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"Nul n'est méchant volontairement"

Michel Larroque

Pour Socrate "le bien est la source de toutes nos actions". Celui qui fait le mal se trompe car il le
considère, en son for intérieur, comme un bien. La faute est donc une erreur et l'erreur un manque
de connaissance.

Le sens commun distingue la faute de l'erreur. Un médecin consciencieux qui tue son malade par
une prescription inadaptée, n'est pas coupable, à l'inverse d'un empoisonneur ayant programmé la
mort de sa victime. C'est ce choix délibéré d'une fin mauvaise qui constitue la faute. Elle constitue
la catégorie essentielle de la pensée morale.
Mais cette distinction entre la faute et l'erreur est moins claire qu'il n'apparaît à première vue. Ainsi,
Socrate soutient que la faute se réduit à une erreur, que nul n'est méchant volontairement car "le
bien est la source de toutes nos actions". 1
L'universalité du jugement de valeur
Considérons d'abord cette notion de bien. À première vue, elle peut sembler un concept un peu
vague dont il est difficile de déterminer la compréhension et l'extension. D'une part, en effet, le bien
est indéfinissable. Et d'autre part, des choses différentes, et parfois même opposées, sont jugées
bonnes selon les époques, les lieux, les individus. On pourrait prendre prétexte de ces incertitudes
pour reléguer l'idée de bien au rang des simples opinions indignes d'un examen sérieux. Ce serait
méconnaître son caractère essentiel de principe.
Un principe, en effet, ne se définit pas car il est ce à partir de quoi les autres choses se définissent.
Ainsi, on détermine le triangle comme une portion d'espace délimitée par trois droites ; mais
l'espace qui sert à définir n'est pas lui-même défini. Il est pourtant l'objet d'une intuition évidente.
Il en est de même pour le bien. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer l'usage que chacun fait du
concept de meilleur. Tout le monde s'y réfère constamment, dans le langage ou l'action, et sa
signification est évidente pour tous : il n'est pas besoin d'avoir approfondi la philosophie pour
comprendre, par exemple, que la santé est meilleure que la maladie. L'idée de meilleur est une
structure de la pensée. Or elle implique nécessairement une référence au bien. Cette notion est donc
une catégorie de l'esprit, comme, par exemple, l'idée de cause. Et de même que tout homme se
fonde sur l'idée de cause lorsqu'il explique, il se réfère à l'intuition du bien lorsqu'il préfère et
choisit.
Cette intuition du bien s'exprime dans des jugements à prétention objective. Soutenir qu'une chose
est meilleure qu'une autre ne signifie pas qu'elle nous plaît davantage, par exemple, parce qu'elle
nous procure plus de plaisir. Même l'affirmation que le plaisir est le seul bien et la douleur le seul
mal implique qu'on s'en détache pour les confronter à la norme du bien. C'est ainsi que dans le
Protagoras, Socrate, bien qu'il adopte, provisoirement, la perspective hédoniste, oppose à la
sensation du moment une arithmétique des plaisirs qui est une oeuvre de la pensée. Ainsi, une
conduite agréable sera jugée mauvaise par les douleurs qu'elle entraîne ou les plaisirs plus grands
dont elle nous prive : l'intempérance et la paresse sont mauvaises car l'une est cause de maladie et
l'autre de pauvreté. Mais ce sont là des inconvénients et des avantages que la pensée prévoit et qui
ne sont pas sentis.
On voit par là que l'homme qui juge du bien et du mal s'arrache à l'immédiat et pense sa vie dans le
temps. C'est ce que confirme un texte du Gorgias.
Celui qui absorbe un remède désagréable ne veut pas le désagrément, mais la santé dont le remède
est le moyen. De même, le commerçant qui affronte les dangers de la mer ne souhaite pas les courir
mais veut la richesse, but de son négoce. Dans ces deux cas, santé et richesse sont considérées
comme des biens. C'est donc en vue du bien que tout homme accomplit chaque chose, qu'elle soit
intrinsèquement indifférente ou même mauvaise. Il évalue donc ses actes par un jugement qui pèse
leurs conséquences à plus ou moins long terme. Et même dans les cas où le fruit de l'acte est
immédiat, il faut que la pensée prenne un recul, s'en détache, et le confronte à la norme du bien pour
le qualifier de bon. Ainsi, le bien n'est jamais donné dans une sensation, mais dans une réflexion. Et
puisque la sensation implique toujours la participation du corps, il faut dire que la considération du
bien nous arrache au corps pour nous élever au plan de la pensée.
