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Bien sûr, tout n'avait pas toujours marché comme elle l'aurait souhaité pendant toutes ces
années; mais tout de même, cela lui faisait drôle de se retrouver seule, assise à la grande table
en bois. On lui avait pourtant souvent dit que c'était là le moment le plus pénible, le retour du
cimetière. Tout s'était bien passé, tout se passe toujours bien d'ailleurs. L'église était pleine.
Au cimetière, il lui avait fallu se faire embrasser par tout le village. Jusqu'à la vieille Thibault
qui était là, elle qu'on n'avait pas vue depuis un an au moins. Depuis l'enterrement d'Émilie
Martin en fait. Et encore, y était-elle seulement, à l'enterrement d'Émilie Martin ?
Impossible de se souvenir. Par contre, Angèle aurait sans doute pu citer le nom de tous
ceux qui étaient là aujourd'hui. André, par exemple, qui lui faisait tourner la tête, au bal, il y a
bien quarante ans de cela. C'était avant que n'arrive Baptiste. Baptiste et ses yeux bleus,
Baptiste et ses chemises à fleurs, Baptiste et sa vieille bouffarde, qu'il disait tenir de son père,
qui lui-même... En fait ce qui lui avait déplu aujourd'hui, ç'avait été de tomber nez à nez avec
Germaine Richard, à la sortie du cimetière. Celle-là, à soixante ans passés, elle avait toujours
l'air d'une catin. Qu'elle était d'ailleurs.
Angèle se leva. Tout cela était bien fini maintenant. Il fallait que la mort quitte la maison.
Les bougies tout d'abord. Et puis les chaises, serrées en rang d'oignon le long du lit. Ensuite,
le balai. Un coup d'œil au jardin en passant. Non, décidément, il n'était plus là, penché sur ses
semis, essayant pour la troisième fois de la journée de voir si les radis venaient bien. Il n'était
pas non plus là-bas, sous les saules. Ni même sous le pommier, emplissant un panier.
Vraiment, tout s'était passé très vite, depuis le jour où en se réveillant, il lui avait dit que son
ulcère recommençait à le taquiner. Il y était pourtant habitué, depuis le temps. Tout de même,
il avait bientôt fallu faire venir le médecin. Mais celui, il le connaissait trop bien pour
s'inquiéter vraiment. D'ailleurs, Baptiste se sentait déjà un peu mieux... Trois semaines plus
tard, il faisait jurer à Angèle qu'elle ne les laisserait pas l'emmener à l'hôpital. Le médecin
était revenu. Il ne comprenait pas. Rien à faire, Baptiste, tordu de douleur sur son lit, soutenait
qu'il allait mieux, que demain, sans doute, tout cela serait déjà oublié. Mais, quand il était seul
avec elle, il lui disait qu'il ne voulait pas mourir à l'hôpital. Il savait que c'était la fin, il avait
fait son temps. La preuve, d'autres, plus jeunes, étaient partis avant lui... Il aurait seulement
bien voulu tenir jusqu'à la Saint-Jean. Mais cela, il ne le disait pas. Angèle le savait, et cela lui
suffisait. La Saint-Jean il ne l'avait pas vue cette année. Le curé était arrivé au soir, Baptiste
était mort au petit jour. Le mal qui lui sciait le corps en deux avait triomphé. C'était normal.
Angèle ne l'avait pas entendue arriver. Cécile, après s'être changée, était venue voir si
elle n'avait besoin de rien. De quoi aurait-elle pu voir besoin ? Angèle la fit asseoir. Elles
parlèrent. Enfin, Cécile parla. De l'enterrement bien sûr, des larmes de quelques-uns, du
chagrin de tous. Angèle l'entendait à peine.
Baptiste et elle n'étaient jamais sortis de Sainte-Croix, et elle le regrettait un peu. Elle
aurait surtout bien aimé aller à Lourdes. Elle avait dû se contenter de processions télévisées.
Elle l'avait aimé son Baptiste dès le début, ou presque. Pendant les premières années de leur
mariage elle l'accompagnait aux champs pour lui donner la main. Mais depuis bien
longtemps, elle n'en avait plus la force. Alors elle l'attendait veillant à ce que le café soit
toujours chaud, sans jamais être bouillant.
Elle avait appris à le surveiller du coin de l'œil, levant à peine le nez de son ouvrage. Et
puis, pas besoin de montre. Elle savait quand il lui fallait aller nourrir les volailles, préparer le
dîner. Elle savait quand Baptiste rentrait. Souvent Cécile venait lui tenir compagnie. Elle
apportait sa couture, et en même temps les dernières nouvelles du village. C'est ainsi qu'un
jour elle lui dit, sur le ton de la conversation bien sûr, qu'il lui semblait bien avoir aperçu
Baptiste discutant avec Germaine Richard, près de la vigne. Plusieurs fois au cours des mois
qui suivirent, Cécile fit quelques autres " discrètes " allusions. Puis elle n'en parla plus. Mais
alors Angèle savait. Elle ne disait rien. Peu à peu elle s'était habituée. Sans même avoir eu à y
réfléchir, elle avait décidé de ne jamais en parler à Baptiste, ni à personne. C'était sa dignité.
Cela avait duré jusqu'à ce que Baptiste tombe malade pour ne plus jamais se relever. Cela
avait duré près de vingt ans. Son seul regret, disait-elle parfois, était de n'avoir pas eu
d'enfants. Elle ne mentait pas. Encore une raison de détester la Germaine Richard d'ailleurs,
car elle, elle avait un fils, né peu de temps après la mort de son père; Edmond Richard, un
colosse aux yeux et aux cheveux noirs avait été emporté en quelques semaines par un mal
terrible, dont personne n'avait jamais rien su. Le fils Richard, on ne le connaissait pas à
Sainte-Croix. Il avait été élevé par une tante, à Angers. Un jour cependant, c'était juste avant
que Baptiste ne tombe malade, il était venu voir sa mère. Cécile était là, bien sûr, puisque
Cécile est toujours là où il se passe quelque chose. Elle lui avait trouvé un air niais, avec ses
grands yeux bleus délavés. Angèle en avait semblé toute retournée.
Cécile était partie maintenant. La nuit était tombée. Angèle fit un peu de vaisselle. Elle
lava quelques tasses, puis la vieille cafetière blanche, maintenant inutile, puisqu'Angèle ne
buvait jamais de café. Elle la rangea tout en haut du bahut. Sous l'évier, elle prit quelques
vieux pots à confiture vides. À quoi bon faire des confitures, elle en avait un plein buffet. Elle
prit également quelques torchons, un paquet de mort-aux-rats aux trois-quarts vide, et s'en alla
mettre le tout aux ordures. Il y avait bien vingt ans qu'on n'avait pas vu un rat dans la maison.
Pascal Mérigeau Quand Angèle fut seule..., 1983
http://www.ac-rouen.fr/pedagogie/equipes/lettres/recit/angele/sommaire.html
L'étude du récit
Nous avons lu Quand Angèle fut seule…, une très courte nouvelle de Pascal Mérigeau
(à peine deux pages) dont la dernière phrase nous fait comprendre – pour notre plus
grand plaisir – que nous n'avons rien compris à l'histoire.
D'où : étude de la composition, du choix du point de vue qui permet une telle
"imposture", relevé des indices qui conduisent à l'acte final.
Étude aussi du réalisme de la nouvelle, de son ancrage dans le réel : traitement du
temps, inventaire des personnages, des lieux, des objets, etc. Atmosphère d'un petit
village où tout le monde se connaît.
Le travail de l'écriture
Pour comprendre les plaisirs et les affres de l'écrivain, rien de tel que d'écrire soi-même.
6 - L'enquête de la police
Après une dénonciation anonyme et une autopsie, la police vient faire une enquête et interroge
plusieurs personnes du village.
Rapport sous forme de plusieurs paragraphes qui résument les divers entretiens.
7 - Journal d'un jeune inspecteur stagiaire dont c'est la première enquête
8 - Angèle, accusée d'avoir empoisonné son mari, écrit au juge pour expliquer sa conduite et
présenter sa défense.
"Non, Monsieur le Juge, je n'ai pas eu une vie heureuse. On peut même dire que la vraie
victime, ce n'est pas Baptiste, c'est moi. " … (Ce sujet n'a pas abouti)
Le moment de l'écriture
Les textes ont été produits en classe individuellement, chaque élève choisissant son sujet,
comme de "vrais devoirs", en deux heures et demie.
Il ne s'agit donc pas d'un atelier d'écriture.
On distingue des styles différents dans le journal d'Angèle : peut-on les justifier ou faut-il réécrire ?
Le travail de l'écriture avec les relectures, les corrections successives au nom de la vraisemblance, du
style, de l'économie de moyens propre au genre de la nouvelle.
Étude que nous poursuivrons avec les manuscrits de "vrais" écrivains.
Écrire, publier, lire aujourd'hui, avec la prise de contact que nous espérons fructueuse avec l'auteur,
Pascal Mérigeau.
Les textes officiels du B.O. concernant ces séquences
Nous avons lu Quand Angèle fut seule..., une nouvelle de Pascal Mérigeau
Puis nous avons imaginé d'autres façons d'entrer dans cette histoire en reconstituant :
Le journal d'Angèle, une jeune femme aimante, une épouse délaissée, une redoutable
justicière
L'enquête de la police
Le journal d'un inspecteur stagiaire dont la carrière semble compromise
Nous avons hésité sur le rôle de Cécile dans ce drame
Était-ce un personnage diabolique ?
