesman in
a Time of Crisis, Princeton, Princeton University Press, 1972. Au titre des influences exercées
sur les chanceliers Dollfuss et Schuschnigg, il faut mentionner le rôle important du théologien
Johannes Messner (nous le retrouverons plus loin) qui fut conseiller de l’un et de l’autre.
88 La subsidiarité catholique...

celier Dollfuss le 1er mai 1934. Signe patent d’un échec qui débouchera quatre
ans plus tard sur la tragédie de l’Anschluss, elle restera lettre morte.
Si un historien, spécialiste éminent de la période, a pu dire que le corpora-
tisme de la Constitution de 1934 reposait sur une interprétation erronée de
Quadragesimo anno (nous cherchons encore la bonne interprétation), avec
François Perroux, soulignons simplement que le texte pontifical « ne donne
aucune indication sur les relations et les influences qui doivent s’établir entre
les deux appareils corporatif et étatique »1. Référence en forme d’invocation
légitimatrice qui ajoute encore à l’ambiguïté du propos de Pie XI, ou plutôt la
révèle, quand bien même il faut s’attacher à resituer le corporatisme autri-
chien dans la densité de son histoire propre2. La chose n’en sort pas plus lim-
pide pour autant, car une fâcheuse habitude a été prise dans le champ de
l’analyse historiographique, qui consiste à reprendre abusivement le discours
des acteurs politiques — donc des catégories sémantiques fort confuses, faute
d’avoir été suffisamment décontaminées — et à identifier une polarité matri-
cielle née à la fin du xixe siècle qui aurait opposé terme à terme le courant de
la Sozialreform à celui de la Sozialpolitik3. Aussi pédagogique soit-il, le sché-
matisme de cette distinction ne doit pas abuser l’observateur. La confusion, à
vrai dire, dépasse les seules frontières autrichiennes et travaillent l’ensemble
de l’aire germanique, voire plus généralement le catholicisme continental4.

1. F.  PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p.  132 ; K.  ROSENBERG,
« L’organisation corporative autrichienne », Affaires étrangères, 1935, 5 (6), p. 329-344 ; A. DIA-
MANT, Austrian Catholics and the First Republic. Democracy, Capitalism and the Social Order,
1918-1934, Princeton, Princeton University Press, 1960, p. 276 ; H. WOHNOUT, « A Chancel-
lorial Dictatorship with a “Corporative” Pretext : The Austrian Constitution between 1934 and
1938  », The Dollfuss-Schuschnigg Era. A Reassessment, éd. G.  BISCHOF, A.  LASSNER,
A. PELINKA, Brunswick, Transaction, 2003, p. 143-162 ; A. SOMEK, « Authoritarian Consti-
tutionalism : Austrian Constitutional Doctrine 1933 to 1938 and its Legacy », Darker Legacies
of Law in Europe, éd. C. JOERGES, N. S. GHALEIGH, op. cit., p. 361-388 ; J.-P. BLED, « Les
catholiques autrichiens et le national-socialisme », La Révolution conservatrice allemande sous
la République de Weimar, dir. L. DUPEUX, Paris, Kimé, 1992, p. 393-403.
2. Encore aujourd’hui, l’Autriche reste connue pour son corporatisme, mais le substantif revêt
un tout autre sens ; il s’est d’ailleurs vu accoler le préfixe néo (afin de distinguer entre les versions
autoritaire et sociétale). Reste l’inertie du vocabulaire, qui n’a rien de fortuit. C’est dans l’Europe
social-démocrate des années 1970 que la notion de corporatisme émerge en science politique au
moment où prend peu à peu forme une discussion critique du pluralisme, paradigme libéral né
aux États-Unis lors de la décennie précédente. Des travaux anglais et allemands remettent en
cause certains des postulats de l’approche pluraliste en insistant sur deux points centraux : les
inégalités de pouvoir entre groupes d’intérêt ; l’interaction entre les groupes d’intérêt privés et
l’État dans la mise en œuvre des politiques publiques. Cf. les travaux de deux politistes en par-
ticulier : Philippe Schmitter, Gerhard Lehmbruch (P. SCHMITTER, « Still the Century of Cor-
poratism ? », Review of Politics, 1974, 36, p. 85-131 ; G. LEHMBRUCH, P. C. SCHMITTER,
dir., Trends Toward Corporatist Intermediation, Londres, Beverly Hills, Sage, 1979 ; Patterns of
Corporatist Policy-Making, Londres, Beverly Hills, Sage, 1982).
3. Ces notions elles-mêmes prêteraient à confusion si elles étaient reçues de manière trop litté-
rale en français : la Sozialreform n’avait rien de réformiste ; marquée par les grandes figures anti-
modernes du romantisme autrichien (Karl von Vogelsang, Adam Heinrich Müller, Wiard von
Klopp), elle prônait une ligne traditionaliste particulièrement intransigeante ; la Sozialpolitik se
réclamait, quant à elle, d’un accommodement possible avec le capitalisme moderne.
4. S’agissant du catholicisme autrichien, mentionnons le conflit entre un Franz Hitze et un
Georg von Hertling, entre un Karl von Vogelsang et un Ludwig Windhorst. S’agissant du catho-
licisme francophone, rappelons le conflit entre l’École de Liège et l’École d’Angers. Pour un
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 89

Tout à fait emblématique, le cas de Karl von Vogelsang mérite une mention
spéciale. Quoique converti au catholicisme (certes par Mgr von Ketteler), ce
noble d’origine allemande a pris la tête de la ligne la plus traditionaliste du
catholicisme social. Défendant le fédéralisme et les valeurs éternelles de la
terre, il a profondément influencé l’aristocratie catholique de l’Empire
austro-hongrois, son pays d’adoption, en activant chez les catholiques
sociaux, la fibre de l’État fort et interventionniste, sur fond de rejet antichré-
matistique du capitalisme, qui a souvent versé dans un antisémitisme bon
teint, très caractéristique du catholicisme de l’époque. Autant d’ingrédients
qui permettront la survenue de l’État autoritaire autrichien, insidieuse et iro-
nique transition vers la nazification à venir.
Dans la conjugaison qu’elle opère entre culture germanique et religion
catholique, l’Autriche apparaît comme la terre d’élection par excellence de la
subsidiarité. Là encore, c’est un indice lexicologique qui nous a mis sur la
voie et confirmé nos intuitions  : de façon surprenante, le mot subsidiarité
pointe en effet sous la plume de François Perroux, dans l’ouvrage précité
paru en France dès 1937. Occurrence isolée et significative (« loi de subsidia-
rité  »), intervenant dans le chapitre spécifiquement dédié au corporatisme
autrichien, pour traduire les propos d’un certain Richard Schmitz, membre
du Parti catholique, bourgmestre de Vienne qui a joué un rôle clef dans la
mise en place du Ständestaat et de la politique de «  déconcentration éta-
tique »1. Citons François Perroux :
« En vertu de ce que le bourgmestre Schmitz appelle peut-être un peu pompeu-
sement, loi de subsidiarité, l’État qui aujourd’hui étouffe sous une surcharge de
devoirs et d’attributions pourra en confier une bonne partie aux Stände qui
géreront et ajusteront les intérêts professionnels, sociaux, culturels de leurs
membres. Cette déconcentration étatique est expressément souhaitée et voulue
par les catholiques sociaux d’Autriche. La position limite vers laquelle théori-
quement ils tendent est l’auto-administration, la Selbstverwaltung du Stand2. »
Voici donc le drame de l’expérience autrichienne du corporatisme  : elle
révèle la teneur foncièrement antinazie de la subsidiarité catholique en même
temps qu’elle en souligne l’extrême faiblesse programmatique, qui la
condamne quasi fatalement à se laisser happée par le totalitarisme païen.

point approfondi et une mise en perspective historique, cf. E.  ALEXANDER, Church and
Society in Germany. Social and Political Movements and Ideas in German and Austrian Catholi-
cism, 1789-1950, trad. angl. T.  Stolper, in J.  N. MOODY, éd., Church and Society. Catholic
Social and Political Thought and Movements, 1789-1950, New York, Arts Inc., 1953, IV.
1. Cf. les deux ouvrages de Richard Schmitz  : R.  SCHMITZ, Der Weg zur berufsständischen
Ordnung in Österreich, Vienne, Manzsche Verlagsbuchhandlung, 1934 ; Die Berufsständische
Neuordnung in Österreich. Ein Zwischen-bilanz, Vienne, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 1935.
2. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 127-128. Nous soulignons.
Contrairement à ce qui est indiqué dans le Dictionnaire historique d’Alain Rey, la première
apparition en France du substantif subsidiarité ne date pas de 1964 (A. REY, et al., dir., Diction-
naire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006, III, p. 3667). Mais il
est vrai que la diffusion du mot en langue française marque un tournant quantitatif après 1961,
année de la promulgation de Mater et Magistra. Cette occurrence isolée de 1937 n’invalide pas le
reste de nos repérages sémantiques : le vocable n’est pas utilisé avant les années 1950 (dans des
cercles confinés, catholiques et fédéralistes) après un passage par la Suisse.
90 La subsidiarité catholique...

Aussi l’échec de l’Autriche en tant qu’État chrétien constitue-t-il un indica-


teur très précieux des illusions et des errements propres à la doctrine sociale
de l’Église romaine.
Compromission du catholicisme avec l’austrofascisme ne vaut pas
compromission avec le totalitarisme nazi. Rappelons, pour mémoire, la
condamnation pontificale du ralliement de l’Église autrichienne à Hitler, par
la voix même de l’archevêque de Vienne, Mgr  Theodor Innitzer. Songeons
aussi à Othmar Spann ou Eric Voegelin, qui voulaient voir dans l’État corpo-
ratiste un rempart chrétien face au danger hitlérien : le catholicisme autori-
taire contre le paganisme totalitaire, tel était leur mot d’ordre. Pour cela, ils
étaient prêts à une alliance entre l’Autriche dollfussienne et l’Italie mussoli-
nienne contre l’Allemagne nazie1. C’est dire à quel point le fascisme — plus
ou moins clérical — pouvait légitimement être considéré, y compris par
Pie XI, comme un bouclier protecteur face aux religions politiques2. C’est en
défenseur sincère de Dollfuss puis de Schuschnigg, que Voegelin a cru dans la
capacité de l’État corporatiste à faire barrage à la menace totalitaire. La pré-
cocité et la lucidité de ses critiques du nazisme en témoignent. Mais, à l’instar
des chrétiens sociaux d’Autriche, il paiera très vite, et au prix fort, son rallie-
ment au cléricalisme autrichien. Dès l’Anschluss, il est relevé de ses fonctions
universitaires puis contraint à l’exil.

Selon une tout autre voie que Voegelin, le Père Luigi Sturzo, précurseur
italien de la démocratie chrétienne, en arrive à la même impasse3. Il est pour-
tant le premier catholique à avoir relevé les collusions, pas simplement de
circonstance, entre la politique mussolinienne et les intérêts de l’Église catho-
lique, en lançant son concept accusateur de fascisme clérical (clericofascismo)4.
Mais si, par la suite, Sturzo manqua à ce point de résolution, c’est qu’il n’a
pas su viser juste, empruntant sans se l’avouer un chemin qui aura finalement
les mêmes effets que la rhétorique pontificale  : une assimilation insidieuse
entre totalitarisme et État moderne. Depuis 1918, année de son entrée en
politique et de la naissance du Parti populaire5, il martèle avec insistance le
même et unique message, dont la thématisation redoublera d’intensité lors de

1. Sur le concept — controversé — d’austrofascisme, cf. T.  KIRK, «  Fascism and Austrofas-
cism », The Dollfuss-Schuschnigg Era, op. cit., p. 10-31 ; E. HANISCH, « Der politische Katho-
lizismus als ideologischer Träger des “Austrofaschismus”  », Austrofaschismus. Politik, Öko-
nomie, Kultur, 1934-1938, éd. E. TALOS, W. NEUGEBAUER, Vienne, Lit, 2005, p. 68-86.
2. E.  VOEGELIN, Der Autoritäre Staat. Ein Versuch über das österreichische Staatsproblem
[1936], Vienne, Springer, 1997. Le concept voegelinien de religions politiques émerge au même
moment que son homologue aronien (les religions séculières), nous y reviendons plus bas
(E. VOEGELIN, Les Religions politiques [1938], trad. fr. J. Schmutz, Paris, Le Cerf, 1994).
3. Lui aussi est contraint à l’exil en 1924, après une année entière de persécution. Relevons une
constante dans l’attitude de Pie XI vis-à-vis des partis catholiques : tout comme le lâchage du
Zentrum allemand permettra de faire avancer la cause du Concordat avec Hitler, le silence face à
la dissolution du Parti populaire italien en 1923 crée les conditions des accords du Latran.
4. L. STURZO, L’Italie et le fascisme [1926], trad. fr. M. Prélot, Paris, Alcan, 1927.
5. C’est Benoît XV qui lève le non expedit (interdiction faite aux catholiques italiens de parti-
ciper à la vie politique du pays), règle qui avait été formulée par Pie IX pour riposter à la dissolu-
tion de son territoire. Cette ouverture permet à Don Sturzo de créer le Parti populaire en 1919.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 91

son exil londonien : la dénonciation de l’État centralisateur — l’État libéral


issu de l’Unité italienne — et l’appel à lui substituer un État populaire. Tout
se passe comme s’il n’existait pas de juste milieu entre la compromission fas-
ciste du Vatican — certes non assumée ouvertement1 — et la critique catho-
lique se contentant de rabattre l’État libéral sur du panthéisme étatique et de
la statolâtrie totalitaire.
À l’instar du catholicisme officiel, Don Sturzo s’est bien sûr toujours
défendu de rejeter l’institution étatique en tant que telle.
«  Entre les deux extrêmes de la démocratie individualiste et de l’absolutisme
tyrannique sont possibles [...] des combinaisons nombreuses et variées de limi-
tations organiques du pouvoir2. »
Mais une fois incriminée la modernité individualiste dans sa globalité
(aucune différence, selon lui, entre la république à la française et l’autorita-
risme bismarckien), il peut difficilement sauver le cadre institutionnel et la
forme politique qui ont permis à la démocratie de s’exercer : l’État national.
Partisan d’une démocratie organique non individualiste, de corporations res-
pectueuses des libertés mais pas d’une organisation corporatiste de la société
qui reviendrait à ériger la sphère économique en pierre angulaire de la vie
humaine3, Sturzo — tout comme son ami et traducteur français, Marcel
Prélot, fondateur en 1927 de la revue Politique4 — investit à dessein le concept
d’État totalitaire pour faire apparaître le soi-disant lien de continuité qui exis-
terait entre souveraineté et totalitarisme. Comme s’il était inscrit dans le code
génétique de l’État, devenu peu à peu démocratique, que le totalitarisme
constituait son horizon historique indépassable. On lit mot pour mot la
même chose sous la plume Maritain5.

1. Outre les références citées plus haut, cf. E. GENTILE, « New Idols : Catholicism in the Face
of Fascist Totalitarianism », Journal of Modern Italian Studies, 2006, 11 (2), p. 143-170.
2. L. STURZO, Politique et morale [1937], trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 13
(Cahiers de la Nouvelle Journée, 40). Avec Maritain et le prélat suisse Charles Journet, Sturzo est
l’un des tout premiers penseurs catholiques à utiliser le concept de totalitarisme. « Le mot est de
fraîche date, écrit-il en 1937, mais ce qu’il signifie remonte en quelque manière au temps des
empires assyrien et babylonien. Le fascisme a créé un État totalitaire, lui donnant de plus sa défi-
nition  : Rien en dehors ou au-dessus de l’État, rien contre l’État. Tout dans l’État, tout pour
l’État. » (Ibid., p. 19). Dans la même séquence de temps : C. JOURNET, « Les communautés
totalitaires » [1935], Exigences chrétiennes en politique, Paris, Egloff, 1945, p. 13-24).
3. L. STURZO, « Réflexions sur la crise de la démocratie », Politique, 1934, 12, p. 986-999.
4. M. PRÉLOT, L’Empire fasciste. Les origines, les institutions de la dictature et du corporatisme
italiens, Paris, Sirey, 1936 ; « La création des corporations italiennes », Politique, 1934, 5, p. 415-
423 ; « La théorie de l’État dans le droit fasciste », Mélanges R. Carré de Malberg, Paris, Sirey,
1933, p. 433-466 ; « Personne et société politique », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p.  433-451 ; «  L’État  : société et pouvoir  », Crise du pouvoir et crise du
civisme, Paris, Gabalda, 1954, p.  23-42. Sur ce courant structuré autour de Politique,
cf. Y. PALAU, Contribution à l’étude du catholicisme social. Le cas de la revue Politique, Thèse
de doctorat en histoire, dir. R. Rémond, Paris, Institut d’études politiques, 1995).
5. Cf. M. PRÉLOT, « Don Sturzo et Maritain », Il Problema del potere politico, Brescia, Mor-
celliana, 1964, p. 140-149 ; « Les démocrates populaires français. Chronique de vingt ans, 1919-
1939  », Mélanges L.  Sturzo, éd. F.  BATTAGLIA, Bologne, Zanichelli, 1953, III, p.  203-227.
Pour un point de vue plus empathique sur le sujet, cf. J.-L. POUTHIER, « Chrétiens et démo-
crates, 1934-1944  », Mil Neuf Cent, 1995, 13 (1), p.  67-80. Toutes proportions gardées, une
parenté peut être relevée entre les écrits sturziens sur l’Italie fasciste et ceux du théologien pro-
testant Paul Tillich sur l’Allemagne nazie (P. J. TILLICH, Écrits contre les nazis [1932-1935],
92 La subsidiarité catholique...

À l’instar du Pape Ratti, le catholicisme social français se trouve embourbé


dans une difficulté intellectuelle qu’il ne parvient à surmonter  : passer
de l’apparente générosité des grands principes aux résolutions concrètes
de la politique. Comme en Autriche, le test de la réalité se révèlera parti-
culièrement sévère pour le programme catholique  : nous pensons bien sûr
à l’épisode vichyste. En témoigne, dès 1937, cet aveu désabusé — et annon-
ciateur — de François Perroux devant la réalité peu avouable des expé-
riences corporatistes pourtant menées sous la bannière du catholicisme
pontifical :
« La nécessité a fait loi et a imprimé au programme chrétien social les plus défi-
gurantes déviations. [...] Que nous sommes loin de l’État chrétien social tel que
nous le promettait la doctrine ! Où est cet État, autoritaire sans doute mais sin-
cèrement et vigoureusement populaire par sa formation, cet État souple expres-
sion et non moule rigide de la société [...], substantiellement différent des États
totalitaires qui répugnent si fort à notre tempérament ? [...] L’idéal des chré-
tiens sociaux n’est pas passé dans la réalité. Eux-mêmes sont prêts à reconnaître
qu’ils n’ont fait jusqu’à présent que pratiquer la politique du moindre mal.
Leur universalisme catholique a été mis à la torture par les brutalités de
l’action1. »
À sa manière, peu orthodoxe, l’économiste répondra tout de même aux
appels de la Révolution nationale, après avoir activement collaboré aux tra-
vaux de l’Institut d’études corporatives dirigé par Maurice Bouvier-Ajam,
partisan affiché du corporatisme autoritaire et membre actif du régime pétai-
niste2. Professeur à la Faculté de droit de Paris, François Perroux s’était voulu
le maître à penser d’une troisième voie corporative, communautaire et per-
sonnaliste. Proche d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, à laquelle ses
contributions écrites étaient fréquentes, il tenta en particulier de dépasser

trad. fr. L. Pelletier, Genève, Labor et Fides, Laval, Presses de l’Université de Laval, Paris, Le
Cerf, 1994, surtout « L’État total et les prétentions des Églises » [1934], p. 185-213).
1. F. PERROUX, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 134-139. Nous soulignons.
2. Sous Vichy, François Perroux participera activement à l’élaboration de la Charte du travail et
créera une revue en collaboration avec Yves Urvoy  : les cahiers Renaître (F.  PERROUX,
Y. URVOY, La Révolution en marche, Paris, Librairie de Médicis, 1943). Initiateur en 1934 de
l’Institut d’études corporatives et sociales, Maurice Bouvier-Ajam prit une part active à la Révo-
lution nationale de Vichy puis, peut-être par dépit, versa progressivement dans le communisme
(M.  BOUVIER-AJAM, La Doctrine corporative, Paris, Sirey, 1937 ; La Question du corpora-
tisme, Paris, Lesfauries, 1938). Il faut distinguer ici entre l’itinéraire personnel de Bouvier-Ajam
et le rôle joué par son cercle de réflexion. Contribueront aux travaux de l’Institut des universi-
taires aussi éminents que Jean Brèthe de la Gressaye, Louis Le Fur, Georges Coquelle-Viance,
Louis Baudin et Gaétan Pirou (J. BRÈTHE de LA GRESSAYE, Le Syndicalisme, l’organisation
professionnelle et l’État, Paris, Sirey, 1931 ; «  Du syndicat à la corporation  », Politique, 1935,
9 (1), p.  11-39 ; «  La corporation et l’État (histoire et doctrine)  », Archives de philosophie du
droit, 1938, 1-2, p. 78-118 ; L. BAUDIN, Le Corporatisme, Paris, LGDJ, 1941 ; G. COQUELLE-
VIANCE, Un Ordre corporatif français, Paris, Fédération nationale catholique, 1938 ; Libertés
corporatives et unité nationale, Paris, Dunod, 1937 ; Restauration corporative de la nation fran-
çaise, Paris, Flammarion, 1936). Cf. J.-P. LE CROM, Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corpora-
tisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, spécialement p. 291 sq. ; S. L. KAPLAN, « Un labora-
toire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy  : l’Institut d’études corporatives et
sociales », Le Mouvement social, 2001, 195 (2), p. 35-77 ; « Un creuset de l’expérience corpora-
tiste sous Vichy  : l’Institut d’études corporatives et sociales  », La France, malade du corpora-
tisme ?, dir. S. L. KAPLAN, P. MINARD, Paris, Belin, 2004, p. 427-468.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 93

le vieux dilemme syndicalisme-corporatisme, en proposant la solution des


communautés de travail, organes paritaires composés de représentants élus
en nombre égal (patrons et salariés), à même, selon lui, de jouer un véritable
rôle de régulation du marché, et plus généralement de la vie sociale1.
On sait qu’Emmanuel Mounier lui-même eut un comportement très ambi-
valent lors de l’accession au pouvoir du Maréchal Pétain, au point de figurer
pendant quelques mois au nombre des soutiens intellectuels du nouveau
régime. Mais ce bref aveuglement ne saurait être assimilé à un ralliement
idéologique ; il est bien davantage l’expression d’une hostilité viscérale, très
catholique, au monde bourgeois et à la démocratie représentative (dont la
chute ne pouvait que le satisfaire) : « en 1940, résume Zeev Sternhell, Mou-
nier n’est pas fâché de voir à terre le libéralisme bourgeois  »2. Peut-être y
a-t-il quelque chose comme une réminiscence dostoïevskienne dans le catho-
licisme de Mounier, une esthétique décadentiste qui se complaît dans le
sublime de la Chute sans rien proposer, en retour, de véritablement consis-
tant : condamnation de l’impureté de la vie sociale, exaltation quasi gnostique
de la marginalité non compromise avec le monde, lamentations indignées sur
le « désordre établi »3. Sans aller plus loin, à ce stade, dans l’analyse du cas
Mounier, soulignons simplement le point essentiel de nos quelques notations
cursives  : l’opposition au libéralisme crée des alliances objectives entre les
pires ennemis d’hier, y compris à l’intérieur du catholicisme (pensons à la
critique du cléricalisme par le directeur d’Esprit).
L’essentiel du camp catholique, et le courant du catholicisme social en par-
ticulier, sera traversé par cette tension entre détestation de l’ordre en voie de

1. Outre son maître ouvrage, cf. F.  PERROUX, «  Économie corporative et système capita-
liste », Revue d’économie politique, 1933, 47 (5), p. 1409-1478 ; « La personne ouvrière et le droit
du travail », Esprit, 1936, 42, p. 866-897 ; Syndicalisme et capitalisme, Paris, LGDJ, 1938. Parmi
les économistes de la nébuleuse non-conformiste, mentionnons Daniel Villey (frère de Michel)
autre intellectuel hétérodoxe mais plus libéral. Nous le retrouverons quand il s’agira d’étudier la
source chrétienne du néolibéralisme. Pour un essai d’ego-histoire, cf. F. PERROUX, « Pérégri-
nations d’un économiste » [1980], Économie appliquée, 1987, 40 (2), p. 197-212.
2. Z. STERNHELL, « Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la
France des années trente », Revue française de science politique, 1984, 34 (6), p. 1170. Dans l’im-
médiat après-guerre (1946-1949), le directeur d’Esprit a cherché à établir un pont avec le socia-
lisme communiste au travers d’une politique de la main tendue (cf., par exemple, E. MOUNIER,
«  L’ordre règne-t-il à Varsovie  », Esprit, 1946, 123, p.  970-1003). Y a-t-il là l’expression d’un
mouvement profond ou une simple concession circonstancielle à l’hégémonie communiste de
l’époque ? Resituée dans sa cohérence d’ensemble, la pensée mouniérienne nous semble compré-
hensible en dehors de ses deux errements pétainiste et communiste. Outre Z.  STERNHELL,
Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France [1983], Paris, Fayard, 2000, cf.  T.  JUDT,
Un Passé imparfait, Paris, Fayard, 1993 ; M. BERGÈS, Vichy contre Mounier. Les non-confor-
mistes à l’épreuve des années quarante, Paris, Économica, 1997 ; B.  COMTE, «  Mounier sous
Vichy : le risque de la présence en “clandestinité publique” », Emmanuel Mounier. L’actualité
d’un grand témoin, éd. G. COQ, op. cit., p. 51-92.
3. A.  BESANÇON, Trois Tentations dans l’Église [1978-1996], Paris, Perrin, 2002, p.  30  sq.
(infléchissement p. II dans la seconde édition de l’ouvrage). À rapprocher des analyses récentes
d’Antoine Compagnon (A. COMPAGNON, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005). Sur la
fameuse critique de l’Église catholique par Dostoïevski, cf. la légende du Grand Inquisiteur
(F.  M. DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov [1879-1880], trad. fr. H.  Mongault, B.  de
Schlœzer, L.  Désormonts, S.  Luneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1952,
p. 267 sq.).
94 La subsidiarité catholique...

destruction et accommodement au nouvel ordre en cours de structuration.


Mais la division interne des catholiques français ne saurait être négligée pour
autant. À lire, par exemple, l’important compte rendu des Semaines sociales
de 1935 — session angevine spécialement dédiée à la question des corpora-
tions —, il semble que le regard porté sur les expériences étatistes du corpo-
ratisme redessine les traits d’un ancien clivage, toujours latent, qui ne
demande qu’à s’exprimer : un clivage entre le catholicisme social (compatible
avec l’autoritarisme) et la démocratie chrétienne (qui ne l’est pas)1. Deux
manières de recevoir Quadragesimo anno, deux clefs de lecture, qui s’entre-
mêlent dans une consanguinité quasi génétique  : celle du personnalisme
démocratique ; celle du corporatisme autoritaire. Prononçant la leçon d’ou-
verture de la session, le président Eugène Duthoit évoque sans ambages le
risque totalitaire d’un certain corporatisme et critique très ouvertement les
relents pervers du régime mussolinien2. De manière générale, au-delà même
du cercle des Semaines sociales, les mises en garde catholiques ne manqueront
pas de se faire très insistantes, parmi les nombreuses publications laïques qui
accompagnent l’encyclique de 1931  : celles de Paul Vignaux et de Maurice
Eblé, par exemple, qui officient tous les deux dans Politique, revue démocrate
chrétienne empreinte de libéralisme3 ; mais des périodiques plus tempétueux
comme Esprit et Ordre nouveau ne seront pas en reste, qui consacrent,
chacun, un numéro spécial à la question dès 1934. Il s’agit dans les deux cas
d’extraire la corporation de sa compromission corporatiste, en éloignant stra-
tégiquement toute référence officielle à la doctrine sociale de l’Église, répu-
diation du cléricalisme oblige4. En septembre 1934, la livraison d’Esprit se
signale par un titre très évocateur : « Duplicités du corporatisme ».

1. La division interne des catholiques sociaux sur la question du corporatisme a récemment été
analysée par Yves Palau (Y. PALAU, « Les convictions juridiques, un enjeu pour les transforma-
tions doctrinales du catholicisme social entre les deux guerres », Revue française d’histoire des
idées politiques, 2008, 28, p. 369-390). Mais peut-être le distinguo n’est-il pas aussi net.
2. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », L’Organisa-
tion corporative, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1935, p. 41-94. Eugène Duthoit fut président des
Semaines sociales de 1919 jusqu’à 1939. Pour un compte rendu, cf. L. BLANCKAERT, « L’or-
ganisation corporative : la Semaine sociale d’Angers », Politique, 1935, 9 (8), p. 735-744.
3. En mai 1934, dans un numéro de Politique intitulé « Vers un ordre corporatif », Paul Vignaux
défend une « voie corporative » contre le corporatisme autoritaire. Et à l’en croire, les syndicats
français auraient pris le bon chemin (P.  VIGNAUX, «  La voie corporative et le mouvement
ouvrier », Politique, 1934, 8 (5), p. 403-414 ; M. EBLÉ, « Les catholiques sociaux et le corpora-
tisme », ibid., p. 396-401). Cf. aussi P. VIGNAUX, Traditionalisme et syndicalisme, New York,
Maison française, 1943 ; « Introduction historique à l’étude du mouvement syndical chrétien »,
International Review of Social History, 1937, 2, p.  28-49 ; M.  EBLÉ, Les Écoles catholiques
d’économie politique et sociale en France, Paris, Giard et Brière, 1905.
4. « Duplicités du corporatisme », Esprit, 1934, 23-24, p. 711-775 ; R. DUPUIS, A. MARC, « La
corporation  », Ordre nouveau, 1934, 10, p.  8-28. Le point a déjà été relevé par Jean-Louis
Loubet del Bayle (J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les Non conformistes des années 30. Une ten-
tative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969, p. 393), Daniel
Lindenberg (D.  LINDENBERG, Les Années souterraines, 1937-1947, Paris, La Découverte,
1990) et Pierre Rosanvallon (P.  ROSANVALLON, Le Modèle politique français. La société
civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 412). Dans une veine qui
assume sa proximité avec la doctrine ecclésiale, Jacques Maritain appelle de ses vœux la mise en
place d’un régime de type « corporatif et auctoritatif » (J. MARITAIN, Du Régime temporel et
de la liberté [1933], Œuvres complètes, op. cit., V, p. 371 sq.).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 95

« Le mot corporation, lit-on dans le propos introductif, a cet avantage de cris-
talliser l’idée d’une socialisation qui ne serait pas étatiste et respecterait le jeu
des groupes naturels intermédiaires entre l’individu et l’État1. »
Dans un numéro précédent, la revue mouniérienne allait jusqu’à proposer
une lecture démocratique de La Tour du Pin, figure tutélaire que nous retrou-
verons plus loin2. Au même moment, on lira un éloge appuyé du théoricien
corporatiste sous la plume du Père Delos, un autre habitué des Semaines
sociales : oui aux corporations de l’État autoritaire autrichien, non au corpo-
ratisme de l’État totalitaire italien, écrit-il en substance3. C’est qu’au-delà du
discours subversif d’un Mounier, le dialogue n’a pas manqué de s’établir
entre le personnalisme chrétien et le catholicisme social le plus institué4.
De fait, la plupart des catholiques personnalistes qui alimentent les rangs
du «  non-conformisme  » des années 1930 ne sont pas spécialement prédis-
posés à succomber aux sirènes étatistes et autoritaires du corporatisme ; dans
le corporatisme, ils voient avant tout une manière de rétablir les médiations
sociales et communautaires mises à mal par la modernité. Par delà la Révolu-
tion française, en écho à un Nicolas Berdiaeff qui appelait alors à refaire le
Moyen Âge, Mounier invitait non moins solennellement à un révisionnisme
critique : revisiter l’histoire chrétienne depuis la Renaissance5. À chaque fois,
l’affirmation du primat de la personne sur l’individu, la condamnation de
toutes les aliénations du sujet, bref le personnalisme contre l’individualisme.
Chez le directeur d’Esprit, les corporations prennent même le nom de per-

1. Le passage de Quadragesimo anno définissant le principe de subsidiarité est nommément cité


(É. HAMBRESIN, « Le corporatisme capitaliste », Esprit, 1934, 23-24, p. 718, n. 1).
2. Cf. P. ANDREU, « Le vrai visage de La Tour du Pin », Esprit, 1934, 21, p. 405-415. Proche
de la Jeune Droite, Pierre Andreu fut un fervent lecteur de Sorel, à l’instar de nombreux maur-
rassiens (P. ANDREU, Georges Sorel. Entre le noir et le rouge [1947], Paris, Syros, 1982).
3. J. T. DELOS, « Coup d’œil sur les idéologies régnantes en matière d’organisation corpora-
tive », L’Organisation corporative, op. cit., p. 319 sq. « Théoriquement, l’organisation autoritaire
de l’État peut être compatible avec une corporation libre. Bien plus  : la Constitution autri-
chienne du 1er mai 1934 compte sur les Corporations pour introduire dans l’État autoritaire lui-
même un élément de liberté et d’action démocratique vraiment organique. [...] Dans l’État totali-
taire, au contraire, le corporatisme aboutit à l’organisation étatique des forces économiques
du pays. » (Ibid., p. 324). Parmi ses nombreuses contributions aux Semaines sociales, citons ici :
J. T. DELOS, « La fin propre de la politique : le bien commun temporel », La Société politique
et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1933, p. 215-235 ; « L’éducation au service
de faux dieux », Ordre social et éducation, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1934, p. 79-101.
4. Nous reviendrons sur le rôle de Jean Lacroix (B. COMTE, « Semaines sociales et personna-
lisme : la médiation de Jean Lacroix, 1935-1947 », Cent ans de catholicisme social à Lyon et en
Rhône-Alpes : la postérité de Rerum novarum, Paris, Éditions Ouvrières, 1992, p. 485-516).
5. E.  MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire [1935], Œuvres, 1931-1939,
Paris, Le Seuil, 1961, I, p. 149 (texte repris dans un volume récent au titre particulièrement bien
choisi — préfacé par Guy Coq : E. MOUNIER, Refaire la Renaissance, Paris, Le Seuil, 2000,
p. 51) ; N. A. BERDIAEFF, Un Nouveau Moyen Âge. Réflexions sur les destinées de la Russie et
de l’Europe [1924], trad. fr. A.-M. F., Paris, Plon, 1927. Ouvrage paru dans la collection dirigée
par Maritain « Le Roseau d’or » (cf. Y. FLOUCAT, « Le Moyen Âge de Jacques Maritain »,
Saint Thomas au XXe  siècle, Paris, Éditions Saint-Paul, 1994, p.  268-298). Mounier lui-même
n’était pas sans préciser qu’avant de refaire la Renaissance, un nouveau Moyen Âge pouvait
s’avérer nécessaire. Ajoutons que, dans l’entre-deux-guerres, l’idéal communautaire n’est pas
l’apanage du seul catholicisme. Il est présent dans de nombreux courants de pensée  : chez un
Henri Lefebvre, par exemple, ou chez un Georges Bataille (directeur de la revue Acéphale, 1936-
1939). Il trouvera une forme de continuation dans certaines utopies de 1968.
96 La subsidiarité catholique...

sonnes collectives : il s’agit « de dégager, là où elles se forment, des personnes


collectives reposant sur l’organisation de personnes responsables dans toute
leur économie interne »1, afin d’aboutir à une cité corporative, organique et
décentralisée, tout en se prémunissant des «  images grossièrement organi-
cistes  »2. Et son aîné Jacques Maritain, penseur on ne peut plus proche du
Vatican, de préciser :
« La communauté de travail qu’on a en vue ici est tout autre chose que la cor-
poration étatiste du totalitarisme politique, qui a rendu suspect le mot même
de corporation ; elle se fonde sur la notion d’une personnalité morale à la fois
autonome et subordonnée3. »
Mais, faute de percevoir les dangers de ce corporatisme autoritaire et faute
de vouloir se rallier au régime représentatif libéral, tous ces défenseurs du
personnalisme démocratique manqueront de résolution dans leurs critiques4.
C’est que la corporation semble offrir aux catholiques sociaux de l’entre-
deux-guerres une réponse cohérente aux désordres issus de la crise écono-
mique mondiale, en dessinant une troisième voie alternative au libéralisme et
au socialisme, à l’individualisme et au collectivisme5. Secrète et inavouée chez
certains, plus manifeste et explicite chez d’autres, la fascination pour le cor-
poratisme autoritaire (voire fasciste) travaille l’ensemble des courants du

1. E. MOUNIER, De la propriété capitaliste à la propriété humaine [1934], Œuvres, 1931-1939,


Paris, Le Seuil, 1961, I, p. 470 (in E. MOUNIER, Refaire la Renaissance, op. cit., p. 428).
2. E. MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme [1936], Œuvres, 1931-1939, op. cit., I,
p. 604 (in E. MOUNIER, Écrits sur le personnalisme, Paris, Le Seuil, 2000, p. 161).
3. J.  MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI, p.  504 (rééd. Aubier,
p. 195). « Par opposition aux diverses conceptions totalitaires de l’État actuellement en vogue il
s’agit là de la conception d’une cité pluraliste, qui assemble dans son unité organique une diver-
sité de groupements et de structures sociales incarnant des libertés positives. [...] La société civile
n’est pas composée seulement d’individus, mais des sociétés particulières formées par ceux-ci ; et
une cité pluraliste reconnaît à ces sociétés particulières une autonomie aussi haute que possible,
et diversifie sa propre structure interne selon les convenances typiques de leur nature. » (Ibid.,
p. 477 ; rééd. Aubier, p. 170). Dès cet ouvrage inaugural, nous l’avons dit, Jacques Maritain ren-
voie au paragraphe de Quadragesimo anno qui définit la subsidiarité.
4. Nous reviendrons également sur la querelle qui a opposé Emmanuel Mounier et Paul
Archambault en 1934 (cf. R. RÉMOND, « La démocratie à l’épreuve », Les Crises du catholi-
cisme en France dans les années 1930 [1979], Paris, Cana, 1996, p. 107-137). Notons ici que, pour
Mounier, qui suit les pas de son aîné Jacques Maritain (il le défendra lors de la fameuse dispute),
la représentation se doit d’être assurée de manière organique et respecter les communautés pri-
maires d’appartenance. Contre le système représentatif libéral qui ne considère le citoyen que
comme un individu abstrait, passif, sans ancrage réel, s’exprimant ponctuellement par le vote, il
faut assurer la participation concrète des personnes à la vie de la communauté politique. Selon
Mounier, un tel schéma implique une seconde chambre à vocation économique et sociale
(complément indispensable de la représentation parlementaire et exécutive), afin que la partici-
pation à la vie de la cité s’exerce au travers des organismes vitaux où le citoyen sait de quoi il
parle. On n’est pas très éloigné de la vision corporatiste de La Tour du Pin (E.  MOUNIER,
« Esprit au congrès franco-italien sur la corporation », Esprit, 1935, 33, p. 474-480).
5. Cf., par exemple, P.  DROULERS, «  L’idée de “corporation” chez les catholiques sociaux
pendant l’entre-deux-guerres  », Mélanges H.  Guitton, Paris, Dalloz, Sirey, 1977, p.  369-384 ;
« L’Action populaire et les Semaines sociales de France, 1919-1939 », Revue d’histoire de l’Église
de France, 1981, 2, p.  227-252 ; H. du  PASSAGE, «  Au bout d’une étape. L’encyclique Qua-
dragesimo anno  », Études, 1931, 208, p.  655 ; «  Retour aux corporations  », ibid., 1934, 218,
p. 724-740 ; A. CRÉTINON, « La pensée corporative chez les catholiques sociaux », Chronique
sociale de France, 1934, 43 (10), p.  693-710, ici p.  707 ; «  Évolution du rôle économique de
l’État », Le Rôle économique de l’État, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1922, p. 77-90.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 97

catholicisme social, s’accentuant d’ailleurs à mesure que les effets de la crise


économique deviennent manifestes1. Les propos peuvent même se faire
inquiétants, particulièrement sous la plume d’un démocrate chrétien si
modéré comme Marcel Prélot, qui, au détour d’une phrase malheureuse, en
vient à parler du corporatisme comme les communistes parlaient de la dicta-
ture du prolétariat :
« On se ferait beaucoup d’illusion si l’on croyait que le régime corporatif puisse
se constituer spontanément de lui-même et exclusivement par en bas. Vraisem-
blablement même, une phase autoritaire sera nécessaire, si l’on veut construire
un ordre corporatif, c’est-à-dire un ensemble organique et articulé, englobant
toute la vie économique et sociale2. »
La réversibilité du modèle organique de Quadragesimo anno n’étant
jamais assumée jusqu’au bout, le camp démocrate du catholicisme ne se don-
nera pas les moyens intellectuels de livrer combat. D’un côté, nous dit-il, les
corporations ont pour mission d’assurer la médiation entre les individus et
l’État en donnant forme au social ; d’un autre côté, cependant, elles sont un
formidable levier dans les mains de l’État, qui dispose ainsi d’une prise sans
égale sur la société. Alors que, par ailleurs, les assimilations sont constantes
sous leur plume (libéralisme et socialisme, socialisme et communisme), les
catholiques sociaux déploient ici des trésors d’énergie pour faire jouer le jeu
des distinctions  : les expériences italienne et allemande, d’une part ; les
modèles autrichien, espagnol et portugais, d’autre part. Non au corporatisme
organiciste, oui à la corporation anti-individualiste, répète-t-on autant pour
se convaincre que pour convaincre. « Corporation, non point corporatisme,
ni État corporatif »3.

Au total, le corporatisme catholique — qu’il soit pontifical ou laïque,


autoritaire ou plus démocratique — ne fait qu’exprimer quelques-uns des
invariants doctrinaux du catholicisme en général et du catholicisme social en
particulier  : référence au bien commun, démembrement de la puissance
publique par la réhabilitation des communautés intermédiaires (familles,
ordres professionnels, territoires), méfiance viscérale à l’égard du parlemen-

1. Qu’il suffise de penser aux publications d’un Georges Jarlot : G. JARLOT, « L’encyclique
Quadragesimo anno “sur la restauration de l’ordre social ...” », Doctrine pontificale et histoire,
II. Pie XI  : doctrine et action, op. cit., p.  246-279 ; «  L’organisation corporative à la Semaine
sociale d’Angers », Études, 1935, 224, p. 450-464 ; Le Régime corporatif et les catholiques sociaux,
op. cit. ; « L’institution », Archives de philosophie du droit, 1936, 12, p. 144-160.
2. M. PRÉLOT, « L’intégration des organes corporatifs dans l’État », op. cit., p. 369-370.
3. E. DUTHOIT, « Par une autorité corporative, vers une économie ordonnée », ibid., p. 46.
Parmi les leçons de Duthoit, où la référence à Quadragesimo anno est permanente  :
E. DUTHOIT, « La conception chrétienne de l’ordre économique international », Le Désordre
de l’économique internationale et la pensée chrétienne, Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1932,
p.  35-82 ; «  Politique et sens chrétien  », La Société politique et la pensée chrétienne, op. cit.,
p.  27-72 ; «  Par l’éducation, vers l’ordre social chrétien  », Ordre social et éducation, op. cit.,
p. 35-78 ; « Au service de la personne humaine. Pourquoi ? Comment ? », La Personne humaine
en péril, op. cit., p. 39-98. Sur Eugène Duthoit, cf. P. Y. VERKINDT, « L’engagement d’un pro-
fesseur. La question sociale chez Eugène Duthoit », Revue d’histoire des facultés de droit et de la
science juridique, 2002, 22, p. 109-132 ; « Entre solidarisme et corporatisme. Les relations collec-
tives de travail chez Eugène Duthoit », Mélanges O. Pirotte, Lille, PUL, 2004, p. 35-52.
98 La subsidiarité catholique...

tarisme, de la démocratie et du principe majoritaire. C’est à l’intérieur de cet


horizon d’attente antimoderne, plus ou moins explicite selon les auteurs et
les contextes, que la subsidiarité prend tout son sens — dernier avatar de la
corporation chrétienne.

II. CONTEXTUALISATION INTELLECTUELLE


DE LA SUBSIDIARITÉ (1)

À ce premier niveau factuel de contextualisation, doit s’adjoindre une


contextualisation intellectuelle. Le mot subsidiarité ne naît pas ex nihilo en
l’an 1931 : il aura fallu le travail du catholicisme de langue allemande pour
que Pie XI le fasse apparaître sous sa plume. L’analyse plus approfondie de
ses conditions de naissance pourra ici permettre de mieux comprendre ce que
le concept doit à l’Allemagne catholique du xixe  siècle, et en particulier à
Mgr Wilhelm Emmanuel von Ketteler. Père d’un slogan prémonitoire, celui
de subsidiäre Recht1, le baron von Ketteler incarne jusqu’en sa personne
même le creuset culturel duquel jaillira la subsidiarité. Nous voulons parler
de la rencontre du catholicisme et du génie allemand. Catholicisme et génie
allemand qui fusionnent pour ainsi dire dans un même idéal romantique,
celui du vieux Reich germanique, et dans une même nostalgie des origines,
celle d’un Moyen Âge mis à mal par la modernité et l’athéisme, la Réforme et
la Révolution.

1. L’EMPREINTE DU SOLIDARISME GERMANO-CATHOLIQUE

Chose évidente, mais les évidences sont parfois à rappeler  : Quadragesimo


anno est le fruit d’une élaboration collective. Comme pour tout texte enga-
geant l’Église en tant que telle, le mode opératoire répond à des codes
éprouvés  : le Pape fixe les directives générales et fait part de ses inten-
tions ; puis il fait travailler des experts et revoit la version finale avant de la
promulguer.
S’agissant de Quadragesimo anno, c’est au Père Wladimir Ledóchowski, le
Général des jésuites à Rome2, qu’a été confiée la direction des travaux prépa-
ratoires. Il choisit de s’entourer de quatre spécialistes reconnus  : Albert
Muller, Georges Desbuquois, Pierre Danset et Oswald von Nell-Breuning.
Les trois premiers sont francophones ; ils ont rédigé les parties  I et  III de

1. Nous l’avons déjà dit et y reviendrons plus loin au risque de nous répéter. Cf. W. E. von KET-
TELER, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], Wilhelm Emmanuel von Ket-
telers Schriften, éd. J.  Mumbauer, Kempten, Munich, Kösel’schen Buchhandlung, 1911, II
(Staatspolitische und vaterländische Schriften), p. 162 (extrait de la brochure Die Katholiken im
deutschen Reiche, issu d’un développement intitulé Lehr- und Lernfreiheit). Relevé déjà présent
chez Chantal Delsol et Clemens Bauer (C.  MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit.,
p. 130 ; C. BAUER, « Ketteler », Staatslexikon, op. cit., 1959, IV, col. 956).
2. Son influence est telle qu’on le surnomme le « Pape noir ».
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 99

l’encyclique : « Quae ex Rerum novarum profluxerint beneficia » ; « Res inde


a Leoniana aetate plurimum mutatae »1. Le quatrième est un jésuite allemand
membre du groupe d’économistes de Königswinter2 ; il a rédigé la partie II,
celle que nous étudions ici  : «  Ecclesiae auctoritas in re sociali et oeco-
nomica ».
Toutes ces notations sont importantes, mais elles n’ont pas vocation à dra-
matiser à l’excès la question de la signature personnelle du texte. Elle est de
toute façon infinie et en grande partie insondable3. Pie XI — et, à travers lui,
l’Église en tant qu’institution — ne doit-il pas, en dernière instance, être
considéré comme l’auteur officiel de la version promulguée de l’encyclique ?
D’autant que le Père Nell-Breuning est moins à considérer ici comme intel-
lectuel singulier faisant valoir sa réflexion propre que comme représentant
d’une école de pensée versée dans les problématiques économiques, l’école
jésuite du solidarisme allemand dont un autre représentant, le Père Gundlach
(futur conseiller du Pape Pie XII), a lui aussi activement participé à l’élabora-
tion du document.
Nous ne souhaitons pas non plus apporter de réponse définitive à la ques-
tion de savoir qui d’Oswald von Nell-Breuning ou de Gustav Gundlach a le
plus inspiré le texte. S’il faut rappeler que la paternité de l’expression principe
de subsidiarité est d’ordinaire — et à juste titre — attribuée au second, s’il
faut également noter que la deuxième partie de l’encyclique a pu être consi-
dérée comme « ein grandioses Plagiat an Gundlach »4, l’intérêt est avant tout
de souligner la provenance culturelle de ces deux catholiques, plus que de
se lancer dans de fastidieuses biographies intellectuelles, à l’aune desquelles
il conviendrait de lire le texte de Quadragesimo anno. Ce qui ne doit pas
faire oublier combien Nell-Breuning lui-même, par ses commentaires doc-

1. Le Père Muller est belge ; son rôle a surtout été décisif dans la phase de finalisation du texte.
Le Père Desbuquois, directeur de l’Action populaire, et le Père Danset sont français ; ils ont
assuré la préparation et la rédaction des première et troisième parties (G. DESBUQUOIS, L’en-
cyclique Quadragesimo anno sur la restauration de l’ordre social, Paris, Spes, 1932 ; « L’infirmité
du capitalisme devant la crise de l’économie internationale », Le Désordre de l’économie interna-
tionale et la pensée chrétienne, op. cit., p.  129-148). Cf. P.  DROULERS, Politique et christia-
nisme. Le Père Desbuquois et l’Action populaire, Paris, Éditions Ouvrières, 1969.
2. Sur le rôle joué par ce cercle spécialisé dans les questions économiques, et de la main de son
principal animateur, cf. O.  von NELL-BREUNING, «  Der Königswinterer Kreis und sein
Anteil an “Quadragesimo anno” », Soziale Verantwortung. Festchrift G. Briefs, dir. J. BROER-
MANN, P.  HERDER-DORNEICH, Berlin, Duncker und Humblot, 1968, p.  571-585. Plus
généralement, cf. F. J. STEGMANN, « Der Sozialpolitische Weg im deutschsprachigen Katholi-
zismus », 90 Jahre Rerum novarum, dir. A. RAUSCHER, Cologne, Bachem, 1982, p. 98-129.
3. Cf. les importants travaux d’Anton Rauscher et de Johannes Schasching basés sur une consul-
tation des archives secrètes du Vatican : A. RAUSCHER, Subsidiaritätsprinzinp und Berufsstän-
dische Ordnung in Quadragesimo anno, Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1958 ;
J. SCHASCHING, Zeitgerecht, zeitbedingt, Nell-Breuning und die Sozialenzyklika Quadrage-
simo anno nach dem Vatikanischen Geheimarchiv, Borheim, Ketteler, 1994. L’ouverture récente
des archives pontificales des années 1930 est venue le confirmer, seuls sont de la plume directe de
Pie XI les paragraphes (91 à 95) qui traitent du corporatisme mussolinien.
4. O. von NELL-BREUNING, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings in
Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68.
Précisons encore que le premier jet de la contribution du Père Nell-Breuning, jugé trop abscons
et théorique par le Général Ledóchowski, a été partiellement réécrit par le Père Desbuquois.
100 La subsidiarité catholique...

trinaux, et sa position centrale dans le champ intellectuel ultrarhénan, a


contribué, plus qu’aucun autre, à assurer la postérité conceptuelle du principe
de subsidiarité1.

Le parallèle entre Rerum novarum et Quadragesimo anno dépasse le


simple anniversaire doctrinal ; il se vérifie jusque dans l’inspiration person-
nelle des deux documents (de Matteo Liberatore à Oswald von Nell-Breu-
ning, du jésuitisme italique au jésuitisme germanique2), et peut même être
poussé plus loin.
À un niveau collectif tout d’abord : le groupe de Königswinter se signale par
une étroite parenté avec son aînée l’Union de Fribourg (Suisse). Véritable pépi-
nière d’idées à la pointe du renouveau thomiste, l’Union catholique d’études
sociales — de son vrai nom —, est particulièrement emblématique de l’effort
entrepris à la fin du xixe siècle pour rattacher le mouvement social catholique
aux enseignements doctrinaux de l’Aquinate3. Fondée en 1884 par le Cardinal
Gaspard Mermillod, sur les conseils d’un certain René de La Tour du Pin,
encore lui, et avec l’appui personnel du Pape Léon XIII, l’Union joua un rôle
de tout premier ordre dans la maturation de l’encyclique Rerum novarum.
À un niveau individuel ensuite  : outre ce climat général, les équivalents
léoniens, aux côtés du Père Liberatore, des Muller et autres Desbuquois
répondent alors aux noms de Désiré Joseph Mercier, archevêque de Malines,
grande figure de l’Université catholique de Louvain4, et de Giuseppe Toniolo,

1. Cf. O.  von NELL-BREUNING, «  Um den berufsständischen Gedanken. Zur Enzyklika


Quadragesimo anno  », Stimmen der Zeit, 1931-1932, 122, p.  36-52 ; Die Soziale Enzyklika.
Erläuterungen zum Weltrundschreiben Papst Pius XI. über die gesellschaftliche Ordnung,
Cologne, Katholische Tat, 1932 ; «  Das Subsidiaritätsprinzip als wirtschaftliches Ordnungs-
prinzip », Festschrift F. Degenfeld, Vienne, Herold, 1952, p. 81-92 ; « Zur Sozialreform. Erwä-
gungen zum Subsidiaritätsprinzip », Stimmen der Zeit, 1955-1956, 157 (1), p. 1-11 ; Wirtschaft
und Gesellschaft heute, I-II, Fribourg, Herder, 1956-1957 ; «  Subsidiaritätsprinzip  », Staats-
lexikon, op. cit., 1962, VII, col.  826-833 ; Soziallehre der Kirche, Vienne, Europaverlag, 1977,
p.  52  sq. Sur Gundlach, cf. A.  RAUSCHER, Gustav Gundlach, Paderborn, Schöningh, 1988 ;
«  Theory and Critique of Capitalism in Gustav Gundlach  », The Theory of Capitalism in
German Economic Tradition, éd. P. KOSLOWSKI, Berlin, New York Springer, 2000, p. 397-
412.
2. Cf. M.  LIBERATORE, Principes d’économie politique [1894], trad. fr. M.-A. Silvestre
de Sacy, Paris, Poitiers, Oudin, 1899. Le Père Liberatore est resté célèbre pour avoir rédigé le
premier projet de Rerum novarum. Cf. Écriture, contenu et réception d’une encyclique, Rome,
École française de Rome, 1997 ; G.  JARLOT, «  Les avant-projets de Rerum novarum et
les anciennes corporations », Nouvelle revue théologique, 1959, 81 (1), p. 60-77 ; P. MISNER,
« The Predecessors of Rerum novarum », Review of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 444-464 ;
A. M. C. WATERMAN, « The Intellectual Context of Rerum novarum », ibid., p. 465-482.
3. L’objectif immédiat consistait à promouvoir une législation internationale du travail d’inspi-
ration chrétienne. L’ambition stratégique était de regrouper les catholiques sociaux désireux de
se doter d’une structure internationale à la manière des socialistes mais l’Union ne dépassa pas
les frontières assez réduites de l’Europe rhénane et transalpine. Parmi ses membres les plus
assidus, outre le Suisse Mermillod, citons l’Allemand Löwenstein, le Belge Doutreloux et l’Au-
trichien Vogelsang. Cf. J. JOBLIN, « L’appel de l’Union de Fribourg à Léon XIII en faveur d’un
législation internationale du travail. Son lien avec Rerum novarum », Archivum historiae ponti-
ficae, 1990, 28, p.  346-372 ; et plus généralement P.  MISNER, Social Catholicism in Europe.
From the Onset of Industrialization to the First World War, New York, Crossroad, 1991.
4. Resté célèbre pour avoir créé l’Institut supérieur de philosophie et initié le Code de Malines.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 101

théoricien padouan du catholicisme social, animateur de l’Union catholique


pour les études sociales. À le lire avec attention, on constate, plus en amont
encore, qu’un auteur revient en permanence sous sa plume  : l’incontour-
nable Luigi Taparelli d’Azeglio, cheville ouvrière du renouveau thomiste en
Italie1.
L’équivalent allemand de Taparelli a un nom : Joseph Wilhelm Kleutgen2.
Celui de Toniolo également : Heinrich Pesch. D’une encyclique à l’autre, les
influences intellectuelles restent les mêmes mais elles se déplacent du Sud des
Alpes vers le Nord. Derrière Liberatore et Mercier, il y avait Taparelli et
Toniolo ; derrière Oswald von Nell-Breuning et Gustav Gundlach, il y a tout
autant Heinrich Pesch, Joseph Kleutgen et, ultimement, Mgr von Ketteler3.
Telle est la séquence que nous proposons d’examiner : Quadragesimo anno
est le fruit de la rencontre entre l’École solidariste peschienne — surgeon du
néothomisme kettelérien —, et le contexte de la Crise de 1929. Reprenons
ces trois points : le solidarisme peschien, la crise économique, la matrice ket-
telérienne.
L’École solidariste allemande d’abord. La subsidiarité puisera l’essentiel de
sa signification dans ce courant germanique du catholicisme social qui a voulu
élaborer une conceptualisation chrétienne du principe de solidarité4. Incarné

1. L.  TAPARELLI d’AZEGLIO, Essai sur les principes de l’économie politique [1856-1882],
trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethielleux, 1943. Pour une biographie, cf. l’ouvrage de son principal
traducteur en français (R. JACQUIN, Taparelli d’Azeglio, Paris, Lethielleux, 1943 ; Essai sur les
principes philosophiques de l’économie politique [1856-1862], trad. fr. R. Jacquin, Paris, Lethiel-
leux, 1943). Fondateur en 1893 de la Rivista internazionale di scienze sociali et initiateur du
concept d’économie sociale (G.  TONIOLO, Trattato di economia sociale [1908], Vatican,
Comitato opera omnia di G. Toniolo, 1949), Giuseppe Toniolo a pu apparaître comme l’un des
précurseurs de la démocratie chrétienne (G. TONIOLO, La Notion chrétienne de la démocratie
[1896], trad. fr., Paris, La Bonne Presse, 1897). Il en rappelle surtout l’origine intransigeante  :
imprégné de néoguelfisme ultramontain, il fut, avec le Père Liberatore, la grande figure de la
Civiltà cattolica, organe du catholicisme le plus antilibéral. Nous reviendrons plus bas sur le
fondement religieux de sa définition de la démocratie. Sur les tout débuts de la Civiltà cattolica,
cf. P.  DROULERS, «  Question sociale, État, Église dans la Civiltà cattolica à ses débuts  »,
Chiesa e Stato nell’Ottocento. Miscellanea P. Pirri, Padoue, Antenore, 1962, p. 123-147.
2. Outre-Rhin, c’est en effet chez le Père Joseph Kleutgen que l’on trouve la relecture doctrinale
la plus aboutie de l’œuvre de saint Thomas. Léon XIII ne s’y trompera pas, qui lui demandera de
rédiger le premier jet de son encyclique de 1879 lançant le renouveau thomiste (LÉON XIII,
Aeterni Patris ; in H. DENZINGER, 3135-3140, p. 700-701). Cf. J. W. K. KLEUTGEN, Die
Theologie des Vorzeit, I-V [1853-1870], Münster, Theissing, 1867-1874.
3. Ajoutons ici le Père Cathrein, auteur de la notice « Staat » du Staatslexikon (V. CATHREIN,
« Staat », Staatslexikon, op. cit., 1897, V, col. 216-242). Avec le Père Lehmkuhl, Viktor Cathrein
fut un élément pivot de la revue Stimmen aus Maria Laach, devenu Stimmen der Zeit, après la fin
de l’exil hollandais des jésuites allemands. Outre le Staatslexikon de la société Görres (dont la
première parution s’est étalée de 1889 à 1933), relevons, parmi les autres publications significa-
tives du catholicisme allemand, le Wörterbuch der Politik édité après-guerre par les soins de
Hermann Sacher et d’Oswald von Nell-Breuning : O. von NELL-BREUNING, H. SACHER,
dir., Wörterbuch der Politik, I-V, Fribourg, Herder, 1947-1958.
4. Cf. G. GUNDLACH, « Solidarismus, Einzelmensch, Gemeinschaft », Gregorianum, 1936,
17 (1), p. 265-295 ; « Solidaritätsprinzip » [1931], Staatslexikon, op. cit., 1962, VII, col. 119-122 ;
« Le Français Pierre Leroux a forgé le concept de solidarité dans l’intention de contrer la notion
de charité chrétienne. Le radical Léon Bourgeois lui donna des débouchés sur le terrain politique
tout en contribuant à sa thématisation théorique (L. BOURGEOIS, Solidarité [1896], Latresne,
Le Bord de l’eau, 2008). Premier auteur allemand à s’y référer, Heinrich Pesch s’est directement
inspiré de Léon Bourgeois mais en tentant une conceptualisation catholique du principe de soli-
102 La subsidiarité catholique...

par le Père jésuite Heinrich Pesch, le solidarisme entrait alors en complète


résonance avec la pensée d’un Léon XIII  : rejet de la mentalité capitaliste,
condamnation de la course débridée aux profits, extrême sensibilité aux inéga-
lités sociales. Mais l’apport inédit du solidarisme peschien fut peut-être d’in-
sister sur quelque chose d’assez inavouable pour un pape : la compossibilité
entre système capitaliste et éthique catholique. Si, enseigne le Père jésuite,
l’esprit envahissant du capitalisme (sa tendance à sortir de sa sphère propre et
à s’ériger en véritable esprit) est à rejeter avec fermeté, les lois du marché
comme système économique sont, elles, en revanche, tout à fait intégrables
par la morale catholique, au premier rang desquelles la propriété privée.
Pareille distinction (dont on mesure les effets tranquillisants) épargnera bien
des soucis à la hiérarchie catholique : c’est à son aune qu’il faut comprendre
la tendance des papes, en phase avec la fibre antichrématistique du catholi-
cisme traditionnel, à formuler des jugements tranchants sur le capitalisme, sur
l’argent, sur l’exclusion du prolétariat, tout en défendant le marché, bon an
mal an. La Sozialpolitik réformiste contre la Sozialreform anticapitaliste, pour-
rait-on dire en reprenant les catégories autrichiennes évoquées plus haut. Sans
proposer d’alternative au fonctionnement capitaliste, donc, Pesch, à l’instar
des papes, n’en préconisait pas moins le dépassement de la lutte des classes par
la création de corporations regroupant ouvriers et patrons. Toujours ce même
dilemme qui travaillera la subsidiarité catholique et son programme corpora-
tiste des années 1930 : acceptation progressive de l’économie moderne d’une
part, maintien inflexible du schéma transclassiste d’autre part.
Les ingrédients conceptuels sont ainsi réunis pour la formulation officielle
de la troisième voie catholique et l’idéologie corporatiste qui prennent leur
essor dans l’entre-deux-guerres. Il y aurait ici à brosser le portrait croisé de la
recette chrétienne version catholicisme allemand et de son homologue fran-
çais, le solidarisme républicain, lequel ne parviendra jamais à effacer sa pro-
venance religieuse — jusques et y compris dans le discours conjuratoire tenu
par les principaux protagonistes du nouveau catéchisme1. Qu’il suffise de

darité (H.  PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie [1905-1925], Fribourg, Herdersche Ver-
lagsbuchhandlung, 1926). Cf. G.  GUNDLACH, «  Pesch  », Staatslexikon, op. cit., 1961, VI,
col.  226-229 ; R.  E. MULCAHY, «  The Peschian Value Paradox  : A Key to the Function of
Vocational Groups », Review of Social Economy, 1952, 10 (1), p. 32-51 ; The Economics of Hein-
rich Pesch, New York, Henry Holt and Company, 1952 ; « The Welfare Economics of Heinrich
Pesch », The Quarterly Journal of Economics, 1949, 63 (3), p. 342-360 ; A. L. HARRIS, « The
Scholastic Revival : The Economics of Heinrich Pesch », The Journal of Political Economy, 1946,
54 (1), p. 38-59. Pour une synthèse plus récente, cf. R. J. EDERER, « Heinrich Pesch, Solidarity,
and Social Encyclicals », Review of Social Economy, 1991, 49 (4), p. 596-610 ; P. KOSLOWSKI,
« Solidarism, Capitalism, and Economic Ethics in Heinrich Pesch », The Theory of Capitalism in
German Economic Tradition, op. cit., p. 371-394.
1. D’Alfred Fouillée à Émile Durkheim en passant par Léon Bourgeois, Léon Duguit et Célestin
Bouglé  : A.  FOUILLÉE, La Propriété sociale et la démocratie [1884], Lormont, Le Bord de
l’eau, 2008 ; Les Éléments sociologiques de la morale [1905], Paris, Alcan, 1928 ; C. BOUGLÉ,
Solidarisme et libéralisme [1904], Paris, L’Harmattan, 2009 ; Le Solidarisme [1907], Paris, Giard,
1924 ; « Note sur les origines chrétiennes du solidarisme », Revue de métaphysique et de morale,
1906, 14, p. 251-264. Une parenté est à établir avec un Charles Renouvier ou un Henry Michel,
qui tentent de définir un « socialisme libéral » (H. MICHEL, L’Idée de l’État. Essai critique sur
l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution [1895-1898], Paris,
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 103

penser, en particulier, à Charles Gide, grande figure nîmoise du christianisme


social et du mouvement coopératif1. De part et d’autre, on cherche le même
dépassement syncrétique du libéralisme et du socialisme, qui, tour à tour,
prendra le nom de solidarisme ou de « socialisme juridique » et/ou « libéral »2.
Le contexte de la crise ensuite. Si elle réitère un message déjà contenu dans
Rerum novarum, Quadragesimo anno se situe désormais sur un terrain à
haute teneur économique. L’enjeu n’est plus de répondre au seul défi ouvrier
(ce qu’au xixe siècle on appelait pudiquement la question sociale) ; il est bien
davantage de répondre au problème de la stabilité d’un ordre économique et
social totalement bouleversé par la Crise de 19293. Témoignent de cette nou-
velle sensibilité aux enjeux économiques, les travaux des Semaines sociales de
France, ceux menés en 1931, par exemple4. Côté allemand, la nouvelle confi-
guration en train d’émerger donnera naissance à la deuxième génération du
«  personnalisme économique  »5. Constituée pour l’essentiel des héritiers
d’Heinrich Pesch et réunie au sein du groupe de Königswinter, cette École
néosolidariste de l’entre-deux-guerres sera le principal laboratoire d’incuba-
tion de la pensée pontificale, alors en cours de reformulation6. Autour de

Fayard, 2003). Sur Renouvier, dont nous avons relevé plus haut le dialogue avec le personna-
lisme, cf. M.-C. BLAIS, Au principe de la république. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000,
surtout p. 70 sq., p. 295 sq. ; Corpus, 2003, 45. Sur Michel, cf. S. AUDIER, « Une conception de
l’État “socialiste libérale” ? Henry Michel et les mutations de l’idée républicaine de l’État  »,
Corpus, 2005, 48, p. 85-145. Pour une critique (assez sévère) du solidarisme juridique, ici contra-
distingué du socialisme juridique, cf. N. et. A.-J. ARNAUD, « Une doctrine de l’État tranquil-
lisante : le solidarisme juridique », Archives de philosophie du droit, 1976, 21, p. 131-151 ; « Le
socialisme juridique à la “Belle Époque” : visages d’une aberration », Quaderni fiorentini, 1974-
1975, 3-4, p. 25-54.
1. Cf. C. GIDE, La Solidarité [1928], Paris, PUF, 1932.
2. Cette empreinte solidariste antisocialiste trouvera également une expression dans la jurispru-
dence administrative sur la création de services publics locaux, jurisprudence qui défend une
notion du service public comme troisième voie alternative au libéralisme et au socialisme. Nous
pensons à la résistance du Conseil d’État face au socialisme municipal (CONSEIL d’ÉTAT,
Casanova, 29 mars 1901 ; Rec., 1901, p. 333), qui ne prendra véritablement fin qu’au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. Nous reviendrons sur Maurice Hauriou — auteur de la fameuse
note publiée sous l’arrêt Casanova — et son dialogue avec Léon Duguit. De manière générale,
cf. J. DONZELOT, L’Invention du social, Paris, Le Seuil, 1984, p. 73-120. Notons par ailleurs
que Gabriel Almond a fortement établi la parenté entre personnalisme chrétien (France, Bel-
gique) et solidarisme chrétien (Allemagne, Autriche) (G. A. ALMOND, « The Political Ideas of
Christian Democracy », The Journal of Politics, 1948, 10 (4), p. 734-763).
3. Cf. M.-D. CHENU, La « Doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, op. cit., p. 34.
4. Cf. R. P. DUCATILLON, « Quarante ans après Rerum novarum : l’ordre social chrétien et
l’encyclique Quadragesimo anno  », La Morale chrétienne et les affaires, Lyon, Vitte, Paris,
Gabalda, 1931, p. 507-522 ; J. VIALATOUX, « Primauté du spirituel dans les affaires », ibid.,
p.  145-174. Dès la Semaine sociale de 1922, cf. deux leçons en particulier  : E.  DUTHOIT,
« Comment adapter l’État à ses fonctions économiques », Le Rôle économique de l’État, op. cit.,
p.  33-60 ; J.  VIALATOUX, «  La notion d’économie politique. Relation entre le désordre de
notre économie et l’oubli de la vraie nature de l’ordre économique », ibid., p. 147-168.
5. E. J. O’BOYLE, Personalist Economics, Boston, et al., Kluwer Academic, 1998.
6. Outre Nell-Breuning et Gundlach, citons Jakob Barion, Theodor Brauer, Paul Jostock, Rudolf
Kaibach, Johannes Messner, Otto Schilling, Wilhelm Schwer, Johannes Joseph van der Velden,
Johann Baptist Schuster. Cf. J. J. van DER VELDEN, éd., Die Berufsständische Ordnung. Idee
und praktische Möglichkeiten, Cologne, Katholische Tat, 1932 ; J.  B. SCHUSTER, Die Sozial-
lehre nach Leo XIII. und Pius XI. unter besonderer Berücksichtigung der Beziehungen zwischen
Einzelmensch und Gemeinschaft, Fribourg, Herder, 1935, spécialement p. 94 sq.
104 La subsidiarité catholique...

