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Monsieur Bernard Brunhes

Planification sociale et modèles économétriques : quelques


réflexions après la préparation du VIIIe Plan
In: Revue économique. Volume 31, n°5, 1980. pp. 881-893.

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Brunhes Bernard. Planification sociale et modèles économétriques : quelques réflexions après la préparation du VIIIe Plan. In:
Revue économique. Volume 31, n°5, 1980. pp. 881-893.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1980_num_31_5_408561
Résumé
Trois des six priorités du VIIIe Plan concernent les aspects sociaux du dévelop-pement : emploi,
protection sociale (sécurité sociale, santé, retraites, politiques familiales, action sociale) et habitat. Des
simulations réalisées grâce au modèle macroéconomique DMS ont facilité l'analyse des relations entre
le développement économique et la politique sociale. Elles ont montré comment des réduc-tions de
durée du travail, des modifications dans les taux d'impôt et de cotisation sociale, des investissements
dans le logement pouvaient se traduire par une baisse du chômage. Cependant, les modèles
macroéconomiques ne répondent pas aux principaux problèmes que posent le développement des
services non marchands, la distribution des revenus, le marché du travail. Parmi les raisons pour
lesquelles l'utilisation des modèles est décevante pour la politique sociale deux sont particulièrement
importantes : la valeur de la production de service non marchands est mesurée par les coûts et leur
utilité n'est pas prise en compte ; les modèles n'ont pas de données de répartition (distribution des
revenus, structures de con-sommation, inégalités sur le marché du travail, etc.).

Abstract
Social planning and econometric models : some comments, following the preparation of the eight plan
Bernard Brunhes
Three of the six priorities of the VIIlth Plan concern social aspects of development : employment, social
protection (social security, health, pensions, family policy, welfare) and housing. Simulations mode with
DMS macroeconomic rnodel helped analyse relationships between economic development and social
policy. They showed how working time reductions, changes in tax and social contribution rates,
investments in housing, etc... could resuit in reducing unemployment. However macroeconomic models
do not answer the main issues regarding the development of non market services, the distribution of
income, the job market. Among the reasons why the use of models is disappointing for social policy two
are of particular importance the output of non market services is measured by the input and their utility
is not taken into account ; models usually lack distributive data (income distribution, patterns of
consumption, inequalites on the job market, etc.).
PLANIFICATION SOCIALE
ET MODÈLES ÉCONOMÉTRIQUES

QUELQUES RÉFLEXIONS
APRÈS LA PRÉPARATION DU VIIIe PLAN

L/une des préoccupations des planificateurs est « l'intégration »


du social et de l'économique, c'est-à-dire l'utilisation , des
mêmes outils pour prévoir, projeter, simuler et finalement pro
poser une politique sociale qui soit cohérente avec les données et
les choix du développement économique. C'est sans doute une utopie,
parce que les critères et les objectifs de la politique sociale ne se
laissent pas facilement enfermer dans les limites d'un modèle ou d'un
jeu d'indicateurs : l'échec de la rationalisation des choix budgétaires
comme celui de nombreuses tentatives françaises et étrangères dans le
domaine des indicateurs sociaux où de la programmation des reve
nus est là pour le prouver.
Les tentatives faites lors de la préparation du VIIIe Plan pour
dessiner, grâce, au modèle DMS, des scénarios variantiels « pour l'em
ploi » ont permis un pas en avant qui, sans être décisif, donne l'occa
siond'une réflexion sur ce que pourrait être un véritable modèle
« économico-social ». Les pages qui suivent n'ont pas cette prétention :
elles ne visent qu'à xDoser quelques problèmes qu'il reviendra aux
responsables du IXe Plan de tenter de résoudre.
Sous le vocable de politique sociale, on regroupe de nombreux
types d'actions des pouvoirs publics, que l'on classera ici par com
modité sous trois rubriques :

1. La gestion des services non marchands ;


2. La redistribution des revenus (Sécurité sociale, transferts sociaux,
indemnisation du chômage, fiscalité, subventions...);
3. Lès politiques visant à aménager les rapports de travail (emploi,
conditions de travail, relations du travail, formation des salaires...).

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Revue économique — N° 5, septembre 1980.