L'affirmation socratique
Cette dimension temporelle de l'activité réfléchie ne doit pas inciter à édulcorer la thèse socratique
en la réduisant à l'aphorisme banal : "la fin justifie les moyens".
Socrate va plus loin : pour lui, le but poursuivi est toujours jugé bon, même si la société, le sens
commun ou l'agent lui-même affirme le contraire. En effet, "pour aimer le mal, il faut aimer le
bien : car on ne peut aimer le mal que parce qu'on le regarde comme un bien, que par l'impression
naturelle qu'on a pour le bien".
Ainsi, pour l'intellectualisme, c'est le bien que cherche l'escroc, l'auteur d'un crime crapuleux, le
délinquant sexuel.
Une réflexion sur ces exemples paradoxaux constitue la meilleure introduction à l'intelligence de la
doctrine. Chacun conçoit l'avantage que procurent ces crimes : il s'agit du plaisir soit directement
appréhendé, soit acquis par le moyen de l'argent. Et tout homme comprend l'attrait du plaisir. Si,
pourtant, le plus souvent, ces forfaits lui font horreur, c'est que le prix par lequel le délinquant les
achète lui apparaît moralement exorbitant. Qu'importe un avantage acquis par un aussi grave
opprobre moral : un homme sain n'est même pas tenté ! Mais c'est là justement l'indice qu'il éprouve
une valeur que le "coupable" n'aperçoit pas ou aperçoit mal. Certains n'hésitent pas à risquer leur
vie pour rester fidèles à la probité ou à l'honneur. D'autres, au contraire, les sacrifient sans vergogne
à quelque avantage social ou matériel. L'un aperçoit, ou croit apercevoir, des valeurs invisibles ou
obscures pour l'autre. Tout compte fait, chacun choisit ce qui lui semble le meilleur et fuit ce qui lui
apparaît pire. Ainsi, Socrate est convaincu qu'il est plus laid de commettre l'injustice que de la subir.
Mais Calliclés ne voit là qu'un préjugé populaire et pense que la domination du fort sur le faible est
juste, donc bonne.
Encore Calliclès a-t-il la lucidité de son choix et le courage de l'assumer. C'est rarement le cas.
Généralement, le "coupable" souscrit dans son discours aux étiquettes imposées par la conscience
sociale. Il qualifie de mauvaise la conduite qu'il a cependant choisie. Mais ce n'est que par ouï-dire
qu'elle lui apparaît telle. Tout au plus, ressent-il la force contraignante du surmoi qui donne aux
représentations collectives leur caractère coercitif. Mais la connaissance authentique d'une valeur
n'a rien à voir avec sa désignation sociale ni sa puissance d'entraînement avec la pression du groupe.
Une référence aux mathématiques permet d'éclairer ce point essentiel.
Je puis savoir par coeur les théorèmes et les réciter avec conviction car j'ai confiance dans le maître
qui me les a appris. Ce ne sont là qu'opinions droites, étrangères à la science. La pensée
mathématique authentique consiste, au contraire, à refaire la démonstration pour son propre compte
afin de s'approprier l'évidence. Celle-ci n'est pas reçue de l'extérieur mais dévoilée par un acte de la
pensée qui la découvre dans son propre fond. Il en est de même pour la réflexion morale : les
valeurs ne sont découvertes que dans l'intériorité. Sinon, il s'agit seulement de conformisme et de
dressage.
Toutefois, les valeurs morales ne se traduisent pas, comme les vérités mathématiques, dans une
formulation objective, aisément transmissible à tous.
Elles font l'objet d'intuitions qui, en grande partie, échappent au discours. Considérez la compassion
: chacun est capable d'en donner une définition, au moins approximative, et de l'illustrer par des
exemples convenablement choisis. Mais le plus souvent, il s'agit là d'une connaissance extérieure
qui situe adéquatement l'inconnu dans le réseau conceptuel des notions morales. Ce repérage
logique ne suffit pas à l'intelligence de la compassion. Pour la comprendre, il faut l'éprouver comme
une évidence du coeur. Or le discours n'exprime pas cette expérience. Il peut, en outre, entretenir
l'illusion de connaître une valeur à laquelle on n'accède pas.