Gustav Gundlach et d’Oswald von Nell-Breuning, les deux têtes pensantes


les plus introduites dans la hiérarchie vaticane, on tente de mieux comprendre
le fonctionnement de l’économie moderne tout en restant fidèle à l’enseigne-
ment du maître. En marge du groupe, trois catholiques allemands de la dias-
pora américaine, Goetz Briefs, Franz Müller et Heinrich Rommen contri-
bueront à lui donner un rayonnement international1. Tous, quels que soient
leur coefficient personnel et leur influence intellectuelle, s’efforceront de
densifier la réflexion économique de l’Église catholique, thématisant à nou-
veaux frais les notions de solidarité et de corporation. Malgré une reprise
assez nette des anciennes leçons peschiennes, l’inspiration sociale-démocrate
se fait désormais un peu plus présente, qui ne manquera pas de déployer ses
pleins effets au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans l’Allemagne
des années 1945-1949 (nous y reviendrons). Comme en attestent par ailleurs
ses différentes prises de position en faveur de la Confédération allemande des
syndicats, le Père Nell-Breuning se tint toujours à nette distance du corpora-
tisme autoritaire et conservateur2.
Ajoutons, avec prudence toutefois — car cette notation s’accompagne
souvent d’un arrière-goût fortement déplaisant — que le poids très apparent

1. Goetz Briefs et Franz Müller (le second fut l’étudiant puis l’assistant du premier) ont tous les
deux joué un rôle déterminant outre-Atlantique dans la création en 1941 de l’association catho-
lique d’économie (Catholic Economics Association), devenue Association for Social Economics au
début des années 1970. Sur Goetz Briefs, cf. Review of Social Economy, 1983, 41 (3). De Hein-
rich Rommen citons principalement H. A. ROMMEN, The State in Catholic Thought [1935],
Saint-Louis, Herder, 1950. De Franz Müller, les écrits sont très prolifiques. Nous mentionnons
ici ceux relatifs au solidarisme et à la subsidiarité  : F.  H. MÜLLER, Heinrich Pesch and His
Theory of Christian Solidarism, Saint Paul, College of Saint Thomas, 1941 ; « The Principle of
Subsidiarity in the Christian Tradition  », The American Catholic Sociological Review, 1943,
4 (3), p. 144-157 ; « The Development of the Modern Dualism Between State and Society », ibid.,
1943, 4 (4), p. 185-193 ; « The Rise of Modern Society », ibid., 1945, 6 (1), p. 33-41 ; « The Prin-
ciple of Solidarity in the Teachings of Father Heinrich Pesch », Review of Social Economy, 1946,
4 (1), p. 31-39 ; « In Memoriam : Gustav Gundlach », Review of Social Economy, 1964, 22 (2),
p. 130-134 ; « Heinrich Pesch. Social Philosopher and Economist. The Currency of the Idea of
Solidarism », Jahrbuch für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 181-204 ; « Social Eco-
nomics  : The Perspective of Pesch and Solidarism  », Review of Social Economy, 1977, 35 (3),
p.  293-297 ; The Church and the Social Question, American Enterprise Institute for Public
Policy Research, 1984 ; « Random Comments on the Economics of Rerum novarum », Review
of Social Economy, 1991, 49 (4), p.  502-513 ; «  Solidarism  », The New Dictionary of Catholic
Social Thought, dir. J.  A. DWYER, Collegeville, The Liturgical Press, 1994, p.  906-908 ;
« Pesch », ibid., p. 738-739 ; « The Principle of Solidarity in Teachings of Father Henry Pesch »,
Review of Social Economy, 2005, 63 (3), p. 347-355.
2. Révélateur d’un fort intérêt pour les problématiques d’ingénierie financière, le parcours uni-
versitaire du Père Nell-Breuning parle de lui-même. Auteur d’une thèse sur l’éthique de la
Bourse soutenue en 1928 à l’Université de Münster — travail qui lui a valu son entrée dans les
cercles intellectuels du Vatican —, il fut, dans l’immédiat après-guerre, chargé de la gestion éco-
nomique de la province jésuite d’Allemagne du Nord. Devenu professeur à la Faculté Sankt
Georgen, il restera pour longtemps le spécialiste ès sciences économiques du catholicisme alle-
mand. C’est ainsi qu’à partir de 1948 Oswald von Nell-Breuning occupe une chaire d’éthique
économique et sociale à l’université de Francfort ; et que, de 1948 à 1965, il est membre actif du
conseil scientifique du ministre fédéral de l’Économie, Ludwig Erhard. Sans pour autant s’atta-
cher à la seule rive droite de l’échiquier politique (CDU) : dès la fin des années 1940, il se fait le
défenseur du syndicalisme allemand et de la Confédération des syndicats (DGB). En 1959, il est
consulté par le SPD lors de la préparation du fameux congrès de Bad-Godesberg (le programme
social-démocrate qui en ressortira parlera explicitement d’éthique chrétienne).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 105

de ce catholicisme germanique (non seulement allemand mais aussi autrichien


et helvétique) au sein de l’appareil romain peut s’interpréter comme un des
aspects de ce que certains observateurs ont appelé, pour la stigmatiser, l’arya-
nisation du Vatican1, à savoir la montée en puissance (numérique) des catho-
liques germanophones dans l’entourage direct des papes de la première moitié
du xxe siècle — de l’austrophilie chiésienne (Benoît XV) à la germanophilie
pacellienne (Pie XII). L’effet de contexte est tout à fait décisif : la France vit à
l’heure de la laïcité républicaine, l’Italie à l’heure de l’unité nationale, l’Es-
pagne à l’heure de l’instabilité politique. En dehors de la parenthèse autri-
chienne du joséphisme, c’est bien en ces terres germanophones que les vues
ultramontaines seront les plus diffusées parmi les catholiques2. Force de l’ul-
tramontanisme mais, paradoxalement, faible imprégnation du thomisme. À la
différence, en effet, des pays de tradition latine (France, Belgique, Italie,
Suisse francophone), les aires germanophones sont celles dans lesquelles la
philosophie thomiste a peut-être le moins imprégné les milieux catholiques,
restés fidèles, pour l’essentiel, à une certaine tradition augustinienne3. Son-
geons à la théologie d’un Romano Guardini4, ou au rayonnement de philo-
sophes existentialistes comme Max Scheler et Paul Ludwig Landsberg5. Nous
verrons plus loin que ce contexte intellectuel donnera un tour particulier à la
réception ultrarhénane de saint Thomas.

2. LA FIGURE TUTÉLAIRE DE MGR VON KETTELER

La source kettelérienne enfin, foyer de sens ultime du catholicisme allemand.


Nous arrêterons là, pour l’instant, notre régression historique.
Les indices sont nombreux, qui conduisent à ériger Ketteler en père fonda-
teur de la subsidiarité6. À y regarder de près, en effet, la plupart des ingré-

1. Cf. R.  LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, Paris, PUF, 1997, p.  75 ;
A.  LACROIX-RIZ, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la
Guerre froide, op. cit. (cette thèse de sensibilité marxiste a largement été remise en cause).
2. Mentionnons, par exemple, la parution de 1845 à 1872 du Kirchenrecht en sept tomes de
Georg Phillips, grand canoniste allemand dont les thèses n’ont vraiment rien à envier à Joseph de
Maistre (G. PHILLIPS, Kirchenrecht I-VII, Ratisbonne, Manz, 1845-1872, 11 volumes).
3. Hormis Mgr von Ketteler, un théologien jésuite fait exception : Joseph Wilhelm Kleutgen.
4. Et d’un Karl Barth, côté protestant. Pensons à sa relecture de l’épître aux Romains (K. BARTH,
L’Épître aux Romains [1919, 1922], trad. fr. P. Jundt, Genève, Labor et Fides, 1972).
5. Peut-être sont-ce là les authentiques pères spirituels du personnalisme chrétien. Avant même
Emmanuel Mounier et Esprit, le personnalisme chrétien de l’entre-deux-guerres a en effet trouvé
ses linéaments dès les années 1920 en Allemagne chez un Max Scheler et un Paul-Ludwig Lands-
berg (le second fut l’élève du premier) (M. SCHELER, Der Formalismus in der Ethik und die
materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus [1921],
Bonn, Bouvier, 2009 ; P. L. LANDSBERG, Die Welt des Mittelalters und wir. Ein geschichtsphi-
losophischer Versuch über den Sinn eines Zeitalters [1922], Berlin, Cohen, 1925 ; Pierres blanches.
Problèmes du personnalisme [1934-1944, 1952], Paris, Le Félin, 2007).
6. Cf. L. ROOS, « Kirche, Politik, soziale Frage : Bischof Ketteler als Wegbereiter des sozialen
und politischen Katholizismus », Die Soziale Verantwortung der Kirche, éd. A. RAUSCHER,
L. ROOS, Cologne, Bachem, 1979, p. 21-62 ; M. J. O’MALLEY, « Currents in XIXth Century
German Law, and Subsidiarity’s Emergence as a Social Principle in the Writings of Wilhelm
Ketteler », Journal of Law, Philosophy and Culture, 2008, 2 (1), p. 23-53.
106 La subsidiarité catholique...

dients doctrinaux sont d’ores et déjà réunis sous sa plume : volonté de dépas-
sement du libéralisme et du socialisme ; réconciliation des classes sociales
autour d’une troisième voie catholique ; affirmation du primat de la société
sur le politique et conception instrumentale de l’État réservant la place cen-
trale à l’Église, seule institution parfaitement légitime. Mais, plus encore que
tout cela, Ketteler est le catholique du xixe  siècle qui a le plus fortement
contribué à donner une dimension religieuse et confessionnelle au mot
d’ordre de la corporation1.
Dépassement du socialisme et du libéralisme, c’est bien là le slogan du
catholicisme social en train de naître au xixe siècle. Aujourd’hui oublié, Ket-
teler, cette figure germanique du prêtre en politique, en est pourtant l’un des
principaux accoucheurs, l’«  initiateur immortel  », selon les mots élogieux
d’Albert de Mun2. Son action sacerdotale et politique autant que sa réflexion
doctrinale en constituent effectivement l’une des premières manifestations
significatives. Investi comme aucun autre représentant du clergé dans les pro-
blèmes de son temps, il pesa de tout son poids personnel pour faire du catho-
licisme social la ligne officielle de l’Église allemande3. Avant beaucoup
d’autres, il s’est attaché à formuler les principes catholiques d’une réforme
sociale (katholische Soziallehre) et à proposer des réponses concrètes à la
question ouvrière, au point que le Pape Pecci en personne reconnaîtra en lui
son principal précurseur4. Mais ne personnalisons pas à l’excès notre généa-
logie conceptuelle : pas de doctrine formalisée chez Mgr von Ketteler, seule-
ment une suite de textes de circonstance et de prises de position politique, qui
témoignent d’une forte sensibilité à l’environnement social de l’époque. Le
prélat n’a pas tant développé une pensée propre que fécondé et redécouvert
pour son temps l’héritage doctrinal de l’Église. Somme toute, son ambition
fut assez emblématique du catholicisme européen du xixe siècle : réconcilier
l’Église et le peuple, ce peuple érigé en grande victime de la bourgeoisie libé-
rale ; apporter des réponses chrétiennes à la question sociale5. On pourrait
presque dire, avec Antonio Gramsci, qu’il incarne, par excellence, l’« intellec-

1. Point déjà relevé par Louis Baudin (L. BAUDIN, Le Corporatisme, op. cit., p. 4).
2. A.  de MUN, Ma vocation sociale [1871-1875], Paris, Lethielleux, 1908, p.  14. Cf. aussi
R.  AUBERT, «  Monseigneur de Ketteler, évêque de Mayence, et les origines du catholicisme
social  », Collectanea Mechliniensia, 1947, 32, p.  534-539 ; Le Pontificat de Pie IX, 1846-1878
[1952], Paris, Bloud et Gay, 1964 ; K. J. RIVINIUS, « Ketteler und die katholisches Sozialbewe-
gung im 19. Jahrhundert  », Theologie und Glaube, 1977, 67, p.  309-331. Pour des précisions
biographiques, cf. O. PFÜLF, Bischof von Ketteler (1811-1887). Eine geschichtliche Darstellung,
Mayence, Kirchheim, 1899 ; H.  de BIGAULT, «  Monseigneur Guillaume de Ketteler, évêque
de Mayence (1811-1877) », Études, 1900, 82, p. 721-742, 83, p. 49-62 ; C. PEYROUX, Ketteler.
Sa vie, ses idées politiques et sociales, Limoges, Éditions du Petit Démocrate, 1911.
3. Il y parvint partiellement lors de la conférence annuelle des évêques tenue à Fulda en 1869.
4. C’est notamment par l’intermédiaire d’un autre aristocrate allemand, le comte Franz von
Küfstein, animateur — à Rome — d’un cercle de réflexion sur les questions sociales, que l’in-
fluence de l’évêque de Mayence a pu se diffuser dans l’entourage direct de Léon XIII.
5. « Face à la dure montée de la civilisation industrielle, écrit J.-M. Mayeur, les intransigeants
aspirent à un retour au monde traditionnel : l’aristocratie ou le clergé nourrissent le projet d’une
alliance avec le “bon peuple”, préservé de la contagion révolutionnaire, contre la bourgeoisie
libérale. » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démocratie chrétienne, op. cit., p. 22-23).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 107

tuel organique » des derniers cercles de l’aristocratie catholique allemande en


effroi devant le libéralisme et l’athéisme de la modernité industrielle1.
En 1848, quatre ans après son ordination, il faisait déjà des premiers pas
remarqués dans le débat public d’outre-Rhin : envoyé au Parlement de Franc-
fort, il prononce à Mayence six sermons sur « les grandes questions sociales »2.
Sa dénonciation des abus du capitalisme et du droit de propriété se situait
alors dans la plus pure tradition du catholicisme conservateur : il ne proposait
guère autre chose que la réforme morale intérieure par la conversion au chris-
tianisme. Mais la parole kettelérienne fait date. C’est une fois devenu évêque
en 1850 qu’il évolue plus résolument vers le camp de la Staatshilfe, au point
même de réclamer avec insistance l’intervention de l’État à partir du milieu
des années 18603. Le déclic est vraisemblablement à rechercher du côté de la
controverse soulevée vers 1863 entre Hermann Schulze-Delitzsch, écono-
miste libéral partisan de la Selbsthilfe, et Ferdinand Lassalle, pourfendeur de
l’école manchestérienne. À considérer les termes du débat, Ketteler se révèle
en parfait accord avec le diagnostic du théoricien socialiste de la loi d’airain
des salaires ; mais s’il ne craint pas d’exprimer son adhésion à la partie critique
du constat lassallien (rejet du capitalisme et de l’esprit bourgeois, haine anti-
chrématistique de l’argent), il refuse bien sûr d’en reprendre le programme
d’action qui en découle (la centralisation étatique de l’économie). Publié en
1864, le maître ouvrage de Ketteler, La Question ouvrière et le christianisme
(Die Arbeitfrage und das Christentum), sera le produit direct de cette discus-
sion théorique entre catholicisme, socialisme et libéralisme4. Sans façon ni
détour, il s’y déclare fermement opposé à la liberté du travail ainsi qu’à la
libre concurrence. De la même manière, l’exposé de son idéal économique ne
dissimule pas ses affinités socialistes  : mettre le capital des entreprises à la
disposition du travail, établir des coopératives de production, ériger les tra-
vailleurs en propriétaires des usines. Pareille fibre sociale, qui n’hésitera pas à

1. Sur la notion d’intellectuel organique, cf. A. GRAMSCI, Cahier 3 [1930], Cahiers de prison
1-5 [1974-1976], trad. fr. M. Aymard, F. Bouillot, Paris, Gallimard, 1996, p. 309 sq. Mais, Émile
Poulat nous l’a appris, le conflit de l’Église avec l’esprit bourgeois est moins à comprendre dans
une confrontation binaire (catholicisme contre libéralisme) que dans un jeu triangulaire entre
catholicisme, libéralisme et socialisme (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit.). Préci-
sons que le Pape Pecci n’hérite pas de la seule tradition continentale du catholicisme social,
majoritairement issue de l’aristocratie. Il s’est également beaucoup inspiré du catholicisme
anglo-saxon d’ascendance plébéienne. Pensons au Cardinal James Gibbons, archevêque de Balti-
more, et au Cardinal Henry Edward Manning, archevêque de Westminster, qui a eu droit au
surnom de prélat des ouvriers pour avoir soutenu la grève des dockers londoniens en 1889.
2. W.  E. von  KETTELER, Die Großen sozialen Fragen der Gegenwart. Sechs Predigten
gehalten in Mainz im Jahre 1848, Mayence, Kirchheim, 1878. Cf. aussi, dans les Staatspolitische
und vaterländische Schriften de Ketteler, « Die Grundlagen der Gesellschaft », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., II, p. 210 sq. Renvoyons aussi à l’étude récente de Martin
O’Malley (M.  J. O’MALLEY, Wilhelm Ketteler and the Birth of Modern Catholic Social
Thought. A Catholic Manifesto in Revolutionary 1848, Munich, Herbert Utz, 2008).
3. R. TALMY, Aux sources du catholicisme social, Tournai, Desclée, 1963, p. 34.
4. En partie menée sous la forme d’une correspondance anonyme  : W.  E. von  KETTELER,
La Question ouvrière et le christianisme [1864], trad. fr. É. Cloes, Liège, Grandmont-Donders,
1869. La version originale du texte allemand a été republiée dans les Soziale Schriften und Per-
sönliches (W. E. von KETTELER, « Die Arbeitfrage und das Christentum », Wilhelm Emma-
nuel von Kettelers Schriften, op. cit., III (Soziale Schriften und Persönliches), p. 1-144).
108 La subsidiarité catholique...

appuyer la plupart des revendications ouvrières, ne sera pas sans inquiéter ses
anciens compagnons de route conservateurs ; ils auront beau jeu de voir là
une simple reformulation catholique du socialisme. Débat récurrent à l’inté-
rieur du catholicisme allemand comme en témoigneront, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, les discussions passionnées autour du « socialisme
chrétien  »1. Nous verrons qu’une fois parée des attributs de la démocratie
chrétienne, la subsidiarité assurera le pont entre ces deux tendances de la
culture catholique2.
Parler de socialisme chrétien serait impropre. La condamnation kettelé-
rienne du libéralisme est éthique et spirituelle avant que d’être économique et
sociale3. Si ses préconisations prennent parfois un tour très progressiste4, elles
ne peuvent faire oublier qu’à ses yeux les problèmes sociaux sont essentielle-
ment d’ordre moral. Ils proviennent d’un dérèglement religieux, dont la
résorption définitive ne saurait passer par autre chose que la foi chrétienne.
De bout en bout, son idéal d’une réconciliation harmonieuse, sa vision orga-
niciste et paternaliste de la société s’inscrivent en faux contre le discours de la
lutte des classes. Hypnotisation médiévale aidant, l’horizon invoqué est celui
du monde d’avant l’État moderne, ce monde pluriel, hérissé de corps sociaux,
mais surtout ce monde unitaire et holiste, totalisé et unifié par la Chrétienté.
Aussi Ketteler voit-il dans la restauration corporatiste la seule solution viable
pour surmonter les erreurs modernes. Tout le reste suit en quelque sorte
comme le résultat logique de sa culture germanique : 1o valorisation de la vie
interne des communautés sociales, familiales et professionnelles, à l’intérieur
d’un schéma hiérarchique où chaque partie se complète, vient nourrir l’en-

1. Cf. D. von der BRELIE-LEWIEN, « Abendland und Sozialismus. Zur Kontinuität politisch-


kultureller Denkhaltungen im Katholizismus von der Weimarer Republik zur frühen Nach-
kriegszeit  », Politische Teilkulturen zwischen Integration und Politisierung. Zur politischen
Kultur in der Weimarer Republik [1987], Opladen, Wetdeutscher Verlag, 1990, p. 188-218.
2. À rapprocher de l’opposition entre Georg von Hertling et Franz Hitze (F. HITZE, Capital et
travail, et la réorganisation de la société [1881], trad. fr. J.-B. Weyrich, Louvain, Les Trois Rois,
1898). Sur la défense hitzienne de l’État, cf. K. GABRIEL, H.-J. GROSSEKRACHT, éd., Franz
Hitze. Sozialpolitik und Sozialreform, Munich, Paderborn, Vienne, Schöningh, 2006.
3. Cf. son assimilation du libéralisme à la centralisation étatique : « Le libéralisme moderne [...]
est le fils intellectuel, l’héritier de la monarchie absolutiste et de la bureaucratie des derniers
siècles. S’il s’en distingue, c’est uniquement par la forme extérieure, par un langage qui semble
exprimer le contraire de ce qu’il est en réalité, par les individus qui le représentent au pou-
voir ; mais dans son fond réel, [...] il est l’instrument de la centralisation intolérante et absolue,
de la toute-puissance de l’État exercée aux dépens de la liberté individuelle et corporative.  »
(W. E. von KETTELER, cité par G. GOYAU, Ketteler, Paris, Bloud, 1908, p. 45).
4. Par exemple : augmentation des salaires des travailleurs et diminution des heures de travail,
participation aux bénéfices, système de protection ouvrière, instauration d’un salaire « vital » et
d’un repos dominical, interdiction du travail des enfants et des femmes dans les usines. Ketteler
demande la prohibition du travail ouvrier pour les enfants de moins de quatorze ans, pour les
femmes mariées (car, comme le diront Léon XIII et Pie XI, le travail des épouses est à la maison),
pour les jeunes filles (même âgées de plus de quatorze ans si les locaux de l’usine sont mixtes).
Cette préconisation est liée à la revendication d’une augmentation des salaires  : les mères de
famille ne doivent pas être contraintes de travailler à l’extérieur en raison de la modicité du
salaire leur époux. Il prône par ailleurs l’interdiction du travail les dimanches et jours de fête, la
fixation d’une journée normale de dix à onze heures au maximum pour tous les ouvriers, la créa-
tion d’un corps d’inspecteurs spécialement chargés de contrôler l’application des lois sociales
(W. E. von KETTELER, La Question ouvrière et le christianisme, op. cit.).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 109

semble et accepte de se soumettre à la totalité ; 2o insistance sur l’autonomie


locale et communale, à l’intérieur d’un schéma fédéral où chaque élément vit
dans le contact solidaire avec les autres et où la dignité humaine suppose,
pour être chrétiennement respectée, une priorité accordée à l’assistance chari-
table dans la proximité1.
Point de socialisme chrétien donc, point non plus de libéralisme catho-
lique. Ketteler se situera toujours dans la plus pure inspiration de l’intransi-
geantisme antilibéral, celle représentée en France par le premier Lamennais
(celui du début du xixe siècle)2 ; de la même manière, il s’opposera fermement
au représentant allemand de l’école catholique libérale, le Père Ignaz von
Döllinger, homme d’Église bavarois proche du second Lamennais, de Lacor-
daire et de Montalembert3. Renvoyant dos à dos absolutisme et libéralisme,
Ketteler procède d’un catholicisme intégral qui refuse le principe mutilant
d’une séparation entre public et privé, et entend tirer toutes les conséquences
de son engagement chrétien dans la vie sociale. Qu’il y ait à trouver la bonne
distance, nécessaire à une non-confusion des institutions politique et reli-
gieuse, certes, mais cela ne doit pas impliquer la séparation du public et du
privé sur le plan de la foi4. Les quelques parentés avec le camp libéral du

1. « Les corps organisés, écrit Ketteler, sont régis par un principe interne et vivant ; toutes les
parties convergent vers un foyer vital commun, les organes inférieurs se rattachent à des organes
supérieurs également doués de vie et d’action, et remontent ainsi jusqu’à l’organe suprême qui
ramasse et concentre toutes les parties en un seul individu. De cette sorte, la vie règne partout,
tout se meut d’après un principe de vie interne ; tout est libre et indépendant, et c’est en vertu de
sa propre autonomie que chaque membre se rattache à tout le corps. L’activité d’un membre
particulier ne cesse que lorsqu’il a besoin du concours d’un membre supérieur pour atteindre
son but. » (W. E. von KETTELER, cité par G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 216).
2. Celui de l’Essai sur l’indifférence, celui d’avant la création de L’Avenir (1830) : F. de LAMEN-
NAIS, Essai sur l’indifférence en matière de religion [1817-1823], Œuvres complètes, Paris,
Daubrée et Cailleux, 1837. « Ce que Lamennais avait rêvé — que l’Église fasse sienne la cause des
déshérités et des misérables et porte résolument la croix au plus gros de la mêlée du grand
combat social contemporain — Ketteler l’a réalisé pour l’Allemagne. » (G. DECURTINS, Pré-
face à Œuvres choisies de Mgr  Ketteler, trad. fr. G.  Decurtins, Bâle, Basler Volksblatt, 1892,
p. XXXXIV). Rappelons qu’en 1832-1834, l’Église condamnera fermement (doctrinalement) le
second Lamennais pour indifférentisme (GRÉGOIRE XVI, Lettre encyclique Mirari vos,
15 août 1832, Lettre encyclique Singulari nos, 25 juin 1834, Acta Sanctae Sedis, 1867, III, p. 160-
176 ; in A. F. UTZ, I, p. 132-155 ; H. DENZINGER, 2730-2732, p. 632-633).
3. Professeur d’histoire de l’Église, le Père Johannes Joseph Ignaz von Döllinger fut l’un des
initiateurs du Congrès des savants catholiques tenu en septembre 1863 à Munich ; important
congrès dont il ressortit une forte demande de liberté scientifique en matière théologique
(J.  HOFFMANN, «  Théologie, magistère et opinion publique. Le discours de Döllinger au
Congrès des savants catholiques de 1863 », Recherches de science religieuse, 1983, 71 (2), p. 245-
258). Pie IX répondit en rappelant la nécessaire soumission au magistère (PIE IX, Lettre Tuas
libenter à Mgr  Gregor von Scherr, archevêque de Munich-Freising, 21  décembre 1863, Acta
Sanctae Sedis, 1874, VIII, p. 438-441 (in H. DENZINGER, 2875-2880, p. 658-661). Ce rappel à
l’ordre figure aussi dans le Syllabus, aux articles  9, 10, 12, 13, 14, 22 et 33 (PIE IX, Syllabus,
8  décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p.  168-176 ; in A.  F.  UTZ, I, p.  35-53 ;
H. DENZINGER, 2901-2980, p. 665-673). Le Père Döllinger sera excommunié en 1871 pour
avoir exprimé son opposition à la proclamation officielle du dogme de l’infaillibilité pontificale.
4. W.  E. von  KETTELER, «  Kirche und Staat. Einigung-Trennung  », Wilhelm Emmanuel
von Kettelers Schriften, op. cit., I (Religiöse, kirchliche und kirchenpolitische Schriften), p. 319-
322. «  Dans tout ce qui touche à l’essentiel, l’Église et l’État ne sauraient se séparer.  »
(W.  E. von  KETTELER, Liberté, autorité, Église. Considérations sur les grands problèmes de
notre époque [1862], trad. fr. P. Belet, Paris, Vivès, 1862, p. 173-177, ici p. 174 ; Freiheit, Auto-
rität und Kirche. Erörterungen über die großen Probleme der Gegenwart, Mayence, Kirchheim,
110 La subsidiarité catholique...

catholicisme ne doivent donc pas tromper  : conception instrumentale de


l’État (un État au service) et reconnaissance de son rôle positif (un État au
service des personnes et des communautés) ; mais la nouveauté chez Ketteler,
c’est que l’aide supplétive de la puissance publique n’est pas réclamée comme
un droit de l’État, elle est justifiée comme un devoir chrétien de fraternité,
exprimé du point de vue de la société humaine. L’argument sera repris par
Heinrich Pesch ; il sera également présent chez un Giuseppe Toniolo en
Italie. Telle qu’elle prendra forme au xxe  siècle sous la plume de Nell-
Breuning, la subsidiarité sera toujours cette même manière de définir le rôle
de l’État dans la société, de justifier son intervention comme garant du bien
commun mais aussi de le limiter comme serviteur des personnes et des
communautés : quand le besoin s’en fait ressentir, il n’y a pas à tergiverser,
mais si le secours de la puissance publique s’avère nécessaire, c’est pour réta-
blir l’autonomie de chacun au sein de son groupe et remettre en bon ordre la
hiérarchie sociale du schéma chrétien.
«  Sur son terrain, écrit Ketteler, l’État est et doit être souverain, pour autant
que cette souveraineté soit nécessaire à sa mission ; dans son domaine, l’esprit
humain est également et doit être souverain, conformément à la dignité et au
respect qui lui est dû. Il va de soi que l’une et l’autre de ces souverainetés
doivent se circonscrire dans les limites qui leur ont été assignées par la souverai-
neté de Dieu ; qu’à chacune d’elles incombe le devoir de se soumettre complète-
ment et absolument à la dernière, et que chacune se met en état de rébellion du
moment où elle s’oppose à la volonté divine1. »
Conscient des limites de l’action humaine, Ketteler pense que des struc-
tures institutionnelles sont absolument indispensables pour aider l’homme à
mener une vie digne et véritablement humaine. Cependant, ce pessimisme
anthropologique ne va pas jusqu’à dire qu’une instance humaine peut vouloir
le bien de l’homme à sa place. Seule l’Église conserve à tout jamais ce lourd
privilège.

1862). Sur ce point, cf. K.  J. RIVINIUS, «  Kettelers Vorstellung vom Verhältnis Kirche und
Staat  », Annuarium Historiae Conciliorum, 1975, 7 (1-2), p.  467-495 ; «  Kettelers Kirchenver-
ständnis auf dem ersten Vatikanischen Konzil im Kontext der Unfehlbarkeitsdiskussion », Zeit-
schrift für Kirchengeschichte, 1976, 87 (2-3), p. 280-297 ; « Das Verhältnis zwischen Kirche, Staat
und Gesellschaft dargestellt an der Wirksamkeit Wilhelm Emmanuel von Kettelers », Jahrbuch
für christliche Sozialwissenschaften, 1977, 18, p. 51-100.
1. «  Der Staat ist aus seinem Gebiete souverän und muss es sein, seinem Wesen und seiner
Bestimmung nach ; aber auch der Menschengeist ist aus seinem Gebiete souverän und muss es
sein, seiner würde und seiner ihm gebührenden Ehre nach. Es versteht sich dabei von selbst, dass
jede menschliche Souveränität nur in den Schranken besteht, die ihr die göttliche Souveränität
angewiesen hat ; dass mit ihr die Pflicht verbunden ist, sich dieser göttlichen Souveränität voll-
kommen und unbedingt zu unterwerfen, und dass sie von dem Augenblicke an Empörung wird,
wo sie sich dem göttlichen Willen entgegenstellt.  » (W.  E. von  KETTELER, «  Christliches
Gewissen und Staatsgewalt », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften, op. cit., II (Staatspoli-
tische und vaterländische Schriften), p. 29-30 ; extrait de la brochure Ist das Gesetz das öffentliche
Gewissen ?). Traduction française de Gyr parue à Bruxelles chez Devaux en 1866, ensuite reprise
par Georges Goyau (G. GOYAU, Ketteler, op. cit., p. 51).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 111

3. LA POSTÉRITÉ CONTRASTÉE DE LA TOUR DU PIN

L’essentiel des linéaments de la subsidiarité sont là, mais, nous l’avons dit,
cette subsidiarité latente demandait un contexte pour éclore et se révéler : ce
sera celui du renouveau corporatiste des années 1930. Entre-temps, une étape
théorique essentielle qu’on ne saurait passer sous silence, la pensée d’un
auteur français, déjà rencontré à plusieurs reprises ça et là : René de La Tour
du Pin1.
« Il n’est pas exagéré de dire, écrit un commentateur autorisé du catholicisme
social, que l’École de La Tour du Pin a contribué à l’élaboration de Rerum
novarum et préparé de loin Quadragesimo anno2. »
Cette simple notation réclamait notre attention. Fondateur de L’Associa-
tion catholique, tribune hexagonale des catholiques sociaux, La Tour du Pin
invite, une fois de plus, à souligner la provenance éminemment aristocratique
du corporatisme catholique3. Bien plus que l’Autrichien Vogelsang, davan-
tage versé dans l’action politique, le comte de La Tour du Pin conceptualise
une véritable doctrine du traditionalisme corporatiste, non sans s’inspirer de
la tradition germanique — véritable refuge pour tous les refus nostalgiques
de la modernité française. À reconstruire son itinéraire personnel, l’inspira-
tion ultrarhénane est en effet évidente : non seulement, sa captivité à Cologne
(pendant la Guerre de 1871) mit l’officier français en contact direct avec
l’école kettelérienne mais La Tour du Pin resta profondément marqué par
son séjour à Vienne comme attaché militaire à l’ambassade de France ; séjour
pendant lequel il eut le loisir de fréquenter les cercles catholiques sociaux de
l’Autriche-Hongrie finissante. Soulignons d’ailleurs la convergence de ces
deux remarques biographiques étant donné la dette du catholicisme autri-
chien à l’égard de Mgr von Ketteler.
Son idéal organiciste, La Tour du Pin le trouve donc dans la reconstitution
mythique d’un Moyen Âge germanique, antithèse de l’État jacobin. Comme
la plupart des catholiques en lutte contre l’esprit de 1789, il admire tout à la
fois une certaine Allemagne chrétienne, jalouse de ses libertés médiévales, sa
conception hiérarchique de la société, son féodalisme romantique et sociali-
sant, ainsi qu’une certaine Autriche habsbourgeoise, dernier des grands États
catholiques, empire fédéral et plurinational, lointaine survivance de la Chré-
tienté, bientôt appelée à disparaître. Mais, du catholicisme germanique, La

1. Dans la France postrévolutionnaire du xixe  siècle, le paysage politique de la corporation se


structure pour ainsi dire autour de quatre pôles conceptuels, eux-mêmes regroupés en deux ten-
dances. D’une part, une tendance holiste, soit dans sa version traditionaliste-corporatiste (La
Tour du Pin), soit dans sa version morale-républicaine (Durkheim) ; d’autre part, une tendance
individualiste, avec une ramification libérale-républicaine (Tocqueville), et une autre sociale-
anarchiste (Proudhon). Nous parlons ici de holisme et d’individualisme au sens de Louis
Dumont (L.  DUMONT, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications [1966],
Paris, Gallimard, 1980 ; «  De l’individu-hors-du-monde à l’individu-dans-le-monde  » [1980] ;
« La catégorie politique et l’État à partir du xiiie siècle » [1965], Essais sur l’individualisme, Paris,
Le Seuil, 1991, p. 35-81, p. 82-133).
2. R. TALMY, Aux sources du catholicisme social, op. cit., p. 3.
3. Cf. M. BOUVIER, L’État sans politique, op. cit., p. 47-72.
112 La subsidiarité catholique...

Tour du Pin retient peut-être surtout l’importance de la représentation des


Stände, les anciens corps professionnels qui conféraient vertèbre et structure
à la société traditionnelle1. Au total, il rêve d’une nouvelle chrétienté, d’une
société expurgée de l’intrusion perturbatrice de l’État, ressourcée à la sève de
son schème originel, placée sous la seule bannière ecclésiale du peuple de
dieu. Avec quelques concessions à la démocratie peut-être, mais quelques
concessions à ce point tempérées qu’elles en viennent finalement à contredire
l’idéal démocratique lui-même : outre la représentation professionnelle, pen-
sons ici au vote familial.
La filiation kettelérienne s’arrête là cependant, ou plutôt La Tour du Pin
fait mesurer en quoi les intentions du prélat allemand prennent des colora-
tions très différentes selon les interprérations. L’environnement culturel a ici
toute son importance : Ketteler, évoluant dans un pays à majorité non catho-
lique, en vient lucidement à prendre conscience des avantages indéniables que
peut présenter pour l’Église l’octroi de quelques libertés constitutionnelles ;
La Tour du Pin, en revanche, fort d’une histoire nationale dominée par
l’exclusivité religieuse du catholicisme, rejette en bloc le libéralisme — poli-
tique comme économique. En matière économique, il hérite d’une tradition
fortement autoritaire (il accusera l’École d’Angers de pécher par excès de
libéralisme). Sur le terrain institutionnel, il continue d’adhérer au vieil idéal
légitimiste de la restauration monarchique. De tout cela, témoigne parfaite-
ment la bifurcation de sa trajectoire par rapport à celle d’Albert de Mun. Dès
1885, celui-ci prône la création d’un parti catholique français, sur le modèle
du Zentrum allemand, qui, «  relevant le drapeau de la croix, montrerait au
peuple, d’un côté la révolution, sa véritable ennemie, de l’autre l’Église, sa
tutrice naturelle et séculaire », et finit dans un Ralliement à la République, en
partie contraint certes, mais moins qu’il n’y paraît a priori2 ? Tout comme
Vogelsang et Pesch côté germanique, La Tour du Pin et Albert de Mun sont
en effet représentatifs des deux interprétations possibles de Ketteler3. C’est

1. R.  de LA  TOUR  DU  PIN CHAMBLY  de  LA  CHARCE, Vers un ordre social chrétien.
Jalons de route [1882-1907], Paris, Beauchesne, 1942 (recueil d’articles). Cf. R.  TALMY, Aux
sources du catholicisme social. L’école de La Tour du Pin, op. cit. ; René de La Tour du Pin, Paris,
Bloud et Gay, 1964 ; G. JARLOT, Le Régime corporatif et les catholiques sociaux, Paris, Flam-
marion, 1938, p.  59  sq. ; R.  SÉMICHON, Les Idées sociales et politiques de La Tour du Pin,
Paris, Beauchesne, 1936 ; « Un précurseur, le marquis de La Tour du Pin », La Documentation
catholique, 1934, 22, col.  512-582 ; F.  BACCONNIER, L’Enseignement social de La Tour du
Pin [1927], Paris, Union des corporations françaises, 1928, Cahiers de la corporation, 1 (12) ;
Le Salut par la corporation, Paris, Les Œuvres françaises, 1935. Notons au passage que Firmin
Bacconnier fut un militant actif de l’Action française.
2. En évoquant ici le Ralliement, nous faisons bien sûr référence à la fameuse encyclique léo-
nienne Inter sollicitudines : LÉON XIII, Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février
1892, Acta Sanctae Sedis, 1892, XXIV, p. 519-529 (in A. F. UTZ, III, p. 2246-2257).
3. S’originant dans un même noyau fondateur, ces deux trajectoires furent longtemps conver-
gentes. Ami personnel de La Tour du Pin, officier saint-cyrien comme lui, Albert de Mun a vécu
la même captivité militaire en Allemagne mais il prendra rapidement ses distances avec le corpo-
ratisme autoritaire puis deviendra parlementaire (A.  de  MUN, Ma vocation sociale, op. cit. ;
La Question sociale, sa solution corporative, Reims, Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers,
1914). Sur Albert de Mun : dans un registre apologétique, cf. M. SANGNIER, Albert de Mun,
Paris, Alcan, 1932 ; G. GUITTON, Léon Harmel, Paris, Spes, 1927 ; dans un registre analytique
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 113

ensemble que les deux aristocrates français ont fondé la très paternaliste
Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, mais alors même que le premier
deviendra le chef de file de la pensée corporatiste, version totalisante et antili-
bérale, le second, lui, s’éloignera très vite (à partir de 1880) du mot d’ordre
strictement corporatiste pour devenir l’un des pères spirituels de la démo-
cratie chrétienne d’après-guerre. Par une évidente déformation de l’histoire,
convenons-en, car si Albert de Mun avait été obsédé par la question sociale, il
n’a jamais été ni démocrate ni républicain (il s’est tout simplement contenté,
par dépit, d’exécuter et de s’appliquer à lui-même la politique pontificale du
Ralliement). Religieusement définie, comme celle d’un Giuseppe Toniolo, sa
démocratie, ne saurait se vivre autrement que chrétienne ; nous y reviendrons
plus bas au moment de commenter la doctrine léonienne de l’État1.

Non pas entre École de Liège et École d’Angers, entre Sozialreform et


Sozialpolitik, la vraie bifurcation interne au catholicisme de la fin du xixe est
là, nous semble-t-il, dans ce qu’elle annonce du siècle suivant, sur un terrain
moins social que politique  : d’un côté, le maurrassisme réactionnaire, qui
invoquera à l’envi les thèses de La Tour du Pin (le maître à penser de l’Action
française a voulu voir en lui son père en monarchisme ; et l’intéressé lui-même
a rejoint les rangs du mouvement nationaliste) pour justifier un État fort et
autoritaire ; de l’autre la démocratie chrétienne naissante, qui, bon gré mal
gré, accepte le fait libéral et syndical2. Le corporatisme d’un La Tour du Pin
et celui d’un Maurras ne sont pour autant pas superposables. Certes, ils ont
combattu ensemble le Ralliement des catholiques à la République. Certes, ils
ont joué les parrains spirituels des corporations de Vichy et, peut-être, très
indirectement du corporatisme mussolinien via Georges Sorel — le prou-
dhonien de l’Action française3. Certes, ils ont défendu un même projet réac-
tionnaire d’opposition au libéralisme conservateur. Certes, la proximité est
parfois confondante entre l’Enquête sur la monarchie et l’Ordre social chré-
tien. Qu’il suffise de citer Maurras :
« Tous les degrés de tous les ordres de la hiérarchie politique, administrative,
juridique et civile doivent être décentralisés  : c’est-à-dire comporter une
certaine somme de libertés (par rapport au pouvoir), d’autorité (par rapport au
public, et de responsabilité (par rapport à l’un et à l’autre). [...] Les organes
divers, et de création plus ou moins spontanée, qui s’échelonnent entre le pou-
voir central et les individus, devront fonctionner sous une direction, et donner
la mesure de leur utilité et de leur activité bienfaisante, bien plus par les résul-
tats produits que par leur docilité4. »

et historique, cf. P. LEVILLAIN, Albert de Mun, catholicisme français et catholicisme romain du


Syllabus au Ralliement, Rome, École française de Rome, 1983.
1. G. TONIOLO, La Notion chrétienne de la démocratie, op. cit.
2. Cf., par exemple, O.  PERRU, «  Corporations et associations de Maurras à Maritain  », De
Platon à Maritain. L’Idéal associatif, Paris, Le Cerf, 2004, p. 221-232.
3. Ici encore, au carrefour entre Georges Sorel et René de La Tour du Pin, cf. P.  ANDREU,
« Le vrai visage de La Tour du Pin », art cit. ; Georges Sorel. Entre le noir et le rouge, op. cit.
4. C. MAURRAS, Enquête sur la monarchie [1900], Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1925,
p. 80. Ou encore, sur le savant dosage entre autorité monarchique et liberté sociale : « C’est vous
dire que les nouveaux organismes à créer, ne doivent pas naître de l’improvisation d’un décret.
114 La subsidiarité catholique...

Mais le message de La Tour du Pin s’inscrit dans la plus pure tradition


catholique ; il est social au sens où il refuse les ferments de division qu’im-
plique le conflit politique  : voilà le sens de son rejet du syndicalisme, à ses
yeux, gangrené par un socialisme voué à instrumentaliser le social au service
du politique ; voilà le sens de sa défense d’un corporatisme mixte réunissant
capital et travail1. À l’opposé, le cléricalisme de Maurras se révèle fondamen-
talement politique et, en ce sens, très peu catholique (Maurras est bien plus
nationaliste et monarchiste que corporatiste et catholique), qui rejoint para-
doxalement le socialisme dans son instrumentalisation positiviste du social
mais aussi, nous le verrons plus loin, dans sa phobie de l’État. Maurras a pré-
cisément été condamné par le Vatican parce qu’il heurtait de front cette
dimension constitutive du catholicisme : le refus de reconnaître le politique
en tant que sphère autonome.
On retombe donc sur l’argumentaire classique. La modernité politique (le
libéralisme) et son surgeon économique (le capitalisme) ont fabriqué une
mécanique abstraite et déshumanisante (l’individualisme). Pour faire face, la
réincorporation organique se présente comme la seule et unique solution à
même de renouer avec les principes d’un ordre chrétien anti-individualiste ;
un ordre fondé sur un enchevêtrement de communautés naturelles — natu-
relles car non issues de la volonté humaine —, qui doit reposer sur deux
jambes : les familles et les corps de métier. L’idéal de La Tour du Pin réside
dans «  l’organisation du travail la plus conforme aux principes de l’ordre
social chrétien et la plus favorable au règne de la paix et de la prospérité géné-
rale »2. À cette fin, il va jusqu’à prôner un système de corporations obliga-
toires placées sous l’égide de l’État, mais non sous son impulsion, en théorie
tout du moins3. L’important, à ses yeux, est que le système se fonde sur la
représentation des intérêts professionnels et sur leur reconnaissance officielle
par le droit4. Cependant, l’horizon n’est ni de proposer un remède à la moder-

Ils doivent être l’œuvre des forces vives du pays, rendues à leur liberté d’agir, de telle sorte que la
fonction en vienne d’elle-même à créer l’organe. [...] On se représente cette œuvre, comme celle
d’un souverain, qui suit attentivement et chaque jour, le travail spontané des forces du pays, et à
mesure qu’il voit se créer et prendre de la consistance des organismes nouveaux, leur abandonne
peu à peu leur part d’autorité, de liberté, de responsabilité, se bornant désormais à surveiller
l’usage qu’elles en font, et à reprendre tous les écarts possibles. » (Ibid., p. 85).
1. Parmi les corporatistes français, seul Léon Harmel accepte — et promeut — l’idée de syndi-
cats ouvriers autonomes. Figure de proue du grand patronat industriel, Harmel n’a jamais adhéré
au programme de La Tour du Pin, beaucoup trop réactionnaire et paternaliste à son goût
(L. HARMEL, Manuel d’une corporation chrétienne [1877], Tours, Mame, 1879).
2. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 16.
3. Souvent complexes, les propositions de La Tour du Pin ont beaucoup varié au fil de ses écrits.
Deux éléments semblent néanmoins assez constants : la distinction entre le plan national et le
plan régional ; l’importance accordée à ce dernier niveau provincial (dix-huit à vingt grandes
régions). Par ailleurs, La Tour du Pin préconisait des chambres différentes selon les secteurs
d’activité  : professions libérales, agriculture, industrie. Précisons, enfin, qu’il a toujours été
contre l’idée d’un Sénat national professionnel qui aurait exercé les mêmes fonctions que la
chambre politique. Il militait au contraire pour l’attribution de fonctions différentes à chacune
des deux chambres  : la chambre des députés, élue au suffrage universel par les contribuables,
devait consentir aux impôts et voter le budget ; la chambre haute, représentant les corps profes-
sionnels et les intérêts régionaux, devait voter les lois proposées par le gouvernement.
4. C’est là une marque caractéristique essentielle du corporatisme catholique : « On s’est aperçu
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 115

nité, ni d’organiser efficacement l’économie, il est bien davantage d’ouvrir la


voie à un modèle alternatif  : enrayer la décadence morale de la société,
d’abord ; décontaminer la vie politique de ses ferments antichrétiens, ensuite.
Le régime corporatiste, écrit encore La Tour du Pin, « n’est pas moins néces-
saire pour arrêter la décadence dans l’ordre moral que dans l’ordre écono-
mique, car le régime de la liberté du travail a tout d’abord été celui de la des-
truction de la famille ouvrière  »1. S’agissant précisément de cette seconde
jambe : le penseur corporatiste se réfère au fameux modèle leplaysien de la
famille-souche, qu’il considère, parti pris ruraliste aidant, comme l’une des
principales réponses à apporter aux conséquences désintégratrices de la révo-
lution démocratique et industrielle.
La méfiance leplaysienne vis-à-vis de l’État ajoute encore à cette filiation,
déjà très nette par ailleurs, avec le penseur corporatiste et avec la doctrine
sociale de l’Église. « Les droits spéciaux de l’État, écrit-il par exemple, sont
ceux qui ne sauraient être accomplis ni par le gouvernement local, ni par les
particuliers2.  » La visée ultime est de faire disparaître l’esprit et la lutte des
classes pour retourner à une unanimité harmonieuse, à une unité première.
Peut-être indirecte, l’influence a pu passer par Ketteler, régulièrement cité
dans l’œuvre de Le Play3. Mais, de même que La Tour du Pin n’est pas
Maurras, Le Play ne saurait être confondu avec La Tour du Pin. D’une part,
le père de la sociologie française se distingue fortement en opérant un curieux
mélange de libéralisme (économique) et d’intransigeantisme, alliage qui a
connu une postérité insoupçonnée au xxe siècle par la voix d’un libéralisme
catholique conservateur débarrassé de la lutte des classes. D’autre part, à la
différence de la tradition corporatiste classique, Le Play considère la famille
comme le seul corps véritablement naturel (c’est en son sein que le travail doit
s’organiser), à l’exclusion donc des corps de métiers. Nous verrons plus loin
en quoi cette idée le situe fidèlement dans la ligne de saint Thomas. Ce thème
de l’antériorité de la société familiale et civile sur la société politique est
constamment présent chez tous les auteurs contre-révolutionnaires du
xixe  siècle (Joseph de Maistre, Louis de Bonald) desquels le catholicisme
social héritera4. Implicites chez Le Play, les références thomistes sont en

que [...] le trait distinctif du système, ce qui le différencie à la fois du capitalisme libéral et de
l’étatisme, c’est le caractère de droit public attribué à l’activité de la profession organisée.  »
(G. PIROU, Essais sur le corporatisme, Paris, Sirey, 1938, p. 114-115).
1. R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 35.
2. P. G. F. LE PLAY, L’Organisation du travail, Tours, Mame, 1871, p. 448.
3. Cf. P. G. F. LE PLAY, La Réforme sociale en France, Tours, Mame, 1874. Tout comme Ket-
teler, Frédéric Le Play consacre de longs propos à la liberté d’enseignement et à l’autonomie
communale. Sur l’enracinement catholique de la sociologie leplaysienne, cf. A. SAVOYE, « La
théorie du patronage de Le Play. Une préfiguration de Rerum novarum », Le Catholicisme social
de P.  G.  F. Le Play, dir. R.  GUBERT, L.  TOMASI, Milan, Angeli, 1994, p.  25  sq. ; Préface à
P. G. F. LE PLAY, La Méthode sociale [1879], Paris, Méridiens, Klinsksieck, 1989, p. 7-61. Sur
Le Play, père de la sociologie, cf. R.  A. NISBET, La Tradition sociologique [1966], trad. fr.
M. Azuelos, Paris, PUF, 2005 ; B. KALAORA, A. SAVOYE, Les Inventeurs oubliés : Le Play
et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989 ; A. SAVOYE,
Les Débuts de la sociologie empirique, Paris, Méridiens, Klincksieck, 1994.
4. Louis de Bonald, en particulier, a élaboré une théorie reposant sur un schéma de cercles
116 La subsidiarité catholique...

revanche constantes et explicites sous la plume de La Tour du Pin : sur les


notions d’ordre juste et de juste salaire par exemple1.

À partir de l’étude du cas spécifiquement catholique, nous rejoignons ici


Pierre Rosanvallon qui, dans son analyse du « modèle politique français », a
démontré que le corporatisme avait historiquement été travaillé par une ten-
sion entre conception sociologique insistant sur l’impératif de socialisation
et conception régulationniste insistant, quant à elle, sur l’organisation — au
besoin autoritaire — de l’économie2. Outre de se déprendre du discours des
acteurs, le grand mérite de cette interprétation est d’isoler ce qui, côté catho-
lique comme ailleurs, fait la spécificité des années 1930 dans leur rapport
ambigu au siècle précédent. Du xixe au xxe, on passe en effet d’un corpora-
tisme sociologique, celui de La Tour du Pin et d’Albert de Mun, à un corpo-
ratisme régulationniste, celui qui se développe surtout après à la Grande
Dépression3. La doctrine de l’Église n’échappe pas à ce glissement de terrain,
duquel a précisément jailli la subsidiarité. C’est même dans ce régulation-
nisme que se noue l’ambivalence du corporatisme de l’entre-deux-guerres, au
sens où il fait subrepticement se rejoindre corporatisme étatiste-autoritaire et
corporatisme personnaliste-communautaire autour d’un même paternalisme
socialisant. Dans sa pureté de l’absolu, assurément, la pensée catholique
— qu’elle soit officielle ou non — est bien peu disposée au régulationnisme
organisateur ; mais le contexte économique aura raison d’elle  : s’il n’en
déporte pas la doctrine de l’Église tout entière, il n’en déplace pas moins son
terrain d’expression — du social à l’économique.

II bis. CONTEXTUALISATION INTELLECTUELLE


DE LA SUBSIDIARITÉ (2)

Dernier niveau de notre contextualisation intellectuelle : saint Thomas et le


thomisme magistériel. Fin xixe-début xxe, l’invocation du Docteur angélique
remplit une fonction tout à fait stratégique dans le discours pontifical4  :

concentriques (famille, corporation, Église, État) qui visait à éviter tout dialogue direct entre
individu et État (L. G. A. de BONALD, Théorie du pouvoir politique et religieux [1796-1797],
Paris, Union générale d’éditions, 1965). Cf. R. SPAEMANN, Der Ursprung der Soziologie aus
dem Geist der Restauration. Studien über L. G. A. de Bonald, Munich, Kösel, 1959.
1. Cf., par exemple, R. de LA TOUR DU PIN, « De l’essence des droits et de l’organisation des
intérêts économiques », Vers un ordre social chrétien, op. cit., p. 129-148.
2. P. ROSANVALLON, Le Modèle politique français, op. cit., p. 411 sq.
3. Son principal représentant est l’économiste et homme d’État roumain Mikhaïl Manoïlesco
(M. MANOÏLESCO, Le Siècle du corporatisme. Doctrine du corporatisme intégral et pur, Paris,
Alcan, 1935). Obsédé par les dérèglements survenus de la crise économique des années 1930,
Manoïlesco préconise un modèle corporatiste — « pur et intégral » — étendu à l’ensemble de la
vie sociale, appelé à prendre la suite du modèle libéral du xixe siècle.
4. À partir de la Contre-Réforme surtout, les papes se servent de la pensée thomiste pour
combattre la modernité dans son ensemble — autant religieuse (Martin Luther et Jean Calvin)
que philosophique (Duns Scot et Guillaume d’Occam puis René Descartes et Emmanuel Kant).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 117

donner des assises solides à la doctrine sociale et, indirectement, à la subsidia-


rité. Mais comment s’opère précisément ce recyclage ? Du fait même de sa
signification organique héritée de l’ancien catholicisme, le mot subsidiarité en
tant que tel comporte une forte charge nostalgique : il émerge précisément à
l’intérieur d’un monde qui ne fait plus place à la réalité qu’il désigne ; il surgit
au moment où le mythe médiéval est suffisamment regretté pour avoir besoin
d’un vocable spécifique qui le résume et le fixe. Toute la différence est là
entre subsidiarité latente (au sens de réalité non nommée) et subsidiarité
manifeste (idéal désigné en tant que tel par un mot idoine). Il y a peut-être
dans la subsidiarité quelque chose comme un concept performatif de conju-
ration du contexte.