Revue économique

Après avoir rappelé ce qu'ont été les apports des exercices réalisés
pour le VIIIe Plan, nous examinerons quelles voies pourraient s'ouvrir
dans l'avenir pour l'analyse, à partir de modèles, de chacun des trois
types de politique.

I. LES SCENARIOS POUR L'EMPLOI DU Ville PLAN


LEUR CONTENU EN « POLITIQUES SOCIALES »

Objectif emploi

Dans les scénarios 1985 élaborés par l'INSEE à la demande du


Commissariat général du Plan pour la préparation du VIIIe Plan, le
niveau de l'emploi était un résultat : il n'était ni un objectif, ni une
contrainte. L'augmentation inquiétante du chômage qu'indiquait le
modèle a conduit les organisations syndicales, lors des réunions des
Commissions du Plan, à demander que l'on fasse « fonctionner le
modèle à l'envers », c'est-à-dire que le niveau de l'emploi devienne
un objectif ou une contrainte. Les « scénarios pour l'emploi » ont
été établis par l'INSEE et le Commissariat du Plan pour répondre à
cette demande ; les principes de cet exercice sont exposés par ailleurs
et on ne les répétera pas ici. Il a montré sur quels leviers économiques
il était possible de jouer pour améliorer l'emploi, quelle était l'ampleur
des mouvements à leur donner, quelles combinaisons étaient les plus
« rentables » pour une amélioration durable de la situation de l'emploi.
Les conclusions confirmaient des intuitions, des études qualitatives,
des simulations partielles effectuées auparavant, mais l'exercice avait
le double avantage pour les spécialistes de l'emploi de nourrir leurs
travaux de résultats quantitatifs, de faciliter le dialogue avec les
macroéconomistes et surtout de donner plus de crédibilité à leurs
propositions auprès de dirigeants préoccupés des équilibres écono
miques.
Les « scénarios de l'emploi » ont, en effet, corroboré et précisé les
analyses de la Commission de l'emploi et des relations du travail du
VIIIe Plan : pour améliorer l'emploi, il convient de jouer sur les mar
ges de manœuvre qui existent dans nos échanges extérieurs (les scénar
iosindiquent le prix de l'amélioration de l'emploi en termes de
déséquilibre extérieur) et dans les finances publiques : il faut maî-

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Bernard Brunhes

triser la progression des revenus nominaux, modifier l'assiette des


charges sociales, réduire la durée du travail sous certaines conditions ;
et accompagner cet ensemble de mesures d'un effort d'investissements
plus particulièrement orienté vers des secteurs à la fois créateurs
d'emploi et susceptibles d'améliorer la balance extérieure (économies
d'énergie notamment) ; enfin donner la préférence aux dépenses publi
ques directement créatrices d'emploi sur les dépenses de transferts,
qui ne créent des emplois qu'indirectement et peuvent en revanche
amener directement une augmentation des importations.

Possibilités et limites du partage du travail

Depuis trois ans, des travaux ont été faits par l'INSEE, la Direct
ionde la Prévision et le Commissariat général du Plan pour tenter
de mesurer ce que pourrait être l'effet de différentes modalités de
réduction de la durée du travail sur la croissance économique et
l'emploi.
Les modèles économétriques — DMS comme Metric — ne connais
sent la durée du travail que sous une forme globale, sans ventilation
entre catégories, ou dans l'année. Une réduction de 2,5 % de la durée
du travail peut être une heure de moins par semaine ou une semaine
de congé supplémentaire par an ; ils ne font pas la différence. En
outre, leur utilisation pour étudier les effets d'une réduction rapide
de la durée du travail implique des hypothèses exogènes sur les
comportements des employeurs, les modèles n'intégrant : — de façon
implicite — que les comportements en face d'une réduction tendanc
iellerégulière telle que celle qui a été observée au cours des années
sur lesquelles a été construit le modèle (vingt minutes à une demi-
heure par an depuis 1968) ; il faut donc, en amont de l'utilisation
de modèle, procéder à une analyse des comportements à partir d'étu
desad hoc. Enfin, puisque la seule variable utilisable par le modèle
est la durée moyenne, alors que les variables de commande sont la
durée légale, la durée maximale, etc., les conclusions des études
menées ne peuvent conduire à une recommandation simple de mesures
à prendre par les pouvoirs publics.
Les travaux iéalisés à partir des modèles montrent que les deux
variables clés sont la durée d'utilisation des équipements — qui ne
devrait pas être réduite autant que la durée du travail et si possible
devrait être maintenue — d'une part, la compensation salariale, c'est-
à-dire l'augmentation du salaire horaire nécessaire pour que les salariés

