Les constructions narratives et l’émergence d’une nouvelle réalité induite sont les
fondements opérationnels des opérations rhétoriques (Rhetops) et psychologiques (Psyops).
Comme lors de précédentes notes sur le sujet, nous prendrons l’exemple du théâtre comme
illustration. En effet, une représentation perçue par les spectateurs active des processus
cognitifs spécifiques qui les amènent à percevoir un personnage dans un univers fictif, alors
qu’ils voient un comédien sur scène[4].
Après bien des études consacrées à cette première approche en neuro-esthétique, il est
maintenant possible de considérer que la force des images dirigées, construites et induites
par le réalisateur (propagandiste) et l’équipe du spectacle, produisent occasionnellement
chez les spectateurs ou les personnes visées une dissonance cognitive qui pourra
déclencher l’adhésion au message.
Construire une nouvelle réalité émergente possédant une force émotionnelle intrinsèque est,
bien entendu, l’objectif des Rhetopset des Psyopsde tout bord. La cible doitcroire en la
réalité émergente proposée par l’instigateur de la communication d’influence afin qu’elle
entre sans réserve dans son univers politique, religieux, marketing ou autres.
Il est évidemment bien entendu que l’adhésion à une réalité est la condition sine qua non à
l’émergence de cette même réalité. Sans adhésion, aucune réalité, quelle qu’elle soit, ne
peut émerger. De fait, l’absence d’adhésion ne conduirait qu’à un déballage laborieux de
techniques de communication sans aucune portée profonde.
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Il arrive pourtant parfois, bien heureusement, que certaines opérations de communication
d’influence ou des tentatives de manipulation de l’opinion publique échouent. L’effet produit
est redoutable pour l’instigateur de la communication d’influence lorsque l’individu ou l’entité
ciblée découvre les objectifs des Psyopsou des Rhetops! L’effet est alors totalement
contraire à celui attendu et provoque, bien souvent, un rejet massif de l’élément ou de l’idée
que certains souhaitaient asséner et faire passer, et peut produire une anti-adhésion.
Il est admis que lorsqu’un spectateur assiste au déroulementd’un drame, son esprit génère
des représentations qui ne reflètent pas la réalité physique de la représentation mais les
intentions de l’auteur, du metteur en scène et des acteurs ? Ainsi, il semble tomber sous le
sens que l’adhésion du spectateur à une œuvre d’art théâtrale et à ses images sollicite la
«théorie de l’esprit», c’est-à-dire la capacité d’expliquer et/ou de prédire ses propres actions
et celles d’autrui.
Une autre activation psychique que notre petit jeu d’introspection nous permet d’identifier est
l’implication, lors d’un spectacle dramatique ou devant un message représenté, de
l’empathie. Celle-ci permet au sujet d’adopter le point de vue des autres[6], selon les
circonstances particulièresde la représentation de l’œuvre dramatiqueet de la narration
perçue.Le spectateur est ainsi enclin à comprendre, et même à partager, l’expérience
physique ou émotionnelle du personnage et non celle de l’acteur.
Un dernier processus cognitif – qui pourrait être impliqué dans l’adhésion aux images et à la
réalité suggérée par la mise en scène – concerne le traitement des métaphores. Il s’agit
d’artifices rhétoriques à travers lesquels le sens des mots glisse vers une nouvelle
signifcation. Dans La Poétique[7], Aristote considérait que les métaphores étaient
fondamentales pour l’art théâtral. La mise en scène et les actions des acteurs, basées sur le
texte et son interprétation, visent ainsi à représenter une réalité autre que celle issue des
inférences sensorielles réelles.
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Dès lors, lorsque le percept (réalité perçue) est inférieur ou égal aux images mentales
construites, voire induites, dans l’esprit du spectateur, le processus cognitif de l’adhésion
émergente[8] à la réalité fictive peut réellement s’engager.
Cette expérience a été initiée et dirigée par l’auteur, sous la surveillance médicale de la
neurologue Marie-Noëlle Metz-Lutz et réalisée sous le contrôle technique de Hélène
Otzenberger à l’hôpital civil de Strasbourg (Laboratoire d’imagerie et de neurosciences
cognitives, CNRS) avec la collaboration du Théâtre national de Strasbourg.
Il s’est agi de brouiller la frontière entre la réalité et la fiction. Une mise en scène spécifique
(lumières, murs noirs, sons) a ainsi été créée au sein du laboratoire. Pour chacun des 20
sujets/spectateurs, des représentations d’Onysos le furieux, de Laurent Gaudé, ont été
diffusées en temps réel dans le scanner IRMf situé dans la salle adjacente.
Ainsi, tous les sujets devaient répondre à un questionnaire post-expérimental suivi d’un
entretien avec un psychologue, afin d’évaluer leurs sentiments subjectifs et leurs pensées
concernant la performance à laquelle ils venaient d’assister. Ces évaluations ont ensuite été
comparées aux mesures objectives (IRMf et ECG) afin de tenter d’établir des corrélations.