1. L’INSTRUMENTALISATION PONTIFICALE DE SAINT THOMAS

Le renouveau thomiste de la fin du xixe et du début du xxe siècle fait fond sur


un véritable tropisme médiéval, horizon d’attente tranquillisant pour une
Église idéologiquement désorientée. Comme par nostalgie frénétique et
dépendants qu’ils restent de la mentalité préwestphalienne de l’Église, les
papes de la doctrine sociale sont littéralement hypnotisés par ce qui tient lieu
de mythe mobilisateur : la corporation chrétienne du Moyen Âge, la société
pré-étatique corporativement organisée, l’unité organique du Saint Empire.
Certes, il ne s’agit pas seulement, pour l’Église et les catholiques, de se réfu-
gier dans un passé glorieux mais définitivement révolu ; il s’agit aussi, plus
positivement, d’insuffler un élan chrétien dans le monde moderne, de manière
à ce qu’il rappelle «  analogiquement certains caractères de la civilisation
médiévale  » et du monde d’avant l’État1. Le combat contre le modernisme
n’en réclamait pas moins. Mais qu’entend-on au juste par civilisation médié-
vale et par monde d’avant l’État ? Et Saint Thomas en est-il vraiment le meil-
leur représentant ?
L’éclaircissement des enjeux de ce choc entre une pensée ancienne et un
contexte moderne suppose retourner aux textes de l’Aquinate eux-mêmes,
spécialement aux textes qui intéressent la théorie politique. Mais ne nous
méprenons pas sur la démarche : contextualiser l’œuvre de Thomas d’Aquin,
ce n’est pas réduire ni aplatir sa portée, c’est bien davantage s’introduire à une
meilleure intelligence de son propos en s’attachant à ne pas confondre les

Songeons, ici, au rôle joué par le Cardinal Thomas Cajetan (Thomas de Vio) auprès des Papes
Jules II et Léon X. Via Jean de Saint-Thomas, Père dominicain du xviie siècle, le thomisme de
Jacques Maritain procède en grande partie de cette filiation cajetaniste (cf., par exemple,
J. MARITAIN, « Le réalisme thomiste », Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre [1924],
Œuvres complètes, op. cit., III, p. 333-384, passim ; « Jean de Saint-Thomas » [1940], ibid., VII,
p. 1017-1027). À relever cet ouvrage récent sur Cajetan, dont le titre peut suggérer ce parallèle :
G. de TANOÜARN, Cajetan, le personnalisme intégral, Paris, Le Cerf, 2009.
1. J.  MARITAIN, Du Régime temporel et de la liberté, Œuvres complètes, op. cit., V, p.  371.
Conjuguée à l’invocation thomiste, la référence médiévale est récurrente chez Maritain. On sait
que le penseur néothomiste s’est toujours défendu de proposer un simple retour au Moyen Âge
(J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI ; ou rééd. Aubier).
118 La subsidiarité catholique...

questions d’ordre proprement philosophique avec les questions d’ordre his-


toriographique.
Si le discours pontifical reprend une sémantique typiquement thomiste (la
distinction des ordres et la notion de bonum commune1), il est fatalement
conduit à lui donner un sens différent du message originel2. Très efficace, on
le sait, fut le recours des papes à la distinction entre foi et raison dans leur
combat postrévolutionnaire contre le modernisme kantien, mais étaient-ils
pour autant légitimes à ériger saint Thomas en père fondateur du corpora-
tisme chrétien sous prétexte d’une même référence à la notion de bien
commun ? Il s’avère que non. L’enjeu de la distinction de ces deux registres
est ici d’importance, dans la mesure où la formalisation de la subsidiarité pro-
cède pour l’essentiel de cette relecture néothomiste du bien commun. Après
avoir érigé saint Thomas en père du corporatisme chrétien, on s’est plu en
effet à y voir le grand penseur totémique de la subsidiarité. Pareille interpré-
tation nous semble erronée : non pas seulement parce que le mot subsidiarité
n’apparaît pas sous la plume de l’Aquinate (on pourra toujours nous répondre
que cette absence du mot ne suffit pas à justifier le diagnostic de l’absence de
la chose), mais parce que l’objet de notre étude est précisément de démontrer
qu’en tant que tel le caractère tardif de la naissance du syntagme en fait le
sens3 ; le décalage entre subsidiarité latente de 1891 (ou du xixe  siècle alle-
mand) et subsidiarité nommée de 1931 s’expliquant peut-être par le temps
nécessaire à la maturation terminologique du concept4.
Faisons état, pour commencer, de nos scrupules épistémologiques et de la
méthode retenue pour tenter de les surmonter. Comment la pensée de saint
Thomas pourrait-elle s’interpréter à la lumière de notions modernes comme
l’État, l’individu et les corps intermédiaires ? Comment, à la fois, considérer
l’État en tant qu’objet historiquement et géographiquement situé (une
réponse européenne aux guerres de religions de la seconde moitié du

1. Sur le bien commun, la notion qui nous intéresse ici, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théo-
logique, op. cit.,II, p. 570-572 (Ia IIae, q. 90 a. 2-4) ; II, p. 578-580 (Ia IIae, q. 91, a. 5-6) ; II, p. 580-
582 (Ia IIae, q. 92, a. 1) ; II, p. 583-584 (Ia IIae, q. 93, a. 1) ; II, p. 601-602 (Ia IIae, q. 95, a. 4) ; II,
p. 603-606 (Ia IIae, q. 96, a. 1-3) ; II, p. 612-613 (Ia IIae, q. 97, a. 4) ; II, p. 635-636, p. 648-650 (Ia IIae,
q. 100, a. 2, a. 11) ; III, p. 287-288 (IIa IIae, q. 42, a. 2) ; III, p. 327-328 (IIa IIae, q. 47, a. 10-11) ; III,
p. 387-388, p. 389-390, p. 390-391 (IIa IIae, q. 58, a. 5, 7, 9) ; III, p. 398-399 (IIa IIae, q. 60, a. 1) ; III,
p. 426 (IIa IIae, q. 64, a. 3) ; III, p. 438-439, p. 442-443, p. 443-444 (IIa IIae, q. 66, a. 2, 7, 8) ; III,
p. 450-451 (IIa IIae, q. 68, a. 1) ; III, p. 548-551 (IIa IIae, q. 87, a. 1) ; III, p. 835-836 (IIa IIae, q. 147
a. 3) ; III, p. 861-862 (IIa IIae, q. 152, a. 4).
2. Le diagnostic a déjà été établi par Chantal Delsol à partir du cas particulier de la relecture
personnaliste du bien commun  : «  Les personnalistes cherchent à adapter la doctrine sociale
catholique à la modernité : ce sera au prix d’une transformation de la notion de bien commun. »
(C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 169). Il reste à voir jusqu’à quel point ce
diagnostic est généralisable à la pensée officielle de l’Église catholique dans son ensemble.
3. Mentionnons encore Franz Xaver Kaufmann (F. X. KAUFMANN, « Le principe de subsi-
diarité : point de vue d’un sociologue des institutions », Les Conférences épiscopales. Théologie,
statut canonique, avenir, dir. H. LEGRAND, J. MANZANARES, A. GARCIA Y GARCIA,
Paris, Le Cerf, 1988, p. 361-389 ; version anglaise dans The Jurist, 1988, 48 (1), p. 275-291).
4. « Les changements de terminologie, écrit Antoine Prost, ne constituent pas un indice de chan-
gement matériel, car il faut souvent du temps avant que le changement matériel n’entraîne pour
les contemporains le sentiment que de nouveaux termes sont nécessaires. » (A. PROST, Douze
leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 125-143, ici p. 141-142).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 119

xvie siècle1) et ne pas s’interdire pour autant de considérer les configurations


antérieures qui ont en partie déterminé son émergence2 ? Comment se pré-
munir contre la vision téléologique de la nécessité de l’État et la plate réduc-
tion du travail historiographique à une recherche obsessionnelle de ses antici-
pations doctrinales, au premier rang desquelles l’anticipation thomiste ? Il y
a loin entre une potentialité théorique, repérée chez un auteur, quel qu’il
soit, et sa réalisation pratique. Si nous aurons, via saint Thomas d’Aquin, à
mesurer l’importance du dialogue entre la modernité étatique et le Moyen
Âge pré-étatique, notre méthode exige une vigilance constante face aux diffé-
rents dangers de la rétrospection  : établir une continuité sans heurt dans la
succession des formes politiques, par exemple. L’État moderne, strictement
entendu, n’existe pas avant le xvie  siècle et ne se diffuse pas avant la sortie
westphalienne de la Chrétienté médiévale3.
Nous inspirant des travaux de l’historien danois Mogens Hansen, nous
postulons la nécessité de distinguer, sur le plan épistémologique, entre un
concept heuristique et un concept historique de l’État (le concept d’État,
écrit-il, ne s’applique pas à n’importe quelle communauté politique révélant
un haut degré d’organisation)4. Forme moderne et occidentale d’un problème
atemporel (l’organisation de la vie collective), il acquiert une réalité his-
torique quand l’institutionnalisation du pouvoir permet à la souveraineté de
ne plus être l’apanage patrimonial de la seule personne du roi mais bien l’at-
tribut juridique d’une entité impersonnelle et abstraite5. Chez les Anciens,
Aristote par exemple, le pouvoir est certes organisé mais il n’est pas à propre-
ment parler institutionnalisé ; il n’a pas d’existence dans la durée, par-delà les
générations, en dehors de l’exercice qu’en font, au présent, les citoyens eux-

1. Sur cette thèse classique, cf. R. KOSELLECK, Le Règne de la critique [1959], trad. fr. H. Hil-
denbrand, Paris, Minuit, 2007 ; C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus
Publicum Europaeum [1950], trad. fr. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 2008.
2. Sur les nombreux débats épistémologiques autour du mot et du concept d’État, cf., par
exemple, A. PASSERIN d’ENTRÈVES, « L’État, un néologisme », La Notion de l’État [1967]
trad. fr. J. R. Weiland, Paris, Sirey, 1969, p. 37-46 ; Q. SKINNER, « The State », Political Inno-
vation and Conceptual Change, dir. T. BALL, J. FARR, R. L. HANSON, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1989, p. 90-131 ; H. BOLDT, « Staat und Souveränität », Geschichtliche
Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir.
O. BRUNNER, W. CONZE, R. KOSELLECK, Stuttgart, Klett, 1990, VI, p. 1-154 ; R. MAS-
PÉTIOL, « L’État d’aujourd’hui est-il celui d’hier ? », Archives de philosophie du droit, 1976, 21,
p. 3-21 ; J.-P. BRANCOURT, « Des “estats” à l’État : évolution d’un mot », ibid., p. 39-54.
3. Quand bien même l’essentiel des ingrédients qui composeront la recette étatique sont déjà
présents de manière éparse dans les périodes antérieures. Jusqu’à une remise en cause partielle
par l’historiographie récente, on avait coutume de privilégier le Moyen Âge (J. R. STRAYER,
Les Origines médiévales de l’État moderne [1970], trad. fr. M. Clément, Paris, Payot, 1979).
4. M.  H. HANSEN, Polis et Cité-État, op. cit. La démarche de Mogens Hansen reprend une
distinction élaborée par Reinhart Koselleck lui-même : « Toute historiographie se meut sur deux
niveaux : ou bien elle analyse des faits qui ont déjà été exprimés auparavant, ou bien elle recons-
truit des faits qui auparavant n’ont pas été exprimés dans le langage mais avec l’aide de certaines
méthodes et indices qui ont en quelque sorte été “préparés”. Dans le premier cas, les concepts
hérités du passé servent d’instruments heuristiques pour saisir la réalité passée. Dans le second
cas, l’histoire se sert de catégories formées et définies ex post, qui ne sont pas contenues dans les
sources utilisées. » (R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 115).
5. Sur la dépersonnalisation, cf. E. H. KANTOROWICZ, Les Deux corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge [1957], trad. fr. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989.
120 La subsidiarité catholique...

mêmes. Ainsi comprend-on en quoi la question de l’autorité politique est


complètement reformatée par l’entrée en scène de la souveraineté, désormais
définie comme puissance de l’État. Bien plus, son abstraction institutionnelle
donne à l’autorité temporelle une force que la chose publique n’avait pas
jusque-là. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’il est légitime de
dépister, au moyen d’une démarche rétrospective, la façon dont les linéa-
ments de l’État ont commencé à voir le jour dans l’Europe du xiie siècle. Non
pas anachronisme donc, mais rétroprojection  : application à une époque
passée d’un terme qui lui est postérieur.
Nous voulons soumettre la subsidiarité à cette même rigueur scientifique :
prendre le mot au sérieux et l’inscrire dans la spécificité de son espace-temps.
Suivant le programme méthodologique qui a permis à Mogens Hansen d’éta-
blir des parentés souterraines entre la polis grecque et l’État moderne, nous
nous emploierons, toutes choses égales par ailleurs, à appliquer sa distinction
au concept de subsidiarité et, par là, à rendre raison des profondes conni-
vences liant la subsidiarité moderne à son « équivalent » médiéval (l’inversion
des termes indique qu’une démarche régressive sera encore une fois
empruntée). Si, avons-nous démontré, l’histoire du mot subsidiarité est déci-
sivement marquée par ses conditions de naissance (le concept historique de
subsidiarité, la subsidiarité moderne), sa reconstitution ne saurait faire
oublier les « contrainte[s] de nommer autrement » — manière koselleckienne
de retraduire la «  persécution  » straussienne dont nous parlions plus haut1.
L’histoire d’un mot doit également prendre en compte l’histoire de son
absence. N’est-ce pas souvent pour combler un angle mort qu’on attribue à
saint Thomas la paternité ultime du concept (le concept heuristique de subsi-
diarité, la subsidiarité médiévale)2 ?
Point de principe de subsidiarité chez saint Thomas, selon nous, mais des
racines théoriques indispensables pour comprendre sa formalisation et son
développement ultérieurs dans le magistère de l’Église. Une chose est de dire
que l’outillage intellectuel légué par l’Aquinate (tel que réinvesti — et parfois
travesti — par Léon XIII et ses successeurs) est indispensable à la pleine
intelligence de la subsidiarité (nous y aurons recours de manière systéma-
tique) ; une tout autre chose est de dire que la subsidiarité est déjà à l’œuvre
chez saint Thomas. Une chose est de dire que la subsidiarité est formulée par
saint Thomas ; une tout autre chose est de mettre en lumière sa coloration
thomiste en relisant l’auteur de la Somme théologique. Néanmoins, plutôt
que de condamner ex abrupto l’interprétation répandue qui voit en saint
Thomas le père fondateur de la subsidiarité, il faut considérer ce qu’elle dit
du besoin de puiser dans l’histoire ou l’expérience lointaine pour légitimer
théorie et pratique d’aujourd’hui. Plus précisément, le besoin pour l’Église de
justifier son acclimatation au contexte politique moderne par l’invocation
d’un passé glorieux, voire mobilisateur, celui dans lequel, jusqu’à Vatican II,

1. R. KOSELLECK, Le Futur passé, op. cit., p. 111.


2. On attribue également cette prestigieuse paternité à Aristote, le philosophe antique et le pen-
seur chrétien étant censés se rejoindre dans un même cocktail aristotélo-thomiste.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 121

elle a puisé l’essentiel de sa mentalité. Tel est le prix de la cohérence, d’une


accommodation de l’Église aux temps nouveaux mais dans la continuité, sans
consciemment se l’avouer, en se fabriquant sa propre modernité.

2. THOMAS D’AQUIN AU-DELÀ DU THOMISME MAGISTÉRIEL

Parce qu’une entreprise de relecture de saint Thomas comporte toujours le


risque de la dispersion, nous cantonnons notre propos à une clef de lecture
unique dans laquelle nous voulons voir le tranchant politique de l’œuvre tho-
miste  : la notion d’ordo. À la considérer dans son sens actuel, il apparaît
qu’elle possède deux visages très différents, dont l’un est constamment pré-
sent chez saint Thomas et l’autre totalement absent. Dans les deux cas, cepen-
dant, un point commun que nous retrouverons plus loin : l’idée de hiérarchie.
D’une part, le sens abstrait, qui est le propre même de la philosophie tho-
miste considérée dans sa portée formelle : l’ordre existe parce qu’il est fina-
lisé ; chaque réalité se déplace en elle-même selon son ordre1. Autre manière
de dire que l’ordre appelle l’ordination, et que, donc, il ramène la pluralité
(des réalités distinctes) à l’unité première (unité d’ordre). D’autre part, un
sens concret, qui correspond à un idéal normatif2 : les ordines au sens de cor-
porations, dont l’origine puise dans les profondeurs de la Chrétienté médié-
vale. La difficulté vient ici de ce que le regard contemporain projette sur ce
vieux vocable une signification totalement ignorée de saint Thomas. Certes le
Docteur angélique, comme tous les auteurs de son époque, parle de corps
sociaux (universitas, societas, civitas, communitas, corpus, multitudo, congre-
gatio, collectio, coetus, collegium), mais il applique cette idée d’instance col-
lective à la seule cité, qui n’est déjà plus la cité aristotélicienne (le plus sou-
vent, civitas est remplacé par regnum), non aux corps de métiers, aux guildes
ou autres états du Moyen Âge.
Dans le schéma thomiste, il n’y a que deux corps véritablement naturels :
la famille d’une part, la communauté politique d’autre part3. Rien (ou telle-
ment peu) sur les communautés de travail et la phraséologie romantique qui
l’accompagne d’ordinaire : la solidarité concrète des corps, le sentiment de la
participation à un même compagnonnage de métier. Une lecture à peu près
fidèle de saint Thomas suppose donc au préalable de se déprendre de toute
cette mythologie organiciste des corps intermédiaires — orchestrée entre

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 492 (Ia, q. 47, a. 3). Il écrit : « L’ordre
même qui règne dans les choses, telles que Dieu les a faites, manifeste l’unité du monde.
Ce monde, en effet, est un d’une unité d’ordre, selon que certains êtres sont ordonnés à d’autres.
Or tous les êtres qui viennent de Dieu sont ordonnés entre eux et à Dieu. » Nous soulignons.
2. Cette acception du mot ordo a d’abord commencé par renvoyer à une condition spirituelle
avant de désigner des fonctions sociales. Cf. P. MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expres-
sion du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970. Il faudrait
revenir sur le rôle de Balde, juriste de Bologne, père de la notion d’universitas (J. CANNING,
The Political Thought of Baldus de Ubaldis, Cambridge, Cambridge University Press, 1987).
3. Cf. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque [1269], éd. R. M. Spiazzi,
Turin, Marietti, 1964, p. 3 (liv. I, ch. 1). Titre original en latin : In decem libros ethicorum Aristo-
telis expositio (Commentaire des dix livres de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote).
122 La subsidiarité catholique...

autres par l’Église dans sa riposte aux idées de 1789 ; de se défaire de cette
doctrine de la communitas abusivement attribuée à saint Thomas. S’il a bien
pour partie été vécu comme tel par l’Aquinate, le monde de la corporation
professionnelle n’est pas du tout celui qui se dégage de son propos théo-
rique1. Nous pensons donc qu’on se fourvoie à trop télescoper sur saint
Thomas une doctrine corporatiste qui lui est très largement ultérieure, tout
comme on se fourvoie en en faisant le père de l’individualisme juridique ou
des droits de l’homme2.
Telle est la distance qui sépare la philosophie de saint Thomas de son réin-
vestissement par le magistère romain. Entre le monde de la doctrine sociale et
celui de l’Aquinate : la Renaissance, la Réforme et les Lumières ont rompu
avec les valeurs immuables et objectivement supérieures d’autrefois, avec la
vision unifiée d’un tout social organique et naturel3. À la différence du tho-
misme des papes, le thomisme de saint Thomas évolue dans un monde où
l’État n’existe pas (l’État suppose des individus)4. À la différence du tho-

1. Il parle, non pas de corps de métiers, mais d’églises, de royaumes, de domaines, de cités, de
communes, de villages, de confréries, etc. La confusion vient peut-être de ce que les doctrinaires
catholiques du corporatisme oublient le double sens d’ordination. Les choses sont à la fois
ordonnées entre elles et par rapport à Dieu ; le à la fois signalant une relation d’implication.
Thomas parle d’« une double ordination dans les choses » (duplex ordo in rebus) : ordo rerum ad
invicem et ordo rerum ad Deum. « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous
ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou
démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut,
l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite
ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte.  » (THOMAS d’AQUIN,
Somme théologique, op. cit., II, p. 168 ; Ia IIae, q. 21, a. 4, ad 3). Outre Ia, q. 47, a. 3, cf. ibid., I,
p. 216-220, p. 313-315 (Ia, q. 11 ; q. 21 a. 1) ; II, p. 591-592 (Ia IIae, q. 94, a. 2).
2. Cf.  M. VILLEY, «  Le catholicisme et les droits de l’homme  », Le Droit et les droits de
l’homme [1983], Paris, PUF, 2008, p. 105-130 ; « Sur la politique de Jacques Maritain », Archives
de philosophie du droit, 1974, 19, p. 439-445. Est visé par Villey le texte de Maritain qui attribue
à saint Thomas la paternité des droits de l’homme (J. MARITAIN, Les Droits de l’homme et la
loi naturelle [1942], Œuvres complètes, op. cit., VII, p. 617 sq.). Pour une perspective qui n’inter-
prète pas les droits de homme comme totalement étrangers à Thomas, sans pour autant s’en
remettre à Jacques Maritain, cf.  É.  POULAT, Liberté, laïcité, Paris, Cujas, Le Cerf, 1988 ;
J.-M. AUBERT, Droits de l’homme et libération évangélique, Paris, Le Centurion, 1987 ; « Ori-
gines théologiques des droits de l’homme », Le Supplément, 1987, 160, p. 111-122.
3. Chantal Delsol écrit : « La société médiévale, celle de Thomas d’Aquin ou d’Althusius, igno-
rait le pluralisme des finalités parce qu’elle reposait sur un consensus religieux et sur l’idée d’un
bien commun donné d’avance, non discutable [...]. Par contre, elle développait au plus haut
degré l’autonomie des moyens politiques pour atteindre une “vie bonne” aux contours éthiques
déjà tracés. La société moderne, qui ne reconnaît plus de bien commun objectif ni universel, peut
en revanche défendre l’autonomie de ses membres à la fois quant aux fins et quant aux moyens. »
(C. MILLON-DELSOL, Le Principe de subsidiarité, Paris, PUF, 1993, p. 53).
4. N’en déplaise aux commentateurs qui ont précédé Michel Villey. Cf. J. ZEILLER, L’Idée de
l’État chez saint Thomas [1898], Paris, Alcan, 1910. Villey a beaucoup insisté sur ce point, mais
pour défendre la politique thomiste contre l’État moderne (M.  VILLEY, «  La théologie de
Thomas d’Aquin et la formation de l’État moderne », Théologie et droit, op. cit., p. 31-49 ; La
Formation de la pensée juridique moderne [1975], Paris, PUF, 2003, p. 149 sq., p. 188 sq.). Dans
la filiation villeyienne (M.  VILLEY, «  La philosophie juridique de la Réforme catholique  »
[1963-1964], La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 326-368, spécia-
lement p. 347 sq.), il a été démontré que, plus en amont encore, le thomisme de la Seconde Sco-
lastique espagnole, le suarézisme en particulier, n’était déjà plus le thomisme de saint Thomas
(M. BASTIT, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez, Paris,
PUF, 1990 ; M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « La disparition du droit des gens classique », Revue
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 123

misme de saint Thomas, le thomisme des papes évolue dans un monde où


l’idée de corporation revêt un sens nouveau, très éloigné de sa source médié-
vale, tout simplement parce qu’elle aussi, née d’une contre-réaction, la corpo-
ration moderne suppose l’État (les corps intermédiaires s’intercalent entre
l’individu et l’État)1. Un seul dénominateur commun, pourrions-nous dire,
dans le passage de Thomas d’Aquin à la doctrine sociale de l’Église : la com-
munauté politique de l’Aquinate, comme celle de Léon XIII à la fin du xixe
ou celle de Pie XI au début du xxe, ne peut plus être la cité d’Aristote, univers
totalement étranger à la définition chrétienne de la personne. Dernier lieu
commun dont il importe de se dégager  : la vulgate aristotélo-thomiste qui
tend à faire des deux philosophes les faces indissociables d’une même pièce
philosophique. Rabattre saint Thomas sur Aristote, retenons ici ce seul argu-
ment parmi de nombreux autres, c’est oublier que chez l’auteur de la Somme
théologique la raison se conjugue nécessairement avec la foi révélée, la philo-
sophie avec la théologie consacrée, c’est oublier qu’entre le Stagirite et l’Aqui-
nate est apparue l’Église, communauté surnaturelle, qui concurrence directe-
ment la cité naturelle d’Aristote2.
En retenant la notion d’ordre comme clef de lecture de l’œuvre de saint
Thomas, nous faisons prévaloir le principe de finalité sur le principe de tota-
lité. Le principe de totalité renvoie à un schéma organique, selon lequel la
société s’apparente à un corps vivant gouverné par la tête3. L’idée est ainsi
celle d’une hiérarchie dans le rapport entre le tout et les parties : les personnes
sont à la cité ce que les parties de l’homme sont à l’homme. Substance pre-
mière4, la personne ne peut néanmoins trouver en elle seule les ressources
suffisantes à la réalisation de ses besoins et de sa vocation5 ; la nature la conduit
donc à se tourner vers celles qui ont la capacité de les satisfaire. Car toutes ont
des qualités spécifiques qui les destinent à l’accomplissement de certaines
tâches en particulier ; chacun devra occuper une fonction précise en rapport
avec ses capacités, étant entendu que, pour la bonne marche de l’ensemble
social, il est souhaitable de ne pas empiéter sur les compétences d’autrui.

d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1987, 4, p.  23-53). Dans un sens ana-
logue, le même constat vaut pour Cajetan duquel Jacques Maritain s’inspirera beaucoup, via
notamment une relecture approfondie de Jean de Saint-Thomas.
1. Cf. G. de. LAGARDE, « Individualisme et corporatisme au Moyen Âge », L’Organisation
corporative, Louvain, Bibliothèque de l’Université de Louvain, 1937, II, p. 1-59 ; J. E. KELLY,
«  The Influence of Aquinas’ Natural Law Theory on the Principle of “Corporatism” in the
Thought of Leo XIII and Pius XI », Things Old and New. Catholic Social Teaching Revisited,
dir. F. P. MCHUGH, S. M. NATALE, Lanham, New York, Londres, University Press of
America, 1993, p. 104-143 ; N. ARONEY, « Subsidiarity, Federalism and the Best Constitution :
Thomas Aquinas on City, Province and Empire », Law and Philosophy, 2007, 26, p. 161-228.
2. Notons aussi que par rapport au schéma ternaire d’Aristote (famille, village, cité), Thomas
d’Aquin ajoute significativement un quatrième niveau, celui de la province, lieu spécifique de la
fonction royale : la recherche d’une défense commune à l’égard d’un ennemi commun.
3. Cf. J. MADIRAN, Le Principe de totalité, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1963.
4. Sur les notions de persona, d’hypostasis et de subsistentia, cf. en particulier THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 179 (Ia, q. 3, a. 5), p. 367-370 (Ia, q. 29, a. 1-2).
5. «  Un seul homme, écrit saint Thomas, ne pourrait pas, par lui-même, s’assurer les moyens
nécessaires à la vie. Il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société.  » (THOMAS
d’AQUIN, De Regno [~ 1267], trad. fr. M. Martin-Cottier, Paris, Egloff, 1946 ; liv. I, ch. 1).
124 La subsidiarité catholique...

La métaphore du corps humain est partout présente sous la plume de saint


Thomas. Dans la Somme théologique, par exemple :
« Il est manifeste [...] que tous ceux qui vivent dans une société sont avec elle
dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie, en tant que
telle, est quelque chose du tout ; d’où il résulte que n’importe quel bien de la
partie doit être subordonné au bien du tout1. »
Partout présent sous sa plume, ce schéma organique n’est pas attribuable
en propre au seul Docteur angélique, qui se situe ici dans la continuité d’une
tradition constante de la philosophie classique2. Disons même qu’on trouve
une telle conception de la hiérarchie des charismes dès les débuts du christia-
nisme (il y a, dit saint Paul, des chrétiens qui sont appelés à prêcher, d’autres
qui sont appelés à guérir, d’autres, encore, à cultiver la terre, etc.3), pour ne
rien dire de la pensée antique (que l’inférieur soit subordonné au supérieur,
voilà qui ne fait aucun doute pour Aristote4). C’est en ce sens qu’il faut com-
prendre cette phrase clef de Quadragesimo anno : « Que l’autorité publique

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 387-388 (IIa IIae q. 58 a. 5). « Dans
un tout, écrit-il plus haut, chaque partie aime naturellement le bien commun du tout plus que
son bien propre et particulier. » « La partie aime le bien du tout parce que cela lui convient ; elle
ne l’aime pas de telle façon qu’elle rapporte à elle-même le bien du tout, mais plutôt de telle
façon qu’elle se rapporte elle-même au bien du tout.  » (Ibid., III, p.  195 ; IIa IIae, q.  26 a.  3).
Cf. aussi ibid., I, p. 566-568 (Ia, q. 60 a. 5) ; I, p. 569-570 (Ia, q. 61 a. 3) ; I, p. 714 (Ia, q. 81 a. 3 ad 2) ;
I, p. 873-883 (Ia, q. 108) ; II, p. 514-515 (Ia IIae, q. 81 a. 1) ; II, p.518 (Ia IIae, q. 81, a. 3 ad 2). Dans la
Somme contre les gentils : « Il est manifeste que toutes les parties sont ordonnées à la perfection
du tout, car le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout.  » (THOMAS
d’AQUIN, Somme contre les Gentils. Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des
infidèles [1258-1265], trad. fr. V. Aubin, C. Michon, D. Moreau, Paris, Flammarion, 1999, III,
p. 393 ; liv. III, ch. 112, 5). « Le bien qui résulte de l’ordonnancement d’une diversité d’individus
est meilleur que chacun d’eux considéré en lui-même. Il joue en effet par rapport à eux le rôle
d’élément formel, comme la perfection du tout par rapport aux parties. » « Le bien particulier est
orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du
tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme [cf. Éth.
Nic., I, 1094b9-10]. » (Ibid., III, p. 88 ; liv. III, ch. 17, 6).
2. Sur le parcours plus récent de ce récit récurrent, cf. J. E. SCHLANGER, Les Métaphores de
l’organisme, Paris, Vrin, 1971 ; M. BOUVIER, « L’éternel retour du corps comme représenta-
tion du politique », Mélanges J. Morand-Deviller, Paris, Montchrestien, 2007, p. 21-33.
3. Première épître de saint Paul apôtre aux Corinthiens, XII, spécialement 14, 18, 21 (sans
oublier 5 : « il y a différents services, mais un même seigneur ») ; Épître de saint Paul apôtre aux
Éphésiens, IV, 16 (« C’est de lui [le Christ] que tout le corps, coordonné et uni par les liens des
membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité,
grandit et se perfectionne dans la charité.  »). Mentionnons également la parabole des talents
(Évangile selon saint Matthieu, XXV, 14-30). Depuis le moment paulinien, l’Église catholique a
historiquement façonné une structuration hiérarchique des fonctions sociales  : les oratores au
sommet de la pyramide, les laboratores à sa base (selon le fameux triptyque médiéval oratores-
bellatores-laboratores, ou, si l’on préfère, orantes-militantes-laborantes). Cf., ici, l’éclairage de
Georges Duby (G.  DUBY, Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard,
1978). Ce trait caractéristique du catholicisme sera remis en cause par la Réforme protestante
non pas tant dans son contenu que dans sa forme hiérarchique. Dans le protestantisme, en effet,
la bipartition entre dévotion monastique et vie mondaine est pour ainsi dire rapatriée à l’inté-
rieur de chaque personne. Devenu individu, le chrétien protestant prie et travaille tout à la fois.
4. Le bien commun est plus divin que le bien d’un seul (ARISTOTE, Les Politiques [325-
323 av. J.-C.], trad. fr. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, p. 85-86 ; liv. I, ch. 1). Nous nous
référons à la traduction de Pierre Pellegrin (Les Politiques, op. cit.) plutôt qu’à l’édition Tricot
(La Politique, Paris, Vrin, 1962) car cette dernière, étant donné son ancienneté, a le fâcheux
inconvénient de projeter le mot et le concept d’État sur la philosophie d’Aristote.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 125

abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de


moindre importance où se disperserait à l’excès son effort1. » L’égale dignité
de tous les fidèles certes, mais dans la distinction — nécessairement hiérarchi-
sante — des offices. Nous tirerons plus loin toutes les conséquences logiques
de cette proposition.
Michel Villey le rappelle avec insistance, la métaphore organique du corps
humain ne doit pas parasiter à l’excès le regard porté sur saint Thomas. Notons
d’ailleurs qu’elle est beaucoup moins présente sous sa plume que chez la plu-
part des auteurs de son époque. Toujours est-il que Michel Villey nous pré-
munit contre le danger de l’anachronisme  : projeter sur les mots de saint
Thomas le sens que nous leur donnons aujourd’hui. Quand l’Aquinate théma-
tise l’unité du tout, il parle d’unité d’ordre et ne dit pas autre chose que les
parties entrent en relation dans la poursuite d’une fin commune2. Comme l’a
très bien relevé l’un des traducteurs et commentateurs français de la
Préface à la Politique (d’Aristote), toute subordination, en tant précisé-
ment qu’elle relie un subordonné à un subordonnant, suppose deux termes
distincts. Or, la cité thomiste n’est pas distincte des parties. Aussi, dire que
le subordonné se «  réduit  » au subordonnant, cela revient à se rendre dupe
d’une dangereuse métaphore mécanique ou spatiale3. L’image du corps
implique indiscutablement une conception holiste de l’ensemble social dans
lequel l’individu est subordonné à la collectivité ; cependant, l’optique chré-
tienne dans laquelle se situe l’Aquinate oblige à rappeler qu’analogie corpo-
relle n’est pas analogie cybernétique ou organique4. Dans un corps, nous dit
saint Thomas, le tout continue d’être présent dans chaque partie ; dans
un organisme, au contraire, le tout instrumentalise chaque partie comme
autant de rouages fonctionnels de sa propre mécanique d’ensemble. C’est là le
sens profond de la fameuse proposition : « L’homme n’est pas ordonné dans
tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique5.  » À aucun

1. PIE XI, Quadragesimo anno, 79-80 (in A. F. UTZ, I, p. 617). Nous soulignons.
2. En des ordres différents de nature, ajoute saint Thomas, peuvent exister des relations analo-
gues entre les membres intégrés, telle est la portée de son raisonnement analogique qui n’est pas
sans rappeler la proportionnalité aristotélicienne : la cité est au citoyen, l’Église est au chrétien.
3. H. KERALY, in Préface à La Politique [1272], trad. fr. H. Keraly, Paris, Nouvelles Éditions
Latines, 1974, p. 55. Il s’agit ici du Commentaire des huit livres de La Politique d’Aristote (In
octo libros politicorum Aristotelis expositio [1272], éd. R. M. Spiazzi, Turin, Marietti, 1966).
4. On a peut-être ici la différence irréductible entre le holisme ancien (analogie corporelle) et ses
réminiscences modernes, qui inclinent parfois vers une mécanique organiciste (analogie orga-
nique). Pensons notamment à au corporatisme de René de La Tour du Pin.
5. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 168 (Ia IIae, q. 21 a. 4 ad 3). « Il faut
distinguer, écrit Pierre Manent, la notion de “corps” de celle d’“organisme”. Quand on dit  :
“corps politique”, on peut penser : “organisme politique”, et impliquer par là la subordination
fonctionnelle, pour ainsi dire mécanique, de la partie au tout. Organon signifie originellement
“instrument”, et, dans un “organisme”, la partie peut être dite un “instrument” du tout. Il est
alors parfaitement légitime de rejeter cette représentation de l’existence sociale et de la vie poli-
tique. Mais un corps est plus, et autre chose, qu’un organisme. Dans un corps, le tout est présent
dans chaque partie, la vie anime chaque partie parce qu’elle anime le tout. [...] Ainsi l’idée du
corps appliquée aux communautés politiques n’est-elle nullement une idée mécanique et gros-
sière ; c’est au contraire une idée complexe et vraiment spirituelle : elle désigne le fait que, dans
une communauté politique, chaque élément est à la fois lui-même et le tout, il vit à la fois de sa
vie propre et de la vie du tout. » (P. MANENT, « Le corps et l’ordre politique », Cours familier
de philosophie politique [2001], Paris, Fayard, 2007, p. 215-231, ici p. 225).
126 La subsidiarité catholique...

moment, il ne peut y avoir absorption du premier par la seconde. Car la


communauté n’est pas chose extérieure aux individus mais, au contraire, une
partie d’eux-mêmes. La partie ne disparaît pas dans le tout et le tout n’absorbe
pas la partie. Ontologiquement et chronologiquement second, le moment du
bien commun est, par construction, à comprendre à l’intérieur du premier,
celui de la personne. Il n’engloutit pas le bien propre de chacun, il est la condi-
tion nécessaire à sa satisfaction, se reversant en retour sur chaque entité per-
sonnelle.
En faisant ainsi primer le principe de finalité sur le principe de totalité dans
notre relecture de saint Thomas, nous sommes mieux en mesure de faire
apparaître combien il y a, chez lui, moins subordination hiérarchique que
corrélation intime entre la personne et la société1. La personne est englobée
dans une totalité selon l’idée de participation et, à ce titre, garde sa dignité de
créature douée de raison et de liberté2. Si le tout est par nature antérieur aux
parties matérielles (la cité précède l’homme selon la nature), celles-ci restent
premières dans l’ordre chronologique de la génération. Même quand saint
Thomas dit que le tout déborde de ses parties, jamais il ne dit que le tout se
situe au-dessus d’elles3. On doit dès lors comprendre qu’aucune communauté
temporelle ne constitue une fin absolument dernière à laquelle les personnes
devraient sacrifier la totalité de leur être. Voilà le ressort proprement person-
naliste de la théologie thomiste qui sera abondamment exploité au xxe siècle.
D’un côté, l’individu qui est ordonnée au bien du corps social ; de l’autre, le
corps social qui est ordonné au bien de la personne4. Si l’on veut absolument

1. Le tout repose sur l’interprétation de la notion centrale de bonum commune. Parmi la littéra-
ture de référence, cf. I. T. ESCHMANN, « A Thomistic Glossary on the Principle of the Pre-
eminence of a Common Good », Medieval Studies, 1943, 5, p. 123-165 ; A. MODDE, « Le bien
commun dans la philosophie de saint Thomas  », Revue philosophique de Louvain, 1949, 47,
p. 221-247 ; J.-P. JOSSUA, « L’axiome “bonum diffusivum sui” chez saint Thomas d’Aquin »,
Revue des sciences religieuses, 1966, 40, p.  127-153 ; E.  SCULLY, «  The Place of the State in
Society According to Aquinas », The Thomist, 1981, 45, p. 407-428 ; M. S. KEMPSHALL, The
Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 76-129.
2. Cf. J. F. WIPPEL, « Thomas Aquinas and Participation », Studies in Medieval Philosophy, éd.
J. F. WIPPEL, Washington, Catholic University of America Press, 1987, p. 117-158.
3. Envisagé dans son individualité, l’homme est intégré dans un tout dont le bien est meilleur
que le sien propre ; envisagé dans sa personnalité, en revanche, il transcende la société temporelle.
Le bien surnaturel d’un seul sera toujours supérieur au bien naturel du tout, mais le bien du tout
reste ontologiquement supérieur au bien particulier d’un seul. Cf. O. von NELL-BREUNING,
« Personalismus », Wörterbuch der Politik, op. cit., 1951, V, surtout p. 352.
4. Renvoyons surtout à Jacques Maritain. « Si la personne demande de soi à “faire partie” de la
société, ou à “être membre” de la société, cela ne signifie point qu’elle demande à être dans la
société comme une partie et à être traitée dans la société comme une partie, elle demande au
contraire — c’est un vœu de la personne en tant même que personne — à être traitée dans la
société comme un tout. » (J. MARITAIN, La Personne et la bien commun [1947], Œuvres com-
plètes, op. cit., IX, p. 205). La notion de personne, écrit Maritain, est « une notion analogique qui
ne se réalise pleinement et absolument que dans son analogué, en Dieu » (Ibid., p. 203). « Dire
que la société est un tout composé de personnes, c’est [...] dire que la société est un tout composé
de touts.  » (Ibid., p.  204). Comme la personne, la société est donc une notion analogique qui
prend pour modèle la société trinitaire des personnes divines. Dans la Trinité, les trois personnes
ne sont pas des parties de l’essence divine ; elles sont trois touts à l’intérieur du tout. Nous
reviendrons plus bas sur la dispute entre Jacques Maritain et Charles de Koninck. Mentionnons
ici, dans la même veine, l’opposition entre Ignatius Theodor Eschmann (qui défendra Maritain)
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 127

dessiner un schéma hiérarchique, il faut alors admettre la gradation suivante :


1o bien supratemporel de la personne ; 2o bien temporel de la cité ; 3o bien tem-
porel du citoyen. Communauté nécessaire (nécessité n’est contrainte), la cité
ne saurait en aucun cas s’interpréter comme l’égale de la personne humaine,
créature divine et imago Dei1. Son unité est une unité d’ordre et non celle
d’un être en soi.
Supposant par définition la reconnaissance de sa propre carence, la vie en
communauté, nous dit saint Thomas, procède d’un élan négatif, non d’une
aspiration positive comparable à celle qui découle de l’amour céleste ou de la
communion divine2. Rien de moins aristotélicien là-dedans : si l’homme entre
en société, c’est en raison d’une déficience physique, d’une carence ontolo-
gique, résultat direct de sa condition peccamineuse. Intrinsèquement et méta-
physiquement supérieur à la société, l’homme, s’il reçoit correctement la
Révélation, peut certes se suffire à lui-même pour connaître ses finalités et ses
besoins temporels, jamais, cependant, il ne s’autosuffira pour les accomplir et
y répondre. La fonction du pouvoir sera précisément de pallier cette insuffi-
sance en se plaçant au service de la personne3. La cité aura beau être érigée au
rang de société juridiquement parfaite (societas juridice perfecta), elle ne sera
parfaite que dans son ordre propre et restera fondamentalement inférieure à
la société en charge de l’ordre supérieur : l’Église4. Secondarité de la cité dans
le schéma chrétien : la médiation politique est seconde et relative par rapport
à la médiation ecclésiale car c’est à un niveau inférieur qu’elle est supérieure.
«  L’Église, écrira Léon XIII, société parfaite très supérieure à toute autre
société, a reçu de son Auteur la mission de combattre pour le salut du genre
humain “comme une armée rangée en bataille”. » « Étant [...], non seulement
une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société
humaine, elle refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis
et à se plier aux exigences changeantes de la politique5. »

et Antoine Pierre Verpaalen (qui soutiendra Koninck) : I. T. ESCHMANN, « Bonum commune
melius est quam bonum unius. Eine Studie über den Wertvorrang des Personalen bei Thomas
von Aquin », Medieval Studies, 1944, 6, p. 62-120 ; « St. Thomas Aquinas on the Two Powers »,
ibid., 1958, 20, p. 177-205 ; A. P. VERPAALEN, Der Begriff des Gemeinwohls bei Thomas von
Aquin. Ein Beitrag zum Problem des Personalismus, Heidelberg, Kerle, 1954.
1. Livre de la Genèse, I, 27 (« Et Dieu créa l’homme à son image »).
2. THOMAS d’AQUIN, Commentaire de l’Éthique, op. cit. (liv. I, ch. 1).
3. Civitas homini, non homo civitati existit, dira Pie XI dans Divini redemptoris. « Dans le plan
du Créateur, la société est un moyen naturel, dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre
sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société [...] c’est dans la société
que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l’homme par la nature,
aptitudes qui, dépassant l’intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de
Dieu, ce qui est impossible si l’homme reste isolé [...]. Seul l’homme, seule la personne humaine,
et non la collectivité en soi, est doué de raison et de volonté moralement libre. » (PIE XI, Divini
Redemptoris, 29 ; in A. F. UTZ, I, p. 241-243). Nous soulignons.
4. Pour plus de détails sur la réflexion ecclésiologique de saint Thomas, cf., par exemple,
Y. M.-J. CONGAR, « Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers dans
la seconde moitié du xiiie siècle et au début du xive », Archives d’histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Âge, 1961, 36, p.  35-161 ; C.  ZUCKERMAN, «  Aquinas’ Conception of the Papal
Primacy in Ecclesiastical Government », ibid., 1973, 40, p. 97-134.
5. LÉON XIII, Sapientiae christianae (in A.  F.  UTZ, III, p.  2156-2157, p.  2164-2165 ;
SOLESMES, 269, p. 178, 282, p. 184). Sur la notion de societas perfecta, cf. aussi LÉON XIII,
Immortale Dei (in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057 ; H. DENZINGER, 3116-3117, p. 705-706).
128 La subsidiarité catholique...

Une fois ces contours posés, tout, dans l’ordre temporel thomiste, n’est
que répartition et distribution des rôles. Ainsi, à propos de l’office du roi :
«  Celui-ci doit se soucier du progrès, et ceci en s’appliquant, dans tous les
domaines dont nous avons parlé, à corriger, s’il se trouve quelque chose en
désordre, à suppléer s’il y a quelque manque, et à parfaire, si quelque chose de
meilleur peut être fait1. »
Non sans justifications, certains commentateurs avertis ont voulu voir
dans cette phrase l’une des premières formulations du principe de subsidia-
rité. On aura compris que notre interprétation s’inscrit en faux  : sans État
moderne, point de subsidiarité2. Reste, bien sûr, l’inspiration générale dans
laquelle, beaucoup plus tard, viendra puiser le concept : les notions d’auxilia
et de secours (supplere). À cette aune, néanmoins, celle de l’anthropologie
chrétienne cristallisée par l’Aquinate, le rôle propre de l’autorité publique
peut trouver à s’éclairer. Contrairement à une vue hâtive qui considèrerait le
seul poids de l’autorité dans la culture catholique, la puissance publique chez
saint Thomas ne constitue pas une institution transcendante et surplombante
en tant que telle. Ce n’est pas l’autorité publique, en effet, qui est transcen-
dante mais sa seule forme, l’ordre social. En sa position d’auxiliaire, elle a
pour mission de réaliser le programme de la nature, qui, lui-même, trouve sa
vérité dans la surnature ; aussi ne saurait-elle constituer le lieu d’une quel-
conque expression de la volonté humaine (non ordonnée à la raison divine).
Située dans la sphère du déploiement de l’être, non dans celle de l’invention
du bien, elle promeut le bien commun ; elle n’est pas en mesure de le décréter.
Voilà le sens de sa vocation subsidiaire. À l’inverse de toutes les théories
contractualistes ultérieures, l’autorité publique chez Thomas d’Aquin ne fait
pas reposer sa légitimité sur des individus isolés nouant entre eux une conven-
tion volontaire et déléguant ensuite leur souveraineté, mais sur la totalité
ordonnée constituée par la communauté des personnes. L’autorité politique
ne pourra donc jamais être justifiée autrement que comme agent et serviteur
du bien commun ; car, en dehors de cette visée, il n’existe d’autorité qui soit
légitime, y compris celle du roi le plus vertueux.

1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 128-129 (liv. I, ch. 15). « Quod fit dum
in singuli que premissa sunt si quid inordinatum est corrigere, si quid deest supplere, si quid
melius fieri potest studet perficere. » (THOMAS de AQUINO, De Regno, ad regem Cypri, éd.
lat. Ordre des Prêcheurs, in Opera omnia, Rome, Editori di san Tommaso, 1979, XLII, p. 468
(liv. II, ch. 4). « Une seule famille, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux,
comme par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et
des autres fonctions de ce genre ; dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul
corps de métier. » (THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 33 ; liv. I, ch. 1).
2. Nous nous contentons pour l’instant de renvoyer aux remarques cursives de Hugues Keraly
dans son commentaire de 1974. Faisant référence à Quadragesimo anno, il décrit le principe de
subsidiarité comme le «  prolongement de la pensée politique thomiste à la solution d’un pro-
blème contemporain » (H. KERALY, in THOMAS d’AQUIN, Préface à la Politique, op. cit.,
p. 105). Plus loin, dans une annotation sur un numéro spécial d’Itinéraires, revue de sensibilité
traditionaliste (publiée par les Nouvelles Éditions Latines) : « Il est à remarquer qu’en dehors de
ce numéro spécial d’Itinéraires, la bibliographie en langue française du principe de subsidiarité
présente aujourd’hui encore cette caractéristique remarquable d’être quasiment inexistante.  »
(Ibid., p. 177). Cf. « Le principe de subsidiarité », Itinéraires, 1962, 64, p. 3-52, ici p. 11.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 129

Toujours dans le De Regno, Thomas souligne avec insistance que le danger


qu’il y aurait à considérer le roi comme l’origine créatrice de la société1 : le
roi, écrit-il, « ne peut pas produire des hommes nouveaux ». Dépositaire et
garant du bien commun, il ne fait que créer les conditions de l’autosuffisance
des groupes — au premier rang desquelles la condition de la paix2. Serviteurs
de buts qui lui préexistent (donc qu’il ne définit pas lui-même), il se contente
de les reconnaître. C’est précisément quand le pouvoir en vient à s’ordonner
à lui-même qu’il usurpe sa fonction ministérielle et glisse vers la tyrannie3.
Sans redouter l’anachronisme, d’aucuns ont voulu faire de saint Thomas
d’Aquin un incorrigible conservateur, défenseur inconditionnel des pouvoirs
établis4. À le lire attentivement, l’erreur d’une telle interprétation est évidente,
qui procède, pour l’essentiel, d’une lecture trop partielle des développements
consacrés à la monarchie. On s’enfermerait dans une impasse intellectuelle si
l’on s’obstinait à débusquer chez l’Aquinate un simple thuriféraire de la
royauté. Sous sa plume, aristocratie, monarchie et démocratie sont classés de
manière descriptive en fonction de leur capacité respective à assurer telle ou
telle composante du bien commun : l’aristocratie assure la plus grande justice,
la démocratie la plus grande liberté, la monarchie la plus grande unité. C’est
dans la mesure où la priorité doit être raisonnablement accordée à l’unité de la
communauté que saint Thomas érige la monarchie au rang de meilleur régime.
« Toute multitude dérive de l’un. C’est pourquoi, si les choses qui sont du ressort
de l’art imitent celles qui sont selon la nature, et si une œuvre d’art est d’autant
meilleure qu’elle reproduit davantage la similitude de ce qui est dans la nature,
il est nécessaire que pour la multitude humaine le meilleur soit d’être gouvernée
par un seul. [...] Les provinces et les cités qui ne sont pas gouvernées par un seul
souffrent de dissensions, et leur agitation les éloigne de la paix [...]. Mais au

1. « Le fondateur d’une cité ou d’un royaume ne peut pas produire des hommes nouveaux, des
lieux pour leur habitation, ni d’autres ressources indispensables à la vie, mais il doit nécessaire-
ment utiliser les choses qui préexistent dans la nature.  » (THOMAS d’AQUIN, De Regno,
op. cit., trad. fr., p. 111-112 ; liv. I, ch. 13). Au titre de la métaphore organique, citons aussi : « La
multitude est régie par la raison d’un seul homme ; c’est là surtout le propre de l’office du roi [...].
Que le roi connaisse donc qu’il a reçu cet office, afin d’être dans son royaume, comme l’âme
dans le corps, et comme Dieu dans le monde. » (Ibid., p. 106-107 ; liv. I, ch. 12).
2. « Le bien et le salut d’une multitude assemblée en société est dans la conservation de son unité
qu’on appelle paix ; si celle-ci disparaît, l’utilité de la vie sociale est abolie, bien plus, une multi-
tude en dissension est insupportable à soi-même. Tel est donc le but auquel celui qui dirige la
multitude doit le plus viser : procurer l’unité de la paix. » (Ibid., p. 35-36 ; liv. I, ch. 2).
3. Au début du livre II, saint Thomas n’hésite pas à se faire plus précis encore dans sa descrip-
tion de l’office du roi : l’autorité temporelle, écrit-il, a pour tâche essentielle d’assurer les condi-
tions matérielles de la vie humaine. Et de mentionner, par exemple, l’assainissement des villes, le
secours aux pauvres, la protection du commerce et de l’industrie (Ibid., p. 133 sq.).
4. Extrapolant à partir de la pensée thomiste, un René Lourau se plaît par exemple à écrire : « la
famille de Thomas fait partie de l’aristocratie d’Empire  : l’obédience au Saint Empire romain
germanique sera au cœur des théories théologiques et politiques du penseur officiel de la papauté
moderne » (R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, op. cit., p. 16). Il y aurait à
déterminer ce que cette présentation de Thomas doit au filtre déformant du néothomisme de
l’Action française, non pas tant celui de Maurras lui-même que celui du Père Reginald Garrigou-
Lagrange (R.  GARRIGOU-LAGRANGE, Préface à THOMAS d’AQUIN, Du Gouverne-
ment royal, trad. fr. C.  Roguet, Paris, Guillemot, Lamothe, Éditions de la Gazette française,
1926, p. VIII-XXXI). Sur cette question, cf. A. LAUDOUZE, Dominicains français et Action
française, 1899-1940 : Maurras au couvent [1989], Paris, Éditions ouvrières, 1990.
130 La subsidiarité catholique...

contraire, les provinces et les cités qui sont gouvernées par un seul roi jouissent
de la paix, fleurissent dans la justice et sont heureuses dans l’abondance1. »
Aussi ne faut-il pas lire le De Regno comme une prise de position défini-
tive en faveur de la monarchie, mais bien comme une défense du régime alors
jugé le plus apte à garantir le bien commun. La probabilité d’un roi vertueux
est plus forte que celle d’un peuple vertueux ; mieux vaut donc s’en tenir à
l’efficacité du gouvernement d’un seul. Peu importe, ici, la question tech-
nique du régime politique pourvu que la puissance publique ne sorte pas de
son rôle mais qu’elle le joue pleinement : réaliser le bien commun temporel
et, à cette fin, réunir les conditions permettant à l’Église d’assurer sa mission
institutionnelle de médiation spirituelle. Encore convient-il de ne pas s’ar-
rêter au seul De Regno2, et de croiser sa lecture avec celle de la Somme théolo-
gique, son traité des lois plus particulièrement, et en l’occurrence les pages
consacrées à la loi ancienne. À lire les deux textes séparément, on pourrait
conclure à une contradiction insurmontable dans la théorie politique de saint
Thomas. Mais sans vouloir unifier l’ensemble en un tout cohérent, son
propos mérite au moins d’être mis en perspective. D’autant que la clef de lec-
ture se donne à voir d’elle-même. Bon lecteur d’Aristote et des auteurs clas-
siques, Thomas s’inscrit dans la plus pure tradition du régime mixte, même si
sa présentation du problème diffère assez nettement de celle de ses prédéces-
seurs3. Qu’il suffise de le citer longuement :
« Deux points sont à observer dans la bonne organisation politique d’une cité ou
d’une nation. D’abord que tout le monde participe plus ou moins au gouverne-
ment car il y a là, selon le deuxième livre de la Politique, une garantie de paix
civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de chose. L’autre point
concerne la forme du régime ou de l’organisation des pouvoirs ; on sait qu’il en
est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté,
ou domination d’un seul selon la vertu, et l’aristocratie, c’est-à-dire le gouverne-
ment des meilleurs, ou domination d’un petit nombre selon la vertu. Voici donc
l’organisation la meilleure pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume : à
la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ;
puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et
cependant la multitude n’est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la
possibilité d’être élus et tous étant d’autre part électeurs. Tel est le régime parfait,

1. THOMAS d’AQUIN, De Regno, op. cit., trad. fr., p. 37-39 (liv. I, ch. 2).
2. Rappelons les difficultés d’interprétation du De Regno. Écrit posthume rédigé vers 1267, il est
resté inachevé du vivant de saint Thomas. Appartenant à la tradition des Fürstenspiegel, le texte
était destiné au roi de Chypre, Hugues II de Lusignan (1252-1267). Au début du xive siècle, son
économie générale a été profondément modifiée et le propos considérablement augmenté par
Ptolémée de Lucques, disciple de Thomas d’Aquin, au point de prendre le titre de De Regimine
principum. C’est cette dernière version, ensuite attribuée à l’Aquinate, qui a connu la fortune
éditoriale que l’on sait. Sur l’itinéraire du texte : I. T. ESCHMANN, Introduction à THOMAS
AQUINAS, On Kingship [~ 1267], trad. angl. G. B. Phlelan, Toronto, The Pontifical Institute of
Mediaeval Studies, 1982. Sur les Miroirs des princes en tant que genre littéraire, cf. l’étude sémi-
nale de Wilhelm Berges à laquelle on doit cette appellation générique (W. BERGES, Die Für-
stenspiegel des hohen und späten Mittelalters [1938], Stuttgart, Hiersemann, 1952), ainsi que la
synthèse de Pierre Hadot (P. HADOT, « Fürstenspiegel », Reallexikon für Antike und Chris-
tentum, éd. T. KLAUSER, Stuttgart, Hiersemann, 1972, VIII, col. 555-632).
3. Il faudrait faire référence à Polybe et à Cicéron (CICÉRON, De la République [106-43 av.
J.-C.], trad. fr. E. Bréguet, A. Yon, Paris, Gallimard, 1994, p. 27-43 ; liv. I, ch. 25-35).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 131

heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d’un seul, d’aristo-


cratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de démocratie enfin
ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis
comme chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple1. »
Le tout ne s’éclaire finalement qu’à travers la référence à une notion cen-
trale de la scolastique médiévale qui trouvera à s’épanouir au xxe siècle chez
un Jacques Maritain  : la notion de vicariance (vices gerens multitudinis).
Pointant dans les développements consacrés à l’origine de la loi, sa formula-
tion principale précède de quelques questions seulement le passage cité :
«  Rappelons-nous, écrit-il, que la loi vise premièrement et à titre de principe
l’ordre au bien commun. Ordonner quelque chose au bien commun revient au
peuple tout entier ou à quelqu’un qui représente le peuple. C’est pourquoi le
pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un person-
nage officiel qui a la charge de toute la multitude2. »
Cette conception fait ainsi justice au principe paulinien selon lequel toute
autorité dérive de Dieu ; elle rappelle aussi que l’autorité vient de Dieu par
l’intermédiaire des hommes  : grand thème médiéval de l’auctoritas Dei per
populum dont la paternité sera rétrospectivement — et souvent indûment —
attribuée à saint Thomas. D’un côté se trouve affirmé le fondement divin de
l’autorité ; de l’autre le droit du peuple à se donner des lois en accord avec
l’ordre naturel. Les vicaires du peuple sont investis d’une autorité réelle pré-
cisément en tant qu’ils représentent le peuple, en tant qu’ils sont chargés de le
diriger vers le bien commun. Gardons à l’esprit les termes de ce raisonnement
car, une fois renversés (peuple vertueux plutôt que chef ou vicaire vertueux),
ils pourront aider à comprendre les ressorts cachés de l’acclimatation pontifi-
cale à la démocratie3.

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 700-703 (Ia IIae, q. 105, a. 1). Un peu
plus haut, il écrivait  : «  S’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut
compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition
rendue manifeste par la coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois
qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, bien que les individus ne puissent
pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. » (Ibid., II, p. 611-612 ; Ia IIae, q. 97,
a. 3 ad 3). Cf. J.-C. RICCI, « La théorie thomiste du régime mixte », Revue du droit public, 1974,
90 (6), p. 1559-1609 ; J. M. BLYTHE, « The Mixed Constitution and the Distinction Between
Regal and Political Power in the Work of Thomas Aquinas », Journal of the History of Ideas,
1986, 47, p. 547-565 ; A. RIKLIN, « Die beste politische Ordnung nach Thomas von Aquin »,
Festschrift F.-M. Schmölz, Innsbruck, Vienne, Tyrolia Verlag, 1992, p. 67-90.
2. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571-572 (Ia IIae, q. 90, a. 3). Jacques
Maritain se réfère au concept médiéval de vicariance pour rappeler que « nul agent humain ni
institution humaine, ne possède en vertu de sa propre nature le droit de gouverner les hommes »
(J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 530 ; éd. PUF, p. 39). Les
vicaires représentent le peuple au titre de personae multitudinis et ne sont délégués par le peuple
qu’au sens où ils incarnent son autorité en y participant. La reprise de ce vieux concept est éga-
lement une manière de revisiter la distinction entre autorité et pouvoir. La potestas : « la force
au moyen de laquelle on peut obliger autrui à obéir » ; l’auctoritas : « le droit de diriger et de
commander, d’être écouté ou obéi d’autrui ». Si l’autorité requiert bien sûr le pouvoir, le pouvoir
sans autorité n’est que tyrannie (Ibid., p. 127 sq. ; éd. PUF, p. 116 sq.). Dans le même sens, ins-
piré des analyses maritainiennes antérieures : C. JOURNET, « La doctrine de la cité selon saint
Thomas d’Aquin » [1937], Exigences chrétiennes en politique, op. cit., p. 139-153.
3. La forme du régime politique peut varier, écrit le Pape Pecci, « dès lors qu’elle est réellement
opérante pour l’utilité et le bien commun » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in H. DENZINGER,
3165, p. 705). Cf. aussi Libertas praestantissimum ; in H. DENZINGER, 3254, p. 716).
132 La subsidiarité catholique...

Pour autant, et là réside peut-être une source essentielle de confusion, à


tout le moins la difficulté contemporaine à comprendre saint Thomas
jusqu’au bout  : le rôle de la puissance publique, dans le schéma thomiste,
n’est pas réductible à une fonction sociale de vicariance. Ultime dans son
ordre (celui de la nature), le politique est ontologiquement second mais ne
saurait être rabaissé à une dimension purement utilitaire. Lecteur chrétien
d’Aristote, mais lecteur néanmoins, Thomas ne voit pas dans la cité une
simple instance de suppléance, il y voit aussi un supplément d’être. Car la cité
est la seule communauté, le seul corps politique, qui permette à l’homme
d’accéder à sa fin naturelle — le bonheur — en stimulant son exercice de per-
fectionnement1. À tel point que, si la fin ultime de l’homme se loge dans un
au-delà de la cité, elle-même ne peut être atteinte en dehors de la fin poli-
tique. Se prévalant de cette lecture unanime de saint Thomas, les interprètes
ont tenu à parler, dans l’absolu, d’une réévaluation thomiste du politique.
Réévaluation de la nature, il y a bien sûr chez le Docteur commun ; reste que
réévaluer le monde d’ici-bas et ne pas réduire la puissance publique à une
modeste ustensibilité fonctionnelle, ce n’est pas attribuer une dignité institu-
tionnelle à l’autorité temporelle. Il suffit, pour finir de s’en convaincre, de
réinsérer le concept heuristique d’État dans le dispositif thomiste et d’en
reformuler plus abruptement le tranchant politique  : 1o l’État n’est pas un
moyen, il est une cause ; 2o l’État n’est pas une cause finale, il est une cause
formelle ; 3o l’État-société parfaite remplit d’éminentes fonctions mais qui ne
sauraient trouver en elles-mêmes leur véritable fin2.
Une grande partie de l’ambiguïté qu’il y à penser l’État dans un cadre théo-
rique thomiste s’origine dans cette subtilité — dont les implications séman-
tiques tendront à maquiller les confusions ainsi reconduites. En se saisissant
de l’activité collective et en la portant effectivement à ses fins, l’État se place
d’emblée sur le seul terrain de l’exécution : sur le plan le plus digne et le plus
élevé de l’exécution, ne manque pas d’ajouter saint Thomas. Expression de la
mentalité médiévale, la philosophie thomiste ne pense pas la société à partir
de l’État ; elle pense l’État comme une conséquence naturelle de la société (et,
en cela, n’a pas besoin de le penser), un État dans une position de débiteur de
la société et, via la société, dans une position de dette vis-à-vis de l’Église, tête
(caput) du corpus Christi, seule et véritable communitas perfecta et sibi suffi-

1. Cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 569-573 (Ia IIae, q. 90) ; II, p. 580-
583 (Ia IIae, q. 92) ; III, p. 429-430 (IIa IIae, q. 64 a. 6) ; III, p. 432-433 (IIa IIae, q. 65 a. 1) ; De Regno,
op. cit., trad. fr., p.  115-122 (liv.  I, ch.  14). La qualification thomiste de la cité comme société
parfaite renvoie à Aristote mais l’Aquinate ne reprend pas tout à fait à son compte la conception
du Philosophe (ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p.  85 ; liv.  I, ch.  1, 1252 a 5 ; THOMAS
d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 571 ; Ia IIae, q. 90 a. 2).
2. En référence au schéma des quatre causes — matérielle, formelle, efficiente et finale — chez
Aristote (ARISTOTE, La Physique [~ 335-323 av. J.-C.], éd. fr. A. Stevens, Paris, Vrin, 1999 ;
liv. I, II). Sur ce point, cf. les analyses de Lambros Couloubaritsis (L. COULOUBARITSIS, La
Physique d’Aristote [1980], Bruxelles, Ousia, 1997 ; Aristote. Sur la nature, Paris, Vrin, 1991,
p. 109 sq.). Cause matérielle : ce à partir de quoi une chose est faite. Cause formelle : manière
permanente d’être au-delà des circonstances accidentelles diverses. Cause efficiente  : ce sous
l’effet de quoi quelque chose est produit ou se produit. Cause finale : l’ordination à la finalité.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 133

ciens1. Supérieure à toute volonté humaine (y compris la volonté impériale ou


royale), la grâce institutionnelle de l’Église ne tolère pas autre chose qu’une
conception ministérielle et sacerdotaliste du pouvoir séculier2 ; quittant le
moment thomiste, elle fera de l’État moins un fondement qu’un simple ins-
trument, moins une institution qu’une simple fonction. Autre manière de
dire que l’Église est la seule et unique Institution véritablement légitime. Ou
qu’institution il y a dans la seule nécessité du lien à la transcendance divine.
Toujours, les requêtes de la foi et les défaillances du monde terrestre finissent
par exiger que l’Église, bonne suppléante, se pose en régente du social. Forme
la plus parfaite de communauté temporelle, l’État restera condamné à se
situer dans l’ordre ancillaire de l’infiniment petit. De là les élaborations doc-
trinales de la théorie des deux glaives et du pouvoir indirect3 ; de là l’auto-
attribution par l’Église elle-même d’une « compétence latérale en tout ce qui,
dans le domaine [temporel], peut toucher à la foi et à la morale  »4 et, bien
plus, d’un titre inaliénable à intervenir dans le siècle, ratione peccati5.