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ne voient pas leurs revenus baisser comme le temps de travail, d'autre


part. Sur ce dernier point, les travaux économétriques montrent qu'il
n'est pas nécessaire que les réductions de durée du travail soient
répercutées sur les salaires pour que les résultats soient positifs en
termes de croissance économique et d'emploi, contrairement à ce
qu'indiquerait un raisonnement trop simpliste sur des partages pro
portionnels du travail et des revenus.
Selon les résultats des variantes, la réduction de la durée d'util
isation des équipements, si elle devrait être de même ampleur que
la réduction du temps de travail, annulerait par ses effets négatifs
les effets positifs de cette dernière sur le niveau de l'emploi. Mais,
dans la réalité, la durée d'utilisation des équipements ne se réduir
aitde toute façon pas autant que celle du travail : le travail en
continu ou en semi-continu serait réorganisé avec un nombre plus
grand d'équipes et, dans nombre d'entreprises, l'instauration du tra
vail d'équipes permettrait de maintenir, voire d'accroître la durée
d'utilisation des équipements.
Quant au lien entre salaire et durée du travail, les « variantes
complexes » ne le prenaient pas en compte explicitement, mais elles
ont permis une analyse de ce que donnerait en termes d'emplois la
réduction de la durée du travail si l'on assignait à l'évolution du pouv
oir d'achat un rythme minimal.
Pour illustrer les conclusions obtenues en la matière, comparons
deux des « variantes complexes » élaborées. La première prévoyait
une réduction d'1 heure par an de la durée du travail et fixait une
contrainte d'équilibre extérieur (capacité et financement de la nation
nulle). Cette réduction de la durée du travail permettrait d'abaisser
de 587 000, au bout de cinq ans, par rapport à un compte de réfé
rence, le nombre de chômeurs (population disponible à la recherche
d'un emploi). Une deuxième variante avait les mêmes spécifications,
sauf une ; on lui fixait, en effet, une contrainte supplémentaire : l'évo
lution du pouvoir d'achat devait être identique à celle du compte de
référence alors que dans la première variante le taux de progression
du pouvoir d'achat se fixait spontanément à près de deux points en
dessous du compte de référence. On obtient dans ce cas, au bout de
cinq ans, une réduction du chômage de 506 000. Ainsi, le degré de
compensation salariale jouerait finalement un rôle secondaire.

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Les transferts sociaux : un moteur pour l'emploi ?

La croissance rapide des transferts sociaux et des services collect


ifs est perçue par la plupart des dirigeants des pays occidentaux
comme un obstacle au développement économique. « Le secteur privé
crée des biens et services dont nous avons besoin à la fois pour
exporter, pour payer nos importations et pour financer les services
publics. On ne saurait donc le charger. Tout homme transféré de
l'industrie vers l'administration ne pourra donc que réduire la base
productive et la surcharger. » Cette citation est extraite d'un discours
prononcé par Mrs. Thatcher en 1975. Elle illustre bien une préoccu
pationqui n'est pas particulière au gouvernement britannique.
A cette vision purement négative de la dépense publique, que
répondent les modèles ? Peu de choses à vrai dire, pour deux raisons
que nous développerons plus loin et qui tiennent toutes deux aux
principes de la comptabilité nationale, sur laquelle ils sont construits :
d'une part ils n'ont pas de ventilation par catégorie socioprofessionn
elle ou par classe de revenu et ne peuvent donc rendre compte des
phénomènes de redistribution, d'autre part ils ne prennent en compte
les services non marchands que pour leur coût sans mesurer leur
utilité ; dès lors l'utilité des dépenses publiques n'apparaît guère, alors
que leur désutilité, sous forme de prélèvement fiscal ou parafiscal, se
traduit par un effet négatif sur les prix et la compétitivité.
Ainsi les modèles macroéconomiques mesurent mal l'impact éco
nomique des préoccupations sociales, telles que l'amélioration du
système de santé, la sauvegarde des régimes de retraite, la politique
familiale ou la réhabilitation de logements sociaux.
Pourtant les travaux réalisés à partir de DMS ont donné des indi
cations qui, pour être ponctuelles, n'en sont pas moins précieuses.
D'une part, ils ont montré que, à dépense donnée, mieux valait
développer des services que distribuer des transferts, du point de vue
des équilibres économiques et de l'emploi. A un moment où les
responsables politiques s'inquiètent de la croissance des dépenses
de santé tout en poursuivant une politique dynamique de prestations
familiales, de hausse du minimum vieillesse et de mise en place d'un
revenu familial garanti, l'enseignement du modèle n'est pas sans
intérêt.
D'autre part, les simulations ont montré que le secteur du bâti
ment et notamment les travaux de réhabilitation des logements pou
vaient être moteurs pour l'économie : économes en importations et
même de nature à réduire les importations grâce aux économies

