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L’homme dans sa voiture qui se plaint d’être


immobilisé par le cortège ? Il se fait insulter
Portland la libérale est devenue le symbole
copieusement. Plus loin, alors que les manifestants
de la division des Etats-Unis bloquent un carrefour, un motard passe en force. «
PAR ALEXIS BUISSON
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 16 SEPTEMBRE 2020 L’autre jour, quelqu’un a mis un coup de poing à
une participante », glisse Jahdi, le jeune homme qui
Un président pyromane, des groupes radicaux qui
coordonne la marche.
cherchent le grabuge, des militants Black Lives Matter
déterminés… Comment Portland, ville libérale de
l’Ouest américain, s’est transformée en champ de
bataille entre droite et gauche en pleine campagne
présidentielle.

Manifestation à Portland le 4 juin 2020. © Matthew Roth/Flickr

Entre tensions et détermination, le petit cortège


incarne le climat actuel à Portland, une ville de 653
000 habitants nichée dans la nature du Nord-Ouest
Portland le 25 juillet 2020. © Chris Christian/Flickr américain. Cette municipalité à l’image libérale (au
Portland (États-Unis).- Jeudi 10 septembre, dans le sens anglo-saxon qui se rapproche de progressiste),
nord de Portland (Oregon). Des manifestants de Black immortalisée par la série Portlandia qui la présente
Lives Matter (BLM) se rassemblent pour demander comme un havre hippie pour cyclistes et amateurs
la réouverture de l’enquête sur la mort de Patrick de nourriture végane – « Le rêve des années 90 est
Kimmons, un Noir de 27 ans abattu de neuf balles par vivant à Portland » –, est devenue l’épicentre des
la police municipale Portland Police Bureau (PPB) en manifestations Black Lives Matter.
2018. Avant que les incendies dans la région ne provoquent
Une trentaine de personnes, presque toutes blanches, l’annulation de nombreux rassemblements, cette
sont réunies autour de Letha Winston, sa mère. Cela localité, l’une des plus blanches des États-Unis
fait des années que cette femme infatigable de petit avec 77,1 % d’habitants blancs, était le théâtre de
gabarit organise ces marches. Toutes petites au début, mobilisations quotidiennes depuis la mort fin mai de
elles ont explosé depuis la mort de George Floyd George Floyd. Un enthousiasme révélateur de l’éveil
pour rassembler plusieurs dizaines, voire centaines de antiraciste constaté depuis plusieurs années chez les
participants. Blancs américains de gauche.
Cela fait longtemps que la politesse n’est plus de mise. Certains rassemblements étaient ponctués
Sous la supervision de volontaires médicaux et d’une d’affrontements nocturnes avec la police, provoqués
petite équipe de cyclistes qui bloquent les rues, le par des éléments radicaux appartenant à la mouvance
groupe se rend d’abord devant le commissariat local. antifasciste Antifa.
Il traite de « cochons » des agents aperçus dans le Désireux de se présenter comme le « président de
parking. Aux Blancs qui les filment dans la rue, ils la loi et de l’ordre » pour rassurer l’électorat des
rappellent que sortir son téléphone ne suffit pas à banlieues, Donald Trump s’est saisi de ces images
vaincre le racisme systémique. de violences tournant en boucle dans la galaxie
médiatique conservatrice. Son objectif : faire de cette

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ville démocrate le symbole de l’Amérique sans foi longtemps à Portland. Alors que la ville est connue
ni loi qu’entraînerait une victoire de Joe Biden le 3 pour l’activisme de ses associations antifascistes,
novembre. qui remonte au meurtre d’un étudiant éthiopien par
Un « îlot libéral » trois skinheads en 1988, ses périphéries rurales et
conservatrices concentrent des groupes nationalistes
Peu importe si les manifestations sont largement
comme les Proud Boys et Patriot Prayer qui honnissent
pacifistes. En juillet, il a dépêché sur place plus de cent
Portland et les valeurs qu’elle représente.
agents fédéraux armés, issus de divers services de
l’État fédéral (immigration, protection des frontières, Le fait que son corps électoral important permet aux
anti-narcotiques…), pour protéger un tribunal du démocrates de gouverner l’Oregon n’aide pas. Ce n’est
centre-ville. La décision, prise sans l’aval des autorités pas un hasard si plusieurs élus républicains militent
locales, a été traumatisante pour les habitants, dont le pour le rattachement des comtés ruraux à l’Idaho
centre-ville s’est subitement transformé en champ de voisin, plus conservateur.
bataille. Motivés par la victoire de Donald Trump, ces
Les images de manifestants arrêtés violemment sans groupes de droite multiplient les venues en ville,
raison, gazés ou embarqués dans des fourgonnettes provoquant un regain de tension. En 2017, dans
banalisées, ont choqué. Mais elles ont aussi galvanisé le métro-tram de Portland, deux hommes ont été
les manifestants, déjà sur les dents après des semaines poignardés par un suprémaciste blanc après qu’ils lui
de confrontations tendues avec la police. À la mi-août, ont demandé d’arrêter de proférer des insultes racistes
ils avaient allumé 41 incendies, jeté des projectiles et islamophobes à l’encontre de deux adolescentes
sur les forces de l’ordre pendant au moins 58 nuits et noires.
vandalisé du mobilier urbain pendant 49, d’après les Shirley Jackson, professeure d’études ethniques à la
données de la police, qui a déclaré 17 émeutes entre Portland State University, décrit la ville comme un
fin mai et mi-août. « îlot libéral » dans un État, l’Oregon, dont le passé
raciste est souvent méconnu. Jusqu’au début du XXe
siècle, sa Constitution interdisait aux Noirs de s’y
installer et les mariages bi-raciaux étaient prohibés.
Aujourd’hui, avec 86,7 % de Blancs, l’Oregon est
encore l’un des États américains les plus blancs.
« Les Noirs qui voulaient rester étaient fouettés à 39
Portland le 25 juillet 2020. © Chris Christian/Flickr reprises pour chaque six mois où ils étaient demeurés
Fin août, la tension est encore montée d’un cran sur place, poursuit-elle. L’Oregon était une utopie
quand un membre du groupe d’extrême droite Patriot blanche, créée à la moitié du XIXe siècle pour éviter
Prayer a été tué dans les rues de Portland par un d’avoir à subir les désordres que vivaient les autres
homme se revendiquant d’Antifa, que Donald Trump États pendant la guerre de Sécession autour de la
décrit comme une organisation terroriste. Le meurtre question de l’esclavage. »
est intervenu en marge d’un rassemblement de 600 « Je suis là pour changer le système qui
membres de Patriot Prayer, venus en ville avec des mène à casser des vitres »
fusils de paintball. Sur place, on est loin du chaos décrit par Donald
Cette mort, qui a donné lieu à des échanges Trump. Les locaux soutiennent que les affrontements
d’amabilités entre Trump et le maire Ted Wheeler, ne avec les forces de l’ordre sont exagérés par les médias.
surprend pas grand monde sur place. Extrême gauche Rares, ils se déroulent essentiellement la nuit et sont le
et extrême droite se côtoient – et s’affrontent – depuis fait d’une minorité radicale qui ne représente pas Black