Point de subsidiarité au sens strict chez saint Thomas mais l’arsenal


conceptuel qui permet de la comprendre. C’est précisément cet arsenal qui
est mobilisé par le magistère ecclésial de la fin du xixe siècle pour conjurer la
modernité, et qui présidera à la naissance de la subsidiarité au siècle suivant.
Tel qu’il est investi par les papes, le mot lui-même sert tout simplement à
réactualiser le mythe pré-étatique des communautés médiévales et à apporter
dans le monde libéral un ferment chrétien susceptible d’inspirer une refonda-
tion de l’organisation sociale. Mais, fatalement, l’acclimatation se révèle on ne
peut plus problématique. Porteuse d’une volonté d’insuffler des ferments

1. Toute la dimension égalitaire — démocratique dira-t-on plus tard — de la sotériologie chré-


tienne s’exprime ici : pécheur au même titre que tous les hommes, l’empereur ou le roi chrétien
est lui-même filius ecclesiae. Ce qui, en lui, est plus que l’homme relève de l’Institution.
2. Cf., par exemple, Y.  M.-J. CONGAR, «  La hiérarchie comme service, selon le Nouveau
Testament et les documents de la Tradition  », L’Épiscopat et l’Église universelle, dir.
Y. M.-J. CONGAR, B. D. DUPUY, Paris, Le Cerf, 1962, p. 67-132 ; « Le développement his-
torique de l’autorité dans l’Église », Problème de l’autorité, Paris, Le Cerf, 1962, p. 145-179.
3. Les linéaments de la théorie du pouvoir indirect de l’Église sont présents chez saint Thomas,
mais la doctrine acquiert une portée vraiment systématique sous le pontificat de Clément VIII,
au xvie siècle, spécialement sous la plume de saint Bellarmin, prélat italien, grand architecte de
l’ecclésiologie tridentine, qui s’emploie à moderniser la doctrine gélasienne des deux glaives en la
ressourçant auprès des Évangiles (Évangile selon saint Luc, XXII, 38) (le Cardinal Robert Bel-
larmin sera canonisé par Pie XI en 1930 puis proclamé docteur de l’Église en 1931). Outre les
travaux déjà cités de Jacques Maritain, cf., en particulier, C.  JOURNET, La Juridiction de
l’Église sur la Cité, Paris, Desclée de Brouwer, 1931 ; H. de LUBAC, « L’autorité de l’Église en
matière temporelle », Revue des sciences religieuses, 1932, 12, p. 329-354 ; Théologies d’occasion,
Paris, Desclée de Brouwer, 1984, p. 215-254 ; J. COURTNEY-MURRAY, « St. Robert Bellar-
mine on the Indirect Power », Theological Studies, 1948, 9, p. 491-535.
4. É. POULAT, « L’Église romaine, le savoir et le pouvoir. Une philosophie à la mesure d’une
politique », Archives de sciences sociales des religions, 1974, 37 (1), p. 5-21, ici p. 17.
5. En raison du péché : au sens où l’intervention du Pontife romain dans les affaires temporelles
est justifiée par des intérêts spirituels. Si la finalité supérieure est le Salut, le pouvoir politique, y
compris celui des papes, ne trouve sa justification ultime que par l’aide qu’il apporte à la réalisa-
tion de cette fin supérieure. Ce qui ne veut pas dire que le Pape s’autolimite, le chef de la Chré-
tienté est au contraire légitime à intervenir dès qu’il le juge nécessaire.
134 La subsidiarité catholique...

thomistes dans le monde libéral, pour mieux le subvertir ou en exorciser les


effets pervers, la subsidiarité, qu’elle le veuille ou non, prend place à l’inté-
rieur d’une dynamique générale de progressive accommodation au contexte
moderne. L’invocation des mânes de saint Thomas ne doit pas tromper. Dans
l’adaptation de la notion de bien commun au contexte libéral, la subsidiarité
heuristique perd sa consistance proprement thomiste et subit en quelque
sorte l’évolution doctrinale du catholicisme social  : à savoir, d’une part,
l’émancipation (jamais véritablement achevée) de sa matrice organique d’ori-
gine et, d’autre part, l’acclimatation (toujours nécessairement inachevée) à la
pratique démocratique1.
La pensée thomiste atterrit difficilement sur une terre qu’elle n’a pas
connue, un monde, celui de la société pluraliste, que l’Église n’entérinera
qu’avec Vatican II. Dans l’univers ancien — originel — du bien commun, tel
qu’il a été conceptuellement cristallisé par saint Thomas, aucune distinction
n’existait — ne pouvait exister — entre la partie et le tout, au sens où l’homme
n’était jamais considéré en tant que tel mais toujours comme le membre d’une
communauté plus grande et englobante. Il en résultait un fonctionnement
holiste plaçant au centre du paradigme catholique la question de la finalité
collective. Si le rôle de l’instance supérieure était de compléter, de prolonger
ce que faisait l’instance inférieure, c’était que toutes deux allaient dans la
même direction, c’était donc qu’il existait un bien commun, une destina-
tion commune. Dans le thomisme pontifical de Léon XIII et de Pie XI,
en revanche, modernité oblige, le bien commun ne peut plus être le bonum
commune de Thomas d’Aquin : ni objectif ni évident — au sens d’antérieur à
la volonté humaine —, il devient subjectif, aléatoire et donc négociable2. En
cela, le néothomisme ecclésial se trouve privé du fondement qui faisait toute
la robustesse du thomisme classique. Reste néanmoins l’inspiration d’en-
semble du message, rappelant à l’État libéral qu’il n’est pas le seul dépositaire
du bien commun, que ni le bien public ni l’intérêt général (Helvétius) ni la
volonté générale (Rousseau) ne tiennent lieu de bien commun3. C’est là toute

1. Dans une veine proche du personnalisme français, des théologiens catholiques comme Arthur
F. Utz ou Wilhelm Bertrams voient dans la subsidiarité le concept par lequel la doctrine sociale
de l’Église conserve le bonum commune thomiste tout en se séparant du principe de totalité
(A. F. UTZ, « Die Geistesgeschichtlichen Grundlagen des Subsidiaritätsprinzips », Das Subsi-
diaritätsprinzip, dir. A. F. UTZ, op. cit., p. 7-17 ; W. BERTRAMS, « Vom Sinn des Subsidiari-
tätsgesetzes », Orientierung, 1957, 21 (7), p. 76-79).
2. Sur ce point important, cf. la démonstration de Chantal Millon-Delsol  : C. MILLON-
DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 179 ; Le Principe de subsidiarité, op. cit., p. 53. Aussi le
renouveau thomiste s’est-il autorisé à prendre des teintes très diverses au fur et à mesure qu’on
s’écartait du moment léonien. Gerald A. McCool a montré toute la distance qui sépare le modèle
monolithique posé par Aeterni patris du pluralisme intellectuel vers lequel le néothomisme des
études ecclésiastiques s’est peu à peu dirigé (G. A. MCCOOL, From Unity to Pluralism. The
Internal Evolution of Thomism, New York, Fordham University Press, 1989).
3. « La distinction du bien public et du bien privé ne correspond pas à celle du bien commun et
du bien propre. Est public ce qui est du rôle exclusif de l’État, est commun ce qui relève de la
société globale. Il s’ensuit que les particuliers ne peuvent totalement attribuer à l’État la charge
du bien commun, il s’en faut de beaucoup. Ils doivent d’eux-mêmes s’inspirer du bien commun
dans leurs démarches privés. » (P. BIGO, La Doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 271). Aussi,
« la doctrine de Quadragesimo anno sur le rôle de l’État dans l’économie est [...] pleine d’équi-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 135

la subtilité de l’entreprise  : les papes veulent inconsciemment adapter le


bonum commune au contexte moderne, sans rejoindre pour autant l’indivi-
dualisme libéral. Ceci impliquant et/ou expliquant cela.

«  Il n’y aurait ni socialisme ni communisme si les


chefs des peuples n’avaient pas dédaigné ses enseigne-
ments [les enseignements de l’Église] et ses maternels
avertissements. »
« Si l’on considère l’ensemble de la vie économique
— Nous l’avons déjà dit dans Notre encyclique Qua-
dragesimo anno — ce n’est que par un corps d’institu-
tions professionnelles et interprofessionnelles, fondées
sur des bases solidement chrétiennes, reliées entre elles
et formant sous des formes diverses, adaptées aux
régions et aux circonstances, ce n’est que par ces institu-
tions que l’on pourra faire régner, dans les relations éco-
nomiques et sociales, l’entraide mutuelle de la justice et
de la charité1. »

III. SIGNIFICATION DOCTRINALE DE LA SUBSIDIARITÉ

Il nous faut, pour conclure, déterminer l’apport spécifique du texte de 1931


au corpus de la doctrine sociale de l’Église. De Rerum novarum à Quadrage-
simo anno, se joue en définitive un véritable glissement de terrain, qui
la fait basculer de la sphère sociale vers la sphère économique. Plus encore
peut-être que ses prédécesseurs, Pie XI a à négocier, de manière désormais
concrète, l’entrée dans un monde inédit. Depuis 1891, la pensée catholique
vit une période intense de réélaboration doctrinale : les structures sociales ont
profondément évolué, et la théorie économique accélère en proportion son
renouvellement intellectuel. À l’instar de Léon XIII, Pie XI ne manquera pas
de se lamenter sur la mauvaise répartition des richesses engendrée par la
société industrielle, de faire part de son émotion devant ce «  flagrant
contraste » entre « une poignée de riches et une multitude d’indigents »2. Ce
faisant, néanmoins, il ne se contentera pas de restituer la leçon thomiste du
Pape Pecci, il y ajoutera sa facture personnelle sur deux points précis en par-
ticulier, que nous avons déjà rencontrés ça et là mais qu’il nous faut retrouver
ici pour une ultime mise en perspective : la propriété et le capitalisme. Aussi

libre et de nuances. Ce qui doit gouverner l’économie, ce n’est pas l’État, c’est plutôt un principe
social et moral de justice, grâce à un ordre que l’État a la mission de protéger et de défendre.
Certes, l’État doit “diriger” [...], mais soucieux d’éviter que l’État ne supprime les centres de
décision privés et les instances intermédiaires, Quadragesimo anno songe plutôt à l’instauration
d’un ordre que d’un plan et craint une supergestion de l’économie par l’État » (Ibid., p. 277).
Cf.  également M.  BOUVIER, L’État sans politique, op. cit. ; M.-P. DESWARTE, «  Intérêt
général et bien commun », Revue du droit public, 1988, 104 (5), p. 1289-1313.
1. PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 232-233, p. 264-265).
2. PIE XI, Quadragesimo anno, 58 (in A. F. UTZ, I, p. 605).
136 La subsidiarité catholique...

son encyclique de 1931 s’emploie-t-elle à densifier la teneur technique du


magistère ecclésial, à le sortir de sa gangue caritative ; elle considérera moins
la seule question ouvrière que plus généralement le fonctionnement écono-
mique, tel que bouleversé par la Crise de 1929. Tous les fondamentaux du
magistère ecclésial sont bien sûr présents : appel à un dépassement des anta-
gonismes ; refus d’embrayer le pas à la logique des classes ; refus de donner
des débouchés politiques aux conflits sociaux. Mais, avec la subsidiarité, c’est
en quelque sorte l’Église qui s’adapte à la société libérale sur fond de propa-
gation des totalitarismes. Plus qu’aucun autre, nous le verrons, le Pape de
1931 contribue à poser l’idée d’une compatibilité pratique entre les concep-
tions catholique et libérale de l’État. Sa prétention au dépassement des cli-
vages prendra finalement le visage d’une simple synthèse réconciliatrice,
avantageusement baptisée du nom de troisième voie. D’un côté, l’Église
sélectionne dans le libéralisme et dans le socialisme ce qui lui paraît compa-
tible avec le message évangélique ; de l’autre, elle puise dans le message chré-
tien ce qui, bon an mal an, lui permet de se réconcilier avec la modernité.

1. LE NOUVEL ARGUMENT DE LA « JUSTICE SOCIALE »

Parmi les innovations doctrinales de Quadragesimo anno, la plus significative


est d’ordre lexical : nous faisons allusion, ici, à la première occurrence notable,
sous la plume d’un pape, de la locution justice sociale1. L’innovation ne
manque pas d’étonner : alors que depuis les origines de la doctrine sociale, le
magistère s’en remet de manière quasi exclusive à l’enseignement traditionnel
de saint Thomas, à sa doctrine de la justice et de la propriété, Pie XI utilise ici
une expression qui n’apparaît jamais dans la Somme théologique, ni ailleurs
dans les écrits du Docteur angélique2. Aucune crispation nominaliste dans
notre étonnement, un constat clinique seulement  : en intervenant sur une
question aussi centrale du propos thomiste, l’empreinte rattienne revêt néces-
sairement une signification plus profonde que la seule surface des apparences
lexicales3.

1. Ibid., 57, 95 (in A.  F.  UTZ, I, p.  603, p.  625). Dès 1904, la locution surgit en latin sous la
plume de Pie X, qui attribue à Grégoire le Grand le titre de «  champion public de la justice
sociale » (PIE X, Lettre encyclique Iucunda sane, 14 mars 1904, Acta Sanctae Sedis, 1903-194,
XXXVI, p. 513-539 ; le texte célèbre le treizième centenaire de la mort du Pape). Occurrence qui
ne saurait donc être comparée au statut que le thème revêt dans Quadragesimo anno. La locution
justice sociale n’apparaît pas moins de huit fois dans l’encyclique de 1931.
2. Pour un repérage sémantique précis, cf. J.-Y. CALVEZ, J. PERRIN, « L’expression “justice
sociale” avant Quadragesimo anno », Église et société économique, I. L’enseignement social des
papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, Montaigne, 1959, p. 543-547 ; J.-Y. CALVEZ, « La
doctrine sociale de l’Église catholique et sa dimension économique », Les Démocrates chrétiens
et l’économie sociale de marché, Paris, Économica, 1988, p. 17-30. Contra : A. F. UTZ, Sozial-
ethik, I. Die Prinzipien der Gesellschaftslehre, op. cit., spécialement le ch. VII.
3. Cf. les développements que Thomas d’Aquin consacre à la justice légale (générale)  :
THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p.  377  sq. (IIa IIae, q.  57  sq., surtout
p. 387-388, q. 58, a. 5). La doctrine thomiste de la justice se lit a priori comme un prolongement
de la pensée aristotélicienne, à laquelle elle reprend la notion d’aequitas (ARISTOTE, Éthique à
Nicomaque, [325 av. J.-C.], trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, p. 213-272 ; liv. V). Nous allons
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 137

Deux niveaux de réponse peuvent éclairer cette innovation conceptuelle.


Un niveau sémantique d’abord, qui, encore une fois, révèle combien fut
décisive l’équation personnelle du Père Nell-Breuning. Il y a tout lieu de le
penser, l’entrée du nouveau slogan dans le répertoire de la doctrine ecclésiale
doit son officialisation magistérielle au travail sans égal du solidarisme alle-
mand. Rappelons-le ici au passage : c’est chez Heinrich Pesch, son fondateur,
que la locution soziale Gerechtigkeit acquiert toutes ses lettres de noblesse1.
À considérer son histoire dans le corpus catholique, on ne saurait faire
comme si la notion avait pu pénétrer dans les enceintes vaticanes en se déles-
tant d’une telle empreinte personnelle et d’une si riche mémoire, cultivée par
le principal continuateur de Pesch lui-même, Oswald von Nell-Breuning2.
Dès la fin du xixe siècle, c’est bien dans ce chaudron intellectuel du solida-
risme que marine le principe de subsidiarité. Au cœur d’une stratégie incons-
ciente savamment passée sous silence par les papes de la doctrine sociale — et
pour cause —, il deviendra alors le principal vecteur conceptuel d’une indi-
cible traduction  : rien de moins que la conversion du thomisme pour les
temps individualistes de l’État moderne. Saint Thomas, en effet, ne pouvait
concevoir une situation dans laquelle la réalisation du bien commun et de la
justice légale puisse être menacée par l’action d’un quelconque pouvoir tem-
porel. C’est parce qu’ils fantasmeront cet obstacle séculier à l’épanouisse-
ment du projet divin que les papes de la doctrine sociale, Pie XI le premier,
en viendront à ajouter cet élément inédit de l’enseignement magistériel,
lequel, pour la circonstance, réclamait un mot idoine : le principe de subsidia-
rité. Il faut en convenir cependant, le passage de la justice légale à la justice
sociale, du thomisme au néothomisme, fut en grande partie préparé par
l’Aquinate lui-même qui, tout en conservant la taxinomie aristotélicienne,
procédait déjà à une redéfinition totale du schéma antique de la justice3  :
justice légale de saint Thomas et justice légale d’Aristote ne se superposent

voir, cependant, que le prolongement thomiste excède de beaucoup le propos aristotélicien. Pour
Aristote, la justice distributive (la justice particulière relative la répartition des biens et des hon-
neurs, la justice sociale d’aujourd’hui) fonctionne sur le mode de l’égalité proportionnelle ; à
l’opposé de la justice corrective (réparative, rectificative, commutative) qui fonctionne à l’égalité
simple ou à la proportionnalité strictement arithmétique (droits contractuel et pénal).
1. Le syntagme allemand naît en 1905 (H. PESCH, Lehrbuch der Nationalökonomie, op. cit.).
Pour la version italienne, on peut remonter à Luigi Taparelli (L.  TAPARELLI d’AZEGLIO,
Essai théorique de droit naturel basé sur les faits [1857], trad. fr., Tournai, Castermann, 1883, I),
voire à Antonio Rosmini — malgré sa mise à l’index (A. S. ROSMINI, The Constitution under
Social Justice [1848], trad. angl. A. Mingardi, Lanham, et al., Lexington Books, 2007).
2. En plus des références déjà citées, cf., pour une contextualisation, P.  J. CHMIELEWSKI,
« Catholic Social Ethics in a Pluralist Age. The Theological Bases and the Social-Ethical Implica-
tions of the Work of Oswald von Nell-Breuning », Gregorianum, 1997, 78 (1), p. 95-137.
3. La justice sociale des papes, précisons-le, ne saurait s’assimiler à une quelconque justice de
l’État : ce serait, sinon, basculer dans l’idéologie profane de l’État-providence. « Qu’on en appelle
pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme, et avant qu’il pût se former,
l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. » (PIE XI,
Quadragesimo anno, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791). Il nous semble
donc assez discutable de voir dans Rerum novarum ou Quadragesimo anno la naissance de la
notion d’État-providence (A.  SUPIOT, «  À propos d’un centenaire (encyclique Rerum
novarum) », Droit social, 1991, p. 916-925), ou bien alors de manière stigmatisante.
138 La subsidiarité catholique...

pas. Logiquement antérieure à l’État, la première ne ressortit plus du registre


de la délibération politique. Au fondement même de la cité, la seconde, au
contraire, lui était consubstantiellement liée.
Au tout début du xxe siècle, quand elle pointe dans la production doctri-
nale du solidarisme germanophone, la justice sociale peschienne est mue par
un objectif essentiel qui lui confère toute sa consistance catholique  : défier
le socialisme et combattre sa mystique égalitaire. En adéquation totale avec
l’enseignement pontifical de l’époque (contribuant même le formaliser
comme tel), Pesch s’employait à démontrer que le problème de la justice
sociale était très loin de s’épuiser dans le programme de l’égalité socialiste.
Justice sociale et amour fraternel certes, mais ordre hiérarchique et droit
naturel avant tout. Aussi Pesch contestait-il avec véhémence la prétention
socialiste à intégrer la question sociale dans la sphère politique car, selon lui,
ce n’était rien de moins que de préparer le terrain à l’implosion de l’ordre
naturel1. L’exigence sociale de justice se dénature, précisait-il, si elle tend à
porter atteinte à l’harmonie voulue par Dieu  : que chacun reçoive sa juste
part, en conformité avec sa contribution au bien commun et dans le respect
de la hiérarchie divinement établie2. En 1931, la consécration pontificale de
la justice sociale répond à une logique stratégique tout à fait comparable à
celle qui est à l’œuvre dans le solidarisme peschien. À une différence près :
l’ennemi n’est plus tant le socialisme que le communisme3.
Un niveau plus souterrain ensuite. La consécration pontificale de la justice
sociale répond également à une autre logique stratégique, qui vise moins le
socialisme ou le communisme (nous allons revenir sur cette assimilation) que
l’État lui-même. Pie XI le sait pertinemment, le nouveau critère qu’il invoque
pour définir la justice (juste rétribution en fonction de la contribution au bien
commun) ne s’impose plus d’évidence. L’objectif tactique du Pape pourrait se
résumer de la manière suivante : contester la légitimité — y compris tempo-
relle — de l’autorité politique en la mettant volontairement à l’épreuve. Cette
affirmation pontificale de l’exigence de justice sociale sonne en effet comme
un test adressé à l’État. Le Pape fait ici travailler un axiome tout à fait conforme
à l’enseignement classique ; mais le contenu substantiel auquel il est renvoyé
change décisivement au contact du nouveau critère4. Le pouvoir temporel de

1. Nous retrouvons, ici encore, la hiérarchie des charismes : « C’est [la nature], écrit Léon XIII,
qui a établi parmi les hommes des différences, aussi multiples que profondes : différences d’intel-
ligence, de talent, d’habileté, de santé, de forces ; différences nécessaires d’où naît spontanément
l’inégalité des conditions. » (LÉON XIII, Rerum novarum, 14 ; in A. F. UTZ, I, p. 524).
2. « Dans les relations des hommes entre eux, écrira Pie XI en 1937, on soutient le principe de
l’égalité absolue, on rejette toute hiérarchie et toute autorité établie par Dieu. » Et de conclure :
« Il est faux que tous les hommes aient les mêmes droits dans la société civile et qu’il n’existe
aucune hiérarchie légitime. » (PIE XI, Divini redemptoris ; in A. F. UTZ, I, p. 229, p. 245).
3. Il faut rappeler que la critique du socialisme dans Rerum novarum reprend celle déjà exprimée
par Léon XIII trois ans plus tôt, en 1878, dans Quod apostolici (LÉON XIII, Quod apostolici
numeris ; in A. F. UTZ, I, p. 54-71 ; H. DENZINGER, 3130-3133, p. 699-700).
4. Expression de la sensibilité du moment, la paix sera « le fruit de la justice » (opus iustitiae pax)
pour Pie XII, «  le fruit de la solidarité  » (opus solidaritatis pax) pour Jean-Paul II (JEAN-
PAUL  II, Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, 30  décembre 1987, Acta Apotolicae Sedis,
1988, LXXX, p. 547-568 ; in H. DENZINGER, 4810-4819, p. 998-1001). Mentionnons égale-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 139

l’État, affirme-t-on, n’est légitime qu’à partir du moment où il répond à sa


définition constitutive : assurer la paix ; mais le contenu de cette paix, apprend-
on, est ultimement défini par l’Église : après la iustitia paulinienne de l’ecclesia
chrétienne, après la iustitia augustinienne de la respublica chrétienne, après la
justice royale du Prince chrétien, le temps est désormais à la justice sociale de
la Société chrétienne, nouvel et dernier avatar du message évangélique1.
En optant pour un tel maximalisme, l’ambition du Pape n’est pas d’inviter
à une amélioration du sort humain ici-bas en appelant la réalité vécue à se
rapprocher du droit idéal ; il est tout simplement de faire entrer la justice
sociale dans la paix étatique pour mieux signifier à l’État son impotence
fondatrice, sa fragilité consubstantielle. Point d’autant plus notable que
Pie XI est vraisemblablement le Pape le plus augustinien du xxe siècle (nous
y reviendrons), ne manquant jamais une occasion de fustiger le péché d’or-
gueil de l’homme qui prétend ériger la justice sur terre : l’amor sui usque ad
contemptum Dei 2. Comment répéter à suffisance que la perfection de la jus-
tice n’est pas de ce monde et en ajouter autant dans les exigences adressées à
l’État ? Le seul effet de contexte ne peut expliquer ce paradoxe. Bien davan-
tage, il y a là l’expression d’une structure profonde de la mentalité pontificale,
que le traumatisme de la Révolution française a fortement ravivée : du point
de vue ecclésial, la légitimité de l’action des pouvoirs séculiers a d’emblée
— depuis toujours — été reconnue de manière tellement conditionnelle qu’à
tous moments elle pouvait justifier l’intervention des autorités romaines.
D’où la crispation rattienne devant l’impossibilité désormais faite à l’Église
de jouer son rôle naturel.

Peuvent également témoigner de l’instrumentalisation pontificale du


thème de la justice sociale, les longues analyses que Pie XI consacre au capi-

ment l’édition Téqui : Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 341-393, ici p. 380.
Se référant à l’encyclique Populorum progressio (dont il célèbre le vingtième anniversaire) pour
préciser les critères de la définition chrétienne de la paix (préoccupation du bien commun, jus-
tice, développement spirituel et non seulement matériel), Jean-Paul II insiste sur « la mentalité
d’aujourd’hui, tellement sensible au lien étroit qui existe entre le respect de la justice et l’instau-
ration d’une paix véritable » (Ibid., 10 ; in P. TÉQUI, p. 349). Un peu plus bas, le Pape souligne
l’individisibilité de la paix, « la conscience que celle-ci est indivisible : c’est le fait de tous, précise-
t-il, ou de personne. Une paix qui exige toujours davantage le respect rigoureux de la justice et,
par voie de conséquence, la distribution équitable des fruits du vrai développement. » (Ibid., 26 ;
in P. TÉQUI, p. 364). Nous verrons plus loin que c’est la même logique qui a présidé au réinves-
tissement pontifical des droits de l’homme depuis Vatican II. L’Église s’émeuvait-elle par
exemple du recours à la peine de mort quand l’État était chrétien ?
1. Nous aurons plus bas à revenir en détails sur le moment paulinien. À ce stade préliminaire,
cf. S. CIPRIANI, « Saint Paul et la “politique” », trad. fr. D. Gelsi, Paul de Tarse, apôtre de notre
temps, éd. L.  De LORENZI, Rome, Abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, 1979, p.  595-618 ;
P. CAMBRONNE, « La iustitia chez saint Augustin », Cahiers Radet, 1987, 5, p. 9-48 ; R. DAR-
RICAU, « La fidélité à la doctrine du prince chrétien : de saint Augustin au xviiie siècle », Fidé-
lités, solidarités et clientèles, Nantes, Université de Nantes, 1985, p. 17-49.
2. AUGUSTIN, La Cité de Dieu [411-426], trad. fr. L.  Moreau, J.-C. Eslin, Paris, Le Seuil,
1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28). Citons in extenso : « Deux amours ont donc bâti deux cités,
l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de
soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire
aux hommes, l’autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. »
140 La subsidiarité catholique...

talisme. Telle qu’elle s’exprime sous sa plume, la doctrine catholique ne


condamne pas le capitalisme (il présente désormais des « avantages »1) ; elle en
stigmatise plutôt les abus — « ses inconvénients et ses défauts ». Le système
capitaliste, lit-on, n’est pas intrinsèquement mauvais ; il a simplement été
vicié2. Appel à la sagesse réformiste qui se situe dans la droite ligne du solida-
risme peschien mais qui ne manque pas de provoquer une profonde réorien-
tation de son programme.
Considérons d’abord les précisions rattiennes apportées à la doctrine léo-
nienne de la propriété. Dans son souci déjà évoqué de combattre le commu-
nisme, et malgré une apparente stabilité des formulations3, Pie XI rompt
assez clairement avec ses prédécesseurs. La référence à la théorie thomiste est
bien sûr maintenue, mais sa lecture léonienne est sérieusement amendée, ou
plutôt précisée4. Léon XIII, en effet, s’était contenté d’une réflexion évasive
prenant très peu en considération le développement du capitalisme industriel,
empreinte qu’elle restait d’une vision familialiste et communautaire de l’éco-
nomie. C’était bien la question de l’intervention législative de l’État qui
constituait le cœur du propos de Rerum novarum. Pour le reste, le Pape
Pecci s’en était donc remis à l’Aquinate et à sa fameuse théorie des deux
dimensions de la propriété. Les richesses possédées par l’homme, enseignait
Thomas, ne peuvent être utilisées selon sa seule volonté sans tenir compte des
nécessités de la vie sociale (usus communis). Affirmant avec force la double
face — individuelle et collective — de la propriété, il avait clairement dis-
tingué entre droit personnel d’appropriation et usage commun par la société
(destination universelle des biens)5. À lire attentivement Quadragesimo anno,
il apparaît que, contrairement à son prédécesseur, Pie XI n’est pas dans le
simple rappel pédagogique de cet enseignement classique. En essayant de
le sortir des considérations assez vagues dans lesquelles Léon XIII l’avait

1. Selon le mot du Pape Ratti (PIE XI, Quadragesimo anno, 103 ; in A. F. UTZ, I, p. 629).
2. Ibid., 101 (in A. F. UTZ, I, p. 629). Le postulat est présent dès les origines kettelériennes de la
doctrine sociale (K.  van KERSBERGEN, «  The Intellectual Origins of Christian Democracy
and Social Capitalism », Social Capitalism, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 215).
3. Bref exemple de la permanence du vocabulaire : « De même [...] que nier ou atténuer à l’excès
l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de
même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collecti-
visme ou tout au moins on risquerait d’en partager l’erreur. » (PIE XI, Quadragesimo anno, 46 ;
in A. F. UTZ, I, p. 595). Pie XI reprend les mots mêmes de Léon XIII (Ibid., 49 ; in A. F. UTZ, I,
p. 599 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791) : « l’homme est plus ancien que l’État » (LÉON XIII,
Rerum novarum, 6 ; in A. F. UTZ, I, p. 517 ; H. DENZINGER, 3728, p. 791).
4. La théorie de la propriété est surtout exposée dans la Somme, dans les passages consacrés au
vol et à l’aumône. Sur le vol, cf. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 436-
445 (IIa IIae, q. 66). Sur l’aumône, cf. ibid., III, p. 231 sq. (IIa IIae, q. 32). Pour une mise en perspec-
tive récente, cf. M. SPIEKER, « The Universal Destination of Goods. The Ethics of Property in
the Theory of a Christian Society  », Journal of Markets and Morality, 2005, 8 (5), p.  33-354 ;
R. PECORELLA, « Property Rights, the Common Good and the State : The Catholic View of
Market Economies », Journal of Catholic Social Thought, 2008, 5 (2), p. 235-283.
5. Notre présentation binaire des lois thomistes demanderait à être nuancée par la prise en
compte du schéma ternaire dans lequel saint Thomas inscrit sa conception du droit (nous y
reviendrons plus bas). Pour des notations sur le rapport entre propriété et légalité, cf. A. BOU-
REAU, E.  MARMURSZTEJN, «  Thomas d’Aquin et les problèmes de morale pratique au
xiiie siècle », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1999, 83, p. 685-706, ici p. 692 sq.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 141

enfermé (la « justice naturelle », la détermination divine des usages licites et


illicites de la propriété), le Pape de 1931 en propose une lecture très person-
nelle. Il n’est pas exagéré de dire, à cet égard, qu’il contribue à briser la com-
binaison solidaire des deux lois thomistes pour donner l’ascendant à la
dimension privée par rapport à la dimension sociale1.
Dans le même esprit, Pie XI reprend à nouveaux frais le problème du juste
prix et du juste salaire2. Il rappelle que les salaires et les prix doivent être fixés
de manière à assurer le bien-être du peuple dans toutes ses composantes : une
vie digne pour les travailleurs certes, mais aussi une activité rentable pour les
patrons. S’il invoque Léon XIII (« “il ne peut y avoir de capital sans travail ni
de travail sans capital” »), c’est en déclarant avec une véhémence redoublée
l’incompatibilité définitive entre le socialisme et une « saine » compréhension
du catholicisme : « personne, écrit-il, ne peut être en même temps bon catho-
lique et vrai socialiste3 ». Comme sur la question du fascisme et du nazisme,
Pie XI se révèle incapable de distinguer entre socialisme et communisme. Sa
stratégie consiste au contraire à les assimiler dans une égale stigmatisation
pour mieux les disqualifier ensemble, sans souci aucun de discernement.
Aussi, Divini redemptoris n’est peut-être pas ce texte inédit qu’on a tant
célébré : à l’examen, il apparaît que l’encyclique de 1937 ne fait que reprendre
paresseusement les mots exacts de Quadragesimo anno et, plus encore, ceux
de Caritate Christi compulsi4  : elle se contente d’interpréter le bolchevisme

1. La thèse thomiste prend tout son relief si on la compare à la théorie occamienne, telle que la
relit, entre autres, Georges de Lagarde : avant la Chute, dit en substance Guillaume d’Occam, la
propriété était commune ; depuis la Chute, Dieu a accordé aux hommes — individuellement et/
ou collectivement — le pouvoir d’appropriation des biens. Autrement dit, l’état de péché consé-
cutif à la Chute aboutit à la division des propriétés, qui elle-même conduit à des droits humaine-
ment et divinement garantis (G.  de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge [1934], Louvain, Nauwelaerts, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1958, II, p.  181). En
refusant d’en faire la conséquence directe de la Faute, saint Thomas redonne une dignité positive
au droit individuel de propriété. Il prend ainsi le contre-pied des tendances communisantes et
apocalyptiques de l’Église médiévale. Le point est très important pour la discussion sur la nais-
sance de l’individualisme. On sait que Georges de Lagarde la situe précisément dans le nomina-
lisme occamien (voire scotiste), tout comme Michel Villey (M.  VILLEY, La Formation de la
pensée juridique moderne, op. cit., p.  220  sq. ; «  La genèse du droit subjectif chez Guillaume
d’Occam », Archives de philosophie du droit, 1964, 9, p. 97-127). Walter Ullmann, en revanche,
la situe plutôt dans la relecture médiévale d’Aristote (W.  ULLMANN, The Individual and
Society in the Middle Ages, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1966).
2. Problème bien sûr aggravé par les phénomènes inflationnistes (O. von NELL-BREUNING,
« The Concept of the Just Price », Review of Social Economy, 1950, 8 (2), p. 111-122).
3. PIE XI, Quadragesimo anno, 53, 120 (in A. F. UTZ, I, p. 601, p. 641).
4. Sur la justice sociale en particulier  : «  Outre la justice commutative, il y a aussi la justice
sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire.
C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté
tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pour-
voit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce
qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien
commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres,
c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’ac-
complissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une acti-
vité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du
corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante
synergie des activités organiques. » PIE XI, Divini redemptoris (in A. F. UTZ, I, p. 260-263).
142 La subsidiarité catholique...

comme une simple conséquence naturelle du socialisme. Dans l’esprit rattien,


le communisme n’est pas un phénomène qualitativement différent du socia-
lisme, il n’en est que la simple radicalisation quantitative. Rien de plus effi-
cace, en effet, que de donner à voir une variation graduelle des maux pour
attiser l’angoisse du danger et indiquer la seule voie possible de rémission.
Le répertoire lexical du Pontife parle de lui-même : à ceux qui « semblent ou
ignorer ou sous-estimer les terribles dangers que [l]e socialisme porte avec
lui », il répond :
« C’est Notre devoir pastoral de les avertir du péril redoutable qui les menace :
qu’ils se souviennent tous que ce socialisme éducateur a pour père le libéralisme
et pour héritier le bolchevisme1. »

Après-guerre, Pie XII, ancien Secrétaire d’État du Pape Ratti, suivra fidè-
lement l’exemple de son prédécesseur lorsqu’à de nombreuses reprises il s’in-
quiétera des atteintes portées à la propriété privée, stigmatisant tour à tour
l’« étatisation », la « socialisation », la « démocratisation » et la « cogestion »
de l’économie2 : il invitait par là à se méfier de ce qui pouvait dangereusement
devenir «  une arme de combat et de lutte contre l’employeur privé comme
tel »3. Derrière la reconstruction économique du Vieux Continent, devait-on
comprendre, le spectre continuait à sommeiller  : la prétention du terrible
Léviathan à absorber la société. Le parallèle entre nationalisations démocra-
tiques et étatisme totalitaire n’était pas implicitement suggéré ; il était nom-
mément établi par le Pape, qui n’hésitait pas à exprimer sa crainte de voir
réapparaître des
« systèmes exacerbés jusqu’aux prétentions totalitaires en tous domaines, sans
autre idéal qu’un égoïsme collectif et sans autre expression qu’un étatisme
omnipotent, s’asservissant les individus comme des pions sur l’échiquier poli-
tique ou des numéros dans les calculs économiques »4.

Dans la foulée immédiate de Divini redemptoris, cf. aussi une encyclique adressée à l’Église
mexicaine : PIE XI, Lettre encyclique Firmissimam constantiam, 28 mars 1937, Acta Apostolicae
Sedis, 1937, XXIX, p. 189-199 (in A. F. UTZ, II, p. 1656-1679).
1 PIE XI, Quadragesimo anno, 122 (in A. F. UTZ, I, p. 641). Nous soulignons.
2. Prônée par nombre de catholiques sociaux, et surtout dans l’Allemagne de l’immédiat après-
guerre. Le catholicisme allemand était alors traversé par un débat autour du « socialisme chré-
tien ». Parmi les principaux protagonistes, citons ici le condisciple d’Eugen Kogon aux Frank-
furter Hefte, Walter Dirks, et le Père Eberhard Welty, à la tête de la revue dominicaine Die Neue
Ordnung  : W.  DIRKS, «  Das Abendland und das Sozialismus  », Frankfurter Hefte, 1946, 3,
p. 67-76 ; « Marxismus in christlicher Sicht », ibid., 1947, 2, p. 125-143 ; E. WELTY, « Christli-
cher Sozialismus  », Die Neue Ordnung, 1946-1947, 1, p.  39-70. À l’autre bout de l’échiquier
politique, mentionnons  : A.  SÜSTERHENN, «  Christlicher Sozialismus ?  », Rheinischer
Merkur, 1946, 48, p. 1-2 ; H. E. HENGSTENBERG, « Christentum + Marxismus. Eine Ausein-
andersetzung mit Walter Dirks », Neues Abendland, 1947, 8, p. 225-228.
3. PIE XII, Discours aux associations catholiques des ouvriers italiens, 11 mars 1945, Acta Apos-
tolicae Sedis, 1945, XXXVII, p.  68-72 (in A.  F. UTZ, J.  F. GRONER, II, p.  1434 ; M.  CLÉ-
MENT, L’Économie sociale selon Pie XII, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1953, II, p. 83).
4. PIE XII, Lettre C’est un geste à Charles Flory, Président des Semaines sociales de France,
10  juillet 1946 (in SOLESMES, 970, p.  506 ; M.  CLÉMENT, II, p.  102-105). Dans la même
veine  : PIE XII, Discours au IXe congrès de l’Union internationale des associations patronales
catholiques (UNIAPAC), 7  mai 1949, Acta Aspostolicae Sedis, 1949, XLI, p.  283-286 (in
A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1662-1666, ici p. 1664 ; M. CLÉMENT, II, p. 170-173) ; Dis-
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 143

Comme chez Pie XI, donc, aucune différence d’essence ne doit venir dis-
criminer entre la socialisation démocratique et le totalitarisme indistincte-
ment socialiste ou communiste.
« Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme
où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de
laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. [...]
C’est la raison profonde pour laquelle les Papes des encycliques sociales et
Nous-même avons refusé de déduire, soit indirectement, de la nature du
contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant, son
droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière se présente cet autre
grand problème1. »
C’est la même disqualification par le pire qui est à l’œuvre dans les dis-
cours rattien et pacellien. Sans surprise, elle appelle le même remède dont on
fantasme la capacité à faire barrage aux excès de l’étatisme : le « sain » corpo-
ratisme, que l’histoire récente n’avait, semble-t-il, pas encore condamné2.

L’histoire est ironique : c’est le Pape qui s’emploie à assimiler socialisme et


communisme qui contribue finalement, pensanteur du contexte oblige, à
poser les linéaments d’une distinction. À l’instar de son successeur, Pie XI se
situe sur un terrain doctrinalement si peu ferme qu’il joue en réalité contre sa
propre stratégie. C’est que l’obsession pontificale reste d’ériger l’Église
catholique comme le seul et unique recours. L’Église enseignante n’a qu’un
ennemi  : le «  socialisme éducateur  » (le degré de collectivisme, pourrait-on
dire, importe peu). Mais, qu’il le veuille ou non, son programme de réconci-
liation avec le libéralisme économique passe paradoxalement par une accepta-
tion implicite du socialisme (non collectiviste). L’Église a d’ailleurs trop
rabattu les deux termes (libéralisme et socialisme) l’un sur l’autre pour ne pas
se voir appliquer ce parallèle. Aussi la voie est-elle peu à peu ouverte à la
reconnaissance prochaine de la branche réformiste du socialisme, celle qui,
refusant le recours à la violence et acceptant le jeu du marché économique, ne
mérite plus d’être déclarée définitivement incompatible avec la tradition

cours au congrès international des études sociales, 3 juin 1950, Acta Apostolicae Sedis, 1950, XLII,
p. 485-488 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1623-1628 ; M. CLÉMENT, II, p. 202-206).
Pour un commentaire hagiographique de la doctrine sociale de Pie XII, cf.  M.  CLÉMENT,
L’Économie sociale selon Pie XII, op. cit., I, surtout les ch. IX et XI, ici p. 157 sq. Pour une apo-
logie du pontificat pacellien, cf. M. CLÉMENT, « Pie XII », Itinéraires, 1959, 29, p. 11-55.
1. PIE XII, Radio-message au congrès des catholiques autrichiens à Vienne, 14 septembre 1952,
Acta Apostolicae Sedis, 1952, XLIV, p. 789-793 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 307).
2. Dans un texte significativement intitulé « Nationalisation ou corporatisme ? », publié par la
très officielle Civiltà cattolica, un père jésuite italien reprenait les mises en garde pacelliennes sur
les excès des nationalisations pour immédiatement appeler à l’édification d’un corporatisme
démocratique chrétiennement inspiré. Le tout, en invoquant bien sûr la fameuse distinction rat-
tienne entre corporatisme totalitaire et corporatisme « sain » : « Seules une inexcusable ignorance
ou la mauvaise foi peuvent établir une identité quelconque entre les deux corporatismes. » (A. de
MARCO, « Nationalisation ou corporatisme ? », trad. fr. J. Thomas-d’Hoste, La Communauté
nationale, Lyon, Chronique sociale de France, 1946, p. 9-25, ici p. 25). Article paru en italien,
traduit et largement célébré par La Documentation catholique, puis repris dans le compte rendu
de la XXXIIIe session des Semaines sociales de France tenue à Strasbourg. Pour un point général
sur le sujet, cf. N. S. TIMASHEFF, « Nationalization in Europe and the Catholic Social Doc-
trine », The American Catholic Sociological Review, 1947, 8 (2), p. 111-130.
144 La subsidiarité catholique...

chrétienne1. Tel est, nous l’avons vu à propos du corporatisme, le travail d’ac-


tualisation de Quadragesimo anno : distinguer entre ce qui est tolérable mais
implicitement condamnable (le socialisme réformiste) et ce qui ne peut être
accepté par l’Église (le communisme collectiviste)2. D’autant que, parallèle-
ment, des convergences ne manquent pas de se développer entre socialisme
humaniste et doctrine sociale, au point même de donner l’impression d’une
affinité positive. Il faudra néanmoins attendre la levée des hypothèques
rattienne et pacellienne pour que ce mouvement souterrain déploie tous
ses effets. Vatican II lui apportera une consécration définitive en minorant
au maximum la critique catholique du communisme et en insistant plus réso-
lument sur la responsabilité sociale de la propriété. Entre-temps, Mater et
Magistra avait défini les termes d’une réconciliation catholique avec la socia-
lisation démocratique3. Nous y reviendrons.

2. LES RESSORTS STRATÉGIQUES DE LA DOCTRINE SOCIALE

Terminons, à ce stade, notre mise en perspective de Quadragesimo anno en


identifiant les ressorts profonds du reformatage léonien de la doctrine catho-
lique de l’État. En quoi, au-delà des innovations rattiennes, portent-ils déjà en
eux les termes de la subsidiarité ? Là encore, deux niveaux d’analyse peuvent
être distingués dans la généralisation du propos : celui des objectifs que s’as-
signent explicitement les papes ; celui des effets concrets de leur stratégie.

Rien ne serait plus faux que d’opposer un Léon XIII, Pape moderne, Pape
du catholicisme social et du Ralliement à la République4, à un Pie X, son suc-
cesseur immédiat, Pape intransigeant retournant au Syllabus de son aîné du
même nom5. Dans l’encyclique Inscrutabili Dei consilio du 21  avril 1878,
Léon XIII ne manquait pas de rappeler les dangers de la société moderne —
certes dans un style moins vindicatif que celui de son prédécesseur mais sans
rien renier, sur le fond, de la traditionnelle véhémence pontificale6. Il importe
donc de ne pas se méprendre sur le tournant léonien de la doctrine sociale et
du renouveau thomiste qui lui sert de support intellectuel. Même revu et cor-

1. PIE XI, Quadragesimo anno, 113 sq. (in A. F. UTZ, I, p. 635 sq.).


2. « Une partie [...] du socialisme [...] a versé dans le communisme : celui-ci a, dans son enseigne-
ment et son action, un double objectif qu’il poursuit [...] ouvertement, au grand jour et par tous
les moyens, même les plus violents : une lutte des classes implacable et la disparition complète de
la propriété privée. » (Ibid., 112 ; in A. F. UTZ, I, p. 633).
3. JEAN XXIII, Mater et Magistra, 1961 (in A. F. UTZ, I, p. 664-757).
4. Notons la concomitance de Rerum novarum et d’Inter sollicitudines.
5. PIE IX, Syllabus (in H. DENZINGER, 2901-2980, p. 665-673). Citons les articles 39 : « En
tant qu’origine et source de tout droit, l’État jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune
limite. » ; 19 : « L’Église n’est pas une société vraie et parfaite, pleinement libre, et elle ne jouit
pas des droits propres et constants qui lui ont été conférés par son divin fondateur, mais il appar-
tient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l’Église et les limites au sein desquelles
elle peut exercer ces droits. » ; et 59 : « Le droit consiste dans le fait matériel, et tous les devoirs
des hommes représentent un mot vide, et tous les faits humains ont force de droit. »
6. LÉON XIII, Lettre encyclique Inscrutabili, 21 avril 1878 (in SOLESMES, 57-59, p. 49-51).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 145

rigé par Léon XIII, le catholicisme social, habité qu’il se trouve par la menta-
lité médiévale de la Chrétienté, est beaucoup plus antimoderne qu’il n’y
paraît, tout comme, nous le verrons avec Pie XII, la redéfinition catholique
— antilibérale — de la démocratie. Jamais, l’Église de la doctrine sociale ne
reconnaîtra à l’État davantage qu’une autonomie conditionnelle (en cela, elle
lui refusera toujours la dignitas d’institution) : l’État est souverain à condi-
tion que l’Église soit la détentrice du dernier mot, autre manière de dire que
l’État est souverain dans son ordre. Il dispose certes de la dignité de société
parfaite mais la souveraineté des deux sociétés temporelle et spirituelle ne se
situe pas sur le même plan. Affirmer que l’Église et l’État n’appartiennent pas
au même ordre, c’est en définitive rappeler que ces deux ordres sont eux-
mêmes hiérarchisés. Aussi, comment qu’on la comprenne, la reconnaissance
par Léon XIII de la valeur temporelle de l’État s’accompagne-t-elle nécessai-
rement de son indispensable corollaire  : la supériorité ultime de l’Église en
raison d’une primauté ontologique du spirituel sur le temporel. Mais voilà
qui méconnaissait la capacité des États à subvertir la stratégie ecclésiale et à
faire sauter cette clause de conditionnalité.
Fondamentalement liés entre eux, le développement de la doctrine sociale
et le retour en force, sous la plume des papes du xixe siècle, de la notion de
societas perfecta interviennent dans un contexte précis, celui de la naissance
de la nation italienne, doublée de son pendant symétrique : la mort des États
pontificaux. En 1870, quand il s’empare de la ville de Rome, Victor Emma-
nuel II ne fait pas que parachever l’unification nationale de la péninsule Ita-
lique, il signifie au Souverain pontife la fin de son pouvoir temporel1. Cette
rupture du lien, historiquement noué, entre la primauté spirituelle du Pasteur
suprême de l’Église et la souveraineté du chef de l’État pontifical marquera
pour longtemps une brèche traumatisante dans la conscience collective du
Vatican2. C’est en riposte directe que le Siège romain déploiera des trésors
d’énergie doctrinale et mobilisera ses plus grands canonistes pour exhumer le
vieux concept de societas perfecta3. Le faisant glisser, prudence magistérielle

1. Quoique fondée sur des textes inauthentiques (la Donation de Constantin composée vers 750
et les Décrétales de Pseudo-Isidore), la justification des territoires pontificaux avait accompagné
l’Église depuis ses origines. Selon la Donation, Constantin aurait remis à Sylvestre Ier non seule-
ment les insignes impériaux mais aussi la souveraineté sur Rome, l’Italie et l’Occident.
2. Sur ce traumatisme, qualifié par Léon XIII de « funeste dissentiment entre l’Italie [...] et le
Pontificat romain », cf. LÉON XIII, Lettre autographe au Cardinal Mariano Rampolla, Secré-
taire d’État, 15 juin 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX, p. 4-27 (in A. F. UTZ, III, p. 2329-2349,
ici p. 2334-2335). On le sait, la querelle ne prendra fin qu’avec le Concordat de 1929.
3. Tel qu’issu du reformatage de la théorie des deux glaives opéré par Bellarmin. La définition de
l’Église comme société parfaite est le résultat d’un long travail d’incubation doctrinale, accéléré à
partir de 1870 mais qui s’étire sur toute la période de la seconde moitié du xixe siècle. L’exhuma-
tion du concept est principalement le fait du grand canoniste italien, le futur Cardinal Tarquini.
Avant l’épisode léonien, deux moments importants sont à relever  : 1o la lettre Cum catholica
Ecclesia publiée par Pie IX le 26  mars 1860 pour protester contre l’annexion de la Romagne,
anciennement sous le ressort territorial de la papauté. 2o le point 19 du Syllabus : « L’Église n’est
pas une société parfaite et véritable, pleinement libre, et elle ne jouit pas des droits propres et
constants qui lui ont été conférés pas son divin fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de
définir quels sont les droits de l’Église et les limites au sein desquelles elle peut exercer ces
droits. » (PIE IX, Syllabus, 19 ; in H. DENZINGER, 2919, p. 667-668).
146 La subsidiarité catholique...

aidant, de son registre juridico-étatique d’origine vers un registre théologico-


canonique, sa stratégie consistera désormais à diriger ses effets théoriques au
seul bénéfice de l’Église. La consécration léonienne du processus, qui inter-
vient en 1885 avec Immortale Dei, répond ainsi à un objectif vital : permettre
à l’Église, malgré sa dépossession territoriale, de poursuivre son existence
d’entité souveraine autosuffisante1. Le succès sera au rendez-vous  : le
dépouillement géographique du Vatican, tout comme plus tard le modus
vivendi de 1929, marquera moins un affaiblissement du Siège romain qu’une
spiritualisation de son rapport au monde. Désormais dégagée des contin-
gences et autres prosaïques servitudes de la souveraineté territoriale, l’Église
pourra pleinement s’investir dans son rôle moral et magistériel. Telle est la
séquence stratégique à l’intérieur de laquelle il faut replacer le lancement de la
doctrine sociale. Ce qu’elle perd en pouvoir réel d’administration (déréali-
sation temporelle), l’Église le compense proportionnellement en charge sym-
bolique (ressourcement spirituel). Au contraire, pour ainsi dire, du mouve-
ment qui affecte les États : l’instance temporelle gagne en réalité administrative
et technocratique ce qu’elle perd en sacralité immatérielle.
Il y a chez le Pape de Rerum novarum le souci conscient de mettre à profit
les libertés constitutionnelles du monde moderne en les plaçant au service de
la cause de l’Église. De nombreux travaux historiographiques n’ont-ils pas
par ailleurs démontré en quoi le Ralliement à la République était lui-même
peuplé d’arrière-pensées tactiques2 ? Nous n’entrerons pas dans les mailles de
ce débat, déjà largement étudié, mais voulons retenir cette invitation à la pru-
dence analytique. De Pie IX à Léon XIII, ce n’est pas le fond du message qui
change mais bien la manière de le présenter. Déplaçant en quelque sorte l’ac-
cent de la thèse vers l’hypothèse, le Pape Pecci veut clore le temps du repli
pour entrer plus résolument dans celui de la reconquête, passer d’une attitude
défensive et réactive à une stratégie offensive et combative, d’un «  catholi-
cisme politique » à une « politique catholique »3. C’est notamment par peur
d’une montée de l’anticléricalisme qu’il quitte la stratégie revancharde de
l’époque antérieure. Il ne rompt pas avec l’idéal du Prince chrétien4 ; il engage
bien plutôt les catholiques à participer à la vie publique, y compris lorsque les

1. LÉON XIII, Immortale Dei (in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057).


2. Cf. É.  POULAT, «  Ancien Régime et catholicisme intégral. D’une société chrétienne à un
christianisme social », Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 109-133 ; « Pour un grand commen-
taire de Rerum novarum », Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes : la postérité
de Rerum novarum, dir. J.-D. DURAND, op. cit., p. 269-282. Dans cette filiation, Philippe Por-
tier a complété la thèse poulatienne du maintien de l’intransigeantisme catholique par une ana-
lyse de ses conséquences pour le xxe siècle français (P. PORTIER, Église et politique en France
au XXe  siècle, Paris, Montchrestien, 1993 ; «  La philosophie politique de l’Église catholique  :
changement ou permanence ?  », Revue française de science politique, 1986, 36 (3), p.  325-341 ;
« Catholiques et politique au xxe siècle », Études, 2000, 392 (5), p. 659-668).
3. Selon Hans Maier (H. MAIER, L’Église et la démocratie. Une histoire de l’Europe politique
[1959-1988], trad. fr. I. Schobinger von Schowingen, et al., Paris, Critérion, 1992, p. 22 sq.).
4. Pour une reconstitution théorique de l’argumentaire léonien à la lumière de l’expérience amé-
ricaine, cf. J. COURTNEY-MURRAY, « Leo XIII on Church and State : The General Structure
of the Controversy », Theological Studies, 1953, 14, p. 1-30 ; « Leo XIII : Separation of Church
and State », ibid., 1953, 14, p. 145-314 ; « Contemporary Orientations of Catholic Thought on
Church and State in the Light of History », ibid., 1949, 10, p. 177-234.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 147

institutions de leur pays ne sont pas conformes à la pureté du message ecclé-


sial. Levant cette hypothèque, son objectif est précisément de réintégrer les
institutions libérales dans une conception catholique de l’État et de la société.
C’est l’inverse qui se produira, mais il n’a pu se produire, ironie de l’histoire,
qu’une fois déclenchée cette conjuration léonienne. Le maintien de l’idéal
théorique d’un ordre intégralement chrétien était semble-t-il à ce prix ; il
marquait, en pratique, l’une des dernières étapes de l’acceptation catholique
du triomphe démocratique.
Aucune adhésion positive à la démocratie moderne donc. En parlant de
démocratie sociale, de la démocratie comme attitude sociale (et non de la
démocratie politique comme forme de gouvernement), Léon XIII veut au
contraire poser les termes d’une nouvelle explication avec la modernité. Il est
très explicite sur le fait qu’il ne saurait se rallier à l’idée d’un pouvoir issu du
peuple, à l’idée d’une souveraineté directement immanente, sans mettre à bas
tout l’édifice de l’orthodoxie catholique1. Immortale Dei est particulièrement
explicite en la matière, tout comme le sera quelques années plus tard l’ency-
clique sur la démocratie chrétienne2 : un peuple qui prétendrait être détenteur
de la souveraineté ne ferait qu’usurper la puissance divine en recourant à de
fallacieuses et rudimentaires fictions juridiques (le contrat social, la volonté
générale). Ce rappel du rejet léonien de la démocratie moderne n’a d’autre
intérêt que de souligner les ressorts profonds de l’opposition catholique à
l’État. L’État moderne, tel est, encore et toujours, l’enjeu ultime. Car, en
s’opposant à la souveraineté, l’Église sait pertinemment que la logique démo-
cratique était inscrite dans l’État moderne. Dès Graves de communi, le Pape
Pecci annonce le programme qui sera systématisé par Pie XI : l’insistance sur
la bienfaisante action des catholiques à l’intérieur du corps social3. Il faudra le
drame totalitaire pour que, du bout des lèvres, le successeur du Pape Ratti
accepte la démocratie politique4.
L’Église est en quelque sorte contrainte de se placer sur le même terrain
que le libéralisme — jouer la société contre l’État — tout en prétendant poser
elle-même les termes du débat. Tel est le cheminement par lequel l’Église, via

1. LÉON XIII, Immortale Dei (in A. F. UTZ, III, p. 2020-2057).


2. LÉON XIII, Lettre encyclique Graves de communi, 18  janvier 1901, Acta Sanctae Sedis,
1900-1901, XXXIII, p. 385-396 (in A. F. UTZ, II, p. 1004-1027). Faisons ici référence, une fois
encore, à Giuseppe Toniolo (G. TONIOLO, La Notion chrétienne de la démocratie, op. cit.).
3. «  Il serait condamnable, écrit le Pape Pecci, de détourner à un sens politique le terme de
démocratie chrétienne. Sans doute, la démocratie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage
qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances actuelles,
il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens politique, et en ne lui attachant aucune autre signi-
fication que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple. En effet, les préceptes de
la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il
est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant
s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni
à la justice. » (LÉON XIII, Graves de communi ; in A. F. UTZ, II, p. 1008-1009).
4. Nous faisons référence au fameux message du Pape Pacelli radiodiffusé à Noël 1944 (PIE XII,
Radio-message au monde Sur la démocratie, 24  décembre 1944, Acta Apostolicae Sedis, 1945,
XXXVII, p. 10-23 ; in SOLESMES, 836-857, p. 447-455 ; A. F. UTZ, J. GRONER, II, p. 1722-
1738). Pour une lecture plus empathique, cf. M. PRÉLOT, « Catholicisme social et démocratie
chrétienne selon Pie XII », Mélanges A. Latreille, Lyon, Audin, 1972, p. 233-242.
148 La subsidiarité catholique...

le catholicisme libéral du xixe  siècle, rejoint subrepticement le libéralisme


pour repenser les ressorts de son ingérence spirituelle. Ayant perdu leur relais
étatique, les papes ne peuvent plus s’adresser au monarque avec l’espoir d’être
entendus ; ils doivent désormais parler à la masse. C’est précisément à cela
— s’adresser au peuple — que serviront les encycliques sociales1. À partir de
Rerum novarum, le magistère pontifical ne dialogue plus avec les seuls fidèles
catholiques ; il prend le monde entier à partie. Car les exigences de la vie
sociale dépassent désormais l’étroitesse du cercle des croyants. L’Église,
fidèle à sa mission salvifique, n’est-elle là pour tous, indistinctement — ceux
qui croient déjà comme ceux qui ne croient pas encore ? Tant que l’État était
monarchique, elle pouvait fort bien se contenter de préserver son influence
en s’assurant le soutien confortable d’un roi. La Révolution a magistralement
sonné le glas de cette séculaire alliance du Trône et de l’Autel, obligeant l’Ins-
titution à emprunter une autre voie, celle de l’alliance du peuple et de l’Autel.
De l’une à l’autre de ces deux étapes cependant, l’horizon d’adversité demeure
in fine le même : se poser contre l’État libéral, ce fils indigne d’un absolutisme
devenu athée. Le Pape n’agit plus sur les États ; il agit sur la société et sur le
peuple, mais il le fait selon la même logique qui, du temps de l’État confes-
sionnel, le conduisait à s’adresser à la conscience du monarque catholique.
L’itinéraire historique est complexe donc, qui a conduit à l’effondrement de
l’édifice théocratique, lentement construit puis souterrainement détruit par
l’Église elle-même.
On ne peut pas vraiment parler d’un intransigeantisme structurel de
l’Église qui n’autoriserait que des révisions superficielles de façade sans véri-
table sincérité. Pareille lecture suppose, comme le fait Émile Poulat, d’assi-
miler terme à terme catholicisme et intransigeantisme, d’opposer définitive-
ment catholicisme et libéralisme, au prix de réductions trop simplificatrices
(une superposition du libéralisme et de la «  bourgeoisie  », par exemple).
L’identité du catholicisme ne résiderait-elle pas moins dans un intransigean-
tisme revendiqué comme tel que dans son intégralisme inconscient, dans son
refus de la séparation libérale, dans son autocompréhension comme culture
totale irréductible à la seule sphère religieuse2 ? Face au catholicisme, l’enjeu

1. Alors qu’à l’origine les encycliques étaient uniquement destinées aux membres du collège
épiscopal (à l’ensemble des évêques du monde), elles deviendront peu à peu un outil de commu-
nication bien plus large  : pour s’adresser d’abord à l’ensemble des fidèles catholiques puis, à
partir de Léon XIII, au monde entier. À compter de l’encyclique Pacem in terris, promulguée
par Jean XXIII en 1963, le Vatican revendique explicitement de parler « à tous les hommes de
bonne volonté ». Les effets de cette mutation sont bien sûr importants sur le contenu même du
discours pontifical. L’enseignement social des papes pouvait encore revêtir une valeur normative
quand les destinataires en étaient seulement les membres de l’Église. À partir de 1963, il prend
désormais une couleur essentiellement déclarative ; ce qui, loin s’en faut, ne réduit pas son effet
locutoire. Il change tout simplement de canal de transmission.
2. Rappelons-le encore : l’intégralisme est à distinguer de l’intégrisme (cf. É. POULAT, Inté-
grisme et catholicisme intégral, Tournai, Casterman, 1969). Sans remettre en cause la pertinence
des analyses d’Émile Poulat, le concept d’intégralisme, tel que défini par Jean-Marie Donegani, a
pour but de sortir de la dualité poulatienne — intransigeantisme catholique contre libéralisme
— en y introduisant un troisième terme (J.-M. DONEGANI, La Liberté de choisir. Pluralisme
religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de la
FNSP, 1993). Jean-Marie Donegani insiste en particulier sur la nécessité épistémologique de bien
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 149

du libéralisme et du modernisme, c’est bien la séparation des ordres, la sépa-


ration de la raison et de la foi, du public et du privé, du religieux et du poli-
tique1. Comment nier, en toutes ces matières, l’antilibéralisme foncier de
l’Église romaine, son refus viscéral de la modernité politique, son hostilité
globale à la société moderne ? Soit. Mais, à trop se laisser emporter par cet
aspect des choses, n’en oublie-t-on pas les changements profonds qui, de
manière latente, travaillent la culture catholique (y compris les autorités
ecclésiales) et en font précisément un objet historique ? Dès lors, faut-il
considérer que l’adaptation du catholicisme au monde moderne s’opère de
bout en bout à l’intérieur du même logiciel intransigeant, que l’accommode-
ment des catholiques à leur temps touche l’accessoire, l’accident ou le contin-
gent et en aucun cas les principes, les fondements, la substance ? Nullement.
Ce serait prêter au catholicisme une capacité omnisciente de maîtrise de lui-
même. À rebours, il importe de distinguer à l’intérieur de l’intransigeantisme
catholique ce qui est conjoncturel de ce qui est structurel, ce qui est inten-
tionnel de ce qui est souterrain, ce qui est manifeste de ce qui est latent ; de ne
pas réduire les catholiques (dont les papes) à un catholicisme fantasmé.
N’en déplaise à Émile Poulat, l’Église peut très bien rester intégraliste tout
en amendant l’intransigeantisme de ses origines. Redisons ici ce que nous
écrivions plus haut  : c’est l’idéologie libérale qui est en cause et non le fait
libéral, lequel, bon gré mal gré, que l’Église le veuille ou non, finit par s’im-
poser dans le mouvement de l’histoire2 ?

Le repérage historique pourrait se résumer ainsi : sous la menace du socia-


lisme, Rerum novarum amorçait l’acclimatation de l’Église au régime démo-
cratique sur le terrain social ; sous la menace du communisme, Quadragesimo
anno amorce l’acclimatation de l’Église au régime capitaliste sur le terrain
économique ; Vatican II tirera les conséquences de ces deux étapes sur le ter-
rain politique. La hantise de Léon XIII était le socialisme ; celle de Pie XI le
communisme. C’est par peur du socialisme que Léon XIII a entamé un rap-
prochement — timide et circonscrit, certes — entre doctrine catholique et

distinguer entre le discours des acteurs eux-mêmes et le discours des analystes. « Comment faut-
il entendre certaines notations d’Émile Poulat se démarquant si peu des propos qu’elles ana-
lysent qu’il devient parfois difficile de cerner le passage de la pensée ecclésiastique objet de
l’analyse à la pensée du sociologue auteur de l’analyse. » (Ibid., p. 168).
1. Sur la crise moderniste dans le catholicisme français au tournant des xixe-xxe, cf. É. POULAT,
Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962 ; « La crise du moder-
nisme dans l’Église catholique. Prolégomènes à une réflexion sur l’orthodoxie », Formation et
défense des « orthodoxies » dans les églises et les groupements d’inspiration politique, Gembloux,
Duculot, 1987, p. 170-190 ; P. COLIN, L’Audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le
catholicisme français, 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
2. Émile Poulat lui-même en convient mais peut-être n’en tire-t-il pas toutes les conséquences :
« Ce qui s’est imposé, écrit-il, est-ce bien le libéralisme ou plus simplement, le fait accompli, la
situation nouvelle ainsi créée qui, en se consolidant, a rejeté dans le passé, définitivement, tout ce
qui ne répond plus à sa réalité ? » (É. POULAT, Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 162-163 ;
«  Pour une meilleure compréhension de la démocratie chrétienne  », art. cit., p.  31). Dans la
continuité de son maître ouvrage  : É.  POULAT, «  La modernité à l’heure de Vatican II  »,
Le Deuxième Concile du Vatican, Rome, École française de Rome, 1989, p. 809-826.
150 La subsidiarité catholique...

démocratie sociale ; c’est par peur du communisme que Pie XI a entamé un


rapprochement entre doctrine catholique et capitalisme libéral. Le propre de
la subsidiarité est de révéler cette profonde connivence, qui prend la forme
d’une conspiration innocente entre libéralisme et catholicisme1. Nous cer-
nons un peu mieux leur terrain d’entente au-delà de l’opposition doctrinale
revendiquée, au-delà du discours des acteurs eux-mêmes  : le fait accompli
du libéralisme identifie État et politique pour, en quelque sorte, protéger
la société de son emprise. À cette fin, il fallait distinguer entre démocratie
sociale et socialisme politique. C’est tout l’objet de Rerum novarum puis de
Quadragesimo anno à sa suite. Aujourd’hui encore, la réconciliation du
catholicisme avec la réalité moderne, telle que parachevée par le Concile
Vatican II, n’efface pas les stigmates du refus doctrinal de la politique libérale
(l’État moderne)2. Le corporatisme de Quadragesimo anno n’était pas qu’une
simple recette d’ingénierie technique pour les Temps modernes, il se présen-
tait comme une solution de rechange pour remplacer la démocratie politique.
Il faudra, tout à la fois, la compromission totalitaire du mot d’ordre corpora-
tiste, la disqualification des idéaux réactionnaires du conservatisme politique
et l’inquiétante poussée de l’idéologie communiste, pour que Pie XII daigne
entériner le fait démocratique3.