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d'énergie, grands créateurs d'emploi, de tels investissements par ail


leurs réclamés par la Commission de l'Habitat et du Cadre de Vie
pour des raisons plus sociales qu'économiques, apparaissent particuli
èrement bien venus aux macroéconomistes.
Enfin les exercices réalisés à partir des modèles donnent un troisi
ème enseignement sur les transferts sociaux. Ils ont confirmé que, dans
une période dans laquelle la maîtrise des salaires et revenus était
nécessaire et où l'extension du chômage entraînait des pertes de reve
nus importantes pour certains individus ou certaines zones, l'existence
d'une masse considérable de transferts sociaux était un rempart contre
la récession. Un freinage trop brutal des transferts aurait des effets
déflationnistes considérables.

Fiscalité et charges sociales

Un exercice de simulation réalisé dès 1977 par le Commissariat


du Plan et l'INSEE grâce au modèle DMS a permis d'étudier l'effet
que pourrait avoir une modification de l'assiette ou une fiscalisation
des charges sociales.
Une première simulation consistait en une modification de l'a
ssiette des cotisations à la charge des employeurs : dix points de coti
sations sur les salaires étaient supprimés et remplacés par une coti
sation sur la valeur ajoutée brute, de rendement total identique.
L'effet immédiat pouvait s'analyser comme une augmentation du coût
du capital et une baisse du coût du travail, ou, si l'on préfère, le
transfert d'une partie de la charge de financement de la Sécurité
sociale des entreprises à faible intensité capitalistique vers les entre
prises à forte intensité capitalistique. L'effet est double : d'une part
les industries de main-d'œuvre voient leurs coûts s'abaisser, ce qui
améliore leur compétitivité ; d'autre part, les équipements restent
rentables plus longtemps et sont donc déclassés plus tard (il faut
rappeler que DMS est un modèle à générations de capital).
Le second phénomène se traduit par une amélioration de l'emploi,
par substitution capital-travail, mais il est de bien moindre importance
que le premier : l'amélioration de la compétitivité des industries de
main-d'œuvre se traduit par une accélération de la croissance : ces
industries représentent, en effet, une part plus importante du com
merce extérieur que les industries capitalistes, lesquelles, au
contraire, subissent une perte de compétitivité. Au total, le nombre
d'emplois gagnés par cette mesure est de 180000.

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Une autre simulation consistait en une fiscalisation des allocations