Certes, entre l'appréhension authentique d'une valeur et sa méconnaissance totale, il y a mille
transitions. L'ignorance absolue n'est, le plus souvent, qu'un cas d'école. Une valeur éveille
habituellement quelque écho, même dans l'âme qui la récuse. Bien que confusément entrevue, elle
peut faire obstacle aux tentations. Elle est, par là, source de conflits intérieurs. Mal interprétés, ils
semblent autoriser la thèse d'une volonté défaillante, choisissant le mal en connaissance de cause.
Mais, une connaissance morale moins superficielle mettrait, sans doute, un terme au conflit et
emporterait l'adhésion.
Admettons pourtant qu'il n'en soit rien et que, tout compte fait, le "coupable" opte pour son intérêt
propre. Celui-ci lui apparaît donc préférable à l'impératif moral. Mais, c'est encore le bien qu'il
choisit puisque préférer, c'est élire le meilleur, donc le bien. C'est en se référant à cette même norme
transcendante que l'agent moral choisit les valeurs et que l'immoraliste les récuse. Car le bien est,
comme on l'a vu, un principe qui dépasse la multiplicité de ses expressions. Mais là encore, le
langage trahit l'expérience intime. Puisqu'il est convenu de désigner comme bien les valeurs
morales, il semble contradictoire de prétendre que c'est au nom du bien que le "coupable" les rejette.
En vérité, chacun choisit ce qui lui semble le meilleur, en fonction des clartés qui lui sont données.
Celles-ci proviennent, en partie, de l'éducation. L'ouverture aux valeurs est plus difficile pour celui
qui, vivant dans des groupes qui les ignorent, est coupé, dès son plus jeune âge, de toute
préoccupation morale. Les explications sociologiques de la délinquance par les carences éducatives,
la perte de repères dans des groupes sociaux déstructurés, l'absence de modèles d'identification sont
maintenant des lieux communs de la criminologie.
Ils constituent des versions modernes de la pensée socratique. Sans doute, la connaissance morale
est-elle, comme on l'a vu, une expérience intérieure. Mais celle-ci peut être favorisée ou contrariée
par le contexte éducatif, de même qu'en mathématiques, l'enseignement d'un maître est, le plus
souvent, la condition nécessaire, bien que non suffisante, de l'appropriation des vérités.
Tout autant que les influences extérieures, le caractère ouvre la personne à certaines valeurs, lui
rend plus difficile la connaissance authentique de certaines autres. Ainsi, le respect de la loi morale,
admirée dans sa nudité abstraite, pourra séduire spontanément un secondaire de la caractérologie.
Mais, un primaire devra faire un effort pour échapper à son caractère et comprendre le bien-fondé
d'une morale de la loi. Ainsi, certains "colériques", emportés par une activité bouillonnante ont du
mal à saisir la légitimité des principes : ceux-ci leur apparaissent comme des constructions
artificielles en dehors de la vie. L'influence du caractère, tout comme celle du milieu social, favorise
donc notre vision du bien et du mal.
C'est cette vision qui, pour l'intellectualisme, détermine la conduite. Dans cette perspective, la
volonté n'existe pas comme pouvoir autonome de décision ; elle est absorbée par la connaissance
puisque nos décisions ne sont que les résultantes de nos pensées. Un texte du Protagoras est, à cet
égard, significatif. Le but du passage est de définir le statut du courage. A première vue, il diffère
des autres expressions de la vertu. L'intrépidité qui précipite l'homme brave vers le danger semble
étrangère au savoir.