3. D’AUGUSTIN À THOMAS, LE SYSTÈME SOCIAL-SPIRITUEL

La doctrine sociale de l’Église en général et la subsidiarité en particulier tirent


leurs principes des plus hautes sphères de la théologie et de l’anthropologie
chrétiennes. S’il fallait extraire le concept de subsidiarité de son propre
espace-temps pour lui donner un sens moins enfermé dans un contexte his-
torique réduit, celui précisément de la doctrine sociale, nous le définirions de
la manière suivante en trois propositions successives et complémentaires  :
subsidiarité logique de l’hypothèse terrestre par rapport à la thèse céleste, du
relatif par rapport à l’absolu4 ; subsidiarité théologique de l’ordre temporel

1. « Le principe de subsidiarité, avoue Chantal Delsol, veut échapper à cette alternative [libéra-
lisme-socialisme]. Il finit pourtant, après une histoire complexe, par s’inscrire dans une problé-
matique libérale au sens contemporain du terme. » (C. MILLON-DELSOL, « La subsidiarité
dans les idées politiques », La Subsidiarité. De la théorie à la pratique, op. cit., 1995, p. 45).
2. En témoigne de manière très nette la structuration de la Constitution pastorale Gaudium et
spes. Le chapitre consacré à « La communauté politique » fait suite, par ordre de priorité, à celui
relatif au mariage, à celui afférent à la culture et à celui traitant de la vie économique
(DEUXIÈME CONCILE du VATICAN (VATICAN II), Constitution pastorale De Ecclesia
in Mundo Huius Temporis (Gaudium et spes), 7  décembre 1965, Acta Apostolicae Sedis, 1966,
LVIII, p. 1025-1115, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum Vaticanum II, 1966, p. 681-751 ;
in A. F. UTZ, I, p. 814-969 ; H. DENZINGER, 4301-4345, p. 911-934). Nous y reviendrons.
3. Jusqu’à la fin de son pontificat, nous y reviendrons, le Pape Pacelli ne manquera pas une occa-
sion de signaler les limites infranchissables de ce nouveau compromis avec le fait démocratique.
En témoignent les différents anathèmes lancés à l’encontre de la nouvelle génération de théolo-
giens catholiques mieux disposée à un dialogue avec la modernité et les Lumières : Marie-Domi-
nique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac, Karl Rahner, John Courtney Murray.
4. E.  TROELTSCH, Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht
[1911], Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, op. cit., 1922, II, p. 166-191.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 151

profane par rapport à l’ordre spirituel sacré ; subsidiarité praxéologique de la


liberté humaine par rapport à la paix sociale du Christ sauveur et ressuscité.
Déconstruite en tant que concept historique, la subsidiarité, désormais
comprise au sens heuristique du terme, peut aider à reconstituer la théorie
catholique de l’État, au moyen d’un décryptage de ses racines théologiques et
d’une réinsertion dans l’économie divine de la sotériologie chrétienne.
Principe de régulation des rapports entre les ordres (non pas au sens de cor-
porations, bien sûr, mais au sens de sphères), elle repose ultimement sur une
matière théologico-politique, elle-même travaillée par un conflit «  perma-
nent »1, auquel la sécularisation ou la laïcisation — comme on voudra — se
garde bien d’avoir mis fin2. L’histoire n’a-t-elle pas révélé combien la sphère
d’action des deux souverainetés n’était pas délimitable une fois pour toutes ?
N’a-t-elle pas révélé combien l’État moderne était moins marqué par sa
sécularisation que par sa « légitimation sacrale »3 ? Mais n’y aurait-il pas là, en
réalité, les deux faces d’une même « sortie de la religion » simplement consi-
dérée d’un point de vue différent ?
Pareillement, le système ecclésial de contournement du politique est à
double détente : une détente spirituelle bien connue qui secondarise le monde

1. En référence ici à C. LEFORT, « Permanence du théologico-politique ? » [1981], Essais sur le


politique, op. cit., p. 275-329. Cf. également J.-F. COURTINE, « L’héritage scolastique dans la
problématique théologico-politique de l’âge classique », L’État baroque, éd. H. MÉCHOULAN,
Paris, Vrin, 1985, p. 89-118 ; Nature et empire de la loi, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, Vrin, 1999,
p. 9-43 ; « À propos du “problème théologico politique” », Droits, 1993, 18, p. 109-118 ; « Pro-
blèmes théologico-politiques », Nature et empire de la loi, op. cit., p. 163-175.
2. Sécularisation au sens de Max Weber (M. WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capita-
lisme [1904-1905, 1920], trad. fr. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2004) tel que repris et amplifié
ensuite par Marcel Gauchet (processus interne au christianisme par lequel il accomplit sa voca-
tion) (M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit.). Pour se prémunir contre cer-
tains usages abusifs de la thèse wébérienne, cf. C. COLLIOT-THÉLÈNE, « Rationalisation et
désenchantement du monde », Archives de sciences sociales des religions, 1985, 89, p. 61-81, ici
p. 71-77. Avant même la démonstration de Marcel Gauchet, à partir d’un point de vue chrétien,
cf.  D.  BONHÖFFER, Le Prix de la grâce [1937], trad. fr. R.  Revet, Genève, Labor et Fides,
1962. Pour une synthèse sur la notion, cf. G.  MARRAMAO, «  Säkularisation  », Historisches
Wörterbuch der Philosophie, Bâle, Schwabe, 1992, VIII, col. 1133-1161 ; G. COTTIER, « Signifi-
cation chrétienne de la sécularisation », Nova et Vetera, 1981, 16 (1), p. 14-35.
3. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde, op. cit., p. 229. Contre Carl Schmitt et, plus
en amont encore, contre les thèses de Ludwig Feuerbach, abondamment exploitées à sa suite, par
Karl Löwith (L.  FEUERBACH, L’Essence du christianisme [1841], trad. fr. J.-P Osier,
J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2008 ; K.  LÖWITH, Histoire et Salut [1949, 1953], trad. fr.
M.-C. Challiol-Gillet, S.  Hurstel, J.-F. Kervégan, Paris, Gallimard, 2002), Hans Blumenberg
s’est attaché à faire ressortir le mouvement d’auto-affirmation (Selbstbehauptung) humaine à
l’œuvre dans la modernité. Les Temps modernes seraient moins ceux d’une Umsetzung (simple
mutation historique de l’ancien dans le nouveau), que ceux d’une ambitieuse Umbesetzung : un
complet réinvestissement humain du monde aux fins de conquérir la nature. Aussi a-t-il remis en
cause le fameux « théorème de la sécularisation » : « Ce qui, écrit-il, dans le processus interprété
comme sécularisation, s’est passé le plus souvent [...], ne peut être décrit comme “mutation”
de contenus authentiquement théologiques qui en s’aliénant d’eux-mêmes seraient devenus
séculiers, mais comme “réinvestissement” de positions de réponses devenues vacantes dont les
questions correspondantes ne pouvaient être éliminées. » (H. BLUMENBERG, La Légitimité
des Temps modernes [1966-1988], trad. fr. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, Paris, Galli-
mard, 2008, p. 73 sq., ici p. 75, et « Théologie politique I et II », p. 98-111 ; C. SCHMITT, Théo-
logie politique I, II [1922, 1969], trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, spécialement
« État actuel du problème de la Légitimité des Temps modernes » [1969], p. 167-182).
152 La subsidiarité catholique...

temporel ; une autre, moins connue, qui est pourtant consubstantielle-


ment liée à la première : une détente sociale. Parce qu’ils appartiennent à la
communauté suprême de l’univers, les hommes sont en mesure de se sous-
traire au primat de la politique. Parce qu’ils sont appelés à un destin spirituel,
ils ne sont pas seulement subordonnés à une communauté terrestre ni liés
entre eux en raison d’une finalité temporelle ; chacun dispose d’une fin surna-
turelle qui dépasse le bien commun naturel et la peccabilité du siècle. Mais ce
qu’on interprète trop rapidement comme une indifférence évangélique au
monde, loin d’équivaloir à une simple fuite hors du monde, correspond à
l’établissement d’une modalité particulière de rapport au monde. À écouter
attentivement le message chrétien, on comprend même qu’en son sein le
social finit par revêtir une essence proprement divine1. Si l’on accepte de
considérer, selon le dogme nicéen de la Trinité2, que Dieu est une substance
faite de trois personnes, alors il faut en conclure que des rapports sociaux
existent au sein même de l’hypostase divine. Si l’on accepte, en outre, de
considérer que l’homme a été créé à l’image de Dieu, alors il faut conclure
que les rapports sociaux entre les hommes sont divinement établis.
« Miroir imparfait de son modèle, de Dieu en sa Trinité, — qui par le mystère
de l’Incarnation a racheté et exalté la nature humaine, — la vie sociale, dans
son idéal et dans sa fin, possède, à la lumière de la raison et de la Révélation,
une autorité morale et un caractère absolu dominant toutes les vicissitudes
des temps, une force d’attraction qui, loin de s’amortir ou de s’épuiser du fait
des déceptions, des erreurs, des échecs, meut irrésistiblement les esprits les
plus nobles et les plus fidèles au Seigneur, à reprendre, avec une énergie
retrempée, avec une nouvelle connaissance, de nouvelles études, moyens et mé-
thodes, ce qui en d’autres temps et en d’autres circonstances avait été vaine-
ment tenté3. »

1. Pour une démonstration approfondie de l’entremêlement des plans économique (l’agir fonc-
tionnel) et ontologique (l’être théologique) dans le message chrétien, cf. Y. M.-J. CONGAR,
«  Le moment “économique” et le moment “ontologique” dans la Sacra Doctrina (Révélation,
théologie, Somme théologique) », Mélanges M.-D. Chenu, Paris, Vrin, 1967, p. 135-187.
2. PREMIER CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 19 juin 325 (in H. DENZINGER, 125-
126, p. 39-42). « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres
visibles et invisibles. Et en notre seul Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu, né du Père, unique
engendré, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de
vrai Dieu, né, non pas créé, d’une unique substance avec le Père, par qui tout a été fait, ce qui est
dans le ciel et ce qui est sur la terre, qui à cause de notre salut est descendu et s’est incarné, s’est
fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, viendra juger les
vivants et les morts. Et en l’Esprit Saint. Ceux qui disent : “Il était un temps où il n’était pas” et
“Avant d’être né il n’était pas” et “il est devenu à partir de ce qui n’était pas”, ou qui disent que
Dieu est d’une autre substance ou essence, ou qu’il est susceptible de changement ou d’altéra-
tion, ceux-là l’Église catholique les anathémise. » Cette formule sera consacrée et amplifiée en
381 par l’amorce du Filioque de l’Église latine (PREMIER CONCILE de CONSTANTI-
NOPLE, Profession de foi, 30 juillet 381 ; in H. DENZINGER, 150, p. 56-58). Sur la question de
la  Trinité, cf. R.  BRAGUE, «  Un Dieu un  » [1983], Du Dieu des chrétiens, et d’un ou deux
autres, Paris, Flammarion, 2008, p. 77-113 ; C. THÉOBALD, « La foi trinitaire des chrétiens et
l’énigme du lien social  : contribution au débat sur la “théologie politique”  », Monothéisme et
trinité, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1991, p. 99-137.
3. PIE XII, Radio-message au monde L’Ordre intérieur des États, 24  décembre 1942, Acta
Apostolicae Sedis, 1943, XXXV, p. 9-24 (in SOLESMES, 772-821, p. 420-440, ici 777, p. 423-424 ;
A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 102-123, ici p. 106 ; M. CLÉMENT, II, p. 52-66).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 153

Cette double détente spirituelle et sociale se rapporte en définitive à la


double dimension du message chrétien, lui-même incarné par la double nature
du Christ : désinvestissement religieux de toutes les figures terrestres préten-
dant incarner la collectivité humaine, puis réévaluation du monde, ce monde
dignifié par le Christ Sauveur, qui a scellé pour toujours la coparticipation du
divin et de l’humain. Mais le second moment de la réévaluation aura toujours
besoin du premier pour exister, de même que le Fils aura toujours besoin d’un
Père pour advenir. Peut-être le catholicisme n’a-t-il pas de programme poli-
tique ou économique à proposer (aucun projet clef en main ne lui a été révélé),
reste que, fort de son message évangélique, il ne manque pas d’appeler au
règne social du Christ, via la présence irradiante de l’Église dans la société.
Du point de vue ecclésial, il y a subsidiarité du politique par rapport au
social comme il y a subsidiarité du temporel vis-à-vis du spirituel. Brandir
avantageusement la dimension sociale du catholicisme, ce n’est donc pas
révéler sa supposée capacité naturelle à attribuer une dignité propre au monde
d’ici-bas, c’est bien davantage considérer sa conception résiduelle du tem-
porel. Le social du catholicisme : ce qui reste du politique une fois affirmée
l’ontologique supériorité du spirituel chrétien1. Rien de bien étonnant, donc,
à ce que la relecture thomiste d’Aristote transforme immanquablement
le politique en social2. Simple effet naturel de christianisation doctrinale, en
somme, qui trouve à se loger dans cette épithète — substantivée pour l’occa-
sion — tant célébrée depuis lors par l’Église — par son clergé comme par ses
clercs. Dans un cas (Aristote), le politique irradie toutes les activités humaines ;
dans l’autre (Thomas), le spirituel l’inhibe pour n’en laisser subsister sur terre
qu’une forme rebutée. Social, en définitive, le catholicisme l’est par construc-
tion. Nombreux seront ainsi les catholiques qui rechigneront devant l’accole-
ment d’une épithète redondante à un substantif autosuffisant, soulignant par
là le caractère pléonastique de l’expression catholicisme social. Pensons à La
Tour du Pin, horrifié devant l’idée d’un socialisme chrétien3. Pensons, dans
une autre veine, au Père de Lubac, tout dévoué au décryptage des « aspects
sociaux du dogme » catholique :
« Le catholicisme, écrivait-il en 1938, est essentiellement social. Social au sens le
plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine
des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, en son centre le plus mys-

1. Notons la parenté avec l’anthropologie libérale et marxiste. Considérant que l’homme se


réduisait à un « ensemble de rapports sociaux », que le politique n’était pas autre chose qu’une
émanation de l’infrastructure matérielle et économique, Marx s’opposait logiquement à la défini-
tion aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon. (K. MARX, Les « Thèses » sur Feuer-
bach [1845], éd. fr. P. Macherey, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, ici la Thèse VI, p. 137).
2. Ainsi que l’a bien relevé Hannah Arendt. Son jugement dépréciatif sur le social (la société
libérale), nous y reviendrons, est bien sûr dépendant de son analyse de la notion de travail, à
savoir la dégradation qu’elle identifie, dans la passage à la modernité, de la logique de l’agir (la
praxis) à la logique du faire (la poesis), du travail comme simple nécessité biologique au travail
productif érigé au sommet de la hiérarchie des activités humaines (H. ARENDT, Condition de
l’homme moderne [1958], trad. fr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 76 sq. ; Qu’est-ce
que la politique ? [1958], trad. fr. S. Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 1995, p. 108 sq.).
3. À ce socialisme chrétien, La Tour du Pin oppose le « christianisme social » qu’il qualifie de
« pléonasme » (R. de LA TOUR DU PIN, « Du régime corporatif », op. cit., p. 38).
154 La subsidiarité catholique...

térieux, dans l’essence de sa dogmatique. Social à tel point que l’expression


“catholicisme social” aurait toujours dû paraître un pléonasme1. »

Deux anthropologies chrétiennes s’opposent, se plaît-on à répéter : le cou-


rant augustinien et le courant thomiste2. Confort — ou paresse — intellectuel
aidant, cette présentation pédagogique des choses a pris un tour très rigide,
presque dramatique. D’un côté, Augustin pour qui la nature humaine est irré-
médiablement pécheresse et doit humblement s’en remettre à la grâce divine ;
pour qui, donc, l’État (permettons-nous encore une fois cette facilité de voca-
bulaire) doit s’interpréter comme une conséquence du Péché originel, un
remède divin imposé à l’homme corrompu. De l’autre, le schéma thomiste,
dans lequel l’État s’interprète comme une instance temporelle dont la néces-
sité ne découle pas de la Chute mais d’un instinct social qui la précède, de la
sociabilité naturelle, de l’homme. Un homme qui n’a pas été irrémissiblement
corrompu et qui, donc, n’a pas à s’en remettre, en totalité, à la grâce de Dieu.
Le système social-spirituel, tel qu’ici reconstitué pour décrypter la subsidia-
rité, nous conduit à réviser cette opposition canonique3. Dans la subsidiarité, se
joue peut-être quelque chose comme une synthèse entre la grâce d’Augustin et
la nature de Thomas, entre l’humilité augustinienne de la grâce et la confiance
thomiste dans la nature. Les deux dimensions, en somme, ne feraient-elles pas
système, éclairant chacune l’une des faces solidaires de la pensée catholique de
l’État (ou de ce qui tient lieu d’État dans la pensée catholique) ?
La difficulté à appréhender pareille question vient de ce que l’habitude
routinière a été prise, via la doctrine sociale, de faire procéder le concept de
subsidiarité de la seule philosophie thomiste4. Si une telle interprétation pos-

1. H. de. LUBAC, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Le Cerf, 1938, p. IX. Cf. aussi
R. COSTE, Les Fondements théologiques de l’Évangile social, Paris, Le Cerf, 2002.
2. Pensons, par exemple, aux analyses canoniques dues à Georges de Lagarde et Walter Ull-
mann : G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Âge, I-V [1934-
1946], op. cit., 1956-1970 ; W.  ULLMANN, The Individual and Society in the Middle Ages,
op. cit. Parmi une littérature surabondante, cf. quatre autres auteurs essentiels : E. CASSIRER,
Le Mythe de l’État [1946], trad. fr. B. Vergely, Paris, Gallimard, 1993, p. 113-163 ; M. VILLEY,
« La théologie chrétienne et la philosophie du droit du ve au xiiie siècle » [1961-1962], La Forma-
tion de la pensée juridique moderne, op. cit., p.  107-175 ; E.  L. FORTIN, «  Saint Augustin  »,
Histoire de la philosophie politique [1963-1987], éd. L.  STRAUSS, J.  CROPSEY, trad. fr.
O. Sedeyn, Paris, PUF, 1999, p. 191-222 ; « Saint Thomas d’Aquin », ibid., p. 269-297 ; « Augus-
tine, Thomas Aquinas and the Problem of Natural Law  », Mediaevalia, 1978, 4, p.  180-208 ;
L.  DUMONT, Essais sur l’individualisme, op. cit. (spécialement «  La catégorie politique et
l’État à partir du xiiie  siècle  » [1965], p.  35-81, ici p.  82  sq.). Pour une synthèse raisonnée,
cf. P. J. WEITHMAN, « Augustine and Aquinas on Original Sin and the Function of Political
Authority », Journal of History of Philosophy, 1992, 30 (3), p. 353-376.
3. Cf., ici, les travaux en cours d’Alain Boureau sur les prémisses scolastiques de la séparation
entre Église et État, que l’historien se garde bien, cependant, d’interpréter à l’aune de l’augusti-
nisme. Reste le message de limitation, de «  cantonnement religieusement motivé  », qui fait se
rencontrer le thomisme scolastique avec les anciennes élaborations augustiniennes (A.  BOU-
REAU, La Religion de l’État. La construction de la République étatique dans le discours théolo-
gique de l’Occident médiéval (1250-1350), Paris, Les Belles Lettres, 2006, ici p. 119). Alain Bou-
reau se réfère ici (Ibid., p. 120 sq.) au livre important, encore peu connu en France, de Matthew
Kempshall (M.  KEMPSHALL, The Common Good in Late Medieval Political Thought,
op. cit.), qui dédramatise fortement l’opposition entre augustinisme et thomisme.
4. Soit dans une perspective hagiographique, soit dans une perspective critique. Pour un exemple
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 155

sède bien sûr sa part de vérité, elle n’en présente pas moins l’inconvénient de
se situer d’emblée dans une perspective interne au magistère et de ne pas
rompre avec le discours des papes sur eux-mêmes. Or, au-delà du problème
de la relecture pontificale de l’Aquinate, trop se focaliser sur la Somme théo-
logique ne permet pas de comprendre ce que la doctrine ecclésiale de l’État
emprunte très directement à Augustin, en tout cas à une fibre qui n’est pas le
thomisme officiellement affiché. Nous voulons ici mettre au jour cette
dimension augustinienne du principe de subsidiarité en tension avec le tho-
misme foncier dans lequel il a originellement prétendu se définir. En retour,
le concept de subsidiarité permet de dédramatiser la césure entre les deux
grands penseurs du corpus catholique : saint Augustin est moins augustinien
qu’il n’y paraît, pourrait-on dire, saint Thomas moins thomiste1. Faut-il le
rappeler, le thomisme n’a jamais été un rejet de l’augustinisme ; il a simple-
ment voulu procéder à un mariage entre christianisme et aristotélisme ; d’où
une tension de laquelle des aspérités fortement augustiniennes ont pu res-
sortir, tendant parfois à effacer le compromis initial. Le propre révolution-
naire de l’Aquinate fut de poser cet axiome somme toute assez rudimentaire :
pour qu’il y ait la grâce, il faut d’abord qu’il y ait la nature, non plus la nature
aristotélicienne du cosmos païen mais la nature chrétienne de l’ordre divin
(seule voie d’accès à la connaissance de Dieu). Là où Augustin disait peu ou
prou l’inverse  : l’humilité évangélique comme riposte à la magnanimité
païenne (romaine — et non grecque — en l’occurrence)2. Pour le reste, saint
Thomas reconduit l’essentiel de la théologie augustinienne en déplaçant déci-
sivement le curseur théorique, en reformulant la notion de grâce et en chan-
geant le vocabulaire. Par sa réconciliation du christianisme primitif avec la
nature, il ajoute sa pierre, il ne détruit pas l’édifice initial : la grâce n’abolit pas
la nature, disait-il (gratia non tollit naturam) ; elle la parfait3.

symptomatique de la seconde option, cf. l’ouvrage précité du sociologue autogestionnaire René


Lourau, qui s’attache à opposer conception thomiste de la grâce suffisante et conception augusti-
nienne (ici janséniste) de la grâce divine pour démontrer qu’en définitive la subsidiarité — issue,
selon lui, du thomisme — s’inscrit dans une malencontreuse et condamnable « logique étatiste »
(R. LOURAU, Le Principe de subsidiarité contre l’Europe, op. cit., p. 103-134).
1. Précisons encore que nous reviendrons plus bas sur saint Paul et sur la question de l’augusti-
nisme politique. Cette perspective d’interprétation nous a été inspirée par la lecture de l’ouvrage
classique de Heinrich Rommen : H. A. ROMMEN, The State of Catholic Thought, op. cit. Men-
tionnons, ici, deux commentaires qui ont contribué à nous mettre sur la voie  : L.  STRAUSS,
« Seize jugements critiques » [1939-1951], Qu’est-ce que la philosophie politique ? [1959], trad. fr.
O.  Sedeyn, Paris, PUF, 1992, p.  267-270 ; et W.  P. HAGGERTY, «  Heinrich Rommen on
Aquinas and Augustine », Laval théologique et philosophique, 1998, 54 (1), p. 163-174.
2. Cf. la relecture par Pierre Manent du dialogue entre Aristote et saint Thomas, qui réunit
l’Aquinate et saint Augustin autour d’une même anthropologie de l’humilité chrétienne : « En
vérité, l’humilité chrétienne coupe, si je puis dire, à angle droit la magnanimité antique,
puisqu’elle consiste à reconnaître l’essentielle dépendance humaine  : chacun doit savoir avec
netteté et sentir avec intensité qu’il a reçu et continue de recevoir sa vie et son être d’un autre que
lui.  » (P.  MANENT, La Cité de l’homme [1994], Paris, Flammarion, 1997, p.  286). Cf., par
exemple, THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit, III, p. 911-912 (IIa IIae, q. 161, a. 1).
3. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 161 (Ia, q. 1, art. 8 ad 2). Pour une
application de cet axiome à la distinction entre fidèles et infidèles, cf. ibid., III, p. 84-85 (IIa IIae,
q. 10, a. 10) ; et aux gouvernants apostats, cf. ibid., III, p. 94-95 (IIa IIae, q. 12, a. 2 c).
156 La subsidiarité catholique...

Saint Augustin tout d’abord. Selon l’évêque d’Hippone, la Faute a rendu


inaccessible aux hommes tout idéal adamique d’autonomie parfaite. Avec le
Péché, explique-t-il, ils ont irrémissiblement perdu leur état d’innocence
(status innocentiae) et cette perte est définitive car le Péché originel est héré-
ditaire1. En affirmant contre Pélage ce principe d’une transmission de la
Faute, Augustin veut signifier l’incapacité de la nature humaine à parvenir au
salut sans le secours de la grâce. Il montre aussi que le politique est devenu
inatteignable à l’homme, et qu’à défaut de le comprendre il se condamnera à
la vanité pélagienne ou à l’orgueil prométhéen. Irréductiblement viciée, toute
société humaine, même la meilleure, ne pourra jamais plus être sauvée ici-bas.
La cité terrestre serait-elle alors l’incarnation de la cité du Diable ? En
aucun cas. Le croire reviendrait à oublier qu’Augustin combattit le mani-
chéisme tout autant que le pélagianisme. Contre Mani, en effet, la théologie
du Docteur africain ne se laisse enfermer dans aucun dualisme2, elle fonc-
tionne selon un schéma ternaire : la cité de Dieu, la cité du Diable, la cité des
hommes3. Ni sainte ni diabolique, la cité des hommes figure et représente
tout simplement la société terrestre, le social tel qu’il se déploie dans l’his-
toire. Intercalé entre les deux principes du Bien et du Mal, ce social-historique
est travaillé par la coprésence des deux principes augustiniens (les deux
cités)4 ; il n’est la réalisation ni de l’un ni de l’autre. Il n’est pas la réalisation de
la cité de Dieu parce que l’accomplissement de cette dernière est reporté à la
fin des temps. Il n’est pas la réalisation de la cité du Diable parce que le Mal
n’est pas une valeur substantielle mais une négation du Bien. Chez Augustin,
l’histoire ne saurait d’ailleurs être laissée au hasard, elle trouve sa vérité dans
l’évidence d’une fin fixée par avance  : la victoire définitive de la cité divine
(décrite au dernier livre)5.

1. D’où les explications augustiniennes sur l’esclavage humain, cf. AUGUSTIN, La Cité de
Dieu, op. cit., III, p.  125-127 (liv.  XIX, ch.  15). Plus généralement, cf. ibid., II, p.  105-141
(liv. XIII) ; II, p. 145-192 (liv. XIV). Mentionnons ici le mot sévère de Job : « C’est Lui [Dieu]
qui fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » (Livre de Job, XXXIV, 30).
À travers sa critique du pélagianisme, saint Augustin s’attache à pointer le risque prométhéen de
l’orgueil humain. Les élus de Dieu, les citoyens de la cité de Dieu n’ont pas conscience de leur
élection, en ce que la prédestination divine échappe à la connaissance des hommes. L’élection
divine est le fait de la grâce, en aucun cas celui des mérites humains. « Chacun reconnaît, écrit-il,
que c’est par une bonté toute gratuite, non par ses mérites, qu’il est arraché au mal, quand il se
voit dégagé de la société de ces hommes dont il aurait dû partager le juste châtiment.  »
(AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., II, p. 189-190 ; liv. XIV, ch. 26).
2. Sur le fondement du fameux extrait déjà cité (Ibid., II, p. 191 ; liv. XIV, ch. 28).
3. Sur ce point, outre les travaux de Robert A. Markus (R. A. MARKUS, Saeculum. History and
Society in the Theology of St. Augustine [1970], Cambridge, Cambridge University Press, 2007),
on pourra se reporter aux analyses de l’historien Henri-Irénée Marrou (H.-I. MARROU,
«  Civitas Dei, civitas terrena  : num tertium quid ?  », Studia patristica, éd. K.  ALAND,
F. L. CROSS, Berlin, Akademie Verlag, 1957, II, p. 342-351 ; Saint Augustin et l’augustinisme,
Paris, Le Seuil, 1956) et à un article synthétique de Charles Journet (C. JOURNET, « Les trois
cités : celle de Dieu, celle de l’homme, celle du diable », Nova et Vetera, 1958, 33, p. 25-48).
4. Ils ne seront distingués qu’au jour du Jugement dernier (Ibid., III, p. 149-221 ; liv. XX). « Car
les deux cités s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement les
sépare.  » (Ibid., I, p.  75 ; liv.  I, ch.  35). Cf. aussi ibid., II, p.  145-192, p.  195-247, p.  252-314,
p. 318-368 (liv. XV-XVII) ; III, p. 12-89 (liv. XVIII).
5. Ibid., III, p. 283-357 (liv. XXII).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 157

À l’aune de cet horizon eschatologique, le fameux chapitre XIX sur les


« rapports mutuels des deux cités » trouve véritablement à s’éclairer1. Tout le
propos politique de l’évêque d’Hippone s’insère en effet dans ce moment
précis — transitoire — situé entre la Chute et le Jugement dernier. Dès lors,
l’unique question temporelle qui vaille se réduit à la seule gestion du transi-
toire, du temporaire : ce temporel en attente de l’essentiel2. Question unique
mais question tragique, dans la mesure où les élus de Dieu (les futurs citoyens
du Ciel) sont fatalement conduits à vivre avec les réprouvés — perplexae, per-
mixtae — dans la même cité. De là le tribunal de l’eschatologie qui rétablit
l’asymétrie nécessaire entre le spirituel de l’Église et le social de l’État.
L’Église et l’État  : deux corps mélangés contenant à la fois des élus et des
réprouvés, mais l’un est sanctifié, l’autre ne l’est pas, l’un préfigure la com-
munauté éternelle des rachetés, l’autre reste condamné à l’ici-bas3. Augustin
livre ici la formulation la plus aboutie du régime d’attente propre au christia-
nisme : celui d’un horizon parousiaque déjà déterminé. Mais l’avènement de
la cité de Dieu se faisant attendre, il revient à l’Église de prendre institution-
nellement en charge cette pérégrination indéfiniment prolongée ; il revient à
la médiation ecclésiale d’assurer le scellement de ce compromis dilatoire.
Aussi l’Église est-elle eschatologiquement la cité de Dieu en un sens
où aucun État ne pourra jamais être la cité des hommes4. Des institutions ter-
restres pourront bien exister, une seule, cependant, méritera la véritable
dignité d’Institution.

Saint Thomas ensuite. Son dialogue avec l’évêque d’Hippone tient en deux
mots : la nature d’une part, la Providence de l’autre. À trop insister sur la pre-
mière dimension, on oublie qu’elle prend place à l’intérieur de la seconde. En

1. Ibid., III, p. 91-146 (liv. XIX).


2. La scolastique aristotélicienne retravaillera cette conception augustinienne du temps en for-
malisant la notion d’aevum. Non plus un régime d’historicité fondé sur une partition duale entre
éternité du Créateur et temps transitoire de l’homme, mais un monde terrestre infiniment
durable. Catégorie intermédiaire de la temporalité qui, chez Thomas, restait réservée aux anges.
3. L’eschatologie augustinienne repose sur un dilemme fondamentalement asymétrique, qui
s’origine non dans la Création mais dans le Péché (car le mal n’est qu’une négation humaine du
bien créé par Dieu). Contre Mani, Augustin refuse le dualisme égalitaire entre le bien et le mal.
La sagesse du plan divin et la bonté de la volonté de l’Au-delà n’ont pu créer le mal. Sur la thèse
de la non-substantialité du mal (héritée de Platon et du courant néoplatonicien), cf. les analyses
du Père Garrigues (J.-M. GARRIGUES, Dieu sans idée du mal, Limoges, Critérion, 1982). Sur
le rapport asymétrique entre les deux cités, cf. R.  KOSELLECK, «  La sémantique historico-
politique des concepts antonymes asymétriques » [1975], Le Futur passé, op. cit., p. 210.
4. Il existe en effet, dit Augustin, une continuité substantielle entre «  l’Église telle qu’elle est
aujourd’hui  » et «  l’Église telle qu’elle sera quand les méchants n’y seront plus  ». Continuité
qui creuse une césure béante entre l’État et l’Église, malgré l’attribution trompeuse, à l’un et à
l’autre, du même titre de cité (AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., III, p. 170 ; liv. XX, ch. 9) :
« Ainsi, le royaume qui réunit ces deux hommes, c’est l’Église telle qu’elle est aujourd’hui ; et le
royaume qui n’admet que l’un deux, c’est l’Église telle qu’elle sera quand les méchants n’y seront
plus. L’Église est donc, même à cette heure, et le royaume du Christ et le royaume des Cieux. »
Nous soulignons. Sur l’Église comme royaume de Dieu commencé, à l’état pérégrinal, mais qui
ne saurait se confondre avec le royaume de Dieu dans son état de réalisation définitive,
cf. C. JOURNET, « Les destinées du Royaume de Dieu », Nova et Vetera, 1935, 1, p. 68-111 ;
« Le Royaume de Dieu sur terre », ibid., 1935, 2, p. 198-231.
158 La subsidiarité catholique...

les croisant, on aboutit à un schéma qui complète mais ne contredit pas


Augustin. C’est par abus de langage, il faut en convenir pour commencer,
que nous semblons attribuer à saint Thomas la doctrine de la Providence1. Le
Docteur angélique s’est contenté de la systématiser avant qu’elle ne soit
érigée en dogme par le Concile de Trente ; mais elle reste une clef d’entrée
irremplaçable à la fois dans la pensée thomiste et dans l’anthropologie catho-
lique. Fort simple (la création par retrait), son contenu n’en déploie pas moins
des conséquences radicales, qui font le propre même de la conception chré-
tienne de la liberté : Dieu a crée l’homme comme la mer a fait apparaître la
terre, en se retirant. Mais il existe une différence essentielle : en raison même
de l’unicité de la Révélation, Dieu s’est retiré de manière définitive. Aussi la
liberté de l’homme sera-t-elle proportionnelle à cette grandeur magnanime
du Créateur (la parfaite prévoyance de la Providence). Le Dieu chrétien est
un Dieu qui a tout dit une fois pour toutes et, parce qu’il a définitivement
tout dit, laisse sa liberté à l’homme et le met devant ses responsabilités2. Le
libre arbitre, enseigne la théologie classique, n’est-il pas nécessaire à la doc-
trine du Péché originel ? Autre manière de dire que le Mal est d’origine
humaine, qu’il n’a pas été voulu par Dieu mais que Dieu a permis son
existence car si l’homme n’avait pas été libre, jamais il n’aurait pu faire le
Mal3. Aussi, en raison même de sa liberté, deviendra-t-il ce coupable en proie
au rachat, via le Christ sauveur envoyé par le Père.
Faudrait-il alors considérer que la subsidiarité révèle la nature du rapport
de Dieu à ses créatures4 ? Faudrait-il parler d’un Dieu subsidiaire qui laisse
l’homme à sa liberté ? Pour des motifs qui devront s’éclairer davantage dans
la suite du développement, nous n’adhérons pas à ce vocabulaire. L’interven-
tion de Dieu, en tant qu’intervention unique, définitive et condition de toutes
choses, ne saurait être qualifiée de subsidiaire qu’en référence à un temps
normal qui est postérieur à la Création. Ou bien alors, par subsidiarité, veut-
on désigner l’instance première ? Le problème réside in fine dans l’analogie
qui suit : il existerait, analogiquement à Dieu, un État subsidiaire. Nous adhé-
rons encore moins à ce raisonnement ; car faire parler ainsi l’anthropologie
chrétienne, c’est oublier un élément essentiel, le plus éminent, du dispositif
catholique : l’Église. Si l’État mérite son épithète subsidiaire, du point de vue
de l’Église, ce n’est pas tant en référence à un Dieu subsidiaire (ou bien l’État

1. Pensons à ses linéaments aisément repérables dans le message biblique lui-même : l’histoire
des patriarches Abraham (Livre de la Genèse, XXII) et Joseph (Genèse, XXXVI-L), l’histoire de
la sortie d’Égypte (Livre de l’Exode, XII-XIII) ou encore l’histoire de Job (Livre de Job).
2. Dieu chrétien, ou plus exactement (à la suite de la note précédente), Dieu judéo-chrétien. Le
Dieu vétéro-testamentaire du Décalogue interdit (« Tu ne tueras point ! ») mais ne prescrit rien.
3. Citons Thomas : « Dieu [...] ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne
soient pas faites, mais il veut permettre qu’elles soient faites. » (THOMAS d’AQUIN, Somme
théologique, op. cit., I, p. 305 (Ia, q. 19, a. 9 ad 3). Dans le même sens, cf. THOMAS d’AQUIN,
Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 250-254, p. 257-259 (liv. III, ch. 71, ch. 73).
4. Cf. R. BRAGUE, « L’impuissance du Verbe. Le Dieu qui a tout dit » [1995], Du Dieu des
chrétiens, op. cit., p.  180  sq. Commentaire de JEAN de LA CROIX, «  La montée du mont
Carmel » [1542-1591], Œuvres complètes, trad. fr. C. de la Nativité de la Vierge, éd. L.-M. de
Saint-Joseph, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, I, p. 208-216 ; liv. II, ch. 22).
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 159

serait, comme Dieu, supposé autosuffisant) qu’en référence au rapport entre


les deux ordres. Point de Dieu subsidiaire, donc, s’il faut entendre par là État
analogiquement subsidiaire.
Cette conception chrétienne de la liberté repose in fine sur une distinction
entre deux moments irréductibles l’un à l’autre, mais faisant dialectiquement
système : l’ordination divine, la mise en œuvre humaine.
« La providence comprend deux moments : le plan de l’ordination des choses à
leur fin, et la mise en œuvre de ce plan, qu’on appelle le gouvernement. Pour ce
qui est du premier, Dieu par sa providence, s’occupe de toutes les choses, car il a
dans son intelligence la représentation de toutes les choses, même les plus petites,
et quelques causes qu’il ait attribuées aux divers effets, c’est lui qui leur a donné
la vertu de les produire. Aussi faut-il qu’il ait d’abord dans son intelligence, le
rapport de ces effets à leur cause. C’est au second moment que la providence
divine use d’intermédiaires, car Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise
des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de
bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause. [...]
De ce que la providence divine s’occupe immédiatement de toutes les choses, il
ne résulte nullement que soient exclues les causes secondes, par l’intermédiaire
desquelles le plan divin est mis en œuvre [...]1. »
Il existe deux sortes d’ordination, nous dit saint Thomas  : ordination
médiate de la cause première et ordination immédiate de la cause seconde. Ne
pas se méprendre, ici, sur la notion de mise en œuvre suppose peut-être de la
relire l’aune de ce que nous savons déjà de la théologie thomiste. Toute la
difficulté, en l’espèce, consiste à penser une fin comme fin ordonnée à une
autre fin sans pour autant être un simple moyen de cette fin. Les scolastiques
parlent précisément de fin intermédiaire ou de fin infravalente2 : une fin qui
participe de la fin ultime et absolue (ce à quoi toute chose est ordonnée sans
subordination à une autre fin) mais qui n’est pas un pur moyen (elle n’est un
moyen que par rapport à la fin ultime)3. Cette hiérarchie entre fin intermé-
diaire et fin ultime rappelle ici le caractère nécessaire mais non suffisant de la
médiation du corps politique. La société politique est subordonnée aux fins
supratemporelles de la personne non pas directement et immédiatement, à la
manière d’un pur moyen, mais indirectement et médiatement, à la manière
d’une fin infravalente, ultime dans son ordre, subordonnée à une fin supra-
valente, d’un autre ordre, et transcendant le corps politique. C’est en cela
que, chez Thomas, l’État est une fin intermédiaire et une cause seconde. C’est
en cela aussi que la raison humaine ne constitue qu’une partie de la raison

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., I, p. 322-323 (Ia, q. 22, a. 3). « L’ordre des
choses se présente sous deux aspects. D’une part, tel être créé est ordonné à tel autre, comme
les parties au tout, les accidents à la substance et chaque chose à sa fin. D’autre part, toutes
les choses créées sont ordonnées à Dieu. » (Ibid., I, p. 314 ; Ia, q. 21, a. 1 ad 3). « L’opération pro-
videntielle par laquelle Dieu opère dans les choses n’exclut pas les causes secondes, mais est
accomplie à travers elle. » (THOMAS d’AQUIN, Somme contre les Gentils, op. cit., III, p. 255
(liv. III, ch. 72, 2). Cf. aussi ibid., III, p. 390 sq. (liv. III, ch. 111 sq.).
2. La distinction thomiste entre cause première et cause seconde doit se comprendre comme un
corollaire de la distinction scolastique entre la fin intermédiaire — infravalente — et le moyen.
3. Ce thème sera repris par les néothomistes dont Maritain. Le bien temporel de la cité, écrit-il,
est « une fin intermédiaire et infravalente », une fin ultime secundum quid par rapport à la per-
sonne (J. MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 444, n. 3).
160 La subsidiarité catholique...

divine, tout comme la liberté humaine ne constitue qu’une partie de la Provi-


dence bienveillante de Dieu1.

Saint Thomas désamorce la hiérarchie issue de l’augustinisme et en pro-


pose une nouvelle fondée sur une distinction des ordres2. Dans son ordre, le
pouvoir terrestre se voit reconnaître un rôle positif mais seulement une fois
intégrée sa subsidiarité foncière par rapport à Dieu et au pouvoir spirituel.
Voici un trait pérenne du christianisme  : la distinction des deux cités, des
deux ordres, est ce qui permet in fine de rappeler leur inégalité foncière. Per-
manence de la doctrine mais contexte nouveau  : la mutation conceptuelle
opérée par l’Aquinate intervient dans un moment de rupture avec l’âge
augustinien. À mesure que le pouvoir directif cesse d’être l’apanage de la
seule Église, une place positive se libère peu à peu pour l’État3  : non plus
riposte divine à l’orgueil adamique mais réalisation naturelle. L’État n’a
pas uniquement à contraindre, il a aussi à diriger4. Rien de modifié dans la
matrice cependant  : si l’État compte assurément, il reste condamné, bon
enfant reconnaissant, à s’insérer dans l’économie divine du Salut ; si l’auto-
nomie de la société temporelle se trouve rassérénée, elle ne vaut que dans un
ordre inférieur5. Aucune contradiction donc, mais un simple rééquilibrage
entre deux impératifs chrétiens : d’un côté, primauté du spirituel et de l’Insti-
tution qui en a la charge ; de l’autre, autorité autonome du temporel — qui
doit être en mesure d’imposer sa loi. Dignité autonome sans dignitas institu-
tionnelle, pourrions-nous dire, car il n’existe qu’une seule et unique Institu-
tion. Thomas fait en quelque sorte passer l’instance étatique de la négativité à
la positivité, mais d’une négativité absolue à une positivité toute relative.
Comme en témoigne sa conception du droit : la loi positive thomiste a uni-
quement pour fonction de se placer au service du droit naturel ; elle n’en est
que le prolongement et la traduction. Ne pouvant se réclamer d’aucun
principe propre, elle se contente de définir les modalités d’application de la
loi de nature : « toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans

1. Jean-Paul II parlera de théonomie participée (JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Veritatis


splendor, 6 août 1993, Acta Apostolicae Sedis, 1993, LXXXV, p. 1159-1223 ; in P. TÉQUI, p. 549-
647, ici p. 583 ; H. DENZINGER, 4950-4973, p. 1021-1024). La liberté du christianisme ne sera
jamais celle du libéralisme : la seconde est absence de contraintes, la première orientation vers le
Bien (LÉON XIII, Libertas ; in H. DENZINGER, 3254, p. 714-716).
2. «  De même qu’il appartient aux princes séculiers de traduire en préceptes légaux déter-
minatifs du droit naturel ce qui concerne l’utilité commune en fait de réalités temporelles, de
même il appartient aux prélats de l’Église de prescrire par leurs décisions ce qui relève de l’utilité
commune des fidèles en matière de biens spirituels. » (Ibid., III, p. 835 ; IIa IIae, q. 147, a. 3).
3. Citons encore le commentaire de Ernst Cassirer : « En dépit de la chute, l’homme n’avait pas
perdu la faculté de pouvoir utiliser ses forces dans le droit chemin et de préparer ainsi son salut.
Il ne jouait pas un rôle passif dans le grand drame religieux ; sa contribution active était requise et
indispensable. La vie politique acquerra une dignité nouvelle grâce à cette conception. L’État
terrestre et la Cité de Dieu cesseront d’être des pôles opposés, ils se relieront l’un à l’autre et se
complèteront réciproquement. » (E. CASSIRER, Le Mythe de l’État, op. cit., p. 163).
4. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p. 575-576 (Ia IIae, q. 91, a. 3)
5. Cf. encore A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit.
Subsidiarité et ordre économique. La compromission pontificale 161

la mesure où elle dérive de la loi de nature »1. Voilà une parole qui reprend
Augustin mot pour mot : une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine.

Tout se passe en définitive comme si la subsidiarité catholique était


aimantée par une polarité matricielle entre thomisme et augustinisme. Le
statut subsidiaire de la politique, telle que l’entend la mentalité chrétienne,
trouve son fondement autant dans la théologie augustinienne (subordination
de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel) que dans la pensée thomiste (attribu-
tion d’une dignité intrinsèque à la politique temporelle). À mi chemin entre la
grâce d’Augustin et la nature de Thomas, la subsidiarité réinscrit la liberté
humaine dans le finalisme de l’eschatologie chrétienne ; elle rappelle la néces-
sité logique du lien qui unit la Créature à son Créateur.

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., II, p.  599 (Ia IIæ, q.  95, a.  2). Mais, en
retour, écrit saint Thomas, pour que le droit naturel ne soit pas oublié, il faut en permanence le
rappel à l’ordre du droit positif. Les lois positives n’obligent que dans la mesure où elles sont
justes, que dans la mesure, donc, où elles satisfont à leur propre définition. Une loi est loi si elle
s’ordonne au bien commun défini en Dieu. Une cité n’est cité que si elle s’ordonne à la justice
divine. Tout comme la grâce n’abolit pas la nature, le droit divin n’abolit pas le droit humain, il le
permet. La définition de la loi par saint Thomas fait explicitement référence à saint Augustin
(Ibid., II, p.  606 ; Ia IIæ, q.  96, a.  4). Précisons encore que 1o le schéma juridique thomiste est
moins binaire que ternaire — loi divine, loi naturelle et loi positive : le droit positif est contenu
dans le droit naturel, lui-même ordonné à la loi éternelle (divine) ; 2o Thomas considère moins le
rapport entre loi divine et loi humaine que celui entre loi naturelle et loi positive.
Chapitre 2
Subsidiarité et autorité spirituelle.
La condamnation pontificale

« La responsabilité de l’éducation concerne [...], à un


titre tout particulier, l’Église : non seulement parce que,
en tant que société humaine, déjà, elle doit être reconnue
comme compétente pour donner une éducation, mais sur-
tout parce qu’elle a pour fonction d’annoncer aux
hommes la voie du salut, de communiquer aux croyants
la vie du Christ et de les aider par une sollicitude de tous
les instants à atteindre le plein épanouissement de cette
vie. À ces enfants, l’Église est donc tenue, comme Mère,
d’assurer l’éducation qui imprègnera toute leur vie de
l’esprit du Christ ; en même temps, elle offre son aide à
tous les peuples pour promouvoir la perfection complète
de la personne humaine, ainsi que pour le bien de la
société terrestre et pour la construction du monde qui
doit recevoir une figure plus humaine1. »
« Les parents sont les premiers et les principaux édu-
cateurs de leurs enfants et ils ont aussi une compétence
fondamentale dans ce domaine : ils sont éducateurs parce
que parents. Ils partagent leur mission éducative avec
d’autres personnes et d’autres institutions, comme l’Église
et l’État ; toutefois, cela doit toujours se faire suivant une

1. VATICAN II, Déclaration De Educatione Christiana (Gravissimum educationis), 28 octobre


1965, Sacrosanctum Œcumenicum Concilium Vaticanum II, 1966, p. 385-418 (in A. F. UTZ, II,
p. 1417-1439, ici p. 1425). Ou encore, toujours pour Vatican II : « De par la volonté du Christ en
effet, elle est maîtresse de vérité. Sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la
vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité,
les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme. » (VATICAN II, Décla-
ration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae, 7  décembre 1965, Acta Apostolicae Sedis,
1966, LVIII, p. 930-936, Sacrosanctum Œcumenicum Concilianum Vaticanum II, 1966, p. 513-
524 (in H. DENZINGER, 4240-4245, p. 909-911).
164 La subsidiarité catholique...

juste application du principe de subsidiarité. En vertu de


ce principe, il est légitime, et c’est même un devoir, d’ap-
porter une aide aux parents, en respectant toutefois la
limite intrinsèque et infranchissable tracée par la préva-
lence de leur droit et leurs possibilités concrètes. Le
principe de subsidiarité vient donc en aide à l’amour des
parents en concourant au bien du noyau familial. En
effet, les parents ne sont pas en mesure de répondre seuls
à toutes les exigences du processus éducatif dans son
ensemble, particulièrement en ce qui concerne l’instruc-
tion et le vaste secteur de la socialisation. La subsidiarité
complète ainsi l’amour paternel et maternel et elle en
confirme le caractère fondamental, du fait que toutes les
autres personnes qui prennent part au processus éducatif
ne peuvent agir qu’au nom des parents, avec leur
consentement et même, dans une certaine mesure, parce
qu’ils en ont été chargés par eux1. »

I. L’ÉTAT ÉDUCATEUR,
PRÉFIGURATION DE L’ÉTAT TOTALITAIRE ?

L’ambition, à présent, est de mener une réflexion sur la mission éducative de


l’Église. Moyen latéral, en quelque sorte, de pénétrer plus avant dans les mys-
tères du conflit théologico-politique : légitimité spirituelle de l’Église contre
souveraineté temporelle de l’État, et/ou inversement. Car, précisément, ce
rôle éducatif que l’institution ecclésiale revendique et s’auto-attribue au nom
d’impératifs spirituels ne manque pas de la faire descendre de ses hauteurs
divines et de provoquer un atterrissage pour le moins difficile en des contrées
bien prosaïques. Comment définir l’éducation du point de vue de l’Église ?
Quelle place accorder à cet enjeu dans le contexte spécifique de l’entre-deux-
guerres ? À ces deux questions, la subsidiarité peut aider à répondre2. Aussi,
en retour, l’éducation apparaît-elle à la fois comme le terrain d’expression
privilégié de la doctrine pontificale du pouvoir indirect de l’Église, comme
l’enjeu fondamental qui traverse de part en part l’ensemble du magistère
catholique, comme l’ultime révélateur de la conception catholique de l’État 3.

1. JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Paris, Le Cerf, 1994, 16, p. 63-64. Dans le même sens,
cf. le Code de droit canonique promulgué en 1983 (JEAN-PAUL II, dir., Code de droit cano-
nique [1983], éd. lat. et fr., Paris, Centurion, Le Cerf, Tardy, 1985, p. 144 sq. ; can. 793 sq.).
2. Rien d’anodin, en effet, à ce que ses linéaments apparaissent sous la plume de Mgr von Ket-
teler dans des pages spécialement consacrées à l’École. Les pouvoirs civil et ecclésiastique ont
beau disposer de la suprématie chacun dans son ordre, l’éducation n’en pose pas moins des pro-
blèmes particuliers. Ce sont d’abord les parents et les familles, répète-t-on côté catholique, qui
ont en charge l’éducation et l’instruction de leurs enfants, l’État n’assurant pour sa part qu’un
rôle subsidiaire de « grand coordonnateur » et de « haute surveillance » (W. E. von KETTELER,
« Die Katholiken und das neue deutsche Reich », Wilhelm Emmanuel von Kettelers Schriften,
op. cit., p.  162). «  Il souhaitait, puisque le peuple gouvernait dans les temps modernes, qu’on
l’élevât pour régner, comme naguère on élevait les fils des rois. » (J. LIONNET, « Un évêque
social » : Ketteler, Paris, Béduchaud, 1903, p. 25-26).
3. Via son souci d’ôter toute dimension spirituelle à l’ordre étatique. Par théorie du pouvoir
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 165

1. LES PRÉTENTIONS ÉDUCATIVES DE L’ÉGLISE

Une fois de plus, le contexte historique nous a mis sur la voie : celle de l’Italie
fasciste. Comme on pouvait s’y attendre, le Concordat de 1929 signé entre le
Pape et Mussolini n’avait pas éteint la concurrence des ambitions sur ce « ter-
rain essentiel de la vie de l’Église » : l’éducation de la jeunesse1. Qu’il suffise
ici de penser à une lettre encyclique du 31 décembre de la même année, Divini
illius Magistri2, dans laquelle deux exigences étaient fermement rappelées par
Pie XI  : le rôle de l’Église consiste à préparer l’âme de chacun au salut de
tous ; l’éducation se situe donc au principe même de son monopole séculaire.
L’objet immédiat de sa prise de parole : dénoncer la mythologie gentilienne
de l’État éducateur. En bon philosophe hégélien devenu ministre de l’Ins-
truction publique3, Giovanni Gentile considérait en effet que la formation
spirituelle de la jeunesse devait en propre revenir à l’État dont la vocation
naturelle était précisément d’endosser la responsabilité morale de l’éducation.
Rien de plus opposé à la doctrine catholique. Depuis 1923, le Pape n’avait eu
de cesse de condamner cette dangereuse usurpation, mais une fois signés les
Accords du Latran, sa riposte redoublera d’intensité. L’idéal de l’État éthique,
martèle-t-il, n’a d’autre but que de saper les fondements de la légitimité
divine de l’Église via une détestable prétention du pouvoir profane à se hisser
sur un terrain spirituel4. Et de refuser qu’on considère la foi catholique sous
le seul angle de l’enseignement religieux, comme si elle pouvait être une
simple discipline scolaire, sorte de philosophia minor propédeutique à la véri-
table activité philosophique5.

indirect de l’Église, il faut entendre pouvoir directif des consciences (morale, éducation) qui
réserve à la compétence ecclésiale une liste nombreuse de domaines potentiels d’intervention.
1. Fait très révélateur, mais non surprenant, c’est en grande partie sur la question de l’éduction
que se cristallisera la condamnation pontificale du phénomène totalitaire dans Divini redemp-
toris et Mit brennender Sorge. « On retire aux parents le droit de l’éducation que l’on considère
comme un droit exclusif de la communauté ; c’est seulement au nom de la communauté et
par délégation que les parents peuvent encore l’exercer.  » (PIE XI, Divini redemptoris ; in
A. F. UTZ, I, p. 229). « Aujourd’hui encore, la lutte ouverte contre l’école confessionnelle, pro-
tégée pourtant par le Concordat, ou la suppression du libre suffrage à ceux des catholiques qui
ont le droit de veiller à l’éducation de la jeunesse, manifestent sur un terrain essentiel de la vie de
l’Église la gravité impressionnante de la situation et l’angoisse sans exemple des consciences
chrétiennes. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 291). Nous soulignons.
2. Texte entièrement consacré à la question de l’éducation, qui reprend l’appel au renouveau
chrétien lancé dès le début du pontificat rattien, en 1922, et que Quadragesimo anno déclinera
moins d’un an et demi plus tard en l’appliquant à la question spécifique de la corporation. « Ce
renouveau, écrit le Pape Ratti pour appeler au renouveau chrétien, c’est principalement dans la
formation de la jeunesse chrétienne que Nous voulons le voir s’opérer [...] ; évitons que cette
jeunesse, ballottée dans ce bouleversement social et cette perturbation de toutes les idées, “se
laisse emporter [...] à tout vent de la doctrine, à la merci de la malice des hommes et des astuces
enveloppantes de l’erreur”. » (PIE XI, Ubi arcano Dei ; in A. F. UTZ, IV, p. 2771).
3. Qui se méprenait encore, plus pour longtemps, sur le sens réel du projet fasciste.
4. PIE XI, Lettre encyclique Divini illius Magistri, 31  décembre 1929, Acta Apostolicae Sedis,
1930, XXII, p. 49-86 (in A. F. UTZ, II, p. 1357-1415). Notons que c’est par le biais de la réforme
scolaire et universitaire de 1923 que Giovanni Gentile se rapproche du fascisme. Il s’en écartera
très rapidement. Le point d’orgue de la rupture est concomitant à la réforme initiée en 1935 par
Cesare Maria De Vecchi Di Val Cismon (plus tard remplacé par Giuseppe Bottai).
5. « Il faut reconnaître [...] que les responsabilités, en matière d’éducation, incombent dans toute
166 La subsidiarité catholique...

Église éducatrice contre État éducateur, tel est donc le conflit à considérer.
Comment l’Église, cette mère si possessive, éternelle « maîtresse de vérité »,
pourrait-elle supporter la concurrence d’un père État éducateur ?
«  À qui doit appartenir l’éducation chrétienne, demande faussement Pie XI,
sinon à cette mère, à cette éducatrice, dépositaire de la divine Révélation et [...]
“gardienne éternelle du sang incorruptible”, à cette mère, à cette éducatrice de
toute vie et sainteté chrétiennes ? De cette mission l’Église s’est toujours fait un
droit et un devoir ; il ne pouvait en être autrement1. »
Le malentendu entre l’État moderne et l’Église catholique était fatal. Dans
son combat contre la prétention monopoliste de l’État éducateur, Pie XI ne
fait d’ailleurs que réentonner le discours de ses prédécesseurs du xixe siècle,
de Pie VI à Léon XIII, en passant bien sûr par le Pape du Syllabus2. D’un
côté, une Église qui, depuis son origine, s’est pensée comme le «  temple  »
même de l’éducation, comme l’indépassable « providence maternelle »3. De
l’autre, un État qui s’est progressivement saisi de l’enjeu éducatif comme
d’un levier légitime de son action politique. Un État libéral qui, dans le meil-
leur des cas, est prêt à tolérer la fonction pédagogique de l’Église à condition
toutefois qu’elle ne s’érige pas en tutrice du pouvoir temporel. L’Église, très
logiquement, refuse cette position seconde ; dans sa grande magnanimité, elle
peut reconnaître à l’État un rôle en matière éducative, mais, en aucune façon,
elle ne saurait accepter une inversion contre-nature de la relation qui la pose
comme première.