familiales — c'est-à-dire un financement par l'impôt des allocations
familiales, soit la moitié environ de l'ensemble des prestations famil
iales. Les coûts des employeurs étaient ainsi allégés de quatre points
de cotisation environ, cette économie étant contrebalancée par une
augmentation des recettes de l'impôt sur le revenu., de la taxe inté
rieure sur les produits pétroliers et des taxes sur les tabacs et alcools.
Cette opération, bien que portant sur une somme inférieure à la
première (quatre points de cotisations au lieu de dix) aboutissait à
la création du même nombre d'emplois : 180 000. Aux effets déjà
recensés, s'ajoutait, en effet, celui de l'abaissement général des coûts
de production.
Ces résultats ont été contestés : ils sont, en effet, en partie contin
gents aux spécifications du modèle. C'est ainsi par exemple que la
baisse des coûts est supposée répercutée par les entreprises sur leurs
prix de vente, alors qu'il est possible, voire probable, que certains
employeurs la répercuteraient en partie sur leurs profits ; on ne tient
pas compte, dans la seconde simulation, des effets que pourrait avoir
l'aggravation de l'impôt direct sur les revendications des salaires,
donc sur le niveau des salaires et, partant sur les coûts des entreprises.
Les résultats doivent donc être examinés avec une prudence dont
ne font pas toujours preuve les media ou les hommes politiques qui
s'en emparent. Ici comme ailleurs les simulations sur modèles peuvent
et doivent jouer le rôle d'outils pédagogiques, d'instruments d'analyse
des interactions économiques, plutôt que prétendre donner aux parte
naires du débat social les arguments définitifs ou les solutions miracles.
Plus généralement, les exercices réalisés avec le modèle DMS
montrent que l'allégement de la fiscalité des entreprises est toujours
favorable à la croissance. Au-delà de la réflexion de bon sens qui
conduit à l'idée que moins les coûts de production sont élevés, plus
les prix sont bas et donc meilleure est la compétitivité, les conclu
sionsque l'on tire des simulations sont accentuées par les mécanismes
du modèle selon lesquels l'investissement dépend plus des profits que
de la demande anticipée ; en outre toute réduction des coûts apparaît
comme favorable car elle se traduit soit par une augmentation de
l'autofinancement, soit par une réduction de prix.
Revue économique

II. LIMITE DES MODELES


POUR L'ANALYSE DES POLITIQUES SOCIALES

Avec les quatre rubriques ci-dessus, nous avons pratiquement fait


le tour des apports essentiels faits par le modèle DMS à l'élaboration
des politiques sociales du VIIIe Plan. Peut-on aller au-delà ? Que
peut-on faire pour enrichir les outils macroéconomiques dans le domai
ne social ? C'est l'objet de cette seconde partie, qui traite successiv
ement des trois domaines de la politique sociale.

Les services non marchands

Les modèles macroéconomiques couramment utilisés, en France


comme à l'étranger, sont fondés sur les concepts de la Comptabilité
nationale. Les services non marchands sont évalués à leur coût de
production. En outre, ils ne sont pas consommés par les ménages
ou les entreprises, mais simplement consommés par les Administrat
ions elles-mêmes. Autrement dit, rien ne permet de mesurer la pro
duction réelle de services non marchands à un prix qui tiendrait
compte de leur utilité ; leur consommation n'apparaît pas dans les
comptes des ménages comme l'un des éléments qui constituent leur
niveau de vie ; ils ne peuvent être considérés comme des investiss
ements de nature à améliorer la productivité future de l'appareil pro
ductif. En un mot, les services non marchands ne figurent dans les
comptes que pour leur coût et non pour leur utilité.
Or leur coût est couvert par la fiscalité, elle-même élément de
coût pour les entreprises ou prélèvement sur les revenus de ménages
qui diminue d'autant leur capacité de consommation ou d'épargne.
Tout accroissement de la production d'un service non marchand
est ainsi un obstacle à la compétitivité des entreprises et/ou une réduc
tiondu niveau de vie des ménages sans qu'apparaisse en contre
partie un avantage mesuré.
Si, par exemple, on simule dans un modèle comme DMS des créa
tions d'emplois dans l'enseignement, cela se traduira par une aug
mentation des dépenses des Administrations, donc soit par un déficit
public supplémentaire, soit par une augmentation des impôts. Ceux-ci
grèveront les coûts des entreprises, ou, s'il s'agit de TVA, les prix des
biens et services, ou encore le budget des ménages. L'impact de ces
créations d'emplois sur la qualité de la formation professionnelle et