Ou une villageoise un peu perverse, un peu bête, mais bien dangereuse !
Le journal d'Angèle..
Cela fait déjà presque quatre mois que je me suis mariée à Baptiste. Que le temps
passe vite lorsqu'on vit aux côtés d'une personne qu'on aime !
Hier, nous avons poursuivi les aménagements de la remise. Le soir, nous étions
heureux mais très crev épuisés.
Ce matin, la reprise a été dure. J’ai dû m’occuper du rangement, du ménage dans la
maison, j'ai préparé le déjeuner, lavé la vaisselle…
À la fraîche, j'ai fait de la couture avec Cécile. Elle est étonnante, Cécile : c'est le
genre de femme à connaître tout ce qui se passe dans un village, jusqu'aux secrets les
plus intimes et à les raconter même à ceux qui ne veulent pas en entendre le moindre
mot.
Elle m’a dit qu'Antoine, le voisin, vendait un de ses terrains, ça va intéresser Baptiste
qui aimerait agrandir la ferme pour avoir des animaux d’élevage mais surtout de la
volaille.
Cécile a aussi surpris Émilie Martin et Madame Thibault qui se disputaient pour une
histoire de photos compromettantes : elle m'a confié qu’elle aimerait voir ces photos, ce
qui ne m’a pas étonnée de sa part !
Je suis vraiment heureuse avec Baptiste. En y réfléchissant, c’est le seul homme que
j’aie jamais aimé. Ni Charles, ce grand étudiant en médecine venu passer un été chez ses
cousins, ni André, que j’avais rencontré au bal et que j'avais presque songé à épouser, ne
m’avaient donné la sensation que j’ai en vivant avec Baptiste.
Si seulement Je voudrais lui parler d’avoir un enfant mais j’ai peur de sa réaction : je
n’ai jamais abordé le sujet avec lui. Il faudrait que je réfléchisse à une manière de lui en
parler qui ne soit pas trop directe.
Cécile est passée ce soir. Elle Nous avons beaucoup papoté et elle m'a conseillée
dans mes dosages alors que je préparais un gâteau pour le dîner. J'aime bien les dosages
précis. Si j'avais fait dû choisir un métier, j'aurais aimé être pharmacienne ou
pâtissière.
Vendredi 16
Que cette journée m'a paru longue ! J’ai réalisé que je n’avais toujours pas parlé à
Baptiste de mon désir d’avoir un bébé. J'aimerais bien Je vais tout de même attendre
quelques jours pour avoir les idées claires.
Lors de notre rencontre, nos sentiments nous ont si vite rapprochés que, deux
mois après, nous nous sommes mariés. Il veut peut-être aussi plus de temps avant de
s’investir encore dans une vie conjugale plus poussée, en élevant un enfant ? De toute
façon, j’ai décidé de patienter quelques temps avant de retenter une approche de ce
sujet.
Il a fallu que je trouve l'amour et ma moitié – Baptiste – pour que je croie en
Dieu, en un être supérieur et bon qui veut notre bien à tous… et à moi en particulier.
C'est vrai ! Baptiste était très apprécié par les jeunes femmes du village. Il avait
l'occasion de choisir celle qui lui plaisait, et il m'a choisi moi, oui moi, qui ne suis même
pas jolie...
Depuis, j'ai envie de remercier Dieu et la sainte Vierge pour m'avoir fait ce
"cadeau".
Vendredi 20 septembre
J’ai fini de lire le livre que Cécile m’avait prêté : Le carrefour des jeunes filles.
Baptiste dort et pour ne pas le réveiller, je me suis installée dans la cuisine.
Je l’ai beaucoup regardé aujourd'hui pendant qu’il travaillait, du coin de l’œil bien
sûr, sinon il le verrait tout de suite et croirait que je suis une fégn faignante, que je
baille aux corneilles. Il travaille dur, il est fort et plutôt robuste malgré son aspect
maigrichon. J’étais contente car il a aimé ce que je lui avais préparé à midi (du ragoût
avec des pommes de terre nouvelles).
Il est si bon pour moi ! En plus, il est doux et je lui trouve une façon originale de
s'habiller qui me plaît beaucoup. J'aime particulièrement ses chemises à fleurs qui lui
donnent un aspect joyeux.
Dans les champs et au retour, j’essaie de ne pas trop lui parler des problèmes
du village pour ne pas l’ennuyer. Pourtant hier, à l’épicerie, alors que je faisais mes
courses de la semaine, la vieille Clardeau a encore fait un scandale, cette fois au sujet
de la boîte de thon et des haricots rouges que Georgette n’a pas payés depuis trois mois.
Ce n’est pas de sa faute, mais cette vieille chouette ne veut rien entendre. Georgette a
toujours travaillé dur pour ses gamins mais depuis que le mari est parti au caveau
familial, elle a du mal à joindre les deux bouts.
Moi je ne sais pas ce que je ferais si Baptiste mourrait.
dimanche
J’ai enfin essayé de parler à Baptiste des enfants que je souhaite avoir, mais il n’a
rien dit, enfin, il est resté très évasif dans sa réponse et il me parut même indifférent...
Quand je lui ai dit que, moi, j’en désirais un, il a changé de sujet de discussion.
Comme dit Cécile : "chaque chose en son temps", alors je profite des moments où
je l'ai pour moi seule en restant près de lui, aux champs et à la maison. D’ailleurs, pour la
ferme il m’a promis quelques réparations du toit car quand il pleut l’eau coule sur les
murs et ça forme des grosses auréoles de salpêtre.
Pour Georgette, j’irai la voir demain, après le travail, sa maison est sur le chemin (je
lui apporterai peut-être même des pommes du verger).
Lundi 23 septembre
Les vendanges approchent, je crois que cette année, je ne les ferai pas. C'est mon
tour de Je resterai en cuisine avec Cécile et les deux sœurs Marlot. C’est dommage
car j’aurai voulu revoir André. Cela fait bien plusieurs mois que l’on ne le voit plus
passer avec sa bicyclette devant la maison. Depuis que je me suis mariée, je crois.
Les allusions aux enfants à Baptiste restent sans effet. Le doute me presse
mais Cécile dit qu'Émilie Martin n’en n’a pas eu avant un an. Oui, il ne faut pas être
pressée. Je pense que si c’était un garçon, je l’appellerai Jean (car je sais que la Saint-
Jean est un fête qui plaît beaucoup à Baptiste) et puis pour une fille, pourquoi pas
Cécile ?
Parfois, pour me faire plaisir, Baptiste me parle d’un voyage que l’on pourrait
faire, après les vendanges et le travail aux champs. Je lui ai dit que Lourdes serait mon
plus beau cadeau. Maman me parlait beaucoup du jour où papa et elle y étaient allés (en
amoureux) pour le pèlerinage.
La fraîcheur est revenue depuis deux jours mais personne ne s’inquiète pour le
raisin. Le gel n’arrivera pas avant deux mois, disent-ils. J’ai pourtant froid, assise à la
table du dehors. Je me suis arrêtée d’éplucher les pommes de terre pour écrire.
Baptiste travaille dans le jardin.
Il dit que la rhubarbe est encore belle mais qu’il faudra se dépêcher de faire les
dernières tartes.
Dimanche 25 septembre
Cet après-midi, j’ai beaucoup parlé avec Baptiste. Il m’a expliqué pourquoi il ne
voulait pas d’enfant tout de suite. Il m'a dit que notre situation financière devait
s'améliorer, qu’il travaillerait un peu plus, un peu plus tard, que je devrais l’attendre…
Qu’il mettait en route le commerce de la ferme pour avoir une vie plus stable et plus
convenable pour nous…
Je l’ai trouvé très attentionné pour moi et pour les enfants que nous aurons. Il n’a
pas tort.
Vendredi 12 juin
Je me suis décidée à sortir en fin de matinée pour aller acheter du poisson
pour midi. À la camionnette du poissonnier, j’ai rencontré Germaine Richard ; elle m'a
paru très distante et a à peine daigné me regarder. Celle-là J’étais très étonnée, elle
m'intrigue d’autant plus que Cécile m'a dit ce soir qu'elle avait eu une relation
amoureuse avec le mari de Clotilde Caron.
J'ai proposé à Cécile de rester manger avec nous et elle a accepté, ce qui a
particulièrement déplu à Baptiste. Il était tendu à chaque fois que Cécile ouvrait la
bouche pour nous raconter des histoires sur chaque personne qui vit à Sainte-Croix. Elle
est repartie assez tôt et Baptiste a insisté pour la raccompagner, sans doute par
courtoisie.
J’ai lavé la vaisselle et rangé le linge propre en constatant que Baptiste était
rentré et s’était couché sans me prévenir.
C'est la première fois que ça arrive, mais je vais maintenant le rejoindre.
Lundi 29 juin
Je viens d’apprendre par Cécile qu’elle avait aperçu Baptiste et Germaine Richard
qui discutaient près de la vigne. J’ai tout de suite pensé : ça y est, il m'a trompée, j’en
suis sûre, et avec Germaine Richard pour arranger les choses !
Non, non. Je me suis ressaisie, j’ai pensé, j’ai réfléchi. Cécile avait certainement mal
vu ou alors ils ne faisaient que discuter. Simplement. J’ai quand même des doutes : Cécile
est formelle : elle était là avec lui, Germaine.
