Nous avons présenté et analysé dans deux précédentes notes1 les rapprochements
phénoménologiques et techniques qu’il est possible d’observer entre les pratiques
hypnotiques et l’usage que l´Etat islamique en fait pour travailler sa rhétorique et ainsi
mener une véritable offensive de communication et, par voie de conséquence,
psychologique sur ses publics ciblés.
Cette « radicalisation induite », telle que nous la qualifions dans cette série de notes afin de
bien entendre le rôle fondamental de l´effet hypnotique détaillé dans les deux notes
précédentes, est engagée opérationnellement par la propagande de Daesh. Ces
techniques que nous mettrons en lumière sont notoirement connues pour leur efficacité au
sein de groupe d’individus, de communautés ou en prison (par exemple). Plus
sournoisement, les techniques que nous allons détaillées trouvent une forte résonnance
dans un contexte social et/ou culturel, dans la fragilité psychologique de certains individus
ainsi que par d’autres ressorts neuropsychologiques complexes que nous avons
précédemment relevé.
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Afin d’engager la plus ou moins légère et durable « perte de conscience de soi », qui
permettra l’entrée en état hypnotique et qui est l’une des clés fondamentales du processus
de radicalisation, les officines concevant la propagande « daeshienne » et plus largement
les manipulateurs ont dans leur « trousse à outil » tout un arsenal psychologique.
Ces techniques sont bien connues des spécialistes mais peu ou mal considérées en raison
de leur emploi par des mouvements à caractère sectaire. Ainsi elles ne sont guère mises en
œuvre par dans les réponses élaborées pour lutter afin de conserver la cohésion sociale de
la société-cible ou l’intégrité psychique de l’individu-cible.
Ce sont des méthodes qu’il est possible, par ailleurs, de relever dans le comportement de
certains individus que nous qualifierons de « toxiques », mais qui sont ici, avec Daesh,
utilisées dans une visée politico-religieuse mortifère et jusqu’au-boutiste.
La grande différence réside dans le fait que les personnes « toxiques » font un effort
conscient et calculé pour manipuler autrui à des fins qui leur sont propres sans ce soucier
du bien de la « cible ». Certains deviennent, comme les concepteurs de la propagande de
Daesh, des experts en la matière.
1. LA PROJECTION MENTALE
Il est fort instructif de constater que la projection est l’un des mécanismes de défense favoris
des manipulateurs. C’est même l’un des traits distinctifs majeurs de ces personnes : elles
refusent de reconnaître ou même de percevoir leurs propres défauts, et, en cela, elles sont
incapables de reconnaitre et d’assumer leurs actes comme étant mauvais ou indésirables.
Elles peuvent donc faire et dire tout et n’importe quoi pour éviter d’être tenues responsables
puisqu’elles le font, selon elles, au nom d’un principe ou d’une hiérarchie qui leur est
supérieur.
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C’est une réaction qui permet au manipulateur de se débarrasser de sa culpabilité et de son
hypothétique honte inconsciente de lui-même en rejetant la responsabilité sur l’autre. Dans
certains cas magistraux de manipulation, il est même possible d’arriver à faire culpabiliser la
cible du propre comportement néfaste du manipulateur !
2. LE GASLIGHTING
Le « gaslighting » est une technique de manipulation mentale qui consiste à déformer ou à
fausser le récit d’évènements de manière à faire douter la victime de sa mémoire, voire de
sa propre santé mentale, de ce qu’elle a vu, entendu ou ressenti.
Ce sont des petites affirmations insidieuses telles que « Ca ne s’est pas passé comme ça »,
« Tu n’as pas vu la réalité », « Tu es fou/folle », « Tu te fais passer pour une victime », « Tu
es manipulé par telle personne, tel organisme ou telle puissance gouvernementale ou
sociétale », etc.
Le manipulateur peut aussi simplement nier avec aplomb des faits qui ont pourtant eu
lieu comme si c’était la victime-cible qui était déraisonnable, aveugle, voire (comble de
l’ironie) manipulée par telle ou telle entité (sociétale, politique, religieuse, etc.).