À la faveur d’une lecture attentive des textes pontificaux de Pie XI, la mise
en perspective de Divini illius Magistri permet de reconstituer plus précisé-
ment le schéma catholique de l’éducation. Il se résume, en définitive, de
manière très simple mais revêt une portée singulière en raison du contexte

leur plénitude à l’Église, non à l’État ; que l’État ne peut empêcher l’Église de remplir une pareille
mission, qu’il ne peut l’entraver d’aucune façon, ni non plus la réduire à l’enseignement exclusif
des vérités religieuses.  » (PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri, Secrétaire
d’État, 30 mai 1929, Acta Apostolicae Sedis, 1929, XXI, p. 297-306 ; in A. F. UTZ, III, p. 2359).
Nous soulignons. À dire vrai, la réforme gentilienne avait été reçue de manière très contrastée
par les autorités vaticanes. D’un côté, elles se félicitaient de la place faite à l’enseignement de la
religion dans la pédagogie spiritualiste de Gentile. D’un autre côté, elles ne pouvaient se résigner
à adhérer au caractère instrumental donné au catéchisme : l’enseignement de la religion comme
nécessité de la formation philosophique de l’individu.
1. PIE XI, Allocution adressée aux élèves du collège de Mandragone sur l’Église et l’école, 14 mai
1929 (in A. F. UTZ, II, ici p. 1349). Pour la traduction française de l’époque (celle d’A. Utz est
sensiblement différente), cf. La Documentation catholique, 15-22 juin 1929, col. 1495-1499.
2. La volonté des tenants du libéralisme, écrit Pie IX en 1864, « est de soustraire complètement à
la salutaire doctrine et à l’influence de l’Église l’instruction et l’éducation de la jeunesse, afin de
souiller et de dépraver par les erreurs les plus pernicieuses et par toute sorte de vices, l’âme
tendre et influençable des jeunes gens » (PIE IX, Quanta cura ; in A. F. UTZ, I, p. 165). Citons
aussi cette lamentation de Léon XIII fulminée vingt-et-un ans plus tard : « L’Église, qui a reçu de
Jésus-Christ ordre et mission d’enseigner toutes les nations, se voit interdire toute ingérence
dans l’instruction publique. » (LÉON XIII, Immortale Dei, 34 ; in A. F. UTZ, III, p. 2041).
3. « L’Église et la famille constituent un temple unique de l’éducation chrétienne. » Ou encore :
«  l’admirable en même temps qu’incomparable providence maternelle de l’Église  » (PIE XI,
Divini illius Magistri ; in A.  F.  UTZ, II, p.  1399). Nous soulignons. «  Laissez venir à moi les
petits enfants » avait dit le Christ en s’adressant à Marc (Évangile selon saint Marc, X, 14).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 167

dans lequel le Pape Ratti prend la parole1. La chose est peu relevée, nous
insistons donc : Pie XI marque une rupture assez nette avec la plupart de ses
prédécesseurs. Il ne reprend pas la thèse classique qui réserve à la seule Église
le droit naturel d’enseigner, reconnaissant ainsi, plus directement que les
papes antérieurs, la légitimité de l’État à intervenir dans le domaine de l’édu-
cation. Si nous verrons en quoi cette reconnaissance de la légitimité éduca-
trice de l’État reste très circonscrite, subsidiarité oblige, la nouveauté mérite
d’emblée d’être soulignée et rejoint notre analyse de la compromission fas-
ciste du Pape (tout au moins, cette ouverture pontificale la rend possible)2.
Rappelant la répartition des tâches qui lui semble la plus naturelle, Pie XI
tente d’abord de contrer l’offensive fasciste d’embrigadement de la jeunesse.
« Puisqu’ils ont l’un et l’autre [l’État et l’Église] les mêmes sujets, et qu’il peut
arriver qu’une seule et même chose, sous des aspects différents, tombe sous la
compétence et le jugement de chacun d’eux, le Dieu très prévoyant dont ils
émanent doit avoir déterminé à chacun sa voie selon la rectitude de l’ordre3. »
D’une part, le droit surnaturel de l’Église ; d’autre part, le droit naturel de
la famille ; enfin, le droit naturel mais subsidiaire de l’État. Trois acteurs au
total : deux d’ordre naturel : la famille et l’État ; le troisième d’ordre surna-
turel  : l’Église. Deux sociétés parfaites  : l’Église et l’État ; et une société
imparfaite : la famille. Mais, au centre de l’édifice, encore et toujours, l’Église,
qui dispose de l’avantageuse situation d’être à la fois surnaturelle et parfaite.
D’où son emprise légitime sur les familles, et l’alliance historiquement nouée
avec elles4.
Le droit surnaturel de l’Église tout d’abord. L’Église qui agit dans le
domaine de l’éducation n’est pas une Église qui s’ingère ; c’est une Église qui
réalise tout simplement sa mission naturelle. L’encyclique Divini illius
Magistri rend raison de la sincérité ecclésiale : « On devra considérer l’exercice
de ce droit non comme une ingérence illégitime, mais comme un secours
précieux de la sollicitude maternelle de l’Église. » Car « il ne peut pas y avoir
d’éducation complète et parfaite en dehors de l’éducation chrétienne5  ». La
même année, le 14 mai 1929, dans son allocution, déjà citée, prononcée devant
les élèves du collège de Mandragone, le Pape déclare, non moins sincèrement :
l’éducation est l’« une des plus grandes missions que Dieu a confiées à l’Église
en lui donnant celle plus générale de sauver toutes les âmes  »6. L’Église est

1. Cf., notamment, le tableau dressé par Jean-Luc Pouthier (J.-L. POUTHIER, Les Catholiques
sociaux et les démocrates chrétiens français devant l’Italie fasciste (1922-1935), op. cit.).
2. « Et qu’on ne dise pas qu’il est impossible à l’État dans une nation de croyances diverses, de
pourvoir à l’instruction publique autrement que par l’école neutre ou par l’école mixte, puisqu’il
doit la faire pour être raisonnable, et qu’il le peut plus facilement en laissant la liberté et en
venant en aide par des subsides appropriés à l’initiative et à l’action de l’Église et des familles. »
(PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, II, p. 1383).
4. « Depuis les temps les plus reculés, les parents chrétiens ont compris que leur devoir, aussi
bien que leur principal intérêt, était de profiter de ce trésor d’éducation chrétienne que l’Église
mettait à leur disposition. » (PIE XI, Allocution de Mandragone ; in A. F. UTZ, II, p. 1351).
5. PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1367, p. 1359).
6. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1349).
168 La subsidiarité catholique...

donc éducatrice parce qu’elle a en charge, ultimement, le salut des âmes mais
aussi parce qu’elle est l’Institution suppléante pour la foi de tous1.
Le droit subsidiaire de l’État ensuite. Avant d’être citoyen, la personne se
doit bien de commencer par exister en tant qu’homme, et cette existence elle
ne la reçoit pas de l’État, elle la reçoit de ses parents. Les enfants feront tou-
jours partie, d’abord, d’une famille puis, à un niveau bien moindre, d’un État.
Remplissant une fonction, chronologiquement antérieure, de procréation des
enfants, les parents disposeront donc, très logiquement, de droits prioritaires
en matière d’éducation  : le droit d’élever et d’éduquer leurs enfants selon
leurs aspirations et leur conscience2. Mais, société imparfaite, la famille
réclame la double assistance de l’État, instance en charge du bien commun
temporel, et de l’Église, institution en charge du salut spirituel. Derrière le jeu
à trois, c’est en réalité toujours le même conflit qui se profile, mettant aux
prises l’Église et l’État.
« L’État assurément, admet Pie XI, ne peut ni ne doit se désintéresser de l’édu-
cation des citoyens, mais seulement contribuer à tout ce que l’individu et la
famille ne pourrait faire eux-mêmes. Le rôle de l’État n’est pas d’absorber,
d’engloutir, d’annihiler l’individu et la famille, ce serait absurde, ce serait
contraire à la nature, puisque la famille existait avant la société, avant l’État3. »
Le parallèle avec le fameux passage de Quadragesimo anno sur la suppléti-
vité étatique se repère jusque dans le vocabulaire. Tel est le rôle auxiliaire
de l’État : suppléer les carences de la famille, l’aider dans l’accomplissement
de sa tâche éducative, mais en aucun cas s’y substituer4. Comme chez
saint Thomas, tout est en fait question de hiérarchie finalisée, d’ordre et de
complémentarité bien ordonnée : chaque instance ayant reçu de la nature une
place dans le fonctionnement social, se doit de rester dans son ordre, l’État

1. Cette vocation surnaturelle ne détruit pas la nature mais l’accomplit, comme aurait dit saint
Thomas. « L’ordre surnaturel auquel appartiennent les droits de l’Église, bien loin de détruire ou
d’amoindrir l’ordre naturel [...] l’élève et le perfectionne, les deux ordres se prêtant ainsi un
mutuel appui et se complétant, pour ainsi dire, dans la proportion qui convient à leur nature et à
leur dignité respectives. » (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1371).
2. Ibid. (in A.  F. UTZ, II, p.  1373). Cf. aussi l’encyclique inaugurale du pontificat pacellien  :
PIE XII, Lettre encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939, Acta Apostolicae Sedis, 1939,
XXXI, p. 413-453 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39). Dans l’édition de Solesmes : « Et
quel scandale plus dangereux pour les futures générations et plus durable qu’une formation de la
jeunesse misérablement dirigée vers un but qui éloigne du Christ, voie, vérité et vie, et qui
conduit à renier le Christ, par une apostasie ouverte ou en cachette ? Le Christ, dont on veut
aliéner les jeunes générations présentes et à venir, est Celui qui a reçu de son Père éternel tout
pouvoir au ciel et sur la terre. Il tient la destinée des États, des peuples et des nations dans sa
main toute-puissante. C’est à Lui qu’il appartient de diminuer et d’accroître leur vie, leur déve-
loppement, leur prospérité et leur grandeur. » (Ibid. ; in SOLESMES, 754, p. 410, 750, p. 407).
3. PIE XI, Allocution de Mandragone (in A. F. UTZ, II, p. 1353). Nous soulignons.
4. L’État « supplée à ce qui lui [la famille] manque et y pourvoir par des moyens appropriés,
toujours en conformité avec les droits naturels de l’enfant et les droits surnaturels de l’Église ».
«  Il complétera cette action lorsqu’elle n’atteindra pas son but ou qu’elle sera insuffisante.  »
PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1379). « À ne considérer donc que ses origines
historiques, l’école est de sa nature une institution auxiliaire et complémentaire de la famille et de
l’Église ; partant, en vertu d’une nécessité logique et morale, l’école doit non seulement ne pas se
mettre en contradiction, mais s’harmoniser positivement avec les deux autres milieux dans l’unité
morale la plus parfaite possible, de façon à constituer avec la famille et l’Église un sanctuaire
consacré à l’éducation chrétienne. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1399).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 169

dans sa position d’infériorité par rapport à l’Église parce que le temporel éta-
tique est inférieur non seulement au spirituel mais aussi au temporel ecclésial.
À la tête de l’édifice collectif, est-il dit en substance, l’Église dispose, en
matière d’éducation des enfants, d’un droit inaliénable en même temps que
d’un devoir dont elle ne peut se dispenser. Dépositaire de la loi divine, fin
ultime et destination de la loi naturelle, elle rappelle l’État à sa fonction, et
protège la famille dans ses droits. Et Pie XI de s’indigner :
«  Pour affaiblir encore l’influence familiale s’ajoute aussi de nos jours ce fait
que presque partout, on tend à éloigner l’enfant, toujours plus et dès l’âge le
plus tendre, de la famille. On a pour cela, divers prétextes : raisons d’ordre éco-
nomique, tirées des nécessités de l’industrie et du commerce, raisons d’ordre
politique. Il est tel pays même où l’enfant est arraché à la famille sous prétexte
de formation (le mot juste serait déformation ou dépravation), pour être livré,
dans des groupements et des écoles sans Dieu, à l’irréligion et à la haine, confor-
mément aux théories d’un socialisme extrémiste  : véritable renouvellement
d’un massacre des innocents, plus horrible que le premier1 ! »
Soulignons la virulence du propos, mais il y a plus, au-delà même de
l’énervement rattien. À comparer les discours de l’Église sur l’éducation et
sur le mariage, la défense ecclésiale de la famille se signale en effet par un fort
contraste2 : particulièrement marquée en matière éducative, beaucoup moins
en matière conjugale. S’agissant du mariage, on sait que le droit canon a tou-
jours autorisé les prêtres à bénir l’alliance des époux y compris, et surtout,
contre le gré des familles. Ce fut même là le principal levier stratégique
actionné par l’Église pour arracher le mariage aux anciennes logiques fami-
liales, avant d’en faire un sacrement exclusivement divin. Si défense ecclésiale
de la famille en matière éducative il y a, le contraste avec la stratégie conjugale
révèle que l’Église ne défend pas la famille pour elle-même ; qu’elle la défend
bien plutôt contre l’État3. Aussi le verdict tombe-t-il tout naturellement sous
la plume du Pape :
« Est [...] injuste et illicite tout monopole de l’éducation et de l’enseignement
qui oblige physiquement ou moralement les familles à envoyer leurs enfants
dans les écoles de l’État contrairement aux obligations de la conscience chré-
tienne ou même à leurs légitimes préférences4. »

1. PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1397).


2. Sur le mariage chrétien et le rôle des parents dans l’éducation, PIE XI, Lettre encyclique Casti
connubii, 31 décembre 1930, Acta Apostolicae Sedis, 1930, XXII, p. 539-592 (in A. F. UTZ, II,
p.  1146-1229 ; H.  DENZINGER, p.  783-789, 3700-3724). Pie XI se réfère lui-même à l’en-
cyclique Arcanum de Léon XIII (LÉON XIII, Lettre encyclique Arcanum divinae sapientae,
10  février 1880, Acta Sanctae Sedis, 1879, XII, p.  385-402 ; in A.  F.  UTZ, II, p.  1089-1125 ;
H. DENZINGER, p. 701-702, 3142-3146). « L’Église, fait important à noter, a [...] limité, autant
qu’il le fallait, le pouvoir du père de famille, et préservé ainsi la juste liberté des fils et des filles
qui veulent se marier ; elle a déclaré la nullité des mariages entre parents et alliés à certains degrés,
afin de répandre dans un plus vaste champ l’amour surnaturel des époux. » (Ibid. ; in A. F. UTZ,
II, p. 1098-1101).
3. On pourrait même ajouter de la femme contre la famille.
4. PIE XI, Divini illius Magistri (in A. F. UTZ, II, p. 1381).
170 La subsidiarité catholique...

2. LES PRÉTENTIONS ÉDUCATIVES DE L’ÉTAT

C’est face à ce schéma catholique, inlassablement reconduit par l’Église, qu’il


faut rétrospectivement comprendre la surrection (par stimulation concurren-
tielle) d’un contremodèle pédagogique, rationaliste et laïque, celui de l’Auf-
klärung kantienne et fichtéenne1. Ou, manière plus exacte de dire la même
chose : c’est le contact avec l’horizon d’adversité des Lumières qui a contraint
l’Église à formaliser ce qui, auparavant, relevait de l’ordre naturel des choses.

Kant, pour qui « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème
qui puisse être proposé à l’homme », a décrit la situation fondamentalement
aporétique dans laquelle est placé tout système éducationnel laïque, pour peu
qu’il soit considéré à une échelle collective2. Éduquer convenablement sup-
pose, en effet, d’avoir déjà été convenablement éduqué. « Il faut bien remar-
quer, écrit le philosophe, que l’homme n’est éduqué que par des hommes et
des hommes qui ont également été éduqués. » Et d’ajouter : « Si seulement un
être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors
ce que l’on peut faire de l’homme3. » Le parallèle avec la figure du législateur
chez Rousseau est pour le moins frappant et nous ramène à ce dilemme énig-
matique, insoluble par construction, de la condition humaine4. Comme la loi,
l’éducation ne peut se comprendre en dehors de cette béance fondatrice : la
bonne éducation est par définition inaccessible à l’homme, en même temps
qu’elle lui est indispensable, et détermine son être propre. L’homme cherche
ainsi à surmonter la difficulté en s’en remettant à l’État, scellant par là le
caractère indissociable — mais problématique — de la relation entre politique

1. Encore convient-il de ne pas réduire les Lumières en un bloc monolithique d’un seul tenant.
Pour une synthèse récente sur la diversité du mouvement, cf., par exemple, K. POMIAN, « Le
temps et l’espace des Lumières » [2005], Le Débat, 2008, 150, p. 135-145.
2. E. KANT, Réflexions sur l’éducation [1776], trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 77.
Outre Über Pädagogik, cf. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (E. KANT, Anthropologie
du point de vue pragmatique [1797], trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion, 1993).
3. Ibid., p.  73. Johann Gottlieb Fichte expose la même aporie  : «  Si l’on suppose que ceux
qui sont maintenant des éducateurs ont jadis eux-mêmes été éduqués à cette compréhension
du devoir, alors il faudrait que, de la même façon, ceux qui les y ont éduqués aient été éduqués,
et ceux-ci encore de la même façon, et ainsi de suite en remontant à l’infini. » (J. G. FICHTE,
La Doctrine de l’État [1813], trad. fr. F. Albrecht, J.-C. Goddard, et al., Paris, Vrin, 2006, p. 146).
4. « Il faudrait des dieux, avoue Rousseau, pour donner des lois aux hommes. » (J.-J. ROUS-
SEAU, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, 2001 ; liv. II, ch. 7). On peut systématiser le
parallèle en disant qu’il est présent chez Platon, dans le Théétète par exemple, quand il aborde la
question de la constitution de la philosophie : si le philosophe n’est pas immédiatement philo-
sophe, comment peut-il le devenir ? (PLATON, Théétète [~ 369 av. J.-C.], trad. fr. M. Narcy,
Paris, Flammarion, 1999). À l’autre bout de la chaîne philosophique, il faut évoquer Hegel, pour
qui l’homme n’est rationnel que si, et seulement si, il s’insère dans l’État rationnel, mais alors
comment peut-il être soumis à l’État rationnel s’il n’est pas déjà rationnel avant d’avoir constitué
l’État ? (G. W. F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit [1821], trad. fr. J.-L. Vieillard-
Baron, Paris, Flammarion, 1999). On sait la réponse catholique — c’est Dieu, à l’origine de
toutes choses, qui fonde la rationalité de l’État — et ses raffinements thomistes — dire que le
pouvoir vient de Dieu, ce n’est pas lui ôter son origine rationnelle, c’est au contraire parce qu’il
repose sur un droit naturel que le pouvoir a également son origine en Dieu. Le droit naturel est
une voie d’accès à la compréhension de la volonté transcendante de Dieu.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 171

et éducation. Ce lien, à vrai dire, n’est pas l’apanage de la modernité étatique ;


il a clairement été identifié par les Anciens, au premier rang desquels Aristote.
Abordée à la fois dans l’Éthique à Nicomaque (de manière diffuse et plus
particulièrement au livre VIII consacré à l’amitié) ainsi qu’en plusieurs
endroits des Politiques (livre VIII auquel il faut ajouter les chapitres 13, 15 et
17 du livre précédent), le traitement aristotélicien de la question de l’éduca-
tion semble faire l’objet de réponses partiellement contradictoires. La philo-
sophie morale de l’Éthique fait signe vers l’individu (la « famille est quelque
chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle »1, précise le Stagirite,
ne manquant pas d’insister sur le rôle prioritaire des parents dans la bonne
éducation des enfants), tandis que les Politiques mettent en avant la préva-
lence de la cité2 :
« Et puisque le but de toute cité est unique, écrit Aristote, il est manifeste qu’il
est également nécessaire qu’il y ait une seule et même éducation pour tous et
qu’on en prenne soin collectivement et non d’une manière privée comme celle
qui a cours aujourd’hui où chacun s’occupe lui-même de ses propres enfants en
leur dispensant son propre enseignement comme il l’entend. Or il faut que
l’apprentissage de ce qui concerne la collectivité soit collectif. En même temps il
ne faut pas penser qu’aucun des citoyens ne s’appartienne à lui-même, mais que
tous appartiennent à la cité, car chacun est une partie de la cité. Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout3. »
Comment interpréter pareille tension ? Faut-il s’en tenir au simple constat,
somme toute peu satisfaisant, de la coexistence interne de deux proposi-
tions paradoxales ? Nous ne le pensons pas, dans la mesure où, malgré d’indé-
niables aspérités, un même schéma général se dégage, qui indique bien, en défi-
nitive, l’idée d’une ordination de l’éducation aux fins politiques de la commu-
nauté. Chez Aristote, l’unité organique du corps politique, l’« âme de la cité »,
reste par définition antérieure à un « animal politique » qui lui est de toute façon
subordonné. Aussi la primauté du tout n’appelle-t-elle en rien une quelconque
forme d’ingérence. Bien au contraire, il figure dans la raison d’être même de
l’autorité politique de prendre en charge la question de l’éducation, « problème
principal du législateur  »4, dont l’abandon à la libre initiative de chacun ne
constituerait rien de moins qu’un renoncement autodestructeur du tout.
Aristote insiste particulièrement sur la solution de continuité qui doit pré-
valoir entre la « constitution » de la cité et sa conception de l’éducation5. La

1. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 420 (liv. VIII, ch. 14, 1162 a 17).
2. Cf. les analyses d’un ancien étudiant du Cardinal Mercier  : M.  DEFOURNY, Aristote et
l’éducation, Louvain, Institut supérieur de philosophie, 1919 ; Aristote. Études sur la «  Poli-
tique », Paris, Beauchesne, Bibliothèque des Archives de philosophie, 1932.
3. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit., p. 517-518 (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 22-29). Sur la famille
plus particulièrement, cf. ibid., liv. I, ch. 2, 1252 a 26 sq.
4. Ibid., p. 517 (liv. VIII, ch. 1). Il s’agit même d’une de ses missions privilégiées si on lit attenti-
vement le philosophe, en particulier quand il traite de l’éducation des «  jeunes gens  ». «  Que
donc le législateur doive s’occuper avant tout de l’éducation des jeunes gens, nul ne saurait le
contester. Et, en effet, dans les cités où ce n’est pas le cas cela est dommageable à la constitu-
tion. » (Ibid., p. 517, liv. VIII, ch. 1, 1337 a 10). Cf. aussi ibid., liv. I, ch. 13, 1260 b 15.
5. ARISTOTE, Les Politiques, op. cit. (liv. VIII, ch. 1, 1337 a 15). Notons qu’au travers de son
éloge de l’éducation spartiate au livre IV de L’esprit des lois, Montesquieu s’inscrit dans une filia-
tion clairement aristotélicienne en insistant sur le caractère politique de l’éducation (dont la
172 La subsidiarité catholique...

question éducative fait d’emblée partie de la chose commune et réclame la


soumission des familles à la cité, dans le respect, bien sûr, des attributions
naturelles des parents vis-à-vis de leurs enfants1. C’est à la cité, éducatrice
suprême, que revient la tâche naturelle de définir les missions de l’éducation.
L’État, si l’on accepte d’appliquer ce terme totalement anachronique au
dispositif philosophique aristotélicien, n’est en rien subsidiaire ; il est, au
contraire, le point de vue supérieur et englobant, inaccessible aux familles.
Où, à n’en pas douter, la notion éthique de l’État thématisée par Hegel pui-
sera sa source la plus profonde. Aussi l’éducation fait-elle partie des leviers de
commande légitimes qu’il a naturellement en sa possession pour assurer
l’unité morale du corps politique et préserver sa cohérence au-delà de la suc-
cession biologique des générations. Bien plus, l’État n’est pas l’auxiliaire des
familles ; ce sont pour ainsi dire, à l’inverse, les familles qui sont les auxiliaires
de l’État. Lui fixe les grandes orientations (programmes, fonctions de l’édu-
cation, statut pédagogique) tandis que les parents assurent l’exécution de ce
qui a collectivement été décidé2. Apparaît en ce point précis, au-delà des
questions purement théologiques, la césure fondamentale entre Aristote et
saint Thomas, son principal commentateur chrétien. Chez l’Aquinate, l’édu-
cation reste en premier lieu l’œuvre de la famille, du moins l’éducation des
enfants (la seule que nous envisageons ici).
« Le fils, en effet, est par nature quelque chose du père [...] ; il s’ensuit que, de
droit naturel, le fils, avant l’usage de la raison, est sous la garde de son père. Ce
serait donc aller contre la justice naturelle si l’enfant, avant l’usage de la raison,
était soustrait aux soins de ses parents ou si l’on disposait de lui en quelque
façon contre leur volonté3. »

fonction n’est pas tant, à ses yeux, de former l’homme que de former le citoyen). S’il n’attribue
pas expressément la fonction éducative à l’État, le penseur libéral donne, en matière d’éducation,
une priorité indéniable à l’influence de l’État sur celle de la religion — via la famille (MONTES-
QUIEU, De l’esprit des lois [1748], Paris, Flammarion, 1979, p. 155-166).
1. À l’opposé de ce que peut a priori indiquer l’idée de soumission, l’éducation s’inscrit dans une
problématique de l’autorité et non de la violence dominatrice ; même s’il faut bien concéder que
l’auctoritas est une thématique de provenance romaine et non un héritage direct de la tradition
grecque. Comme l’a fortement relevé Hannah Arendt, l’éducation en ce qu’elle a partie liée avec
l’autorité, «  exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition  », en même temps qu’elle «  est
incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumenta-
tion ». L’éducation est un ordre autoritaire — la pédagogie un ordre coercitif — fonctionnant
sur le mode de la hiérarchie. De là la crise récurrente dans laquelle entrent l’éducation et l’auto-
rité à partir du moment où la hiérarchie fait problème — ce qui, rappelle Arendt, est manifeste-
ment le cas à l’époque moderne (H.  ARENDT, «  Qu’est-ce que l’autorité ?  » [1957], trad. fr.
M.-C. Brossollet, H. Pons, La Crise de la culture, éd. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989, p. 123 ;
« La crise de l’éducation ? » [1960], trad. fr. C. Vezin, ibid., p. 223-252).
2. À lui seul, Aristote ne saurait bien sûr résumer le schéma hellénique. Si elles ont trouvé
leur pleine expression dans des cités aristocratiques comme Sparte, note Henri-Irénée Marrou,
les conceptions d’Aristote ne sont pas représentatives de la situation grecque de son époque
(H.-I. MARROU, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité [1948], Paris, Le Seuil, 1965, p. 163).
3. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 87 (IIa IIæ, q. 10, a. 12). « Il serait
[...], contraire à la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, soit soustrait à
la tutelle de ses parents. » Précisons néanmoins que, dans une perspective plus englobante, l’édu-
cation dépasse ce seul cadre familial. Dans son Traité des lois, saint Thomas parle bien d’une
éducation des hommes par la loi (Ibid., II, p. 597-599, Ia IIæ, q. 95, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 173

L’État a beau être considéré chez lui comme une instance naturelle, saint
Thomas, en penseur catholique conséquent, ne peut concevoir l’éducation
en dehors de la vérité ultime définie en Dieu et de l’institution qui a en charge
la direction des consciences : l’Église. Donner à l’État quelque pouvoir que ce
soit en matière d’éducation, ce serait affaiblir la foi. Point d’État éducateur à
l’horizon chez saint Thomas mais une Église éducatrice qui n’a rien de moins
qu’un enseignement divin à délivrer, et davantage encore  : un dogme
infaillible à faire respecter. Car, selon la juste répartition des tâches voulue
par la raison divine, il est du devoir du clericalis ordo d’enseigner et de celui
du laicalis ordo d’être enseigné.
« Celui qui adhère à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible
donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne. Autrement, s’il admet ce
qu’il veut dire de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas
admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église,
comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que
l’hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à
suivre en tout l’enseignement de l’Église1. »
Même plus tard, chez un Marsile de Padoue — qui, pourtant, annonce
l’État laïque moderne — la mission éducatrice continue d’être le monopole
évident de l’institution ecclésiale2. Nous verrons plus bas que ce lien, théolo-
giquement noué, entre Église et éducation mettra longtemps à se défaire,
avant que cette dernière ne devienne chose résolument profane. De là, encore,
une nette distinction entre les matrices aristotélicienne et chrétienne.

Cette approche panoramique de la notion d’État éducateur à partir des cas


aristotélicien et thomiste recèle d’incontestables vertus heuristiques, celle
notamment de ne pas se crisper, par nominalisme excessif, sur le mot État
pour comprendre le caractère politique de la chose éducative. Il reste qu’elle
ne suffit pas, loin s’en faut, à épuiser notre questionnement qui s’enracine,
quant à lui, dans l’époque moderne. Nous devons donc y revenir à présent.
«  Dans l’Europe moderne, l’éducation n’est pas née véritablement de l’État,
mais elle est issue de la puissance d’où les États, dans la plupart des cas, tiraient
leur propre pouvoir à savoir du royaume céleste et spirituel de l’Église. [...]
l’éducation qu’elle dispensait ne visait qu’à épargner aux hommes toute dam-
nation dans l’autre monde, et à assurer leur salut. [...] Même à l’époque la plus
récente, et jusqu’à ce jour, la formation des couches les plus aisées a été consi-
dérée comme une affaire privée relevant des parents, qui pouvaient bien l’or-
ganiser selon leur bon plaisir, et en règle générale, on n’instruisait les enfants

1. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 57 (IIa IIæ, q. 10, a. 3).
2. MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix [1324], trad. fr. J.  Quillet, Paris, Vrin,
1968. Sur Marsile de Padoue, cf. G. de LAGARDE, La Naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Âge, op. cit., III ; A. PASSERIN d’ENTRÈVES, The Medieval Contribution to Political
Thought, Oxford, Oxford University Press, 1939 ; A.  GEWIRTH, Marsilius of Padua, the
Defender of Peace, I. Marsilius of Padua and Medieval Political Philosophy [1951], Londres,
New York, Columbia University Press, 1964 ; L. STRAUSS, « Marsile de Padoue », Histoire de
la philosophie politique, éd. L.  STRAUSS, J.  CROPSEY, op. cit., p.  299-319 ; J.  QUILLET,
La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970 ; Introduction générale à
MARSILE de PADOUE, Le Défenseur de la Paix, op. cit., p. 9-47.
174 La subsidiarité catholique...

qu’à se soucier de leurs propres intérêts. La seule éducation publique, celle du


peuple, n’apprenait pour sa part qu’à se ménager la béatitude céleste ; pour
l’essentiel, elle se réduisait à un peu de christianisme, à la lecture et si possible, à
l’écriture, le tout pour l’amour du christianisme1. »
Voilà comment Fichte, thématisant à nouveaux frais la querelle théolo-
gico-politique, pose le problème de l’éducation dans ses Discours à la nation
allemande peu après la Révolution française, alors que les armées napoléo-
niennes étaient encore victorieuses sur le continent2. Analysant la situation
d’infériorité militaire des territoires allemands, Fichte désigne la voie à
suivre : la régénération morale par l’éducation nationale. Imprégné des débats
révolutionnaires, il désigne également l’ennemi. L’ennemi temporaire et
immédiat, c’est bien sûr la France, qui occupe les territoires de l’Allemagne à
venir. Mais l’ennemi éternel et souterrain, c’est le pouvoir clérical, qui exerce
sa domination sur les âmes.
Avec Fichte, la notion d’éducation s’autonomise de manière inédite et radi-
cale. Elle avait depuis toujours été le fait des instances ecclésiales ; elle devait à
présent devenir un apanage national. Non seulement la tâche éducative était
jusque-là restée très marginale, ne concernant qu’une fraction infime de la
population privilégiée3 ; mais, toute réduite qu’elle fut, cette tâche n’en avait
pas moins constitué un ressort essentiel de l’emprise ecclésiale sur la société.
Il y avait là, pour Fichte, le boursier d’extraction populaire, une double dénatu-
ration de l’éducation, qui en faisait la chose de quelques nantis en plus d’être un
instrument religieux d’assujettissement4. D’où son appel à la nation allemande
tout entière : mettre fin à la domination ecclésiale de l’enseignement, fondée sur
le primat éducatif de l’Autre monde, contester au pouvoir clérical cette pré-
éminence usurpée, rapatrier ici-bas la formation des âmes et des mœurs en vue
de les acclimater au cadre national. Fichte l’illustre mieux qu’aucun autre, le
processus de monopolisation étatique de l’éducation s’enracine dans le contexte
du combat des Lumières contre l’obscurantisme religieux. En passant du Prince
chrétien au peuple de la nation, la souveraineté devient une arme d’émancipa-
tion, que le peuple, précisément, ne manquera pas d’investir, spécialement sur
le terrain éducatif, en vue d’asseoir sa légitimité nouvelle.

1. J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande [1807], trad. fr. A. Renaut, Paris, Imprimerie
nationale, 1992, XI, p. 282. Nous n’abordons pas la question de la place réservée à Dieu dans la
philosophie fichtéenne ; contentons-nous de dire que le Dieu de Fichte (l’Infini divin) n’est pas le
Dieu chrétien (J.-C. GODDARD, Introduction à J. G. FICHTE, La Destination de l’homme
[1800], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Flammarion, 1995, p. 8-42). C’est le jugement fichtéen sur
le poids éducatif de l’Église catholique qui nous intéresse ici. Outre les Discours : J. G. FICHTE,
Considérations sur la Révolution française [1793], trad. fr. J. Barni, Paris, Payot, 1974, p. 244-
245 ; La Querelle de l’athéisme [1799], trad. fr. J.-C. Goddard, Paris, Vrin, 1993.
2. Mentionnons un propos de Georges Danton, très représentatif de la période révolutionnaire :
« L’enfant n’appartient pas à son père, mais d’abord à l’État. » (Cité par G. KASS, L’État éduca-
teur, Arras, INSAP, Paris, Mignard, Éditions de la Revue des Indépendants, 1933, p. 18).
3. Soulignons ici que le constat se vérifie beaucoup moins dans le cas des pays protestants.
4. Cf. les analyses de Domenico Losurdo : D. LOSURDO, « La “philosophie allemande” entre
les idéologies, 1789-1848 », Genèses, 1992, 9 (9), p. 60-89 ; « Fichte et la question nationale alle-
mande », Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p. 297-319 ; Hegel et les libé-
raux : liberté, égalité, État [1988], trad. fr. F. Mortier, Paris, PUF, 1992.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 175

Pourquoi, au juste, passer d’Aristote à Fichte, sans autre forme de transi-


tion que l’imposante postérité qui réunit les deux grands philosophes ? Une
double précision d’ordre méthodologique peut apporter quelques éléments
d’explication. Notre propos n’est pas tant de mettre le penseur allemand en
dialogue avec Aristote que de faire émerger une nouvelle dimension de l’État
éducateur dans une configuration qui n’est plus celle de la cité grecque
ancienne mais celui l’État européen moderne1. L’horizon de cette ambition :
cerner la reformulation fichtéenne de la problématique éducative, après l’épi-
sode révolutionnaire français, au moment de l’épanouissement de l’idée
nationale sur le continent européen, non Fichte en tant que tel et pour lui-
même. D’où la nécessité de contextualiser historiquement son propos, au
risque, sinon, de ne pas comprendre le thème — tellement dénaturé et pour-
tant si central chez Fichte — de l’éducation à la nation : l’éducation comme
moyen de préserver l’indépendance allemande, non pas, à vrai dire, l’indé-
pendance allemande pour l’indépendance, mais, plus fondamentalement, l’in-
dépendance de l’Allemagne en tant que nation morale.
Au-delà des polémiques exégétiques, il convient de considérer en quoi
Fichte s’inscrit parfaitement dans la filiation de la pensée rationaliste des
Lumières, en particulier celle de Kant, dont les Réflexions sur l’éducation
parues en 1776 annoncent ce qui formera, quelques années plus tard, l’axe
central de la démonstration fichtéenne2  : 1o séparer clairement l’Église et
l’École ; 2o affirmer le rôle de l’État dans l’éducation à la nation. La nation, en
effet, ne saurait se satisfaire d’un simple contrat juridique ; elle appelle une
éducation morale, qui doit être prise en charge par l’État, et par lui seul. Sur
cette question, comme sur beaucoup d’autres, la Doctrine de l’État viendra,
six ans plus tard, confirmer et enrichir les Discours de 1807. Au point d’ail-
leurs que les interprètes sont nombreux, parmi les plus avisés, qui, à la faveur
d’une lecture croisée des différents textes politiques du grand philosophe, ont
pu dessiner les contours d’un nouveau visage de l’État : après la Nation-État,
l’État éducateur de la Nation3. Chez Fichte, comme chez Kant, on trouve au

1. Le propos n’est pas non plus d’entrer dans les subtilités des différentes interprétations universitaires
de Fichte. Rappelons, d’une part, la lecture de Martial Gueroult et d’Alexis Philonenko, pour qui
Fichte reste de part en part fidèle à l’idéalisme kantien, au sens où une évolution endogène, sans rupture,
serait à l’œuvre dans sa pensée (M.  GUEROULT, Études sur Fichte [1974], Paris, Aubier, 1999 ;
A.  PHILONENKO, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte [1966], Paris, Vrin, 1999 ;
L’Œuvre de Fichte, Paris, Vrin, 1984) ; et, d’autre part, celle de Blandine Kriegel, qui assimile la philoso-
phie fichtéenne à une simple expression du pangermanisme (B.  BARRET-KRIEGEL, L’État et les
esclaves, op. cit., p.  165  sq. ; «  Droit du peuple, esprit du peuple  », Philosophie politique, 1997, 8,
p.  95-117). Pour une lecture médiane (héritière critique de Philonenko) réinscrivant le penseur alle-
mand dans un double héritage complexe vis-à-vis des Lumières et du romantisme, cf. A. RENAUT,
Préface à la réédition des Discours à la nation allemande, op. cit., p. 7-48 ; « L’État fichtéen : sur quelques
apories du républicanisme », L’État moderne, éd. S. GOYARD-FABRE, Paris, Vrin, 2000, p. 259-276.
2. Fichte est également à resituer dans la postérité d’un Johann Heinrich Pestalozzi, pédagogue
suisse de langue allemande, disciple des conceptions éducatives de Rousseau exposées dans
L’Émile (J.-J. ROUSSEAU, L’Émile, ou De l’éducation [1762], Paris, Flammarion, 2009).
3. On pourra se reporter à J.-C.  GODDARD, Présentation à La Doctrine de l’État, op. cit.,
p.  7-27 ; M.  MAESSCHALCK, Introduction à La Doctrine de l’État, op. cit., p.  29-55 ;
P. CANIVEZ, Qu’est-ce que la nation ?, Paris, Vrin, 2004, p. 91-105 ; C. PICHÉ, « La Doctrine
de l’État de 1813 et la question de l’éducation chez Fichte », Fichte, la philosophie de la maturité
(1804-1814), dir. J.-C. GODDARD, M. MAESSCHALCK, Paris, Vrin, 2003, p. 159-174.
176 La subsidiarité catholique...

total une même conception du progrès de l’humanité, une même croyance


dans la perfectibilité humaine, une même volonté de mettre l’éducation au
service d’un avenir meilleur, un même objectif d’assurer la victoire des
Lumières sur l’obscurantisme clérical1.
« On ne doit pas seulement, écrit Kant, éduquer des enfants d’après l’état pré-
sent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-
à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. Ce
principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs
enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il.
Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meil-
leur état pût en sortir dans l’avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici :
1) Ordinairement les parents ne se soucient que d’une chose : que leurs enfants
réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que
comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les
princes songent à l’État2. »
Aussi, incapables de prendre en compte cette dimension de l’avenir
—  qu’elles reportent à tort sur le spirituel (historiquement monopolisé par
les institutions ecclésiales) —, les familles doivent-elles désormais s’en
remettre à l’État pour conduire l’éducation de leurs enfants3. Il pourrait
même se faire que les instances éducatives, logiquement placées sous la tutelle
publique, aient besoin de maintenir les enfants à l’écart du monde adulte.
Sans nier le rôle des parents, Kant et Fichte insisteront toujours sur celui de
l’éducation publique, seule apte à considérer «  l’état [futur] de l’espèce
humaine », seule apte à substituer le règne des Lumières rationnelles à celui
de l’obscurantisme des temps anciens.
Voilà pourquoi, contre l’Église, l’État fichtéen se présente comme l’unique
dépositaire de l’éducation à la nation. De ce projet d’émancipation de l’École,
qui veut avoir pour lui l’évidence de la raison, il résulte des tendances poten-
tiellement autoritaires, le reproche en a souvent été fait à Fichte. C’est ici,
autant le souligner, la charge totalisante de la figure fichtéenne de l’État éduca-
teur. S’il s’inscrit dans la filiation des Lumières, ces dernières n’en restent pas
moins tiraillées par certaines tensions qui ont trouvé à s’exprimer au grand
jour de l’histoire sous la Révolution française puis dans le système ferryste mis
en place sous la IIIe République. Fonder une nation ou former des citoyens
libres ? Former des citoyens libres pour construire une nation ou construire
une nation pour former des citoyens libres ? On sait la voie empruntée par la
République et la laïcité à la française (dont le cas topique de la laïcité scolaire) :
arrachement des enfants à leur milieu d’origine, au besoin par la violence,
pour, indissociablement créer un citoyen autonome capable de penser par lui-
même, et souder la collectivité nationale autour du nouveau régime4.

1. Le slogan kantien des Lumières : « C’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la
perfection de la nature humaine. » (E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit., p. 74).
2. Ibid., p. 79-80.
3. Ce point est fortement souligné par Alexis Philonenko (A. PHILONENKO, Présentation de
E. KANT, Réflexions sur l’éducation, op. cit. ; et « Éducation », Dictionnaire de philosophie poli-
tique [1996], dir. P. RAYNAUD, S. RIALS, Paris, PUF, Quadrige, 2003, p. 206-211).
4. Pensons, sous la Révolution, au débat entre Condorcet et le Pasteur Rabaut de Saint-Étienne
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 177

Malgré des similitudes apparentes avec les préconisations éducatives de


Platon, le modèle fichtéen ne saurait être interprété comme une pâle réplique
du gouvernement platonicien des philosophes ; il s’inscrit, au contraire, au
cœur d’une matrice démocratique, où il est question d’éducation non des
sages (Platon), encore moins des seuls princes (Machiavel), mais bel et bien de
tous les citoyens1. En ce point réside d’ailleurs le dénominateur commun des
matrices aristotélicienne et fichtéenne. C’est à l’aune de ce besoin d’éducation
qu’il faut apprécier le besoin d’État exprimé par Fichte. Aucune statolâtrie
donc. Si, en fournissant l’instruction à tous, l’État ne fait que remplir son
devoir, en même temps et en retour, il a besoin d’individus instruits pour
construire sa légitimité contre l’Église. La relation n’a donc rien d’unilatéral.
Réminiscence du conflit théologico-politique sur le terrain éducatif dont le
terme historique signifiera à l’Église sa défaite ultime.
« Puisse cet État, écrit encore Fichte, apercevoir avec netteté qu’en dehors de
l’éducation des générations à venir, nulle sphère d’activité ne lui est accessible
où il puisse se comporter et prendre des décisions comme un véritable État de
manière radicale et autonome ; qu’à moins de ne vouloir rien faire, c’est cela
seul qu’il peut entreprendre encore ; mais qu’en tout cas ce mérite lui sera
reconnu sans restrictions ni contestations2. »

3. L’ÉPISODE BISMARCKIEN DU KULTURKAMPF

Cet idéal d’un État éducateur de la nation, aussi utopique soit-il, n’a pas été
sans effets politiques sur l’histoire allemande, particulièrement à la fin du
xixe siècle lorsque le chancelier Bismarck soucieux d’unifier le territoire natio-
nal autour de la Prusse luthérienne, et fort de son alliance avec les libéraux, mit
en œuvre une politique systématique de lutte contre l’influence de l’Église
catholique dans l’espace public, et plus généralement contre l’influence du
catholicisme. De manière très stratégique, le Kulturkampf bismarckien (1872-
1887) s’attacha en effet à investir massivement le terrain scolaire, suscitant en
retour une réponse catholique non moins véhémente3. Face à ce qui était res-

(CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1792], Paris, Flammarion, 1994).
S’il se réfèrera au père fondateur de la conception libérale de l’instruction, Jules Ferry n’oubliera
pas l’objectif politique, social et national de l’éducation, tel que mis en lumière par Rabaut Saint-
Étienne. Sur cette question, cf. B. BACZKO, « Instruction publique », Dictionnaire critique de
la Révolution française [1988], dir. F.  FURET, M.  OZOUF, Paris, Flammarion, 1992, III,
p. 275-297 ; Une Éducation pour la démocratie, Paris, Grasset, 1982 ; C. LELIÈVRE, C. NIQUE,
La République n’éduquera plus. La fin du mythe Ferry, Paris, Plon, 1993.
1. Cf. principalement le livre VII de la République : PLATON, La République [370 av. J.-C.],
trad. fr. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 271-300 (liv. VII) ; N. MACHIAVEL, Le Prince
[1513], trad. fr. J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, Paris, PUF, 2000.
2. J. G. FICHTE, Discours, op. cit., XI, p. 287. « Il ressort que l’État, comme simple gouverne-
ment de la vie humaine considérée dans le cours paisible qui est habituellement le sien, ne
constitue nullement quelque chose de principiel, existant pour lui-même, mais qu’il est seulement
le moyen qui favorise la réalisation d’un but supérieur : le développement progressif, continue et
éternel de ce qui dans cette nation correspond à la dimension proprement humaine. » (Ibid., VIII,
p. 230). L’éducation doit être « universellement accessible sur toute l’étendue [du] territoire [de
l’État], pour chacun de ses futurs citoyens, sans aucune exception » (Ibid., XI, p. 289).
3. La cheville ouvrière de la politique bismarckienne de laïcisation est un national-libéral, Alda-
178 La subsidiarité catholique...

senti comme une prétention absolutiste de l’État à gouverner l’enseignement et


l’École, le camp catholique, emmené par Ketteler, voulut réaffirmer avec force
les droits prioritaires des familles et de l’Église sur le terrain éducatif.
En ce point précis, nous retrouvons notre histoire sémantique de la subsi-
diarité. On ne répétera jamais assez que c’est sur la question scolaire que se
mettent en place les linéaments directement repérables d’une première for-
mulation du principe. Voilà la raison principale qui peut expliquer pourquoi
nous nous intéressons au cas de l’Allemagne dès ce stade du développement
avant d’y revenir plus longuement dans la seconde partie. Il faut bien l’ad-
mettre pour commencer, l’investissement étatique du domaine éducatif n’est
pas, loin s’en faut, une tradition spécifiquement germanique. Certes, le pro-
testantisme luthérien a pu dès le xviiie siècle, dans la Prusse impériale en par-
ticulier, contribuer beaucoup plus précocement que dans les pays de culture
catholique à légitimer le rôle de la puissance publique en matière éducative
(dans l’objectif de permettre l’accès du plus grand nombre à l’écrit), mais
toute une tradition du libéralisme, nous le verrons plus loin, n’en a pas moins
combattu les immixtions étatiques sur le terrain de la formation personnelle1.
Dans sa logique profonde — est-il nécessaire de le rappeler ? —, la Réforme
reste une remise en cause principielle de la médiation ecclésiale et du magis-
tère des interprètes qualifiés, donc, ultimement, de l’État éducateur comme
de l’Église enseignante.
Hormis une éducation chez les jésuites, rien ne prédestinait l’ancien fonc-
tionnaire Ketteler à entrer dans les ordres ecclésiastiques. Il a fallu attendre

bert Falk, qui devient ministre des Cultes et de l’Instruction en janvier 1872. Parmi les mesures,
on peut citer notamment la loi (dite d’urgence) de mars 1872 relative à l’inspection des écoles
primaires (Volksschulen), qui mit fin à l’autorité ecclésiastique sur les établissements scolaires
locaux et régionaux, et plaça les écoles privées sous la surveillance directe de l’État ; la loi sur les
Jésuites de juillet 1872 qui interdit à la Congrégation de poursuivre ses activités d’enseignement
sur tout le territoire allemand, et ferma de facto les écoles catholiques (entre 1872 et 1875, les
autres congrégations enseignantes catholiques — lazaristes et rédemptionnistes — sont égale-
ment dissoutes) ; ainsi que les lois de mai 1873 réglementant la formation des prêtres et renfor-
çant davantage le contrôle de l’État sur l’Église. En réponse, cf. PIE IX, Lettre encyclique Quod
nunquam sur l’Église en Prusse, 5  février 1875. Sous la plume d’un catholique français  :
G. GOYAU, Bismarck et l’Église, le Kulturkampf, Paris, Perrin, 1911.
1. Cf., par exemple, T. NIPPERDEY, « Luther et le monde moderne » [1983], Réflexions sur
l’histoire allemande [1986], trad. fr. C. Orsoni, Paris, Gallimard, 1990, p. 40-58. Notons au pas-
sage (sans considération de la diversité interne du protestantisme) le rôle éminent joué par les
protestants — au premier rang desquels Ferdinand Buisson — dans l’affirmation de l’idéologie
scolaire sous la IIIe République. Chez les philosophes, il faut encore mentionner Charles Renou-
vier, dont on connaît la forte critique de l’Église catholique et, en regard, l’insistance sur le thème
de l’« État enseignant » (M.-C. BLAIS, Au principe de la République. Le cas Renouvier, op. cit.,
p. 329 sq., p. 343-367 ; M. GAUCHET, La Religion dans la démocratie. Parcours de la démo-
cratie, Paris, Gallimard, 1998, p.  47  sq.). Parmi les nombreux textes publiés dans sa revue
La Critique philosophique, cités, commentés et mis en perspective par Marie-Claude Blais  :
C. RENOUVIER, « L’éducation et la morale », La Critique philosophique, 6 juin 1872, 1 (18),
p. 273-280 ; « Le catholicisme et l’État », ibid., 1 (51), p. 385-393 ; « Du droit et du devoir dans
l’instruction du peuple  », ibid., 17  juillet 1873, 2 (24), p.  369-374 ; «  Les réformes nécessaires.
L’enseignement  : droit fondamental de l’État  », ibid., 18  mai 1876, 5 (16), p.  241-247 ; «  Les
réformes nécessaires. L’enseignement, la loi de 1875  », ibid., 25  mai 1876, 5 (17), p.  257-267 ;
« Les réformes nécessaires. L’éducation du clergé », ibid., 6 juillet 1876, 5 (23), p. 353-368 ; « Du
droit de la société dans l’éducation », ibid., 10 mai 1877, 6 (15), p. 231-238.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 179

1838 pour qu’à vingt-sept ans il quitte le service de l’État et démissionne avec
fracas de son poste de référendaire municipal à Münster. Un peu sur le
modèle de Joseph von Görres, fervent jacobin version rhénano-hégélienne
qui devint la grande figure littéraire du catholicisme allemand1, Ketteler
n’était pas promis à devenir le zélote des positions catholiques que l’on
connaît. Le tournant de sa vie est à chercher dans un événement traumatique
de l’histoire du catholicisme germanique : l’affaire, dite de Cologne, qui éclata
en 1837 à propos d’une querelle entre le gouvernement prussien et Mgr Cle-
mens August von Droste zu Vischering, l’archevêque de la ville, sur l’épi-
neuse question des mariages mixtes (entre catholiques et protestants). Sou-
cieux de conserver son hégémonie démographique et cherchant à augmenter
les rangs luthériens de la population allemande, le gouvernement prussien
disposait que, dorénavant, les enfants devaient être élevés dans la seule reli-
gion du père. Directement visé par la nouvelle loi, le Vatican rétorqua sur le
même ton en enjoignant le clergé allemand de ne pas célébrer de mariages
mixtes à chaque fois qu’une atteinte devait être portée aux intérêts élémen-
taires de l’Église catholique (entendre : à chaque fois que le futur mari était de
confession luthérienne)2. Les représailles prussiennes revêtirent un accent par-
ticulièrement énergique, qui donna un tour dramatique à l’« affaire » : le roi
Friedrich Wilhelm III fit procéder à l’arrestation de l’archevêque de Cologne,
qui, deux ans durant, fut assigné à résidence dans la forteresse de Minden.
L’affaire prit fin mais cet épisode resta un véritable détonateur pour les catho-
liques allemands3 : il marqua le début d’une véritable prise de conscience de
leur unité. Le sacerdoce de Ketteler en conservera l’empreinte profonde : l’at-
titude de résistance de Mgr von Droste zu Vischering ne pouvait que l’inviter
au réveil d’une identité religieuse jusqu’alors restée en sommeil. Ancien fonc-
tionnaire, Ketteler mettra même tout son zèle, celui du néophyte, pour
exprimer la haine de ce qu’il fut, contribuant décisivement à resserrer les rangs
dispersés des catholiques, au point de figurer en toute première place parmi
les principaux accoucheurs du Zentrum4. Le souvenir du traumatisme sera

1. J. von GÖRRES, Athanasius, Ratisbonne, Manz, 1838.


2. Conflit récurrent mais qui, jusque-là, n’avait été traité par l’Église catholique qu’à travers
la seule question du divorce. Cf., par exemple, la réponse fermement négative du Pape Pie VII
à Mgr Karl Theodor von Dalberg, prédécesseur de Ketteler à Mayence, qui lui demandait si les
sacrements pouvaient être accordés aux conjoints catholiques ayant contracté un mariage avec
un protestant divorcé devant un ministre du culte non catholique (PIE VII, Bref Etsi fraternitatis
à l’archevêque de Mayence, 8 octobre 1823 ; in H. DENZINGER, 2705-2706, p. 626-627).
3. En 1840, le nouveau roi Friedrich Wilhelm IV calme le jeu et met fin au conflit. Il libère l’ar-
chevêque et donne l’ordre d’achever la cathédrale de Cologne, devenue depuis le symbole archi-
tectural de la vitalité du catholicisme allemand (T. NIPPERDEY, « La cathédrale de Cologne,
monument à la nation » [1981], Réflexions sur l’histoire allemande, op. cit., p. 222-245).
4. Parti du Centre, le Zentrum est fondé dès 1870 par Ludwig Windhorst. Prenant la suite
d’Hermann von Mallinckrodt, il le dirigera sans discontinuer de 1874 à sa mort (1891). Ketteler
peut en être considéré comme le cofondateur. Non seulement, il a contribué à le doter d’un
corps de doctrine stable ; mais surtout, dès 1848, lors du congrès réunissant à Mayence l’assem-
blée générale des catholiques allemands, il avait appelé de ses vœux la création d’un parti confes-
sionnel. Notons que le Vatican a autorisé la création de partis catholiques dans les seuls cas de
défense religieuse. D’où la création du Zentrum allemand mais la condamnation du Sillon de
Marc Sangnier en France. Le Zentrum disparaîtra avec l’avènement du nazisme.
180 La subsidiarité catholique...

surtout ravivé à partir de 1872 au moment où Bismarck lance sa politique de


Kulturkampf. Le nouvel Empire prussien se tourne à présent vers l’Est, et non
plus vers la Rhénanie, pour s’en prendre au Primat de l’Église de Pologne,
Mgr  Mieczysław Ledóchowski, archevêque de Posen et Gnesen, lui aussi
arrêté et interné1. Mais c’est de l’Ouest, de Rhénanie et de Ketteler, désormais
évêque de Mayence, que viendra la riposte la plus véhémente2.
Avant même sa défense de l’éducation catholique dont il est question ici,
Ketteler s’était engagé dans un combat acharné contre la Prusse impériale,
contre cette bourgeoisie protestante et libérale, nationaliste et bureaucra-
tique. Son mot d’ordre  : lutter contre la centralisation, fruit maléfique de
l’absolutisme étatique. La centralisation étouffe les vertus humaines, écrit-il,
n’hésitant pas à paraphraser Tocqueville (qu’il ne manque pas de citer avec
admiration) ; elle réduit l’intérêt pour la chose publique et « détruit les orga-
nisations au moyen desquelles les hommes se réunissent et s’associent pour
concerter et administrer leurs affaires »3. C’est par un vibrant appel à l’auto-
nomie communale qu’il entre dans la carrière politique en 1848.
« Tant que la famille, la commune, peuvent se suffire pour atteindre leur but
naturel, on doit leur laisser leur libre autonomie. Par là tout le monde et non
seulement les savants, mais le peuple entier prennent part au gouvernement. Le
peuple régit lui-même ses propres affaires : il fait une école pratique de politique
dans l’administration communale où se reproduisent en petit les questions qui
sont traitées en grand dans les parlements. C’est ainsi que le peuple acquiert la
formulation politique et la capacité qui donne à l’homme le sentiment de son
indépendance4. »
L’esprit de la subsidiarité est bien là. Si le mot n’apparaît jamais expres-
sis verbis sous sa plume, les linéaments annonciateurs n’en sont pas moins
présents. Subsidiäre Recht  : voilà le rôle que Ketteler réserve à l’État en
matière d’éducation et d’enseignement5. Le danger guette toujours, assène-

1. Deux diocèses polonais (Poznan et Gniezno) situés en territoire prussien (d’où le titre de
Primat de Pologne). Mieczysław Ledóchowski n’est autre que l’oncle de Wladimir, Général des
jésuites rencontré plus haut pour son rôle dans l’écriture de Quadragesimo anno.
2. Notons que dès 1873, avant même que le conflit ne s’emballe, Ketteler publie un essai sur les
rapports entre Église et État, essai dans lequel il déclare reconnaître l’autorité de l’Empire tout en
demandant l’égalité administrative entre catholiques et luthériens (W.  E. von  KETTELER,
Le Kulturkampf ou la lutte religieuse en Allemagne [1873], trad. fr., Paris, Haton, 1875).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 87. Toutes proportions gardées, le
prussianisme remplira outre-Rhin le rôle joué par le jacobinisme dans la France postrévolution-
naire  : champ d’adversité du catholicisme. Diabolisation du jacobinisme centralisateur d’une
part, diabolisation du prussianisme centralisateur d’autre part. Au-delà du cas tocquevillien (dif-
ficilement réductible à cette seule dimension), pensons surtout à Hippolyte Taine (H. TAINE,
Les Origines de la France contemporaine [1875-1893], éd. F. Léger, Paris, Laffont, 1990, 10 vol.,
spécialement La Conquête jacobine [1881], in I. L’Ancien Régime ; La Révolution). Dans l’Alle-
magne d’après-guerre, quand catholiques et protestants se réuniront à la faveur du traumatisme
nazi, c’est la Prusse qui servira de bouc émissaire commun : moyen pour les luthériens de sauver
la Réforme ; moyen pour les catholiques de stigmatiser la centralisation.
4. W.  E. von  KETTELER, Lettre ouverte à mes électeurs, 17  septembre 1848, citée dans
G. DECURTINS, Œuvres choisies de Mgr Ketteler, op. cit., p. XXXVII (Offenes Schreiben des
Deputierten in der deutschen Nationalversammlung Pfarrers von Ketteler an seine Wähler).
5. « Wer die Verhältnisse so vieler Kinder gerade in den ärmsten und verkommensten Schichten
des Volkes kennt, muss den Grundfass einer absoluten Herrschaft der Eltern über die Kinder,
welcher der vollen Willkür über die Kinder gleichkäme, als einen unmenschlichen verwerfen.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 181

t-il, d’aboutir à un esclavage étatique de l’esprit et des âmes ; il suffit que la


puissance publique aille au-delà de sa subsidiarité naturelle. À longueur de
pages et de discours, Ketteler s’épuise à rappeler la fonction supplétive de
l’État par rapport à la personne et aux communautés premières d’apparte-
nance : car l’école, répète-t-il dans la plus pure tradition catholique, n’est rien
d’autre que l’« auxiliaire subordonné »1 des parents. Et non l’inverse : ce sont
d’abord les familles qui, en parfaite harmonie avec l’Église, ont en charge
l’éducation et l’instruction de leurs enfants, la collectivité publique ne rem-
plissant qu’après-coup un rôle de coordination et de surveillance. Or, selon
Ketteler, à rebours de cette loi naturelle, les xviiie et xixe  siècles, ont vu
s’abattre le maléfice de l’« absolutisme » étatique, tendant à installer l’école
publique comme seule et unique dépositaire des affaires éducatives. L’École,
lit-on dans le style inimitable du catholicisme kettelérien, celui de la victime
persécutée, serait devenue «  une institution purement gouvernementale,
placée en dehors de la famille et de l’Église »2. Les parents seraient dépossé-
dés de leurs droits et remplacés par un corps enseignant dépendant du seul
ministre de l’Instruction publique, à même de décider de la forme et du
contenu de l’éducation de tous les enfants. Pareille diatribe est classique dans
la bouche d’un catholique. Ketteler ne fait que résumer et fixer le cœur de la
doctrine éducative du catholicisme officiel. Mais, en défendant la liberté d’en-
seignement, il s’agit certes de revendiquer la liberté de conscience, le droit
imprescriptible des parents de choisir eux-mêmes le type d’éducation qu’ils
veulent donner à leurs enfants ; il s’agit aussi, et plus fondamentalement,
de permettre à la vérité chrétienne de recouvrer — ou de conserver — toute
sa place dans la vie publique. Regrettant l’époque où « l’Église [était encore]
la mère et la fondatrice des écoles », le prélat préconisait donc de replacer la
mission scolaire dans la stricte dépendance des parents3.
Nous savons par ailleurs combien la question scolaire (indépendamment
de la question sociale déjà étudiée), travailla tout le catholicisme européen
du xixe siècle postrévolutionnaire. Combien, via l’Université laïque, elle joua
un rôle catalyseur sans égal dans l’émergence du catholicisme libéral, en ce
domaine si stratégique jusque-là réservé au seul clergé4. Du haut de sa portée

Dagegen ist es harter Absolutismus, eine wahre Geistes- und Seelenknechtung, wenn der Staat
dieses, ich möchte sagen, subsidiäre Recht missbraucht. Es geht seiner Natur nach nie über das
Recht hinaus, eine gewisse unterste Bildungsstusse von allen Kindern zu fordern, und es darf
immer nur unter voller Berücksichtigung der Rechte und Pflichten der Eltern, namentlich auch
bezüglich der religiösen Erziehung der Kinder, geübt werden. » (W. E. von KETTELER, « Die
Katholiken und das neue deutsche Reich » [1871], op. cit., p. 162).
1. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 193 sq.
2. Ibid., p.  195. Propos repris de manière synthétique dans une publication plus tardive
(W. E. von KETTELER, Devoirs des parents et de la famille en présence des conditions nouvelles
faites aux écoles primaires [1871], trad. fr. E. Pfeiffer, Paris, Œuvre de Saint-Paul, 1882).
3. W. E. von KETTELER, Liberté, autorité, Église, op. cit., p. 197. Et pour cause : « la famille
[appartenant] encore en grande partie au christianisme », défendre ses prérogatives éducatives,
c’est lutter contre l’incrédulité et l’athéisme des Temps modernes. Lui laisser le soin d’éduquer
les enfants, c’est s’assurer d’un enseignement conforme aux préceptes de la religion catholique.
4. Sur cet épisode charnière du xixe siècle, cf., notamment, P. BÉNICHOU, Le Temps des pro-
phètes. Doctrines de l’âge romantique [1977], Paris, Gallimard, 2001, p.  121-173. Sur le cas
182 La subsidiarité catholique...

emblématique, le cas de Lamennais révèle ici ce qu’il y a de circonstanciel,


voire d’opportunité stratégique, dans le rapprochement entre libéralisme et
catholicisme. La conspiration innocente dont nous parlons est précisément
née sur cette question précise, qui, mieux qu’aucune autre, rend raison du
lien consubstantiel entre les intérêts d’un groupe social, le clergé, et la doc-
trine qui le justifie. Le terrain éducatif remplit en quelque sorte un office
matriciel, car, bientôt, ce qui valait pour l’enseignement, sera appliqué à
l’ensemble de la société, via la dignification démocratique des masses. En
tant qu’héritier paradoxal de son homologue libéral, le catholicisme social
reprendra sur ce point, comme sur de nombreux autres, l’essentiel du propos
de son aîné.
Le prélat allemand ne vivra pas assez vieux (il meurt en 1877) pour
constater l’ironie de sa victoire. Victoire car, jamais, le Kulturkampf n’a réussi
à venir à bout de la résistance catholique. Ironie car, dès 1878-1879, la poli-
tique anticatholique de Bismarck se transforme terme à terme en grande
coalition contre le socialisme — le Zentrum choisissant l’alliance avec ses
ennemis libéraux d’hier. Kulturkampf bismarckien enterré (1887) mais
Empire prussien consolidé, le cocktail avait un goût trop amer pour satisfaire
le Vatican, qui, dans une lettre adressée aux évêques de Bavière, se laissera
aller à une dernière lamentation :
« L’Église a [...] un juste motif de gémir lorsqu’elle voit que ses enfants lui sont
arrachés dès le premier âge et qu’on les force à entrer dans les écoles où, lorsque
toute connaissance de Dieu n’est pas supprimée, elle n’est que superficielle et
mêlée de faux ; où il n’y a aucune barrière contre le flot des erreurs, aucune foi
aux enseignements divins, aucune place pour la vérité qui lui permette de se
défendre elle-même1. »
Le rapprochement, a priori suggestif, entre le point de vue de Mgr  von
Ketteler et les thèses, antérieurement formulées, du penseur libéral Wilhelm

français, cf. L. JAUME, L’Individu effacé ou les paradoxes du libéralisme français, Paris, Fayard,
1997, p.  238-278, p.  407-444). Les débats portaient sur la liberté de l’enseignement en général
et sur le monopole universitaire issu de la politique napoléonienne, en particulier. Citons, ici,
un texte du premier Lamennais (F.  de  LAMENNAIS, «  De l’Université impériale  » [1814],
Mélanges religieux et philosophiques, Paris, Tournachon-Molin, 1819, p.  400  sq.) et le fameux
discours de Montalembert (C. de MONTALEMBERT, L’Église libre dans l’État libre. Discours
prononcé au Congrès catholique de Malines, Paris, Douniol, Didier, 1863). Sur la question de
l’éducation, le second Lamennais (après 1830) ne se distingue pas franchement du premier.
Notons que, pour diffuser les thèses du catholicisme libéral, l’un de ses disciples Philippe Gerbet
fondera en 1836 une revue au titre évocateur : L’Université catholique. Parmi les contributeurs
réguliers à ce périodique, Louis Rousseau, auteur de la fameuse Croisade du XIXe siècle. Sur cette
figure quelque peu oubliée, cf. J. TOUCHARD, Aux origines du catholicisme social. Louis Rous-
seau, 1787-1856, Paris, Armand Colin, 1968.
1. LÉON XIII, Lettre Officio sanctissimo, 22  décembre 1887, Acta Sanctae Sedis, 1887, XX,
p. 257-271 (in A. F. UTZ, III, p. 2384-2413, ici p. 2401). Pour l’essentiel, cette lettre pontificale
de 1887 adopte un ton très similaire à celui de la lettre précédemment adressée aux évêques de
Prusse (LÉON XIII, Lettre Iampridem Nobis, 6 janvier 1886, Acta Sanctae Sedis, 1885, XVIII,
p. 387-394 ; in A. F. UTZ, III, p. 2594-2607). Soulignons que les lois anticatholiques sont abro-
gées dès 1887, à l’exception de celles concernant le mariage civil et l’École publique. Les jésuites
sont rappelés en 1918 ; la République Weimar mettra en place un régime de liberté religieuse. Sur
tous ces points, cf. R. MORSEY, « Die deutschen Katholiken und der Nationalstaat zwischen
Kulturkampf und Ersten Weltkrieg », Historisches Jahrbuch, 1970, p. 31-64.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 183

von Humboldt trouve rapidement ses limites. Certes, le libéralisme allemand


a toujours été très méfiant vis-à-vis de la prétention de l’État à exercer un
monopole sur l’éducation, mais pour des raisons diamétralement opposées à
celles invoquées par le camp romain. Tout le conflit entre les anthropologies
protestante et catholique s’exprime ici et peut expliquer la différence de
coloration religieuse entre les libéralismes allemand et français  : intériorité
individuelle contre extériorité institutionnelle1. Incontestablement, c’est Wil-
helm von Humboldt qui incarne le mieux la version allemande de cette
conception négative du rôle de l’État. Agitant à dessein l’épouvantail de l’uni-
formité — selon lui, le plus grand danger pour une société —, il rejette caté-
goriquement toute action publique prétendant améliorer le «  bien-être
positif » (positiver Wohlstand) de tous2. Non point aide apportée à l’individu,
pareille intervention de l’État constituerait au contraire un obstacle rédhibi-
toire à l’épanouissement de la Bildung, à la formation intérieure et au déve-
loppement moral des capacités singulières de chacun.

Bref intermède en guise de transition, quelques rappels historiques nous


semblent nécessaires à ce stade du raisonnement pour préparer notre étude du
cas spécifique de Pie XI. Nous avons jusque-là analysé comment le processus
de monopolisation de l’éducation avait opéré contre l’Église au profit de
l’État ; à l’aide d’une synthèse de la littérature autorisée, il s’agit à présent de
rappeler comment cette dynamique a historiquement été réorientée au point
de métamorphoser l’éducation en compétence étatique comme les autres. L’es-
sentiel de la pièce se joue ici au xixe siècle — siècle de l’affirmation des nations
modernes, siècle de la mise en place des « monopoles » publics « de l’éduca-
tion légitime »3 : unification nationale et homogénéisation culturelle, construc-
tion de grands récits collectifs et effacement des particularismes locaux.

1. W. von HUMBOLDT, Essai sur les limites de l’action de l’État [1792], trad. fr. H. Chrétien,
K. Horn, Paris, Les Belles Lettres, 2004. À l’opposé de la tradition allemande, le libéralisme fran-
çais est prioritairement un « libéralisme par l’État » (L. JAUME, L’Individu effacé, op. cit.).
2. Au motif de ne pas sacrifier l’homme au citoyen, Humboldt va même jusqu’à rejeter l’idée
d’un financement de l’École par l’État. L’École doit, selon lui, être publique (öffentlich) mais au
sens d’une affaire publique qui concerne l’ensemble du corps social et doit être régulée par la
société elle-même. Cf. les analyses dumontiennes (L. DUMONT, « Wilhelm von Humboldt ou
la “Bildung” vécue », Homo aequalis, II. L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 108-
184). Nous n’abordons pas ici les questions posées par l’itinéraire ultérieur de Humboldt, qui
devint ministre prussien de l’Éducation (1809-1810) et fonda l’Université de Berlin.
3. E. GELLNER, Nations et nationalisme [1983], trad. fr. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 56 ;
M. WEBER, « Le métier et la vocation d’homme politique » [1919], Le Savant et le politique,
trad. fr. J. Freund, E. Fleischmann, É. de Dampierre, Paris, Plon, 1997, p. 124-125. Il importe de
prendre au sérieux ce clin d’œil wébérien, au sens où le monopole scolaire de l’État peut tout à
fait s’interpréter comme la reformulation, sur un mode euphémisé, d’une part de la violence éta-
tique. On sait par ailleurs combien les travaux gellnériens insistent sur le poids des facteurs éco-
nomiques et matériels. Le monopole étatique de l’éducation — créateur de l’identité nationale
— serait consciemment orienté vers l’objectif stratégique de fournir une force de travail formée
et efficace à l’État industriel. En contrepoint, cf. les travaux qui rendent davantage raison du rôle
des vecteurs symboliques et culturels : B. ANDERSON, L’Imaginaire national. Réflexions sur
l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. fr. P.  E. Dauzat, Paris, La Découverte, 2002 ;
E. HOBSBAWM, Nations et nationalismes depuis 1780 [1990], trad. fr. D. Peters, Paris, Galli-
mard, 1992.
184 La subsidiarité catholique...