Mais Cécile, je ne la connais pas vraiment et si elle mentait ? Oh, je suis vraiment
trop perdue. Accuser Cécile de mentir ! Je suis à bout. J’ai des pensées trop cruelles
envers cette brave fille. Elle qui vient toujours me voir. Parfois trop ! mais...
Alors si elle ne ment pas c’est que Baptiste et Germaine... Non, je refuse d’y
croire, c’est trop énorme. Pas avec Germaine, cette catin, cette... Je, je ne sais plus où
j’en suis ni quoi penser.
Si Baptiste et Germaine ont une liaison c’est qu’il a un manque et s’il a un manque
c’est que je ne suis pas assez bien pour lui et... Non, je ne vais tout de même pas lui
donner raison ou lui trouver des excuses !
C’est terrible, j’ai tellement honte. Avec cette Germaine... C’est vraiment
trop humiliant...
mardi
Tout est confus en moi, pourquoi est-ce que j’ai été aussi choquée par la nouvelle ?
D’autres femmes ont parlé à Baptiste sans que j’y prête attention, peut-être est-ce
parce que j’ai entendu dans plusieurs histoires de Cécile le nom de Germaine.
Germaine qui aimait beaucoup les hommes et qui ne s’était pas gênée pour avoir
eu des plaisirs charnels avec le mari de Clotilde Caron.
Mais maintenant que j’ai eu cette information il me semble que Baptiste est de moins
en moins affectueux avec moi et beaucoup plus rêveur. Il faut que j'en aie le cœur net.
Effectivement, je suis allée dans les vignes, en prenant le chemin du bois pour
que personne ne puisse me voir. Ils étaient là, enlacés l’un à l’autre, le plus douloureux
c’est que Baptiste semblait amoureux. Il m'humilie en public ou presque, je suis sûre que
d’autres les ont vus.
Il ne m'aime donc plus. Au point de ne plus me respecter. Je n’en parlerai jamais à
qui que ce soit sinon certains se moqueront de moi et d’autres auront pitié, et je serai la
risée du village.
Le plus dur est de paraître la plus normale possible, de jouer la comédie,
d’être aimable.
J’ai aucune envie d’être agréable avec lui et pourtant pour ma fierté je continue à
lui préparer son café lorsqu’il rentre du travail, à l’aider dans ses rituels quotidiens. Je
le hais !
Je ne supporte plus l'odeur de sa vieille bouffarde et ses éternelles chemises à
fleurs.
Je le hais ! Il a gâché toute ma vie, les joies et les peines qu’on a partagées,
et jusqu'aux souvenirs des moments passés ensemble. Je ne parle pas des voyages dont
on a rêvé et de l’enfant que je n’ai pas.
Lundi 6 juillet
Je suis encore sous le choc mais j’ai réussi à y réfléchir plus calmement et
sereinement : Dois-je en parler à Baptiste ? Pas sûr. Je me retrouve à avoir peur de sa
réaction ou qu’il me mente à nouveau.
En parler au village il n’en est pas question, j’ai trop honte, il s’agit de ma dignité en
tant que femme mariée... (trompée, mais quand même mariée).
Oh, mais j’y pense, Cécile se doute aussi de l’infidélité de Baptiste et si jamais
elle parle à quelques personnes... Les histoires de ce genre se propagent vite dans le
village... Non je pense qu’elle n’en parlera pas. Enfin j’espère.
Quant à en parler à Germaine, c’est encore pire, je ne veux absolument pas lui
adresser la parole !
Cette femme est une vraie sorcière. Nous n’avons jamais pu la souffrir, Cécile
et moi. À l’école déjà, elle nous piquait nos compagnons. Puis elle m’a volé mon premier
amour, le bel André. Quand mon Baptiste est arrivé, je l’ai bien senti venir, la Germaine,
avec ses regards mielleux, mais j’étais bien décidée à le garder, mon homme, et je ne le
laissais jamais seul. J’allais l’aider aux champs tous les jours. Jusqu’à ce que mon pauvre
dos ne me le permette plus…
Jeudi 9 juillet 69
J’ai de plus en plus d'app de rag de doutes. Est-ce que je dois le laisser partir
pour une autre sans réagir ? Est-ce que je dois faire quelque chose pour le retenir ?
Je n’ose plus sortir. Tout le village va me doit être au courant de leur liaison. Déjà
que je n’étais pas très appréciée, là, je dois être la risée de tout le monde. Je ne veux
pas croiser leurs regards. Toutes les femmes vont me juger et leur mari aussi.
Ils pensent peut-être que je n’ai pas assez bien servi mon mari, que je ne
m’occupe pas assez de la maison. S’il va voir une autre femme, c'est que je ne suis peut-
être pas faite pour avoir un mari ?
Vendredi
Oh ! je m’obstine à raconter tout ça, mais en réalité ça m’est bien égal…
L'unique pensée qui m'obsède, la voilà : Baptiste me trompe ! Baptiste me trompe avec
cette affreuse mégère de Germaine Richard.
Ah ! la punaise ! Elle est arrivée à ses fins, malgré tout. Impossible de lui
échapper à cette catin ! Mais j’en ai assez, il faut en finir avec cette femme de mauvaise
vie, je m’en vais faire le ménage, moi.
Je vais l’éliminer comme de la mauvaise herbe. Je vais l’étrangler, oui c’est ça, je
vais l’étrangler et je jetterai son cadavre dans la rivière ! C’est tout ce qu’elle mérite !
Elle pensait savait que mon homme se retrouvait seul aux champs, qu’il lui manquait de la
compagnie, et elle en a profité pour le séduire !
Je ne peux pas tuer Germaine, je sais très bien que je n’en ai plus la force, et puis je
ne sors plus de la maison. Non c’est impossible, les gens auront des doutes et se feront
un plaisir de me dénoncer… – en particulier Cécile car je n’ai pas spécialement confiance
en elle. Et puis comment faire ?
Et Baptiste ? C’est vrai je suis vraiment dégoûtée par son ignoble attitude envers
moi et notre mariage. Mais m’en débarrasser... éternellement ? Je ne suis pas sûre de
vraiment le vouloir.
Et d’abord comment faire ? Où ? Avec quoi ? C’est une drôle de décision... Je
devrais quand même y réfléchir. Baptiste mort...
Jeudi 16 juillet
J’y vois beaucoup plus clair, car j’ai beaucoup réfléchi. Toute le semaine, en fait.
Je suis bien décidée. Ça y est, je vais le tuer.
Le problème c’est la méthode. Il faut maquiller cela en accident, en suicide ou encore
en maladie.
La maladie ? Baptiste a eu un problème avec son ulcère, avant notre mariage. La
maladie, oui... C’est la meilleure idée. Je peux le faire souffrir comme il me l’a fait.
Ça y est, je vais en finir... à tout jamais. Bien sûr, je serais seule – mais
vengée et... soulagée.
Vendredi
Mais pourquoi le faire mourir ? Aucune mort ne sera assez dure pour compenser ce
qu'il m’a déçu et m’a fait endurer.
Je réfléchis, je retourne le problème dans tous les sens. Je crois que je vais
plutôt choisir une vengeance, mais une lente et douloureuse. Je n’ai jamais fait ça de ma
vie, voilà enfin quelque chose qui va me divertir. Une occupation : le voir souffrir.
Je pourrais lui mettre régulièrement le poison dans son café ! Jamais bouillant,
toujours prêt quand il rentre. Une dose légère, pour lui enlever toute envie de courir les
filles, pour le garder vivant, à moi seule, à mon pouvoir.
Aujourd’hui Cécile est venue me voir comme elle le fait depuis bientôt
quarante ans, avec sa couture et les dernières nouvelles du village.
Elle m’a dit avoir vu le fils de Germaine Richard hier. Il est venu rendre visite à sa
mère pour la semaine. Cécile lui a trouvé "un air niais avec ses grand yeux bleus délavés".
Cette phrase est entrée dans ma tête, mon cœur s’est brusquement accéléré. J’ai dû
faire un effort considérable pour rester naturelle.
C’était insupportable.
Je suis sûre que cet enfant est de Baptiste. Edmond et Germaine avaient tous les
deux les yeux noirs. Quand je pense qu’à cet instant Baptiste est aux champs, sans
doute avec elle, je suis écœurée. Je sens monter des bouffées de violence et de haine.
Il a fait un enfant à cette catin ! je n’en reviens pas. Moi qui suis sa femme et
qui ai toujours désiré un enfant de lui, je n’en ai jamais eu.
Je suis hors de moi, j'ai l’envie folle de me venger d’eux et de les faire souffrir autant
qu'ils me font souffrir.
Cécile est restée jusqu'à cinq heures. Devant elle j’ai dissimulé toutes mes
réactions. Je n'ai pas fait la plus petite allusion sur ce que je pouvais ressentir, pour
qu’elle ne se doute de mes intentions.
J'ai dû supporter ses commentaires sur la fierté de Germaine quand elle a revu son
fils.
Pour cela je les déteste tous les deux. Je me sens humiliée et frustrée de n’avoir
jamais rien fait ou eu dans ma triste vie. Je suis déçue de mon mariage et de Baptiste
qui ne s’est jamais soucié de moi sa femme et de mes envies.
Aujourd’hui, j’ai pris ma décision : je vais en finir une bonne fois pour toutes.
Je ne peux m’empêcher de pleurer. Sans cesse je revois Germaine dans ses bras
qui m’étaient destinés à jamais …
Aujourd’hui ma dignité est bafouée, la honte d’être une femme délaissée s’est
installée… Tout cela doit donc cesser…
Hier soir, quand il est rentré, il avait l’air content et joyeux. J’ai tout de suite
compris : Elle lui a montré son fils. Il doit être fier de lui à présent ! ! !
