Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
urbaine
Abstract
A historical perspective on the city and war in West Africa. The case of Nigeria
Long before modern colonization, the city at war in Sub-Saharan Africa experienced all the classic examples of this type of
situation, as did medieval Europe. At the end of the XVIIIth century in Nigeria, the Yoruba empire transformed urban geography
through razzias and exoduses. Colonization and then national independence merely added to the urban integration difficulties of
displaced populations who were nonetheless destined to re-found cities.
Résumé
Bien avant la colonisation moderne, la ville en guerre dans l'Afrique subsaharienne a connu toutes les figures du genre à l'instar
de l'Europe médiévale. A la fin du XVIIIe siècle au Nigeria, l'empire Yoruba transforme la géographie urbaine au gré des razzias
et des exodes. La colonisation puis les indépendances nationales n'ont fait qu'ajouter aux difficultés d'intégration urbaine de
populations déplacées mais destinées cependant à refonder les villes.
Pérouse de Montclos Marc-Antoine. Perspective historique sur la guerre et la ville en Afrique de l'Ouest : Le cas du Nigeria. In:
Les Annales de la recherche urbaine, N°91, 2001. Villes et guerres. pp. 111-117;
doi : https://doi.org/10.3406/aru.2001.2441
https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_2001_num_91_1_2441
PERSPECTIVE HISTORIQUE
EN AFRIQUE DE L'OUEST
LE CAS DU NIGERIA
__ Çi vous avez aimé Beyrouth, vous adorerez monde arabe. En effet, les Yorouba du sud-ouest de
l'actuel Nigeria connaissent des agglomérations qui
au moment
J Mogadiscio
de quitter
», disait
la capitale
l'ambassadeur
somalienneaméricain
en train comptent parmi les plus importantes du continent
d'être mise à sac par des seigneurs de guerre sans foi ni avant l'arrivée des Européens au XIXe siècle. La région
loi. De Monrovia à Brazzaville en passant par Kampala est à l'époque sous la férule de l'empire d'Oyo, une
ou Kigali, le continent africain nous a habitués à civilisation urbaine qui ne cache pas son mépris pour
l'image de ces villes en ruines, dévastées par des hordes les «péquenots de la brousse», dits ara-oko en yorouba.
de combattants et peuplées de pauvres hères ayant tout Des quatre provinces constitutives de l'empire, celles
perdu lors des affrontements. La couverture média¬ « de droite » — ekun otu — et « de gauche » — ekun osi —
tique de tels paysages urbains, pourtant, présente tou¬ sont assurément plus prestigieuses que les campagnes,
jours l'attrait de la nouveauté et les sociétés noires ont considérées comme des terres de conquête — ilu amona
longtemps fait figure de civilisations fondamentale¬ — et qualifiées de «sales» contrées — ibolo, pleines de
ment rurales. Aussi a-t-on oublié que, dès avant la « mauvaises herbes » — epo !
colonisation, la ville en guerre de l'Afrique subsaha¬ A la fin du XVIIIe siècle, cependant, cet empire
rienne avait, comme dans l'Europe médiévale, connu à d'Oyo n'arrive plus à gérer une expansion territoriale
peu près toutes les figures du genre. trop rapide et s'écroule, ouvrant la voie à une crise de
En réalité, les traumatismes de la région — ce qu'on succession qui provoque une guerre civile d'environ
appellerait aujourd'hui des crises humanitaires — ont cent ans1. Marquées par l'émergence de seigneurs de
précipité des formes d'urbanisation résultant spécifi¬ guerre qui cherchent à supplanter l'aristocratie royale,
quement de situations de conflits. A cet égard, une les luttes internes pour le pouvoir opposent une
remise en perspective historique ne présente pas pour noblesse militaire va-t-en-guerre, regroupée au sein du
seul intérêt de rappeler les diverses variantes de tels Conseil de Y Oyo Mesi , et une classe marchande, les
processus ; au bénéfice d'une approche comparative, la Alaafin, qui réclame la paix pour prospérer. Les vides
démarche a également pour avantage de montrer en politiques àd'outsiders,
l'incursion la tête de avec
l'empire
l'islamisation
favorisentduégalement
nord du
quoi l'aide humanitaire et l'intervention d'organisa¬
pays yorouba par les Peuls dans les années 1 820 puis,
tions internationales
d'une urbanisation deont
crise,
pu faisant
bouleverser
de la les
villemodalités
à la fois
au milieu
sur la côte duet, siècle,
de là, l'établissement
l'ouverture de des
nouvelles
Britanniques
routes
un refuge et un enjeu militaire.