À grands traits, deux phases sont identifiables dans le rapport — somme


toute très tardif — qui s’établit entre l’éducation et le couple État-nation.
Mythologie carolingienne mise à part, il n’y a rien de plus étranger aux pre-
mières formes d’État monarchique que l’enjeu éducatif. Le processus a
maintes fois été mis en évidence, qui a historiquement conduit à l’avènement
des États territoriaux sur le continent européen autour des grands monopoles
fondateurs : la justice et l’armée, la police et la fiscalité1. Dès les commence-
ments, l’éducation se trouve au cœur de la problématique politique (nous
l’avons vu avec Aristote), mais elle n’a jamais fait partie ni des tâches réga-
liennes de l’État-gendarme, ni du « montage » chimiquement pur de la souve-
raineté moderne2. On serait bien peine d’en repérer la moindre trace dans le
dispositif originaire de l’appareil étatique.
L’époque est à l’édification de l’État, pas encore à l’affirmation des iden-
tités nationales. Non point éducative, la logique initiale de la construction
étatique est fondamentalement guerrière et militaire3. C’est la guerre qui
attire à elle les fonds publics. C’est la guerre qui circonscrit les territoires
nationaux et préside, via sa domestication (Hegung) juridique4, à la naissance
des États modernes. État militaire contre État éducateur, État éducateur au
service de l’État militaire, pourrait-on même se risquer à dire, en faisant réfé-
rence au réseau florissant d’écoles et autres académies militaires chargées de
former les soldats professionnels. Citons Kant, qui résume fort bien la teneur
matricielle de cette polarité guerre-éducation, abondamment thématisée
depuis :
« Les gouvernements du monde [n’ont] pas, jusqu’à présent assez d’argent pour
organiser l’instruction publique, et en général pour tout ce qui touche l’amé-
lioration du monde, parce que tout est par avance réservé pour la guerre à
venir5. »
Dans un second temps seulement, au fur et à mesure que s’épanouissent en
Europe les mots d’ordre national et démocratique, le poids pris par l’État
dans la gestion de l’activité éducative augmente de manière tout à fait signifi-
cative. À partir de la fin xviiie siècle et selon une logique grandissante tout au

1. Norbert Elias a justement décrit les ressorts de cette «  loi du monopole  » (N.  ELIAS, La
Dynamique de l’Occident [1939], trad. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 25-41).
2. Pensons, bien sûr, à Jean Bodin ; notons que le constat serait différent chez Hobbes. Montage
entendu au sens de Pierre Legendre (P. LEGENDRE, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les
montages de l’État du Droit [1988], Paris, Fayard, 2005 ; De la société comme texte. Linéaments
d’une anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001).
3. Dans des registres fort différents, cf. M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours
au Collège de France 1976, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997 ; C. TILLY, « War Making and State
Making as Organized Crime », Bringing the State Back In, dir. P. B. EVANS, D. RUESCH-
MEYER T. SKOCPOL Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 169-191.
4. Encore une fois, nous renvoyons à C. SCHMITT, Le Nomos de la Terre, op. cit.
5. E.  KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], trad. fr.
J.-M. Muglioni, Paris, Bordas, 1989, VIII, p. 24. Le cas français montre que la situation a, depuis,
été totalement inversée. En 1981, le budget français de la Défense était presque deux fois supé-
rieur à celui de l’Éducation nationale. En 2009, les rapports ne se sont pas loin de s’inverser : le
budget de la Défense est d’environ 37 milliards d’euros (soit 10 % du total) ; celui de l’Éducation,
premier poste de dépenses après le remboursement de la dette, s’élève à 70 milliards d’euros —
59 milliards pour l’enseignement scolaire (20 %) et 11 pour le supérieur (3 %).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 185

long du siècle suivant, l’État devient pleinement éducateur, et donne corps


substantiel au projet rationnel des Lumières : former des citoyens autonomes,
construire une opinion publique éclairée, débarrassée de tout asservissement
religieux1.
Véritable césure symbolique, 1762, année du bannissement de la Compa-
gnie de Jésus hors du royaume de France, constitue l’acte de naissance de
l’État éducateur à la française2. Cette expulsion brutale des jésuites — ordre
religieux depuis toujours considéré comme le cheval de Troie du Vatican —
ouvre une nouvelle période de l’histoire de l’État en même temps qu’une
réflexion publique sans précédent sur le système éducatif national3. L’homo-
logie se dessine d’elle-même pour la période ultérieure, de Condorcet à Jules
Ferry, entre l’avènement du système scolaire moderne, l’extension du droit
de vote et la mise en place des institutions républicaines. Fille de l’idée de
progrès, cœur principiel du projet révolutionnaire, l’éducation elle-même
n’en sera pas moins douloureusement travaillée — aimantée — par une pola-
rité aux potentialités dangereusement contradictoires  : d’un côté, l’horizon
d’une nécessaire régénération de l’homme — prémisse de l’avènement du
peuple nouveau —, au besoin par la terreur ; de l’autre, la modération libérale
d’un Condorcet insistant sur l’impérieux devoir d’instruire la nation nouvel-
lement créée. 1793 contre 17894.

De l’une à l’autre de ces deux étapes, le parallèle historique entre mono-


pole ecclésial et monopole étatique de l’éducation rappelle, s’il en était besoin,
à quel point la nouvelle identité nationale joua peu ou prou la même fonction
que l’ancienne identité religieuse. L’éducation sera bien ce vecteur d’expres-
sion privilégié des « religions séculières » modernes ; elle le paiera d’un mons-
trueux dévoiement5. Ici encore, la scène se joue, en définitive, dans une

1. C’est bien avec l’avènement de la souveraineté nationale et du suffrage universel que la tâche
éducative commence à être pleinement, en tant que telle, assumée par l’État démocratique.
2. Cf., ici, C.  LELIÈVRE, Histoire des institutions scolaires, 1789-1989, Paris, Nathan, 1994 ;
C.  NIQUE, Comment l’éducation devint une affaire d’État, 1815-1840, Paris, Nathan, 1990.
Ajoutons, toujours à partir du cas français, que 1o l’enseignement universitaire était assuré par
l’Église depuis le Moyen Âge ; 2o l’enseignement élémentaire était, lui, principalement assuré par
les collèges jésuites, ne touchant également qu’une infime couche des classes supérieures.
3. Notons au passage combien le parallèle est évident avec le Kulturkampf allemand du xixe.
4. Cf. F. FURET, Penser la Révolution française [1978], Paris, Gallimard, 2005 ; M. OZOUF,
L’Homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989.
5. R. ARON, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Éditions Défense de la France,
1945 ; « L’avenir des religions séculières » [1944], Chroniques de guerre. La France libre, 1940-
1945, Paris, Gallimard, 1990, p. 925-948 : « doctrines qui prennent dans les âmes de nos contem-
porains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme
d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité » (Ibid., p. 926). Cf. aussi les travaux anticipa-
teurs, parus dès 1938, d’Eric Voegelin (E. VOEGELIN, Les Religions politiques, op. cit.), aux-
quels il faut ajouter ceux de Ernst Cassirer, publiés juste avant sa mort (E.  CASSIRER, Le
Mythe de l’État, op. cit.). Le thème était déjà présent sous la plume d’un Vilfredo Pareto, que
Raymond Aron a contribué à introduire en France. Nous verrons plus loin qu’à la suite de Voe-
gelin, Aron abandonnera explicitement le concept de religion séculière au profit de la notion de
gnose. L’interprétation des totalitarismes comme religions politiques a connu un important
renouveau ces dernières années, particulièrement chez des auteurs qui ne font pas mystère de
leur foi catholique (H.  MAIER, M.  SCHÄFER, éd., Totalitarismus und politische Religionen.
186 La subsidiarité catholique...

période historique très ramassée. Après un bref épanouissement au xixe, l’am-


bition monopolistique de l’État, qui avait su se frotter à l’aura sacrée du legs
ecclésial, se trouve totalement subvertie — puis pervertie — au siècle suivant.
D’un point à l’autre, c’est bien sûr la tragédie des totalitarismes, qui défigure
toute la physionomie de l’État éducateur, lui conférant, de manière rédhibi-
toire, ses traits les plus grisâtres et les plus grimaçants. La facilité du regard
rétrospectif révèle ce qu’il en est réellement du prétendu cheminement vers le
progrès humain, via le partage de l’instruction, de l’éducation et de la culture.
« Nous savons [désormais], écrit George Steiner, que la qualité de l’éducation
dispensée et le nombre de gens qu’elle touche ne se traduisent pas nécessaire-
ment par une stabilité sociale ou une sagesse politique plus grandes. »
Voici l’indépassable leçon du xxe siècle : haute culture humaniste et sauva-
gerie concentrationnaire ne sont pas exclusives l’une de l’autre ; pire, haute
culture humaniste et sauvagerie concentrationnaire sont tout à fait à même
non seulement de coexister au sein d’une même communauté de destin mais
aussi de cohabiter à l’intérieur d’un même individu1. L’invitation au dégrise-
ment a été entendue ; mais il est fort probable qu’à la faveur de la précipita-
tion post-totalitaire elle n’ait pas donné lieu à un diagnostic suffisamment
établi. L’épisode totalitaire, s’est-on accordé à dire au lendemain du drame,
avait mis au jour l’ambition profonde de l’État, consubstantielle à son
existence : être l’accoucheur et l’éducateur d’un homme nouveau2. Et d’im-
puter à l’institution étatique la responsabilité du mensonge maléfique de la
Raison, la culpabilité trop humaine — et trop lourde à porter — de ce four-
voiement effréné dans une marche historique vers le mieux. L’État totali-
taire : simple surgeon d’une Raison, elle aussi « totalitaire » car viscéralement
instrumentale3. Il faudrait rétorquer, ici, ce que nous disions déjà en intro-

Konzepte des Diktaturvergleichs, I, II, III, Paderborn, Schöningh, 1996, 1997, 2003). Pareille
interprétation continue bien sûr de faire débat. On sait, par exemple, les réticences de Marcel
Gauchet, qui préfère parler d’« âge des idéologies », lequel marquerait à ses yeux une nouvelle
étape (la dernière) dans la sortie de l’hétéronomie religieuse (M. GAUCHET, Le Désenchante-
ment du monde, op. cit., p. 257, p. 262, n. 1). Le troisième tome annoncé de L’Avènement de la
démocratie portera précisément sur l’épreuve des totalitarismes.
1. « En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche,
qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des
camps de concentration. » (G. STEINER, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redé-
finition de la culture [1971], trad. fr. L. Lotringer, Paris, Gallimard, 1991, p. 90, p. 100). Cité dans
J.-P. LE GOFF, La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2003, p. 185.
2. Indice historique révélateur du coup porté à l’éducation étatique, la lutte contre toute forme
de monopole scolaire a été consacrée en 1950 par le Conseil de l’Europe (Convention euro-
péenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Protocole I, article 9,
article 2). Les mots de la Convention ne sont pas sans rappeler ceux du Pape Pie XI déjà cités
plus haut (PIE XI, Divini illius Magistri ; in A. F. UTZ, II, p. 1381). L’État, précisait-il dans le
même texte, devait se borner à distribuer « des subsides appropriés », de manière à encourager
« l’initiative et [...] l’action de l’Église et des familles » (Ibid. ; in A. F. UTZ, II, p. 1403). Tout se
passe comme si l’on devait retrouver l’une des sources étymologiques de la subsidiarité.
3. Par delà la critique foucaldienne de l’humanisme ou, plus encore (en dehors des enjeux stric-
tement relatifs à la modernité tardive des Lumières), les lamentations heideggériennes sur l’oubli
de l’Être (s’agissant du thème de l’«  arraisonnement  » technique, cf. M.  HEIDEGGER, «  La
question de la technique » [1954], Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1995,
p.  9-48), nous faisons référence à la thèse de l’École de Francfort sur le mensonge du projet
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 187

duction. La raison instrumentale (totalitaire) révèle-t-elle à ce point la vérité


ultime et définitive de la Raison de l’Aufklärung ? N’en est-elle pas plutôt la
disqualification délibérée (ou inconsciente) ? Faut-il vraiment parler de
Raison ontologiquement instrumentale et totalitaire, ou bien, plus justement
d’instrumentalisation totalitaire de la Raison ? Eu égard à notre sujet, deux
questions plus circonscrites mériteraient d’être posées : l’une sur l’identifica-
tion des destinataires naturels de l’éducation ; l’autre sur la définition même
de l’État. Peut-on, en toute logique, parler d’éducation des adultes sans
charger la notion d’éducation d’une dangereuse ambiguïté et, au bout du
compte, la vider de son sens1 ? Est-il encore État ce Parti-État idéologique qui
prétend rééduquer la société : non pas éduquer les seuls enfants mais réédu-
quer l’Homme — l’adulte (« l’homme fait » disait saint Thomas) autant que
l’enfant, enfants et adultes indistinctement ?

Les termes sont ainsi posés pour la propagation d’un chantage maladif à
l’État totalitaire : l’Église catholique sera son principal porte-voix, la subsidia-
rité son principal vecteur conceptuel, l’Allemagne son principal laboratoire
d’expérimentation. S’agissant de l’Allemagne tout d’abord. Nous aurons à
revenir plus longuement sur le moment post-totalitaire et sur la reformulation
fédérale de sa constitution politique. Mais profitons du présent développe-
ment pour souligner que, dès l’immédiat après-guerre, la question de l’éduca-
tion a également revêtu une grande importance pour la diffusion sémantique
du principe de subsidiarité. Qu’il suffise de mentionner l’important débat
doctrinal suscité par le vote, en 1953, de la Jugendwohlfahrtgesetz, la loi sur la
protection de la jeunesse (restée fameuse pour avoir procédé, entre autres
choses, à la création d’un Office spécialement dédié à cet effet). Le mot subsi-
diarité n’apparaissait pas dans le texte même de la loi, mais il figurait expressis
verbis dans une résolution parlementaire adoptée en accompagnement du dis-
positif législatif pour qualifier le rôle de l’État2. Sans parler de subsidiarité,
donc, la loi de 1953 n’en précisait pas moins de manière très explicite que les
institutions de l’État ne devaient intervenir qu’en dernière instance si les

émancipateur porté par la Raison moderne, qui contiendrait en son propre sein une double muti-
lation de l’homme par l’homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société,
un programme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D’où ce verdict signé
Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (T. W. ADORNO, M. HORKHEIMER,
Dialectique de la Raison [1943], trad. fr. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1996, p. 24).
1. Nous pensons aux analyses d’Hannah Arendt dans « La crise de l’éducation » : « L’éducation
ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués
que l’on a affaire. Quiconque propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les
tuteurs et de les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne peut éduquer les adultes, le
mot “éducation” a une fâcheuse résonance en politique ; on prétend éduquer alors qu’en fait on
ne veut que contraindre sans employer la force.  » (H.  ARENDT, «  La crise de l’éducation  »
[1960], trad. fr. C.  Vezin, La Crise de la culture, op. cit., p.  227-228). Avant Hannah Arendt,
Émile Durkheim n’avait-il pas raison de définir l’éducation comme «  le moyen par lequel [la
société] prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence  » ?
(É. DURKHEIM, Éducation et sociologie [1922], Paris, PUF, 2006, p. 51). Nous soulignons.
2. BGBL, 28 août 1953, 1035. Adoptée par le Bundestag le 18 juin 1953, la résolution précisait
qu’en matière d’aide à la jeunesse tous les efforts devaient s’effectuer « dans le respect du principe
fondamental de subsidiarité » (« unter der Wahrung des Grundsatzes der Subsidiarität »).
188 La subsidiarité catholique...

familles et les organisations de jeunesse se révélaient défaillantes1. Au-delà de


cette question sémantique, somme toute assez anecdotique pour les acteurs
du moment, le débat philosophique s’est surtout emballé autour de l’épineuse
question du droit de regard de l’État sur le contenu pédagogique des pro-
grammes éducatifs exigibles à des subventions publiques. La contribution
financière de l’État appelait-elle, en contrepartie, un droit de regard dans la
définition des actions éducatives ? Le financement public devait-il être entière-
ment exempté de toute clause de conditionnalité sur le fond2 ? Autant d’inter-
rogations, toujours très contemporaines, y compris en régime libéral, qui tra-
vaillaient alors les fondements mêmes de la légitimité de l’État post-totalitaire,
ceux d’une institution étatique ravagée par le nazisme.
S’agissant de l’Église catholique ensuite. Nous avons ici affaire à un réflexe
pontifical, simple reconduction d’une stigmatisation persistante : celle qui a
affecté l’absolutisme étatique — l’État du Kulturkampf bismarckien en Alle-
magne, l’État de la laïcité républicaine en France. Reste à en révéler précisé-
ment la présence dans le discours du Vatican, chez le Pape Ratti en parti-
culier, et à analyser comment il opère sous sa plume ainsi que dans la bouche
de son successeur3. À lire Pie XI avec attention, nous constaterons en effet
que sa stratégie discursive a tout bonnement consisté en une subreptice assi-
milation du rôle éducatif de l’État à un pur et simple totalitarisme, actionnant
à dessein les ressorts rhétoriques de l’histoire sainte. D’un côté, la condamna-
tion ecclésiale du paganisme totalitaire, mais qui, même longtemps attendue,
resta très floue sur le sens précis à donner à cette évidente stigmatisation. Et
pour cause  : le Vatican avait trouvé là l’une de ses armes les plus efficaces
contre l’État lui-même. Une arme imparable aux effets dévastateurs, une
arme délivrant des coups auxquels toute réponse était par avance disquali-
fiée. Dans Mit brennender Sorge par exemple, le ton se faisait si péremptoire
qu’on aurait été bien en peine de trouver un adversaire légitime capable de
riposter sur le même registre :
« Des lois ou d’autres mesures qui éliminent dans les questions scolaires cette
libre volonté des parents, fondée sur le droit naturel ou qui la rendent inefficace
par la menace ou la contrainte, sont en contradiction avec le droit naturel et
sont foncièrement immorales4. »

1. Chantal Delsol a insisté sur la dimension sémantique de la dispute, qui s’est crispée autour de
la locution gegebenenfalls, l’État ne devant intervenir, « le cas échéant », qu’en cas d’insuffisance
de la société civile (C. MILLON-DELSOL, L’État subsidiaire, op. cit., p. 212).
2. Cf. A.  F. UTZ, Formen und Grenzen des Subsidiaritätsprinzips, Heidelberg, Kerle, 1956 ;
« Staat und Jugendpflege. Der Streit um die Auslegung eines Gesetzes », Die Neue Ordnung,
1956, 10, p. 205-212 ; « Subsidiarität, ein Prüfstein der Demokratie. Die subsidiäre Haltung des
demokratischen Staates in der Jungendhilfe  », Ethik und Politik. Aktuelle Grundfragen der
Gesellschafts-, Wirtschafts- und Rechtsphilosophie, Stuttgart, Seewald, 1970, III, p. 113-124.
3. Pie XII a multiplié les textes et déclarations (21 septembre 1950, 26 mars 1951, 14 septembre
1952, 24 août 1955, 10 novembre 1957) célébrant l’encyclique rattienne de 1929 sur l’éducation
catholique, Divini illius Magistri. Faute d’avoir pu y accéder directement, renvoyons ici à « Six
précisions sur la liberté de l’enseignement », Itinéraires, 1959, 36, p. 18-39.
4. « Des parents sérieux, conscients de leur devoir d’éducateurs, ont un droit primordial à régler
l’éducation des enfants que Dieu leur a donnés, dans l’esprit de leur foi, en accord avec ses pres-
criptions. » (PIE XI, Mit brennender Sorge ; in A. F. UTZ, I, p. 313). « N’oubliez jamais ceci : de
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 189

De l’autre, des paroles lénifiantes ou excessives faisant comme s’il fallait


tout simplement s’en remettre à l’évidence des choses voulues par Dieu :
« L’État n’a rien à craindre de l’éducation donnée par l’Église, et sous les direc-
tives de l’Église ; c’est cette éducation qui a préparé la civilisation moderne en
tout ce qu’elle a de vraiment bon, en ce qu’elle a de meilleur et de plus élevé1. »
Inimitable angélisme de l’Église catholique, capable, par la voix de son
Pape, de déployer des trésors insoupçonnés de vocabulaire pour convaincre
de ses vertus tranquillisantes et pédagogiques. Mais c’est à présent l’ouver-
ture d’un nouveau chapitre qui trouve sa justification  : la question du rap-
port politique-éducation en tant que tel réclame ici de plus amples dévelop-
pements.

«  Puis [après le XIXe  siècle “grand responsable du


positivisme juridique”] devait venir l’État totalitaire de
marque antichrétienne, l’État qui [...] rompait tout
frein en face d’un droit divin suprême, pour dévoiler au
monde le vrai visage du positivisme juridique2. »
« [Les États] ont un besoin grandissant de recourir à
la collaboration de l’Église, à mesure que leur gouver-
nement touche à des manifestations plus élevées de la
vie humaine3. »

II. L’ÉTAT SUBSIDIAIRE,


FIGURE DE L’ÉTAT POST-TOTALITAIRE

Après avoir revendiqué le monopole de la formation de la jeunesse contre


le prométhéisme de l’État éducateur, l’Église s’attacha à démontrer que
l’échappement tragique de la respublica christiana, la sortie de la théocratie
médiévale, devait tout droit conduire à l’État totalitaire — ultime surgeon
de l’amor sui augustinien, retour contre-nature du césaropapisme byzantin.
Comment, en effet, l’État souverain, institution prétendument humaine,
pourrait-il être reconnu par l’Église comme autre chose que le modeste ins-
trument de la vérité divine ou le fidèle serviteur de la religion chrétienne, sans
faire automatiquement les frais d’un procès en totalitarisme ? Nous avons
rappelé en quoi l’État totalitaire, au sens strict, désigne une contradiction

la responsabilité qui, par la volonté de Dieu, vous lie vis-à-vis de vos enfants, nulle puissance
terrestre n’a le pouvoir de vous délier. Aucun de ceux qui aujourd’hui vous oppriment dans
l’exercice de vos droits d’éducateurs et prétendent vous relever de vos devoirs d’éducateurs ne
pourra répondre à votre place au Juge éternel. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, I, p. 321).
1. PIE XI, Lettre autographe au Cardinal Pietro Gasparri (in A. F. UTZ, III, p. 2359).
2. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13  novembre 1949, Acta Apostolicae Sedis, 1949,
XLI, p. 604-608 (in SOLESMES, 1071, p. 545 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 165).
3. E.  PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 12 juillet 1933 (in SOLESMES, 654, p. 365).
190 La subsidiarité catholique...

dans les termes, mais là n’est pas l’important du point de vue de l’Église  :
l’important réside bien davantage dans l’analyse des conséquences du totali-
tarisme sur l’institution étatique elle-même. Force est de reconnaître que
l’accolement des deux mots par le discours catholique a bénéficié d’une
incroyable efficacité stratégique. Prétendu totalitarisme de l’État d’un côté,
mythe idéalisé de la Chrétienté médiévale de l’autre, tel est, en définitive, le
système de la pensée politique des papes de la première moitié du xxe, le tout
servi par quelques réminiscences du catastrophisme pontifical du siècle pré-
cédent. L’entérinement pacellien du fait démocratique n’y changera rien.
Bien au contraire  : cette nouvelle étape de réconciliation tactique avec la
modernité reposait tout entière sur trois rappels préalables parmi lesquels la
subsidiarité rattienne occupait une place de choix. Il nous revient ici de les
démêler : 1o le pouvoir temporel émane nécessairement de Dieu ; 2o le peuple
démocratique n’est peuple que s’il est Peuple de Dieu ; 3o l’État dégrisé du
totalitarisme ne saurait prétendre au titre d’État qu’en intégrant définitive-
ment son statut subsidiaire. Car, entre les deux, martèle Pie XII, entre l’État
totalitaire et l’État subsidiaire, il n’y a rien, il n’y a aucune alternative !
Aussi l’enjeu consiste-t-il à décrypter la stratégie pontificale d’assimilation
de l’État au totalitarisme telle qu’elle se met en place chez Pie XI et son suc-
cesseur. Convenons-en au moment de commencer, le mot subsidiarité est
peu présent sous leur plume. Et pour cause : il n’a pas encore, en tant que tel,
été consacré dans le répertoire lexical du Vatican — sauf sous la forme adjec-
tive et avec d’importantes distorsions selon les langues vernaculaires1. Si
Quadragesimo anno peut apparaître comme l’acte de naissance de la subsi-
diarité, c’est uniquement au travers de sa traduction allemande, et plus géné-
ralement de l’esprit germanique qui y a été insufflé par Oswald von Nell-
Breuning et Gustav Gundlach. On ne s’étonnera donc pas de l’absence
sémantique du substantif subsidiarité dans les grands textes de la fin du pon-
tificat de Pie XI : Mit brennender Sorge et Divini redemptoris. On ne s’éton-
nera pas non plus de l’absence sémantique de la subsidiarité dans les ency-
cliques de Pie XII, y compris la première, Summi pontificatus, qui, de bout en
bout, traite pourtant de la question de la place et du rôle de l’État2. Nous en
sommes encore au stade des balbutiements lexicaux et de l’incubation doc-

1. Citons deux textes. 1o « Ce que chaque homme peut faire de soi-même et avec ses propres
forces ne doit pas lui être enlevé et remis à la communauté ; principe qui vaut également pour les
communautés d’ordre inférieur par rapport aux communautés majeures et d’ordre supérieur.
Puisque toute activité sociale est par nature subsidiaire, elle doit servir de soutien pour les
membres du corps social et ne jamais les détruire ou les absorber  » (PIE XII, Allocution au
Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 949, p. 493-494 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II,
p.  2068). 2o «  Il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du “laissez
faire, laissez passer” est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans
l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à
ce principe, toujours défendu par l’enseignement de l’Église : que les activités et les services de la
société doivent avoir un caractère “subsidiaire” seulement, aider ou compléter l’activité de l’indi-
vidu, de la famille, de la profession. » PIE XII, Lettre Nous avons lu à Charles Flory, Président
des Semaines sociales de France, 19 juillet 1947 ; in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1618-1622,
ici p. 1621 ; M. CLÉMENT, II, p. 121-124, ici p. 123). Nous soulignons.
2. PIE XII, Summi pontificatus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 191

trinale du concept1. Commencé avec Mgr von Ketteler au xixe siècle, ce par-


cours souterrain ne prendra fin que dans les années 1960, contexte qui don-
nera une coloration très singulière à la notion. Pareil décalage entre appari-
tion sémantique (en allemand) et appropriation doctrinale (par les papes) ne
doit pas surprendre ; elle ne saurait en tout cas occulter le rôle inaugural des
papes Ratti et Pacelli. Ce sont eux, à n’en pas douter, qui posent l’ensemble
du réseau de significations à l’intérieur duquel la subsidiarité trouvera son
sens  : le système totalitarisme-subsidiarité, l’axe État totalitaire-État subsi-
diaire. Leurs successeurs n’auront plus qu’à y puiser en fonction du contexte
et de leur sensibilité. Parmi eux, le Pape tombeur du totalitarisme soviétique
s’attribuera la tâche récapitulative de fixer la subsidiarité dans son sens quasi
définitif : un mot d’ordre contre la providence de l’État. Car, de l’État-provi-
dence à l’État totalitaire, nous dit-on, il n’y a qu’un pas.
Point de mot subsidiarité expressis verbis chez Pie XI, point non plus chez
Pie XII, mais la chose n’en travaille pas moins le discours pacellien de part en
part ; le fait est d’autant plus notable, nous le verrons, que, pendant toute la
durée de son pontificat, le Pape de la Seconde Guerre mondiale ne promul-
guera aucun texte doctrinal d’envergure sur les questions sociales2. Il n’em-
pêche, nous ne manquons pas d’indices corroborant la véracité de nos princi-
pales hypothèses  : les références à Quadragesimo anno se font constantes
dans les différentes déclarations du Pape Pacelli ; tous réunis, les ingrédients
rattiens du principe sont même réexploités au service d’une nouvelle drama-
turgie politique dont l’axe directeur, l’insistance sur la fonction «  subsi-
diaire » de l’État, a tout de l’obsession névrotique3. Outre les nombreux textes
pacelliens déjà cités, mentionnons surtout l’important Message de la Pente-
côte 1941, radiodiffusé à l’occasion du cinquantième anniversaire de Rerum
novarum, qui rappelle l’essentiel des enseignements classiques du Pape de
Quadragesimo anno4.

1. Relevons cette étape intermédiaire s’agissant du catholicisme francophone  : dans le compte


rendu de la Semaine sociale de 1947, la contribution de Jean Dabin, juriste belge, oppose le plura-
lisme de la doctrine sociale au totalitarisme de l’État, et ne manque pas de se référer à la « fonc-
tion supplétive de toute collectivité » telle que décrite dans Quadragesimo anno (J. DABIN, « Le
rôle de l’État  », Le Catholicisme social face aux grands courants contemporains, Lyon, Chro-
nique sociale de France, 1947, p.  345-371, ici p.  361-362, n.  1). «  La fonction [du Politique],
ajoute-t-il, est, en principe, de régir [...], non d’agir, l’action proprement dite ne devant inter-
venir, de la part de l’État, que de façon subsidiaire et supplétive. » (Ibid., p. 360).
2. L’ex-Secrétaire d’État devient Pape alors que le conflit est sur le point d’éclater.
3. Cf. PIE XII, Radio-message Idées sur l’ordre social nouveau, 1er septembre 1944, Acta Aspos-
tolicae Sedis, 1944, XXXVI, p. 249-258 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 354-367 ; M. CLÉ-
MENT, II, p. 67-75) ; Allocution au consistoire 2 juin 1947, Acta Apostolicae Sedis, 1947, XXXIX,
p. 258-266 (in A. F. UTZ, J. GRONER, I, p. 258-267) ; Discours au IXe congrès de l’Union inter-
nationale des associations patronales catholiques, 7 mai 1949 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II,
p.  1662-1666). Notons aussi une référence appuyée à Mgr  von Ketteler et une envolée sur la
Germania catholica : PIE XII, Radio-message Mit dem Gefühl au Katholikentag allemand réuni
à Bochum, 4  septembre 1949, Acta Apostolicae Sedis, 1949, XLI, p.  458-462 (in A.  F. UTZ,
J. F. GRONER, I, p. 292-2997 ; M. CLÉMENT, II, p. 179-182).
4. PIE XII, Radio-message au monde La question sociale aujourd’hui, 1er juin 1941 Acta Apos-
tolicae Sedis, XXXIII, 1941, p.  195-205 (in SOLESMES, 765-767, p.  416-418 ; A.  F. UTZ,
J. F. GRONER, I, p. 243-247 ; M. CLÉMENT, II, p. 36-46).
192 La subsidiarité catholique...

1. DE L’ABSOLUTISME AU TOTALITARISME

Dès avant l’aggiornamento conciliaire, l’encyclique Rerum novarum, en tant


que point d’orgue du renouveau thomiste, avait opéré un tournant décisif
dans la théorie ecclésiale de l’État et, par là, dans l’acclimatation des catho-
liques au monde moderne. Mais, entre Rerum novarum et Vatican II (1962-
1965) — car c’est bien dans cette séquence historique qu’il faut resituer Qua-
dragesimo anno —, l’épisode totalitaire met en pleine lumière un trait
jusqu’alors peu apparent de la stratégie pontificale, depuis insidieusement
devenu dominant, effet de contexte oblige. Interprétés comme des imitations
perverses et parodiques du spirituel, comme des prétentions millénaristes à
réaliser sur terre le royaume de Dieu, les totalitarismes sont pour l’Église
l’occasion idoine de procéder à une redistribution des rôles entre le politique
et le social5. Ils ne font pas que la réinstaller dans sa prétention au monopole
du commerce avec l’autre monde ; ils la confortent et la réassurent dans son
jugement sur la politique moderne. La nation et l’État : non pas des univer-
saux sacrés, des artifices humains à discipliner ; non pas des entités spiri-
tuelles, des productions terrestres à apprivoiser.
Tout se passe comme si, mauvais perdants, les papes se plaisaient à exhiber
le totalitarisme comme un prétexte disqualifiant, à le brandir avec avantage
pour condamner tout uniment la modernité politique en général et l’État en
particulier. À tel point qu’à lire Pie XI et Pie XII au premier degré, on finirait
par croire que tout État est irréductiblement totalitaire, que tout État est irré-
ductiblement frappé du sceau de l’indignité politique. L’argumentaire ponti-
fical est d’une limpidité confondante : l’État est aujourd’hui totalitaire comme
il fut absolutiste dans le passé. Absolutisme et totalitarisme — le « totalita-
risme de l’État fort » comme dit Pie XII6 — ne seraient que les expressions
d’une seule et même essence, celle d’un État privé de son contrepoids trans-
cendant. La glissade vers le précipice était en quelque sorte inscrite dès la
genèse du monde moderne, ce monde qui a prétendu postuler la souveraineté
absolue du temporel. Le totalitarisme : non point une tragique « parenthèse »,
nous disent-ils, mais une nécessité historique on ne peut plus prévisible dès
l’instant où la mauvaise bifurcation a été choisie7. Simple continuation de

5. « Le pouvoir civil [...], dit le premier texte pacellien, tend à s’attribuer cette autorité absolue
qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême, et à se substituer au Tout-puissant, en éle-
vant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre
moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de
la conscience humaine » (PIE XII, Summi pontificatus ; in SOLESMES, 746, p. 404-405).
6. PIE XII, Allocution au Consistoire, 24 décembre 1945 (in SOLESMES, 922-7, p. 481-484).
7. Cf. J.  BAECHLER, La Grande parenthèse, Paris, Calmann-Lévy, 1993. Fustigeant l’idée
d’une nécessité de l’histoire (notamment parce qu’elle est l’argument des responsables de la tra-
gédie totalitaire eux-mêmes), François Furet écrit : « Ni le fascisme ni le communisme n’ont été
les signes inverses d’une destination providentielle de l’humanité. Ce sont des épisodes courts
encadrés par ce qu’ils ont voulu détruire. Produits de la démocratie : ils ont été enterrés par elle.
Rien en eux n’a été nécessaire et l’histoire de notre siècle, comme celle des précédents eût pu se
passer autrement. [...] L’intelligence de notre époque n’est possible que si nous nous libérons de
l’illusion de la nécessité. » (F. FURET, Le Passé d’une illusion, op. cit., p. 16).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 193

l’absolutisme de l’État laïque, triste résultat de son interventionnisme enva-


hissant1, il est l’aboutissement inéluctable, le point paroxystique de la méprise
prométhéenne. Entre les deux étapes, bien sûr, le libéralisme positiviste n’au-
rait fait que transmettre le relais du vice2. Absolutisme, libéralisme, totalita-
risme : voilà l’équation ultime à dénoncer. Pour incriminer l’État totalitaire, il
suffisait donc de continuer à désigner la malignité du libéralisme : n’était-ce
pas au fond le travail même de ses contradictions internes qui devait conduire
à l’auto-anéantissement de l’homme ?
Afin d’établir pareille continuité entre totalitarisme et absolutisme, l’Église
devait se dégager d’une hypothèque embarrassante, celle de la monarchie de
droit divin. Et de déployer à dessein ses plus grands trésors de mauvaise foi :
il suffisait ici de lier l’absolutisme royal à l’absolutisme populaire et, ainsi,
démontrer l’usage frauduleux du droit divin par les théories absolutistes pour
mieux faire oublier combien les papes furent les premiers à en profiter. Le
prix de cette nouvelle virginité politique était somme toute très modique en
regard de l’enjeu historique. Sur le sujet, les périphrases de Pie XII signalent
combien la mauvaise foi pontificale a au moins le mérite de la sincérité :
« Si, à certaines époques et en certains lieux, l’une ou l’autre civilisation, l’un ou
l’autre groupement ethnique ou classe sociale ont fait plus que d’autres sentir leur
influence sur l’Église, cela ne signifie pas qu’elle se soit pétrifiée, pour ainsi dire,
en un moment de l’histoire, en se fermant à tout développement ultérieur3. »

Nous le disions plus haut, c’est tout l’intérêt heuristique de l’étude des
prémices kettelériens de la subsidiarité dans le contexte de l’absolutisme wil-
helmien que de mettre au jour cette stratégie souterraine du discours catho-
lique  : l’absolutisme comme préfiguration de l’étatisme totalitaire. Si nous
avons eu recours à Ketteler pour cerner la stigmatisation ecclésiale de l’abso-
lutisme du xixe siècle ; c’est à un laïc cette fois-ci, Jacques Maritain, que nous
nous référerons pour l’examen de l’assimilation catholique entre État et tota-
litarisme du xxe siècle. Parmi les auteurs catholiques, il est celui dont la pensée
a le plus systématiquement épousé le discours pontifical et le magistère de
l’Église4. Son itinéraire révèle peut-être ce que le magistère ne dit pas explici-

1. Car les États modernes, déclare Pie XII, sont comme par fatalité pris dans la dramatique loi de
l’impérialisme  : «  ces gigantesques organismes n’ont aucun fondement d’ordre moral, ils évo-
luent nécessairement vers une concentration toujours plus grande et une uniformité toujours
plus stricte » (PIE XII, Discours au Consistoire, 20 février 1946 ; in SOLESMES, 950, p. 494).
2. « Un thème semblable prend position entre les deux partis [le libéralisme et l’absolutisme] qui
disputent sur le droit public moderne, les uns affirmant que la liberté des citoyens et de l’initia-
tive privée doit présider à l’organisation sociale et politique des nations, les autres étant d’avis
que cette liberté doit finir par être absorbée par le pouvoir central de l’État.  » (E.  PACELLI,
Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines sociales de France,
19 juillet 1938 ; in SOLESMES, 723, p. 393).
3. PIE XII, Allocution au Consistoire, 20 février 1946 (in SOLESMES, 952, p. 495-496). De la
même manière, dit le Pape Pacelli, l’universalisme de l’Église ne saurait être confondu avec l’im-
périalisme moderne. Invoquant l’argument de l’anachronisme, Pie XII se plaît à nier la réalité
historique : que l’Église ait pu, un temps, constituer un Empire terrestre (Ibid.).
4. Ou celui qui les a le plus influencés. Exemple de suivisme  : l’attitude de Maritain face à la
condamnation pontificale de l’Action française en 1926. Dès l’année suivante, le philosophe tho-
194 La subsidiarité catholique...

tement. Tard venu au catholicisme sous le double patronage du thomisme et du


maurrassisme, il déploiera un zèle de converti le conduisant bien souvent à
exprimer plus radicalement que les autorités officielles le tranchant indicible
de la doctrine catholique. Là encore, nous devrons faire sans le mot subsidia-
rité : il n’aura pas encore été diffusé en langue française quand paraîtra son
second maître ouvrage après Humanisme intégral, L’Homme et l’État, mais
la notion n’en irrigue pas moins toute sa réflexion philosophique. L’insis-
tance avec laquelle Maritain a voulu souligner la teneur anticatholique du
principe de souveraineté est à cet égard particulièrement significative  : for-
mulé par Bodin à une époque de rivalité extrême entre l’Église et les princes,
enrichi et complété par Hobbes (la représentation) puis par Rousseau (le
contrat social), il est méthodiquement disséqué et catégoriquement disqua-
lifié par l’auteur de L’Homme et l’État, qui conclut sa démonstration par un
jugement lapidaire  : «  Les deux concepts de souveraineté et d’absolutisme
ont été forgés ensemble sur la même enclume. Ils doivent être mis ensemble
au rebut1.  » La pointe vengeresse que recèle cet empressement accusateur
demandera quelques éclaircissements : car — faut-il le rappeler ? —, la souve-
raineté est d’abord née catholique et romaine.
Grande figure du renouveau thomiste de l’entre-deux-guerres, Jacques
Maritain permet ici de comprendre en quoi le retour pontifical à saint Thomas
aboutit au total à une mise à l’épreuve, très augustinienne, de l’État libéral.
Mise à l’épreuve en forme de test rémanent consistant à rappeler à l’État
les conditions léonines de sa légitimité : l’État est légitime si, et seulement si,
il réalise tout à la fois la paix, la justice et le bien commun — paix, justice et
bien commun ultimement définis en Dieu, cela va sans dire (nous le rappe-

miste oppose la « primauté du spirituel » au « politique d’abord » de Maurras : J. MARITAIN,


Une opinion sur Charles Maurras [1926] ; Primauté du spirituel [1927] ; Clairvoyance de Rome
[1929], Œuvres complètes, op. cit., III, p. 739 sq., p. 783 sq., p. 1025 sq. La condamnation sera
levée en 1939 par Pie XII, mais l’Action française ne retrouvera jamais son audience.
Cf. P. BÉNÉTON, « Jacques Maritain et l’Action française », Revue française de science poli-
tique, 1973, 23 (6), p. 1202-1238 ; J. PRÉVOTAT, Les Catholiques et l’Action française. Histoire
d’une condamnation (1899-1939), Paris, Fayard, 2001 ; « La condamnation de l’Action française
par Pie XI », Achille Ratti, Pape Pie XI, op. cit., p. 359-395. Exemple d’influence : en 1936, la
thèse maritainienne de la « nouvelle chrétienté » est très mal reçue dans les cercles du Vatican et,
plus généralement, dans les milieux ecclésiastiques conservateurs. En 1956, l’ouvrage sera même
formellement condamné dans la Civiltà cattolica, avant de devenir le bréviaire d’un catholicisme
conciliaire en mal de continuité. Cf. J.-D. DURAND ; « La grande attaque de 1956 », Cahiers
Jacques Maritain, 1995, 30, p. 2-31.
1. J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 539 (éd. PUF, p. 47).
Reprenant cette thèse maritainienne, Émile Poulat rappelait ce paradoxe que nous retrouverons
plus loin : la forme westphalienne du concept de souveraineté marque une rupture évidente avec
la tradition catholique médiévale, mais, aussi « peu catholique » que fut le concept, la Papauté
n’en constitua pas moins le premier État souverain — à prétention universelle il est vrai
(É. POULAT, « L’Europe entre la chrétienté et l’Union », L’Europe et l’idée fédérale. Souverai-
neté et subsidiarité, Paris, Konrad-Adenauer-Stiftung, 1996, p. 13-21, ici p. 17 sq.). Relevons ici
la forte parenté avec les écrits du théologien suisse Charles Journet (créé Cardinal en 1965), avec
qui Maritain entretint une abondante correspondance (C. JOURNET, Exigences chrétiennes en
politique [1935-1944], op. cit. ; «  La philosophie de la cité  », Recherches et débats du Centre
catholique des intellectuels français, 1957, 19, p. 136-147). Sur la distinction chrétienté profane-
chrétienté sacrale, cf. C. JOURNET, L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative I
[1941], Paris, Desclée de Brouwer, 1955, p. 243-425 (ch. VI).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 195

lions plus haut à propos de la justice sociale). Par le réveil ainsi pratiqué du
conflit théologico-politique, le philosophe catholique ne se contente donc
pas de stigmatiser les excès potentiels de la volonté humaine ; il condamne
toute conception terrestre de la souveraineté, toute souveraineté qui ne s’en
remettrait pas in fine à la « primauté du spirituel ». Rien de spécifique à Mari-
tain là-dedans. Joseph Vialatoux, autre penseur catholique français déjà ren-
contré, étroitement lié, comme Maritain, aux positions du Vatican1, s’attribua
la même mission d’établir la malignité du concept de souveraineté, s’obsti-
nant à débusquer une prétendue paternité hobbesienne de l’État totalitaire.
On trouve sous sa plume des termes identiques à ceux employés par les papes
depuis le Syllabus — qui, déjà, conspiraient à cette traque obsessionnelle des
origines intellectuelles du libéralisme dont ils ne semblaient s’autoriser que
pour mieux condamner la modernité dans son ensemble  : le naturalisme,
l’individualisme, la mutilation de la nature spirituelle de l’homme, sa réduc-
tion en un simple corps matériel, son absorption par l’État totalitaire2. Rien
de spécifique non plus au catholicisme français dans ce que disent Maritain
ou Vialatoux. Les noms pourraient être multipliés pour grossir les rangs
de cette galaxie catholique de l’antitotalitarisme. Pensons à deux auteurs
déjà rencontrés  : l’Autrichien Eric Voegelin et l’Italien Luigi Sturzo. Pen-
sons aussi, outre-Atlantique, au Père John Courtney Murray, qui jouera un

1. En témoignent ses contributions aux Semaines sociales  : J.  VIALATOUX, «  Les idées  : la
confusion dans les esprits touchant la politique  », La Société politique et la pensée chrétienne,
Lyon, Vitte, Paris, Gabalda, 1933, p. 93-107 ; « Dignité du groupe ? ou de la personne humaine ?
Physique et métaphysique de l’ordre des valeurs », La Personne humaine en péril, Lyon, Vitte,
Paris, Gabalda, 1937, p. 123-143. En témoigne aussi son ouvrage sur la condamnation pontificale
de l’Action française, tout à fait comparable aux écrits de Maritain : J. VIALATOUX, La Doc-
trine catholique et l’École de Maurras, Lyon, Vitte, 1927. Pour une biographie intellectuelle,
cf. C. PONSON, « Joseph Vialatoux (1880-1970), le philosophe lyonnais des Semaines sociales.
Notes pour une biographie », Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes : la pos-
térité de Rerum novarum, dir. J.-D. DURAND, op. cit., p. 453-484.
2. Hommage du vice rendu à la vertu : le même registre rhétorique sera abondamment exploité
par les auteurs libéraux de l’antitotalitarisme. On peut identifier une confluence de ce double
mouvement chez un auteur comme le Père John Courtney Murray (cf. la note suivante). Joseph
Vialatoux ne fait pas mystère de son objectif  : «  Se demander quelle pensée immanente, quel
secret dynamisme mental dirige et inspire ce mouvement d’histoire qui va se développant sous
nos regards, et qui semble orienter notre “civilisation” contemporaine vers la souveraineté tota-
litaire de la Société politique ; vers cette intégration totale de l’homme dans l’État-Léviathan, à
laquelle avait abouti, comme à son terme final la déduction naturaliste de Hobbes. » (J. VIALA-
TOUX, La Cité de Hobbes. Théorie de l’État totalitaire, Paris, Lecoffre, 1935, p.  11). Nous
soulignons, et mentionnons la pénétrante critique de cet ouvrage par René Capitant (R. CAPI-
TANT, « Hobbes et l’État totalitaire », Archives de philosophie du droit, 1936, 6 (1-2), p. 46-75).
On doit la redécouverte récente de ce grand juriste à l’intense travail d’exhumation mené par
Olivier Beaud : O. BEAUD, « René Capitant et sa critique de l’idéologie nazie (1933-1939) »,
Revue française d’histoire des idées politiques, 2001, 14, p.  351-378 ; «  René Capitant, juriste
républicain. Étude de sa relation paradoxale avec Carl Schmitt à l’époque du nazisme », Mélanges
P.  Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p.  41-66 ; «  René Capitant, analyste lucide et critique du
national-socialisme (1933-1939). Un aspect méconnu de son œuvre constitutionnelle  »,
Influences et réceptions mutuelles du droit et de la philosophie en France et en Allemagne, dir.
J.-F. KERVÉGAN, H. MOHNHAUPT, Francfort, Klostermann, 2001, p. 445-498 ; « Décou-
vrir un grand juriste : le “premier” René Capitant », Droits, 2002, 35, p. 163-193. Travail univer-
sitaire auquel il faut ajouter J.-P. MORELOU, «  Le gaullisme de guerre de René Capitant  »,
Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 1995, 16, p. 9-33.
196 La subsidiarité catholique...

si grand rôle lors du second Concile du Vatican1. Tous participent d’une


même relecture augustinienne de l’histoire. Tous procèdent d’une crainte
systématique de voir attribuer une quelconque valeur spirituelle à ce qui n’est
pas chrétien. Tous témoignent de cette traditionnelle méfiance cléricale à
l’égard des ferments modernes de division et de publicisation du conflit. Tous
aboutissent en définitive à une même dévaluation du politique, non sans rap-
peler la dénégation gnostique de la réalité qu’ils s’acharnent par ailleurs à
dénoncer2.

Ce n’est bien sûr pas là ce que l’Église dit d’elle-même. À lire le discours
officiel des papes, spécialement celui de Pie XI et Pie XII, le totalitarisme
serait condamné en tant qu’«  intrinsèquement pervers  », non pas le pou-
voir politique en général mais le pouvoir politique totalitaire en particulier
(le communisme et le nazisme). Plus aucune équivalence, en somme, entre le
totalitarisme moderne et l’absolutisme des monarchies nationales, entre le
totalitarisme et le despotisme des régimes autoritaires. De même que l’Église

1. Cf. J. COURTNEY MURRAY, « The Church and Totalitarian Democracy », Theological


Studies, 1952, 13, p.  525-563 ; E.  VOEGELIN, «  Les origines du totalitarisme  » [1953], in
H. ARENDT, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. P. Bouretz, et al., Paris,
Gallimard, Quarto, 2002, p. 958-975 ; E. TRAVERSO, éd., Le Totalitarisme, trad. fr. S. Cour-
tine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2001, p.  436-447. Commentaire de la thèse de Jacob L. Talmon
parue la même année, l’article de John Courtney Murray témoigne de la profonde connivence
entre les interprétations libérale et chrétienne du totalitarisme (J.  L. TALMON, Les Origines
de la démocratie totalitaire [1952], trad. fr. P. Fara, Paris, Calmann-Lévy, 1966).
2. Nous renversons ici la critique voegelinienne de la modernité qui voit dans la gnose joachi-
mite — et dans la pensée franciscaine en général — la véritable source intellectuelle du totalita-
risme : la substitution de la connaissance scientifique à la croyance religieuse (E. VOEGELIN,
Les Religions politiques, op. cit., p. 69-73). Très marqué par les travaux précurseurs d’un Hans
Urs von Balthasar (H. U. von BALTHASAR, Prometheus. Studien zur Geschichte des deutschen
Idealismus [1930-1937], Heidelberg, Kerle, 1947) ou ceux d’un Hans Jonas (H.  JONAS, La
Religion gnostique : le message du Dieu étranger et les débuts du christianisme [1934, 1954], trad.
fr. L. Evrard, Paris, Flammarion, 1978), Eric Voegelin décèle dans la modernité un mouvement
hérétique de dénaturation gnostique de la foi chrétienne. À l’instar de Jacques Maritain, il pense
que la cause ultime du mal totalitaire s’origine dans la négation du message chrétien. Aussi a-t-il
beau jeu de présenter la religion — chrétienne — comme le seul rempart possible au totalita-
risme. Une lecture comparable de Joachim de Flore sera proposée par Karl Löwith
(K. LÖWITH, Histoire et Salut, op. cit., p. 184-199, ch. VIII), et plus tard par H. de LUBAC,
La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, I. De Joachim à Schelling [1978], II. De Saint-Simon
à nos jours [1981], Namur, Culture et Vérité, Paris, Lethielleux, 1987. Relevons également
l’étroite parenté avec la démarche de Jacob Taubes (J. TAUBES, Eschatologie occidentale [1947],
trad. fr. R. Lellouche, M. Pennetier, Paris, Éditions de l’Éclat, 2009).
À mesure qu’il réinvestissait le thème gnostique, Voegelin abandonnait son concept initial de
religion politique (E. VOEGELIN, La Nouvelle science du politique [1952], trad. fr. S. Cour-
tine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2000 ; Science, politique et gnose [1958], trad. fr. M.  de Launay,
Paris, Bayard, 2004). Il fut le premier à appliquer au nazisme une démarche qu’Alain Besançon
systématisera plus tard pour analyser l’idéologie soviétique (A.  BESANÇON, Les Origines
intellectuelles du léninisme [1977], Paris, Gallimard, 1996). Peut-être l’application au cas de
l’Église catholique désigne-t-elle ici plus qu’une simple «  tentation  » (A.  BESANÇON, Trois
Tentations dans l’Église, op. cit., p. 75 sq.). Notons-le enfin, c’est après avoir lu Alain Besançon
que Raymond Aron se détachera explicitement du concept de religion séculière pour le rem-
placer par celui de gnose. Il s’en expliquera précisément dans sa contribution aux Mélanges Voe-
gelin (R.  ARON, «  Remarques sur la gnose léniniste  » [1981], Machiavel et les tyrannies
modernes, éd. R. Freymond, Paris, Éditions de Fallois, 1993, p. 388-402).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 197

avait dû en son temps accepter l’Empire romain et les anciens régimes monar-
chiques1. Mais tolérer par secondarisation subversive, est-ce vraiment
accepter par soumission sincère ? Pensons encore à saint Paul que nous
retrouverons en conclusion. S’exercerait, paraît-il, à l’égard du monde ter-
restre, une indulgence absolutrice de l’Église, faite de mansuétude et de bien-
veillance, qui l’autoriserait à ne pas tout condamner d’un seul tenant. Certes,
selon sa doctrine du moindre mal, elle postule que l’ordre politique est néces-
sairement relatif et que, jamais, il ne pourra se hisser en puissance d’être au
même niveau de dignité que la Vérité révélée. Mais de là à diagnostiquer une
maturité politique de l’Église à partir d’une pétition de principe nécessaire au
système de la foi catholique, il y a un pas trop précipité difficile à embrayer.
Ce qui est condamné dans le totalitarisme, c’est l’athéisme, c’est l’irréli-
gion, et sa conséquence fantasmée, la statolâtrie, la déification, la divinisation
de l’État. Tout cela, nous dit Pie XI, n’est que réminiscence d’un dangereux
paganisme. En témoignent, par exemple, ses comparaisons — aussi douteuses
qu’inimitables — entre Hitler et l’Empereur Julien l’Apostat. On en veut
également pour preuve l’inépuisable assimilation du totalitarisme au paga-
nisme antique (elle sera plus que récurrente sous la plume de son successeur
Pie XII)2. Aussi l’Église ne peut-elle se prévaloir d’une expérience historique
qui signalerait une quelconque clairvoyance politique. Tous les régimes anté-
rieurs, certes acceptés par elle sur le seul mode de l’hypothèse, étaient des
régimes chrétiens  : l’Empire romain a été christianisé, les anciens régimes
monarchiques étaient divinement établis, les derniers empires autoritaires
(l’Autriche-Hongrie) intimement liés à Rome (malgré le joséphisme). Une
fois seulement que l’État n’est plus chrétien, alors le chantage au totalitarisme
peut déployer ses effets.
La stratégie pontificale fonctionne selon un jeu de vases communicants : la
répudiation de l’ordre étatique s’accompagne d’une exaltation parallèle de
l’Institution qui est censée détenir les moyens du Salut. Du haut de sa primauté
salvifique, l’Église catholique s’élève à proportion de l’abaissement de l’État3.

1. Cf. J.-M. GARRIGUES, La Politique du meilleur possible, op. cit. ; Dieu sans idée du mal, op.
cit. ; «  L’Église catholique et l’État libéral  », Commentaire, 1979-1980, 2 (8), p.  511-519 ; «  Le
langage de l’Église et la défense de la société civile », ibid., 1981, 4 (13), p. 54-62, 4 (14), p. 243-
252 ; «  “À la totale disposition de la société civile”  : Jean-Paul Ier  », Communio, 1981, 6 (2),
p.  67-75 ; «  La “nature du droit”. Fondement des droits de l’homme selon la doctrine catho-
lique », Droits, 1985, 2, p. 45-59 ; « L’Église catholique et la politique. De l’usage théologique de
toute doctrine sociale », Commentaire, 1989, 12 (47), p. 499-506. Le propos du Père Garrigues
est notamment issu d’un commentaire d’Adam Michnik (A. MICHNIK, L’Église et la gauche :
le dialogue polonais [1976], trad. fr. A. Slonimski, C. Jelenski, Paris, Le Seuil 1979).
2. Chez le Secrétaire d’État Eugenio Pacelli puis chez le Pape Pie XII dès son encyclique inau-
gurale : E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines
sociales de France, 6 juillet 1937 (in SOLESMES, 704-719, p. 386-391) ; PIE XII, Summi pontifi-
catus (in SOLESMES, 740-755, p. 401-411 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 3-39).
3. « L’État totalitaire [...], dira Jean-Paul II, tend à absorber la nation, la société, la famille, les
communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l’Église défend la
personne qui doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes [...], la famille, les différentes organisa-
tions sociales et les nations, réalités qui jouissent toutes d’un domaine propre d’autonomie et de
souveraineté.  » (JEAN-PAUL II, Centesimus annus, 45 ; in P.  TÉQUI, p.  529). Rappel de
l’adage : le chrétien se doit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Actes des apôtres, V, 29).
198 La subsidiarité catholique...

Mère protectrice, « phare resplendissant »1, elle a toujours veillé sur les débris
de la société humaine et sauvegardé par là les germes d’une renaissance possible
après l’anéantissement du monde. Car elle sait que le malheur des hommes
vient de l’abandon de la morale chrétienne. Car elle sait que la paix entre les
hommes dépend du strict respect des préceptes chrétiens, dans la vie privée
comme dans la vie publique. Elle seule, divinement constituée, est la maîtresse
des règles qui définissent le juste droit dont l’État doit simplement suivre la
réalisation. Elle seule propose une alternative au monde tel qu’il va, un chemin
de vérité duquel la modernité a eu bien tort de s’éloigner et auquel il lui fau-
drait revenir, non sans avoir fait acte de pénitence pour tous ses péchés. Obsédé
par les errements du politique, pareil fantasme ecclésial n’est pas sans rappeler
le rôle que l’Église catholique voulait assumer sous l’Empire romain2. S’ériger
en barrage au totalitarisme, ce n’est donc pas, du point de vue de l’Église, tirer
les conséquences démultipliées de la spécificité d’une menace, c’est poursuivre
le conflit théologico-politique sous une autre forme en s’autoproclamant seul
et unique recours au pouvoir temporel, via, précisément, une définition auto-
référentielle — très catholique — du totalitarisme.