Je l’attends. Je lui ai préparé son café comme je le fais tout les jours depuis que je ne
l’accompagne plus aux champs.
Et je le surveille bien pour qu’il ne soit pas bouillant, sinon, la mort-aux-rats
que j’ai rajoutée ne ferait plus beaucoup d’effet… et je veux qu’il souffre autant que j’ai
souffert.
Et pourtant, au fond de moi, une voix me dit de renoncer à me venger
et à le punir, de lui pardonner, et d’essayer de le comprendre.
Mais, il n’y a rien à comprendre, pour moi tout est très clair : il m’a trahie et rien
ne me fera changer d’avis, même si je dois le regretter par la suite.
Jeudi 5 avril
Ce soir juste avant de se coucher alors que j'étais seule avec lui, il m'a dit qu'il ne
voulait pas mourir à l'hôpital et qu'il savait que c'était la fin pour lui. Il avait fait son
temps, il le savait bien, il ne serait plus là à la saint-Jean comme il l'aurait tellement
voulu.
Jeudi 20 avril
Baptiste n’a pas dormi de la nuit. Il souffre hor riblement, il hurle de douleur à cause
de ce mal qui lui scie le corps en deux. Je ne supp orte plus ses cris. Je ne sais combien
de temps cela durera avant la fin du cauchemar.
Il vomit encore et encore. Il s’affaiblit et déjà ses yeux si bleus prennent une
couleur opaque et vide.
vendredi
Ce matin j’ai failli perdre mon sang-froid, éclater en pleurs et tout arrêter
Je ne peux m’empêcher d’avoir par moment de la pitié pour Baptiste : le voir souffrir
ainsi me brise le cœur. Mais, je me ressaisis. Malgré mes regrets, et les remords qui
me rongent, je suis obligée d’aller jusqu’au bout.
Je ne vois pas ce que je pourrais faire pour enfin retrouver le bonheur,
comme au début de notre mariage.
Samedi
Oh mon Dieu ! rien n’est plus juste que ta mort. Tu lui as fait un fils ! À Germaine !
Cette putain, Baptiste tu lui as fait un fils ! Et moi, moi seule ici depuis tant
d’années. Tu vas mourir maintenant. Vingt ans que tu souffres pour m’avoir trompée
et maintenant, tu vas mourir, pour m’avoir privée d’un enfant et pour, à elle, lui en avoir
fait un.
Oh ! et puis arrête aussi de gémir, Baptiste. De la cuisine je t’entends crier
dans la chambre. Tu n’as pas à t’en faire, c’est bientôt fini…
Dimanche
Non, ne t’inquiète pas, Baptiste, personne ne t’emmènera à l’hôpital. Et surtout pas
moi. Même le médecin ne t’y forcera pas. Du moins, je l’espère…
Tu ne le sais pas, mais si on t’emmène tu es sauvé. Et moi je suis perdue. Mon Dieu,
quelle injustice ce serait ! J’ai sacrifié ma vie à la tienne, d’abord à t’aimer, puis à te
tuer.
Je prie pour que le médecin ne t’en persuade pas. Mais tiens bon, Baptiste ! tu
as raison, il n’y a rien de pire que de mourir à l’hôpital.
Et puis, il n’y a pas de raison qu’on découvre quoi que ce soit. Émilie Martin a été
enterrée sans histoire, et pourtant, tout le monde savait que ça arrangeait bien sa
famille pour l’héritage.
Tout le monde croit que Baptiste a l’estomac fragile. Personne ne sait que je sais
pour Germaine. Il n’y aura pas de soupçons. Sainte Marie ! je l’espère…
Ça y est. Le médecin est parti. Il n’a rien vu, rien entendu, rien appris. Brave
homme ! Tout est fini pour toi, Baptiste. Tout à l’heure, j’appelle le curé, et ce soir,
savoure ton dernier café chaud…
Il est cinq heures du matin et j’entends ses derniers cris. Il va mourir, pour vingt
ans à me tromper avec Germaine Richard. Pour vingt ans que son enfant grandit sans
être le mien.
Rapport d'enquête
De M. Jacques Vergeat
Inspecteur au SRPJ de Digne-les-Bains
À M. Fernand de Rauxpois
Directeur Général du SRPJ
de Digne-les-Bains
30/04/1989
Vergeat Jacques
inspecteur divisionnaire
Enfin, je l’ai interrogé sur le couple et sur ses relations avec les
gens du village. D’après lui Angèle Pigout était une épouse attentionnée et
discrète.
Il nous a conseillé – en souriant discrètement nous a-t-il semblé – d'aller
voir Cécile Coureaux, amie intime de la veuve qui aurait sans doute
beaucoup à nous dire.
À ce premier stade de l'enquête, ce médecin qui n'a rien guéri et rien
soupçonné peut être considéré comme suspect, en plus, bien sûr, de la veuve
Pigout et de la veuve Richard.
________________
14 H : L'entretien avec Angèle Pigout n'a pas abouti. Elle semble très
retournée et très bouleversée par l’exhumation et l’autopsie de son mari.
Elle n’arrive pas à parler. Je lui ai posé des questions, elle n’y a pas
répondu. Elle regardait continuellement par la fenêtre. Elle est hébétée.
Je ne suis pas arrivé à la faire parler. J’ai abandonné au bout d’une heure
de questions sans réponses.
Mme Angèle Pigout nous a reçus autour d'une grande table en bois de
chêne. Elle était mieux disposée et un peu plus maîtresse d'elle-même.
Elle nous a parlé de son mari, de sa vie aux champs. Cet homme paraît
très occupé à l'extérieur de sa maison. Il m'a semblé voir une petite larme
couler sur ses joues lorsqu'elle évoqua les vignes autour du village.
Ensuite, la petite dame nous dit à quel point elle était déçue de ne
pas avoir eu d'enfant avec son "homme". Elle s'est arrêtée de parler et
nous à proposé un café. À ce moment, sa voix a franchement déraillé. Mais
elle a repris aussitôt contenance. Seul l'inspecteur stagiaire Cornier a
accepté son offre de café.
Elle a repris son monologue en nous parlant de son amie Cécile.
Lorsqu'elle eut fini, je lui demandais depuis combien de temps son mari
avait développé des symptômes ulcéreux. Elle a pâli (?) et m'a dit que cela
faisait bien vingt ans qu'il faisait des crises de ce type.
Nous lui avons demandé si elle avait récemment utilisé de la mort-aux-
rats. Elle a été catégorique : il n'y avait pas eu de rat chez elle depuis
au moins vingt ans.
Certes, Mme Pigout a eu plusieurs fois dans l'entretien des moments de
déstabilisation. Mais doit-on les attribuer à sa douleur ou à son
inquiétude devant des investigations de la police auxquelles elles ne
s'attendait pas ? Par expérience et selon les statistiques, nous savons 85%
des meurtres commis par empoisonnement sont dus à des femmes. De plus,
d'après le rapport d'autopsie, la mort-aux-rats est parfaitement soluble
dans du café.
Nous ne pouvons donc pas écarter la veuve Pigout de la liste des
suspects.
Elle a commencé par nous répéter ce qu'Angèle Pigout nous avait dit :
elles se connaissaient depuis qu'elles étaient toutes petites, et il n'y
avait à sa connaissance que très peu de choses "qu'elle ne lui avait pas
dit clairement".
D'après elle, Angèle devait bien se douter que "son homme" avait pris
pour maîtresse Germaine Richard. Toujours d'après elle, cette Germaine
aurait eu un fils peu après la mort de son mari et ce fils ressemblerait à
Baptiste, mais de là à affirmer qu'il était son fils naturel,elle n'irait
pas jusqu'à faire ce pas.
Enfin elle a parlé d'un certain André Collet habitant à Barcelonnette,
au Nord du département. Ce dernier avait eu une liaison avec Angèle avant
que Baptiste n'entre en jeu et aurait eu beaucoup de mal à se remettre de
sa séparation brutale avec Angèle. Ils étaient fiancés et devaient se
marier à la Saint-Jean. Mais à sa place, elle épousa Baptiste Pigout,
arrivé un beau matin, comme journalier, et qui n'était plus jamais reparti
de Sainte-Croix.
Le bar étant fermé, nous ne pourrons pas manger avant ce soir. Fichu
premier mai !
Nous lui avons demandé comme à Angèle P. si elle avait de la mort-aux-
rats chez elle. "Elle en a toujours eu un peu, comme tout le monde ici, car
à la campagne, il y a toujours quelques rats ou mulots."
Mme Richard n'a pu ni n'a voulu nous en dire plus, elle montrait par
certains signes que nous la dérangions. En effet, elle jetait des regards
inquiets vers une porte au fond de la pièce, la salle à manger, peut-être.
15 H : L'accueil d'Angèle fut le même que la veille. Lorsque nous lui
avons demandé si elle était au courant de la relation qu'entretenait son
mari avec Germaine Richard, elle a répondu que non, elle ne savait rien.
Malheureusement pour elle, ses paroles eurent un effet contraire à ce
qu'elle aurait cru. En effet, on sentait dans ce "non" toute sa volonté de
cacher par dignité qu'elle savait très bien la relation dite privilégiée
entre son mari et sa rivale.