Mais en vérité, montre Socrate, l'homme courageux est semblable au lâche : tous deux fuient ce qui
leur semble terrible et choisissent ce qui leur apparaît bon. L'homme courageux, doit-on
comprendre, craint par-dessus tout le déshonneur car il le tient pour un mal supérieur à une blessure
ou à la mort. Le lâche, au contraire, privilégie, son intégrité physique : cette valeur est pour lui bien
concrète alors que celles qui motivent l'homme de courage ne sont pour lui, à la limite, que "des
grands mots". Chacun choisit le bien et fuit le mal, tels qu'il se les représente. L'héroïsme et la
lâcheté ne sont donc que les conséquences de nos opinions. Ainsi, même la vertu en apparence la
plus étrangère à l'intelligence, se réduit, en définitive, au savoir : il suffit de connaître le bien pour le
faire.
"Je ne méprise presque rien"
Cette formule de Leibniz résume une conséquence de l'intellectualisme socratique. Si tout homme
choisit le bien, tel qu'il lui apparaît, il est possible de communier avec son inspiration, même
lorsqu'on réprouve ses choix. Une option contestable, en effet, consiste à incarner une visée de
valeur dans une détermination inappropriée. Or, on peut toujours partager une visée de valeur à
condition de la dissocier des expressions qui la trahissent. Un effort de sympathie intellectuelle peut
appréhender les intentions sous-jacentes aux idées et aux conduites affichées. Il peut révéler la
source commune d'attitudes opposées.
Considérez par exemple une certaine tradition politique de gauche, enracinée dans la philosophie
des lumières et la révolution française. Tout l'oppose, en apparence, à une vision religieuse des
rapports sociaux, telle qu'elle s'exprime dans le catholicisme traditionnel. Pourtant, les droits de
l'homme, fondés en raison, ont une origine chrétienne. Ils constituent l'expression laïcisée, ou si l'on
préfère, épurée, de l'affirmation de Jésus, révolutionnaire en son temps, de l'égale dignité devant
Dieu de tous les hommes.
Le fond de cette conviction est la source de l'idéal révolutionnaire de 1789 ; elle a sans doute inspiré
le combat de bien des militants communistes. Elle est aussi le moteur d'un comportement chrétien
authentique. Mais elle s'est inscrite chez les uns et les autres dans des structures contingentes,
toujours contestables : l'amour pratique du prochain n'implique nécessairement, ni la socialisation
des moyens de production, ni la soumission à une église, ni, a fortiori, l'adhésion au dogme du
socialisme scientifique ou de l'infaillibilité pontificale !
Il est sans doute plus difficile de sympathiser avec des formes sociales qui heurtent de front notre
sensibilité morale. On peut cependant retrouver à leur source une visée de valeur. Ainsi, le
libéralisme économique s'est parfois exprimé aux États-Unis avec une vulgarité outrancière : un
homme vaut ce qu'il gagne ! En effet, dans cette perspective, chaque personne est responsable de sa
destinée : elle construit sa vie par son effort ou la laisse se déliter par laisser-aller. Les gains du plus
entreprenant et du plus persévérant sont donc fondés. Les disparités économiques sont le signe et la
sanction d'une inégalité morale : comme l'affirmait Calliclès, il est juste que celui qui vaut plus
possède davantage.
Une semblable conception implique, bien évidemment, une vision sommaire des rapports collectifs.
En effet, les conditions de la compétition sociale ne sont pas les mêmes pour tous, comme dans une
épreuve olympique. Et, même si c'était le cas, on pourrait espérer pour une société des moteurs plus
nobles que la seule concurrence économique entre ses membres. Cependant, sous son simplisme,
s'exprime une intuition juste : l'obligation morale pour chaque personne de tirer le meilleur parti
d'elle-même. C'est ce qu'affirme l'Évangile dans la parabole des talents : le maître blâme le mauvais
serviteur qui n'a pas su faire fructifier son bien. Kant affirme de même que l'homme raisonnable ne
peut vouloir, comme "l'insulaire des mers du Sud", laisser rouiller ses talents. "Car, en tant qu'être
raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui...".
Dans cette perspective morale, il existe une hiérarchie des personnes mesurée par leur effort de
promotion personnelle. Celle-ci peut prendre des formes variées : accomplissement spirituel,
progrès intellectuels et même amélioration physique. Mais un certain libéralisme traduit
grossièrement cette intuition en la restreignant à la réussite matérielle exprimée par l'argent : il
caricature une idée juste. Cependant, bien qu'une caricature enlaidisse son modèle, elle l'exprime
cependant d'une certaine manière.