N’oublions pas, dans le cas de l’Etat islamique, qu’outre l’individu, victime première de la
manipulation, c’est bien la société, dans une vision élargie, qui est la cible finale du système
de manipulation (les pensées et sociétés ennemies jugées comme « mécréantes » et
présentées comme telles dans leurs logorrhées).
Dans cette vision des choses, cela peut aller pour le manipulateur jusqu’à mettre en scène
des évènements étranges ou des messages contradictoires pour faire « dissoner » et
désorienter la victime, pour la faire douter de sa santé mentale et donc la fragiliser plus
encore dans ses prises de décision et analyses.
3. LA TRIANGULATION
Il s’agit, pour cette troisième technique de faire intervenir l’opinion réelle ou supposée, la
perspective voire la menace d’un tiers. Ce stratagème est le plus souvent utilisé par le
manipulateur afin de valider son point de vue tout en invalidant la réaction de la victime.
La technique est ici simple. Il s’agit de faire intervenir une ou plusieurs personnes de
l’entourage personnel de la cible (des collègues de travail, des amis, des ex-partenaires
amoureux, voire des membres de la famille) afin de provoquer la jalousie, l’incertitude,
l’inquiétude. Il est également possible et très efficace d’utiliser les opinions, actes ou propos
(réels ou fictifs) des autres pour valider les points de vue que le manipulateur cherche à
induire.
C’est une technique bien connue par les rhétoriciens : lors d’une discussion ou d’un débat,
celui qui parvient à s’attirer les faveurs du public ou des témoins de la scène a « gagné »
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quelle que soit la qualité de son argumentation. Après tout, si tous les autres sont d’accord
avec lui, cela doit vouloir dire que vous avez tort de ne pas l’être.
A titre d’exemple le manipulateur dirait : « Donc je suis une personne méchante, c’est ça
que tu penses ? » ou encore « Oh, donc toi en revanche tu es parfait, n’est-ce pas? » alors
que la victime n’aurait fait qu’exprimer son sentiment légitime dans l’espoir de trouver une
solution à un problème ou à une question.
6. LE CONDITIONNEMENT DESTRUCTEUR
Ce sixième point est extrêmement puissant. Les manipulateurs « toxiques » peuvent
conditionner lentement leurs victimes pour qu’elles finissent par associer toutes leurs forces,
talents, souvenirs et moments positifs de leur vie avec la souffrance, la frustration, le
malheur. C’est une des techniques les plus usitées dans le cadre de la radicalisation de
jeunes individus.
En effet, en instillant au quotidien, plus ou moins subtilement, des idées pour conduire des
attauqes contre des qualités, des traits de caractère ou des éléments constitutifs et des
choses que la cible idéalise ou simplement apprécie et qui d’une certaine façon la
définissent, l’individu-cible est vidé de sens et privé de socle. Pour cela, le manipulateur
place sur sa victime des associations cachées, sans même qu’elle ne le remarque. Elles
changent lentement la perception que la cible a d’elle-même et au fil du temps, elles
l’amènent à se haïr, ou tout du moins haïr ce qu’elle était pour être ce que le manipulateur
souhaite qu’elle soit.
7. LE RABAISSEMENT PUBLIC
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Si un individu ou un groupe d’individu à tendance toxique (et nuisible !) ne parvient pas, en
dépit de ses efforts, à modifier la manière dont sa victime se perçoit elle-même, ils tenteront
de contrôler et de changer la manière dont les autres personnes la perçoivent. C’est une
technique très usitée en politique.
Cette technique, entre les mains des recruteurs de Daesh, est d’une efficacité redoutable ;
aussi, il convient de bien l’identifier afin de protéger les cibles potentielles de l’organisation
terroriste.Plus largement, il s’agit, outre la résilience nécessaire, de donner des contre-
mesures psychiques à nos sociétés libres.
Le gaslighting est une attitude adoptée par une personne qui se comporte mal, fait des
choses qui dérangent ou irritent. Il peut aussi conduire au développement d’actes qui
piègent une autre personne en lui faisant croire que la réalité qu’elle perçoit est fausse ou
erronée.
Le but du gaslighting est d’entrainer l’individu-cible à se croire fou ou tout du moins à faire
vaciller ses propres certitudes sur sa santé mentale. Il s’agit ainsi de faire perdre confiance à
la cible pour annihiler petit à petit sa capacité à penser de façon indépendante et de prendre
des décisions.