À cette lumière, nous pouvons comprendre le chantage implicite exercé


par l’encyclique de 1931, et non démenti depuis lors : le vœu d’une société
meilleure n’est légitime que s’il est un effet du christianisme ; que si, et seule-
ment si, il cesse d’être une pure inspiration de l’orgueil humain. Aucune nou-
veauté en la matière : Quadragesimo anno ne fait que répéter ce que le Pape
Ratti a toujours dit. Mais la contextualisation de l’encyclique appelle ici sa
réinscription dans un ensemble de textes dont le réseau de significations fait
système. Comme c’est le cas pour la plupart des pontificats, la teneur du
règne de Pie XI est révélée dès son commencement, au lendemain de la Pre-
mière Guerre mondiale, dans son tout premier texte Ubi arcano Dei : point
de paix véritable sans le règne du Christ dit sa formule fétiche reprise ensuite
ad nauseam : « “pax Christi in regno Christi” ». Cette revendication de sou-
veraineté sur la société civile ne date pas de 1922 ; avant Pie XI, elle avait été
lancée par Léon XIII comme un moyen de compenser la perte des États pon-
tificaux. Mais c’est avec le Pape du Concordat de 1929 qu’elle devient, résume
et cristallise plus manifestement la structure même du rapport de l’Église
au nouveau monde  : la voie d’une reconquête catholique par la régence
du social3. « “Pax Christi in regno Christi” » : formule sans laquelle l’appel de
Pie XI à la reconquête chrétienne, son insistance sur l’Action catholique et

1. L’expression est reprise au Pape Pacelli (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in A. F. UTZ,
J. F. GRONER, II, p. 1737). Le passage ne figure pas dans l’édition précitée de Solesmes.
2. En référence à l’attitude de l’Église catholique sous l’Empereur Julien l’Apostat au ive siècle,
le Père Garrigues parle d’une position julienne — distincte du schéma constantinien — visant à
ériger l’Église en recours au pouvoir politique (J.-M. GARRIGUES, « Démocratisme progres-
siste ou intégrisme politique : le faux dilemme catholique », Commentaire, 1997, 20 (78), p. 281-
288). Il tente ensuite de démontrer combien l’Église contemporaine est sortie de ses deux anciens
modèles par la voie d’une acceptation positive de la modernité politique.
3. Cf. le rappel du rôle central de l’Action catholique et de l’apostolat laïque dans Quadrage-
simo anno (PIE XI, Quadragesimo anno, 83, 126 ; in A. F. UTZ, I, p. 618-619, p. 642-645).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 199

sur l’apostolat des laïcs, « devoirs primordiaux du ministère pastoral et de la


vie chrétienne  », s’avèrent rigoureusement incompréhensibles1. Sous l’auto-
rité de la seule Église, le christianisme peut devenir une véritable doctrine de
régénération terrestre, et non plus uniquement une doctrine de l’éternité sur-
naturelle. Le renversement stratégique opéré depuis Léon XIII s’affirme ici
dans toute sa limpidité : l’Église avec la société mais au-dessus d’elle ; l’Église
avec la société mais contre l’État. Ou, pour reprendre la phraséologie person-
nelle du Pape, l’Autel avec le foyer :
« ce bon combat pour l’Autel et le foyer [pro aris et focis], cette lutte qu’il faut
engager sur de multiples fronts en faveur des droits que la société religieuse
qu’est l’Église et la société domestique qu’est la famille tiennent de Dieu et de
la nature pour l’éducation des enfants. À cet apostolat se rattache enfin tout cet
ensemble d’organisations, de programmes et d’œuvres qui, par l’appellation
sous laquelle on les réunit, constituent l’Action catholique, qui Nous est parti-
culièrement chère2. »
Un peu plus haut dans le même texte inaugural :
« Jésus-Christ règne dans la société lorsque, rendant à Dieu un hommage sou-
verain, elle reconnaît en lui l’origine et les droits de l’autorité, ce qui donne au
pouvoir ses règles, à l’obéissance son caractère impératif et sa grandeur ; quand
cette société reconnaît à l’Église son privilège, qu’elle tient de son Fondateur, de
société parfaite, maîtresse et guide des autres sociétés ; non que l’Église amoin-
drisse l’autorité de ces sociétés — légitimes chacune dans sa sphère —, mais elle
les complète heureusement comme le fait la grâce pour la nature ; d’ailleurs le
concours de l’Église permet à ces sociétés d’apporter aux hommes une aide puis-
sante pour atteindre leur fin dernière, qui est le bonheur éternel, et les met plus
à même d’assurer le bonheur de leurs membres durant leur vie mortelle3. »

Nous ne saurions trop insister sur la continuité du propos rattien. S’il fal-
lait résumer d’un trait le contenu de l’encyclique de 1931, on devrait dire
qu’elle tente la synthèse de Rerum novarum et d’Ubi arcano. C’est en tout
cas la vocation de la troisième partie de Quadragesimo anno sur la réforme
des mœurs, qui donne peut-être à voir la vérité ultime de l’ensemble du texte.
Pour que ce renouveau de la morale chrétienne soit réellement effectif, dit en
substance Pie XI, il faut, d’abord, remettre sur pied la pleine et entière souve-

1. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2766-2767). L’expression latine « Pax Christi in
regno Christi  » a été diversement traduite en français  : «  la paix du Christ par le règne du
Christ » ; « la paix du Christ dans le règne du Christ » (nous soulignons). La première option
semble la plus juste (« de pace Christi in regno Christi quaeranda » : « à la recherche de la paix du
Christ par le règne du Christ »). Un peu plus haut : « Il apparaît clairement qu’il n’y a aucune
paix du Christ en dehors du règne du Christ, et que le moyen le plus efficace de travailler au
rétablissement de la paix est de restaurer le règne du Christ. » (Ibid. ; in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
Pie XI revendique la filiation avec son Pie X, dont le slogan lancé en 1903 était très voisin  :
« “Tout restaurer dans le Christ” » (Instaurare omnia in Christo) afin que « “le Christ soit tout
et en tout”  » (PIE X, Lettre encyclique E supremi apostolatus, 4  octobre 1903, Acta Sanctae
Sedis, 1903-1904, XXXVI, p.  129-139 ; Motu proprio Fin dalla prima nostra enciclica,
18  décembre 1903, Acta Sanctae Sedis, 1903-1904, XXXVI, p.  339-345 ; in A.  F. UTZ, III,
p. 2120-2131) ; Lettre encyclique Il fermo proposito, 11 juin 1905, Acta Sanctae Sedis, 1904-1905,
XXXVII, p. 741-767 ; in A. F. UTZ, II, p. 1784-1807). Les deux papes revendiquent les mêmes
références bibliques : Épître aux Éphésiens, I, 10 ; Épître aux Colossiens, III, 11.
2. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2767). Nous soulignons.
3. Ibid. (in A. F. UTZ, IV, p. 2761).
200 La subsidiarité catholique...

raineté du Christ et, ensuite, s’attacher à la diffuser dans la société. Confirmé


par Quas primas trois ans après Ubi arcano, et par Ad salutem un an avant
Quadragesimo anno, le slogan rattien de reconquête sociale révèle une
conception fondamentalement théocratique du pouvoir1. Célébrant l’idéal du
Prince chrétien à l’occasion du quinzième centenaire de la mort de saint
Augustin, l’encyclique Ad salutem humani generis sur les devoirs des gou-
vernants exprime avec netteté les retombées politiques de la théologie ponti-
ficale2. Impossible, ici, de ne pas voir la continuation souterraine du combat
entre l’Église et l’État, sous la forme renouvelée d’un affrontement entre un
politique autonome et un social englobant. C’est bien à une relecture du
conflit théologico-politique que nous invite le Pape Ratti : un politique infé-
riorisé et ré-encastré dans un social rechristianisé. En brandissant le constat
désolé d’un prétendu envol du politique, en proposant la résorption du corps
social dans le corps mystique comme réponse salvatrice à la modernité,
Pie  XI veut tout simplement refonder le social sur le religieux pour
contourner la séparation du temporel et du spirituel. Est-il besoin de le pré-
ciser : l’Église ne demande pas aux catholiques d’agir en chrétiens, elle leur
demande d’agir en tant que chrétiens et sous sa houlette3 ? Seul dépositaire de
la vérité des principes ultimes, l’Église maintient coûte que coûte son modèle
de société régénérée par le christianisme, une société dont les chrétiens
seraient les animateurs et les gardiens, en tant que détenteurs de la seule
Parole vraie. L’objectif  : disputer à l’État l’organisation de l’espace social

1. PIE XI, Lettre encyclique Quas primas, 11  décembre 1925, Acta Apostolicae Sedis, 1926,
XVIII, p.  132-138 (in H.  DENZINGER, 3670-375, p.  776-778). Cf., ici, l’ouvrage classique
d’Henri Brun (H. A. BRUN, La Cité chrétienne d’après les enseignements pontificaux, II. Les
directives de S. S. Pie XI, Paris, Spes, 1931). Sur la théologie du Christ-Roi chez Pie XI, inter-
prétée dans un sens peut-être trop moderniste, cf. M.-T. DESOUCHE, Le Christ dans l’histoire
selon le Pape Pie XI. Un prélude à Vatican II ?, Paris, Le Cerf, 2008. Pour une interprétation qui
nous semble plus juste et mesurée, cf. F. BOUTHILLON, « D’une théologie à l’autre : Pie XI et
le Christ-Roi », Achille Ratti Pape Pie XI, op. cit., p. 293-303 ; La Naissance de la Mardité. Une
théologie politique à l’âge totalitaire, Strasbourg, PUS, 2001.
2. « Quoique les biens de ce monde, écrit Pie XI, soient répartis à tous indistinctement, bons et
mauvais, et que les malheurs puissent également frapper tout le monde, honnêtes et injustes, on
ne peut cependant douter que Dieu ne distribue la prospérité et le malheur de cette vie au mieux
du salut éternel des âmes et des intérêts de la cité céleste. C’est pourquoi les princes et les gouver-
nants, ayant reçu le pouvoir de Dieu afin que, dans les limites de sa propre autorité, ils s’effor-
cent dans leurs actes de réaliser les desseins de la divine Providence dont ils sont alors les colla-
borateurs, il est évident qu’ils ne doivent jamais, pour procurer le bien temporel des citoyens,
perdre de vue la fin suprême fixée à tous les hommes. Et non seulement ils ne doivent rien faire
ou ordonner qui puisse tourner au détriment des lois de la justice et de la charité chrétiennes,
mais ils sont tenus de faciliter à leurs sujets la connaissance et l’acquisition des biens impéris-
sables. » (PIE XI, Lettre encyclique Ad salutem humani generis, 20 avril 1930, Acta Apostolicae
Sedis, 1930, XXII, p. 201-234 ; in SOLESMES, 610, p. 344-345).
3. Pour reprendre (en l’inversant) la célèbre formule de Jacques Maritain. La distinction agir
« en chrétien »-agir « en tant que chrétien » apparaît sous sa plume dès 1935 (J. MARITAIN,
Lettre sur l’indépendance [1935], Œuvres complètes, op. cit., VI, p. 253-288) avant d’être ampli-
fiée un an plus tard dans Humanisme intégral. L’ordre spirituel appelle une action « en tant que
chrétien » (se référant de manière explicite au christianisme et engageant de ce fait la commu-
nauté chrétienne) mais l’ordre temporel suppose une action « en chrétien » (sous la responsabi-
lité de chacun). Pour autant, comme l’écrit très bien Jean-Marie Mayeur, les chrétiens en poli-
tique se contentent le plus souvent de déconfessionnaliser des thématiques qui « doivent tout au
catholicisme social, sans être son bien exclusif » (J.-M. MAYEUR, Catholicisme social et démo-
cratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, op. cit., p. 269).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 201

pour faire revivre l’époque où la papauté oxygénait la vie humaine dans son
intégralité.
En s’extrayant de la rigueur des termes, il faudrait oser dire que le procès
en totalitarisme intenté à l’État débouche en définitive sur une mise en cause
ecclésiale tout à fait réversible. Citons le Pape encore une fois :
« On dit ainsi : tout doit être à l’État, et voici l’État totalitaire, comme on le
nomme. Rien sans l’État, tout à l’État. Mais il y a là une fausseté si évidente
qu’il est étonnant que des hommes, par ailleurs sérieux et doués de talents, la
disent et l’enseignent aux foules. Car comment l’État pourrait-il être vraiment
totalitaire, donner tout à l’individu et tout lui demander, comment pourrait-il
tout donner à l’individu pour sa perfection intérieure — car il s’agit de chré-
tiens —, pour la sanctification et la glorification des âmes ? Dès lors, combien
de choses échappent aux possibilités de l’État dans la vie présente et en vue de
la vie future, éternelle ! Il y a là une grande usurpation, car s’il y a un régime
totalitaire — totalitaire de droit et de fait —, c’est le régime de l’Église, parce
que l’homme est la créature du bon Dieu, il est le prix de la Rédemption divine,
il est le serviteur de Dieu, destiné à vivre pour Dieu ici-bas et avec Dieu au ciel.
Et le représentant des idées, des pensées et des droits de Dieu, ce n’est que
l’Église. Alors, l’Église a vraiment le droit et le devoir de réclamer la totalité de
son pouvoir sur les individus : tout l’homme tout entier appartient à l’Église,
parce que, tout entier, il appartient à Dieu. Il n’y a pas de doute sur ce point,
pour qui ne veut pas tout nier, tout refuser1. »
Important moment de vérité que ces mots d’Achille Ratti prononcés en
1938 au soir de son pontificat  : l’Église comme seul régime totalitaire pos-
sible, confesse-t-il bien candidement. Aussi choquante soit-elle, la formule
est à considérer avec sérieux : elle conforte notre souci de replacer Quadrage-
simo anno dans une dynamique théologico-politique.

2. LA THÉORIE PACELLIENNE DE LA « SAINE » DÉMOCRATIE

La souveraineté a été rapatriée en ce monde. Mais en prendre acte ne signifie


pas, pour l’Église, entériner modestement sa défaite. Bien au contraire, son
horizon d’attente reste celui d’un État sans souveraineté, d’un État dépouillé
de son fondement individualiste et de l’idéologie du contrat social. Pure et
simple négation de l’État moderne. En acceptant la démocratie comme régime
politique, Pie XII reconduit le même schématisme doctrinal que son prédéces-
seur. C’est que, fondamentalement, démocratie ou pas, l’Église ne peut
admettre l’idée d’une autofondation de la souveraineté, au risque, sinon,

1. PIE XI, Discours aux membres de la Confédération française des travailleurs chrétiens en
pèlerinage à Rome, 18  septembre 1938, Acte de Pie XI, Paris, La Bonne Presse, 1945, XVII,
p. 156-161 (in A. F. UTZ, I, p. 475). Nous soulignons. Citons aussi cette définition de l’Église
par Pie XII : « Pouvoir [...] plein et parfait, bien qu’étranger à ce “totalitarisme” qui n’admet ni
ne reconnaît l’honnête rappel aux dictamens clairs et imprescriptibles de sa propre conscience et
violente les lois de la vie individuelle et sociale, écrites dans les cœur des hommes. » (PIE XII,
Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 ; in SOLESMES, 904, p. 474). Ce pouvoir qui
s’exerce de l’intérieur du cœur des hommes, n’est-ce pas le critère même de la définition du tota-
litarisme chez Hannah Arendt  : non pas la domination extérieure d’un quelconque appareil
coercitif mais une domination inhibitrice qui s’exerce de l’intérieur, s’installant en chacun une
fois acquis le renoncement individuel à penser et la démission collective des élites ?
202 La subsidiarité catholique...

d’ériger l’État à son même niveau de dignité, d’en faire une institution (dignitas)
au sens plein du terme. Avec obstination, et avec la cohérence de la constance,
elle se refuse donc à voir dans la souveraineté étatique une forme autosuffi-
sante d’autorité. Jamais, le temporel ne pourra se suffire à lui-même. Toujours,
la perfection souveraine n’existera qu’appliquée à Dieu et à son institution ter-
restre, l’Église, face visible de l’Invisible, présence charnelle de l’Au-delà.
Tout pouvoir légitimement constitué revêt un caractère sacré, mais cette
sacralité s’origine directement en Dieu : c’est là l’enseignement fondamental
de saint Paul (non est potestas nisi a Deo)1. Enseignement répété à satiété par
les papes qui permet à l’Église de réclamer aux fidèles la soumission au pou-
voir séculier2 ; facilité du dogme, surtout, qui permet par avance à l’Église
de se dégager de toute compromission politique. Le monde d’ici-bas ne sera
jamais de l’ordre du bien ; et comme disait saint Thomas, minus malum est
aliquid boni. Va donc pour la démocratie ! De par sa condition même,
l’homme n’est-il pas condamné à tolérer de grands maux, sous peine de bas-
culer dans de bien pires encore ? Plutôt que de consécration pontificale du
régime démocratique, il conviendrait de parler d’enregistrement pontifical du
fait démocratique : une démocratie acceptée non pas, positivement, comme
forme de gouvernement mais, négativement, comme rejet de la dictature ; une
« vraie et saine » démocratie, à l’image du peuple chrétien, non cette masse
informe, cette multitude désorganisée, qui fait le lit des ambitions tyran-
niques3. Comme acculés par le totalitarisme à entériner la réalité démocra-
tique, Pie XII et ses successeurs ne feront que reconduire le jeu de condition-
nalité implicite déjà adressé à l’État.
Nous ne voulons pas sous-entendre par là que l’Église fut en mesure de
faire valoir ses exigences. Nous voulons simplement dire que son système de
pensée repose sur un double axiome qui fonctionne par pétition de principe :
si la démocratie ne se conforme pas à l’ordre naturel des choses établi par

1. Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq. ; Première épître de saint Paul apôtre à
Timothée, II, 1  sq. Parmi une littérature abondante, cf. les travaux du théologien protestant
Oscar Cullmann (O.  CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956 ;
« Les conséquences éthiques de la perspective paulinienne du temps de l’Église. Éthique entre le
“déjà” et le “pas encore” », Paul de Tarse, apôtre de notre temps, op. cit., p. 559-574).
2. Trois exemples cursifs chez Léon XIII et Pie XII parmi de nombreux autres possibles.
1o « Pour ce qui est du pouvoir politique, l’Église enseigne avec raison qu’il provient de Dieu »
(LÉON XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, Acta Sanctae Sedis, 1881-1882,
XIV, p. 4-8 ; in H. DENZINGER, 3150-3152, p. 703-704, ici 3151 p. 703). 2o « Quiconque a le
droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, Chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de
Dieu.  » (LÉON XIII, Immortale Dei ; in A.  F.  UTZ, III, p.  2020-2057 ; H.  DENZINGER,
3116-3117, p. 705-706). 3o « La dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à
l’autorité de Dieu. » (PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 849, p. 452).
3. « Instruits par une amère expérience, dit le Pape, [les peuples] s’opposent avec plus de véhé-
mence au monopole d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un
système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens.  »
(Ibid. ; in SOLESMES, 836, p. 447). Une démocratie est saine si elle est « fondée sur les principes
immuables de la loi naturelle et des vérités révélées ». Un peu plus bas à propos du droit positif
moderne : « Cette majesté du droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme — ou du
moins ne s’oppose pas — à l’ordre établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la
révélation de l’Évangile. » (Ibid. ; in SOLESMES, 855, p. 454, 857, p. 455).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 203

Dieu, elle versera fatalement dans le totalitarisme ; si l’État prétend au titre


d’autorité spirituelle, alors il deviendra totalitaire, et la démocratie avec elle.
La démocratie, mal mineur, doit être chrétienne1 ; l’État, mal nécessaire, doit
être subsidiaire2. Bien plus  : les deux axiomes se renforcent l’un l’autre. La
démocratie constitue en effet une véritable aubaine pour l’Église, qui trouve
là non seulement une occasion inespérée de se refaire une virginité évangé-
lique mais aussi un formidable support pour le recyclage de sa visée straté-
gique : en misant sur la philosophie horizontale de la démocratie, les papes
font le pari implicite qu’elle ne manquera pas d’atteindre la verticalité institu-
tionnelle de l’État. Tel est le dernier dépli du conflit théologico-politique
dont nous examinerons plus loin la dimension ecclésiologique : si l’État reste
subsidiaire, alors le catholicisme peut accepter la démocratie politique.
« Quand donc le peuple s’éloigne de la foi chrétienne ou ne l’établit pas résolu-
ment comme la base de la vie civile, la démocratie elle aussi s’altère et se
déforme facilement, et avec le temps, elle est exposée à tomber dans le “totalita-
risme” et dans l’“autoritarisme” d’un seul parti3. »
Simple conséquence du raisonnement pontifical que nous venons de resti-
tuer, annonciateur silencieux de Vatican II, le critère de la «  saine  » démo-
cratie est tout trouvé, il est désigné par son évidence  : la liberté religieuse,
ultime amplification, pour les temps nouveaux, de la liberté scolaire déjà ren-
contrée plus haut4. Avec Pie XII, le discours officiel embraye ici le pas non
plus à un thème du catholicisme autoritaire, mais à un thème fétiche de l’an-
cien libéralisme catholique, sans en tirer pourtant toutes les conséquences
logiques : car, du point de vue ecclésial, demander la liberté religieuse, c’est
bien sûr se situer à l’intérieur de l’État. Les conséquences définitives de la
nouvelle situation ne seront tirées qu’avec l’aggiornamento à venir5. Pour

1. Cf. É. POULAT, « La démocratie mais chrétienne », Église contre bourgeoisie, op. cit., p. 135-
172, qui reprend, en l’amplifiant, une étude plus ancienne : « Pour une nouvelle compréhension
de la démocratie chrétienne », Revue d’histoire ecclésiastique, 1975, 70 (1), p. 5-38.
2. Citons cette phrase de Maritain figurant au tout début de L’Homme et l’État : « Nous pou-
vons avoir de l’aversion pour la machine de l’État. Je ne l’aime pas pour ma part. Cependant bien
des choses que nous n’aimons sont nécessaires, non seulement en fait mais en droit. » (J. MARI-
TAIN, L’Homme et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 503 ; éd. PUF, p. 19).
3. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 2 octobre 1945 (in SOLESMES, 900, p. 472).
4. Tout comme, en 1931, le « sain » corporatisme de Quadragesimo anno devait reposer sur une
liberté corporative, laquelle supposait au préalable la réforme chrétienne des mœurs.
5. La Constitution pastorale Gaudium et spes reconnaît l’autonomie du temporel par rapport au
spirituel, mais dans sa déclaration Dignitatis humanae, l’Église de Vatican II n’accepte de se
situer à l’intérieur de l’État qu’en se réservant une latitude d’action maximale. En effet, telle que
définie par la déclaration conciliaire, la liberté religieuse se fait pour le moins maximale : liberté
de conscience, liberté de culte, liberté d’expression et liberté d’association, mais aussi, et surtout :
liberté souveraine de l’Église (libertas Ecclesiae), censée lui être consubstantiellement attachée en
raison même de sa nature spirituelle d’institution divine, d’autorité spirituelle investie d’un
mandat divin. Aussi, quand bien même Dignitatis humanae entérine la fin de la référence au
modèle constantinien de l’État confessionnel chrétien (M.-D. CHENU, «  La fin de l’ère
constantinienne », Un Concile pour notre temps, Paris, 1961, p. 51-87), elle ne donne pas à voir
une Église qui aurait à prendre modestement sa place dans la société comme n’importe quelle
association humaine. Dans le même texte, l’Église appelle curieusement à la désidéologisation de
l’éducation et à la neutralité de l’État (VATICAN II, Dignitatis humanae, 5, 6 ; in H.  DEN-
ZINGER, 4240-4245, p. 909-911). Nous avons déjà rencontré plus haut le principal rédacteur de
204 La subsidiarité catholique...

l’heure, Pie XII continue d’affirmer que c’est l’Église «  qui enseigne et qui
défend la vérité ; [...] qui communique les forces surnaturelles de la grâce,
pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu, comme fondement
dernier et norme directrice de toute démocratie »1. Comment pourrait-il en
être autrement ? Comment l’Église pourrait-elle accepter cette société dans
laquelle le chrétien ne jouerait qu’un simple rôle d’animateur parmi d’autres,
noyé et dilué dans la société ?

C’est encore Jacques Maritain qui, mieux qu’aucun autre, permet de


comprendre les différentes étapes de l’adaptation pontificale à la démocratie.
Rappelons d’abord, au titre du bornage historique, que son rêve de «  nou-
velle chrétienté » était parfaitement concomitant de l’appel rattien à la recon-
quête catholique. Le « nom profane » duquel il le baptise ensuite, ragaillardi
par son exil américain, annonce analogiquement la conversion pacellienne.
Chez le Pape comme chez Maritain, il a en effet fallu attendre la Seconde
Guerre mondiale pour que soit endossé le mot d’ordre démocratique, avec
les arrière-pensées stratégiques que l’on sait. Un simple repérage sémantique
révèle ici tout le poids de la conjoncture dans cette trajectoire intellectuelle :
rien, ou très peu, sur la démocratie dans Humanisme intégral, pas beaucoup
plus dans Les Droits de l’homme et la loi naturelle2. C’est seulement à partir
de 1943 que la fibre bergsonienne de Maritain, fécondée par l’expérience
américaine, hisse la démocratie au rang de « nom profane de l’idéal de chré-

Dignitatis humanae, le jésuite américain John Courtney Murray, dont on connaît les thèses —
reprises à Jacob L. Talmon — sur la «  démocratie totalitaire  ». Contribuèrent également à la
préparation du texte le Polonais Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, et l’Italien Pietro Pavan,
rédacteur de Pacem in terris (il sera créé Cardinal par le Pape Wojtyla) (J.  COURTNEY-
MURRAY, «  Vers une intelligence du développement de la doctrine de l’Église sur la liberté
religieuse », Vatican II, la liberté religieuse, dir. Y. M.-J. CONGAR, J. HAMER, Paris, Le Cerf,
1967, p. 11-147 ; P. PAVAN, « Le droit à la liberté religieuse en ses éléments essentiels », ibid.,
p. 149-203). Pour une mise en perspective plus approfondie, cf. G. A. KALSCHEUR, « John
Paul II, John Courtney Murray, and the Relationship between Civil Law and Moral Law  »,
Journal of Catholic Social Thought, 2004, 1 (2), p. 231-276 ; R. W. GARNETT, « John Courtney
Murray on the “Freedom of the Church” », ibid., 2007, 4 (1), p. 59-86 ; W. GOULD, « John
Courtney Murray, the Liberal Tradition and American Democracy », ibid., p. 131-162.
1. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, II, p. 1737).
2. Rappelons la chronologie des écrits les plus marquants : J. MARITAIN, Antimoderne [1922],
Œuvres complètes, op. cit., II, p.  923-1136 ; Le Docteur angélique [1929], ibid., IV, p.  9-181 ;
Humanisme intégral [1936], ibid., VI, p.  291-634 ; Les Droits de l’homme et la loi naturelle
[1942], ibid., VII, p. 617-695 ; Christianisme et démocratie [1943], ibid., VII, p. 697-762 ; Prin-
cipes d’une politique humaniste [1944], ibid., VIII, p. 177-355 ; La Personne et le bien commun
[1947], ibid., IX, p. 167-237 ; L’Homme et l’État [1949], ibid., IX, p. 471-736. Parmi les nom-
breux commentaires d’Humanisme intégral, cf. G. COTTIER, « Le concept d’idéal historique
concret chez Jacques Maritain », Nova et Vetera, 1981, 16 (2), p. 96-120 ; J. LALOY, « La notion
de “nouvelle chrétienté” chez Jacques Maritain », ibid., p. 121-132 ; « L’idée de “nouvelle chré-
tienté” chez Jacques Maritain », Commentaire, 1981-1982, 4 (16), p. 552-559 ; J.-M. MAYEUR,
«  Les années 1930 et Humanisme intégral  », L’Humanisme intégral de Jacques Maritain, éd.
J.-L ALLARD, C.  BLANCHET, G.  COTTIER, Fribourg, Paris, Éditions Saint-Paul, 1988,
p.  17-41 ; C.  BLANCHET, «  Primauté du spirituel et passion du temporel dans l’œuvre de
Jacques Maritain », ibid., p. 43-85 ; G. COTTIER, « Les intuitions majeures d’Humanisme inté-
gral », ibid., p. 87-126 ; É. POULAT, « Humanisme intégral dans la culture des années trente.
Un projet catholique pour le monde », Le Supplément, 1993, 187, p. 139-174.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 205

tienté »1. Avec le même jeu de distinctions que celui activé par Pie XII un an
plus tard : la démocratie réelle contre la « démocratie manquée » et formelle
du monde moderne. Avec le même appel aux élites chrétiennes à qui il revient
de proposer une architecture consistante (hiérarchique) à la société démocra-
tique. Au point que les « minorités de choc prophétiques » version Maritain
ressemblent étrangement aux élites chrétiennes dépositaires de l’«  antidote
spirituel » dont parle Pie XII2.
« Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de
sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent consé-
quents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins
solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur
conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être
des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes
surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et
à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travail-
lées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les opposi-
tions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines
enfiévrées du peuple et de l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté
empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à
l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité3. »
Le cas maritainien permet de saisir le ressort qui a acculé le catholicisme le
plus traditionnel à l’acceptation paradoxale (et non assumée comme telle) de
la démocratie libérale. Comme Tocqueville avant lui, l’auteur de L’Homme
et l’État a vécu un moment américain (1939-1944)4 ; mais, à l’instar de Ket-
teler, les évocations tocquevilliennes de Maritain se révèlent trompeuses. Il
n’y a chez lui aucune acceptation positive du pluralisme démocratique, il y a
bien davantage constat clinique de la pluralité des options philosophiques.
À partir de Christianisme et démocratie, Maritain s’emploiera à gommer les
aspérités trop théocentriques de son programme pour endosser un discours
aux apparences libérales. La conscience malheureuse du catholique est cepen-
dant toujours là, signe de sa difficulté persistante à renoncer à l’idée médiévale

1. J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, op. cit., VII, p. 740. Nous faisons référence à la
phrase de Bergson : « la démocratie est d’essence évangélique, [...] elle a pour moteur l’amour »
(H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2003, p. 300).
Cf. H.  BARS, «  Sur le rôle de Bergson dans l’itinéraire philosophique de Jacques Maritain  »,
Jacques Maritain et ses contemporains, dir. B.  HUBERT, Y.  FLOUCAT, op. cit., p.  167-196.
Outre Maritain, la réception thomiste de Bergson est déterminante chez le Père Sertillanges
(A.-D. SERTILLANGES, Henri Bergson et le catholicisme, Paris, Gallimard, 1941).
2. Le leadership de ces « minorités », écrit Maritain, s’exercerait « par de petits groupes dyna-
miques librement organisés et multiples par nature, qui ne s’intéresseraient pas aux succès électo-
raux, mais se dévoueraient entièrement à une grande idée sociale et politique, et qui agiraient
comme un ferment à l’intérieur ou à l’extérieur des partis politiques » (J. MARITAIN, L’Homme
et l’État, Œuvres complètes, op. cit., IX, p. 643-652, p. 645 ; éd. PUF, p. 129-136, p. 130).
3. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 (in SOLESMES, 853, p. 453-454). Cf. aussi PIE XII,
Allocution au Patriciat romain, 16 janvier 1946 (in SOLESMES, 928-943, p. 484-490).
4. Cf. J.-L. POUTHIER, «  Chrétiens et démocrates, 1934-1944  », Mil Neuf Cent, 1995, 13,
p. 77-79 ; R. MOUGEL, « Les années de New York », Cahiers Jacques Maritain, 1988, 16-17,
p. 17-28 ; J.-M. GARRIGUES, « Note sur la pensée politique de Jacques Maritain », L’Église,
la société libre et le communisme, Paris, Julliard, 1984, p.  161-164 ; A.  KOLNAI, «  Between
Christ and the Idols of Modernity » [1951], Privilege and Liberty, and Other Essays in Political
Philosophy, éd. D. J. Mahoney, Lanham, Lexington Books, 1999, p. 175-181.
206 La subsidiarité catholique...

de chrétienté, à faire le deuil de la théologie politique classique1. Même après


la condamnation pontificale de l’Action française (levée par Pie XII en 1939),
Maritain continuera, dogme catholique oblige, à se définir comme un
farouche adversaire du libéralisme. Mais son antilibéralisme puise dans une
certaine conception de la démocratie (là est la rupture avec Maurras), au point
qu’il comptera, souvent à son corps défendant, parmi les principaux inspira-
teurs de la démocratie chrétienne après-guerre2. Et pour cause : Christianisme
et démocratie marque le point de départ d’un itinéraire complexe qui, via les
Principes d’une politique humaniste, aboutira quelques années plus tard à son
second maître ouvrage L’Homme et l’État, véritable plaidoyer en faveur
d’une charte démocratique et d’un fédéralisme mondial3. Mais, là encore,
cette «  charte commune pratique  » préconisée par Maritain ne doit pas
tromper4. Elle reste ordonnée à une vérité ultime, qui n’est pas celle de la
démocratie libérale. Parce que rien ne serait plus vain, écrit le philosophe tho-
miste, que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique
dans une sorte de course à la médiocrité, il faut temporairement s’en tenir à
un humanisme commun aux croyants et aux incroyants, simple fin intermé-
diaire orientée vers la seule qui vaille véritablement.
Non pas du côté de Tocqueville, le parallèle est à chercher du côté de
Lamennais. Tous les deux partent de positions intransigeantes pour finale-
ment tempérer leurs ardeurs religieuses5. Mais l’un comme l’autre ne vit pas
cette acclimatation comme une rupture. Au-delà des querelles d’interpréta-

1. « Maritain n’est pas encore dégagé de certaines visions apologétiques euphémisantes accrédi-
tées par le catholicisme social intransigeant et entretenues par l’école contre-révolutionnaire. »
(R. RÉMOND, Préface à J. MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, Aubier, 2000, p. IX).
2. Cf. J.-D. DURAND, L’Europe de la démocratie chrétienne, op. cit., p. 118-127.
3. D’où la référence constante à Jacques Maritain chez les fédéralistes européens, comme en
témoigne cette réédition de textes (dont certains chapitres de L’Homme et l’État) sous un titre
particulièrement évocateur : J. MARITAIN, L’Europe et l’idée fédérale, Tours, Mame, 1993.
4. Thème présent dès Humanisme intégral (J.  MARITAIN, Humanisme intégral, Œuvres
complètes, op. cit., VI, p. 487 ; rééd. Aubier, p. 179) qui trouvera son point d’aboutissement dans
L’Homme et l’État. À rapprocher du «  consensus par recoupement  » rawlsien (overlapping
consensus) (J.  RAWLS, Libéralisme politique [1993], trad. fr. C.  Audard, Paris, PUF, 1995,
p. 171-214 ; Justice et démocratie [1989], trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1993, ch. 5 et 7).
5. Mentionnons deux critiques venues d’outre-Atlantique : celle du Père argentin Julio Mein-
vieille et celle philosophe canadien Charles de Konninck. De la «  nouvelle chrétienté  » mari-
tainienne, le premier ne retient qu’une «  vaste imposture  » de provenance mennaisienne  : un
libéralisme qui aurait réduit le message évangélique à un pur et simple « naturalisme » (J. MEIN-
VIELLE, De Lamennais à Maritain. Du mythe du progrès à l’utopie de la « nouvelle chrétienté »
[1945], trad. fr. H.  Le Lay, Bouère, Morin, 2001, p.  260-261). Pareillement, pour Charles
de Koninck, professeur à l’Université de Laval, Maritain n’aurait fait que subvertir la notion
thomiste de bonum commune en s’accordant la facilité sacrilège de donner le baptême catho-
lique à son individualisme philosophique (le personnalisme) (C.  de KONINCK, De la pri-
mauté du bien commun contre les personnalistes, Québec, Éditions de l’Université de Laval,
1943). Cette querelle a suscité une abondante littérature en Amérique du Nord (ou Jacques
Maritain est plus connu qu’en France). Cf. R.  McINERNY, «  The Primacy of the Common
Good  », The Common Good and US Capitalism, éd. O.  F. WILLIAMS, J.  W. HOOCK,
Lanham, University Press of America, 1987, p. 70-83 ; C. E. CURRAN, « The Common Good
and Official Catholic Social Teaching  », ibid., p.  111-129 ; M.  NOVAK, Démocratie et bien
commun [1989], trad. fr. M. Brun, Paris, Le Cerf, Institut La Boétie, 1991 ; L. DUPRÉ, « The
Common Good and the Open Society », The Review of Politics, 1993, 55 (4), p. 687-712.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 207

tion qui occupent les spécialistes, il y a peut-être à diagnostiquer dans les


deux cas une même expression emblématique de la réconciliation malheu-
reuse du catholicisme avec la modernité. Pareil cheminement en tout cas
montre combien, s’il en était encore besoin, la démocratie chrétienne (malgré
l’opposition constante de Maritain à tous les partis politiques qui pouvaient
se réclamer de cette sensibilité) procède du catholicisme social, lui-même
né chez les catholiques intransigeants avant d’être considérés par ceux-ci
comme une expression libérale du catholicisme. À son insu, Jacques Maritain
deviendra un catholique libéral, non point en consacrant doctrinalement le
libéralisme mais en considérant ce que le fait libéral peut opportunément
apporter à la défense du catholicisme. Comme Lamennais avant lui dont l’iti-
néraire, bien plus encore peut-être, donne l’illustration vivante de la consan-
guinité des catholicismes réactionnaire et libéral1.

Même quand on ajoute la démocratie au schéma organique du catholicisme,


la subsidiarité demeure, solidement installée qu’elle est en son point cardinal
de la théorie catholique de l’État. Indéfectible elle reste, tout simplement parce
qu’elle doit sa teneur à un postulat théologique inébranlable, celui de l’origine
divine du pouvoir2. Toujours cette rencontre d’un substrat intellectuel avec
une circonstance contextuelle : c’est en grande partie du choc entre la persis-
tance de la matrice paulinienne de l’Église et sa progressive inscription dans un
schéma démocratique que la subsidiarité catholique a pu acquérir la significa-
tion que l’on sait. Le schéma posé par saint Paul n’est en rien remis en cause
par le compromis démocratique opéré par Pie XII. Postulation de l’origine
divine du pouvoir par la religion chrétienne : oui ; légitimation divine du pou-
voir par l’institution ecclésiale : non. C’est que le paradoxe paulinien (l’État
est un symptôme du Mal mais il faut lui obéir) recèle d’infinis trésors de pru-
dence magistérielle. Les comprendre suppose peut-être de sortir du discours
proprement catholique. Empruntons ici deux voies complémentaires, en
amont et en aval. Le discours protestant, qui les révèle positivement ; et le dis-
cours judaïque, qui les confirme négativement. Le protestantisme d’abord  :
comme le dira Luther, le chrétien doit obéir extérieurement au pouvoir poli-

1. S’agissant de Jacques Maritain, la thèse de la rupture est défendue par Philippe Chenaux,
Jean-Yves Calvez, Jean-Luc Pouthier et Gérard Lurol (P. CHENAUX, Entre Maurras et Mari-
tain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Le Cerf, 1999 ; « Humanisme
intégral », Paris, Le Cerf, 2006 ; J.-Y. CALVEZ, Chrétiens penseurs du social, I. Maritain, Mou-
nier, Fessard, Teilhard de Chardin, de Lubac (1920-1940), Paris, Le Cerf, 2002 ; J.-L. POU-
THIER, « Chrétiens et démocrates, 1934-1944 », art. cit., p. 67-80 ; G. LUROL, « Maritain et
Mounier  », Jacques Maritain face à la modernité, dir. M.  BRESSOLLETTE, R.  MOUGEL,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p.  245-269). La thèse de la continuité est
défendue par Émile Poulat, Philippe Bénéton, Yves Floucat et Guillaume de Thieulloy
(É.  POULAT, «  Humanisme intégral dans la culture des années trente  », art. cit. ; «  Maritain
revisité », Jacques Maritain en Europe, dir. B. HUBERT, Paris, Beauchesne, 1996, p. 208-219 ;
P.  BÉNÉTON, «  Jacques Maritain et l’Action française  », art. cit. ; Y.  FLOUCAT, Jacques
Maritain ou la fidélité à l’éternel, Paris, Fac, 1996 ; Pour une restauration du politique. Maritain
l’intransigeant, de la Contre-Révolution à la démocratie, Paris, Téqui, 1999 ; Maritain ou le
catholicisme intégral et l’humanisme démocratique, Paris, Téqui, 2003 ; G.  de THIEULLOY,
Le Chevalier de l’absolu. Jacques Maritain entre mystique et politique, Paris, Gallimard, 2005).
2. Cf., encore, Épître de saint Paul apôtre aux Romains, XIII, 1 sq.
208 La subsidiarité catholique...

tique pour mieux se concentrer sur l’essentiel, la foi, disposition spirituelle


fondamentalement supérieure car intérieure. C’est parce que le temporel est
relatif que le chrétien peut lui obéir de manière inconditionnelle1. S’agissant du
judaïsme, ensuite, il faut ici se reporter à l’interprétation proposée par Jacob
Taubes, qui met en lumière la rupture nodale de l’universalisme chrétien par
rapport à la Loi juive. Avec saint Paul, le fondateur de l’Église catholique, il y
a bien quelque chose comme une destitution antipolitique de la « loi de l’État »
— une relativisation subversive de l’Empire romain — par rapport à l’horizon
eschatologique du salut2. Nous l’avons noté à propos d’Augustin : c’est préci-
sément chez saint Paul qu’Augustin va chercher l’essentiel du message chré-
tien3. Dans la doctrine officielle du catholicisme, enfin, le tout —  qu’on le
nomme paulinisme ou augustinisme —, a pu déboucher sur la fameuse dis-
tinction de l’auctoritas (divine) et de la potestas (temporelle), le danger poli-
tique résidant alors dans l’absolutisation du pouvoir contre l’autorité. Distinc-
tion peu aisée, il faut le reconnaître, entre la forme et la substance, entre
l’attitude de l’Église et le message chrétien, entre ce qui relèverait du seul plan
historique et ce qui relèverait de la doctrine.
Les régimes monarchiques de droit divin et autres princes chrétiens, affir-
mera Pie XII, ne furent en aucune façon l’aboutissement nécessaire de
l’axiome paulinien4. Ils furent tout au contraire le résultat de circonstances
historiques voire celui d’une instrumentalisation du message évangélique,
comme, en son temps, l’avait été l’usurpation byzantine5. Sauf que cette tar-
dive condamnation est pour le moins suspecte, nous l’avons déjà sous-
entendu. Elle se cramponne à l’axiome de saint Paul en évitant à dessein
toutes les mises en cause compromettantes. Et pourtant : n’est-ce pas exacte-
ment le même raisonnement qui a conduit à affirmer la prééminence pontifi-

1. M.  LUTHER, «  De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance  »,
[1521-1525], trad. fr. J.  Lefebvre, Paris, Aubier, Montaigne, 1973, spécialement p. 117-147
(part.  II). Parmi les interprétations antipolitiques de saint Paul, côté calviniste et dans une
période plus récente, cf. l’étude barthienne déjà citée : K. BARTH, L’Épître aux Romains, op. cit.
2. J. TAUBES, La Théologie politique de Paul [1987], trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, Le
Seuil, 1999. Sur la loi de l’État, cf. aussi E. LEVINAS, « L’État de César et l’État de David »
[1971], L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 209-220.
3. Au besoin en le reformulant d’une manière très personnelle. Cf. T. MARTIN, « Vox Pauli :
Augustine and the Claims to Speak for Paul. An Exploration of Rhetoric at the Service of Exe-
gesis », Journal of Early Christian Studies, 2000, 8, p. 237-272 ; I. BOCHET, « Augustin disciple
de Paul », Recherches de science religieuse, 2006, 94 (3), p. 357-380.
4. Étonnante par sa plasticité, la théologie du Prince chrétien fonctionnera jusqu’au siècle des
Lumières. Bernard Plongeron a démontré que les Lumières catholiques, spécialement, en Alle-
magne et en France, ont œuvré pour reformater l’absolutisme monarchique — celui que Bossuet
avait fondé sur les Écritures (J.  B. BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture
sainte [1677-1709], Genève, Droz, 1967) — à l’aune des nouvelles exigences critiques de la
Raison (B. PLONGERON, Théologie et politique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1973).
5. Comme l’a montré Max Weber, il importe de distinguer entre la théocratie (les clercs
détiennent en propre le pouvoir temporel) et la hiérocratie (le pouvoir spirituel légitime le pou-
voir temporel). Initialement paru dans la première édition allemande de Wirtschaft und Gesell-
schaft, le texte visé a été publié séparément par les éditeurs français (M. WEBER, « L’État et la
hiérocratie  » [1911-1913], Économie et société, in M.  WEBER, Sociologie des religions [1910-
1913], trad. fr. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2006, p. 241-328). Il faut alors parler de hiéro-
cratie byzantine (le modèle du roi-prêtre) et de théocratie latine (le modèle du prêtre-roi). Nous
reviendrons sur la notion de « césaropapisme » et les problèmes épistémologiques qu’elle pose.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 209

cale et la souveraineté royale ? Les monarques de droit divin ne se sont-ils pas


contentés d’imiter les papes ? N’y a-t-il pas dans la réalisation des prétentions
royales comme une simple ironie de l’histoire ? Après la politisation du pou-
voir spirituel des pontifes et la sacralisation du pouvoir séculier de l’Église, le
temps était désormais à la sacralisation de la puissance temporelle des rois,
via l’auto-attribution d’une dignité sacerdotale. L’Église a d’ailleurs très bien
su s’en accommoder tant que son monopole d’intronisation n’était pas
atteint. N’insistons pas davantage. Il nous importe plutôt de relever un effet
de contexte tout à fait significatif, qui concerne au premier chef le pontificat
concomitant de la montée des totalitarismes. Faut-il vraiment s’étonner de ce
que l’effort doctrinal (réalisé en marge de celui des autorités romaines) pour
tour à tour sauver l’adage paulinien, lever le malentendu augustinien et
brandir le repoussoir byzantin, soit intervenu dans les années 1930, au
moment où le Pape célèbre la paix sociale du Christ ? Dans des registres très
différents, pensons ici à Erik Peterson et à Henri Xavier Arquillière.
Le théologien allemand s’est chargé de brandir le repoussoir byzantin, en
montrant que le fameux théoricien du « césaropapisme », Eusèbe de Césarée,
ne fut que le relecteur chrétien du juif Philon d’Alexandrie, banal défenseur
de la monarchie divine1 ; et que donc la sacralisation du pouvoir impérial à
Rome n’était pas due à des sources chrétiennes mais au monothéisme non-
trinitaire, principalement judaïque, ainsi qu’au paganisme gréco-romain2.
Pie XI et Pie XII s’en souviendront (Rome s’est toujours gardée d’attribuer à
Eusèbe le prestigieux titre de Père de l’Église), qui reprendront à leur compte
la thèse petersonienne selon laquelle toute théologie politique chrétienne
serait devenue rigoureusement impossible depuis la fixation du dogme nicéen
de la Trinité (un seul Dieu en trois personnes) et son résultat immédiat : le
rejet d’un monothéisme conçu sur le modèle païen de la monarchie tempo-
relle (condamnation de l’arianisme par Athanase)3. Audacieuse relecture de
l’histoire en forme d’auto-dédouanement. Nous connaissons la véhémente
réponse de Carl Schmitt, qui a voulu dénoncer cette « légende de la liquida-
tion de toute théologie politique »4. L’intérêt n’est pas de rejouer ici la que-
relle qui s’épuise elle-même dans d’infinis débats mais plutôt de rappeler la
dépendance, toujours valable, de la théologie catholique à l’égard du schéma
paulinien ainsi que la distinction par laquelle nous commencions. D’une part,
le contenu de la doctrine chrétienne : le théologien Peterson a raison de dire

1. Dans sa défense de la prétention universaliste du pouvoir impérial, Eusèbe s’est référé à l’in-
terprétation paulinienne du Christ comme fils de Dieu s’étant sacrifié pour tous les hommes (et
non pour celui des seuls juifs) (EUSÈBE de CÉSARÉE, Triakontaétérikos [~ 335-340], Eusebius
Werke I, éd. I.  A. HEIKEL, Leipzig, Hinrichs, 1902, p.  195-223 ; La Théologie politique de
l’Empire chrétien. Louanges de Constantin, trad. fr. P. Maraval, Paris, Le Cerf, 2001.
2. Republié en 1951 dans une nouvelle version, le texte d’origine date de 1935 (E. PETERSON,
« Der Monotheismus als politisches Problem : ein Beitrag zur Geschischte der Politischen Theo-
logie im Imperium Romanun » [1935], Theologische Traktate, Munich, Kösel, 1951, p. 45-147).
Cf. la thèse d’Erik Peterson (E. PETERSON, Le Monothéisme, un problème politique [1951],
trad. fr. A.-S. Astrup, G. Dorival, Paris, Bayard, 2007, ici p. 99, par exemple).
3. Cf. CONCILE de NICÉE, Profession de foi, 325 (in H. DENZINGER, 125-126, p. 39-42).
4. C. SCHMITT, « Théologie politique II » [1969], Théologie politique, op. cit., p. 77 sq.
210 La subsidiarité catholique...

que le Concile de Nicée rompt avec l’idée païenne d’un Dieu conçu analogi-
quement à la monarchie terrestre, donc avec l’idée d’un providentialisme
impérial capable de faire régner la pax christiana. De l’autre, la forme de l’ins-
titution ecclésiale  : le juriste Schmitt a raison de rappeler que la matrice de
l’État puise fondamentalement dans la monarchie pontificale, et que, Nicée
ou pas, l’idée d’une monarchie terrestre, dont la forme analogique est reçue
de Dieu, continue d’opérer historiquement.
Le prélat français s’est pour sa part chargé de dissiper le malentendu augusti-
nien, en montrant comment la pensée de l’évêque d’Hippone a pu être ins-
trumentalisée aux fins de justifier la théocratie pontificale du Moyen Âge,
« comment la vieille idée romaine de l’État a été absorbée par l’emprise crois-
sante de l’idée chrétienne, jusqu’à aboutir, au xiie siècle, à la théorie des deux
glaives ». Et Arquillière d’écrire à propos des disciples pontificaux de l’évêque
d’Hippone (Grégoire le Grand et Isidore de Séville par exemple)  : «  Ils ont
tendu à identifier — ou à peu près — le domaine de l’Église et le domaine de
l’État »1. Malencontreux sacrilège : attribuer à Augustin la paternité des concep-
tions hiérocratiques de la monarchie pontificale, c’est confondre non seule-
ment la cité divine avec l’Église mais aussi la cité humaine avec l’État, et en
définitive croire possible la réalisation terrestre de la cité céleste2. Certes, mais
de la disculpation d’Augustin à la ré-écriture de l’histoire, il y a un saut dont
il conviendrait de se garder. Qu’elle procède ou non d’un raidissement doc-
trinal de la pensée augustinienne, d’une tendance à l’enfermer dans un mani-
chéisme au moyen d’une lecture platonisante qui dichotomise les deux cités
sur un mode irréconciliable, la soumission médiévale du temporel au spirituel
reste le fait de l’Église. Contentons-nous, en écho, de relever ces mots de
Pie XI :
« Bien que, de par sa mission divine, l’Église tende directement aux biens spiri-
tuels et non aux biens périssables, cependant, comme tous ces biens se favorisant
et s’enchaînant les uns les autres, elle n’en coopère pas moins à la prospérité,
même terrestre, des individus et de la société, et cela avec une efficacité qu’elle
ne pourrait surpasser si elle n’avait pour but que le développement de cette
prospérité. Certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans
raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son
intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire
prétexte de la politique, soit pour restreindre en quelque façon que ce soit les
biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux

1. H.  X. ARQUILLIÈRE, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories poli-
tiques au Moyen Age [1934], Paris, Vrin, 1955, p. XVII, p. 5. Cf. aussi H. X. ARQUILLIÈRE,
«  Sur la formation de la “théocratie” pontificale  », Mélanges F.  Lot, Paris, Champion, 1925,
p.  1-24 ; «  Observations sur l’augustinisme politique  », Mélanges augustiniens, Paris, Rivière,
1931, p. 227-242 ; « Réflexions sur l’essence de l’augustinisme politique », Augustinus magister,
Paris, Études augustiniennes, 1954, II, p. 991-1001.
2. Pour une discussion de la thèse de Mgr Arquillière, cf., en priorité, H. de LUBAC, « Augusti-
nisme politique ?  » [1932, 1954], Théologies d’occasion, op. cit., p.  255-308 ; R.  A. MARKUS,
« Two Conceptions of Political Authority : Augustine, De Civitate Dei, XIX. 14-15, and Some
XIIIth-Century Interpretations  », Journal of Theological Studies, 1965, 16 (1), p.  68-100. Pour
une mise en perspective historique, cf. A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit., p. 116-118 ;
B. DUFAL, « “Séparer l’Église et l’État : l’augustinisme politique selon Arquillière” », Atelier
du Centre de recherches historiques, 2008, 1, 15 p.
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 211

intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves
atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les
droits de Dieu lui-même dans la société1. »

3. UN RETOUR DU REFOULÉ AUGUSTINIEN

Faut-il voir chez Pie XI et Pie XII une forme de retour à l’ancien augustinisme
politique de la théocratie pontificale contre le thomisme de la doctrine sociale ?
Un infléchissement progressif faisant subrepticement passer le magistère
catholique d’une théorie du droit naturel (Rerum novarum) à une théorie de la
société (Quadragesimo anno) ? Nous avons déjà vu combien les choses étaient
en réalité beaucoup moins simples. Car c’est la division même du corpus catho-
lique en deux blocs monolithiques qui fait elle-même question, en se parant des
habits trompeurs de l’évidence. Nous avons moins affaire, en l’espèce, à une
redécouverte rattienne et pacellienne de l’augustinisme qu’à une structure inva-
riante de la pensée pontificale. Ou bien alors, si retour il doit y avoir, parlons
de retour du refoulé augustinien, en plein apogée du néothomisme2. Pour
débrouiller cet écheveau, considérons successivement trois éléments enchevê-
trés : la paix des hommes ; le droit de la nature ; la paix des nations.
La paix des hommes, tout d’abord. De Léon XIII à Pie XII, le discours sur
l’État reste fondamentalement le même  : les mises en garde pontificales ne
visent pas l’État en tant que tel, dit-on ; elles ne visent que les excès de l’éta-
tisme. Mais cette insistance indirecte sur la nécessité de l’État, sur la « magni-
fique fonction  » de l’État3, est toujours accompagnée de l’imperturbable
rappel paulinien, ainsi que d’un diagnostic très augustinien sur l’inanité de la
justice terrestre. L’État est nécessaire en tant qu’il est le symptôme d’une ser-
vitude méritée. Servitude méritée car corruption définitive : la domination de
l’homme sur l’homme n’est rien de moins qu’un châtiment imposé par Dieu,
une conséquence nécessaire du désordre humainement introduit dans le
monde, la manifestation irréfutable de l’hérédité du Péché, la preuve de
l’imperfection intrinsèque de l’ordre séculier. Mais, comment faire face aux
conséquences de la Faute en étant irréductiblement entaché par elle ? C’est
bien là le dilemme chrétien, accompagné d’un germe autoritaire que l’on
retrouve au cœur même de la subsidiarité  : résultat d’une déviation, l’État
sera en même temps une partie de son remède, une manière de limiter les

1. PIE XI, Ubi arcano Dei (in A. F. UTZ, IV, p. 2773).


2. Sur le thomisme d’Arquillière, cf. A. BOUREAU, La Religion de l’État, op. cit., p. 117.
3. PIE XII, Discours au congrès des sciences administratives, 5 août 1950 (in SOLESMES, 114-
1122, p. 563-566 ; A. F. UTZ, J. F. GRONER, p. 1716-1719 ; M. CLÉMENT, II, p. 216-218).
Lorsqu’il était encore Secrétaire d’État, de Pie XI Eugenio Pacelli écrivait : « Loin de rétrécir,
avec pusillanimité, le rôle de l’État, [l’Église] le rend possible en toute son ampleur.  »
(E. PACELLI, Lettre de la Secrétairerie d’État à Eugène Duthoit, Président des Semaines sociales
de France, 12 juillet 1933 ; in SOLESMES, 655, p. 366). Ou encore, en 1944 : « L’ordre absolu des
êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de
devoirs et de droits inviolables, d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’État
comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait exister ni vivre.  »
(PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, p. 451).
212 La subsidiarité catholique...

effets du châtiment. Un remède bien sûr soumis à condition, le respect de la


justice et de la paix, dont le principe ultime réside en Dieu seul1. Cette drama-
turgie du Péché originel n’est pas rapportable au seul Docteur africain, elle
est présente dès le christianisme primitif et l’enseignement patristique tradi-
tionnel. L’État a pour tâche de punir, de réprimer, de contraindre. Mais, ce
faisant, l’État chrétien revêt paradoxalement une fonction thérapeutique : en
tant qu’instrument inséré dans l’économie divine du Salut, il ouvre sur une
perspective providentielle de rachat, pour peu qu’il sache s’en tenir modeste-
ment à sa fonction (aussi « magnifique » soit-elle)2.
Comment administrer un médicament à un malade auquel la Révélation
n’a pas encore indiqué le vrai chemin de la guérison ? La solution, doit-on
comprendre, ne saurait résider autre part que dans la foi chrétienne. Souve-
nons-nous, ici, de l’argument d’Augustin pour défendre le christianisme
contre l’accusation païenne  : Rome n’a pas été châtiée pour être devenue
chrétienne, mais pour ne pas l’être devenue assez3. Le même ressort s’exprime
chez les papes Ratti et Pacelli. Telle que thématisée d’Ubi arcano à Divini
redemptoris, la paix de Pie XI, à l’image du juste augustinien ou de l’ordre
pacellien, est bien sûr celle de la royauté sociale du Christ : « “pax Christi in
regno Christi” ». Encore et toujours. Ses jugements sur la Première Guerre
mondiale ou sa lecture de la Grande Dépression en témoignent aisément,
nous allons y revenir. La fibre augustinienne n’est pas en reste chez son suc-
cesseur, qui, faisant référence à la distinction entre la concorde et la paix, en
appelle à la « tranquillité de [et dans] l’ordre »4. La paix, aux yeux du chrétien,
sera toujours plus que la simple concorde (la paix des hommes entre eux) ;
elle suppose un préalable : la paix intérieure de chacun et, in fine, un mouve-
ment librement consenti de part et d’autre. La suite de la démonstration

1. D’où ce commentaire d’Ernst Cassirer : « Dans son principe [...], c’est-à-dire dans l’adminis-
tration de la justice, l’État apparaîtra comme étant bon. Mais en vertu du dogme chrétien, il sera
considéré comme étant mauvais, par essence, étant la conséquence du péché originel et de la
chute de l’humanité. » (E. CASSIRER, Le Mythe de l’État, op. cit., p. 153). Un peu plus bas :
« L’État pourra recevoir une justification jusqu’à un certain point, mais il ne pourra jamais être
considéré comme beau. Il ne pourra pas être conçu comme pur et immaculé, du fait de son ori-
gine. Le stigmate du péché originel sera inscrit de façon indélébile en lui. » (Ibid., p. 155).
2. A.  PASSERIN d’ENTRÈVES, La Notion de l’État, op. cit., p.  27-34. Réinsérée dans son
contexte historique, l’entreprise du Docteur africain est bien sûr un effort de disculpation du
christianisme contre l’accusation lancée par les tenants du paganisme, accusation selon laquelle
les chrétiens porteraient la responsabilité de la défaite de Rome face aux barbares (Augustin écrit
La Cité de Dieu après le sac de Rome en 410 par les troupes du roi des Wisigoths, Alaric ; trau-
matisme annonciateur de la chute ultérieure, en 476, de l’Empire romain d’Occident). La Rome
qu’Augustin admire est une Rome idéalisée : la Rome républicaine de Cicéron et les débuts de la
Rome impériale de Constantin et Théodose, avant qu’elle ne dégénère dans le vice (reprise, en
quelque sorte, du thème de la république accoucheuse d’empire).
3. AUGUSTIN, La Cité de Dieu, op. cit., III, p. 132-135 (liv. XIX, ch. 21).
4. Cf., ici, entre autres textes, PIE XII, Radio-message de Noël 1942 (in A.  F. UTZ,
J. F. GRONER, I, p. 105) ; Lettre encyclique Optatissima pax, 18 décembre 1947, Acta Aposto-
licae Sedis, 1947, XXXIX, p. 601-694 (in A. F. UTZ, J. F. GRONER, I, p. 86-89). « La paix de
toutes choses, écrit Augustin, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est cette disposition qui,
suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à chacune sa place. » (AUGUSTIN, La Cité
de Dieu, op. cit., III, p. 121 ; liv. XIX, ch. 13). Cf., ici, le commentaire explicatif de saint Thomas
(THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, op. cit., III, p. 218-219 ; IIa IIae, q. 29, a. 1).
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 213

découle d’elle-même  : comment pourrait-on accéder à cette paix terrestre


sans l’appui et le secours de la foi ?
Le droit de la nature, ensuite. De la même manière, l’augustinisme innerve
toute la critique pacellienne du droit moderne. « Si [...], écrit le Pape, on enlève
au droit sa base constituée par la loi divine, naturelle et positive, et par cela
même immuable, il ne reste plus qu’à le fonder sur la loi de l’État comme sa
norme suprême. Et voilà posé le principe de l’État absolu1.  » Le positivisme
juridique, ajoute-t-il, laisse le droit totalement démuni face à la force. Il réduit
la juridicité à l’ordre établi du monde tel qu’il va et, par là, livre les hommes aux
manipulations totalitaires les plus barbares. On l’aura compris, la prétention
moderne à fabriquer de toutes pièces un droit dit naturel, sans aucune référence
divine, ne peut qu’inéluctablement aboutir à une aliénation de l’homme par
l’homme. De l’étape démocratique à l’étape totalitaire, en passant par l’abso-
lutisme, toujours la même stigmatisation pontificale de «  cette corruption
qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites  ». Et le
Pape de poursuivre : « qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi
du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme »2.
La paix des nations, enfin. L’examen du discours pontifical sur la paix
entre les nations appelle le même diagnostic. La catastrophe des guerres mon-
diales, la Première comme la Seconde, ne vaut-elle pas preuve irréfutable de la
faillite du monde moderne, de son athéisme ? Depuis 1914, cette lamentation
est l’une des principales constantes de la littérature vaticane. Quoi de plus
normal ? Reste que, derrière la légitime préoccupation des papes, il y a, tou-
jours et encore, la défense du même ordre social chrétien, cet ordre chrétien
qui refuse les cadres politiques de la souveraineté étatique3. Faire de la charité
un principe fondateur des relations entre États, tel était, en substance, le mes-
sage de rédemption délivré par le Pape de la paix, Benoît XV, qui avait voulu
démontrer que les prolongements internationaux de la doctrine sociale

1. PIE XII, Discours au tribunal de la Rote, 13  novembre 1949 (in SOLESMES, 1062-1076,
p. 541-547, ici 1064, p. 542). « Là où est niée la dépendance du droit humain à l’égard du droit
divin, là où l’on ne fait appel qu’à une vague et incertaine autorité purement terrestre, là où l’on
revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même
perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire,
comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices. » (PIE XII,
Summi pontificatus ; in SOLESMES, 747, p. 405).
2. PIE XII, Radio-message de Noël 1944 ; in SOLESMES, 855, p. 454-455. Cf., en particulier,
J.  BRÈTHE de LA GRESSAYE, «  Une Pape juriste. Pie XII et le droit naturel  », Mélanges
J.  Dabin, Bruxelles, Bruylant, Paris, Sirey, 1963, I, p.  19-26. Pour la période allant de Pie X
à Paul VI, cf. P.  ANDRÉ-VINCENT, «  Le fondement du droit et la religion d’après les
documents pontificaux contemporains », Archives de philosophie du droit, 1973, 18, p. 149-164.
3. Georges Goyau et René Coste ont souligné l’influence que les travaux de Luigi Taparelli ont
pu exercer, respectivement sur Benoît XV et Pie XII (G. GOYAU, « L’Église catholique et le
droit des gens  », Recueil des cours de l’académie de droit international, 1925, 1, p.  231  sq. ;
Papauté et chrétienté sous Benoît XV, Paris, Perrin, 1922 ; R. COSTE, Le Problème du droit de
guerre sur la pensée de Pie XII, Paris, Aubier, 1962 ; « Pie XII et l’Europe », Chronique sociale
de France, 1962, 70 (5), p. 355-368). Plus en amont encore, via Taparelli, c’est aux théologiens de
Salamanque qu’il faudrait faire référence. Pour Francisco de Vitoria et Francisco Suarez, les deux
figures les plus éminentes de la Seconde scolastique espagnole, 1o la société internationale est un
fait de nature comparable à la société domestique ; 2o, le bien commun universel est toujours
supérieur au bien commun d’une société particulière.
214 La subsidiarité catholique...

étaient une partie constitutive et consubstantielle de l’enseignement thomiste.


Ses successeurs s’en souviendront. Élément du bien commun, la paix interna-
tionale devait donc être inscrite au programme du redressement catholique.
Dans la continuité de son prédécesseur, Pie XI trouvera là l’un des fils
conducteurs de son pontificat : stigmatisation de la guerre, dénonciation de la
course aux armements, condamnation du nationalisme (en creux, de l’éta-
tisme), refus de l’impérialisme économique ; bref : un pacifisme de surplomb,
situé au-dessus de la trop compromettante mêlée des États1. Le jeu des assi-
milations disqualifiantes fonctionne à plein : les États-nations ont engendré
le nationalisme, le nationalisme a conduit à la guerre, les États-nations sont
la guerre. Cette équation que nous retrouverons chez les Pères fondateurs
de l’Europe après 1945 était déjà celle des papes de l’entre-deux-guerres. La
souveraineté des États, disaient Benoît XV et Pie XI, doit céder le pas devant
un ordre international fondé sur la justice. Car les deux termes — État et jus-
tice — sont évidemment incompatibles.
Tout se passe en définitive comme si la paix des nations réclamée par les
papes devait ultimement aboutir à une paix sans les États. Sauver les pre-
mières pour mieux disqualifier les seconds. Sauver les nations appelait la dési-
gnation d’un coupable. Préserver la thèse de la chrétienté supposait de ne pas
en faire résider la substance dans l’État. Voilà le sens des nombreuses précau-
tions oratoires du Vatican : oui au patriotisme, ce « juste nationalisme », non
au « nationalisme », sa forme « exagéré[e] » et dévoyée2. Communauté natu-
relle et famille élargie, la nation a bien sûr un office éminent — eschatolo-
gique — à jouer, mais il demande à être réglé par la charité chrétienne, au
risque, sinon, de succomber aux sirènes maléfiques du nationalisme3.

1. Outre Caritate Christi, pensons à Nova impendet, texte dans lequel Pie XI présente les prépa-
ratifs militaires et la course aux armements comme les principales origines de la crise (PIE XI,
Caritate Christi ; in A. F. UTZ, II, p. 1032-1057 ; Lettre encyclique Nova impendet, 2 octobre
1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 393-397 ; in A. F. UTZ, II, p. 1624-1631). En écho
au Pape qui l’a pourtant désavoué, cf. un texte inédit de Luigi Sturzo publié dans le numéro 18
des Cahiers de la Nouvelle Journée : L. STURZO, La Communauté internationale et le droit de
guerre, trad. fr. M. Prélot, Paris, Bloud et Gay, 1931. Sur l’attitude pontificale de manière géné-
rale, cf. J.-D. DURAND, « Pie XI, la paix et la construction d’un ordre international », Achille
Ratti, Pape Pie XI, op. cit., p.  873-892 ; J.-M. MAYEUR, «  Les papes, la guerre et la paix, de
Léon XIII à Pie XII », Les Quatre fleuves, 1984, 19, p. 23-33 ; J. JOBLIN, L’Église et la guerre.
Conscience, violence, pouvoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1988.
2. PIE XI, Caritate Christi (in A. F. UTZ, II, p. 1034-1035).
3. Chrétiennement entendue, la nation revêt une dimension eschatologique en forme d’homolo-
gation divine, la diversité culturelle des peuples ne trouvant ultimement à s’évanouir que dans le
moment parousiaque (Genèse, XXII, 18 ; Évangile de Matthieu, XXII, 21 ; Épître aux Romains,
XIII, 6-7). Pour une démonstration relative à l’Europe, cf. K. RAHNER, « L’Europe dans l’es-
chatologie des nations », Cadmos, 1986, 9 (35), p. 45-63. D’où la possible conciliation entre le
ressort universaliste du monothéisme chrétien et le particularisme national (qui, a priori, le
contredit). On sait que c’était là, au iiie siècle, la position d’Origène contre Celse (ORIGÈNE,
Contre Celse, I-VI [~  248], éd. et trad. fr. M.  Borret, Paris, Le Cerf, 1967-1976, 2005).
Cf.  M.  FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, Paris,
Beauchesne, 1989. Citons les papes récents, Pie XII et Jean-Paul II. Pie XII : « Chaque famille
s’etend, se dilate dans la parenté qu’unissent les liens du sang, et les alliances entre les familles y
ajoutent encore leur enchevêtrement et constituent, maille par maille, tout un réseau dont la sou-
plesse et la solidité assurent l’unité à la nation, à la grande famille, au grand foyer qu’est la
patrie.  » (PIE XII, Radio-message aux familles françaises, 17  juin 1945 ; in SOLESMES, 891,
Subsidiarité et autorité spirituelle. La condamnation pontificale 215

La communauté internationale préconisée par les papes n’a rien de la SDN


de l’entre-deux-guerres, ni d’une banale communauté des États, elle se veut
tout simplement Communauté des nations. Aussi telle qu’exprimé en 1922
par Pie XI, le scepticisme pontifical est-il moins l’expression d’une quel-
conque lucidité diplomatique que le simple rappel d’une prétention ecclé-
siale. L’Église du Christ  : seul rempart efficace contre la guerre car seule
Institution «  qui dépasse toutes les nations  », seule «  véritable Société des
Nations » car seul dépositaire éternel du droit des gens :
« C’est qu’il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les
nations une sorte de Code international, adapté à notre époque, analogue à
celui qui régissait au Moyen Âge cette véritable Société des Nations qui s’appe-
lait la chrétienté. [...] Mais il est une institution divine capable de garantir l’in-
violabilité du droit des gens ; une institution qui, embrassant toutes les nations,
les dépasse toutes, qui jouit d’une autor