Dans cette perspective, on peut reconnaître, même dans des vices, un élan vers le bien qui s'égare.
La préoccupation de sa valeur propre est le fond commun de l'orgueil et de la vanité : l'orgueil en
est assuré, la vanité en doute et veut se rassurer par le regard d'autrui. S'il est vrai, comme on l'a vu,
que tout homme a pour vocation de tirer le meilleur de lui-même, ce souci est originellement
légitime. Mais, puisque personne ne saurait juger le fond de personne, même de soi-même, il se
pervertit ici en vaine complaisance et naïves illusions. Dans le même registre, le désir effréné de
reconnaissance sociale, la soif de pouvoir, peuvent exprimer et travestir, tout à la fois, l'idéal
authentique d'actualiser le moi de valeur. Ainsi, dans ces choix erronés, souvent ridicules et parfois
odieux, une visée de valeur s'égare par erreur de jugement.
Celle-ci procède d'une ignorance. Celui qui se trompe confond la connaissance partielle qu'il a d'un
problème avec une connaissance totale.
Ainsi, un idéal de justice est sans doute à l'origine des expériences désastreuses du communisme
soviétique ou cambodgien, et, pour le promouvoir, une certaine contrainte de l'état était légitime.
Mais ces données élémentaires devaient être confrontées à mille paramètres de tout ordre : entre
autres, les dimensions innées de la nature humaine, incompatibles avec le projet utopique de
façonner un homme radicalement nouveau. Leur ignorance a transformé l'idéal initial en sa
caricature monstrueuse. Dans le même ordre d'idées, une prescription pédagogique doit tenir
compte des circonstances, de l'âge, de la personnalité de l'élève. La méconnaissance de ce contexte
peut produire des effets contraires au but poursuivi, même si la règle imposée est intrinsèquement
bonne.
Une visée de valeur doit donc être dissociée de la gangue des conduites et des mots qui peuvent la
trahir en lui donnant corps. L'intuition du Bien déborde les déterminations qui prétendent la
circonscrire. Mais, comme on l'a vu, elle les inspire toujours. C'est cette intuition que Leibniz, avec
Socrate, nous invite à retrouver. L'intellectualisme constitue le seul fondement d'un dialogue
authentique.
Les objections contre l'intellectualisme socratique
On a objecté à l'intellectualisme la débilité de la raison face à la puissance des passions.
C'est oublier que leur force procède d'un jugement implicite. C'est le cas de l'amour : il n'est
irrésistible que dans la mesure où son objet apparaît irrécusable.
L'irrécusable est dans l'ordre de la valeur ce qu'est l'évidence dans le domaine logique. Dans ces
deux expériences parentes, l'esprit a la conviction d'atteindre une vérité qui s'impose à lui. De même
que je suis contraint de reconnaître que la droite est le plus court chemin entre deux points, il me
faut admettre qu'on doit préférer son ami à son chien et, à fortiori, à sa bourse. L'irrécusable
s'impose à mon jugement, bien qu'il puisse mortifier mes intérêts ou mes appétits : je puis être tenté
de choisir le chien ou l'argent contre l'ami, mais je ne saurais le faire "sans quelque reproche secret
de ma raison."
Il en est exactement de même dans l'amour. L'être aimé est investi de valeur et c'est pourquoi celui
qui aime ne se reconnaît pas le droit d'y renoncer. L'affrontement des obstacles, les risques assumés,
le mépris des bienséances, parfois les drames suscités par l'amour ne témoignent pas de la puissance
de quelque pulsion, force en quelque sorte mécanique, mais de la profondeur d'une conviction. Dans
cette perspective, la description de la passion comme puissance irrationnelle submergeant la volonté
est, phénoménologiquement, fausse. L'amour tire sa force du jugement d'irrécusabilité qui le génère.
La passion est sans doute un jugement faux, comme l'ont soutenu les Stoïciens. Mais l'important est
de reconnaître qu'elle est d'abord de l'ordre du jugement. Toute explication qui méconnaît ce
caractère fondamental et cherche à comprendre l'amour uniquement à partir de quelque
déterminisme manque l'essentiel : on n'attrape pas l'amour comme on attrape la grippe !