Il est essentiel de connaître les signaux préoccupants à surveiller pour s’en prémunir et ne
pas (trop) le pratiquer.
LES EXCUSES
Quand un individu a été suffisamment gaslighted, il s’excuse constamment tant il a
l’impression que tout ce qu’il fait est mal. En effet, le gaslighter rejette toujours la faute sur sa
victime et le désigne comme le responsable de tous (ses propres) les maux.
Les victimes savent souvent que quelque chose ne va pas, mais elles ont du mal à
comprendre ce que cela signifie. Elles peuvent se sentir isolés ou incomprises ce qui, là
encore, renforcera l’emprise du manipulateur.
Quand une personne a subi le gaslighting, elle commence à s’isoler du monde qui l’entoure,
tout simplement parce qu’elle se sent étrangère à elle-même. Elle ne peut plus se
socialiser normalement car elle ne se sent plus en sécurité émotionnelle (voire physique).
C’est exactement ce que veut le manipulateur : isoler suffisamment sa cible pour qu’elle ne
demande pas l’aide d’une autre personne.
Mais il n’est pas aisé de se défaire des « relations toxiques » et certaines des pistes que
nous évoquerons pourront tomber sous le sens, voire apparaitre comme simplistes.
Pourtant, pour un individu ou un groupe d’individus soumis à un manipulateur, rien n’est
simple.
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Dès lors, selon les personnes et la façon dont elles étendent leur emprise sur leur victime,
les approches pour s’en défaire peuvent varier.
La première idée est de s’éloigner de la personne « toxique », l’idéal étant de rompre tout
contact. Cela permet de se désengager de la relation, et d’aider la victime à se reconstruire
une psyché autonome. Il est ici question pour elle d’apprendre à vivre sans le manipulateur
mais aussi de développer sa confiance en soi.
Une deuxième possibilité est de confronter la personne « toxique » à ses actes. Plutôt que
de tout accepter et de s’excuser à chaque critique, il s’agit de dire au manipulateur la vérité
de ses agissements pour que cette personne prenne conscience de la gravité de son
comportement et de son effet sur la victime.
Lorsqu’une victime est manipulé, elle peut s’isoler et s’éloigner de ses amis et de sa famille.
C’est précisément l’un des buts du manipulateur. Il s’agit donc de reprendre contact avec
ces personnes proches qui pourront aider à rompre l’emprise du manipulateur en
rééquilibrant émotionnellement la victime.
Dans un second temps, lorsque la victime aura renoué avec ses proches, ils seront à même
de la raisonner et de la conseiller avec bienveillance. En bénéficiant d’un regard neuf et
impartial, la victime de la manipulation pourra avoir une vision différente de la situation et
pourra ainsi prendre conscience de ce qui ne va pas et de ce qu’elle pourrait ou devrait faire
pour y remédier.
Enfin, il faut que la victime reprenne confiance en elle. En se remettant sans arrêt en
question (poussée par le manipulateur), elle se fait elle-même du mal.
Il s’agissait ici de donner quelques grilles de lecture à certains comportements humains qui
à minima empoisonnent notre quotidien mais qui peuvent aussi – et c’est bien plus grave –
œuvrer à détruire la cohésion sociale d’un pays.
En revanche, leur puissance est telle, qu’utilisées à mauvais escient, ces techniques
peuvent faire des ravages dans la stabilité de notre « vivre ensemble » et plus largement
dans la stabilité des nations attaquées. Il est donc fondamental pour les décideurs et les
gens de terrains de les connaitre et mieux encore de composer avec elles une approche de
prise en charge qui pourrait s’avérer salutaire.
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1. Yannick Bressan, « Hypnothérapie et (dé)radicalisation. Première partie : Processus hypnotique de la radicalisation », Note de
réflexion n°20, décembre 2015, www.cf2r.org ; et « Hypnothérapie et (dé)radicalisation Deuxième partie : Mise en scène
thérapeutique et déradicalisation d’individus », Note Psyops n°1, septembre 2016, www.cf2r.org.
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