_____________
En cette fin de journée bien remplie pour un jour férié, nous sommes
devant un mur. Si personne parmi les suspects ne commet une erreur
décisive, nous allons devoir coffrer une bonne partie du patelin. Il y a
maintenant trois suspects voire quatre pour le meurtre de Baptiste : Angèle
Pigout, André Collet, le médecin et Germaine Richard
Je ne connais pas tous les éléments de l’enquête : l’assassinat d’un petit vieux déguisé
en ulcère, une dénonciation anonyme…
Mais je ne risque pas d'oublier la séance d’autopsie à laquelle j’ai dû assister. Le
médecin, dont les yeux bleus très pâles tressaillaient à chaque incision, cherchait à me
persuader, d’après un embrouillamini d’organes visqueux, que l’appareil digestif possédait une
couleur étrange ...
Je crois d’ailleurs que c’est à ce moment croustillant que je me suis évanoui.
Le médecin ne s’en formalisa pas et continua ses prélèvements, ses analyses…
La conclusion ne laissait aucun doute possible : empoisonnement.
Mais à cause de ce malaise et de ses suites, je n'ai pu rejoindre l'équipe qu'au
deuxième jour de l'enquête.
Vergeat m'a fait envoyer une voiture, avec un chauffeur d’une soixantaine
d’années dont le vocabulaire se résumait à de brefs grognements en réponse à mes questions.
Oui, il était fermier mais, non, il n’était au courant de rien qui puisse être utile à la police.
Nous avons roulé une petite heure de la gare jusqu’à Sainte-Croix, mais me
trouvant sûrement trop insistant à son goût, le bonhomme m'a fait comprendre par
borborygmes qu’il ne pourrait pas m'amener jusqu’à la place du village.
C’est donc par les petites rues et à pied que j'ai fait mon entrée dans le village. À en juger
par la mine des habitants, nous sommes loin d’être les bienvenus…
Que ce village est terne !
Moi, à qui l’on reproche d’être toujours sinistrement habillé d’un costume gris
sombre, je me trouve exactement dans mon élément.
Les maisons en rangs serrés donnent l’impression de pierres tombales alignées autour de
l’église. Le cimetière, quant à lui, est situé sur une pente douce, au-dessus du village, menaçant
de sa masse, implacable, ses futurs occupants.
Le village est destiné à mourir ; les jeunes ont déserté le lieu et je les comprends.
Nous avons été logés dans le bourg voisin, dans une sorte d’hôtel servant à l’occasion de
café, d’épicerie, de salle de coinchée…
Ses propriétaires doivent posséder un goût prononcé pour le formica orange et les
papiers peints à fleurs marron. Ma minuscule chambre en est garnie, mais elle me permettra
au moins de passer une bonne nuit, car elle possède un lit, et c’est tout ce que je lui demande.
9 H.
J'ai assisté à l’entretien avec la femme de l’homme aux boyaux empoisonnés et
j’en suis encore tout retourné. Je me rends compte à présent du choc que provoquent les
lourds évènements qu’elle subit.
Ce petit bout de femme fragile nous a accueillis dans sa maison aux rideaux bleus. Après
avoir traversé un corridor étroit, rempli de photographies jaunies, elle nous fit asseoir autour
d’une grande table en bois et disparut dans sa cuisine.
Malgré le léger tremblement de ses mains ridées, elle nous offrit aimablement
quelques biscuits avec du café – que je fus le seul à accepter – poussa un long soupir et
attendit calmement que Vergeat l’interroge.
Elle fut bouleversante de dignité, retenant difficilement ses larmes par
moment.
Elle s'est prêtée au jeu de questions - réponses. Elle nous apprit que, depuis vingt ans
maintenant, son Baptiste souffrait d’un ulcère. C’est sûrement pour cela que le médecin n’aurait
pu se douter du complot dont il était la victime.
Puis nous sommes rentrés dans les détails délicats de la vie de cette pauvre vieille.
Elle n’avait pas d’enfants, mais sa meilleure amie, Cécile, l’aidait beaucoup à
surmonter cette épreuve.
Elle paraissait très croyante, à en juger par les images pieuses et les chapelets
accrochés au mur de son salon.
Elle nous répondit avec un air de réelle souffrance et en hoquetant qu'elle ne
savait rien à ce propos.
J’essayerai de repasser la voir car elle m’a énormément touché. Je suis prêt à tout pour
trouver l’assassin du mari d’Angèle, cette pauvre victime sur laquelle les malheurs ne font que
s’accumuler.
11 H.
Germaine Richard, double meurtrière ! Ceci reste à prouver, mais son histoire me semble
plausible.
2 H 30
15 h
Retour chez Angèle. Quelle dignité !
Mais quelle goujaterie de la part de Vergeat dans sa manière de la tourmenter à
propos de la "relation privilégiée" de son mari avec Germaine Richard !
Pour un peu, il la suspecterait elle, Angèle, d'avoir empoisonné Baptiste !
Pour effacer un peu le déplorable effet de cet interrogatoire, j'ai accepté – moi seul
encore – son café au goût si particulier
17 h
Pour terminer la journée, déjà si riche en révélations, Vergeat m'a envoyé avec un de ses
hommes pour interroger le curé et une vieille, supposée bien connaître les Richard.
Nous avons passé un long moment chez la vieille Thibault, complètement sénile,
qui répéta à tout bout de champ que Germaine était innocente, ce qui ne fit que confirmer
mes soupçons.
Quant au curé, il nous renseigna uniquement sur ses problèmes de hanches… Bien inutile
comme rencontre !
Je suis sûr que la lettre anonyme venait d’elle ; par ce fait, elle s’est dénoncée toute seule !
Et tout cela par vengeance envers Angèle, une vengeance aveugle et incohérente.
Vergeat va sûrement l'inculper de deux meurtres : celui de Baptiste et celui d’Edmond
Richard, il y a vingt ans.
Aujourd'hui, j'ai eu une grande conversation avec Angèle, je lui ai raconté une
prétendue liaison entre Germaine et lui. Cette pauvre Angèle m'a crue et bien qu'elle ait caché
du mieux qu'elle le pouvait ses sentiments, je sais à quel point elle le hait maintenant ! Tant
mieux.
Mais maintenant les autres ont fini de payer à sa place. Ce sera lui, lui qui m'a
repoussée après son mariage qui payera... Il n'aurait pas dû.
Je vais pousser Angèle à s'en débarrasser, c'est une fille entière, très jalouse, facile à
manipuler...
Bien sûr, Germaine n'y est pour rien, enfin... pas que je sache. Ce serait trop drôle si
c'était vrai... Mais comme on connaît la réputation de cette traînée, l'histoire est parfaitement
plausible...
De toute façon, on ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs.
Décidément mon plan est parfait, il ne me reste plus qu'a convaincre Angèle, que seule la
mort de Baptiste est une vengeance respectable.
Angèle m'a déçue.Baptiste est toujours là - malade mais vivant ! J'ai inventé que le fils de
Germaine que l'on n'avait jamais vu à Sainte-Croix, était le portrait de Baptiste.
D'ailleurs là, je me suis un peu compromise car si Angèle découvre ce mensonge, elle saura
quels sont mes plans et je n'aimerais pas qu'après toutes ces années de préparation et
d'attente, ils tombent à l'eau.
Mais bon, le jeu en vaut bien la chandelle car je sais maintenant qu'Angèle se
vengera ; je l'ai vu à la manière dont elle fixait le paquet de mort-aux-rats, aux trois-quarts
plein. Ma vengeance va enfin s'assouvir !
J'éprouve un petit remords vis à vis d'Angèle car c'est une fille bien...
Mais j'y pense ? et je la faisais renouer avec André ? Il ne se fera pas prier pour la
consoler... et elle ne demandera pas mieux après un certain temps.
Je vais manigancer ça, car malgré tout, même si je veux la mort de celui qui m'a fait
faire des folies, commettre des crimes et qui a tué mon âme, je veux aussi faire le bonheur de
celle qui m'en débarrassera.
Aujourd’hui, j’ai été faire de la couture chez Angèle. Baptiste était aux champs. J’ai
commencé à lui parler, aussi naturellement que possible, du flirt entre le petit Robert et la
petite Juliette, puis, tout aussi naturellement, je lui ai dit ce que j’avais vu la veille : Germaine
Richard et Baptiste en train de parler près de la vigne.
En fait, il n’y avait rien de bien comprom méchant, mais j’ai tout arrangé à ma manière
pour qu’Angèle ait des soupçons.
Quand je lui ai dit ce que j’avais vu, elle n'a rien répondu, elle parut ne pas être choquée. Mais
je sais qu’au fond, cela la fait souffrir. Il faudra que je lui en reparle innocemment au cours
d’autres discussions.
Elle se disputera avec Baptiste, ils se sépareront, et Baptiste sera à moi.
Je l’ai vu hier chez le boulanger, il m’a souri … il a un sourire tellement beau, charmeur… et
ses yeux ! ses grands yeux bleus… !
Il mérite une femme plus belle, plus intelligente, plus subtile qu’Angèle.
Mercredi 8 juillet 69
Aujourd’hui, je suis retournée chez Angèle. On a potiné. Tout y est passé : les
travaux à la mairie, Baptiste, le petit Julien qui est tombé dans la mare, Baptiste, ce que
madame Herpin a dit à monsieur Jean, qui a mis madame Sallet en colère… Enfin, des choses sans
grande importance.
Angèle m’agace, elle ne semble pas réagir quand je lui parle de Baptiste et de Germaine. Je
crois même qu’elle n’en a pas parlé à Baptiste car personne ne les a vus se disputer.