Lorsque l'amour devient passion, son objet est identifié au tout de la valeur ; il devient en quelque
sorte, pour l'amant, un absolu vivant. Cette assimilation d'un être singulier au Bien est la source des
outrances du coeur et de la conduite, illustrées par la littérature et la rubrique des faits divers. Or la
passion, dans la perspective du Banquet, confond une vérité partielle avec une vérité totale. Il est
vrai, en effet, que le Bien est la fin dernière du vouloir et que la beauté des êtres singuliers le reflète.
L'erreur consiste ici à le confondre avec une détermination particulière qui l'exprime mais le
restreint : un beau corps, une belle âme. Le passionné ignore en effet que la visée de son amour
dépasse l'objet sur lequel il s'est provisoirement arrêté. Diotime s'applique donc à convaincre le
jeune Socrate "que l'amour a du mouvement pour aller plus loin"
Cet effort est le moteur de la progression initiatique du Banquet, qui doit élever Socrate de
l'admiration d'un beau corps à la contemplation de "l'océan du beau" et à l'intuition de son principe :
le Bien.
Dans cette perspective, la passion procède d'un manque de connaissance. Elle n'est pas maîtrisée par
un effort de type musculaire mais par un surcroît de lumière qui en purifie la visée, mais l'assume.
Et puisque le Bien "est la source de toutes nos actions" on peut étendre aux autres tendances cette
thérapeutique de la passion amoureuse.
D'autres objections contre l'intellectualisme procèdent de l'ignorance de la teneur véritable des
motifs. Mais point n'est besoin, pour décrypter leur sens de la magie d'un psychanalyste : il suffit de
déchirer le voile des mots. Considérez la faute avouée par Saint-Augustin. Jeune homme, il vole,
avec des camarades, des poires dans un verger, sans avoir besoin ni même envie de ces fruits et
pour, affirme-t-il, le seul plaisir de faire le mal : en effet, il donne son larcin aux pourceaux.
Mais la volonté du mal n'est, chez un adolescent de seize ans, que le masque de l'affirmation de soi,
par transgression de la règle, sous le regard de la bande. Socrate retrouverait aisément sous ces
rodomontades l'espérance égarée d'actualiser le moi de valeur. Et il pourrait montrer les multiples
ignorances qui occultent la gravité de vol : souffrance de la victime, peut-être pauvre, nécessité de
la loi sociale, grandeur de la loi morale : le jeune Augustin n'était probablement pas en mesure de
partager l'enthousiasme de Kant !
Il faut donc creuser sous la surface des mots pour saisir les vrais motifs d'une conduite. Parfois, les
moralistes les plus avertis se laissent prendre au piège des apparences. C'est le cas de Jankélévich.
La récidive constituerait, selon lui, une réfutation définitive de l'intellectualisme socratique. Si, en
effet, l'auteur d'un acte mauvais, prend conscience des valeurs en cause, décide de s'amender et
pourtant rechute, ce serait bien en connaissance de cause qu'il commettrait à nouveau le mal.
L'objection confond l'évidence actuelle, vivante et génératrice de l'acte, avec son souvenir, pensée
morte et par conséquent débile. En effet "parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un
moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font
connaître que cette chose nous est propre et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle
nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse
douter et ainsi suspendre notre jugement et même aussi peut-être en former un contraire".
Car, "... une preuve connue, reçue même en son entier, recopiée même, je dis une preuve des
sciences exactes, reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve
point ; c'est par grand travail que je la ressuscite ; plus je me laisse aller, moins elle me prend. Mais
aussi elle est neuve à chaque fois qu'elle renaît. Naïve à chaque fois...".
L'objection de Jankélévitch confond donc l'évidence actuelle et le souvenir de cette évidence.
Cependant, si c'est toujours un acte de volonté qui donne vie à l'idée, on peut faire à Socrate une
nouvelle objection : le défaut de sa conception de la faute serait de taire l'origine de l'ignorance qui
la génère. Sans doute, le "coupable" a-t-il une connaissance incomplète du bien au moment où il
agit. Mais il serait responsable de ce manque de clarté par paresse d'examiner ou détournement de
l'attention d'une vérité gênante. De même que l'ivrogne, inconscient de la gravité d'un crime commis
sous l'empire de l'alcool est responsable de s'être enivré, on pourrait reprocher au "coupable" d'avoir
volontairement occulté la vérité. Comme on l'a dit, "on croit ce qu'on voit, on voit ce qu'on regarde
et on regarde ce qu'on veut". Dans cette perspective, l'attention est une activité qui crée la lumière,
mais n'en procède pas.