C’est de cette façon qu’il est alors apparu possible d’envisager les liens intrinsèques qui
lient un sujet à une représentation, c’est-à-dire les processus psychocognitifs et
neurologiques permettant aux spectateurs de percevoir Onysos dans un monde fictif tout en
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voyant en réalitéun comédien sur une scène de théâtre.
Rapporté à notre sujet, cela concerne la façon dont une communication d’influence peut
profondément affecter sa cible au point de la radicaliser dans une perspective violente.
Le sujet/spectateur sait parfaitement que le spectacle auquel il assiste n’est que (re)
présenté. Néanmoins, il peut croire et adhérer temporairement à la fiction comme si c’était
vrai. Il peut être émotionnellement touché (peur, rire, larmes, etc.) comme s’il s’agissait de
sa propre réalité immédiate ! La chose semblerait être confirmée par les retours empiriques.
Toutefois, qu’en est-il vraiment scientifiquement ?
La question qui a sous-tendue cette première étude sur la mise en évidence du PAEm
pourrait être posée comme suit : un événement théâtral (texte ou mise en scène), défini à
priori par les expérimentateurs (unspin doctor, un concepteur, un politicien, etc.) sera-t-il
corrélé aux déclarations a posteriori (à la première personne), que rapporteront les sujets ?
Cet évènement conçu à priori et mis en scène déclenchera-t-il des événements
physiologiques (enregistrés par l’ECG) et neurologiques (enregistrés par l’IRMf) ?
En d’autres termes, existe-t-il une corrélation significative entre, d’une part, les événements
définis a priori (texte et représentation) et a posteriori (retour des sujets-spectateurs lors du
questionnaire subjectif) et d’autre part les données neurologiques? Et quel peut être l’impact
réel d’une représentation mise en scène sur la cognition d’un spectateur ?
Les résultats ont en effet montré une corrélation significative entre les événements définis à
priori, ceux définis a posteriori et l’activité dans certaines zones cérébrales pressenties lors
de l’étude introspective (cf. figure 2).
Quel que soit le sexe ou le degré d’éducation universitaire, les 20 sujets qui participaient à
l’expérience ont marqué des activations significatives face aux mêmes événements et au
même moment. Le texte (le narratif) et le travail artistique du metteur en scène
(représentation s’appuyant sur le texte) ont ainsi eu des répercussions sur le sujet-
spectateur dans 79% des cas.
Selon les activations présentées dans la figure 2, l’adhésion émergentiste est liée à
l’empathie, aux théories de l’esprit et au traitement des métaphores comme nous l’avions
pressenti d’un point de vue introspectif.
Il semble donc désormais possible d’affirmer ce qui jusqu’ici était apparu empiriquement
comme un fait évident : les événements narratifs mis délibérément en scène suscitent des
réponses physiologiques et neurologiques significatives chez les sujets/spectateurs
indépendamment de leurs caractéristiques et indépendamment de leurs intérêts individuels.
Ils sont donc très clairement soumis au pouvoir du metteur en scène quant à leur lecture
émotionnelle d’une réalité.
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VOYONS LA SURPRISE QUI NOUS ATTENDAIT !
Toujours lors de l’étude initiale présentée succinctement ici, les expérimentateurs ont fait
une autre observation surprenante qui pourrait apporter un éclairage édifiant au sujet de la
radicalisation violente et sur la puissance de celle-ci.
Nous avons remarqué que les états neurologiques et physiologiques induits par les
événements théâtraux (cf. figure 1) étaient similaires à ceux couramment observés pendant
un état cérébral de « désinvestissement de soi », fort bien connu des chercheurs en
neurosciences cognitives : un état hypnotique.
C’est un outil nouveau qui s’offre alors à nous pour tenter de mieux comprendre les
méthodes de radicalisation[12] de certains individus et l’adhésion à des thèses radicales et
mortifères au point de (se) faire émerger une autre réalité que celle communément
partagée.
Afin d’arriver à cette observation surprenante, il est apparu aux expérimentateurs, lors de
l’étude des données de l’ECG et de l’IRMf, que les variations de l’activité cardiaque ainsi
que la distribution de l’activité cérébrale survenaient en même temps que les événements
dramatiques suscitant l’adhésion de chaque spectateur (79%).
En effet, de prime abord, on peut aisément imaginer que lorsque nous sommes intéressés
par un évènement, lorsque nous nous engageons cognitivement dans celui-ci, il peut
tomber sous le sens que notre activité cardiaque puisse s’accélérer. Or ici, c’est
précisément le contraire qui était observé : un ralentissement.
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L’équipe de recherche analysa donc à nouveau tous ses résultats pour tenter de
comprendre ce qui avait pu lui échapper dans cette apparente contradiction.