commerciales vers l'hinterland. L'introduction, à partir
Une civilisation urbaine
détruite par la guerre
&lism
Cambridge
1 Smith
Lawin the
Robin,
Robert,
eraUniversity
(1977),
of the
(1964),
Atlantic
The
Press.Yoruba
Oyoslave
Empire,
trade,
warfare
c. Oxford,
1600-c.
in theClarendon
1836
nineteenth
: a West
Press;century,
African
Ajayi J.imperia¬
Ibadan,
-F. Ade
.
de ce
loppées
devaient
Payspoint
ledes
rien
plus
deformes
àvue,
peuplé
des un
modèles
d'urbanisation
terrain
d'Afrique,
coloniaux
original,
le Nigeria
primaire
où
ou se
importés
sont
constitue,
qui
déve¬
du
ne
Les Annales de la recherche urbaine n" 91, 0180-930-XI1-01/91 /p. 111-117 © MF.TL.
Plusieurs cas de figures se présentent, à commencer Le phénomène le plus classique d'une urbanisation
par la conquête et le repeuplement des sites abandon¬ de guerre est tout simplement l'installation de réfugiés
nés, à l'image du clan des Oyo, qui occupe la ville egba dans les villes déjà existantes : les habitants d'Isikan et
d'Ijaye en 1831, ou des Awori de Lagos, qui s'emparent Isolo à Akure ; les Oyo d'Eko Ende et Ilobu à
d'Epe en 1 852. La courbe démographique des villes en Oshogbo ; ou les Ijebu d'Ofin, Makun, Epe, Oke-
temps de guerre suit le déplacement des lignes de front Agbo, Iwoye et Ojowo à Ikorodu... Des bourgades
et l'évolution des rapports de force militaires. La vic¬ comme Ogbomosho, Iwo, Saki, Okeho, Ile-Ife, Iganna
toire fait du siège urbain d'un pouvoir triomphant un et Ikere-Ekiti prennent en conséquence une dimen¬
indéniable centre d'attraction pour les populations sion inconnue jusqu'alors. D'après les récits des mis¬
environnantes. Avant-poste de la poussée des Peuls vers sionnaires de l'époque, Ijebu-Ode, Ejigbo, Iwo et
le sud, Ilorin connaît ainsi le faîte de sa gloire en Oshogbo comptent ainsi 60 000 habitants chacune
dans les années 1890. Oshogbo, en particulier, est lit¬
période
vers 1850,
de 100
conquête
000 dans
militaire,
les années
avec 1890
70000mais
habitants
seule¬
téralement submergée par les réfugiés oyo, devenus
ment 36000 en 1911, date du premier recensement bien plus nombreux que les autochtones ijesha. Ile-Ife,
entrepris au Nigeria par le colonisateur britannique, quant à elle, accueille également de nombreux réfu¬
qui vient de battre les armées musulmanes du nord7. giés oyo car elle est préservée des attaques grâce à sa
De même, la «banlieue» de Modakeke, place forte qui puissance militaire, à sa localisation au milieu de la
compte près de 60 000 habitants en 1884, se révèle forêt et à l'immunité que lui procure son statut de
bien plus peuplée que le «centre-ville» d'Ile-Ife, défait centre religieux.
à plusieurs reprises, et qu'Ipetumodu, une bourgade Plus original est le cas du déménagement de villes
d'une dizaine de milliers d'âmes où les Britanniques entières qui, pour échapper aux conflits, sont rebâties
ont l'intention de parquer les guerriers Modakeke, trop dans des endroits plus sûrs, comme à Idanre, Oke-Iho,
menaçants à leur goût8. Igbeti et Eruwa. Avant-poste militaire de l'empire
Au contraire, des bourgades telles qu'Ikoyi et Gbo- d'Oyo au XVIe siècle, le vieil Ede, Ede-Ile, doit ainsi se
gun, vaincues après être passées des mains de l'empire déplacer à cause de la conquête d'Ilorin par les Peuls et
d'Oyo à celui des «jihadistes» d'Ilorin, se repeuplent de la destruction d'Oyo-Ile, qui précipitent bien des
lentement. Peu d'Ondo, pour leur part, reviennent Yoruba en direction des forêts tropicales du Sud. La
s'installer dans leur vieille capitale, Ode-Ondo, à partir ville se Oshun.