Mais alors, quel peut bien en être le moteur ? Pourquoi chercherait-on une connaissance si on ne
l'avait déjà trouvée, c'est-à-dire sans le pressentiment des promesses dont elle est lourde ? Et
pourquoi s'en détournerait-on si ce n'est parce que son intérêt ne nous apparaît pas ? En effet, "on
peut demander alors si l'homme, sur le point d'obscurcir sa connaissance, en avait pleine
conscience. Sinon, c'est que sa connaissance est déjà quelque peu obscurcie, avant même qu'il ait
commencé ; et la question se pose derechef".
Ainsi, si quelque avantage immédiat l'a emporté, dans l'âme du "coupable" sur les promesses d'une
ouverture intellectuelle, c'est qu'il en a mal apprécié l'importance et l'enjeu. C'est seulement par ouï-
dire que le buveur connaissait les dangers de l'intempérance. Mais il n'en a pas mesuré les
conséquences exactes, pour lui, en cette occurrence particulière. Le risque qu'il a négligé de
considérer lui apparaissait, au moment de la faute, comme théoriquement possible mais
pratiquement improbable ; ce constat général était sans évidence contraignante.
Bref, le "coupable" ne se détourne d'une vérité que lorsque le soupçon de sa véritable portée est
insuffisant pour l'inciter à un examen plus approfondi. Sans doute, on ne voit que ce que l'on
regarde. Mais on ne peut pas tout examiner et notre regard privilégie les objets qui le sollicitent en
fonction de leur poids apparent. Or c'est là une connaissance et elle détermine le vouloir. Le jeune
Augustin, même s'il avait connu Kant ou Rousseau, aurait estimé perdre son temps à approfondir la
loi morale ou la compassion avant de commettre son vol : à seize ans, ces valeurs n'auraient sans
doute éveillé chez lui, de prime abord, que de pâles clartés, débiles face à la vanité de s'affirmer
devant le groupe.
Ainsi, l'attention, créatrice de lumière, est, au moins en partie, un produit de la lumière. L'esprit
semble toujours déterminé dans ses choix par les clartés dont il dispose. C'est le mérite de
l'intellectualisme de l'avoir découvert. Mais l'homme n'est pas seulement esprit : il a un corps et
celui-ci est la source de jugements naturels qui peuvent contredire ses arrêts.
La volonté et le corps
Socrate a montré, comme on l'a vu, que notre intuition du bien s'exprime dans des jugements de
valeur, à prétention objective, qui nous arrachent au présent et transcendent les impressions de
plaisir et de douleur. Mais, "l'âme n'est pas logée dans le corps comme un pilote dans un navire" : le
corps la rattache inexorablement au présent et à la sensation.
Considérez l'exemple de la torture : l'esprit peut juger secondaire une détresse singulière face au
souci de servir quelque noble cause. Pourtant, le corps propre peut parler si fort que tout autre son
devient inaudible, comme dans un vacarme où l'effort d'attention échoue à privilégier une voix
importante. Il impose alors une vision partiale du bien et du mal. La réflexion sur ce cas limite nous
révèle que l'attention dépend, en partie, du corps.
Dira-t-on qu'il s'agit là d'un exemple exceptionnel ? Mais il ne constitue que le pôle supérieur d'un
continuum mental en toile de fond permanente de notre vie. À l'autre limite, la courtoisie mondaine
de l'hôte qui, malgré sa faim, sert d'abord les autres convives d'un repas manifeste, sur un mode
mineur, l'antagonisme du corps et de l'esprit. Entre ces extrêmes s'étale la gamme ordinaire des
luttes contre le corps : l'entraînement physique qui maintient l'effort malgré la souffrance,
l'observation d'un régime en dépit des tentations, la lutte contre une addiction, ou, plus banalement,
la vigilance professionnelle malgré la fatigue, sont des tortures atténuées. Dans tous ces exemples,
le corps cherche à imposer une vision limitée, donc erronée, du bien et du mal. Les pulsions
corporelles, en effet, enveloppent un jugement implicite. Sans doute, en règle générale, celui-ci est-
il vrai. Nos désirs et nos répugnances sont les moyens d'une finalité au service du vivant. Plaisirs et
douleurs constituent, le plus souvent, les outils d'une science infuse et des guides de vie. Mais ils
peuvent aussi, dans une vision du bien à long terme, apparaître comme des obstacles ou des pièges.