Nous cherchions des activations cérébrales or, c’est face à une réduction de l’activité que
nous nous retrouvions. En effet, il y avait bien une diminution de la variabilité cardiaque
corrélée à une réduction de l’activité cérébrale dans une zone nommée le precuneus,
connue pour être impliquée dans divers processus cognitifs incluant la conscience de soi. Il
s’agissait donc bien une diminution de la conscience de soi.
L’adhésion émergentiste à une fiction pourrait-elle alors aussi être un état de conscience
particulier qu’un metteur en scène pourrait induire ? L’adhésion émergentisteà un discours
de propagande pourrait-elle, dans ce même ordre d’idée, être un état de conscience
modifiée soumis aux influences de choix rhétoriques et d’actions de communication ?
Ce «désinvestissement de soi», dans le cadre d’un travail narratif, est, de fait, stimulé en
amont par l’intervention du metteur en scène sur la représentation. En conséquence, le
sujet-spectateur voit, à des moments clés de la performance, l’objet de la représentation
remplacer sa perception immédiate fournie par ses afférences sensorielles directe. Ainsi, les
images perçues (le personnage) par le sujet prévalent sur les images réellement vues(le
comédien). Cette idée est résumée dans une formule simple, déjà évoquée :
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Les opérations rhétoriques et psychologiques ont le fort potentiel de changer profondément
la perception de la réalité du spectateur ciblé. C’est quelque chose que nous pouvions
envisager, c’est à présent scientifiquement démontré (cf. figure 3/Tableau 1).
Le but de l’étude initiale sur le PAEm présenté ici n’était pas de cartographier les « zones
cérébrales associées à l’adhésion », mais bien de révéler les modifications dynamiques
psychocognitives et neuropsychologiques survenant lorsqu’un sujet adhère à une
représentation et que la fiction représentée dépasse les seuls éléments concrets pour faire
réalité.
Mais au-delà de tout ça, peut-être est-ce notre place, en tant qu’êtres humains, dans notre
réalité, qui serait ancrée, au-delà du monde physique, dans l’émergence cognitive de cette
même réalité ? C’est ce qu’a semblé montrer cette étude et plus largement tout le travail sur
l’adhésion émergentiste.
La pierre angulaire de notre système représentationnel pourrait ainsi trouver ses racines
dans le principe d’adhésion émergente.
La chose reste encore à étudier et à analyser en profondeur. Ce ne sont là les premiers pas
balbutiants vers un neuro-phénomène qui pourrait être le plus petit dénominateur commun
neuropsychologique, une sorte de “boson de Higgs de la pensée”qui unifierait l’émergence
de toute nos réalités perçues en une, pleine et entière, vécue !
C’est peut-être du PAEm qu’émergeront et seront façonnées dans notre esprit les images
parmi lesquelles nous vivons nos vies. Il est donc aisé d’imaginer l’importance potentielle de
ce phénomène pour les propagandistes, les contre-propagandistes, la communication et les
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sciences humaines en général.
[1] Pour des précisions and des applications des « images mentales dans le champ du
renseignement voir Y. Bressan, Radicalisation, renseignement et individus toxiques, Paris,
Editions VA Press, 2018.
[2] Ce neurophénomène a déjà été abordé et décrit dans de précédentes notes. Nous y
revenons afin de bien en poser les enjeux dans le cadre qui nous intéresse ici.
[6] C. D. Batson, S. Early, G. Salvarani, Pers Soc Psychol Bull23,751, July 1, 1997.
[7] Aristote, La Poétique,21, 1457b 7-8, trad. fr. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Seuil, 1980.
[9] Voir pour plus de details sur cette étude Y. Bressan, Du principe d’adhésion au théâtre,
Approche historique et phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 2013 et les aspects
techniques et scientifiques dans: Human Frontier Neuroscience, « What physiological
changes and cerebral traces tell us about adhesion to fiction during theatre-
watching? », juillet 2010.
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[10] Image par Résonance Magnétique fonctionnelle. Technique de neuro-imagerie utilisant
la resonance magnétique nucléaire (IRM) et permettant la cartographie des activités
fonctionnelles du cerveau. Le principe consiste à mesurer l’oxygénation du sang (rapport
oxyhémoglobine/désoxyhémoglobine), qui augmente localement dans les zones cérébrales
activées par une tâche cognitive.
[13] Interview avec M.N. Metz-Lutz, neurologue. L’interview complète est publiée dans Y.
Bressan, Du principe d’adhésion dans la représentation théâtrale. Des anciens à une
expérience de neurosciences cognitives, Thèse de doctorat, Université de Paris Ouest,
2008.
[14] Diamond et al., Heart-Rate variability as a quantitative measure of Hypnotic Depth, Intl.
Journal of Clinical and Experimental Hypnosis, 56(1): 1–18, 2008.
[15] Laureys et al., Brain function in coma, vegetative state, and related disorders, The
Lancet, Neurology Vol. 3, September 2004.
[17] Faymonville et al., Functional neuroanatomy of the hypnotic state, Journal of Physiology
– Paris 99 (2006) 463–469.
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