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Bernard Brunhes

donc sur la productivité des entreprises des ménages n'est aucune


ment pris en compte : les simulations aboutissent tous à la conclusion
que la progression des services non marchands est nuisible au déve
loppement économique.
La progression des services non marchands n'est envisageable par
le modèle que dans une perspective keynésienne, pour une relance
de l'économie, lorsque la demande intérieure ou extérieure n'y suffit
plus.
De plus, les simulations peuvent indiquer quelles dépenses publi
ques sont les plus favorables à la croissance économique si l'on veut
opérer une telle relance ou au moins un soutien de la croissance. Mais
les seuls éléments qui interviennent dans la simulation sont les consom
mations de biens et services marchands par les Administrations product
ricesde services non marchands et les revenus distribués à leurs sala
riés. La nature des services produits (ou des transferts opérés) n'est
pas prise en compte.
En outre, la productivité des services non marchands n'est en
aucune façon évaluée puisque leur production est mesurée par leurs
coûts. Cent fonctionnaires oubliés dans une Administration devenue
parfaitement inutile pèsent le même poids que cent enseignants.
Autrement dit, bien que les services non marchands soient partie
intégrante du produit intérieur brut, ils ne sont en fait pris en compte
dans les modèles que par leurs relations directes avec les secteurs
marchands.
L'utilité des services non marchands est, en effet, difficilement
mesurable, surtout lorsqu'ils sont indivisibles, et elle est souvent à
long terme. Nul ne contestera l'utilité du système d'enseignement et
de formation, mais elle n'apparaît que diffuse. Les emplois d'ensei
gnants créés aujourd'hui, même s'ils sont réservés à des filières de
formation bien précises ne porteront leur fruit dans l'industrie que
dans plusieurs années, voire dizaines d'années 1.

Les transferts sociaux

Les transferts sociaux n'apparaissent eux aussi dans les modèles


que sous leur aspect négatif : il s'agit de cotisations prélevées sur les
entreprises ou les ménages et qui pèsent donc sur le coût salarial et,

1. Des expériences ont été faites pour intégrer cependant les services collectifs
dans les modèles économétriques : c'est le cas notamment du modèle AGORA
du CEPREMAP.

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Revue économique

finalement, le coût de production des entreprises. Les sommes ainsi


recueillies sont ensuite redistribuées, et accroissent les revenus des
ménages. Mais les modèles macroéconomiques ne retenant en géné
ralqu'une seule catégorie de ménages, l'utilité de ces transferts n'ap
paraît en aucune façon. En revanche, la recherche d'une meilleure
compétitivité des entreprises, ou d'un niveau d'autofinancement suffi
sant incite à réduire les cotisations — ou du moins à freiner leur
progression — et donc les transferts.
Les exercices réalisés avec DMS, on l'a vu, n'ont renseigné que
sur deux points précis : l'arbitrage entre prestations en espèces et
assurance maladie d'une part, le mode de financement des transferts
sociaux d'autre part.
D'après les variantes, il vaut mieux ralentir les prestations famil
iales et les retraites que des dépenses de santé. Cela s'explique sim
plement par le fait que ces dernières font vivre un secteur économique
marchand important, abrité de la concurrence internationale et riche
en emplois, alors que l'augmentation des transferts en espèce alimente
celle de la consommation des ménages, laquelle suscite davantage
d'importations.
L'effet des transferts sur l'économie et l'emploi n'est ainsi retracé
qu'à travers un efiFet sur les importations et donc sur l'équilibre exté
rieur. Mais le caractère frustre de modèles sans désagrégation entre
catégories de ménages est ici particulièrement gênant : rien ne dit,
en efiFet, que les personnes âgées où les familles nombreuses qui profi
teront des augmentations de prestations présentent les mêmes carac
téristiques que la moyenne des ménages en ce qui concerne l'élasti
cité des achats de produits importés par rapport aux revenus.
Ainsi une politique de réduction des inégalités, une politique de
la vieillesse, une politique de la famille ne peuvent en aucune façon
faire l'objet d'une simulation. Le modèle ne peut qu'évaluer un
effet global d'augmentation des revenus distribués.
Des progrès peuvent être aujourd'hui espérés en France en la
matière grâce à l'élaboration du modèle SPHINX, qui consiste pour
l'essentiel en une ventilation par catégorie socioprofessionnelle des
comptes des ménages tels qu'ils ressortent de DMS.. La poursuite
des efforts en cours devrait permettre d'associer aux projections de
DMS des comptes désagrégés. Restera ensuite à examiner les rétroac
tionspossibles sur les équilibres économiques.
Le second apport des variantes DMS en matière de transferts
sociaux concerne leur financement. Ici les réponses sont simples et
les mécanismes connus : un abaissement des cotisations sociales peut
permettre une augmentation des profits (et donc une reprise des inves-