C'est également vrai de nos émotions. Elles aussi impliquent des jugements ; mais ceux-ci sont
souvent outranciers : celui qui est en proie à la colère la considère toujours comme juste, même
dans ses excès. D'autre part, elles effacent, au profit du présent, toute vision à long terme. Or les
émotions s'enracinent dans le corps. Vérifions le pour la peur.
Les psychologues ont remarqué que ses manifestations, à leur degré extrême, sont identiques à
celles de la douleur. Un mal seulement imminent ou possible, nous nous imaginons l'éprouver. La
réaction réflexe inhérente à toute douleur se substitue à la réaction réfléchie que suscite d'ordinaire
sa simple appréhension, l'automatisme aveugle à la défense adaptée aux circonstances. Bref,
l'émotion de peur est la mise en route prématurée des réactions réflexes associées à la douleur.
Comme l'écrit Pradines, "l'être vivant redevient un vivant instantané en qui la mémoire n'évoque
qu'un avenir qui se télescope aussitôt sur le présent et détruit ainsi le temps qu'elle avait créé. C'est
la ruine, l'effondrement d'un comportement de vie ; il s'écroule sur ses assises d'automatisme ; il s'y
retransforme". La peur est donc le fantasme hallucinatoire de la douleur. Originairement, elle
anticipe une réaction corporelle.
Plaisirs, douleurs et émotions procèdent donc d'une même source : le corps. Celui-ci tend à imposer,
à travers ces états affectifs, une vision partiale du bien et du mal, à ancrer l'agent dans le présent au
détriment d'une perspective objective et à long terme.
Ce constat ne ruine pas l'intellectualisme. D'une part, en effet, dans bien des situations, le corps
n'intervient pas actuellement ou peu : l'homme politique qui vend son intégrité ou ses convictions se
trompe sur le bien mais ne cède pas à une contrainte physique. Et d'autre part, une connaissance
authentique triomphe du corps, même s'il parle fort : un buveur invétéré, un drogué, ne céderaient
probablement pas à la tentation s'ils savaient, de source sûre, que cette dernière faiblesse
entraînerait inéluctablement leur mort, dans l'heure qui suit. Mais le plus souvent l'authenticité
contraignante du savoir n'est pas donnée d'emblée ; elle doit être conquise contre la tentation du
présent et la paresse d'examiner. Ainsi, le corps dramatise l'acte d'attention qui donne ou redonne
vie à la connaissance du bien. Nous avons vu que dans des situations extrêmes celui-ci est à la
limite du possible. Mais toujours il exige un effort, à reprendre sans cesse, contre la voix du corps
qui ne se tait jamais.
On pourra se demander quelle est la raison dernière de cet effort. Sa condition nécessaire est,
comme on l'a vu, une connaissance pressentie. Est-ce aussi sa condition suffisante ?
Si c'était le cas, l'homme serait un automate intellectuel puisqu'on pourrait déduire ses actes des
clartés octroyées. Le déterminisme par l'idée est la conséquence, à terme, de l'intellectualisme. Cette
conclusion heurte la conscience indéracinable que nous avons de notre liberté.
Elle enveloppe, d'autre part, une contradiction : je ne peux pas librement conclure que je ne suis pas
libre. S'il en est ainsi, il faut donc que le principe de nos actes réside en dehors de la connaissance.
Mais quel est-il alors ? Un choix en dehors des raisons est, par définition, incompréhensible, donc
absurde.
Nous n'approfondirons pas ce débat, aux frontières de l'intellectualisme et qui en marque les limites.
Socrate n'a peut-être pas apporté une réponse définitive au problème de la faute. Mais il est l'étape
obligatoire d'une réflexion adulte sur son origine.

Michel Larroque

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