rivière reconstruit
Définitivement
vers 1818 surrasée
le versant
en 1836,
opposé
la vieille
de la
de 1871. Ile-Ife a également du mal à se relever de sa
complèteâmes
36000 destruction
au recensement
en 1882;de 1911.
elle neIlcompte
arrive aussi
que capitale impériale, Oyo-Ue, est, pour sa part, transférée
à Atiba l'année suivante, avant d'être rétablie sur le site
que le vainqueur interdise expressément la reconstruc¬ d'Oyo qu'on lui connaît actuellement et où elle se
tion de la capitale des vaincus, ce qui est le cas de ïooni développe assez vite, avec 80000 habitants dans les
d'Ile-Ife, la plus haute autorité spirituelle de la région, années 1890. De même en pays igbomina, Oba et Yara
vis-à-vis des habitants d'Owu, qui avaient transgressé se retrouvent respectivement à Oba Ofaro et lia Oran-
un tabou en s'attaquant au sanctuaire religieux du pays gun, tandis que les habitants de Kanko se regroupent
yorouba. dans un conglomérat de neuf villages, Ekunmesan
Oro, et que les réfugiés d'Ile-Ire s'installent à Erin-
Les stratégies de fuite : mope en pays ekiti. Les habitants d'Aun, eux, fondent
une nouvelle ville à Share, en bordure du pays noupé.
delalaconcentration
à dispersion rurale
urbaine En effet, et c'est sans doute un des phénomènes
urbains les plus surprenants du Nigeria pré-colonial,
on assiste aussi à la création ex-nihilo d'agglomérations
initialement organisées sur la base de campements pro¬
visoires par des réfugiés venus d'horizons divers. De
tels établissements, en l'occurrence, ne répondent pas
qu'à des dynamiques de fuite. Ils correspondent égale¬
ment à des logiques politiques, militaires et commer-
concentration
dictoires
de
lines
d'Ado-Awaye,
d'Igbajo,
flux
protections
côte,
ter
rière-pays
retourne
bardement
Les
leurs
à deLagos
leréputées
stratégies
populations
clan
systèmes
:dans
d'Ikere
tout
etde
qu'offre
pour
desaux
urbaine
les
d'Eruwa,
la
dépend
imprenables,
de
Awori,
oude
ville
échapper
villages
raids
survie
d'Oke-Iho.
défense,
sont
le par
ne
milieu
deesclavagistes
par
d'Ibadan,
pour
par
sont
environnants
lales
exemple,
aux
valeur
généralement
laBritanniques
àrural
beaucoup
finalement
En
dispersion
affrontements
l'image
temps
refuge
d'Igbeti,
ou
va; d'abord
urbain.
àlors
d'Abeokuta,
de
fonction
l'inverse,
des
rurale
pas
sur
en
guerre,
d'Idanre,
duvilles
des
contra¬
de
18519.
Sur
s'abri¬
bom¬
oul'ar-
col¬
des
lesla
etil
7.1893,
Wars»,
Olomola
Ibadan,
in Akinjogbin
G.I.O.,
Heinemann
(1998),
Adeagbo,
«Educational,
Demographic
(éd.), War
p. Effects
371-9.
and Peace
of the in1 9thYorubaland,
Century Yoruba
1793-
8. Johnson Samuel, (1921), The History of the Yorubas, Lagos, CSS, p. 558.
9. Barnes S.T. (1986), Patrons and Power : Creating a political community in
metropolitan Lagos, Bloomington, Indiana University Press, p. 21.
de l'insertion urbaine Law Robin (éd.), Warfare and diplomacy in precolonial Nigeria, Madison, Uni¬
L'arrivée du colonisateur bouleverse évidemment ces versity of Wisconsin, African Studies Program, p. 107.