Peut-être ne l’aime-t-elle plus, peut-être est-elle persuadée que Baptiste a une aventure avec
Germaine ?
Elle n’est pas au courant que Baptiste et Germaine se connaissent depuis plus de vingt ans,
que ce sont des amis de toujours et que, jadis, ils étaient inséparables.
Ils n’ont aucun amou sentiment l’un pour l’autre à part celui de la fraternité. Ils sont comme
frère et sœur ces deux là. Mais Angèle ne le sait pas…
7 avril 1970
Hier, Edmond Richard est mort d’une maladie inconnue, cela faisait des semaines qu’il
souffrait. Mais personne ne pensait qu’il allait mourir, surtout pas Germaine qui se retrouve seule
et enceinte. Dommage, il était bel homme Edmond, avec ses yeux noirs. Ils n’étaient pas d'un
beau bleu profond comme ceux de Baptiste mais ils étaient magnifiques.
Germaine est partie accoucher chez sa sœur à Angers. Allez savoir pourquoi ?
Il faut que j’aille chez Angèle lui raconter tout cela et pour lui parler de Baptiste par la même
occasion.
8 juin 1970
Germaine est revenue à Sainte-Croix sans son fils. Elle a laissé le pauvre petit chez sa
tante à Angers. Je comprends tout de même Germaine, ça ne doit pas être facile d'élever son
enfant toute seule.
Il y a trois jours, le fils Richard est venu à Sainte-Croix avec sa tante. J'ai accouru chez
Angèle pour lui annoncer la nouvelle. Je lui ai dit qu'il n'avait pas l'air bien intelligent, le fils
Richard avec ses grands yeux bleus délavés. Ça a fait réagir Angèle. J'ai cru qu'elle avait un
malaise.
Je sais qu'elle désire plus que tout avoir un enfant avec Baptiste et savoir que
Germaine en a un fait qu'elle la déteste encore plus, surtout quand cet enfant a les yeux bleus,
comme ceux de Baptiste…
Tiens ! en parlant de lui, aujourd'hui son ulcère c'est aggravé, mais, je pense que
cela va passer.
Au fait, en réfléchissant bien, le fils Richard avait les mêmes yeux que son père… d'un
noir profond. Mais bon, quelle importance ?…
A partir du tableau de Courbet. Enterrement à Ornans
Pour tout le village de Ornans ce fut un jour de deuil ; on enterrait M. J. Corret. Cet homme, que seuls quelques
proches amis connaissaient, avait malgré tout voulu que le village entier vienne le jour de son enterrement.
Jacques, de son prénom, était une personne de taille moyenne, les épaules larges et l'allure d'un bûcheron, d'une
santé de fer et pratiquement jamais malade. Avant que ce drame n'arrive, il n'avait plus qu'une poignée de
cheveux perchée sur le sommet de son crâne, devenu lisse par le temps. Ses yeux marron foncé laissant
transparaître son caractère particulièrement mystérieux.
Il était né à Ornans, y avait vécu toute sa vie et ainsi donc y était mort. Ses modestes parents venaient de Paris,
et après avoir économisé pendant deux années, ils s'étaient retirés ici même. Il y passa son enfance et son
adolescence sans aucun problème. Jeune, il n'était pas très sociable ; renfermé sur lui-même, il restait souvent à
l'écart et n'allait jamais vers les autres. Ce défaut lui porta préjudice toute sa vie, jusqu'à sa mort : en effet,
comme il n'avait plus de famille qui le considérait et l'aimait, je ne vis personne d'autre que moi pleurer.
Il faut revenir environ cinq ans en arrière pour comprendre l'atmosphère dans laquelle s'étaient déroulées les
funérailles. Après la mort de ses parents dans un incendie accidentel de leur maison, il se retrouva chez son oncle
François, qui à cette époque était l'adjoint du maire et possédait une place très importante au sein de la
commune. La première année se passa bien entre l'oncle et le neveu. Mais ensuite le jeune homme se montrant
passif et fainéant, François le força à faire d'abord les tâches ménagères, puis l'entretien total de la maison et il
finit par remplacer la bonne. Au bout de trois ans, Corret n'avait plus le moindre temps libre et il craqua. Après
une dispute explosive où son oncle le menaça de le mettre à la rue, il entra dans une rage intense, le frappa à la
tête avec un tisonnier et le tua sur le coup. Il enterra précipitamment le tisonnier dans le jardin. Il raconta que
l'homme était tombé dans les escaliers et qu'il l'avait retrouvé ainsi par terre en descendant de sa chambre.
Son histoire tînt seulement un jour puisque la servante, qui obéissait désormais au fils du défunt, retrouva le
tisonnier encore plein de sang en bêchant le jardin. On accusa tout de suite M. Corret qui était seul dans la
maison le soir du soi-disant " accident ". Il fut immédiatement condamné à être exécuté sur la place publique.
D'après les juges, il fallait une peine exemplaire pour avoir osé tuer une personne de cette importance.
La dernière soirée de sa vie, il la passa en prison où je lui rendis visite une dernière fois avant qu'il ne soit
exécuté. C'est alors qu'il m'apprit la vérité dernière fois avant qu'il ne soit exécuté. C'est alors qu'il m'apprit la
vérité sur le traitement qu'il avait subi. Il me confia même, en éclatant en sanglots, que son oncle alla jusqu'à
abuser de lui. Enfin il me demanda comme dernière faveur de convier tout le village à son enterrement et de faire
une déclaration révélant les faits. En effet, s'il avait dénoncé son oncle notable publiquement, personne ne l'aurait
cru …
C'est ainsi que je suis arrivé là, le jour de son enterrement, à devoir faire un discours absurde aux yeux de tous
les villageois. L'inhumation est à présent terminée et je suis le seul à pleurer, non pas parce que je suis ému par
les événements, mais parce que je n'ai pas eu le courage de tenir ma promesse et d'affronter le regard méprisant
des autres. En me dérobant ainsi, je me suis moi-même rabaissé au niveau de ces gens. A présent je me retrouve
seul avec ce secret et mon dégoût.
Melchior Martinez
Brouh, qu'est-ce qu'il fait froid ! Et quelle idée aussi que de mourir à la venue de l'hiver. Plus vite il sera enterré
et plus vite je serai rentré. Si je suis sage, le curé me donnera peut-être un peu de pain béni qui traîne et
j'essayerai d'aller chiper un verre de vin de messe à la sacristie quand il ira se rhabiller. Au moins, je n'aurais pas
attendu pour rien !
Ce brave Jean, c'était un homme gentil tout de même. On le voyait une fois l'an avec son chien, il venait aider
mon père à faire les moissons, puis il repartait habiter tout seul au fond de son champ. Oh, bien sûr, tout le
monde sait ce qu'il y faisait. Toutes les femmes du villages ont passés au moins une nuit entre ses bras. Ou du
moins presque toutes, mais pas maman. C'est une sainte ma maman. Oh, il en a rendu malheureuse des femmes
et il en aurait attristé encore plus s'il n'était pas mort. Mais quel dommage qu'il ait mangé ces champignons, je ne
comprends pas comment il a pu ramasser ça, lui qui connaissait si bien les bois.
Et qu'est-ce qu'il est lourd cet encensoir, il me fait mal aux mains. Vivement que je puisse le poser… Est-ce
bientôt fini ?
" … Regno…filius… "
Non, pas encore, j'espère que ce ne sera pas long.
Mais qui avons nous aujourd'hui ? Là-bas, au fond, ne serait-ce pas la Simone qui pleure. Ca faisait bien
longtemps qu'on ne l'avait pas vue. Et quel chagrin, elle semble bien attristée.
Tiens d'ailleurs la Simone, c'est bien elle que j'ai vue roder la semaine dernière avec son vieux panier d'osier,
dans le petit bosquet aux reines, là ou on trouve les meilleurs cèpes du pays. Moi, je trouve ça louche, tout le
monde sait que le Jacques, son mari, hait les champignons. Ca ne m'étonnerait pas que ce soit elle qui ait tout
manigancée. Mais pourquoi ?
Oui, c'est vrai, il lui faudrait une raison… Mais le malheur bien sûr. Ce n'est qu'une femme parmi tant d'autres
qui a souffert de sa liaison avec lui. Après qu'il l'ait jetée, elle a voulue se venger, comme la plupart des femmes
ici présente. Tout s'éclaircit !
Et à côté, c'est bien la Jeanne, avec son nez crochu et son menton proéminent. Elle aussi était passée entre les
bras du Jean, dieu seul sait comment il a pu la choisir. Cela ne m'étonnerait pas qu'elle lui ait jetée un sort où un
philtre maléfique, la vieille sorcière.
Et juste derrière, on voit bien la Clotilde, celle qui pleure tenant un mouchoir blanc à la main. Celle là aussi, qui
se dit aussi pure qu'une vierge. Elle qui crie au scandale quand on vient lui raconter les commérages et qui est la
première à déserter le lit conjugal quand son mari est au travail. Combien de fois est-elle passée chez Jean ? Cinq
fois, dix peut-être, et puis il en a eu marre et l'a jetée, comme les autres. Alors elle l'a tuée, elle ne voulait pas que
tout le monde sache. C'est clair comme de l'eau de roche. D'ailleurs, ce bon vieux chien s'est retourné à son
arrivée, il l'a sans doute reconnu.
Bon, est-ce fini ?