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Lives Matter. Les actes de vandalisme sont limités à fait pour combler ces disparités. Ils ont donné aux élus
quelques tribunaux dans le centre-ville, des bâtiments un motif pour s’autocongratuler alors que la situation
de police et même l’immeuble du maire Ted Wheeler. est préoccupante. »
À la mi-septembre, le centre-ville de Portland
était très calme et largement livré aux sans-abri.
Déjà fermés à cause de l’épidémie de Covid-19,
de nombreux commerces s’étaient barricadés pour
éviter d’éventuels pillages. L’imposant bâtiment du
tribunal Mark O. Hatfield, où se sont concentrées les
échauffourées avec les forces fédérales, était entouré
de grillages. Seuls quelques sans-abri étaient dans les
parages.
Cameron Whitten, activiste afro-américain de longue
date à Portland, en a marre que les journalistes lui
parlent des dommages infligés aux bâtiments : «
Les vitres cassées n’aident pas la cause, mais
Portland, le 25 juillet 2020. © Melissa Delzio/Flickr
personnellement, je n’ai jamais rien cassé. Je suis là
pour changer le système qui mène à casser des vitres. Entre un président pyromane, des groupes radicaux
On ne parle jamais des mères noires qui meurent qui cherchent le grabuge, des militants Black Lives
dans les hôpitaux à l’accouchement faute de prise en Matter déterminés, sans oublier la facilité d’acheter
charge adéquate, des expulsions en masse, des échecs une arme à feu dans l’Oregon, on voit mal comment la
scolaires qui ruinent les vies. » situation peut se calmer. D’autant que les deux camps
Car sous ses airs accueillants, Portland a continué à se rejettent la responsabilité de l’escalade.
exclure les communautés racisées, notamment par la « Il y a des gens qui meurent parce que des
voie de la gentrification, le phénomène par lequel les conservateurs s’arrogent le droit d’apporter des
populations les plus pauvres, souvent non blanches, armes dans les manifestations et de provoquer les
sont éloignées des centres urbains par la hausse personnes d’avis différents », poursuit Cameron
des prix de l’immobilier causée par l’installation de Whitten.
personnes plus aisées, blanches. « Portland est la « Ils ont dit de moi que j’étais une merde
preuve qu’on peut être une ville progressiste mais pas trumpiste, un raciste. Ils nous frappent avec des
inclusive, souligne Cameron Whitten. Nous devons objets. Certains d’entre nous se mettent en colère
combler les disparités de richesse entre Noirs et quand ces anarchistes tentent de s’infiltrer dans
Blancs. Nous avons fait de la discrimination positive et nos rassemblements », lance pour sa part Paul
créé des programmes pour l’emploi, mais cela n’a rien Schmardebeck, rencontré à un rassemblement du
groupe pro-police Back The Blue, vendredi 11
septembre, en banlieue de Portland.
Il se dit inquiet par la récente décision du maire
démocrate de la ville, Ted Wheeler, d’interdire
l’utilisation par la police de gaz lacrymogène pendant
les manifestations. À Portland, leur recours a été
associé au dérèglement des cycles menstruels et à
des problèmes respiratoires chez les manifestants. «
Je vois beaucoup de haine et d’émotion de la part

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de la gauche. Si on cherche à remettre en question Au milieu de ces tensions, certains habitants sont
leurs idées, ils se montrent violents », poursuit Paul las. « Après l’élection, Portland va être mise à rude
Schmardebeck. épreuve. Si Trump est battu, ses supporters voudront
Les incendies historiques qui balaient actuellement se venger sur Portland. S’il est réélu, nous pourrions
l’Oregon cristallisent ce climat politique tendu. connaître une situation extrêmement violente, estime
Plusieurs comptes soutenant la théorie du complot Shirley Jackson, professeure d’études ethniques à la
pro-Trump QAnon et au moins un élu républicain Portland State University. Les deux camps se battent
ont fait circuler la rumeur infondée qu’Antifa était depuis longtemps pour exister sur cette petite scène
derrière certains incendies. « Ça va se terminer en qu’est Portland. Maintenant, tout le monde regarde
une sorte de nouvelle guerre civile », redoute Laura pour savoir comment le spectacle va se terminer. »
Swain, supportrice de Donald Trump vivant au sud de
Portland.

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