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Bernard Brunhes

tissements) et ou un ralentissement des prix (et donc une améliorat


ion de la compétitivité). Reste à savoir comment équilibrer les compt
es des Administrations, quels impôts accroître en contrepartie.
Supposons qu'une baisse des cotisations sociales soit équilibrée
par une hausse de l'impôt sur le revenu. Celle-ci réduira le revenu
disponible des ménages, ce qui les conduira probablement à reven
diquer une augmentation de leurs revenus bruts. Le coût salarial des
entreprises s'en trouvera accru d'autant. Si les ménages raisonnaient
dans la négociation de leurs salaires ou la détermination des revenus
non salariaux en termes de revenu disponible, le gain réalisé par les
entreprises grâce à la réduction des charges sociales serait annulé
par l'augmentation des revenus distribués.
Il est presque impossible de prendre en compte un tel mécanisme
d'autant que si l'on ne distingue pas les catégories de contribuables :
suivant que la hausse des impôts frappera plutôt les plus hauts ou
plutôt les bas revenus, plutôt les travailleurs indépendants ou plutôt
les salariés les résultats ne seront évidemment pas les mêmes. Pour
toutes les simulations portant sur la fiscalité — au sens large, impôts
et charges sociales — des comptes désagrégés des ménages, par caté
gorie socioprofessionnelle, par tranche de revenus, sont nécessaires.
Enfin les modèles macroéconomiques aujourd'hui utilisés sont si
agrégés en ce qui concerne les dépenses des Administrations que leur
utilisation pour étudier des politiques de transferts nécessite un in
strument intermédiaire. Les variables de commande sont en effet des
barèmes, des taux de prestation ou de cotisation, compliqués par des
seuils, des plafonds, des réglementations et des législations complexes
et différentes d'une catégorie à l'autre. La simple traduction dans
un modèle macroéconomique de l'augmentation d'un taux de cotisa
tionexige un calcul compliqué. Il y a en outre interdépendance entre
les différents régimes de transferts.
L'instrument intermédiaire utilisé dans la préparation du VHP
Plan était le modèle SECUS établi et mis en œuvre par la Direction
de la Prévision, un modèle qui détaille les comptes des différents
systèmes de Sécurité sociale en les rattachant aux données macroéco
nomiques qui lui sont fournies par ailleurs. Ce modèle très complet,
très performant, permet de répondre à toutes les questions que Ton
peut se poser sur l'évolution de la Sécurité sociale selon diverses
hypothèses. On peut seulement regretter qu'entre cet instrument assez
lourd et le modèle macroéconomique DMS qui ne désagrège en rien
les transferts sociaux subsiste un fossé qui rend fort difficile le « feed
back ». Un effort pour désagréger quelque peu le compte des Admin
istrations de DMS permettrait de remplir ce fossé.