" Un homme admirable que tout le monde connaissait bien au village, acharné au labeur et bon croyant, qu'on
voyait tous les dimanches à l'église… "
Toujours pas ! Vivement qu'on rentre, je boirai bien ce petit vin moi. Et quel froid, heureusement que j'ai des
gants.
Et qui est-ce devant la Clotilde ?
Ah oui, le maire. On voit que les élections approchent, il joue au bon maire qui suit ses concitoyens. S'il est pas
réélu, ce sera pas faute d'avoir essayé, il va même jusqu'à suivre ses citoyens jusque dans la tombe.
Et à côté, à genoux, c'est le Jacques, le seul vrai ami de Jean. Sans doute parce qu'il était le seul du village à ne
pas être marié, il ne craignait pas de voir sa femme partir. Ca c'est un brave homme, on le voit souvent au café.
Mais maintenant qu'il a hérité du domaine du Jean, on le verra moins, ça c'est sûr. Il va avoir du pain sur la
planche pour entretenir les terres que Jean lui a laissé.
D'ailleurs en y réfléchissant, il ne doit pas être bien malheureux. Maintenant, ça lui fait un grand domaine, il va
pouvoir vivre comme un prince. Et puis la mort de son ami n'a pas l'air de beaucoup le toucher. Il ne pleure pas,
il a juste l'air d'attendre, comme moi que tout soit fini afin de rentrer au chaud.
Et derrière, celle qui se cache le visage dans son mouchoir, c'est l'Aglaé, la voisine de la Simone. Je l'ai vue
l'autre jour qui allait chez le Jean, elle s'en cachait bien, mais moi j'aidais mon père au potager alors, forcément je
l'ai vu. Et qu'avait-elle donc dans la main, n'était-ce pas un panier. Ca ne m'étonnerait pas que ce soit ce que la
Simone a cueilli. Toutes les deux, elles se seraient vengées de cet homme qui leur avait fait quitter leur mari.
Mais à vrai dire, quelle femme n'a jamais passé une nuit chez le Jean et en est repartie le cœur lourd comprenant
qu'on les a trompé, à part maman bien sûr.
La Louisette peut-être, la grande perche qui dépasse au dessus de tout le monde. Et encore, ce serait bien
étonnant. Il faut dire qu'elle était la première à aller raconter dans tout le village dès qu'une femme découchait.
Tout se savait grâce à elle, alors elle n'avait sans doute pas intérêt à tromper son homme. Et si quand même elle
avait succombée… Dans ce cas, elle l'aurait tué pour que ça ne se sache pas, ce serait tout à fait plausible…"
Amen ! "
Ah, c'est fini, je vais pouvoir rentrer. Mais où est donc maman ? On la voit derrière à gauche de la Louisette avec
sa houppelande bordée de blanc. Je retourne chez monsieur le curé et je vais manger à la maison.
Comme j'ai été sage, elle me fera sûrement sa spécialité connue dans tout le village, sa célèbre fricassée de
champignons.
C'est l'assassin qui est en train de me porter en ce moment, et là, il m'empêche de voir ce qui se passe derrière
moi. De là-haut, bien que gêné par le vent et les poussières qui s'ensuivent, j'arrive à voir bon nombre de
bourgeois, tous bien habillés. Derrière eux, il y a beaucoup de paysannes, signe de l'humeur amicale du défunt
.C'est étrange, elles ne regardent pas vers la fosse. Je ne vois pas ce qui peut les attirer…Il y a tellement de
monde … je ne vois strictement rien … Ah ! voilà, c'est en fait le duc de Bourgogne qui vient d'arriver. Cet
homme-là, je l'ai vu une fois à l'église pleurer des proches, son frère et sa belle sœur, tous deux assassinés sur
une petite route du Doubs par mon cher collègue, de la même manière que le comte. Ce luron ne s'en prend
qu'aux gens fortunés.
Alors que devant moi, se trouvent deux bedeaux avec une cape rouge et une coiffe de la même couleur, ainsi que
le crâne dégarni du curé Jean-François qui est en train de lire le passage de la bible dédié aux défunts. A côté de
lui se trouve un petit enfant de chœur ; lui, je ne le connais pas, il doit porter l'encens pour la première fois . Je
vois aussi deux hommes, sans doute, les frères du mort ; ils sont en train de pleurer. L'un deux a apporté une
sorte d'offrande…
Hum ! ! !Ah, ces poussières…Tiens ! ? ! c'est quoi ce chien ! Sans doute venu chercher un ou deux os, avec tous
les pillages de tombes en ce moment, il doit avoir l'habitude. En plus, il y a un crâne juste à côté du trou .A mon
avis, il va s'en saisir.
Je pense à Albert, il a vraiment de la chance, parce que personne n'a vu que le bout de la croix a été abîmé et que
l'assassin l'a réparé avec une sorte de ruban blanc assez voyant .
Voilà, le cortège funèbre vient de passer devant Albert ; là, je vois les quatre porteurs ainsi que le cercueil
recouvert d'un drap blanc. Les porteurs sont habillés en noir avec de grands chapeaux. Je n'arrive point à voir
leur visage. C'est le grand silence. On n'entend que les paroles du curé citant son extrait ainsi que le souffle du
vent. Alors qu'on enterre le cercueil, je ne vois plus ce qui se passe à l'endroit où se trouve le trou mais je vois
tout de même tous les enfants de chœur qui sont bien en rang derrière le tueur. Il y a beaucoup de pleurs ainsi
que de petits chuchotements .
Le tueur vient de se retourner et je peux voir la fin de l'enterrement. Les porteurs sont en train de recouvrir le
trou et les gens pleurent .Les bedeaux placent la pierre tombale portant le nom du comte. Certains commencent à
partir, d'autres parlent entre eux et nous, nous partons…
Alors que je m'apprête à retrouver mon village d'Ornans avec Albert et tous les autres , je me dis que malgré
mon statut de crucifix, je reste triste à la vue de toutes ces personnes démoralisées par la mort, cette mort due à la
jalousie, cette jalousie de la petite mentalité d'un homme sans avenir. "
Quand Angèle fut seule
scénario de Yehan Quenecant
1-EXTERIEUR-JOUR : port de pêche d’une petite ville perdue sur la côte bretonne
C’est un tout petit port avec assez peu de bateaux. La plupart de ces navires sont des
épaves qui sont sur le point de rendre l’âme. Ils se ressemblent tous même si quelques-uns
uns sont plus imposants et mieux entretenus que les autres. Tous sont secoués par le roulis
incessant de la mer rythmé par le chant mélodieux des nombreux goélands affamés guettant
la moindre queue de poisson. A part eux, il n’y a personne sur le port. A environ cent mètres
de là, un brouhaha confus se fait entendre. Il vient de l’unique bar du port qui rassemble tous
les habitués et leurs conversations bruyantes.
Le bar est presque rempli. Il y a surtout des hommes dont la plupart est appuyée au
comptoir qu’essuie vivement le patron - serveur en lisant la dernière page du Ouest - France
de son autre main. Quelques instants après, il le repose violemment sur le comptoir, près
des verres de rouge des clients, en bougonnant. Il discute avec trois pêcheurs avachis sur le
comptoir.
PATRON
Y’a que ça ces temps-ci ! Des accidents de voitures à la con !
CLIENT 2
Ouais. Plus y’a de voitures, plus y’a d’accidents : logique. Un de ces jours, y’aura plus assez
de route pour toutes ces bagnoles.
PATRON
T’as pas le permis, ducon… Heureusement d’ailleurs, parce qu’avec tout ce que tu
t’envoies…
CLIENT 3
Evidemment, vu sous cet angle…
PATRON
Ils sont tous pareils ici ; ça picole, ça picole et quand ils se plantent en voitures, c’est
toujours de la faute des autres ou des bagnoles.
CLIENT 1
C’est quand même pas de notre faute si y’a trop de voitures sur les routes !
PATRON
Et c’est de ma faute si y’a que des poivrots dans le coin ?
CLIENT 2 d’un air sérieux
T’es marrant, toi, ça se voit que t’es pas d’ici. On a besoin de ça pour oublier nos rafiots de
merde, nous.
PATRON
Faut voir ce que vous foutez sur vos bateaux pourris… Remarque, c’est grâce à des
dégénérés comme vous que je gagne ma croûte, moi.
CLIENT 1 en riant
Ouais, en fait, c’est un peu de ta faute tous ces accidents.
Un peu plus loin, assis à une table dans un coin du bistrot, deux autres pêcheurs discutent
L’UN DES DEUX son verre de rouge à la main et le regard dans le vide
Tu parles… J’me suis encore accroché à un rocher de merde, hier. J’ai rafistolé le chalut
mais ça ou pisser dans un violon, c’est pareil : si ça doit tailler, ça taillera.
L’autre compatit d’un signe de tête et se ressert un verre de rouge.
Alors que plusieurs autres personnes (surtout des vieux imbibés d’alcool) discutent
bruyamment entre elles, deux mecs plus jeunes et moins atteints sont assis l’un à côté de
l’autre, à l’écart, près d’une vieille table, devant leurs cafés. Ils ont à peine la trentaine et
semblent dépités devant le spectacle qui leur est proposé.
PIERROT
Putain, t’as vu le massacre : 10 heures du mat et ils carburent déjà au rouge. J’comprends
mieux le nom de ce bar pourri.
DENIS en souriant
Ouais, c’est des cas ici. Remarque, c’est plutôt sympa : ils ont l’air marrant ces types.