14. Oguntomisin G.O. & Falola T., (1998), «Refugees in the 19 th Century
processus migratoires : notamment parce que sont tra¬ Yorubaland», in Akinjogbin Adeagbo (éd.), War and Peace In Yorubaland,
cées des frontières administratives et internationales 1793-1893, Ibadan, Heinemann Educational, p. 381-98.
partie sud-ouest. Il arrive alors que les nouveaux venus contre les Modakeke, qui réagissent en détruisant com¬
soient rejetés par les autochtones ou n'acceptent pas plètement la ville. Quatre ans après, la puissance mon¬
les autorités
ou Ile-lfe. déjà en place, par exemple à Ogbomosho tante de la région, Ibadan, en profite pour intervenir et
imposer le paiement d'un tribut sous prétexte de calmer
Le cas des Modakeke à Ile-lfe est un des plus connus le jeu. Les Ife se rebellent alors et rejoignent en 1882 la
du genre
d'hui, mettant
car il en
a euévidence
des prolongements
de nombreuxjusqu'à
conflits
aujour¬
entre coalition Ekitiparapo des Ekiti, des Ijesha, des Akoko et
des Igbomina, ligués contre Ibadan. Naturellement, les
migrants et autochtones ou, pour reprendre une termi¬ Modakeke,
l'aide d'Ibadan,
eux, rasent
versentdedans
nouveau
le camp
la ville!
adverse et, avec
nologie économique plus moderne, entre locataires et
propriétaires15. Les Modakeke, en l'occurrence, sont des Les interférences grandissantes de la Couronne bri¬
tannique changent certes la donne en imposant, en
cuation
1886, la des
signature
Modakeke
d'un traité
d'Ile-Ife.
de paix
Ceux-ci
qui prévoit
font traîner
l'éva¬
les choses jusqu'à ce que les Ife commencent à réoccu¬
per la ville en 1894. En 1909, les autorités coloniales
décident
bon, Ede deet Odeomu,
disperser lesdesModakeke
localités des
surenvirons.
Owu, Eduna-
Mais
la restauration
retour des Modakeke
d'un oonisurconciliant
Ife et même
permet,
la nomination
en 1922, le
d'un de leurs chefs coutumiers, Y ogunsua, qui parti¬
cipe à la gestion des affaires municipales. Les pro¬
blèmes ressurgissent en fait avec le boom du cacao
après la Seconde guerre mondiale, qui exacerbe les ten¬
sions foncières et marque l'entrée de la paysannerie
dans une économie moderne. Auparavant, les proprié¬
des
tairescultivateurs
ife se contentaient,
modakeke enle guise
versement
de loyer,
d'un d'exiger
forfait,
X ishakole\
valent à 10dorénavant,
% du revenu
ils réclament
de la récolte16.
un paiement
Des émeutes
équi¬
éclatent à ce propos en 1949.
A l'approche de l'Indépendance, la construction
d'un Etat moderne et les rivalités pour le pouvoir don¬
nent à la protestation une dimension administrative et
pas seulement économique. À partir de 1957, les
Modakeke
locale.
leur demande
L'opposition
se battent
et faire
sepour
saisit
le plein
avoir
de l'occasion
deleurvoix
propre
contre
pour
collectivité
appuyer
le parti
cope
24,
17. Libération,
n°with
8, p.refugee
309-20.
20/12/1994;
problems Scholz
in Pakistan
F. (1986),
», International
«Karachi, anMigration
exampleReview
of howvol.to
tricides
d'hui,
d'analyse
La
marquent
Un
guerre
tel
nous
des
continuum
trop
aprofondément
sur
Yorouba
oblige
restreints
la villefinalement
historique,
du
des
surXIXe
lesconséquences
lesociétés
plan
siècle
àdepuis
dépasser
spatial
affectées
jusqu'à
lesdurables,
etguerres
les
temporel.
aujour¬
par
cadres
fra¬
qui
des
18. Pérouse de Montcios M. -A. & Kagwanja P., (2000), «Refugee Camps or
Towns? The Socio-economic dynamics of the Dadaab and Kakuma camps in
Northern Kenya », Journal of Refugee Studies, vol. 13, n° 2, p. 205-22.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos est docteur en sciences politiques. Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris
(IEP) et chargé de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), il travaille sur les conflits en Afrique
anglophone. Ses publications incluent, entre autres : Le Nigeria, Paris, Karthala , 1994 ;
Violence et sécurité urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria, un essai de privatisation Durban, Johannesburg,
Kano, Lagos et Port Harcourt, Paris, L'Harmattan, 1997, 2 vol. ; L'aide humanitaire, aide à la guerre?, Bruxelles,
:
Complexe, 2001 ; Villes et violences en Afrique subsaharienne, Paris, Karthala-IRD , sous presse.
<perouse@ceped. ined. fr>
VILLES ET GUERRES 1 1 7