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Revue économique

Emploi et Travail

On a indiqué plus haut quelles utilisations ont été faites du modèl


e DMS pour tenter de répondre à la question : quelle politique éc
onomique doit être menée pour améliorer l'emploi?
Du point de vue des responsables des affaires sociales au Commiss
ariat du Plan, l'un des apports importants de ces travaux a été l'inser
tiondes préoccupations sociales dans le raisonnement économique.
Celui-ci tendait à se cantonner à une recherche de la croissance
optimale dans le respect de l'équilibre extérieur, de celui des finances
publiques et d'un taux d'inflation acceptable. Le niveau de l'emploi
étant un solde, il revenait aux spécialistes de l'emploi et des questions
sociales de préconiser les moyens de relever ce niveau en jouant sur
la durée du travail, la substitution capital-travail ou tout autre forme
de politique de l'emploi.
Les exercices réalisés à partir du modèle DMS ont bien montré
l'interdépendance des deux domaines. Contrairement à ce qui s'est
passé cinq ans auparavant, lors de la préparation du VIF Plan,
les Commissions économiques et les Commissions sociales ont tenu
des propos très proches les unes des autres. Il n'y a pas eu un dis
cours économique et un discours social indépendants l'un de l'autre.
Ce résultat est déjà fort important, même si les limites du modèle
doivent conduire à une interprétation prudente des résultats obtenus.
Mais les mécanismes du marché du travail sont mal connus et
difficiles à prendre en compte dans des projections macroéconomiques.
On ne sait guère dépasser, dans le modèle, la confrontation entre
un nombre d'emplois lié à la production par l'intermédiaire d'une
hypothèse de productivité et une population en âge de travailler.
La population disponible à la recherche d'un emploi (PDRE), c'est-
à-dire l'effectif des chômeurs est la différence entre la population
active et la population employée, mais la population active n'est
qu'une partie de la population en âge de travailler, et une partie qui
peut dépendre de l'évolution de l'économie, de l'emploi et du chô
mage. Les fameux « taux de flexion » de l'activité, qui traduisent cette
relation, doivent être pris en compte pour le calcul de la PDRE :
en définitive, les projections et les simulations obtenues à partir des
modèles, même si elles sont valides en ce qui concerne l'emploi, restent
fragiles en ce qui concerne le chômage.
Autre incertitude des économistes : la relation salaires-prix-ch
ômage. Tant que le chômage était faible et la croissance soutenue, la
courbe de Phillips, qui relie l'évolution des salaires à celles des prix
et du chômage, fonctionnait relativement bien. Aujourd'hui, elle s'ap-

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plique mal et rend insuffisamment compte des évolutions récentes. Plus


généralement, les déterminants des salaires sont mal connus.
Troisième exemple de l'imperfection des modèles en ce qui con
cerne l'emploi : il n'est pas possible aujourd'hui, à partir de projec
tionséconomiques - et de projections de population active de repérer
les difficultés d'ajustement entre les emplois et les ressources en
main-d'œuvre. Les travaux du Groupe technique Emploi-Formation
pour les VIIe et VIIIe Plans ont bien montré qu'il était illusoire de
rechercher une adaptation exacte entre des prévisions de formation,
de qualification et d'emploi ne serait-ce que parce que les entreprises
s'ajustent aux ressources disponibles. Même difficulté en ce qui concer
ne les données par région. Somme toute, il n'est guère possible avec
les instruments existants de compléter une projection de marchés de
biens et services par une projection des marchés du travail. Dans
une période où l'emploi est une préoccupation dominante, c'est une
limite sérieuse aux travaux des planificateurs.

Le VIIIe Plan a été marqué par un progrès très sensible des tra
vaux de modélisation même pour l'analyse des politiques sociales :
« les planificateurs sociaux » y ont trouvé un moyen de dialogue avec
les économistes. Mais beaucoup reste à faire.
Qu'il s'agisse de la prise en compte de la production non mar
chande, de la mesure des effets économiques des transferts sociaux
ou du fonctionnement du marché du travail, plusieurs chantiers
devraient être ouverts pour la préparation du IXe Plan.
L'impulsion a été donnée : pour la première fois dans l'histoire de
la planification, une Commission, la Commission de la Protection
sociale et de la Famille, a passé une journée à « jouer » avec un petit
modèle fonctionnant en temps réel, qui simulait à la demande, instan
tanément, les mesures suggérées par les membres de la Commission
pour améliorer le système de protection sociale. Il s'agissait d'un petit
modèle macroéconomique qui reliait les grands agrégats de l'économie
nationale aux données globales du budget social. Etabli par Joseph
Fontanet, ce modèle, par sa simplicité et sa maniabilité, a eu un rôle
pédagogique et a été un instrument de débat très riche. S'il faut
rendre plus complets et plus complexes les modèles existants pour
les besoins de l'analyse des politiques sociales, peut-être aussi faut-il
construire des modèles plus simples et maniables pour que le débat
politique et l'analyse technique ne soient plus trop étrangers Tun
à l'autre.
Bernard BRUNHES

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