PIERROT
Franchement y’a pas de quoi de rire ; ça fait pitié à voir… Maintenant, tu peux peut-être
m’expliquer ce qu’on fout là : ça fait déjà une heure qu’on poireaute avec ces charlots.
DENIS
T’énerve pas ; on reste pas. Je dois aller à l’enterrement d’un vieil oncle éloigné, dans le
coin.
PIERROT
C’est éloigné ou c’est dans le coin parce que moi , j’veux pas moisir dans ce bled.
DENIS
Arrête tes conneries, merde. J’t’ai pas demandé de venir : tu peux te barrer mais moi j’dois y
aller. D’ailleurs, pourquoi t’es venu avec moi ?
PIERROT
J’sais pas. J’avais rien d’autre à faire…
DENIS
Comme d’habitude, quoi.
PIERROT
Ca veut dire quoi, ça ? Le patron arrive à leur table avec son plateau et quelques verres
vides à la main.
PATRON
J’vous sert autre chose ?
PIERROT
Non, c’est bon, garde tes forces pour les marins de l’extrême. Denis éclate de rire, ce que
n’apprécie pas le patron.
PATRON
Si vous êtes pas heureux, vous dégagez !
PATRON
Vous êtes pas du coin, vous ?
PIERROT
Pourquoi ? T’aimes pas les étrangers ?
PATRON
C’est pas très loin d’ici : 30 km à tout casser. Mais la route est casse-gueule. Il rejoint son
comptoir.
PIERROT
Putain, Denis, tu m’emmerdes. Pourquoi on se fait chier dans ce trou à rat alors que
l’enterrement est à 30 bornes d’ici ?
PIERROT en le suivant
C’est ça, fous-toi de ma gueule en plus !
Ils sortent du bar. On peut voir l’enseigne : La Grappe Fleurie. De loin, on les voit monter
dans une voiture peu reluisante.
FONDU NOIR
Ils sortent de la voiture et regardent en direction de l’église : tout le cortège sort et prend une
petite route en direction du cimetière.
PIERROT
J’t’avais prévenu, hein… C’est à cause de notre petite escapade à la Grappe Fleurie. On
serait arrivé à l’heure si tu nous avais pas emmenés dans ce trou paumé. J’sais pas ce qui
t’a pris d’aller là-bas.
DENIS
Bon, ça va maintenant. J’suis jamais venu dans le coin ; j’me suis paumé, c’est tout.
PIERROT
Ouais, ben la prochaine fois, essaie de te paumer ailleurs.
PIERROT en le suivant
Putain, ça caille dans cette région de merde en plus !
DENIS
Tu peux pas t’arrêter de gueuler 5 minutes ?
PIERROT
Non. J’suis comme ça, moi. J’suis un éternel perfectionniste.
DENIS en se moquant
Un éternel perfectionniste… De mieux en mieux, toi.
Le cortège, une centaine de mètres devant eux, avance très lentement en suivant le
corbillard. Bientôt, il arrive dans le cimetière.
5-EXTERIEUR-JOUR : au cimetière
Tout le monde s’arrête et le curé commence à prononcer ses paroles habituelles. Un peu à
l’écart, Denis et Pierrot attendent et écoutent.
DENIS
Te plains pas. J’t’ai épargné l’église.
PIERROT
Merci, t’es trop bon.
PIERROT
T’as pas l’air d’y tenir trop à ton vieil oncle.
DENIS
J’l’ai jamais vu. On m’en a juste parlé quand j’étais gosse. Il paraît qu’il était plutôt du genre
ermite. Il est jamais sorti de sa campagne.
PIERROT
Ah ouais, j’vois. Genre Grappe Fleurie, quoi.
DENIS
Non, j’crois pas. Il travaillait dur dans les champs.
PIERROT
Il était marié ?
DENIS
Ouais, j’crois ; ça doit être la femme en noir là-bas, en face du curé.
PIERROT
Tu pourrais aller lui parler qu’on se tire d’ici une fois pour toutes.
DENIS
T’es malade ou quoi ? J’sais même pas son nom et elle sait pas qui j’suis.
PIERROT
J’sais pas, tu lui dit juste "toutes mes condoléances" et on se taille.
PIERROT
Ben décide-toi vite, j’me les gèle, moi.
DENIS
OK, j’y vais.
LA VIEILLE FEMME
Qui êtes-vous, jeune homme ? Je ne vous ai jamais vu par ici.
DENIS
Non. J’vis pas ici ; nous nous sommes jamais vus. Je suis votre neveu.
DENIS
Oui, il paraît que vous êtes ma tante éloignée.
DENIS souriant, alors que quelques mètres derrière lui, Pierrot s’impatiente
Oui, c’est bien ça.
LA VIEILLE FEMME
Ah ben ça alors ! Et nous nous sommes jamais rencontrés ?
DENIS
Non, j’crois pas.
Pierrot les rejoint.
PIERROT énervé
Bon, on va y aller, hein, Denis ?
DENIS à Pierrot
Attends, voici ma tante…
S’adressant à la femme
Je ne sais même pas votre prénom.
LA VIEILLE FEMME
Angèle.
ANGELE
Bonjour jeune homme.
PIERROT
Bonjour madame, toutes mes condoléances.
ANGELE
Venez donc prendre un café à la maison, vous me tiendrez un peu compagnie.
ANGELE
Mais vous ne me dérangez pas du tout. Au contraire, ça me fait plaisir de recevoir du monde
chez moi, surtout mon neveu que je n’ai jamais vu.
DENIS
On a bien le temps de discuter 5 minutes avec Angèle devant un bon café chaud : ça va te
faire du bien, t’avais tellement froid tout à l’heure.
PIERROT
Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ta tante, moi ? Même toi, tu la connais pas ; tu l’as jamais
vue…
DENIS
Justement, c’est l’occasion ou jamais de faire sa connaissance.
PIERROT
T’es vraiment une ordure, hein. Sans moi, tu serais même pas allé la voir !
DENIS
Ouais, t’as raison. T’as qu’à t’en prendre à toi-même.
PIERROT
Connard.
DENIS
Sois poli, nous allons chez une dame respectable.
FONDU NOIR
Ils sont tous les trois debout près de la grande table en bois. Angèle allume le poêle et met
la cafetière en marche.
ANGELE
Il manque une chaise. Je vais en chercher une à côté.
PIERROT
Ne vous dérangez pas trop, on va pas rester longtemps.
Denis le fusille du regard alors qu’Angèle sort de la pièce. Elle se dirige vers la chambre où
toutes les chaises sont serrées en rang d’oignon le long du lit. Elle regarde le lit pendant
quelques instants puis prend une chaise qu’elle emmène dans la cuisine. Pierrot s’est déjà
assis et regarde Denis méchamment. Angèle pose la chaise près de Denis, qui s’assoit, puis
elle sort deux grands bols et un paquet de gâteaux secs qu’elle pose sur la table.
ANGELE
On m’a souvent dit que c’était le retour du cimetière le moment le plus pénible. Merci d’être
venus me tenir compagnie.
DENIS
C’est normal…
Pierrot grimace alors que Denis commence à boire son café ; silence de quelques
secondes : Angèle semble rêver et Pierrot se gave de gâteaux.
DENIS
En tout cas, félicitations pour le café, il est très bon.
PIERROT
Vous n’en prenez pas, vous ?
ANGELE
Il n’y a que Baptiste qui en buvait ici. D’ailleurs, je vais pouvoir ranger la cafetière. Elle ne
servira plus maintenant qu’il n’est plus là.
PIERROT
Au fait, de quoi il est mort Baptiste ?
DENIS
Toutes ces années ont dues être un calvaire pour vous deux ?
ANGELE
On a fait avec. On n’avait pas le choix de toutes façons…Je regrette seulement de ne pas
avoir eu d’enfant pour m’aider un peu. Pendant ces paroles, Pierrot, voyant qu’Angèle
commence à raconter sa vie, commence à s’énerver et fait un petit signe à Denis pour lui
faire comprendre qu’il est temps de partir. Angèle surprend le petit geste nerveux de Pierrot
qui tente alors de rattraper le coup.
PIERROT
J’voudrais juste savoir où sont les toilettes. J’ai besoin de…
PIERROT gêné
Merci.
ANGELE
Je l’aimais mon Baptiste…
DENIS gêné
Oui, il est temps que l’on y aille. Merci pour le café, Angèle et bon courage.
ANGELE
C’est ça. Merci à vous d’être passé.
ANGELE
Je l’espère bien.
Ils sortent de la maison et se dirigent vers leur voiture. Angèle les regarde quelques instants
par la fenêtre puis se tourne vers le meuble où est posée la cafetière. Elle la prend, la range
dans un placard à part duquel elle sort un paquet de mort au rat entamé qu’elle se prépare à
mettre à la poubelle. A ce moment, Pierrot arrive dans la cuisine et voit Angèle avec son
paquet de mort au rat.
PIERROT
Excusez-moi, j’ai oublié les clefs de la voiture…Il y a des rats chez vous ?
Angèle lui adresse pour seule réponse un regard sévère.
Pierrot part sans rien dire.
PIERROT
Elle a la pêche ta tante. Elle carbure à la mort au rat maintenant.
DENIS
C’est ça… Toi, quand t’as décidé de me faire chier, tu t’arrêtes jamais, hein ?
PIERROT
Mais j’rigole pas, j’te jure. Quand je suis rentré dans la cuisine, elle tripotait un paquet de
mort au rat.
DENIS
Arrête tes conneries et roule.